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Albert Ogien SE R VI C E D E PR ES SE Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public SE R VI C E D E PR ES SE Albert Ogien SE R VI C E D E PR ES SE Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public Conférences-débats organisées par le groupe Sciences en questions à l’Inra en 2012 : le 24 janvier à Rennes et le 14 février à Paris. Éditions Quæ – RD 10, 78026 Versailles Cedex La collection « Sciences en questions » accueille des textes traitant de questions d’ordre philosophique, épistémologique, anthropologique, sociologique ou éthique, relatives aux sciences et à l’activité scientifique. Elle est ouverte aux chercheurs de l’Inra ainsi qu’à des auteurs extérieurs. Raphaël Larrère, Catherine Donnars Directeurs de collection PR ES SE Le groupe de travail « Sciences en questions » a été constitué à l’Inra en 1994 à l’initiative des services chargés de la formation et de la communication. Son objectif est de favoriser une réflexion critique sur la recherche par des contributions propres à éclairer, sous une forme accessible et attrayante, les questions philosophiques, sociologiques et épistémologiques relatives à l’activité scientifique. SE R VI C E D E Texte revu par l’auteur avec la collaboration de Marie-Noëlle Heinrich et d’Alain Falque. © Quæ, Versailles, 2013 ISSN : 1269-8490 ISBN : 978-2-7592-1899-8 Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Le non–respect de cette proposition met en danger l’édition, notamment scientifique. Toute reproduction, partielle ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands–Augustins, 75006 Paris, France. Préface SE R VI C E D E PR ES SE Né en 1950 à Paris, vous avez engagé vos études à la faculté de Vincennes (université Paris VIII). Vous vouliez devenir africaniste et vous avez consacré un mémoire à l’empire Zoulou. Vous vous êtes ensuite engagé dans une thèse sur l’apartheid en Afrique du Sud et, pour cela, vous avez dû passer deux ans à Londres (en 1978 et en 1979), où se trouvait l’essentiel des sources historiques. C’est au cours de ce séjour que vous avez découvert l’ethnométhodologie et l’anthropologie sociale de l’école de Manchester. Il était donc important pour votre projet d’aller voir ce qu’était l’apartheid au quotidien et quelles interactions cette ségrégation territoriale impliquait. Vous avez bénéficié pour cela du financement d’un conglomérat britannique qui contrôlait l’essentiel de la richesse économique de l’Afrique du Sud, car en France, il était impossible d’obtenir la moindre bourse pour une telle enquête : seuls les marchands d’armes avaient le droit de se rendre dans le pays de l’apartheid. Vous avez découvert à quel point la ségrégation empoisonnait la vie quotidienne des personnes. Elle l’empoisonnait d’autant plus qu’il était impossible de séparer deux populations dès lors que la main d’œuvre dans les firmes, les mines, les entreprises et les fermes était africaine. D’ailleurs, et bien que la loi interdisait que des blancs soient placés sous l’autorité de contremaîtres ou de techniciens noirs, certaines entreprises se gardaient bien de l’appliquer. De même, alors que l’État du Cap se refusait à appliquer la loi sur la ségrégation résidentielle stricte entre groupes « raciaux » imposée par le gouvernement, la timide émergence d’une classe moyenne de couleur faisait que, même à Johannesburg, il y avait des quartiers « gris », autorisant la mixité raciale. Pourtant l’apartheid n’était pas qu’une fiction juridique. Vous vous souvenez qu’un jour, au début de votre séjour, vous avez attendu très longtemps 3 à un arrêt de bus. Voyant passer des autobus presque vides qui ne s’arrêtaient pas en dépit de vos gestes, vous avez finalement compris que vous attendiez à une station réservée aux noirs. Les bus réservés aux blancs ne s’y arrêtaient pas et ceux consacrés aux noirs ne stoppaient pas non plus puisque vous étiez blanc. Anecdote où vous avez saisi d’un coup ce que la ségrégation avait de violent et de stupide. SE R VI C E D E PR ES SE De retour à Paris, vous allez écrire un article scientifique et des billets dans Le Monde diplomatique et dans Libération. Mais vous allez aussi comprendre qu’une thèse sur l’apartheid ne vous offrira aucun avenir universitaire et que vous ne parviendrez pas à obtenir de bourse pour l’achever. Vous allez donc bifurquer pour avoir quelques chances de financement. Vous abandonnez votre désir de devenir africaniste et votre projet de faire, après la thèse sur l’Afrique du Sud, une étude comparative avec d’autres situations coloniales : l’Algérie où vous pouviez trouver en France les sources historiques, et Israël où vous aviez vécu deux ans. Mais, en dépit de l’abandon de ces projets, vous êtes resté fidèle à l’ethnométhodologie. Le jour de l’élection de François Mitterrand, vous partez travailler en Belgique. Ce n’est pas pour y planquer vos capitaux, mais parce que des amis belges vous ont invité à participer à un projet de recherche sur la psychiatrie. Vous allez alors conduire, durant deux années, une enquête dans un hôpital psychiatrique où vous allez utiliser le concept d’affiliation qui vous avait permis de comprendre, en Afrique du Sud, l’intrication entre des revendications d’une identité ethnique et d’une participation à une nation. Pour vous, la notion d’appartenance (ethnique en particulier) contient une conception essentialiste (on fait partie d’une communauté parce que sa culture a été transmise et intériorisée) et déterministe (cette appartenance a une incidence sur les comportements individuels). Par contre, le concept d’affiliation propose une version non déterministe et plus 4 ouverte au changement de ce qui fait qu’un individu adhère à une communauté plutôt qu’à une autre. Dans un contexte changeant, les interactions quotidiennes conduisent les individus à s’engager dans une (ou plusieurs) affiliation(s) nouvelle(s) et imprévue(s). Vous avez alors étudié comment médecins, infirmiers, et malades, au travers de leurs interactions dans le cadre de l’hôpital, parviennent à construire le monde psychiatrique qu’ils partagent. D E PR ES SE Ayant rendu votre rapport, vous décidez de vous inscrire en thèse avec Robert Castel. Bien que votre démarche ait été à l’opposé de la sienne, il vous invite à mener, comme au tarot, le petit jusqu’au bout… Par la suite, il vous accueillera dans ses équipes de recherche et vous aidera dans votre carrière. Tout en poursuivant votre travail en Belgique, désormais sur la prise en charge des malades mentaux hors du milieu hospitalier, vous achevez en 1984 une thèse qui débouchera en 1989 sur un ouvrage : Le raisonnement psychiatrique. SE R VI C E En 1986, des restrictions budgétaires en Belgique vous contraignent de revenir à Paris. Vous allez alors travailler sous contrat. D’abord sur la toxicomanie, avec une enquête sur la façon dont, plus nombreux que l’on ne serait tenté de le penser, des toxicomanes parviennent à sortir de l’addiction, avec ou sans aide médicale. Ensuite, sur les allocations sous condition de ressources (aide pour la garde des enfants, aide personnalisée au logement, aide parentale d’éducation, RMI, etc.). Le contrôle des dépenses de l’État au profit de particuliers a imposé la mise en place d’outils informatiques destinés à vérifier que les bénéficiaires méritent d’être aidés et à évaluer l’impact des prestations distribuées de la sorte. Cela vous permet de découvrir à quel point l’informatisation à des fins de contrôle modifie la façon de gouverner dans les pratiques quotidiennes de l’administration… et de vérifier que l’ethnométhodologie n’est pas condamnée à n’étudier que de petits mondes : une analyse empirique minutieuse 5 apprend beaucoup sur les transformations du fonctionnement de l’appareil d’État. En 1991, vous devenez chargé de recherche au CNRS et rejoignez le Centre d’étude des mouvements sociaux que dirige Robert Castel à l’EHESS. Directeur de recherche depuis 2002, vous prendrez la succession de Castel en 2010. PR ES SE Être au CNRS permet de n’avoir plus besoin de contrats pour subsister et donc de choisir les thèmes de recherche. Aussi, vous retournez vers la médecine, mais, dans le prolongement de votre recherche précédente, vous vous intéressez à la manière dont l’assurance-maladie tente de contrôler les activités des médecins généralistes et des hospitaliers. Ces travaux vont alimenter en 1995 votre ouvrage : L’esprit gestionnaire. SE R VI C E D E N’ayant pas obtenu de soutien financier pour étudier l’implantation du « contrôle de qualité » à la justice, c’est-àdire dans un domaine où, comme en médecine, les agents sont en principe libres de leurs décisions, vous allez vous engager dans différents chantiers sans trop vous préoccuper des appels d’offre. D’ailleurs, depuis le début des années 2000, les commandes en matière d’études et de recherche d’un État managérialisé deviennent de plus en plus instrumentales. Soumises elles-mêmes au contrôle qualité et à la culture du résultat, les administrations éprouvent moins que jadis le besoin de regards critiques. Dès lors, l’essentiel sera pour vous, en complétant l’étude des documents par des enquêtes ponctuelles, d’appréhender les effets de la quantification des activités de l’État. Vous étudierez l’école, à nouveau l’hôpital, enfin les conséquences de la LOLF et de la RGPP, bref de toutes ces politiques du chiffre qui se situent dans le prolongement d’un processus engagé dès les années 1980 avec la rationalisation des choix budgétaires. 6 PR ES SE Si nous vous avons invité à faire cette conférence, c’est pour avoir lu L’esprit gestionnaire, et plus récemment, l’ouvrage que vous avez rédigé avec Sandra Laugier : Pourquoi désobéir en démocratie ? Chercheurs et personnel d’appui à la recherche ont vu leur métier se transformer avec la managérialisation de la recherche, l’inflation des évaluations et autres démarches qualité, la nécessité de faire entrer leurs activités ou leurs jugements dans des grilles préétablies que l’on ne remplit qu’en épurant la réalité, voire en la falsifiant. Ayant jadis étudié comment des toxicomanes sortaient de l’addiction, peut-être parviendrez-vous à nous expliquer comment il est possible de se libérer de ce qu’Isabelle Sorente1 qualifie d’addiction aux chiffres. SE R VI C E D E Raphaël Larrère Ancien directeur de recherche à l’Inra Directeur de la collection Sciences en questions 1 Sorente I., 2011. Addiction générale. Paris, J.C. Lattès. 7 SE R VI C E D E PR ES SE Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public SE R VI C E D E PR ES SE Le mot évaluation a pénétré le langage de la vie de tous les jours ; et personne n’hésite plus à employer le verbe évaluer pour faire indistinctement référence à ce que les verbes considérer, apprécier, estimer, mesurer, penser, comparer ou valoriser permettent pourtant de différencier. Deux raisons pourraient expliquer cette généralisation de l’emploi d’un terme qui appartenait au vocabulaire technique de l’administration ou de l’économie. La première serait que le sentiment véhiculé par le verbe évaluer correspond assez bien à une époque qui affirme l’égale légitimité de toute opinion, répugne à émettre des jugements définitifs ou arbitraires et préfère s’appuyer sur un avis impartial ou objectif pour guider une décision. La seconde serait que l’idée de comparaison à laquelle renvoie un peu le mot évaluation colle parfaitement à l’esprit de concurrence, de compétitivité, de suspicion et de contrôle qui règne dans les relations économiques et sociales à l’ère de la globalisation. On peut cependant avancer une troisième raison, de nature plus politique. L’habitude de se servir du mot évaluation s’est installée dans les sociétés industrielles développées à mesure que la technique de management qui porte ce nom a envahi le quotidien des entreprises et des services. Cette technique sert, on le sait, un projet : optimiser la productivité du travail en mesurant l’activité et l’engagement personnel de chacun des employés qui participent à une chaîne de production. Or cette technique a peu à peu gagné, à grands renforts de communication interne, l’univers des administrations d’État et des institutions qui assurent un service public. Bref, il ne semble plus exister aujourd’hui de secteur de la vie sociale 9 qui échappe encore à l’emprise de l’évaluation… pas même l’activité des ministres d’un gouvernement2. SE R VI C E D E PR ES SE Cette acception managériale du mot évaluation n’est cependant pas sans partage. Le langage ordinaire continue à utiliser le terme dans des significations qui restent très éloignées. Ce qui semble interdire de réduire l’évaluation à une définition purement technique. Mais cette extension des usages de ce terme conduit parfois à confondre, lorsque l’on s’en sert, deux phénomènes de nature très différente, voire opposée : le jugement pratique, c’est-à-dire cette activité d’identification des choses et des événements qui composent l’environnement dans lequel un individu se trouve et à laquelle il se livre sans y penser dès qu’il a les yeux ouverts et qu’il agit avec autrui ; et une procédure de nature arithmétique ou statistique, qui fournit une description quantifiée et idéalisée d’une activité, individuelle ou collective. Évaluer la distance qui me sépare du sommet de la montagne que je veux atteindre a peu de choses à voir avec évaluer la performance d’un sportif de haut niveau qui se prépare pour sa prochaine course. Or confondre jugement pratique et mesure arithmétique peut parfois produire une sorte d’incompréhension. C’est le cas lorsque le mot évaluation renvoie à une opération dont la vocation est de servir à organiser et à contrôler un travail collectif ou à prendre des décisions dont la justesse tient à l’apparente objectivité des chiffres qui les suscitent. Ce qui fait la différence, c’est non seulement la visée de cette action, mais également ce sur quoi elle repose : la production d’un chiffre. Le fait de ne pas prendre en considération cette différence peut alors devenir la source d’un trouble, 2 Il faut rappeler qu’une procédure d’évaluation des ministres a été ordonnée, en 2007, par le président de la République française lors de la prise de fonction du premier gouvernement qu’il a nommé. Cette annonce, qui a soulevé les sarcasmes, n’a cependant jamais été suivie d’effet, au sens où aucun de ceux qui étaient alors nommés « collaborateurs » n’a été licencié pour manque de résultat. 10 PR ES SE comme celui qui se manifeste, par exemple, au moment où l’évaluation – en tant que comptage – est introduite dans le quotidien d’organismes dans lesquels elle n’avait pas encore droit de cité : les institutions de gouvernement. Une des questions qui peuvent se poser dans cette situation est donc la suivante : la confusion entre jugement pratique et technique d’organisation et de contrôle est-elle fortuite ou délibérément entretenue par ceux qui l’introduisent afin de désorienter ceux qui sont soumis à cette technique ? Telle est la question à laquelle je veux essayer de répondre. Pour en préciser l’enjeu, un premier exercice de clarification est nécessaire. SE R VI C E D E Au plus général, évaluer, c’est attribuer une valeur à une chose ou un acte. Or des valeurs, il en est de deux sortes. Celles qui sont mobilisées dans la formulation du jugement pratique sont axiologiques : la valorisation s’élabore à partir des critères du bien et du mal, du beau ou du laid, du correct ou de l’incorrect, du vrai ou du faux, du juste ou de l’inique, du pertinent ou de l’inacceptable. Elle exprime des choix, des justifications et des engagements qui peuvent être individuels ou collectifs. La valorisation qui est mobilisée dans une procédure arithmétique ou statistique se réduit à un chiffre. Elle permet alors un classement sur une échelle ordinale, qui est généralement fixée à l’avance par une conception a priori du type de rationalité instrumentale qui règle une forme d’activité pratique donnée. La nature de ce genre de valorisation est donc décidée par ceux qui établissent les modalités de la mesure. La forme la plus commune que prend une valorisation de ce genre est la fixation d’un prix pour une commodité mise en circulation sur un marché. La propriété première de ce genre de valorisation est d’être objective, au sens où un chiffre n’est en lui-même ni bon ni mauvais et, de ce fait, ne se conteste pas, même s’il peut arriver de mettre en doute la base de calcul retenue ou la sincérité de la démarche adoptée pour le produire. Et c’est cette propriété qui est 11 SE R VI C E D E PR ES SE conférée à l’évaluation, telle qu’elle s’applique à la mesure de l’efficacité d’une activité humaine ; et, aujourd’hui, à celle des politiques publiques. C’est de ce point de vue qu’on a pu dire de l’évaluation qu’elle opérait, dans le secteur non marchand, comme un substitut du prix (Monnier, 1987). Et c’est à ce titre qu’elle est devenue une technique de gouvernement, au moyen de laquelle il est devenu pensable de faire passer l’action de l’État d’une logique politique (celle de la répartition des moyens alloués à des missions d’intérêt général comme la santé, l’éducation, la retraite, la sécurité, etc.) à une autre logique : celle du résultat, qui repose sur la définition d’objectifs chiffrés et d’indicateurs servant à mesurer la performance de l’action publique. Ce passage provoque parfois un malaise parmi les agents et professionnels de service public : l’évaluation de l’activité individuelle qui leur est imposée sert-elle à améliorer le bien commun ou à optimiser la productivité de l’activité administrative en contrôlant le rendement de chacun de ceux qui y participent ? C’est à cette reformulation des termes de la question initiale que je vais m’intéresser, pour essayer d’y apporter une réponse éventuellement susceptible de dissiper ce malaise. Pour le faire, je vais commencer par exposer une série d’éléments qui permettent de comprendre ce qu’évaluer veut dire dans l’ordre du politique. Je vais tout d’abord revenir au changement de mode de gouvernement qui s’est produit en France au tournant des années 1980, avec l’émergence de ce que j’ai appelé l’Esprit gestionnaire (Ogien, 1995). Je préciserai ensuite comment ce changement reflète un phénomène plus général : la mathématisation du monde social, sous la forme particulière qu’elle prend dans la quantification de l’action publique et, désormais, dans la logique du résultat et de la performance qui s’applique à l’action de l’État. Je poursuivrai en détaillant les principes de ce que je nomme 12 L’esprit gestionnaire PR ES SE le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir, dans lequel le principe d’évaluation occupe une place cruciale. Ce qui me conduira à fonder la distinction que j’introduis entre deux grandes modalités de l’évaluation : comme technique de gouvernement ou comme jugement par les pairs. Cette démonstration s’appuiera sur quelques éléments empiriques tirés des audits de RGPP3 qui ont été conduits à l’Inra. Je finirai en considérant la manière dont il serait possible de reprendre le contrôle de ces dispositifs de quantification qui prennent les citoyens et les professionnels pour objet, et sur le type de réponse qu’il est possible de mettre en œuvre pour contrer ces stratégies et rendre au chiffre sa vocation originelle : produire un savoir ouvert et disponible à tous pour éclairer le débat et la décision. Revenons donc au tournant des années 1980. SE R VI C E D E Le point de départ de mon questionnement sur le changement de manière de gouverner a été l’observation d’un phénomène : le transfert délibéré des méthodes de gestion en vigueur dans le monde de l’entreprise vers celui de l’activité de gouvernement. Dans L’Esprit gestionnaire, j’ai produit une analyse de ce mouvement, engagé à la fin des années 1970 sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) dans le cadre d’un programme de modernisation de l’État, qui se poursuit depuis lors de façon obstinée. Ce programme peut être appréhendé de deux façons. Soit comme un progrès technique qui favorise une plus grande objectivité des décisions politiques et marque une mise à jour de méthodes de gouvernement devenues obsolètes en permettant une administration des affaires publiques moins 3 Révision générale des politiques publiques. 13 PR ES SE dispendieuse et de meilleure qualité ; soit comme un moyen de reconfigurer totalement les manières de concevoir et de mettre en œuvre l’activité politique, et, plus généralement, la façon d’envisager le lien entre l’État et ses citoyens. C’est à ce second aspect de la modernisation que je me suis intéressé dans les recherches que j’ai conduites, entre 1991 et 1998, au sein de deux organismes : les allocations familiales et l’assurance-maladie, deux grands secteurs de l’État de droit social qu’il s’agissait, alors comme aujourd’hui, de restructurer pour en réduire le coût ou en combler le déficit. SE R VI C E D E Ces deux enquêtes se sont déroulées au moment où les usages de l’informatique commençaient à se généraliser dans les administrations d’État en général4, et dans ces deux organismes en particulier ; et l’observation de l’activité quotidienne de quelques-uns de leurs services a permis d’analyser la manière dont l’adaptation des instruments de gestion5 en vigueur dans le secteur privé au secteur public a commencé à produire ses effets. Et, en particulier, comment elle induisait subrepticement un changement majeur dans l’activité de gouvernement et dans la conception du politique. À partir des données glanées dans ce travail, L’Esprit gestionnaire a tiré deux constats. Le premier est que l’utilisation stratégique de la quantification bouleverse l’exercice du pouvoir (dans les entreprises comme dans l’État) : avec le chiffre et les formes modernes de son traitement informatisé, cet exercice cesse d’être fondé sur un contrôle étroit sur les corps des personnels participant à une chaîne de production (sur le modèle de l’organisation scientifique du travail promue par Taylor ou Fayol) pour reposer dorénavant sur le contrôle de l’information au sujet 4 Jamous H. et Grémion P., 1978. L’ordinateur au pouvoir. Paris, Seuil. 5 Pour reprendre l’expression de Berry M., 1983. Une technologie invisible. Paris, École Polytechnique-Centre de recherche en gestion. 14 PR ES SE de ce que ces corps font. Ce déplacement place au cœur du dispositif de gouvernement un nouvel appareillage : le système d’information ; et entraîne une reconfiguration de l’architecture de pouvoir, en y introduisant une figure inédite : celle du manageur, qui dirige à partir de la maîtrise des outils et des produits de la quantification. La seconde thèse du livre affirme que, si les techniques de gestion du secteur privé ont pu être reprises et imposées dans les rouages de l’État, c’est parce que l’analogie entre industrie et administration est devenue conceptuellement pertinente pour une nouvelle génération de gouvernants. SE R VI C E D E Une des explications souvent avancées pour rendre compte de cette mutation, aussi radicale que brutale, des esprits des serviteurs de l’État est l’ascendant que les idées néolibérales ont réussi à acquérir, au cours de la décennie 1970, sur une vieille tradition planificatrice en général6 ; et sur la version particulière qui en a été donnée, pour les besoins de la reconstruction, dans l’immédiat après Seconde guerre mondiale7. Une autre explication, souvent associée à la précédente, renvoie aux progrès de la globalisation, qui a provoqué la transformation des grandes entreprises nationalisées en firmes multinationales soumises aux règles de la concurrence sur des marchés devenus mondiaux8. La conséquence de cette transformation a été que les membres de la haute fonction publique nommés à la tête de ces entreprises ont intégré, en se frottant à leurs rivaux, des manières de faire et de penser identiques à celles propres au monde des affaires 6 C’est la fameuse revanche de Hayek sur Keynes, symbolisée par l’entrée en scène de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher. 7 Armatte M., 2000. Les Mathématiques sauraient-elles nous sortir de la crise économique ? X-Crise au fondement de la technocratie. In : Martin T. (éd.). Mathématiques et action publique. Paris, INED/PUF. Voir à ce sujet Lorrain D., 2007. Le marché a dit. Intermédiaires financiers et managers dans le secteur électrique. Sociologie du travail, 49. 8 15 pris dans l’univers sans pitié de la globalisation9. C’est ainsi que les principes du management public auraient acquis leur légitimité et se seraient lentement substitués à ceux, devenus soudain dépassés, du service public. 9 SE R VI C E D E PR ES SE Les analyses présentées dans l’Esprit gestionnaire montrent cependant qu’un autre phénomène, un peu moins exogène, a joué un rôle tout aussi important dans ce changement : le désir des professionnels de l’État de rénover des pratiques administratives dépassées, de rompre avec les lourdeurs des vieilles bureaucraties et de mettre un terme à un ordre de relations politiques dominé par l’arbitraire et un volontarisme parfois absurde et souvent abusivement dispendieux. Une manière de hâter cette rénovation a consisté, au nom de la modernité, à instituer de nouvelles règles de fonctionnement des pouvoirs publics en les alignant sur les instructions contenues dans les manuels de gestion publique et de comptabilité analytique – qui commençaient alors à être publiés – ou sur les recommandations des cabinets de conseil en gestion des entreprises – dont le développement date de cette époque. Cet alignement a également été lexical : Jean-Louis Beffa, qui l’a vécue de l’intérieur en tant que patron de Saint-Gobain, explique cette transformation en ces termes : « La logique financière suit en gros les manuels de l’OCDE, en d’autres termes, elle promeut non seulement la libre circulation des biens, mais aussi la totale liberté de circulation des capitaux. Les entreprises doivent être disciplinées par l’intervention des actionnaires et notamment faciliter les OPA hostiles. La primauté de l’actionnaire est au cœur de cette logique. Les entreprises recherchent ensuite l’optimisation sans se préoccuper de ce qui se passe dans le pays […] La France est un pays qui a changé de logique : à un moment donné, elle est devenue un pays libéral suivant une logique financière. Ce basculement s’est opéré entre 1984 et 1986. Ce changement est survenu, à mes yeux, du fait que l’État avait un déficit à financer et a donc dû donner des gages de “bonne conduite” aux investisseurs internationaux. À l’époque, il y a eu un ralliement – mené largement par les hauts responsables du ministère des Finances, qui pensaient sans doute qu’il s’agissait de la meilleure voie de réforme pour la France – à un modèle à la logique nettement plus financière. » In : Solow R. et Touffut J.P. (éd.), 2011. La fragmentation du travail. Paris, Albin Michel. 16 l’emploi d’une nouvelle terminologie (efficacité, productivité, compétitivité, concurrence, transparence, responsabilité, etc.) pour concevoir et décrire l’action publique s’est lentement imposé. Bref, une toute nouvelle configuration conceptuelle, pratique et langagière s’est peu à peu instituée qui organise, depuis lors et de façon déterminante, les formes modernes de l’activité de gouvernement. Cette nouvelle configuration est ce que j’ai nommé le « raisonnement gestionnaire ». SE R VI C E D E PR ES SE Lorsque l’on envisage la transformation du modèle d’exercice du pouvoir sous l’angle de ce changement, la question de la technocratie se pose autrement qu’à partir de la thèse courante selon laquelle un groupe de détenteurs d’une compétence spéciale en matière d’élaboration de politiques publiques aurait subtilisé leurs prérogatives aux gouvernants et aux représentants du peuple. On constate en effet que la distinction entre technocrates et politiques obscurcit plus qu’elle n’éclaire la compréhension de ce qui se passe. Car bien que les uns et les autres occupent des positions distinctes dans la mise en œuvre de l’activité de gouvernement et possèdent des dispositions sociales différentes, on observe qu’ils partagent et font usage d’identiques catégories de raisonnement pour penser ce que l’État peut et doit faire et pour définir la méthode la plus rationnelle pour remplir les dernières missions qui lui sont assignées. Cette convergence tient sans doute au fait que, dans leur grande majorité, politiques et technocrates d’une même classe d’âge ont suivi les mêmes enseignements et subi les mêmes influences (avec une légère variation à la marge selon l’obédience politique). Mais surtout qu’ils se trouvent dans une même situation : devoir résoudre les problèmes pratiques que pose le fait de gouverner un pays développé à l’ère de l’informatisation. Ainsi, au lieu d’expliquer la transformation du modèle d’exercice du pouvoir par un conflit entre fractions concurrentes à l’intérieur du champ du pouvoir 17 d’État10, il me semble plus juste de l’appréhender comme une évolution interne au monde des praticiens du pouvoir, en grande partie dictée par les innovations techniques. Ce qui ouvre une nouvelle interrogation : l’adoption des formes du raisonnement gestionnaire dans la conduite des affaires publiques altère-t-elle les formes du raisonnement politique ? SE R VI C E D E PR ES SE Le premier élément de réponse que l’enquête a apporté à cette question part d’une observation : avec les promesses que fait miroiter le développement de l’informatique, les gouvernants manifestent une volonté résolue d’assujettir la décision politique à des opérations de quantification pour lui donner un fondement d’objectivité. Or la recherche montre que l’actualisation de cette volonté dans l’action quotidienne contient une manière particulière d’orienter et de conduire l’activité de gouvernement. Elle met en effet au jour une modification importante des priorités qui la guident, car les questions devenues déterminantes ont changé de nature. Pour comprendre l’exercice moderne du pouvoir, l’analyste doit désormais se demander : comment se décide ce qui doit faire l’objet d’une mesure ; quelles sont les raisons qui informent ce choix ; quels sont les modèles d’action retenus afin de recueillir les données pertinentes pour guider la décision ; qui a produit les algorithmes de traitement de ces données ; comment cette opération a-t-elle été réalisée ; quelles sont les formes dans lesquelles les résultats de la mesure sont présentés et diffusés ? C’est en concentrant l’analyse sur ces questions que l’Esprit gestionnaire a décrit la manière dont les gouvernants ont découvert, en en faisant l’expérience, les avantages que la quantification de l’action publique leur procurait, à la fois en termes de rationalisation du processus de décision politique (elle permet le diagnostic partagé et 10 À la manière de Pierre Bourdieu. 18 PR ES SE l’émergence d’un consensus sur la meilleure réponse possible) et de contrôle effectif des actions engagées (en favorisant la fin de l’opacité de la dépense publique, du clientélisme ou du fait du prince). Ils ont ainsi appris comment un usage avisé du chiffre leur permettait d’imposer leurs solutions en écartant le détour hasardeux par une délibération publique sur leur contenu. Le second élément de réponse découle directement du premier : on observe que technocrates et politiques admettent que la mise en œuvre de techniques qui permettent d’assujettir la décision à la quantification offre la possibilité de hâter la modernisation des administrations à un coût politique faible, c’est-à-dire sans susciter trop de résistances dans la mesure où rendre l’État économe de ses moyens semble être un objectif susceptible de rallier à la fois les agents et professionnels de service public et les contribuables. SE R VI C E D E Pour résumer, l’introduction des principes du raisonnement gestionnaire a contribué à rendre légitime l’idée selon laquelle, pour conduire l’action politique de façon efficace, il était nécessaire de disposer d’un appareil de production et de traitement des données chiffrées fournissant une description quantifiée, de plus en plus affinée, des dispositions prises dans le cadre d’une politique publique. Cette insensible modification est d’autant mieux accueillie qu’elle porte la promesse d’un contrôle a priori de la validité des décisions prises, en en anticipant les conséquences et en permettant de suivre, aussi rigoureusement et rapidement que possible, la manière dont elles produisent leurs effets attendus11. La place centrale que les systèmes d’information installés dans les administrations d’État sont peu à peu venus 11 L’esprit conquérant dans lequel cette transformation de la manière de diriger a été introduite est bien décrit dans Coletti R., 2003. Bâtisseurs de systèmes d’information. Paris, PUF. 19 occuper dans l’activité de gouvernement, a produit une lente colonisation du raisonnement politique par les notions et catégories du raisonnement gestionnaire. Et l’examen des réformes conduites au nom de la modernisation confirme que, dans cette nouvelle conception, la décision tend à laisser place à la régulation (par le biais de la statistique de gestion), à l’expertise (par le truchement des techniques de l’audit, de l’évaluation, des études de faisabilité et d’impact, etc.) et à la communication (publicité, stratégies de vente de produits, marketing, etc.). SE R VI C E D E PR ES SE Les propriétés conférées à la quantification contribuent ainsi à rendre légitime une idée : il est possible, dans l’ordre du politique, d’instaurer une parfaite congruence entre le calculé et le calculable, en offrant le moyen d’agir, en temps réel, sur chacun des éléments du calcul afin de parvenir à faire correspondre le résultat avec ce que le responsable de cette action escomptait qu’il serait. Et telle est la fonction nouvelle qui est assignée à la statistique publique quand elle se mue en instrument de gestion et que les données qu’elle produit visent à circonscrire, de façon exacte, les cibles des interventions à mettre en œuvre, à définir les modalités de la mise en application des dispositions décidées et à les corriger dès lors que sont repérés une surconsommation, un usage détourné, des répercussions non-voulues ou des débordements incompréhensibles. C’est la genèse de cette mutation que mes enquêtes sur le travail quotidien des caisses d’allocations familiales et de l’assurance-maladie ont saisie. Pour illustrer ce changement, je vais rapidement rapporter quelquesunes des nouvelles façons de faire qui se sont développées à l’occasion de la création de l’allocation parentale d’éducation (APE) dans un cas12, et de la mise en place de la politique de maîtrise médicalisée des dépenses de santé dans l’autre13. 12 Une analyse complète se trouve dans L’Esprit gestionnaire, op. cit., pp.212-219. 13 Cette politique est étudiée en détails dans Ogien A., 2000. La volonté de quantifier. 20 SE R VI C E D E PR ES SE L’APE est une prestation créée en 1985 et destinée à fournir un revenu au parent qui cesse de travailler pour élever un troisième enfant. En avril 1986, les services de la CNAF14 constatent que la mesure ne rencontre pas la réaction prévue : seules 20 000 demandes ont été faites au lieu des 155 000 que la quantification avait fixées. Une petite équipe, qui se qualifie elle-même de « commando » et conduite par le directeur de la CNAF fraîchement nommé, s’empare de cette prestation et se donne pour objectif que 80 % des bénéficiaires potentiels touchent leur allocation deux mois après le dépôt de leur dossier. Pour parvenir à placer ce qu’elle définit comme un « produit » à ses « clients » et insuffler l’esprit de la modernisation dans l’institution, cette équipe fait simplifier les conditions d’attribution de la prestation (les deux années d’activité salariée avant la naissance du troisième enfant cesserontt vite d’être calculées sur trente mois mais sur dix ans ; plus tard, l’allocation sera distribuée dès la naissance du second enfant). Puis elle met en place une stratégie de vente calquée sur le modèle de ce que font les assurances privées. À l’aide de fichiers informatiques dont elle croise les données de façon inédite (en demandant des autorisations nécessaires à la Commission nationale de l’informatique et des libertés), elle établit, à leur insu, une liste de bénéficiaires qui remplissent les conditions d’attribution et les prospectent activement. Le commando lance également une campagne de communication nationale pour faire connaître ce droit. Toutes actions qui inversent la logique traditionnelle des organismes de service public : au lieu de vérifier de façon pointilleuse la validité des dossiers soumis en cherchant à traquer la fraude (et en oubliant ceux qui ne le sollicitent pas mais pourraient le faire), il s’agit soudain de mettre tout en œuvre afin de Conceptions de la mesure de l’activité médicale. Annales, 2. 14 Caisse nationale d’allocations familiales. 21 SE R VI C E D E PR ES SE démarcher les bénéficiaires potentiels pour les convaincre de faire valoir leur droit. Il n’y a là rien à redire, sauf à saluer une initiative qui renforce la démocratie. Mais pour que leur objectif soit rempli, les membres du commando savent aussi qu’il leur faut surmonter les lenteurs et les jeux partisans du travail parlementaire, dont ils sont familiers. Persuadés que l’Assemblée nationale entérinera, en fin de compte, la solution que les données chiffrées qui lui seront fournies semblent imposer, ils rédigent donc sans aucune concertation le texte législatif et ses décrets d’application qu’ils vendent en bloc en novembre 1986 à la commission des affaires sociales, en lui faisant valoir que le Parlement se grandirait s’il parvenait pour une fois à réduire le délai entre l’annonce d’une loi et son entrée en vigueur effective. Pour le chef du commando, qui est un administrateur civil renommé, le souci de l’efficacité justifie cette entorse aux règles de la démocratie, qui ne fait qu’anticiper ce qui serait de toute façon advenu après de longs mois de batailles parlementaires jugées dilatoires et puériles. Le texte sera voté le 30 décembre 1986 et les décrets paraîtront le 29 mars 1987. En dépit de ce temps record, le commando ne remplira pas son objectif en deux mois, mais en cinq. Et le succès de cette démarche permettra au nouveau directeur de l’afficher comme un exemple à suivre pour moderniser le travail de la CNAF. Passons au deuxième exemple. Pour contrôler l’évolution des dépenses de santé, deux options sont traditionnellement ouvertes : agir sur l’offre ou sur la demande. Durant les années 1970, les plans de rigueur qui se succèdent pour combler le « trou » de la sécurité sociale se traduisent essentiellement par des restrictions des droits des patients. Au début des années 1980, l’idée s’impose, dans l’ensemble des pays développés, que seule l’action sur l’offre pourrait produire des effets structurels. Les gouvernants admettent alors que, 22 SE R VI C E D E PR ES SE pour réguler l’activité médicale, il faut construire un système d’information de santé permettant de savoir exactement ce que font les médecins et quel est le coût de chacun des actes qu’ils réalisent. En France, ce projet consiste à lier la totalité des données chiffrées relatives aux soins, qu’ils soient dispensés en cabinet privé ou en établissement de santé (public ou privé), afin de remplir une ambition : « gérer le risque santé », c’est-à-dire contrôler étroitement le contenu des prescriptions et le coût des soins. En 1982, le programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) est mis en place dans les hôpitaux. Il poursuit trois objectifs : lever l’opacité des pratiques thérapeutiques par l’obligation de les soumettre à la quantification ; fixer des prix rendant compte du coût réel des actes réalisés ; rationaliser le mode de financement de l’hôpital, en réglant l’allocation de ressources sur l’activité effective des services. Ce système devient partiellement opérationnel en 1989, et s’impose à mesure que les hôpitaux sont dotés de départements d’information médicale (ce qui a demandé un lourd investissement en personnel et en matériel). Mais l’opposition des médecins hospitaliers à la quantification de leur activité ne sera jamais vraiment surmontée – ce qui ralentira considérablement, sans toutefois l’empêcher, la réalisation d’un des objectifs majeurs du PMSI : le remplacement du remboursement au prix de journée par la tarification à l’activité. Une même volonté quantificatrice s’applique à la médecine de ville. La loi du 4 janvier 1993 institue la politique de maîtrise de l’évolution des dépenses de santé, en rendant obligatoire une formalité essentielle pour la construction du système d’information de santé : le codage des actes et des pathologies. Le dispositif est ratifié par la convention médicale de 1993 (qui fixe les relations entre les médecins et la 23 SE R VI C E D E PR ES SE CNAM15), qui, outre le principe du codage, impose la fixation d’un taux d’évolution annuel de la dépense, l’informatisation des cabinets, la création des cartes Sésame-Vitale et de professionnel de santé, et le système des références médicales opposables (qui était conçu comme un des éléments cruciaux de la régulation de l’activité de soin par le biais du traitement informatique des procédures de remboursement). Mais en dépit de cet accord, les représentants des médecins refusent de se plier au type de quantification de leur activité qui leur est proposé et contestent à la fois l’obligation de transmettre à la CNAM les informations médicales figurant sur leurs ordonnances électroniques (au nom du secret médical) et le genre de traitement auquel le recueil de ces données devrait donner lieu. Ces résistances n’entravent cependant pas le projet de construire le système d’information exhaustif et intégré souhaité par les gouvernants. La loi constitutionnelle du 22 février 1996 crée ainsi le principe du vote annuel d’une loi de financement de la sécurité sociale, au terme de laquelle le Parlement fixe un objectif national de dépenses de l’assurance-maladie (ONDAM) et des objectifs quantifiés nationaux pour chacun de cinq secteurs d’activité : hôpitaux publics, cliniques privées, médecine générale, médecine spécialisée, techniques auxiliaires. Les ordonnances d’avril 1996 poursuivent l’édification de ce système en créant une Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de santé (ANAES) chargée de délivrer des autorisations d’exercice aux services et aux établissements de santé (sur la base de procédures d’évaluation) et des recommandations de bonnes pratiques pour la médecine de ville. Elles instituent également des Agences régionales de l’hospitalisation (ARH), auxquelles est confiée la régulation du secteur hospitalier au niveau local sur la base des données produites par le PMSI. Et l’emprise 15 Caisse nationale d’assurance-maladie. 24 16 SE R VI C E D E PR ES SE de la quantification sur le domaine de la santé s’étend avec la publication, en 2004, de la classification commune des actes médicaux, qui crée une codification unique de la totalité des gestes thérapeutiques, à l’hôpital comme en cabinet. Cette nouvelle nomenclature a été conçue, dès l’origine, comme un instrument de tarification neutre (elle écarte toute incitation financière à produire des actes en fonction de leur rentabilité), descriptif (elle rend compte de l’état actuel des pratiques) et évaluatif (elle fixe la valeur financière réelle des actes). L’histoire ne s’arrête évidemment pas là. Un de ses derniers épisodes a été le vote de la loi « Hôpital, patients, santé, territoires » en 200916. Et l’édification du système d’information qui permettrait de soumettre la médecine à l’efficacité demeure un chantier grand ouvert, dont les ratés et les écueils continuent à alimenter la chronique des échecs de la politique de santé17, le dernier en date étant le fiasco du dossier médical personnel (qui devait permettre des économies considérables en réduisant les gaspillages liés à la dispensation d’actes inutiles et redondants). Et la vigilance du corps médical face à toute tentative des pouvoirs publics Les trois premiers chapitres de cette loi instituent une nouvelle organisation du système de santé – édifié autour des agences régionales de santé (dont l’idée avait été proposée en 1981) qui sont désormais responsables de la réalisation des objectifs quantifiés nationaux – et fixent les droits des patients ; le quatrième instaure une nouvelle gouvernance en faisant du directeur le patron de cette entreprise que serait l’hôpital. 17 En juillet 2012, la Cour des comptes a pointé l’échec de la mise en place du dossier médical personnel (DMP) qui, attribué à tout patient, devait contenir toutes les informations sur ses démarches de soins permettant ainsi de ne pas reproduire des actes déjà effectués et éviter les gestes thérapeutiques inutiles ou dangereux. Le DMP a été institué en 2004, son développement a été relancé en 2008, puis en 2011. Aujourd’hui, seuls 200 000 patients disposent d’un DPM, et son déploiement se heurte toujours à l’opposition des médecins. La Cour des comptes estime à un demi-milliard d’euros les sommes engagées pour ce projet qui n’a toujours pas permis de réaliser la réduction des dépenses initialement prévue. Voir : Le dossier médical personnel, un véritable gâchis. Lepoint.fr, 31.8. 2012. 25 de se doter des moyens d’exercer un contrôle pointilleux sur leur activité ne cesse de repousser l’échéance. PR ES SE Ces deux exemples ont, je l’espère, livré un aperçu de l’action déterminée que les gouvernants doivent soutenir (indépendamment des alternances politiques) pour parvenir à transformer le travail des administrations d’État en y favorisant l’adoption de pratiques gestionnaires (fondées sur le triptyque : informatisation - productivité - concurrence). Une question demeure ouverte cependant : en quoi peuton dire de ces pratiques qu’elles accomplissent une rationalisation ? SE R VI C E D E Depuis la célèbre définition que Max Weber en a donnée, la rationalisation est considérée comme un processus historique soumettant l’organisation des relations sociales à des canons de simplicité, de rigueur et d’efficacité contenus dans les principes de la raison. Et c’est ce processus qui rendrait compte de l’évolution des sociétés, prises dans ces modifications, aussi inéluctables que déterminantes, que sont le désenchantement du monde, la bureaucratisation des États et l’objectivation de la décision politique. La rationalisation peut toutefois être envisagée d’une tout autre manière : comme une activité pratique qui se déploie au quotidien. C’est sous cet angle que je l’ai analysée, en examinant la démarche qui a consisté à soumettre l’action publique aux principes du management et de la gestion financière. J’en ai tiré trois constats. Le premier est que l’assujettissement des décisions politiques à la production de chiffres tend à contredire l’idée ordinaire que les citoyens se font au sujet de ce que gouverner une démocratie veut dire (en particulier en regard de l’égalité, de la jouissance des droits sociaux, de la souveraineté du peuple, etc.). Le second est que conduire les affaires publiques sur un mode gestionnaire – c’est-à-dire en prenant la mesure de la performance comme règle et critère de réussite – revient insensiblement à remettre en cause la 26 PR ES SE nécessité de la délibération publique dans la prise de décision et à tenir les procédures de la démocratie représentative pour une entrave à l’activité de gouvernement. Le troisième constat est que plus un appareil de quantification administratif produit et diffuse des chiffres à vocation de contrôle, plus il contribue à distendre le lien entre la description statistique du monde social (à partir de laquelle les gouvernants échafaudent leurs croyances et élaborent leurs décisions), et les conceptions que se font les gouvernés au sujet de ce même monde (à partir desquelles ceux-ci revendiquent la jouissance de droits qu’ils tiennent pour fondamentaux). SE R VI C E D E L’enquête a cependant montré comment, dans bien des circonstances, plus les services des administrations produisent d’informations statistiques, plus il est difficile de les synthétiser afin de constituer un savoir. Ou, plus exactement, moins les données recueillies à toutes les sources statistiques existantes peuvent être aisément unifiées et restituées sous forme d’indications univoques et opératoires. L’enquête a ainsi mis au jour le paradoxe du modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir : la quête obsessionnelle des chiffres les plus exhaustifs et les plus fins au sujet de l’activité que les gouvernants ont la charge d’administrer entre en contradiction avec un autre des objectifs qu’ils poursuivent, à savoir, prendre une décision dont l’objectivité est incontestable. Et cet écart se trouve être l’effet mécanique de la multiplication des chiffres dont ils pensent qu’ils leur sont nécessaires pour rendre compte de tous les aspects de la réalité qu’ils prétendent maîtriser. Pour comprendre ce qui entretient ce paradoxe, il faut considérer un phénomène qui fonde et justifie l’attraction pour le chiffre : la mathématisation du monde social. La mathématisation du monde social Qu’est-ce que la mathématisation du monde social ? Tout simplement le fait que, à l’instar de la connaissance objective 27 D E PR ES SE que la science a constituée dans l’exploration des mondes de la matière et du vivant grâce à la mesure – et avec le degré de maîtrise que la technique a acquis sur ces deux domaines de la vie –, une connaissance objective s’est développée, depuis près de deux siècles maintenant, qui nous livre une compréhension quantifiée et modélisable des ressorts des conduites humaines, des actions collectives et des processus de prise de décision. Les données accumulées par l’économie, la sociologie, la psychologie expérimentale, la neurobiologie, la génétique ou les neurosciences cognitives ont doté les sociétés rationalisées de manières de penser et de concevoir la présence et l’action de l’individu dans le monde dont on peut supposer qu’elles sont aujourd’hui tenues pour vraies, d’autant plus que leur instrumentalisation a donné naissance à une kyrielle de métiers (psychologie, médecine, sociologie d’entreprise, marketing, coaching, etc.) dont le succès a permis d’installer la description objective des conduites humaines dans l’ordinaire des rapports sociaux18. SE R VI C E Certes, cette façon froide et statique de saisir et d’expliquer la condition humaine au moyen du chiffre n’est pas unanimement partagée. Dans toutes les disciplines évoquées, des courants mettent en doute la pertinence de la réduction mathématique des conduites individuelles et collectives et marquent les limites des tentatives de les modéliser. Qu’elle fasse valoir la liberté essentielle de l’individu ou mette 18 On peut sans doute dire que le dernier avatar de cet usage de la mathématisation du monde social est son annexion par les neurosciences et l’incroyable colonisation des domaines dans lesquels celles-ci prétendent s’immiscer – économie, droit, morale, éducation, politique, etc. – en faisant la promotion de nouvelles démarches comportementalistes ou décisionnelles. Ce « neuro-n’importequoi » est raillé par Pustilnik A., 2012. La violence dans le cerveau. In : Chauviré C. et Ambroise B. (éd.). Le Mental et le Social. Paris, Éditions de l’EHESS. Sur cette inclination, voir Oulier O. et Sauneron S., 2010. Nouvelles approches de la prévention en santé publique. Paris, Centre d’analyse stratégique, La Documentation française. 28 l’accent sur les ruses de l’inconscient, la thèse du caractère foncièrement imprévisible de l’action humaine continue à être farouchement défendue. Mais il faut admettre que cette critique ne parvient pas à contester sérieusement l’attraction exercée par les savoirs qui, en sciences humaines et sociales, sont assis sur la quantification. SE R VI C E D E PR ES SE On peut donc sans trop de peine admettre que les progrès de la mathématisation du monde social – et leur traduction pratique dans la vie quotidienne – ont réussi à imposer, en matière de conduites individuelles, une forme de raisonnement fondée sur des critères de quantité qui tend à se substituer à une forme de raisonnement faisant usage de critères de qualité. Et, avec l’emprise que la statistique de gestion a prise sur l’organisation des activités de production et de consommation, les progrès de la puissance de traitement de l’information par les ordinateurs et le développement d’une industrie du logiciel et de ses applications multiformes, cette pensée de la quantité semble avoir imposé sa domination sur celle, plus vague et plus soumise aux vicissitudes de l’émotion, de la qualité. Cette domination a quelque chose d’imparable. C’est que le chiffre possède une force de conviction qui désarme toute critique. Et il me semble que c’est cette propriété particulière qui a permis à la pensée de la quantité de s’ancrer dans les univers rationalisés du monde contemporain. J’ai donc cherché à analyser cette propriété, en partant d’une observation : le chiffre se présente désormais sous la forme d’une information, construite dans des opérations de traitement qui lui donnent sa substance et sa force. Ce sont ces opérations qui sont au cœur des techniques de l’évaluation ; et pour comprendre la nature de ces opérations, il convient de distinguer deux usages qui peuvent aujourd’hui être faits du chiffre : mesurer et quantifier. 29 Mesurer SE R VI C E D E PR ES SE Mesurer est une activité qui consiste à produire une description numérique d’un fait ou d’un phénomène19. La propriété première d’une description de ce type est, quelle qu’en soit l’expression20, son exactitude puisque, pour toute grandeur mesurée21, la valeur exprimée est unique22. Cette caractéristique, inhérente au concept de mesure, se traduit dans l’emploi que nous faisons habituellement du terme : une mesure serait-elle tenue pour telle si elle était ouvertement présentée comme inexacte ? Autrement dit, une mesure affirme toujours son exactitude, même s’il est possible de contester la justesse ou la pertinence du nombre qu’elle exhibe ou la manière dont a été mené le calcul qui le produit. Pour preuve de cette affirmation, on sait qu’il est préférable, en cas de contestation d’une mesure, de dire qu’elle est le produit d’une manipulation, ou de critiquer les principes ayant présidé à son l’élaboration, plutôt que d’affirmer qu’elle est fausse (car il faudrait alors avoir le loisir d’entrer dans une démonstration dont on peut douter qu’elle apporte la preuve incontestable de la fausseté). La description numérique a d’autres caractéristiques. On admet, par exemple, que si elle s’applique sans trop de 19 Rosmorduc J., 1995. Mesure. In : Les notions philosophiques, Tome II. Paris, PUF. Voir Lynch M., 1991. Method : Measurement - Ordinary and Scientific Measurement as Ethnomethodological Phenomena. In : Button G. (ed.). Ethnomethodology and the Human Sciences. Cambridge, Cambridge University Press ; Ascher M., 1998. Mathématiques d’ailleurs. Paris, Seuil. 20 Lave J., 1986. The Values of Quantification. In : Law J. (éd.). Power, Action and Belief. A New Sociology of Knowledge? Londres, Routledge & Kegan Paul. 21 22 Perdijon J., 1998. La mesure. Science et philosophie. Paris, Flammarion (Dominos). Une précaution cependant : cette conception ne s’applique pas à la mesure quantique qui, de toute façon, n’a guère de rapport avec l’idée que le sens commun se fait de la mesure. 30 PR ES SE difficultés aux faits et phénomènes physiques et matériels, sa validité n’est jamais totalement acquise quand elle prétend réduire les phénomènes sociaux, moraux ou mentaux en chiffres, sauf lorsque ces phénomènes sont entièrement naturalisés (comme le font les neurosciences cognitives), mais alors ils se retrouvent vidés de la signification qu’ils prennent dans et pour la vie telle qu’elle va. Bref, s’il n’est pas impossible de quantifier l’activité humaine, cette opération n’est jamais tout à fait satisfaisante, tant il semble difficile d’accepter l’idée qu’une description de l’action qui négligerait la signification23 et l’intentionnalité24 puisse réellement rendre compte de sa réalité. C’est pourquoi on peut penser que la quantification du politique est constitutivement impuissante à saisir le sens du politique. 23 24 25 SE R VI C E D E Une autre caractéristique de la mesure découle de la référence aux mathématiques. Celle-ci lui confère deux attributs : l’objectivité et la scientificité25. Or ces attributs alimentent un débat toujours vivace sur la valeur qu’il convient de leur concéder, en engendrant un étrange soupçon sur le fait même de la mesure26 : la mathématisation du réel27 est souvent accusée de porter en germe une atteinte à la liberté et à l’autonomie des individus ou serait un facteur d’aliénation28. La pertinence Putnam H., 1998. Représentation et réalité. Paris, Gallimard. Searle J., 1995. La redécouverte de l’esprit. Paris, Gallimard. Steward I., 1988. La nature et les nombres. Paris, Hachette. 26 Boyer A., 1994. De la juste mesure. In : Beaune J. C. (éd.). La mesure. Instruments et philosophies. Seyssel, Champ Vallon. 27 Pour reprendre le titre du livre de Israel G., 1996. La mathématisation du réel. Paris, Seuil. 28 Débat inauguré par Husserl E., 1976. La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Paris, Gallimard, 1976 (1re édition 1954) ; repris par Marcuse H., 1968. L’homme unidimensionnel. Paris, Éditions de Minuit ; Habermas J., 1973. La technique et la science comme idéologie. Paris, Gallimard ; Ladrière J., 1977. Les enjeux de la rationalité. Paris, Aubier. 31 D E PR ES SE de cette critique ne fait cependant pas l’unanimité. Dagognet l’écarte, en préférant mettre l’accent sur les propriétés formelles de la quantification. Pour lui, l’opération métrologique de nature mathématique réalise trois prouesses qu’il y a tout lieu de priser : « a) Elle favorise le rapprochement aussi bien entre les hommes (ils peuvent comparer leurs calculs et en discuter, tandis qu’ils ne peuvent rien bâtir sur des impressions) qu’entre les résultats eux-mêmes, puisqu’ils sont exprimés à travers un système universel, susceptibles aussi d’être écrits sur des registres différents […], de là, son pouvoir fédératif et heuristique. b) Elle permet que nous nous emparions de l’insaisissable : […] nous pouvons par le moyen de la mesure, désimpliquer les données et sortir nous-mêmes de ce en quoi nous sommes immergés, par là, nous constituons un monde. c) Grâce à ses possibilités, elle tire aussi l’inconnu de la nuit qui le recouvre et nous le cache ; sans elle, nous ne saurions l’atteindre. Loin d’écraser le réel, la mesure favorise sa révélation29 ». SE R VI C E En ce sens, le passage par la mesure est une procédure qui favoriserait et développerait la possibilité d’une discussion argumentée. C’est un même point de vue que développe Theodore M. Porter30, pour qui le recours à la description numérique impose un univers de référence commun, construit à partir de critères de rigueur et d’objectivité dont on peut estimer qu’ils sont universels. Avec la modélisation mathématique, la connaissance s’autonomise et l’activité de mesure en vient à remplir une fonction de communication. Mesurer ne serait donc pas uniquement se livrer à un calcul : ce serait, simultanément et de façon tout aussi déterminante, respecter un engagement moral en faveur de la recherche d’un accord. 29 Dagognet F., 1993. Réflexions sur la mesure. Fougères, Encre Marine, 1993. 30 Porter T.M., 1995. Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life. Princeton, Princeton University Press. 32 PR ES SE Cette propriété de la mesure en évoque une autre. On sait, en effet, que la quantification est un élément crucial de l’activité de gouvernement. Mais, s’il est courant de rappeler que, à l’origine, le terme statistique désignait une mesure d’État31, ce rappel réduit souvent la production administrative de chiffres à sa simple utilité pour l’exercice du pouvoir, en la tenant pour une construction visant à justifier, sous couvert d’une description numérique censée être impartiale, une certaine orientation donnée à un processus de décision. On s’est plus rarement intéressé au phénomène du recours à la mesure en tant que tel (c’est-à-dire indépendamment des résultats produits), et aux modifications que la quantification est susceptible d’introduire dans l’appréhension du monde, donc – pour ce qui nous occupe ici – dans la conception de l’action politique32. Or cette dimension de la mesure est loin d’être anodine. SE R VI C E D E Donner un peu d’objectivité à l’ordre du politique est un projet qui remonte à Saint-Simon33, Condorcet et Cournot34 et qui n’a cessé, ensuite, de trouver d’infatigables défenseurs. Ce projet porte toujours la même promesse : fournir aux gouvernants 31 Desrosières A., 1993. La politique des grands nombres. Paris, La Découverte ; Brian E., 1994. La mesure de l’État. Paris, Albin Michel. Il n’est pas inutile de noter que les techniques de la statistique ont été forgées dans et pour le monde de la production industrielle de masse, comme le rappelle Besson J.L., 1992. Les statistiques : vraies ou fausses ? In : Besson J.L. (éd.). La Cité des chiffres. Paris, Autrement (Série Sciences en société, n°5). 32 Une façon d’appréhender cet usage de la mesure consiste à travailler sur la production de normes de qualité visant à la standardisation des produits présentés sur un marché et dont le respect et l’application sont garantis par une autorité légitime. Voir Thévenot L., 1997. Un gouvernement par les normes. Pratiques et politiques des formats d’information. In : Conein B. et Thévenot L. (éd.). Cognition et information en société. Paris, Éditions de l’EHESS (Raisons pratiques). Qui affirmait qu’il « faut remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ». 33 34 Touffut J.P. (éd.), 2007. La société du probable. Paris, Albin Michel. 33 des chiffres leur permettant de prendre des décisions dont la validité et la légitimité seraient incontestables et qui emporteraient immédiatement l’assentiment des populations. Mais l’objectivité dont il est ici question repose sur un type de quantification d’un genre assez particulier. Pour le qualifier, on peut reprendre une distinction avancée par Giorgio Israel, qui différencie les modèles mathématiques selon qu’ils ont une visée purement explicative (ce qui est le cas pour l’activité scientifique) ou une visée de contrôle (ce qui est le cas pour l’activité de gouvernement). Que dit Giorgio Israel ? PR ES SE « L’utilisation des mathématiques dans les sciences sociales et, bien sûr, économiques entraîne naturellement la recherche de modèles mathématiques définissant le comportement le plus adéquat en vue de certaines finalités. Le but principal de ces modèles n’est donc pas de décrire la réalité, mais de déterminer un ensemble de règles qu’il faut imposer à la réalité pour la façonner selon certains objectifs : ce sont des modèles de contrôle35 ». SE R VI C E D E Thierry Martin a précisé deux caractéristiques de la forme de quantification à laquelle on a affaire en matière d’administration des affaires publiques : « D’une part, […] le raisonnement que déploient les mathématiques de l’action ne va pas des causes vers les effets, donc du présent vers le futur, mais des conséquences futures possibles vers les moyens présents de les engendrer… D’autre part, il n’appartient pas à l’analyse mathématique elle-même de définir le but assigné à l’action, mais seulement, ce but étant posé, d’analyser les différentes solutions possibles permettant de l’atteindre, et d’identifier celle qui permet au mieux d’accorder les moyens mis en œuvre à l’objectif visé36 ». En somme, dans les modèles de contrôle appliqués à l’action politique, l’activité de quantification ouvre la séquence suivante : définir des objectifs, puis mettre en œuvre les méthodes de calcul appropriées pour découvrir la manière 35 Israel G., 1996, op. cit. 36 Martin T., 2000. Mathématiques de l’action et réalité empirique. In : Martin T. (éd.). Mathématiques et action publique, op. cit. 34 PR ES SE la plus rationnelle – ou la plus économe – de les réaliser. Il faut noter que, en politique, la définition des objectifs est, le plus souvent, le fait d’un groupe restreint de personnes : les gouvernants et leurs conseillers qui détiennent le monopole de la définition de ce que dans le privé on appelle la stratégie et en politique l’orientation générale. Trois autres décisions, qui relèvent de ce même monopole, déterminent la nature des données produites : le choix de soumettre telle ou telle modalité d’action publique à calcul ; la fixation des paramètres et variables retenus dans la construction de la base de calcul qui servira à produire les chiffres attendus ; l’élaboration des algorithmes utilisés pour recomposer ce qui devient, une fois cette recomposition accomplie, une information. SE R VI C E D E On comprend qu’un ensemble de procédures qui organisent le recueil et le traitement des données (hypothèses, estimateurs, catégorisations, pondérations, lissages, etc.) se trouve ainsi soustrait au débat public et à la critique des citoyens (voire souvent à celle de leurs représentants) et, très naturellement, laissé aux mains d’experts et de spécialistes. Cette délégation pose cependant une question : peut-on admettre que ces procédures sont purement techniques – au sens où on pourrait dire qu’elles sont politiquement et axiologiquement neutres – ou doit-on penser qu’elles contiennent en elles des orientations qui conditionnent la décision politique – auquel cas elles seraient d’une tout autre importance ? C’est bien là le fond de la question de la technocratie, telle qu’elle a été posée jusqu’à présent. J’ai essayé, comme je l’ai déjà dit, de l’aborder sous un autre angle : celui de la quantification du politique. Quantifier L’analyse de la manière dont l’action publique est aujourd’hui mise en chiffres m’a conduit à conclure que le fait même de quantifier une activité faisant l’objet d’une politique publique 35 (comme soigner, enseigner, chercher, juger, etc.) produisait, en tant que technique, c’est-à-dire indépendamment des contenus traités et des informations obtenues, trois conséquences : PR ES SE – réification (en figeant le phénomène qui fait l’objet d’une mesure) ; – neutralisation des enjeux sociaux et politiques (ils ne se prêtent pas à la mesure) ; – stabilisation des facteurs à prendre en considération dans la formation d’un jugement du seul fait de l’obligation de maintenir les mêmes variables et paramètres sur une longue période pour que les données aient un sens (oubli de la dynamique de la vie collective). SE R VI C E D E De ce constat découle l’idée que l’activité de quantification induit, de façon intrinsèque et fortuite, une a-moralisation des critères de jugement de l’activité politique. L’hypothèse dont j’ai essayé d’éprouver la validité est donc la suivante : cette caractéristique du chiffre contribue, sans que cet effet ne soit délibérément recherché, à dégrader les principes constitutifs du politique. Les pratiques modernes de la démocratie ont en effet habitué les citoyens à associer l’État à une série d’interventions qui leur assure l’accès à des droits fondamentaux (santé, éducation, travail, retraite, logement, justice, sécurité, etc.). Dans ce qu’on nomme aujourd’hui le modèle social européen, ces biens communs sont censés garantir la cohésion sociale et l’accroissement de la richesse nationale. On peut aisément reconnaître, je crois, que l’augmentation continue des droits et libertés individuelles qui s’est produite depuis 1945 a pénétré le raisonnement politique ordinaire, au point de lui fournir des catégories de jugement utilisées pour apprécier la nature démocratique d’une société. On sait cependant que, depuis les années 1970, nous vivons l’inversion de ce processus par la lente érosion des domaines d’intervention des politiques publiques au titre du désengagement de l’État. Et c’est sur la base des chiffres 36 SE R VI C E D E PR ES SE fournis par une quantification à vocation gestionnaire que les gouvernants justifient la nécessité des réformes qu’ils conduisent pour reconsidérer la justesse de ce qu’ils nomment soudain des avantages acquis (souvent pour signifier qu’ils sont indus). Dans ces conditions, l’invocation des chiffres ne sert pas uniquement à faire admettre la réalité de la situation des finances publiques et l’impératif de réduction de la dette. Elle porte également atteinte à la pertinence des catégories du raisonnement politique des citoyens ordinaires et à l’idée qu’ils se font de ce qu’une démocratie devrait être. Ce qui procède, en partie, du fait que les opérations de quantification contraignent, pour des raisons techniques plus que partisanes (même si l’idéologie s’y trouve souvent mêlée), à réduire l’humain (c’est-à-dire le moral et le social qui sont le cœur même du politique) à ce qui peut en être mesurable. Avec cette conséquence fâcheuse, que toutes les tentatives d’amélioration ou de correction ne parviennent pas à éviter : la statistique publique doit se résoudre à exclure de la mesure ce qui donne précisément sa signification à ce qui fait l’objet de la mesure. En ce sens, on peut affirmer que la quantification du politique ne peut jamais être considérée comme un acte neutre ou purement technique. Et c’est exactement ce que les citoyens viennent rappeler lorsqu’ils contestent la véracité ou la sincérité des descriptions statistiques au nom desquelles les politiques de réduction de leurs droits sont actuellement mises en œuvre. Il n’en reste pas moins qu’avec la puissance que les instruments modernes de traitement de l’information confèrent au chiffre37, un modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir s’est imposé qui conduit à adopter une manière de faire et de penser associant trois opérations : concevoir le fait de gouverner comme une activité de production analogue à 37 Janicaud D., 1985. La puissance du rationnel. Paris, Gallimard. 37 celles auxquelles on a affaire dans les entreprises industrielles ou de services ; admettre que, pour mieux gouverner, il faut recourir à des instruments de gestion identiques à ceux qui sont en vigueur dans l’univers marchand ; considérer la production et la diffusion de l’information à visée de contrôle comme un facteur déterminant et indispensable dans l’accomplissement de l’activité de gouvernement38. SE R VI C E D E PR ES SE La légitimité de ce modèle d’exercice du pouvoir repose sur sa prétention à incarner la rationalité pure. Ou, plus exactement, sur le fait que l’activité de quantification est prise dans un dispositif technique directement lié à la prise de décision politique au sens où celle-ci est totalement asservie à la production de chiffres. Le rêve du tenant d’une rationalisation aboutie du politique serait sans doute de voir des procédures informatisées déclencher automatiquement des décisions sur la foi des données quantifiées qu’elles traitent sans plus aucune intervention humaine. De nombreuses procédures totalement automatisées de ce type sont déjà en œuvre dans certains secteurs de l’administration. Pour n’en donner que quelques exemples : le versement de prestations sociales attribuées sous conditions de ressources, l’obtention d’un prêt bancaire, le remboursement des consultations médicales et des dépenses de pharmacie, le traitement des contraventions pour excès de vitesse, l’affectation des futurs bacheliers dans les universités et formations supérieures dans la procédure informatisée et obligatoire d’inscription sur le site Admission post-bac (APB) du ministère de l’Éducation nationale. Et bien sûr, tous les mécanismes mis en place pour fixer, à partir des résultats fournis par une évaluation, un seuil en deçà duquel un service public (une classe d’école, une caserne, un poste 38 Voir Hufty M. (éd.), 1998. La pensée comptable. État, néolibéralisme, nouvelle gestion publique. Paris, PUF (Nouveaux Cahiers de l’IUED. Collection Enjeux, 8). 38 de police, un tribunal d’instance, un service hospitalier, un bureau de poste, une ligne de chemin de fer, une formation universitaire, une discipline académique) cesse d’être considéré comme efficace et doit être supprimé. SE R VI C E D E PR ES SE On pourrait dire que ces décisions sont plus administratives que politiques. Et, comme pour se rassurer, ajouter que des décisions vraiment politiques ne peuvent pas avoir le caractère mécanique que la quantification semble imprimer aux actes bureaucratiques. En fait, les décisions politiques peuvent être divisées en trois grands genres : personnelles, exceptionnelles et courantes. Les premières sont liées à ce droit qui est l’apanage d’un chef à qui échoit le rôle de nommer ou de trancher ; les secondes impliquent un nombre restreint d’individus qui ont la responsabilité de statuer sur des événements rares ou de définir les stratégies de l’État ; les troisièmes résultent de procédures administratives formalisées, instituées par un cadre légal et des instructions précises. C’est dans ce troisième genre de décision – qui constitue pourtant la grande majorité des actes matérialisant l’existence de l’État – que la quantification trouve son lieu d’application privilégié. Si ce partage entre trois genres de décision politique rend compte d’une certaine réalité, il est un peu trompeur. Il existe en effet une certaine porosité entre ces trois sphères : on observe de plus en plus souvent que la manière dont des décisions exceptionnelles sont prises tend à s’aligner sur celle qui prévaut pour les décisions courantes – à savoir que des décisions qui engagent des valeurs politiques collectives peuvent être prises et justifiées en recourant aux seuls critères du résultat et de la performance. Tout un chacun a pu le constater, par exemple, lorsqu’il s’est agi, en France, de s’engager dans une guerre, de maintenir une représentation diplomatique, d’assurer la sécurité intérieure, de garantir l’exercice de la justice, d’élever le niveau d’éducation de la population, de garantir le bon fonctionnement de services 39 SE R VI C E D E PR ES SE publics, etc. Il ne manque pas de cas où, alors qu’un principe de la démocratie est mis en cause, l’argument de l’efficacité soit avancé pour en justifier la suspension ou l’abandon. Ce qui est un indice du fait qu’il est devenu acceptable d’invoquer un critère financier pour imposer une décision qui, selon les catégories anciennes (celles de l’honneur, de la souveraineté, de la grandeur, de la justice, de l’égalité ou de la solidarité) aurait été considérée comme indécente ou révoltante. Qu’on pense seulement à ce qui se dit aujourd’hui à propos de la décision de construire le Concorde : qui soutiendrait publiquement aujourd’hui la réalisation d’un projet dont la viabilité économique est douteuse afin d’assurer la grandeur du pays et en ajoutant que l’intendance suivra ? Qui mettrait encore en œuvre un plan informatique visant à garantir l’indépendance de la France, pour ne pas parler des efforts déployés pour créer une filière des meubles en kit visant à valoriser la forêt française et à battre en brèche la domination d’une firme suédoise ? Et qui déciderait de doter le ministère de la Justice des moyens nécessaires de faire respecter pleinement les normes sanitaires et humaines européennes en matière de condition de vie en prison ? Il existe encore, bien sûr, des décisions politiques qui ne se plient pas à une pure logique financière et répondent à un souci de justice, de cohésion ou de solidarité sociales, comme par exemple le revenu minimum d’insertion, la couverture maladie universelle, l’aide médicale de l’État ou les emplois-jeunes. Elles sont néanmoins dûment quantifiées et la manière dont leur coût estimé sera supporté par le budget de la nation est généralement détaillée (même s’il peut s’avérer ensuite que ce financement est défaillant). Mais elles restent exceptionnelles et leur utilité est régulièrement remise en cause. On peut donc dire que les progrès de l’assujettissement de la décision politique aux formes de quantification mises en œuvre par les systèmes d’information administratifs, qu’une 40 SE R VI C E D E PR ES SE multitude d’entrepreneurs en modernisation de l’État s’affaire à promouvoir39, ont contribué à façonner des habitudes qui ont fini par modeler une nouvelle manière de conduire l’action publique. Cette volonté de gouverner sur la base d’états de fait chiffrés, raisonnable en théorie, s’accompagne cependant d’attributs qui, avec le temps, confinent à l’irrationalité : une certaine compulsion à accepter ou demander de mesurer tout ce qui peut l’être ; la prolifération de chiffres dont il n’est pas vraiment sûr d’en connaître l’utilité et dont la masse même semble défier toute tentative de synthèse ; et une certaine réticence à prendre des décisions pour lesquelles la quantification ne parvient pas à désigner laquelle serait la meilleure. Il existe donc des limites, techniques et sociales, à la réduction intégrale de la décision politique à l’objectivité. Mais on se doit d’observer qu’elles se traduisent rarement par une remise en cause de la quantification elle-même. On trouve toujours une bonne raison – une erreur humaine, des conditions qui ont changé, une interprétation biaisée des données par les gouvernants – pour expliquer le fait que le respect des données chiffrées n’a pas produit les conséquences attendues. D’une certaine manière, cette difficulté atteste du fait que les efforts déployés pour asseoir la légitimité de la mathématisation du monde social produisent des effets durables. L’un d’eux est la diffusion d’une certitude40 : les comportements humains 39 Voir les manuels de gestion publique et les documents des différents départements ministériels qui ont eu la charge de la modernisation ou de la réforme de la fonction publique ; ou les rapports de Picq J., 1994. L’État en France. Servir une nation ouverte sur le monde. Paris, La Documentation française ; et de Stoffaes C., 1995. Services publics. Questions d’avenir. Paris, O. Jacob-La Documentation française ; ou encore le livre de Fauroux R. et Spitz B. (éd.), 2002. Notre État. Le livre vérité sur la fonction publique. Paris, Hachette (Pluriel). Au sens de croyance immédiate et non questionnée que Wittgenstein donne à cette notion. 40 41 sont prédictibles et des techniques existent qui permettent de les orienter dans un sens recherché. Cette certitude se trouve à l’arrière-plan du raisonnement gestionnaire et de l’idée qui lui donne sa crédibilité : il est possible d’anticiper et de maîtriser toutes les conséquences des décisions prises sur la base de données chiffrées41. Comment une telle idée, par bien des aspects illusoire ou absurde42, parvient-elle à imposer sa validité ? Tel est le problème qu’il faut approcher avant d’aller plus loin. PR ES SE Les effets de la quantification SE R VI C E D E Le chiffre prend une emprise de plus en plus sensible sur l’ensemble de nos activités sociales : qu’il s’agisse de l’organisation du travail en entreprise ou des relations que les citoyens entretiennent avec les administrations et les services publics, des comportements de consommateur ou du moindre des déplacements, tout semble être aujourd’hui mesuré, comptabilisé, réfléchi et utilisé afin de répondre aux attentes du citoyen, du client ou l’usager ; ou inciter le collaborateur à améliorer sa performance dans son entreprise. Cette emprise a été rendue possible par l’élaboration d’une modalité hybride d’instrumentalisation de la statistique, qui mêle l’économique, le financier, le sociologique, l’organisationnel et le psychologique. Ce nouvel usage de la 41 La production de chiffres sur les activités sociales a atteint un tel niveau de précision dans l’anticipation qu’elle oblige (ou devrait obliger) ceux qui fournissent ce savoir prédictif à réfléchir aux conséquences de leur activité. J’expliquerai pourquoi plus loin. 42 Harry Mintzberg, le fameux « gourou » du management, le dit en ces termes : « Les grandes écoles et les MBA forment une élite excellant dans l’analyse mais qui, bien souvent, ne sait pas ce qui se passe dans l’organisation qu’elle dirige parce que celle-ci est trop grande, de plus en plus grande. Cette élite croit que le management est une science ou une profession, alors qu’il s’agit d’une pratique enracinée dans un contexte chaque fois différent. » Entretien paru dans Le Monde, 21.5.2012. 42 PR ES SE quantification a produit ses experts et ses spécialistes et suscité le développement d’une industrie du conseil en ingénierie sociale dont les préconisations s’appliquent aujourd’hui tant dans la vie des entreprises que dans celle des administrations d’État. C’est dans cet environnement qu’il faut appréhender l’introduction des techniques de l’évaluation dans l’activité de gouvernement. Et pour préciser les effets que ces techniques produisent, une question préjudicielle doit constamment être posée : comment une donnée quantifiée au sujet d’un problème politique est-elle catégorisée et dotée d’importance par ceux qui l’utilisent, indépendamment de ce qu’elle révèle à propos du fait dont elle est censée fournir une description objective ? SE R VI C E D E Pour répondre à cette question, il m’a semblé qu’il ne suffisait pas de traiter du problème de l’usage social du chiffre (qui décrit les intérêts particuliers de ceux qui s’en servent à des fins pratiques définies), ni de celui de la construction sociale du chiffre (qui dévoile les ficelles de la fabrication de la statistique publique), ni même de celui de la validité scientifique du chiffre (qui renvoie à la réalité des faits qu’une information quantifiée est censée établir)43, mais qu’il convenait de s’intéresser à la valeur sociale du chiffre. À quoi renvoie cette notion de valeur sociale ? Au fait, attesté par l’observation empirique, que gouvernants et citoyens entretiennent différents types de rapport (adhésion, rejet, critique, croyance ou indifférence) aux diverses descriptions quantifiées dont ils ont l’occasion de prendre connaissance. Ces descriptions peuvent émaner de différentes sources d’information statistique (administration, agences, observatoires, partis, syndicats, groupes de pression, consultants, cabinets de conseil, associations, 43 À l’exemple de ce qu’ont fait Desrosières A. et Thévenot L., 1988. Les catégories socio-professionnelles. Paris, La Découverte ; ou McKenzie D., 1990. Comment faire une sociologie de la statistique. In : Callon M. et Latour B. (éd.). La science telle qu’elle se fait. Paris, La Découverte. 43 etc.) et sont rendues disponibles dans le monde social par d’innombrables canaux (médias, internet, bouche à oreille, etc.). On sait cependant que cette disponibilité n’assure pas que tout le monde les connaisse, s’y intéresse ou en retienne les enseignements44. SE R VI C E D E PR ES SE Dans la conception pratique et dynamique que je défends45, la notion de valeur ne nomme pas un principe (moral ou politique) figé dans une culture qui la transmettrait immanquablement à un individu qui l’intériorise et règle mécaniquement ses conduites ou ses attitudes sur ce qu’il prescrit. Elle est plutôt appréhendée en tant que catégorie descriptive appartenant au savoir pratique des membres d’une société et dont ils se servent de la façon qu’ils jugent correcte. De ce point de vue, la valeur sociale du chiffre ne tient pas à ce qu’il est une représentation certifiée et concise d’une réalité objective, mais à la fonction de certification que les individus lui attribuent dans un énoncé formulé dans le cours des activités de la vie quotidienne. Et il va de soi que ces attributions varient selon le rôle et la position que chacun de ces individus occupe dans ces activités. Cette conception pose, dans le cas de l’usage du chiffre en politique, une question particulière : quelle place cette fonction de certification tient-elle dans la prise de décision politique, la mise en œuvre de l’action publique et les pratiques de la démocratie ? C’est à cette question que l’analyse de l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2006, de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) permet d’apporter les éléments d’une réponse empirique. Cette nouvelle constitution financière de la France a été instituée en 2001 par un vote quasi unanime des membres 44 Voir Ogien A., 2010. La valeur sociale du chiffre. Revue française de socioéconomie, 5. 45 Et qu’on retrouve chez Dewey J., 2011. La formation des valeurs. Paris, La Découverte. 44 SE R VI C E D E PR ES SE de l’Assemblée nationale et du Sénat. En quoi consiste donc ce changement ? Depuis 1959, le budget de l’État était voté par ministères, et les sommes qui leur étaient allouées étaient réparties en titres et spécialisées en 850 chapitres. Dans cette procédure, le Parlement entérinait le montant d’enveloppes financières qui avaient été négociées, dans le secret, entre chacun des ministères et les services du budget. Cette façon de faire a été critiquée à la fois parce qu’elle bafouait les droits du Parlement ; et parce qu’elle engendrait une croissance constante du budget de l’État, chaque ministre luttant pour voir sa manne augmenter. La LOLF répond donc à deux ambitions. La première est d’introduire, dans la conduite des affaires publiques, des méthodes de gestion permettant de « piloter » le travail des administrations d’État à partir des résultats qu’elles obtiennent mesurés à l’aune d’objectifs chiffrés dont la réalisation est appréciée à l’aide d’indicateurs de performance. La seconde est de renforcer les pouvoirs du Parlement en matière de contrôle budgétaire, en levant l’opacité qui entoure les dépenses engagées par le gouvernement. La LOLF donne ainsi au Parlement le droit de se prononcer sur 100 % des sommes figurant au budget de l’État (« justifié au premier euro » dit la loi), alors que, jusqu’en 2005, seuls 6 % faisaient l’objet du débat et du vote, 84 % étant reconduites automatiquement puisque ce sont des attributions incompressibles couvrant le fonctionnement de l’État et les salaires et pensions de ses agents. Simultanément, la LOLF a introduit une comptabilité d’analyse des coûts dans la gestion de l’État et donné à la Cour des comptes mission de certifier annuellement l’intégralité des comptes publics. Cette comptabilité permet au Parlement de « disposer d’une présentation plus fine que la comptabilité budgétaire en opérant la réaffectation de certaines dépenses (fonctions support, délégation de gestion) afin de les imputer sur la mission ou le programme principal porteur d’une politique publique à coût complet […] Elle 45 permet de suivre les dépenses organisées selon certains axes d’analyse préalablement définis, afin d’élaborer des tableaux de bord contenant des ratios de gestion (coût d’une fonction, coût d’un acte, coût d’un agent). Elle fournit au gestionnaire les données nécessaires au contrôle de gestion, autrement dénommé l’aide au pilotage par la performance46 ». SE R VI C E D E PR ES SE Pour figurer l’action de l’État, la LOLF fixe un nouveau cadre à la dépense publique. Elle cesse d’être le ministère pour devenir la mission. Dans cette nouvelle distribution, l’État cesse d’être une institution chargée d’assurer des fonctions collectives, pour devenir une organisation qui remplit trentetrois missions de la façon la plus efficace possible. Chacune de ces missions regroupe trois à cinq programmes (qui sont des politiques publiques concernant un ou plusieurs ministères) eux-mêmes divisés en actions pour lesquelles des objectifs quantifiés sont fixés et dont le degré de réalisation est mesuré par des indicateurs de performance. Cette décomposition intégrale de l’action publique dans le détail de sa chaîne de production et la mise en chiffre de chacun de ses éléments constitutifs s’accompagnent d’une modification de la hiérarchie de pouvoir : la LOLF instaure la fonction de responsable de programme, qui doit proposer au Parlement un projet annuel de performance dont la bonne exécution est validée après l’examen du rapport annuel de performance qu’il lui remet en fin d’exercice. Un « gouvernement au résultat » s’est ainsi mis en place, dans lequel on constate, d’une part, que, plus les normes arithmétiques qui encadrent l’action publique s’imposent, plus le recours aux notions morales et politiques qui justifient cette action tend à s’effacer, tout comme s’estompe une certaine idée de la vocation de l’État à garantir le bien 46 Bouvard M. et al., 2009. Rapport d’information sur les systèmes d’information financière de l’État (n°1807). Paris, Assemblée nationale. 46 PR ES SE commun. Et, d’autre part, que plus la quantification couvre la totalité de l’action de l’État, plus elle accroît le décalage entre la manière de penser le politique et la démocratie qui est celle des gouvernants – qui n’envisagent plus leur action qu’à l’aune de ses résultats – et celle des citoyens – au moins de ceux qui continuent à défendre le principe selon lequel un État de droit doit garantir l’égal accès de tous à ces biens publics que sont la santé, l’éducation, le travail, le logement, la retraite, la justice ou la sécurité. Un décalage d’autant plus sensible que la crise du financement des États se traduit par une lente et constante restriction des conditions d’accès à ces biens. C’est donc sur les conséquences sociales que porte l’émergence du gouvernement au résultat que je vais m’arrêter maintenant, afin de situer la place que vient y occuper l’évaluation. SE R VI C E D E Avant de poursuivre, il me faut sans doute préciser le sens du mot « résultat » que j’ai employé à deux reprises déjà. Ce mot a trois usages dans le discours politique (qu’on oublie parfois de distinguer). Le premier renvoie à un problème de légitimité : s’engager à afficher des résultats est une démarche qui vise à réhabiliter la politique, c’est-à-dire à regagner la confiance de citoyens dont on suppose qu’ils sont lassés de ne pas voir se concrétiser les promesses faites les jours d’élection. Le second usage du mot est interne au monde des professionnels de l’État : exiger des résultats des services de l’administration est un procédé dont les gouvernants se servent pour vaincre la résistance que les administrations centrales opposent à tout changement qui viendrait remettre en cause leur pouvoir. Le troisième usage est gestionnaire : introduire la culture du résultat dans les administrations d’État veut dire insuffler un peu d’esprit d’entreprise, de rentabilité et de compétition dans ces univers assoupis par la routine et la sécurité de l’emploi que seraient les bureaucraties, en alignant les règles du travail qui y prévalent sur celles qui sont en vigueur dans le monde 47 de l’entreprise. C’est ce troisième sens du mot que je retiens en parlant de « gouvernement au résultat » ou de « logique du résultat et de la performance47 ». PR ES SE On peut maintenant revenir à la question que j’ai laissée en suspens : en quoi la quantification peut-elle être tenue pour responsable du changement – voire de la dégradation – des manières de penser le politique et la démocratie ? Pour répondre à cette question, sans disqualifier les formes d’objectivation et les gains de savoir que procure la mathématisation telle qu’elle est mise en œuvre dans le cadre de l’activité scientifique (ou dans celui de ces formes d’activité politique qui reposent sur un usage non gestionnaire des systèmes d’information48), j’ai introduit une notion : celle de « système du chiffre ». Le système du chiffre gestionnaire SE R VI C E D E La quantification n’est pas un mal en soi. Elle est même, pour tout chercheur rigoureux, une des conditions de l’objectivité de la connaissance qu’il entend produire. Sans ce moyen, il est en effet difficile de vérifier de façon rationnelle la teneur et la validité des hypothèses formulées dans l’activité scientifique, et parfois aussi dans la vie ordinaire. Néanmoins, la prolifération et le caractère protéiforme des usages modernes du chiffre – et la contestation dont ils font parfois l’objet – 47 Pour expliquer cette « philosophie du résultat » de nature gestionnaire, on peut se reporter aux paroles d’un ancien président de la République, qui a déclaré le 13 février 2012 : « Une règle, une stratégie, une volonté, une énergie, à ce moment-là, vous avez des résultats ; pas de règle, pas de stratégie, pas de volonté, pas d’énergie : pas de résultats ». Tout est là. 48 Cet usage existe, lorsque la production d’un savoir statistique sert à établir une coordination entre partenaires poursuivant un même but et que l’institution responsable de ce système ne possède pas de pouvoir de contrainte direct sur ses membres. Cela peut être le cas des organisations internationales (dont un exemple est le système d’information sur les marchés agricoles mis en place par la FAO pour éliminer la pure spéculation). 48 obligent à s’interroger : toutes les données statistiques rendues publiques ont-elles une même validité ? Pour savoir ce qu’il en est, il me semble que le meilleur moyen est d’analyser les principes et les techniques qui organisent, sur un mode particulier, chacune des modalités de quantification au terme de laquelle des chiffres sont produits et affichés. SE R VI C E D E PR ES SE Je suis donc parti d’un postulat : quantifier est une activité pratique qui prend place dans un cadre technique, conceptuel et institutionnel qui définit l’objet du travail arithmétique ou statistique au terme duquel une description objective d’un fait observé répondra aux besoins spécifiques de ceux qui l’effectuent. C’est ce cadre que j’ai subsumé sous la notion de système du chiffre. Dans l’ordre de la recherche scientifique, ce système est celui que chaque discipline scientifique met en place et contrôle pour découvrir et expliquer. Dans l’ordre du politique, ce système est celui que composent aujourd’hui la statistique publique et les formules prêtes à l’emploi que proposent les multiples cabinets de conseil qui conçoivent des modèles de management et vendent des logiciels et progiciels de gestion publique. Cette nouvelle configuration a largement modifié la donne : des formes traditionnelles de dénombrement permettant de fournir une connaissance de l’état de la société et de ses ressortissants pour gouverner de façon appropriée (une statistique descriptive et explicative que l’INSEE ou d’autres organismes publics continuent à produire), on est passé à une statistique prescriptive dans laquelle le chiffre cesse d’être un instrument de savoir, de débats et de préparation à la décision pour devenir la source même des règles qui déterminent, de façon de plus en plus automatisée, l’orientation et le contenu des politiques publiques. La caractéristique première du système du chiffre gestionnaire est que la quantification qu’il opère vise à soumettre l’action publique au principe d’efficacité. Que dit 49 D E PR ES SE ce principe ? Il affirme qu’une allocation de ressources (ou une décision) peut être optimale, c’est-à-dire la meilleure possible relativement aux conditions qui définissent un état du monde et à l’information disponible sur cet état. Ce qui requiert de disposer de données permettant d’établir une relation mesurable entre un résultat et un coût. Une fois cette relation établie, l’efficacité devient un impératif ; et l’idée s’impose qu’un gouvernement est efficace lorsqu’il parvient à rendre la moindre dépense qu’il engage exactement ajustée au résultat qu’elle produit au meilleur coût. Dans ce mouvement que la technique suscite, un léger glissement s’opère : l’efficacité est intégralement définie à partir de la notion économique d’optimalité (ou d’efficience49). Or, si le souci d’employer les deniers publics de façon économe et utile est difficilement contestable, la question se pose tout de même de savoir si l’optimalité est un principe qu’on peut appliquer au politique. SE R VI C E Quoi que l’on pense de la pertinence de ce glissement, on observe que, à l’heure actuelle, la quantification administrative (dont il faut noter qu’elle n’est plus l’apanage de l’INSEE mais, du fait des progrès des équipements informatiques, se construit au sein de chaque administration) est essentiellement destinée à soumettre l’action publique à une culture du résultat. Pour remplir cette fonction, les systèmes d’information administratifs tendent à s’organiser sur le mode de l’interopérabilité. De quoi s’agit-il ? De 49 Pour m’en tenir aux usages de la langue gestionnaire, je ne vais pas faire de différence entre efficience et efficacité. S’il fallait être rigoureux, il faudrait nommer « efficience » ce qui relève du pur calcul économique coût-avantage, et « efficacité », ce qui renvoie à la mesure globale du résultat d’une action rapportée à son coût. Si j’ignore la différence, c’est que le terme efficience est rarement utilisé par ceux qui se servent d’une quantification exclusivement financière. On observe souvent que ce n’est que lorsque la confusion entre le calcul économique et l’appréciation politique globale est trop embarrassante que certains récusent l’usage du mot efficacité et affirment ne traiter que d’efficience. 50 SE R VI C E D E PR ES SE standardiser et d’homogénéiser les formes de recueil des données administratives, afin de pouvoir enfin croiser, pour chaque politique publique ou chaque institution, les chiffres relatifs à l’activité globale (performance), aux dépenses qu’elle engendre (coût par unité) et aux personnes qui la réalisent (productivité individuelle). Et le traitement uniformisé de ces données rendues compatibles (par des logiciels conçus à cet effet) est censé offrir aux gouvernants et aux manageurs les moyens de rendre la dépense publique pleinement efficace, au sens où chaque produit (de santé, d’éducation, de justice, de recherche, etc.) serait offert au meilleur rapport qualité/prix et où son rapport coût/avantage (tel qu’il est mesuré à partir des algorithmes gestionnaires) serait constamment calculé pour savoir s’il est nécessaire de continuer à l’offrir ou s’il est temps de l’abandonner50. L’évaluation gestionnaire participe à ce processus, en fournissant les mesures de la productivité des services et de chacun des agents qui y travaillent. C’est sur la base de ces calculs que les gouvernants prennent, de façon rationnellement justifiée, des décisions d’optimisation, de restructuration, de fermeture ou de licenciement dans le service public. La numérisation du politique ouvre la possibilité – puisque la technique permet de stocker indéfiniment ces données compatibles mais provenant de sources multiples et de les solliciter autant quand le besoin se manifeste – de construire, en les recomposant à volonté, ce que je nomme des « réalités informationnelles ». Ces réalités sont purement instrumentales : elles renvoient à des faits dont le statut d’objectivité procède uniquement d’un croisement de statistiques produites par des systèmes d’information 50 Le passage à l’interopérabilité est réglementé par les dispositions de l’ordonnance du 8 décembre 2005 et du décret du 2 mars 2007. La manière de la mettre en application est décrite par le Référentiel Général d’Interopérabilité-version 1.0. Paris, DGME, 12 mai 2009 (<www.modernisation.gouv.fr>). 51 différents et organisés par un algorithme élaboré aux fins particulières d’une décision à prendre. Elles pourraient donc très bien ne rien décrire de concret dans le monde actuel, tout en permettant cependant de produire des directives d’application immédiate en vue d’un but défini à partir d’une prédiction dont on admet qu’elle a toutes chances d’advenir51. Il est alors difficile de ne pas penser que se mettent en place les conditions d’une prophétie auto-réalisatrice. SE R VI C E D E PR ES SE La seconde singularité du système du chiffre gestionnaire est son caractère institutionnel. Comme le montrent mes analyses au sujet de la mise en place de la LOLF et de la RGPP, la numérisation ne sert pas simplement la réduction de la dépense publique. Les économies budgétaires peuvent très bien se faire à coups de décisions brutales de réorganisation, de concentration, de gains de productivité et de diminution du nombre de fonctionnaires – sans changer en rien la forme de l’exercice du pouvoir. C’est ce changement que la numérisation tend à faire advenir, en justifiant la réduction de la nature et l’étendue des interventions des pouvoirs publics ; en dévalorisant le recours aux catégories du raisonnement politique ; en démentant l’idée que les citoyens se font des missions qu’un État doit remplir et des services qu’il doit leur assurer. Ou, pour le dire dans les termes proposés par Ezra Suleiman52, en contribuant à hâter « le démantèlement de l’État démocratique ». Un projet qui se réalise, selon lui, par la politisation des personnels de direction (ce dont témoigne le développement des cabinets ministériels au détriment des La crise financière née du défaut inattendu des prêts immobiliers dits à subprimes illustre assez bien la manière dont la construction de réalités informationnelles permet de prendre des décisions sur la base d’anticipations tenues pour des certitudes. Voir Walter C. et de Pracontal M., 2011. Le Virus B. Crise financière et mathématiques. Paris, Seuil. 51 52 Suleiman E., 2005. Le démantèlement de l’État démocratique. Paris, Le Seuil. 52 directions d’administration centrale et l’allégeance des hauts fonctionnaires à un parti pour conduire leur carrière) ; et l’abandon d’un principe fondamental : celui de neutralité de la bureaucratie d’État53. J’ai suggéré qu’il fallait prolonger l’analyse de Suleiman en reconnaissant que la politisation a également gagné les modalités de production des chiffres. Phénomène qui se constate lorsqu’on décrit l’importance qu’ont pris aujourd’hui l’impératif d’efficacité et l’obligation de résultat dans l’activité de gouvernement. SE R VI C E D E PR ES SE Le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir est dépendant de la quantification. C’est que sans chiffres, il n’est possible ni de fixer des objectifs, ni de définir des indicateurs de performance, ni de mesurer le degré de réussite d’une disposition de politique publique, ni celui de la productivité des services. Bref, sans chiffres, il est impossible de produire des résultats attestant que l’action des pouvoirs publics est efficace. Et, pour une série de raisons qu’il est inutile d’énumérer ici, l’éventualité que cela ne soit pas le cas semble être devenue insoutenable pour les dirigeants modernes. Le chiffre et les petits remaniements moraux du quotidien La numérisation du politique accompagne un discours de légitimation du pouvoir, qu’une maxime apparemment raisonnable résume : l’État doit être géré comme on gère une entreprise. Cette maxime n’est pas simplement un échantillon de rhétorique libérale. On observe en effet que les réformes 53 Dont, rappelle Suleiman, l’« heure de gloire était passée depuis longtemps lorsque l’injonction d’adapter les méthodes du secteur privé au secteur public fit son apparition. Ce sont cependant la “modernisation”, la “réinvention du gouvernement” et le NPM [nouveau management public] qui ont définitivement précipité sa fin. », op. cit. 53 PR ES SE gestionnaires qui prennent cette maxime au pied de la lettre ont remis au goût du jour l’idée selon laquelle, pour que l’action publique soit performante, les établissements et les organisations publics devaient être dirigés par un vrai patron : un chef qui dispose seul du pouvoir de décider puisqu’il doit conduire ses troupes au combat dans une compétition féroce et assumer, en son nom propre, la responsabilité de la victoire ou de l’échec. Des dispositifs institutionnels se sont donc mis en place pour instaurer ce pouvoir suprême du dirigeant, en assurant au passage la promotion de deux principes inédits dans la fonction publique : ceux de concurrence et de primes au mérite pour récompenser les plus audacieux des serviteurs de la modernisation. SE R VI C E D E Ce retour de la figure du chef, et des faveurs qu’il distribue, est tout aussi brutal que choquant : il met un arrêt aux lents progrès de la civilité et de la pacification des rapports politiques. Il contredit tout ce que nous avons appris à croire depuis un quart de siècle : que les sociétés modernes sont individualistes ; que les citoyens portent un regard informé et critique sur les affaires du monde et les agissements de ceux qui les dirigent ; qu’ils se sont accoutumés à des pratiques ouvertes de la démocratie dans lesquelles les sphères de la décision politique se sont étendues en favorisant leur participation à la délibération collective. S’il est possible (et encore) d’accepter cette imagerie héroïque pour le secteur marchand, on voit bien tout ce que sa transposition à l’ordre du politique a d’inacceptable et de dangereux. Car ce dont il s’agit, c’est simplement de faire ressurgir le modèle du leader charismatique, dont Max Weber a dressé le portrait au début du xxe siècle (sans savoir jusqu’à quelle extrémité cette résurrection pourrait conduire). Ce qui peut rassurer, momentanément, c’est que cette version moderne de l’archétype wéberien est singulièrement affadie : le charisme dont il est ici question ne repose plus sur les 54 qualités propres d’une personne exceptionnelle, mais sur le pouvoir que confère le contrôle de l’information statistique et prévisionnelle à un manageur – qui est lui-même interchangeable à volonté (sa durée de vie est suspendue aux résultats qu’il affiche). SE R VI C E D E PR ES SE Mais la question est plus compliquée : l’État peut-il être tenu pour une entreprise comme les autres ? Certes, rien n’interdit d’envisager l’action publique comme une activité de service ; et, de ce point de vue, on ne voit pas pourquoi les administrations ne seraient pas gérées comme une organisation en cherchant à en réduire le coût de fonctionnement. Le problème est que ce service est d’une nature particulière : il consiste à garantir la jouissance des droits sociaux et politiques des citoyens et à assurer la cohésion sociale et la paix civile, sans parler de la sécurité extérieure. De ce fait, toute rationalisation administrative doit être évaluée à l’aune de son impact sur l’ordre du politique, ce qui est particulièrement le cas lorsque les restructurations et les concentrations de services réduisent, au nom de la mutualisation et des gains de productivité, la vigueur des contre-pouvoirs et restreignent d’autant les pratiques de la démocratie. Et il y a plus encore. Le fait de soumettre l’activité de gouvernement à la logique du résultat et de la performance entraîne une série de transformations des rapports politiques. La première de ces transformations tient au fait que la définition d’objectifs chiffrés conduit rapidement les dirigeants et leurs subordonnés à négliger les fins de l’action qu’ils conduisent (puisqu’elles sont définies a priori par la quantification) et à admettre que tous les moyens sont bons pour parvenir à atteindre le chiffre qui leur a été fixé (qui est juste par nature, puisque son objectivité supposée le pare de cet attribut essentiel : répondre à l’efficacité), d’autant plus que leur rémunération ou leur avancement est désormais gagé sur cette réussite. 55 PR ES SE La seconde de ces transformations est la suivante : en réglant leur jugement sur la mesure de l’efficacité, les dirigeants peuvent se sentir légitimés à s’arc-bouter sur les décisions prises jusqu’à refuser d’en discuter les modalités d’application. Sous couvert de performance, on rétablit l’autoritarisme, avec tout ce que cela porte d’arbitraire et d’arrogance. La certitude d’être dans le juste peut également les conduire à ignorer ou à suspendre les formes de négociation politique instituées et à restreindre les droits politiques et sociaux des citoyens ou de leurs représentants, en dénonçant leur caractère obsolète ou en tenant leurs revendications pour passéistes. SE R VI C E D E La troisième de ces transformations touche directement les rapports sociaux qui se nouent au sein des administrations d’État. D’une part, les professionnels de service public (enseignants, médecins, policiers, juges, etc.) peuvent se sentir dévalorisés lorsqu’ils constatent qu’ils sont tenus pour une quantité sans qualité (ils sont tenus pour interchangeables dans un processus de production) et que leurs revendications sont traitées avec mépris (au nom de l’efficacité). D’autre part, les agents chargés de remplir les objectifs qui leur sont assignés peuvent se sentir bafoués lorsque les obligations nouvelles qui leur sont imposées s’opposent à ce qu’ils pensent qu’elles devraient être pour assurer le service qu’ils sont censés rendre aux citoyens. Bref, la tentation de l’autoritarisme se profile derrière l’implacable froideur du chiffre, et avec elle l’apparition de la peur, de la résignation, de l’impuissance et de l’indifférence. Toutes attitudes qui rompent avec l’arrièreplan de confiance sur lequel se développent ordinairement les pratiques de la démocratie. Ces quelques éléments d’analyse permettent, je crois, de suggérer que la numérisation du politique – et la logique du résultat et de la performance qu’elle met en scène – produit, à bas bruit, une lente érosion des catégories de jugement à l’aide desquelles le politique est habituellement appréhendé. Une érosion qui 56 SE R VI C E D E PR ES SE se signale également dans de petits remaniements moraux qui pénètrent le quotidien du travail dans les administrations d’État, mais qui sont généralement tenus pour anodins ou insignifiants. À titre d’exemple : 1) au lieu d’être investi d’une mission porteuse de valeurs collectives politiques, l’agent de service public ne doit plus accomplir que sa tâche définie par des objectifs à atteindre ; 2) l’incitation financière (la prime) se substitue à l’intelligence collective d’une équipe ou au respect des mobiles ou des vocations individuels ; 3) chaque agent est conçu comme un ETP (équivalent temps plein) auquel est assignable une tâche à merci (un professeur de mathématiques qui doit également enseigner le sport ; un urgentiste affecté à la chirurgie ; etc.) selon un principe de flexibilité ; 4) les décisions prises sur des critères purement financiers orientent l’attention sur les conséquences en effaçant toute réflexion sur les causes : l’école coûte-t-elle trop cher ? on décide de réduire le nombre de matières enseignées ou le nombre d’heures de cours ; les frais de fonctionnement de la justice sont-ils trop élevés ? on décide autoritairement de réduire le prix des analyses d’ADN qui sont devenues un poste de dépense en constante inflation (ces deux cas ne sont pas fictifs) ; 5) la technique de la segmentation des clientèles conduit à définir des catégories fines afin de fixer des objectifs précis permettant la mesure exacte de la performance, ce qui peut parfois se faire au mépris du principe constitutionnel d’égalité et de non-discrimination (la banalisation de cette technique est attestée par l’expulsion des Roms en été 2010 ; et l’étonnement des gouvernants devant les réactions critiques à cette directive témoigne du fait que personne ne semble s’être rappelé, dans les services administratifs concernés, qu’elle bafouait un principe constitutionnel de non-discrimination) ; 6) la durée étant l’ennemie de l’efficacité, on tend à privilégier le recours à des formes d’action expéditives : incarcérer au lieu de réinsérer ; prescrire au lieu de soigner ; mesurer au lieu de débattre ; décréter au lieu de délibérer ; évaluer au lieu de lire les dossiers. 57 PR ES SE Un autre de ces remaniements – peut-être pas aussi anecdotique qu’il n’y paraît – est celui qui affecte la langue de description de la réalité. À force de se servir des notions d’efficacité, de compétitivité, de résultat, de flexibilité, de performance et d’évaluation, l’usage d’autres notions tend à s’effacer, comme celles de sens du travail bien fait, de valeur de la vie, d’épanouissement personnel, d’autonomie, de souveraineté professionnelle54, de confiance, de sécurité du lendemain. Et cet effacement s’accentue à mesure que l’habitude s’installe d’employer la terminologie désincarnée et agonistique de l’économie (marché, produit, concurrence, optimisation) et du management (autorité, ressources humaines, objectifs, lettres de mission, responsabilisation). SE R VI C E D E La quantification gestionnaire du politique produit enfin un autre effet, qui est déterminant pour l’action politique proprement dite. On observe en effet que c’est aujourd’hui dans la décomposition d’une activité en paramètres pertinents et dans l’élaboration d’algorithmes de recomposition que la nature et l’étendue des missions de service public se trouvent reconfigurées. C’est également de cette manière que s’impose la redéfinition du travail d’une institution ou d’un établissement, comme celle des modalités d’exercice d’un métier (celui d’enseignant, de professeur, de médecin, de chercheur ou de juge par exemple). Cette façon toute technique de modifier l’organisation de l’action de l’État illustre la parcellisation du jugement qu’induit le travail 54 Quelques métiers de service public exercent, de plein droit, une entière liberté de décision dans leur activité quotidienne. C’est de cette liberté, gagée sur la possession d’un diplôme qui leur assure un statut garanti par l’État, que jouissent les enseignants, les professeurs, les juges, les médecins, les inspecteurs de police. Nul ne saurait être fondé (sauf faute professionnelle grave) à remettre en cause la justesse des décisions qu’ils ont mandat de prendre. C’est ce qui leur confère une souveraineté professionnelle. Et c’est précisément l’idée que ces décisions peuvent ne pas être les meilleures que le recours à l’évaluation cherche à rendre légitime. 58 PR ES SE de quantification. C’est que le fait de disposer de tableaux de bord détaillés et constamment renseignés conduit les gouvernants à exercer une égale surveillance sur chacun des facteurs pesant sur la montée en charge et les effets d’une décision politique ou l’accomplissement d’une activité. Ce qui finit par installer une sorte d’équivalence entre le tout (une valeur politique collective) et les parties qui le composent (les dispositions législatives et réglementaires qui l’actualisent). Cette égalité de traitement du tout et de chacune de ses parties contribue à délier l’efficacité d’une politique de tout contenu autre qu’une injonction à être efficace (donc à remplir un objectif chiffré). D’où ces politiques du chiffre ou de l’excellence qui fleurissent avec la LOLF et la RGPP, dont l’instrument privilégié est l’évaluation. SE R VI C E D E Nous voici enfin arrivés au bout du long détour que j’avais annoncé. Pour y mettre un point final, je voudrais préciser une chose : il n’est pas besoin de chiffres pour exercer un pouvoir autoritaire, gouverner en autocrate, instaurer le despotisme ou un régime totalitaire. On pourrait même dire que la quantification en est un antidote. Ce sur quoi je veux insister, c’est que la numérisation du politique conduit insidieusement à rendre légitime l’idée selon laquelle une décision prise au nom du bien commun peut, pour assurer son efficacité et sans porter atteinte aux droits des citoyens, se passer de procédure de délibération. C’est exactement ce phénomène dont j’essaie de décrire l’émergence, en faisant l’hypothèse qu’il porte en lui une dégradation des pratiques de la démocratie. On peut maintenant, et tout en gardant cette hypothèse à l’esprit, en venir à la question de savoir ce qu’évaluer veut dire dans le cadre de la logique du résultat et de la performance. L’évaluation comme enjeu politique Lorsqu’il s’applique à une activité collective, le terme évaluation nomme des formes différentes de jugement. Dans 59 PR ES SE un premier usage, il qualifie la démarche de praticiens qui cherchent à analyser la manière dont ils exercent leur métier pour réfléchir aux moyens d’améliorer leur travail. C’est ce qu’on peut appeler une évaluation professionnelle. Dans un second usage, le terme renvoie à toutes ces procédures qui consistent, pour des citoyens, des parlementaires ou des gouvernants, à s’informer (auprès d’experts, de chercheurs ou d’acteurs de terrain) afin d’intervenir, de façon éclairée, dans les délibérations et les décisions qui engagent la collectivité sur un sujet particulier. On peut appeler ce deuxième genre : évaluation démocratique. Dans un troisième usage enfin, le mot nomme une technique de gouvernement dont l’objet est de produire une mesure de l’efficacité des politiques publiques dans le but affiché de transformer les pratiques de l’administration. C’est l’évaluation gestionnaire. SE R VI C E D E Sous une même dénomination se rangent donc trois démarches qui diffèrent totalement aux plans des critères de jugement qu’elles retiennent, des principes qu’elles promeuvent et des pratiques politiques qu’elles suscitent. Alors que les évaluations professionnelle et démocratique sont autonomes (elles s’organisent à partir de règles définies par ceux qui les réalisent et à leur seule initiative), indépendantes (elles procèdent de personnes intéressées à accroître l’intelligence collective et pas d’autorités de tutelle exerçant leur surveillance) et pluralistes (elles proposent une description qui n’a pas la prétention d’être unique et accroissent l’espace des libertés en multipliant les sources de savoir et les instances de décision), l’évaluation gestionnaire a une vocation de contrôle (elle est le monopole de dirigeants), requiert une intégration de l’information (toutes les statistiques administratives doivent pouvoir être croisées pour donner un tableau complet de la chaîne de production) et encourage l’autoritarisme (les décisions sont justifiées par nature puisqu’elles sont fondées en objectivité). 60 Savoir ce qu’évaluer veut dire oblige donc à saisir la gamme qui donne sa tonalité à la production de chiffres : contrôle– intégration–autoritarisme ou autonomie–indépendance– pluralisme. C’est sur cette base que je vais comparer les évaluations professionnelle et gestionnaire. SE R VI C E D E PR ES SE L’objet de l’évaluation gestionnaire (ou ce qui s’appelle aujourd’hui « évaluation de la performance ») n’est pas de se prononcer sur les missions d’intérêt général que la dépense publique devrait garantir (éduquer, soigner, soutenir, réinsérer, etc.). Son premier but est de réaliser la mise en chiffres intégrale de l’action de l’État (ce dont atteste la manière dont la LOLF organise dorénavant le budget de la France). Le second est d’introduire une gestion prévisionnelle des emplois dans la fonction publique, sur le modèle de celle qui a cours dans les entreprises, afin d’y favoriser la mobilité et la flexibilité ; ce dont atteste l’extension de la technique des évaluations individuelles qui fournit aux dirigeants un outil leur permettant de décider objectivement en matière de recrutement et de rémunération. Le troisième but est, comme je l’ai déjà dit, de mesurer l’utilité d’une mission, d’une action, d’une institution ou d’un établissement et la productivité des personnels qui y sont affectés. Si on se reporte aux conceptions de ceux qui se présentent euxmêmes comme des modernisateurs de l’État, on note que « les systèmes d’information n’ont pas seulement une finalité comptable et statistique. Dès lors, en effet, que la régulation comporte à la fois la fixation d’objectifs et des mécanismes de sanction, il importe que les systèmes d’information produisent des données exhaustives, fiables et opposables aux tiers. Ils deviennent un élément central du système de gestion. Leur mise en place constitue une priorité55. » De ce point de vue, l’installation des systèmes d’information 55 Cour des comptes, 1997, p. 393. 61 intégrés est devenue un des lieux stratégiques de la conduite des politiques publiques. Des systèmes de ce type servent trois objectifs. Le premier consiste à permettre de suivre l’évolution de l’usage des sommes affectées à une politique publique à partir d’un ensemble d’indicateurs statistiques. Le second est de disposer d’instruments de gestion permettant d’opérer un contrôle efficace sur le contenu des activités. Le troisième est de parvenir à une maîtrise de la dépense. SE R VI C E D E PR ES SE Pour remplir au mieux ces trois buts, les praticiens de l’évaluation gestionnaire pensent, comme je l’ai déjà signalé, qu’il faut impérativement parvenir à intégrer, au sein d’un système d’information unique, toutes les données émanant de l’ensemble des services producteurs de statistiques. En un mot, réaliser ce qu’ils nomment l’interopérabilité. Cet objectif, d’apparence technique, est pourtant crucial pour imposer la logique du résultat et de la performance. C’est ce qui explique l’obligation faite aux agents et professionnels de la fonction publique de remplir d’innombrables tableaux de bord et de renseigner toutes sortes de fichiers informatiques détaillant ce qu’ils font. Mais cette obligation crée la confusion : bien qu’elle soit présentée comme un moyen d’apprécier la valeur ou l’utilité de leur travail, ils comprennent rapidement qu’elle sert surtout à calculer leur performance pour fixer leur adéquation au poste qu’ils occupent et le montant de leur rémunération. Ce qui les place dans la situation paradoxale : lorsqu’ils alimentent les systèmes d’information en données brutes au sujet de leur activité, ils admettent qu’il est impensable de se soustraire à l’exigence de rendre compte de ce qu’ils font, mais trouvent inacceptables les termes dans lesquels cette exigence leur est imposée56. Pour donner une idée de ce que le dispositif d’évaluation gestionnaire vise (et donner crédit à ce paradoxe), un court 56 Ogien A., 2009. Confusion dans l’évaluation. Psychiatrie française, 4. 62 PR ES SE extrait de littérature grise suffit. Il est tiré d’un rapport d’audit portant sur l’école, affirmant que la LOLF « n’a pas eu encore d’effet structurant sur les systèmes d’information : le croisement entre les données de la sphère de la gestion et celles du champ pédagogique n’est pas actuellement réalisé. Les deux systèmes d’information sont encore cloisonnés ; ils obéissent chacun à leur propre logique […] Il ne peut y avoir deux systèmes d’évaluation, l’un pour les besoins de la gestion des moyens et l’autre pour les élèves et leurs maîtres. L’objectif de l’évaluation est de mesurer les résultats acquis par les élèves et de s’assurer que ces résultats ont été obtenus à un coût satisfaisant soit par rapport à d’autres méthodes qui auraient pu être utilisées soit en valeur absolue par rapport à l’effort que la Nation accepte de consentir57 ». SE R VI C E D E La tâche de l’évaluation professionnelle est toute différente : il s’agit de décrire le contenu de l’exercice d’un métier afin de réfléchir aux meilleurs moyens de l’accomplir. Ce qui se fait en appréciant les réussites et les échecs en relation aux exigences internes à une profession (enseignant, professeur, médecin, policier, chercheur ou juge) et aux besoins des citoyens ou des partenaires avec lesquels elle entre en contact. Ce genre d’évaluation est, comme je l’ai dit, autonome, indépendant et pluraliste. Mais il se trouve que, pour nombre de professions de service public, une évaluation gestionnaire est venue se greffer sur cette évaluation professionnelle. L’obligation de rendre les critères compatibles (ou de les unifier) crée généralement des conflits de définition à propos des variables qu’il convient de retenir dans la grille définitive. Ce qui, en définitive, engendre une certaine confusion parmi les professionnels : le chiffrage sert-il à apprécier la valeur de leur travail ; ou à en mesurer la productivité pour le réduire aux fonctions les plus 57 Rapport sur Le pilotage du système éducatif dans les académies à l’épreuve de la LOLF, 2006. Paris, ministère de l’Éducation nationale/ministère du Budget. 63 D E PR ES SE utiles ; ou à connaître le degré de satisfaction des usagers ; ou à calculer une performance pour juger l’adéquation de chaque membre de la chaîne de production au poste qu’il occupe et fixer le montant de sa rémunération selon les résultats qu’il affiche ? Pour illustrer cette confusion, je vais prélever quelques éléments dans le rapport produit, en 2011, par le groupe de travail inter-établissement sur l’évaluation de la recherche finalisée (EREFIN). Ce groupe s’est constitué afin de définir des critères permettant de rendre compte de façon pertinente de l’ensemble de l’activité réalisée au sein de dix-neuf organismes de recherche finalisée (dont le BRGM, l’Inserm, les Mines, l’Agro, le CEA et l’Inra). Le rapport visait à proposer ces critères à l’AERES58, qui a la mission d’évaluer ces organismes mais dont la méthode était adaptée à la recherche fondamentale telle qu’elle se mène au CNRS ou à l’université (et, plus particulièrement même, à la façon dont elle s’accomplit en sciences dures). SE R VI C E Le premier des éléments que j’extrais du rapport concerne l’origine de cette démarche. On y lit en effet que « la contribution de la recherche au développement d’une économie de la connaissance et de l’innovation est au cœur des objectifs énoncés par les gouvernements européens depuis la définition de la stratégie de Lisbonne de 2000 ». La volonté d’élaborer des critères d’évaluation propres à la recherche finalisée s’inscrit donc dans un cadre dressé par les pouvoirs publics. Et c’est d’ailleurs la création, en 2007, de l’AERES (instance cruciale dans cette stratégie européenne) qui est à l’origine de la constitution, en 2009, du groupe EREFIN. Il n’y a là rien de contestable. On peut aisément admettre que les objectifs de l’activité publique de recherche soient fixés par les instances politiques et que les fonctionnaires respectent les prescriptions qui fixent 58 Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. 64 PR ES SE leur mission. Et ce d’autant plus que, dans les démocraties avancées, les pouvoirs publics prennent soin de s’entourer de groupes de professionnels qu’ils associent à l’élaboration de ces prescriptions. On sait que d’innombrables commissions sont constamment formées pour rédiger des propositions pour une meilleure organisation de l’action de l’État et les livrer au débat public – qui peut également être alimenté par les contributions d’organismes ou d’associations qui sont prêtes à y participer. Le rapport EREFIN est une contribution de ce type, dont on peut constater qu’il ne s’exprime ni au sujet de la validité générale de la stratégie de Lisbonne, ni sur le genre d’évaluation que les gouvernants imposent par le truchement de l’AERES, ni même sur l’existence de cette Agence. SE R VI C E D E La seconde chose que je relève dans ce rapport est qu’il signale que « la mesure de l’efficacité et de la qualité de la recherche est une question difficile qui renvoie (a) à la mesure des impacts attendus, (b) à l’analyse des processus de production de connaissance et (c) à la définition de l’activité de recherche ». Or on observe qu’il ne s’interroge pas sur le point de savoir si ces trois dimensions de la mesure sont cohérentes entre elles ou si la mesure de l’une ne modifierait pas totalement la mesure de l’autre. La solution qui est apportée à ce problème consiste à entériner la différence en reconnaissant que chacune de ces dimensions réclame un type d’évaluation de nature distincte (activités, produits et descripteurs quantitatifs, questions évaluatives). Cette solution – qui disperse les résultats ou rend impossible le croisement des données – ne serait certainement pas du goût de ceux qui cherchent à réaliser l’interopérabilité. Reste à savoir si les recommandations en faveur d’une multiplicité de sources d’évaluation disparates seront retenues ou contournées par les autorités de tutelle une fois qu’elles disposeront de ces chiffres. Un troisième point qu’on relève dans ce rapport est le fait que la hiérarchisation des procédures n’est pas prise en 65 SE R VI C E D E PR ES SE considération. Le rapport pose en effet la distinction entre trois sortes d’évaluation : interne (celle que des directions d’établissement ont construite au cours du temps en cohérence avec leurs missions et leurs objectifs propres) ; externe (qui est née avec l’institution de la mission gestionnaire de l’AERES) ; auto-évaluation (qui vise à faciliter l’analyse par une unité de ses activités et de sa production afin d’éclairer la définition de ses objectifs et de ceux des directions d’établissements). Se pose ici une question : est-il possible de penser chacune de ces formes d’évaluation comme indépendante l’une de l’autre ? Les analyses empiriques répondent invariablement à cette question en montrant que ces trois types d’évaluation se situent dans un rapport hiérarchique : l’obligation de se soumettre à une évaluation externe détermine, à terme, les critères de l’évaluation interne, qui pèsent à leur tour sur la définition des critères de l’auto-évaluation. Pour contrer ce mouvement, il faudrait que l’évaluation professionnelle (le jugement par les pairs et pour les pairs) soit institutionnellement détachée de l’évaluation gestionnaire (la technique de contrôle par les autorités). Or, en pratique, les catégories de l’évaluation gestionnaire s’imposent à celles des autres genres d’évaluation, comme on le voit dans le rapport EREFIN : dans la définition ultra-détaillée de la matrice des activités, qui sont ensuite rapportées en termes d’ETP pour calculer le profil d’une unité ; ou dans la liste des produits et des descripteurs quantitatifs, qui devront être utilisés en bloc pour donner une mesure multidimensionnelle à l’évaluation des unités. Les « questions évaluatives » servent, comme toujours dans les travaux de statistique descriptive commandés par des décideurs, à prévenir les effets réducteurs prévisibles de la quantification. On y lit par exemple : « Les sommes pondérées de descripteurs ainsi obtenues n’ont pas de valeur de note et leur relevé ne saurait tenir lieu d’évaluation. Une évaluation qualitative, réalisée par des experts du domaine, est indispensable à 66 SE R VI C E D E PR ES SE l’établissement d’une appréciation de la production. » Encore faut-il que ceux qui formulent ces critiques exercent un véritable droit de suite, exigent avec insistance la réalisation des évaluations qualitatives souhaitées et analysent ce qu’il advient des précautions de méthode qui accompagnent leur travail une fois les chiffres produits et fournis aux autorités de tutelle. L’observation empirique montre que ces initiatives – lorsqu’elles ont été prises, ce qui est rarement le cas – ne durent jamais très longtemps. C’est que les statisticiens (ou les chercheurs bénévoles) qui se sentent concernés par ces questions sont des employés d’administrations ou des professionnels mandatés pour une tâche précise, dont ils doivent s’acquitter avant de passer à la suivante. La critique de ce que le commanditaire fait de la quantification qu’ils lui fournissent n’entre pas dans leurs attributions. Et tout un chacun n’a pas l’envie ou le tempérament de devenir un lanceur d’alerte dénonçant les manipulations et les usages erronés du chiffre, d’autant que ce qui est en cause semble, généralement, ne pas en valoir le risque59. C’est ainsi que tous ceux qui s’occupent des statistiques du chômage, de l’immigration ou de la délinquance en France savent que celles-ci font l’objet de multiples accommodements, mais qu’il est également inutile de s’obstiner à le rappeler parce que cette contestation ne portera aucun fruit tant la question paraît de nature technique ou tant la vindicte peut retomber sur le trouble-fête (même s’il arrive parfois que ces questions soient ouvertement posées et occupent, pour un temps, le débat public). Il en va souvent de même avec les statistiques nationales diffusées dans les enceintes des grands organismes internationaux, comme le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce, Les difficultés à tenir sur le long terme une résistance à ce qu’une majorité admet sont analysées dans Ogien A. et Laugier S., 2011. Pourquoi désobéir en démocratie? Paris, La Découverte. 59 67 PR ES SE l’Organisation mondiale de la santé ou l’Organisation de coopération et de développement économiques. Et on peut encore penser au fameux maquillage des comptes grecs pour favoriser l’entrée du pays dans la zone Euro. Ce n’est qu’à l’occasion de scandales (sanitaires, sociaux, financiers ou économiques) ou de graves difficultés politiques (corruption, trucage délibéré, mensonge) que les enjeux de la description statistique de la réalité s’étalent au grand jour, intéressent l’opinion et conduisent (éventuellement) à des changements dans les modalités de réalisation de la quantification afin de lui restituer sa crédibilité. D E Un autre phénomène qu’on peut relever dans ce texte est le rapport qu’il établit entre évaluation externe et évaluation interne tel qu’il s’exprime dans les audits de RGPP qui prennent pour objet les Établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) en général, et l’Inra en particulier. Qu’en est-il donc dans ce cas ? SE R VI C E Les principes de la Révision générale des politiques publiques Il n’est plus nécessaire de dire à quel point l’urgence de ramener le déficit des comptes publics dans des limites acceptables a engendré l’ardeur réformatrice qui s’est emparée des gouvernants des démocraties de droit social au début du xxie siècle. En France, cette ardeur s’est exprimée dès le mois d’avril 2008, avec l’annonce du programme de RGPP. Ce programme est la forme nouvelle que prend la politique de modernisation de l’État engagée dans les années 1980. Il repose sur un dispositif technique inédit, qui permet de lier décisions législatives et budgétaires instituées par la LOLF. Sa mission première est de réaliser l’objectif de non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, ce qui nécessite la restructuration et la réorganisation de l’ensemble des services de l’État. La méthode de la RGPP 68 SE R VI C E D E PR ES SE est principalement celle de l’audit financier, dont la réalisation est en partie confiée à des cabinets de conseil privés qui se sont spécialisés dans le management public. Et le plan n’est, lui-même, que la reprise de dispositions proposées par une série de rapports d’« audit de modernisation », commandés en 2006 et publiés en 2007. Qu’est-ce donc que ce genre d’audit ? Une procédure mise en place en 2005, à l’occasion de la création d’un ministère réunissant les compétences, qui avaient jusqu’alors toujours été séparées, du budget et de la modernisation de la fonction publique. Le recours à la formule de l’audit, outre qu’il marquait ostensiblement l’adoption d’une démarche managériale, n’avait qu’un objectif : faire des économies budgétaires en traquant, dans chaque recoin de l’administration, le gaspillage d’argent public afin de réduire le déficit tout en dégageant des sommes susceptibles de permettre à l’État de prendre en charge, le cas échéant, de nouveaux besoins des citoyens. Comme le dit un texte officiel : « Les audits constituent un instrument qui permet aux chantiers de modernisation de la gestion publique, de l’administration électronique, de l’amélioration de la qualité et de la simplification de donner toute son efficacité à la mise en œuvre de la Loi organique sur les lois de finances. Pour le ministre délégué au budget et à la réforme de l’État, il ne s’agit pas “d’établir des constats, mais de trouver des solutions” aux dysfonctionnements, pour améliorer en permanence le service rendu aux usagers et réaliser des gains de productivité60 ». Le but d’un rapport d’audit de modernisation est d’établir un constat sur l’efficience d’une organisation, en évaluant l’utilité de la moindre dépense engagée dans le domaine examiné. Il se conclut par une série de recommandations proposant des mesures susceptibles d’en améliorer la productivité et la rentabilité. Le rapport d’audit contient, en 60 Extrait tiré d’un texte publié sur le site < minefi.gouv.fr >. 69 annexe, les commentaires de l’organisation concernée sur ce constat et sur les recommandations qui l’accompagnent, suivi des réponses de la mission d’audit à ces commentaires. La RGPP met en œuvre les dispositions proposées dans les 150 audits réalisés avant 2008 et étend l’application de ses principes pour poursuivre la traque aux dépenses dont on peut se passer pour résorber la dette publique. SE R VI C E D E PR ES SE À travers la formulation de ses recommandations, accompagnée d’objectifs chiffrés à atteindre, l’audit RGPP61 – qui a remplacé l’audit de modernisation – a pour tâche d’imposer une série de manières de faire, appartenant à une sorte de vade-mecum universel de la réforme. Quand on considère ce qui se passe à l’Inra, on observe que les conclusions du rapport d’audit externe proposent de : mutualiser les services d’appui et fonctions support, au niveau national et dans les centres ; regrouper les centres de recherche (de 19 à 8 ou 9) et les départements de recherche (8 à 3 ou 4) et restructurer l’organisation de l’institut ; redéployer et supprimer des emplois (par non remplacement) dans les fonctions support et des postes en recherche (chercheurs, ingénieurs, techniciens) par le biais des TGU (très grandes unités de recherche) et Labex (laboratoires d’excellence, regroupant une dizaine de laboratoires dans un programme de recherche commun) ; inciter financièrement, en introduisant la concurrence des projets et les primes d’excellence (ces deux opérations requièrent la quantification de la production des chercheurs et l’établissement d’une hiérarchie des critères dont le poids relatif va varier en fonction de l’état du marché concerné : brevet, valorisation, partenariat avec le privé, visibilité à l’international) ; regrouper des pôles régionaux agronomiques et les rapprocher des universités ; s’étalonner aux comparaisons internationales ; valoriser les actifs et développer une politique 61 Dans le respect de la séquence gestionnaire consacrée : déléguer, responsabiliser, fixer des objectifs, évaluer. 70 patrimoniale. Ces directives entendent, comme partout ailleurs, répondre à quatre enjeux d’ampleur différente. SE R VI C E D E PR ES SE 1. Augmenter la productivité. L’objet de la quantification est de réduire les coûts de l’administration et d’intensifier le travail des personnels de la fonction publique. La technique utilisée consiste à dresser un état des lieux aussi précis que possible des fonctions et du nombre d’agents qui les remplissent (comptabilisé en ETP), puis d’imaginer une redistribution (par mutualisation, fusion, regroupements, etc.) et une requalification de ces fonctions qui permettent de réduire les postes et d’augmenter les cadences de ceux qui restent. Il s’agit aussi d’externaliser ces fonctions ou de les faire sous-traiter par le privé. Toutes ces opérations peuvent bien sûr être justifiées en avançant des arguments de gaspillage, de tâches devenues obsolètes, de secteurs redondants, de missions indues, de plus grande efficacité du privé, etc. La démarche retenue est cependant partout la même : les auditeurs définissent un montant moyen de réduction des postes et des coûts (en prenant comme étalon les moyennes du privé) et fixent le dispositif susceptible de l’accomplir, en proposant une réorganisation en nouvelles directions, nouveaux métiers, nouvelles normes de production et nouvelles règles de management. 2. Séparer le cœur de métier des fonctions support. Les rapports d’audits visent uniquement la rationalisation de ces dernières, essentiellement en redéfinissant les postes de travail et en produisant de nouvelles normes de productivité. L’activité de recherche – le cœur de métier – est soumise à une opération de même nature, mais conduite sous une autre modalité. Pour elle, d’autres indicateurs de production sont retenus : brevets, publications, valorisation, application, visibilité internationale, etc. Et on sait que, dans ce domaine, la validité des critères d’évaluation (voire celle de la démarche elle-même) est âprement discutée. Peut71 PR ES SE être moins dans les sciences dures ou appliquées (physique, chimie, biologie, agronomie, médecine, etc.) que dans les sciences humaines et sociales, où le fait de réduire l’activité de recherche à un chiffre a soulevé une querelle à l’occasion de la mise en place des grilles d’évaluation de l’AERES62. Il faut cependant rappeler que la séparation formelle entre cœur de métier et fonctions support est souvent stratégique : les gestionnaires savent qu’il est possible de réduire le volume d’activité du premier sans l’annoncer, en usant d’une tactique d’encerclement consistant à comprimer l’activité professionnelle des secondes. C’est cette tactique qui a été utilisée dans le cas de la médecine libérale, en encadrant strictement les prestations des professions paramédicales (radiologie, kinésithérapie, soins infirmiers, ambulance, etc.) afin de rendre plus difficile leur prescription. SE R VI C E D E 3. Restructurer les institutions publiques et l’orientation de l’action de l’État (d’enseignement et de recherche en ce cas, mais aussi bien de santé, d’éducation, de justice, de police, de défense, etc.). Il s’agit d’actualiser et de fonder en évidence la nécessité d’abandonner des missions dont on martèle qu’elles ne sont pas du ressort du service public, ce qui se traduit, de façon routinière, par des propositions visant à réduire la gamme des interventions à ce qui est tenu pour essentiel (qui est le plus souvent ce qui est aisément quantifiable), à concentrer les pouvoirs entre les mains de directions responsables, à introduire des méthodes modernes de gestion des ressources humaines, à conclure des accords de partenariat public-privé, etc. C’est que les enjeux de cette quantification ne sont pas minces dans ce secteur. Il en va parfois de l’avenir même des disciplines ; ou de celui de certaines branches moins rentables que d’autres ; ou de certains domaines ou formations qui cessent d’être financés ; voire, à plus long terme, d’une remise en cause de l’autonomie académique, du caractère collectif et coopératif du travail de recherche, de la gratuité du savoir comme bien public. 62 72 4. Imposer une nouvelle manière de gouverner fondée sur la délégation de la gestion du budget et des personnels à des dirigeants intéressés à la réalisation des objectifs qui leur sont fixés. À ce niveau, la question à résoudre est celle de la configuration nouvelle du dispositif de recueil et de traitement de l’information, dont un des enjeux cruciaux est, comme je l’ai déjà dit, la mise en œuvre de l’interopérabilité des systèmes d’information. SE R VI C E D E PR ES SE Comme toute technique de gouvernement, l’évaluation gestionnaire ne s’impose pas de façon purement autoritaire. Sa mise en place subit une double critique. La première est celle qui est émise dans le cadre de ce qu’on nomme aujourd’hui le « dialogue de gestion » – cette négociation sur l’affectation des ressources financières qui met aux prises les gardiens des comptes des administrations de tutelle et les directions des institutions ou établissements. C’est ce genre de critique que le Schéma directeur pour l’optimisation des fonctions support de l’Inra oppose à certaines propositions inacceptables de l’audit. Par parenthèses : cette négociation met un peu à l’écart les représentants de salariés, même s’ils s’expriment dans les conseils d’administration – chose qui tend à s’éroder dans les formes de gouvernance instituées avec l’autonomie et la délégation de gestion. La seconde critique, qui est l’apanage des professionnels, vient de la réflexion méthodologique, solide et argumentée, sur la validité des instruments et des choix de l’évaluation externe. Cette critique porte sur les éléments incongrus des grilles établies et peut proposer des solutions de rechange plus pertinentes. Une troisième critique de l’évaluation devrait être conduite, dont la teneur est sans doute la plus délicate à identifier. Elle viserait à démystifier l’usage que les dirigeants font de la quantification pour discréditer l’opposition au principe d’efficacité et le refus d’une conception instrumentale de l’excellence. Tel sera le dernier point de mon analyse. 73 Désacraliser le chiffre PR ES SE Le chiffre a de très intrigantes propriétés. Pour n’en illustrer qu’une, on observe régulièrement que, bien que la validité des grilles d’évaluation et la pertinence des indicateurs de performance retenus pour produire la mesure d’un résultat soient souvent contestées, l’évaluation en tant que telle est rarement remise en cause. Se pose donc une question, dont on parvient rarement à se débarrasser (ou lorsqu’on le fait, on en ressent une certaine culpabilité) : pourquoi les individus qui doivent se soumettre à cette procédure ne refusent-ils pas d’être évalués sur un mode gestionnaire ? Question qui peut être formulée de façon plus générale : pourquoi la critique, voire le rejet de la quantification de l’action publique, ne parvient-elle pas à devenir, pour les agents de l’État comme pour l’ensemble des citoyens, le motif d’une mobilisation politique d’ampleur générale ? SE R VI C E D E Cette question appelle plusieurs réponses. On peut, d’une part, invoquer le caractère inflexible de la manière dont les réformes gestionnaires sont conduites lorsque la pression de la contrainte économique et la nécessité de réduire la dette justifient la violence des décisions qu’elles conduisent à prendre. Et on sait combien le caractère implacable de ces problèmes de financement provoque l’impuissance et l’abattement. Mais quelque chose de plus secret semble freiner la mobilisation : le sentiment que revendiquer un droit à se soustraire à l’évaluation de son travail passera immédiatement pour un aveu d’incompétence, d’inutilité ou de paresse. De cela, il est quasiment impossible de se prémunir (sauf si l’ensemble des agents s’accordait pour récuser en bloc l’ensemble des dispositifs d’évaluation). Un dernier facteur joue un rôle difficile à isoler et encore plus difficile à contrer : la fascination qu’exerce le chiffre et le fait que sa seule invocation désarme la critique au sens où il est admis qu’un chiffre exprime l’objectivité d’un état de fait. Comment analyser la puissance de ce facteur ? 74 D E PR ES SE Pour saisir la difficulté dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui de nous déprendre de cette fascination, j’ai avancé une idée : celle de la sacralité du chiffre. Il faut donc revenir à la distinction qu’Émile Durkheim a introduite entre le profane et le sacré63. Pour lui, chaque société s’invente des choses auxquelles elle confère un caractère sacré. Cette opération consiste à soustraire cette chose à la critique humaine. Cette chose peut être un élément naturel, un dieu ou une idée. Dans les sociétés rationalisées de longue date qui sont les nôtres, on peut prétendre que chacun est dans la disposition de conférer au chiffre les attributs de la sacralité, puisqu’il y semble communément admis que ce qu’un chiffre exprime est absolument immunisé contre le doute (comme le dit bien la maxime : le chiffre ne ment pas). En gros, dire que cinq plus cinq font dix, qu’il y a vingt vaches dans un pré, que 83 % des citoyens ont voté ou que les thérapies comportementales ont un taux de réussite supérieur de 32 % à celui des thérapies analytiques sont des affirmations dont il n’y a ordinairement pas lieu de contester la vérité. SE R VI C E La définition d’un objet sacré engendre l’invention de règles qui en organisent le respect. Dans le cas du chiffre, un des objets de ce culte est l’objectivité scientifique. Avec la quantification des données administratives, ce culte a été transféré dans l’ordre du politique. Et il est vrai que dès qu’une décision politique est adossée à un chiffrage validé (même s’il est démontré qu’il est totalement faux), elle semble obtenir une évidence qui, comme le savent les spécialistes en communication ou les démagogues, rend coûteuse et très incertaine sa remise en cause. Bien sûr, ce qui est sacré ne détermine pas invariablement la dévotion ou l’adhésion aveugle : il est toujours possible 63 Durkheim É., 2005. Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, PUF (1re édition 1912). 75 SE R VI C E D E PR ES SE de récuser les chiffres comme on peut ne pas croire en Dieu. Car comme une autre maxime l’affirme : on peut faire dire n’importe quoi à un chiffre. Il n’est donc pas rare de constater que, pour des raisons politiques, scientifiques ou techniques, la validité ou l’objectivité de certains chiffrages soient mises en doute (ceux du chômage, du nombre d’étrangers, des expulsions de clandestins, du palmarès mondial des universités établi par l’université de Shanghai, etc.). Mais ce qui est frappant, est le fait que, lorsque le sérieux d’une quantification est mis en doute, ceux qui le font réclament le remplacement de cette mesure par une autre qui soit, elle, vraiment objective ou juste. C’est ainsi que prolifèrent tous les instituts d’études et tous les observatoires qui produisent des chiffres plus incontestables que ceux qu’ils remettent en cause. Il est rare d’entendre quelqu’un revendiquer l’abandon total de tout chiffrage tant nous semblons attachés à l’idée qu’une telle chose puisse exister ou tant nous craignons de voir cette revendication passer pour une défense de l’obscurantisme. La sacralité du chiffre est d’autant plus difficile à nier que la quantification est un élément constitutif des démarches d’objectivation qui, au nom de la raison, visent, précisément, à éradiquer les attitudes de soumission qui caractérisent le respect aveugle de la chose sacrée. Tout un chacun peut constater que dès qu’un problème social émerge dont le débat public s’empare (ethnicité, corruption, burqa, suicide, etc.), des voix s’élèvent pour exiger la création d’un observatoire qui permettrait, selon elles, d’en mesurer la réalité, d’en suivre l’évolution et de prendre les décisions les plus adaptées à sa nature et à son importance. Qu’y a-t-il derrière cette volonté de quantifier ? Parfois une volonté de préparer l’opinion publique pour faire passer une décision déjà prise en invoquant un phénomène que vient opportunément dévoiler une mise en chiffres programmée. Parfois le souci de disposer de données quantifiées afin de traiter de manière fine et ciblée un problème dont les dirigeants savent déjà qu’il existe et 76 PR ES SE comment on peut le résoudre. Autant de signes qui attestent de cette réaction irréfléchie qui nous fait immédiatement associer la quantification à la vérité. C’est dans cette réaction que se niche, à mon sens, la sacralité du chiffre. En politique, cette sacralité se manifeste dans les « rites d’objectivité » auxquels s’adonnent les gouvernants. Ces rites présentent aujourd’hui des formes démesurées, si ce n’est pathologiques, comme celle qui s’observe dans cette compulsion que les dirigeants ont contractée à réclamer des évaluations pour l’ordinaire des décisions qu’ils doivent prendre, ou dans leur obsession à soumettre l’activité des administrations et de leurs agents à la logique du résultat et de la performance en dépit de tous les faits et de toutes les analyses qui leur démontrent que cette façon de conduire les affaires publiques est politiquement ruineuse, moralement inacceptable, techniquement contreproductive et humainement insupportable. SE R VI C E D E S’il faut désacraliser le chiffre tel qu’il est aujourd’hui utilisé en politique, c’est pour retrouver une certaine autonomie et contrer cet usage particulier qu’en fait le dispositif d’évaluation avec ses objectifs chiffrés, ses indicateurs de performance, ses classements et ses palmarès. Cela aiderait peut-être à disqualifier toutes ces techniques de management qui reposent sur ces instruments de violence arithmétique que les gouvernants emploient pour rationaliser l’État en réduisant la dépense publique. Cette désacralisation ne peut pas être purement symbolique ou théorique. Elle doit être pratique ; donc conduire à soumettre de nouvelles questions au débat public : à qui doit-on concéder l’organisation de l’encadrement statistique de l’activité professionnelle ; à quelles conditions doit-on le faire et avec quelles procédures de contrôle ; comment doiton ménager la diversité des sources et des lieux de traitement de l’information statistique ; comment s’assure-t-on de la réversibilité du dessaisissement de la description quantifiée de l’exercice du métier et de la mission des institutions ? 77 SE R VI C E D E PR ES SE Cette proposition soulève, bien sûr, toutes sortes d’interrogations – qui n’ont pas été résolues avec la mise en place de conférences de consensus et de forums citoyens. Mais ce qui est en jeu ici, c’est une nouvelle avancée des pratiques de la démocratie. Le problème est que désacraliser le chiffre est une démarche qui repose sur un phénomène dont le caractère technique rebute les meilleures volontés ou fait croire qu’il n’a rien de politique. On a en effet l’habitude de penser que les modalités d’utilisation du chiffre en politique se distribuent sur une sorte de continuum : à un pôle, les données chiffrées sont conçues comme un facteur contribuant à encadrer le débat public, en limitant les options soumises à délibération et en restreignant les choix ouverts à la décision collective ; à l’autre, elles sont envisagées comme un facteur d’extension et d’amélioration du débat démocratique. Toute la question est donc de savoir s’il est possible – et comment – de faire se déplacer le curseur très loin dans la direction de ce second pôle. J’ai suggéré que cela réclamait une critique de la suspension délibérée que l’évaluation gestionnaire fait du contenu moral et politique de l’action publique. J’ai essayé de fournir quelques éléments de cette critique. Et vous aurez sans doute compris que tout ce qui favorise l’autonomie, l’indépendance et le pluralisme, et réduit la tyrannie et la fascination du chiffre, a ma préférence. Mais il faut, je crois, aller un peu au-delà de cette considération sur l’évaluation. Et c’est ce que je vais faire pour conclure. Conclusion L’histoire politique de ces vingt dernières années n’est pas seulement celle de la libéralisation, de la globalisation ou de la réduction de la dépense publique. Elle est également celle de l’émergence d’une nouvelle manière de gouverner fondée sur l’assujettissement de la décision politique à une logique du résultat et de la performance. Et j’ai essayé d’attirer l’attention 78 sur les transformations que ce modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir tendait à provoquer dans l’ordre du politique. SE R VI C E D E PR ES SE Je ne sais pas si, comme beaucoup l’affirment, ces transformations sont le prix à payer pour entrer de plain-pied dans une modernité vouée à reposer sur un usage de plus en plus étendu des techniques de l’information. Il ne sert sans doute à rien de penser un improbable retour en arrière. Mais cela n’interdit pas de porter un regard critique sur les effets de pénétration de ces techniques en politique, pour en apprécier la teneur et en débattre. Deux de ces effets ont été analysés. Le premier est le suivant : la référence au principe d’efficacité bouleverse insidieusement la conception et la mise en œuvre de l’action publique, tout comme elle affecte les rapports que les citoyens entretiennent à leur État. Le second tient aux progrès de la numérisation du politique, dont j’ai indiqué comment elle contenait la tentation d’instaurer ce qu’on peut appeler un exercice autoritaire de la démocratie. Ce sont ces deux effets dont j’ai rendu compte en examinant la place dévolue à la logique du résultat et de la performance dans l’organisation de l’activité de gouvernement. Phénomène qui a été appréhendé à partir de la manière dont les gouvernants ont aujourd’hui recours à l’évaluation. Mes enquêtes ont permis de tirer ce constat : la mise en place du dispositif de quantification du politique, qui produit palmarès, classements, objectifs chiffrés et indicateurs de performance, peut être conçue comme l’imposition d’une violence arithmétique que les gouvernants emploient pour réduire, de façon légitime parce que censément objective, les missions qu’un État démocratique devrait garantir à ses citoyens (santé, éducation, formation, justice, police, etc.) dans le but unique (et un peu aveugle) de comprimer la dépense publique. Ce qui, à plus long terme, pourrait modifier la conception de ce que les citoyens sont en droit d’en attendre. C’est, en tout cas, ce que l’analyse de ce que j’ai nommé le « gouvernement au résultat » suggère. 79 SE R VI C E D E PR ES SE J’ai montré comment le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir inclinait à individualiser l’action publique, que ce soit par le biais de la responsabilisation des dirigeants et des manageurs comme par celui de la personnalisation des droits accordés aux citoyens. Et on observe que, plus la mesure de la performance ou du mérite personnel s’étend et s’affine afin d’être mieux déterminée et contrôlée, plus la notion de collectif tend à être négligée et oubliée. C’est ce qui conduit à penser que le chiffre contribue, quand on n’y prend garde, à la dégradation du politique, car celui-ci est d’abord une affaire de décisions prises par et pour une collectivité, pas une somme de décisions individualisées prises à l’insu ou à l’écart du public qu’elles concernent. Un second enseignement de l’analyse est que plus les gouvernants pensent être en droit de faire un usage implacable du chiffre, au prétexte qu’il dit l’objectivité des choses, plus l’autoritarisme des gouvernants est encouragé, avec tout ce qu’il comporte d’arbitraire et d’arrogance. S’explique ainsi le sentiment de dévalorisation que connaissent les professionnels de service public lorsqu’ils sont considérés comme interchangeables dans un procssus de production ou que leurs revendications sont traitées avec mépris (au nom de l’efficacité). Ou celui d’être bafoués, lorsque la manière de faire leur métier qui leur est imposée s’oppose à ce qu’ils pensent qu’elle devrait être pour assurer le service qu’ils sont censés rendre aux citoyens. Sous cet angle, on comprend sans doute mieux pourquoi une critique raisonnée des usages gestionnaires de la quantification comme celui qu’en fait l’évolution servirait à rétablir la condition première du développement des pratiques de la démocratie : la confiance64. 64 C’est ce dont atteste l’abandon que le nouveau gouvernement français, nommé à la suite de l’alternance de 2012, a prononcé de certaines procédures d’évaluation mises en place par son prédécesseur, en particulier à l’école ou dans l’enseignement supérieur et la recherche. Tout comme le terme qu’il a mis à l’application des 80 PR ES SE Un des effets de cette domination du raisonnement gestionnaire est l’envahissement de la langue politique par la nouvelle terminologie qui accompagne la logique de la performance et du résultat. Dans cette nouvelle langue, transparence veut dire contrôle, équité veut dire sélection, autonomie veut dire concurrence, qualité veut dire limitation des services, responsabilité veut dire sanction, excellence veut dire exclusion. Et évaluation, réduction programmée des missions de l’État. Une manière de contrer cette domination consisterait à lever la confusion qui naît de ce brouillage lexical ; et pour le faire, peut-être faudrait-il essayer de débarrasser la langue politique de cette nouvelle terminologie. SE R VI C E D E Une ultime question se pose, qui est propre aux organismes de recherche publique : que fait l’évaluation gestionnaire à la recherche scientifique lorsqu’elle la prend pour objet ? Cette question est au cœur des réformes auxquelles ces organismes sont aujourd’hui soumis, en se formulant de la manière suivante : comment mesurer la performance de la recherche en termes de retour sur l’investissement que la collectivité consent à lui consacrer ? Il est difficile de penser que le rôle que les sciences remplissent dans une société puisse exclusivement se calculer à partir des indicateurs courants de productivité, de publication, de formation, de diffusion et de vulgarisation. La recherche scientifique ne peut pas non plus être simplement rapportée à la traduction concrète, dans la production de richesse et le bien-être des populations, des résultats et des connaissances qu’elle produit, telle qu’elle peut être mesurée par les montants financiers engrangés par les brevets déposés ou par le nombre de Prix Nobel récoltés65. mesures de la RGPP. Reste à savoir sur quelle base le redéploiement des effectifs de la fonction publique va être décidé. 65 Comme le fait le fameux palmarès de Shanghai qui classe les universités du monde entier. 81 PR ES SE L’influence que la science a sur la société tient également à sa méthode : l’enquête – ou la nature hésitante et rigoureuse d’une recherche incessante dont l’objet est d’approcher une vérité. Pour John Dewey, penseur du pragmatisme, ce processus infiniment ouvert d’expérimentation et de découverte doit être considéré comme le modèle de l’organisation des relations sociales en démocratie66. Si on admet ce point de vue, quelle meilleure contribution la science pourrait-elle apporter à la société que de promouvoir l’esprit de la démarche, ouvert, libre et pluraliste, d’un savoir toujours en quête de lui-même et toujours susceptible d’être remis en cause ? SE R VI C E D E C’est en ce sens qu’on peut dire que lorsque le monde de la recherche scientifique affirme son autonomie, défend la nature de son travail, assume l’universalité et la gratuité de ses productions et soutient l’idée que le savoir est un bien public, il contribue à ancrer les pratiques de la démocratie dans la société. Analyser la tentation autoritaire qui se profile derrière l’évaluation – et l’usage bureaucratique du chiffre qu’elle encourage – est donc un engagement qui devrait conduire les serviteurs de la science à poser que l’exercice même de leur métier – lorsqu’ils ne sont pas dépossédés de sa maîtrise – leur permet de restituer, à la société, ce qu’elle a de plus précieux à lui offrir : le goût de la liberté, l’esprit de coopération, le plaisir de la découverte et le sens de la critique. 66 Dewey J., 1993. Logique. Théorie de l’enquête. Paris, PUF (1re édition1938). 82 Discussion PR ES SE Question – Dans notre génération, la mentalité gestionnaire s’est immiscée sans vraiment que l’on s’en rende compte, jusqu’à ce qu’apparaisse depuis peu une espèce de fronde, dispersée, mais qui me semble se généraliser peu à peu. Nos successeurs seront-ils complètement pris dans cette idéologie gestionnaire ? Y a-t-il des exemples en sociologie, dans des communautés plus petites (ou plus grandes) de réversibilité des façons de penser et de se comporter ? Est-ce qu’il faudra, pour revenir en arrière ou pour inventer autre chose, autant de temps (une génération) que pour mettre en place l’État et l’esprit gestionnaire ? En combien de temps les mentalités pourraient-elles changer et adopter un système qui serait plus favorable aux hommes et plus respectueux de leur travail ? SE R VI C E D E Albert Ogien – Il y a une devinette que j’adore et que j’ai glanée lors de mon enquête en Afrique du Sud. Au moment où je m’y trouvais, ce pays était celui de l’apartheid, et l’organisation de la vie quotidienne y reconduisait le racisme. Surtout parmi la partie Afrikaner de la population – ou parmi ceux qui adhéraient aux thèses des nationalistes qui avaient pris le pouvoir en 1948 et avaient imposé la politique d’apartheid. La devinette était la suivante : combien de temps faudra-t-il pour qu’un Afrikaner viscéralement raciste cesse de l’être ? La réponse est : 13 heures. C’est le temps que prend un vol entre Johannesburg et Londres. Ce que dit la devinette, c’est que ce qui est permis à Johannesburg ne l’est pas à Londres et que cette interdiction est tout ce qu’il faut pour que des comportements racistes (machistes, discriminatoires ou stigmatisants) ne puissent plus s’exprimer de façon ostensible. Pour le sociologue, ce qui importe n’est pas tellement ce qui se passe dans le for intérieur des individus ou dans la psychologie des profondeurs, mais ce que l’état 83 SE R VI C E D E PR ES SE des mœurs et des rapports sociaux (et parfois seulement de la législation) permet de manifester en extériorité. Et chacun agit de la sorte : dans nos relations ordinaires, nous n’avons généralement ni le temps ni l’envie de sonder les cœurs. On se contente de ce que reflète la surface des choses, tant qu’elle répond à nos attentes. Quelle leçon retenir de la devinette sur le raciste sud-africain ? Lorsque des manières de faire sont établies, elles tendent à se reproduire au quotidien, avec quelques changements à la marge. C’est ce qui se passe avec le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir. Il est actuellement dominant et impose des manières de faire auxquelles il est difficile de se soustraire. Il oblige à se servir des notions d’efficacité, de performance ou d’évaluation (dans leur sens gestionnaire) et à accepter le genre de pratiques qu’elles informent. Et même si on trouve absurde l’ordre des choses que ces pratiques imposent et qu’on en critique la validité, on peut s’en accommoder provisoirement et les respecter de façon ostensible. C’est sur ce mode un peu désabusé que le règne du management est aujourd’hui accepté. Je ne sais pas si on peut considérer que les catégories du raisonnement gestionnaire composent une mentalité – qui définirait à tout jamais une attitude –, mais ce que je sais c’est que si un milieu de travail cesse de s’organiser autour de ces notions, ceux qui y participent n’auront aucun problème à en abandonner l’usage et à se couler dans des pratiques qui ne sont plus définies par ces notions (c’est ce qui se passe lorsque d’anciens salariés ayant subi les règles du management créent leur propre entreprise selon des principes alternatifs et démocratiques). Des manières de faire peuvent donc changer du jour au lendemain sans grande difficulté. Rendre compte du rythme de ce changement est une affaire d’historiens, voire de psychologues sociaux. Ce qui intéresse le sociologue, c’est le caractère contraignant du contexte dans lequel les personnes agissent au présent. Je défends donc l’idée que si l’on mettait en place un système dans lequel 84 les notions gestionnaires et les pratiques qu’elles nomment (efficacité, productivité, concurrence, performance, résultat, évaluation, etc.) ne fixaient plus la norme (car il ne s’agit là ni d’une mentalité ni d’une culture), un nouvel univers d’habitudes s’ouvrirait auquel les personnes s’adapteraient immédiatement. C’est ce qui fonde la croyance dans le fait que les nouvelles générations ne sont pas vouées à marcher dans les pas de la précédente. SE R VI C E D E PR ES SE La question de savoir s’il est possible d’abandonner le raisonnement gestionnaire est donc moins une longue affaire de désaccoutumance ou d’acculturation que de transformation du système de rapports sociaux et politiques qui s’est imposé dans le dernier quart de siècle. Autrement dit, la question qui se pose est celle de savoir si une telle transformation a quelque chance de survenir bientôt. Et c’est à ce point que je suis pessimiste, car les conditions pour que cela arrive ne semblent pas prêtes d’être réunies. C’est que le mouvement de globalisation – et l’instauration d’un nouveau rapport entre capital et travail avec l’émergence de l’industrie de la finance – ne va pas s’arrêter de sitôt, sauf accident majeur que personne ne paraît souhaiter. Et tant que ce mouvement portera les mêmes conséquences, en termes de reconfiguration des rapports de production mondiaux, de désindustrialisation et de désengagement des États, la pression à la réduction des droits sociaux des citoyens dans les démocraties avancées semble vouée à continuer. Tant que les Chinois (pour ne parler que d’eux) n’auront pas des salaires et un système de sécurité sociale identiques aux nôtres, cette pression ne risque pas de retomber. En France, la manière dont le mouvement de globalisation transforme les relations sociales et politiques est lestée d’un poids idéologique particulier. Il est en effet accompagné d’un discours de légitimation qui lie ensemble défense de l’idée d’autorité, volonté d’imposer la toute-puissance du 85 SE R VI C E D E PR ES SE chef, mesure de la performance par l’évaluation, apologie du travail et dénonciation de l’assistanat. Toute cette gangue idéologique qui enrobe les réformes gestionnaires menées durant la dernière décennie peut disparaître d’un coup. Mais qu’est-ce que cette disparition modifierait aux structures générales du monde environnant ? Peu de choses sans doute – même si l’adoption d’un autre discours de légitimation (fondé sur les idées de liberté, de démocratie, de coopération et de dialogue) transforme la façon de penser, de présenter et d’organiser les manières de faire politiques au plan national. Ce changement vient d’ailleurs de se produire à la faveur de l’alternance de 2012 : le nouveau gouvernement français a ostensiblement suspendu certaines procédures d’évaluation ou a renoncé officiellement au dispositif comptable de la RGPP. Il entend favoriser l’idée de coopération contre celle de concurrence. Mais cela ne modifie en vérité pas grand-chose à la nécessité de limiter la dépense publique, de moderniser l’État et de réduire la dette. D’où l’accusation de n’être qu’un changement rhétorique ou cosmétique. Je pense néanmoins que ce n’est pas rien. En fait, tant que le chiffre restera pris dans le cadre conceptuel du raisonnement gestionnaire, il conservera le caractère implacable qu’on lui prête et en contester la validité restera une tâche ardue. Ce qui peut changer cependant, c’est la manière d’en parler. Et sur ce plan, on note que les lignes bougent. Un indice, parmi d’autres, de ce changement est la réaction des grands dirigeants mondiaux au mouvement des « indignés » et des occupiers. Directeurs de banques centrales, chefs d’État, autorités religieuses ou politiques diverses ont tenu à leur dire : « Vous avez tout à fait raison de vous révolter. La situation qui vous est faite est inacceptable. Il faut réguler le capitalisme financier pour contrôler les effets désastreux qu’il produit et les corriger. » Comment ne pas s’étonner de cette attitude surprenante : ce sont ceux-là 86 SE R VI C E D E PR ES SE mêmes qui ont créé la situation qui en dénoncent le caractère insupportable ? C’est évidemment difficile. N’en reste pas moins qu’on peut se demander : pourquoi se sentent-ils obligés de le faire ? On peut bien sûr qualifier ce soutien d’hypocrite ou d’opportuniste, il n’en signale pas moins un doute, une hésitation, une peur. Et ce doute, cette hésitation, cette peur sont le signe d’un désarroi, en grande partie suscité par une idée simple : est-il vraiment raisonnable de laisser une majorité de la jeunesse dans un état de désœuvrement et de précarité qui ne lui offre aucun avenir ? Ce désarroi atteste sans doute le fait que le raisonnement gestionnaire qui a modelé les esprits pendant un quart de siècle a perdu beaucoup de sa superbe (mais qu’on peut difficilement y renoncer brutalement puisqu’il n’existe pas d’alternative crédible). Il est possible que nous soyons entrés dans une période incertaine qui est occupée par une question : par quel nouveau modèle d’organisation peut-on remplacer l’ancien qui s’est montré inacceptable ou défaillant ? Et sur ce point, je n’ai guère de réponse. Et je crains de n’être pas le seul. Question – Je suis responsable de l’évaluation à l’Inra, mais je suis aussi ancien chef du département Mathématiques et informatique appliquées, ce qui fait que j’ai un certain attachement aux chiffres. J’ai apprécié votre exposé et je me pose quelques questions par rapport à votre critique des chiffres, sur lesquels j’aimerais que l’on porte un regard un peu plus indulgent. Je pense qu’il y a tout de même des choses à tirer des chiffres. Quand j’étais jeune, je me faisais encore quelques illusions sur le fait de fabriquer des modèles mathématiques pour simuler des comportements et prédire des choses, que ce soit dans le monde socioéconomique ou dans le domaine biotechnique. Je pensais naïvement que ces modèles allaient être directement utilisés comme aide à la décision publique. Je me suis rendu compte qu’en définitive beaucoup de ministères utilisent certes ces modèles, mais qu’ils les 87 utilisent de manière assez intelligente et prennent en considération d’autres regards, plus qualitatifs. Je crois qu’il y a tout de même des personnes qui savent tirer parti de ce que peuvent dire les chiffres et qui savent les mettre en regard de ce que peuvent dire d’autres façons d’aborder les mêmes problèmes. Par exemple, on réunit un certain nombre d’acteurs concernés par une décision publique et des spécialistes de disciplines différentes, et on prend en compte plusieurs modèles et plusieurs points de vue. Je crois qu’il faut respecter le rôle du chiffre quand il est utilisé de manière intelligente. SE R VI C E D E PR ES SE Albert Ogien – Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai introduit la notion de « système du chiffre » – c’est-à-dire proposé de rapporter chaque modalité de quantification au cadre pratique, technique et conceptuel à l’intérieur duquel un certain type de chiffres est produit. Ce n’est, à mon avis, que de cette manière qu’il est possible de se prononcer sur la nature de l’usage du chiffre, en démontrant empiriquement le fait que ceux qui s’en servent le font sur un mode intelligent ou purement comptable. En tant que rationaliste, je partage totalement l’idée que la quantification permet de donner des descriptions rigoureuses de fragments de réalité qui assurent une avancée de la raison humaine. Ma critique des pratiques actuelles de l’évaluation n’est donc en rien un rejet de la mathématisation du monde social, mais est fondée sur une analyse de ce qui se passe en matière de conduite des affaires publiques à l’ère de l’informatisation et des usages gestionnaires qui en sont faits. Tout chercheur a le plus grand mal à se déprendre de l’idée selon laquelle la quantification est la clé de la compréhension de nombreux phénomènes (même si certains ne réclament pas le recours à ce type d’objectivation). Avec la notion de système du chiffre, j’ai voulu préserver la grandeur et la beauté du chiffre intelligemment utilisé (en général à des fins de connaissance non instrumentalisée), tout en montrant qu’il 88 SE R VI C E D E PR ES SE recelait une puissance de contrôle et de reconfiguration du réel dont les gouvernants se servent à leurs propres fins. Je ne voudrais pas qu’on tienne mon analyse de l’évaluation gestionnaire pour une dénonciation de la quantification, ou pour la réitération de l’idée courante selon laquelle les chiffres mentent, qu’ils sont manipulés et servent à occulter la réalité. Elle met simplement en évidence cinq caractéristiques qui définissent la forme de quantification mise en œuvre par les techniques de management aujourd’hui dominantes : l’ambition de saisir, en détail, l’intégralité des facteurs qui déterminent les conduites individuelles ; l’application au domaine du politique ; l’émergence d’une industrie du logiciel et la multiplication des offres de traitement dédié ; la numérisation des données recueillies ; l’interopérabilité des systèmes d’information. Ce que j’ai voulu analyser en examinant les problèmes que soulève l’introduction de l’évaluation dans le service public à des fins de mesure de la performance, ce sont les conséquences – recherchées ou inattendues – de cet usage du chiffre sur la conception du politique et les pratiques de la démocratie. D’une certaine manière, la distinction que j’ai dégagée entre les évaluations professionnelle, démocratique et gestionnaire, renvoie directement à l’idée d’usage intelligent ou, à l’inverse comptable, du chiffre. Dans les deux premières modalités de l’évaluation, la quantification est objet de débat et de critique pour ceux qui la produisent ; et son instrumentalisation est généralement détachée de tout rapport de force ou déliée de l’exercice d’un pouvoir. Dans la dernière, le chiffre est immédiatement doté d’une vocation de contrôle et son utilisation tend à être aussi automatique que possible. Et cette automaticité contient en elle-même la suspension de la critique, le secret et l’autoritarisme, qui sont des attitudes qui contredisent les règles de fonctionnement de la démocratie et, au-delà, les principes mêmes du politique. 89 SE R VI C E D E PR ES SE Je voulais attirer l’attention sur un phénomène, dont on peut contester la nature que je lui attribue. Ce phénomène, c’est la participation de professionnels d’un domaine d’activité à la définition des variables et des indicateurs les plus pertinents et à l’élaboration des algorithmes de traitement des données les plus adéquats permettant l’évaluation de l’activité de leurs pairs – ce qui se produit pour de nombreux métiers du secteur public (enseignants, chercheurs, médecins, juges, policiers, travailleurs sociaux, etc.). On observe alors que, une fois les grilles d’évaluation validées, le contrôle de cet outil échappe aux professionnels qui l’ont conçu en toute innocence ; il se transforme en un instrument d’administration qui traite en routine des informations aux fins instrumentales de ceux qui les utilisent pour décider et contrôler. La crainte que l’on peut nourrir est que, au bout d’une dizaine d’années, la maîtrise du système de production et de restitution du chiffre tombe entièrement sous la responsabilité de comptables tatillons, totalement ignorants des réalités dont les chiffres rendent une image abstraite. Et lorsque l’on inscrit l’analyse de cet horizon temporel, on peut se demander qui exercera encore son intelligence critique pour situer les données de quantification dans l’univers concret des relations de travail. Mon idée est donc de rappeler à ceux qui construisent des procédures de quantification intelligentes de toujours garder à l’esprit le fait que leurs constructions sont vouées à leur échapper et à se muer en instruments de gestion (dans le cas où les systèmes d’information installés ont une vocation de contrôle). Question – Il y a une quinzaine d’années, ont commencé à se mettre en place des évaluations collectives des équipes ou des unités de recherche. Les organismes de recherche publique étaient alors responsables de ces évaluations. Je me souviens qu’il n’y avait pas de notation. On demandait à des scientifiques d’autres laboratoires et d’autres institutions de procéder à ces évaluations. Leur mission était de discuter 90 SE R VI C E D E PR ES SE avec les chercheurs, puis d’émettre un avis auquel pouvait répondre le directeur d’unité. Il y avait une espèce de réflexion commune autour du projet de chaque laboratoire, et c’était aussi utile aux chercheurs qu’à la hiérarchie. Petit à petit, on s’est rendu compte que, pour comparer des organismes de recherche, il devient difficile de ne pas avoir de chiffres, de ne pas avoir d’estimation de la production. Déjà, à l’époque, le CNRS mettait des notes à ses unités de recherche. Quand on est passé à l’AERES, cela nous a complètement échappé. Est-ce que ce n’est pas une question de grain auquel on fait l’évaluation ? Si on évalue les équipes ou les unités, on peut se passer de chiffres. Mais comment ferait-on si l’on voulait évaluer un ensemble important de chercheurs en n’ayant pas de comparaison chiffrée ? Et comment comparer les institutions scientifiques au niveau international ? Peuton penser de la même manière l’évaluation des politiques publiques au niveau de l’État, au niveau d’organismes comme l’Inra ou l’université, et au niveau d’un laboratoire ou d’une équipe de recherche ? Albert Ogien – Vous touchez là le cœur de la question du statut du chiffre : à quoi sert-il de passer d’une pensée de la qualité à une pensée de la quantité en matière d’administration des affaires collectives ? Cette question est, le plus souvent, de nature purement instrumentale. Et le cas emblématique, pour justifier le caractère nécessaire d’un tel passage, est celui des organisations humaines de taille importante (une nation, une institution internationale ou une firme multinationale). C’est également le cas dans des domaines d’activité qui réunissent de nombreux agents dont l’activité effective doit être vérifiée. Pour prendre un exemple : je discutais récemment avec une économiste au sujet de la décision prise par la commission du CNRS en économie de retenir, pour évaluer les publications des chercheurs, un classement des revues dont la validité est contestée par de nombreux économistes (et alors même 91 SE R VI C E D E PR ES SE que beaucoup d’autres commissions du CNRS refusent délibérément d’utiliser ce genre de classement hiérarchisant). La justification qu’elle m’a donnée pour cette décision a été la suivante : « L’économie s’est tellement développée dans tellement de secteurs différents qu’il est devenu impossible pour ceux qui siègent dans une commission d’avoir une connaissance exacte, ou même approximative, de ce qui se passe dans la discipline et de la valeur des revues existantes dans chacun de ses secteurs. Un économiste du travail ne sait pas du tout ce que fait un économiste de la santé. Quand on doit juger la production d’un chercheur qui ne travaille pas dans votre spécialisation, se référer à ces classements permet à celui qui doit juger de la qualité d’un dossier, alors qu’il ne sait rien du secteur de recherche en question, de se donner une idée. » Elle n’a sans doute pas tort. Mais on voit bien combien le recours aux classements pour motif de simplification du travail de l’évaluateur est une démarche qui ne prend pas en considération les effets à long terme de l’existence de ces classements (ce qui peut ne pas être le souci immédiat de celui qui doit rédiger un rapport d’évaluation). Le classement est une réponse aux problèmes qui naissent de la professionnalisation des métiers de la recherche, mais chacun sait qu’il produit des effets de distinction qui retentissent, à long terme, sur la pratique d’une discipline (comme de rédiger en anglais, pour une revue supposée d’excellence, qui, encombrée de trop de manuscrits, impose ses standards de rédaction, fait payer la publication et favorise certains thèmes plus porteurs que d’autres). Au final, si le classement des revues – et l’ensemble des procédures de simplification qui sont attachées à l’usage de la bibliométrie – permet de faire une économie de temps dans l’examen des dossiers, il contribue à rendre légitime la représentation de la valeur d’un chercheur au moyen de l’affichage de la mesure d’impact de ses publications, à l’aide d’un algorithme dont on ignore le mode d’élaboration. 92 SE R VI C E D E PR ES SE On comprend bien que, dans les organisations de grande taille, le chiffre est une manière commode de transmettre des informations. Il joue, en ce cas, un rôle de langage vernaculaire qui permet à des personnes qui ne parlent pas la même langue (ou n’ont pas de familiarité avec un domaine d’activité) d’entretenir la possibilité d’une communication. Mais cela ne doit pas faire oublier le caractère réducteur (parfois bricolé, voire maquillé) des descriptions de la réalité fournies par la quantification. Si ces lacunes ne sont pas trop dangereuses dans des forums internationaux, où le chiffre est un des éléments d’une négociation qui se conclut rarement par des décisions véritablement contraignantes, la situation est toute différente lorsque la production de chiffres – tout aussi lacunaires – est couplée à un pouvoir de contrainte direct. Ma critique de l’usage gestionnaire du chiffre est strictement cantonnée à ces situations particulières (mais néanmoins très nombreuses au niveau des administrations nationales). Et la désacralisation du chiffre à laquelle j’invite est avant tout une démarche qui vise à faire reposer l’analyse de ce à quoi servent concrètement les données fournies par les systèmes d’information sur une compréhension informée par les pratiques effectives, et rendant compte de la manière dont le choix des critères employés pour formuler un jugement politique (qualitatifs au quantitatifs) influe sur la conception du politique et les pratiques de la démocratie. Question – Vous envisagiez que le système d’information devienne totalement autonome : il n’y aura plus de commission d’évaluation, il suffira de remplir des fichiers, la machine calculera, les indicateurs tomberont et cela mettra le curseur sur la décision à prendre. On peut se demander si cela ne ressemble pas déjà un peu à ça. On fournit des données qui vont être agrégées à d’autres données qui vont ensuite se fondre en une variable qui elle-même va en alimenter d’autres qui seront finalement compactées pour 93 PR ES SE produire des indicateurs. D’ailleurs, aujourd’hui, une part de notre métier consiste essentiellement à remplir des fichiers. J’ai l’impression que cela ne peut tout de même pas arriver parce que justement, s’il y a des humains qui remplissent des fichiers, il y a d’autres humains qui s’arrangent pour que le système de traitement des données change. Remplacer le logiciel, c’est peut-être un moyen d’éviter que le logiciel ne vous remplace. Pour prendre un exemple très concret, le système qu’utilisent tous les gestionnaires de l’Inra change tous les ans. La machinerie informatique est manipulée par des personnes qui s’arrangent pour qu’on n’ait jamais le temps de s’y adapter et qu’il soit impossible de faire un véritable suivi, et cela fait un peu peur. SE R VI C E D E Albert Ogien – Vous avez raison, même si je ne suis pas certain qu’on puisse parler de manipulation. Je tendrais plutôt à penser qu’on a simplement affaire au développement normal d’une nouvelle industrie : celle de l’informatique et du conseil en entreprise. Et ce développement entraîne, logiquement peut-on dire, la création de nouveaux produits, l’obsolescence des machines, l’innovation en matière de logiciels, l’invention de nouveaux modèles de management, la découverte de nouvelles techniques de quantification, etc. J’ajoute que c’est dans la mise en application de ces techniques modernes que les gouvernants découvrent les possibilités originales d’administrer les affaires publiques qu’elles leur offrent. Audelà de cette différence d’interprétation (manipulation ou découverte de nouveaux modes d’action), le phénomène n’en est pas moins inquiétant. Mon travail a en partie consisté à trouver une bonne raison de me déprendre de cette inquiétude moi-même. Une première manière de le faire est venue d’un constat, tiré à l’occasion de mes enquêtes sur le travail dans les services de la CNAF et de la CNAM : trop d’information tue l’information. Je prends un exemple. Lorsque la CNAM a décidé d’informatiser la feuille de soins rédigée par les 94 SE R VI C E D E PR ES SE médecins de ville, la question s’est posée de savoir que faire de plusieurs milliers de personnes chargées jusqu’alors d’encoder les données provenant de ces feuilles. Il fallait soit en programmer le licenciement, soit les requalifier. On les a donc formées pour remplir des tâches d’accueil au guichet ou des fonctions de production d’information statistique. Quand j’allais faire mes enquêtes, je voyais s’empiler tous les matins des masses de sorties informatiques stockées dans des cartons dont on pouvait se demander à quoi elles servaient puisque personne n’avait le temps de les consulter. Les équipements informatiques modernes permettent, grâce à leur puissance de traitement et aux logiciels proposés par l’industrie du conseil en management, de produire des données à la pelle. Les organisations acceptent de s’équiper de ces logiciels dédiés mais il y a un moment où cette production dépasse la capacité humaine disponible pour les traiter. Bref, la soif du chiffre se développe en une activité un peu maniaque, absurde au sens où elle s’asphyxie elle-même et, en fin de compte, se disperse. Ce que vous dites au sujet du remplacement permanent des logiciels est également vrai. Les changements constants des fonctionnalités des systèmes d’information perturbent la bonne marche des entreprises et des services, qui doivent chaque fois s’adapter aux nouvelles procédures. Il existe une sorte de loi que connaissent les manageurs avisés : il faut cinq années pour qu’un système d’information soit maîtrisé par le personnel d’une entreprise et produise les avantages qu’on en escomptait. Mais si on change de système tous les deux ou trois ans parce qu’il est soudain considéré comme obsolète, il est impossible de savoir si les gains de productivité qu’on en attendait auraient été atteints. Une autre entrave à l’emprise absolue du chiffre sur l’activité humaine est le caractère irréaliste des projets d’informatisation. C’est ce qui se passe avec le système Chorus que l’État français s’efforce, depuis 95 SE R VI C E D E PR ES SE quelques années, d’installer pour gérer la LOLF (et donc l’intégralité des dépenses engagées par les administrations publiques et territoriales) de manière efficace. Les contrats signés avec de grandes firmes de services informatiques coûtent extrêmement chers, alors même que le système qui avait été choisi n’est toujours pas installé et qu’il y a peu de chances qu’il le soit un jour (je vous renvoie à mon analyse dans La valeur sociale du chiffre67). Mais pour quelles raisons les gouvernants s’attachent-ils à poursuivre le projet ? Parce qu’ils acceptent l’idée que ce système de comptabilité unique va permettre, à terme, de supprimer 350 000 emplois de fonctionnaires en rendant inutiles une énorme part du travail de saisie informatique dans l’ensemble des administrations. Pourtant, il était possible, en lisant les magazines spécialisés en informatique, de voir comment ils se moquaient des prétentions de la haute fonction publique française. Ces professionnels pensaient que ce qu’on leur demandait était irréalisable : aucune multinationale n’a jamais eu un projet aussi délirant que celui qui consistait à réunir en un seul logiciel le traitement de toutes les données relevant du budget de l’État. La demande défiait les capacités techniques d’y répondre. Mais les firmes s’engagèrent à le faire. Chorus n’est toujours pas opérationnel et ne le sera sans doute jamais. Il a été redimensionné afin d’isoler chaque domaine de dépense (justice, éducation, défense en premier lieu) et de les traiter séparément, tout en ménageant la possibilité de les relier les uns aux autres dans une phase ultérieure. Le résultat, régulièrement dénoncé par la Cour des comptes et les parlementaires, est qu’aucune réduction d’effectifs n’a eu lieu ; que la désorganisation des services a obligé à engager du personnel contractuel pour préserver la bonne marche 67 Ogien A., 2010. La valeur sociale du chiffre. Revue française de socio-économie, 5. 96 des services ; et que l’État s’est lié pendant vingt ans sur des contrats de maintenance de logiciels qui ne fonctionnent pas. L’opération a coûté jusqu’à présent près de trois milliards d’euros. SE R VI C E D E PR ES SE C’est également ce qui s’est passé lors de l’informatisation de la médecine de ville ou avec l’implantation du programme de médicalisation du système d’information à l’hôpital ; ou encore avec le logiciel Sifac mis en place dans les établissements d’enseignement supérieur. L’informatisation de l’administration continue à poser des problèmes techniques, politiques et financiers – ce qui retarde d’autant l’emprise absolue et tentaculaire du chiffre sur la décision politique. Il existe néanmoins un univers dans lequel les échanges s’organisent autour du chiffre : celui dans lequel évoluent experts, dirigeants et gouvernants qui, avec la mondialisation des échanges, doivent négocier ensemble les affaires nationales ou internationales. Dans cet univers particulier, nul ne saurait très bien comment dialoguer et agir sans s’appuyer sur ce vernaculaire commun qu’offre le chiffre. On pourra dire que ce que je décris n’est que la face délirante ou mégalomaniaque – gestionnaire en un mot – de l’usage du chiffre. Et on pourrait mettre cet usage en regard d’autres, plus directement en phase avec le débat public et la décision démocratique. Ce genre d’usage est celui qu’essaient de promouvoir les politiques, les économistes et les militants qui contestent le recours aux indicateurs de croissance fondés sur la mesure du produit intérieur brut (PIB). Ce qu’ils entendent faire est de définir d’autres indicateurs de richesse, permettant d’intégrer les données de bien-être des personnes, d’épanouissement, d’éducation, de santé et d’environnement qui ne sont pas prises en compte dans les chiffres de la production industrielle. Pour eux, c’est la définition des indicateurs retenus pour mesurer l’action publique qui détermine le type de politiques mises en œuvre au service 97 PR ES SE de la population. Certaines régions françaises ont déjà introduit ce genre d’indicateurs de développement humain. Il s’agit là d’adopter une approche objective, arithmétique de la réalité, mais en essayant de chiffrer les conditions du bien commun en mettant en évidence les inégalités ou les questions qu’il s’agit de traiter de façon prioritaire pour améliorer le bien-être collectif et le rendre durable. Cela se fait dans une série de régions (Nord-Pas-de-Calais ou Pays de la Loire) dans lesquelles ces indicateurs de développement se sont imposés et guident les politiques locales, en faisant participer les populations à leur élaboration. C’est certainement une manière de se servir intelligemment des chiffres. SE R VI C E D E En tout cas, je ne voudrais pas laisser croire que la critique de l’usage gestionnaire du chiffre que j’avance puisse en quoi que ce soit apparaître comme une dénonciation du rationalisme, un rejet de la science et de sa quête d’objectivité, un renoncement à la nécessité d’asseoir un jugement sur des faits attestés et vérifiés, voire être apparentée à un éloge de l’obscurantisme. Mes analyses visent simplement à décrire comment l’utilisation du chiffre pour fixer des objectifs et mesurer des résultats permet la mise en œuvre d’une technique d’organisation et de contrôle des activités de production et des décisions politiques. Et comment l’objectivité à laquelle le chiffre renvoie en ce cas n’est pas celle de la vérité ou de la réalité, mais celle que peut garantir une comptabilité bien tenue (même si elle est arrangée pour les besoins du service). Question – D’une part, il y a un système d’évaluations emboîtées qui suit la voie hiérarchique. D’autre part le travail des évaluateurs n’est lui-même jamais évalué. Quand on est chercheur, on est constamment évalué (évaluations individuelles ou collectives de l’activité, évaluation des propositions d’articles, évaluation des projets de recherche), mais on est aussi souvent évaluateur (pour les mêmes raisons). Je ne suis pas sûr que nous réagissions exactement 98 de la même façon quand nous sommes évalués et quand nous sommes évaluateurs. Avez-vous essayé de vous intéresser à ces différences de comportement quand la même personne évalue ou est évaluée ? SE R VI C E D E PR ES SE Albert Ogien – Dans une de mes recherches, j’ai participé à deux comités d’évaluation de l’AERES pour voir comment cela fonctionnait en pratique. Toute limitée qu’elle ait été, cette expérience m’a permis d’observer comment ce changement de position modifie les manières de faire de ceux qui un jour sont évalués, et l’autre, deviennent évaluateurs. Quand on se trouve en situation d’évalué, on tremble, on a des sueurs froides, on est attentif à rédiger un rapport qui ne permettra pas aux évaluateurs d’être mis sur la piste de quelque chose qu’on tient à occulter. Et on attend dans l’inquiétude la sanction (parfois, on intervient dans le cours du processus en négociant avec le président du comité qui peut être un proche). Et quand le résultat tombe, on s’exclame : « On est A+, c’est super ! » Mais lorsqu’on est évaluateur, on en arrive à poser des questions délicates aux collègues évalués, à traquer les informations un peu exagérées, les chiffrages un peu gonflés, les ambitions annoncées qui ne correspondant à rien, etc. Toutes choses dont on sait qu’on les commet soi-même lorsqu’on se trouve dans la situation d’évalué. J’ai toujours été frappé par ce jeu étrange : on tient toujours avec sérieux le rôle qui nous échoie tout en connaissant les trucs qu’on utilise pour montrer qu’on le joue de façon conforme. Le fait de pratiquer une évaluation place ceux qui la conduisent dans cette situation particulière qui consiste à disposer du droit d’émettre un jugement dont les conséquences peuvent être graves. Je pense que c’est le fait de se retrouver dans cette situation qui, en premier lieu, définit la manière de se comporter. Pourquoi ? Parce qu’une des caractéristiques de cette situation est que la personne qui doit se pencher sur une réalité et produire un jugement sait 99 SE R VI C E D E PR ES SE qu’elle doit le faire en son âme et conscience. La question est celle de la vérité et du rapport à la vérité. Est-ce que je peux entériner les occultations ou les mensonges qui sont présentés ou est-ce que je dois vérifier rigoureusement les données et rendre honnêtement compte de la réalité ? Cette situation est structurelle, mais elle s’ajuste aux époques. Il y a une vingtaine d’années, on aurait probablement entériné tous les mensonges en disant : « Les institutions veulent des notes. On va leur en donner. Il suffit de donner A+ à tout le monde. » Les temps ont, semble-t-il, changé. L’habitude de classer a progressé dans tous les domaines de la vie quotidienne. Et avec elle, le fait de prendre au sérieux les critères figurant sur les feuilles d’évaluation. Et même si on conteste (ou si on ne comprend pas) les définitions et les distinctions que ces critères introduisent, l’obligation de remplir les formulaires l’emporte. C’est ainsi que, au lieu de se demander pour quelles raisons un chercheur n’a pas suffisamment publié durant une période donnée, on en viendra à se demander, plus simplement : « Est-ce vraiment un publiant ? ». Décompte qui aura des effets sur la note finale attribuée au laboratoire soumis à évaluation. Ce qui est étrange puisqu’il n’est pas demandé d’évaluer les personnes, mais un collectif. De la même manière, recenser le nombre de publications en anglais – pour mesurer la visibilité à l’international – n’a rien d’obligatoire, mais est une démarche qui se développe dans l’accumulation même des visites d’évaluation. D’où vient que, soudain, des enseignants-chercheurs placés en situation d’évaluateurs s’inventent des directives visant à formuler leur jugement de façon aussi rigoureuse que possible – parfois au-delà de ce qui est demandé ou allant au-devant des demandes du commanditaire ? Le fait d’adopter une telle attitude est bien connue – même si elle reste surprenante. Elle procède, en grande partie, de ce sentiment qu’un jugement doit toujours être formulé à partir de données exactes. Ce sentiment appartient au sens commun, mais on peut supposer qu’il s’est 100 développé comme maxime d’action dans les métiers qui ont la responsabilité d’en émettre à longueur de temps (enseignants, juges, médecins, policiers, etc.). Elle vient ensuite d’un souci d’honnêteté et du respect du mandat qui est confié. Elle vient enfin de l’effet d’entraînement qui naît dans un groupe de huit à dix personnes qui cherchent à établir un jugement correct et complet. On observe en effet que les critères se multiplient et se durcissent durant les délibérations collectives et de façon totalement intrinsèque au débat. SE R VI C E D E PR ES SE Le système d’évaluation institué crée donc une distance chaque fois grandissante qui existe entre la fonction remplie par les participants à un comité d’évaluation dans le cadre d’une mission ponctuelle (produire un avis informé et fondé), le travail du président de ce comité au moment où il rédige les conclusions, le traitement des rapports d’évaluation par une commission de l’AERES et la procédure au terme de laquelle une note est attribuée au laboratoire évalué. Tant que ce système pyramidal d’évaluation persiste, il y a des chances pour que le passage d’évalué à évaluateur se réalise sur le même mode, en produisant ces étranges effets de passage de la situation d’évalué à celle d’évaluateur. Si le système venait à changer, on peut penser que ce passage se réaliserait de façon différente. Un premier aménagement a eu lieu récemment : l’AERES a renoncé à noter de façon directe et univoque les laboratoires. Il n’est pas impossible que ce changement modifie les comportements, et que des appréciations plus qualitatives sur le fonctionnement du laboratoire auront la chance d’émerger. J’aime à penser que si la dureté de la sanction (une note qui tient à la conjoncture mais qui a des effets discriminants à long terme) s’atténue, alors la recherche de critères de jugement en prise avec les pratiques effectives va s’accroître et celle de critères plus tranchants (plus objectifs au sens où ils se réduisent à un chiffre) va s’abaisser. Comme souvent, c’est le système mis en place qui donne leur ton aux 101 manières de produire un jugement et aux conséquences qui en sont tirées. D E PR ES SE Question – Votre exposé est tout à fait convaincant et il suffit de discuter avec des collègues pour se rendre compte que cette évolution est de plus en plus mal vécue par beaucoup d’entre eux. Mais alors que faire ? J’entends bien qu’il faille « désacraliser le chiffre ». La critique de la « culture du résultat » est certes indispensable. Mais est-ce suffisant ? Quels sont les moyens de résister en pratique et de résister collectivement ? Avez-vous des exemples de formes de résistance ? Quel pourrait être le rôle des syndicats ? Fatigués de ruser, on a souvent envie de désobéir. Vous avez écrit avec Sandra Laugier un ouvrage sur la désobéissance en démocratie et il semble qu’il y ait eu quelques exemples de désobéissance civile. Pouvez-vous nous en parler ? Nous ne pouvons tout de même pas attendre que le système ait atteint un degré d’absurdité critique tel, qu’il implose de lui-même. SE R VI C E Albert Ogien – C’est là une question bien difficile. Résister à l’emprise du chiffre de façon radicale – si on admet que cette emprise est néfaste et met la démocratie en péril –, ce serait refuser de collaborer au fonctionnement de l’appareillage de quantification. C’est-à-dire cesser d’alimenter en données brutes des systèmes d’information dont la maîtrise nous échappe, dont on ne sait ni comment ils ont été construits ni comment garder le contrôle de la manière dont ces données sont traitées et diffusées. Dans Pourquoi désobéir en démocratie ?, nous avons analysé quelques mouvements qui ont choisi cette forme d’action politique pour dénoncer les effets de la quantification gestionnaire (refus d’inscrire les élèves dans Base élèves, refus des évaluations, refus de remplir les tableaux de bord, refus de communiquer des résultats d’examen, refus de coder les actes médicaux, refus de transmettre les données médicales à l’assurance-maladie, etc.). Ceux qui commettent ces actes de désobéissance civile 102 SE R VI C E D E PR ES SE (en entreprises ou dans les services publics) le font souvent en dernier recours, c’est-à-dire lorsqu’ils ont constaté que leur revendication – qu’ils tiennent pour légitime – ne serait pas entendue et reprise par les syndicats ou les partis politiques. Cette indifférence à la question du chiffre que manifestent les organisations politiques officielles est, à mes yeux, une grave erreur. Elle ignore totalement le fait que l’organisation actuelle du travail est massivement déterminée par le traitement orienté des données chiffrées recueillies dans les évaluations de toutes sortes. Or ce fait est régulièrement rendu observable par les revendications des employés, qui dénoncent les conséquences dévastatrices de l’impératif de résultat et de la mesure de la performance individuelle sur les conditions de réalisation de leurs métiers ou de leurs missions. Une enquête récemment conduite par Dominique Méda68 sur le rapport au travail indique que 75 % des employés ne supportent absolument plus la manière dont les choses se passent dans leurs entreprises, en particulier la destruction du sens de leur travail. Et j’ai voulu montrer qu’une partie de ce malaise provenait de la façon dont le chiffre informait dorénavant les décisions, qu’elles concernent la production, la gestion des ressources humaines ou l’administration publique. Ce qui rompt un peu avec nos manières habituelles de penser le politique. La conclusion que j’en tire – et dont j’aimerais que plus de citoyens soient convaincus – est que le refus de participer au recueil des données traitées par les systèmes d’information est un acte politique. Pour y parvenir, il faudrait que le chiffre cesse de jouir de ce privilège exorbitant qui semble l’immuniser contre la critique : la neutralité que lui confère son statut d’objectivité. D’où ma proposition de sa désacralisation. 68 Méda D., 2010. Travail, la révolution nécessaire. La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube. 103 SE R VI C E D E PR ES SE Quelles suggestions un chercheur peut-il faire en termes d’action pour s’opposer aux effets délétères de l’évaluation gestionnaire ? La première est, bien sûr, de porter une attention sérieuse à la question du chiffre et aux ressorts de ses usages gestionnaires. La seconde serait de réclamer un moratoire complet sur la production de chiffres et de réfléchir collectivement, dans chaque entreprise et dans chaque administration, à ceux qui sont réellement indispensables à la bonne marche des services. Une troisième idée serait de créer des instances de concertation qui, sur le modèle des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail institués dans les entreprises, permettraient spécifiquement aux salariés et employés de décider des modalités de fonctionnement des systèmes d’information qui organisent le travail (types de données à recueillir, critères retenus dans la décomposition de l’activité collective, choix de l’algorithme de recomposition, etc.). Bref, prendre en charge collectivement l’activité de production de l’information nécessaire à l’amélioration de la vie au travail. Tout cela n’est pas très original, mise à part l’idée de s’occuper de la place que tient le chiffre dans les rapports sociaux. Je pense pourtant que cet intérêt porté à ce que le chiffre fait à nos existences aiderait à réduire l’appauvrissement de la pensée que le recours à la quantification gestionnaire a provoqué dans la conduite des affaires publiques. Un des effets que porterait le souci de se soustraire à l’emprise du chiffre serait de faciliter la remise en cause du monopole que les manageurs se sont taillés sur la production et le contrôle de l’information. Cette remise en cause est-elle acceptable et pourrait-elle épargner que le système implose sous son absurdité ? Je n’en sais rien. L’histoire nous apprend que des mouvements qui conduisent à l’abîme ont pu être parfaitement identifiés et dénoncés sans que cela ne parvienne à en arrêter le développement. C’est que souvent la voix de la rationalité et 104 du bien commun collectif est couverte par la cacophonie de celles qui font valoir des intérêts privés. On peut par exemple penser à ce qui se passe aujourd’hui avec la question de la dette et l’impasse dans laquelle les pays de l’espace européen se mettent à force d’être incapables de décider collectivement de la manière d’en sortir : relance ou austérité. La perspective d’une catastrophe, dont le passé nous donne pourtant l’exemple, sert d’horizon à ce débat, mais ne semble pas suffire à hâter la convergence des opinions vers une solution qui en éviterait l’advenue. SE R VI C E D E PR ES SE Question – Vous avez évoqué les conséquences de cette conception de l’évaluation comme technique de gouvernement sur les missions de service public, sur les relations hiérarchiques et les conditions de travail. Mais on peut se demander aussi – ce que les économistes se gardent bien de faire – si elle n’a pas des conséquences économiques, en particulier sur la productivité. Si l’on songe à toute l’énergie mobilisée pour contrôler, évaluer et se faire évaluer, à tous les agents dont la fonction est de récolter, vérifier et traiter les données recueillies, on est en droit de se demander si la « culture du résultat » ne détourne pas de la production une intelligence et des individus qui pourraient être mieux employés. Les politiques actuelles de généralisation dans le service public de pratiques de contrôle par indicateurs sont calquées sur celles qui ont été initialement développées dans des entreprises privées. Mais les promoteurs et les architectes de cette importation des recettes du privé dans le secteur public semblent ne tenir aucun compte, voire ignorer totalement, le fait qu’entre temps les entreprises ont été conduites à apporter de multiples inflexions, aménagements, modulations, etc. à ces mêmes politiques et pratiques. Il y a sur ces problématiques de contrôle de gestion une abondante littérature plus ou moins critique en sciences de gestion, ne serait-ce que du seul fait du diagnostic des limites et des effets 105 pervers de ce système. Ce décalage, entre ce que l’on sait depuis longtemps en gestion, et « l’innocence » (?) préservée des zélateurs néophytes du système dans le public, est quelque chose qui mérite examen. Quelles hypothèses avanceriezvous pour l’expliquer ? SE R VI C E D E PR ES SE Albert Ogien – On peut apporter plusieurs réponses plausibles à cette question. La première est que ce décalage – que vous pointez à juste titre et dont j’ai un peu évoqué les conséquences en rappelant les mésaventures de l’installation du système Chorus – tient à ce que, en dépit de tout ce qui est écrit et soutenu avec fermeté, les principes du management en vigueur dans les entreprises privées ne s’appliquent pas au domaine du politique. D’où cette hypothèse : si les responsables des pouvoirs publics persistent à appliquer des méthodes de management qui ont notoirement failli dans la gestion des entreprises privées, c’est qu’ils leur trouvent des vertus qui ne sont pas celles de l’amélioration de la productivité ou de la maximisation du profit. Ces vertus sont la mise au pas des administrations, la transformation brutale des pratiques bureaucratiques dépassées et dispendieuses, et la remise en cause insensible d’acquis sociaux devenus trop onéreux. De ce point de vue, peu importe la validité du modèle de gestion adopté tant qu’il permet d’exercer une pression favorisant la réalisation de ces objectifs (qui ne sont liés que secondairement à des gains de productivité directs). Une autre réponse, qui me plaît moins, mettrait en avant la morgue et la suffisance des hauts fonctionnaires français, habitués à prendre place dans un système hiérarchisé et pyramidal qui entretient le conformisme, le paternalisme et l’infantilisation plus que l’originalité, l’initiative et l’innovation (comme s’en plaignent régulièrement les jurys qui auditionnent les diplômés qui sortent de l’ÉNA). Une troisième hypothèse est que la manière dont est organisée la formation des dirigeants en France ne favorise pas la mixité sociale, limite les possibilités d’ascension sociale 106 PR ES SE et renforce la distance entre gouvernants et citoyens ordinaires. Cet écart grandissant entre les élites et le peuple ne faciliterait pas l’adoption de méthodes réclamant une écoute plus attentive et un plus grand respect des revendications exprimées par les employés – donc celles des agents et professionnels de service public – comme le recommandent les nouvelles techniques de management qui ont pris acte du caractère contre-productif d’une gestion des ressources humaines reposant sur le stress ou la peur (ce que la recherche en gestion a mis en évidence depuis longtemps, comme l’a montré Maya Beauvallet dans Les stratégies absurdes69). SE R VI C E D E Chacune de ces réponses plausibles à la question du mésusage des méthodes de management dans la fonction publique apporte sans doute un élément de réponse aux contradictions qu’on peut observer dans la conduite des affaires publiques à l’ère du résultat et de la performance. On pourrait classer ceux qui en ont la responsabilité en trois types. Les obtus, qui veillent jalousement sur l’exercice de leurs prérogatives et entendent en jouir pleinement, en refusant de prendre en considération les critiques de leurs subordonnés. Les autoritaires, qui pensent détenir la vérité que leur procurent les chiffres analysés par les experts, pour ne rien céder qui contreviendrait à ce que l’information sur la réalité leur impose de faire. Les derniers sont conscients des problèmes complexes qu’ils affrontent, des limites de la connaissance objective et de la nécessité d’écouter ce que les employés ont à dire. Le cas tragique de France Télécom permet d’illustrer cette partition. Il a fallu qu’une trentaine de personnes se suicident, victimes des formes de management par la terreur qui y ont été instaurées (en toute bonne foi), pour que la direction de l’entreprise (obtuse et autoritaire) soit débarquée et que les manières de faire changent de façon radicale 69 Beauvallet M., 2009. Les stratégies absurdes. Paris, Seuil. 107 D E PR ES SE (à partir d’une enquête interne menée en collaboration avec les syndicats sur le malaise au travail). La nouvelle direction a modifié les techniques de management, en renonçant au mépris dans lequel étaient tenus les employés. Ce qui s’est passé à France Télécom a ensuite servi d’exemple pour réduire les tensions (également mises au jour par des suicides dans d’autres entreprises – Renault – ou services publics – Office national des forêts, La Poste, Pôle Emploi). Une question reste tout de même en suspens : d’où vient que ce qui semble si évident pour l’organisation des rapports sociaux (les avantages de la coopération et les ravages de la concurrence) puisse être contesté en pratique par des dirigeants qui sont certains de faire pour le mieux en imposant la compétition entre individus et le mérite à la performance ? La réponse oscille entre une inclination idéologique en faveur des idées du libéralisme et une volonté résolue de briser des routines établies afin d’accomplir une modernisation nécessaire. SE R VI C E Mais que vient faire le chiffre et les usages – profanes et sacrés – dont il fait l’objet dans cette affaire ? C’est la question que je me pose… Mon travail met l’accent sur l’importance qu’il y a à questionner sérieusement toute démarche qui prétend assujettir la décision politique à la quantification gestionnaire, et met en évidence les raisons pour lesquelles il ne faut jamais confondre évaluation et prise de décision. L’analyse empirique atteste en effet qu’il faut, dans chaque cas d’espèce, établir exactement les conséquences qu’un tel assujettissement (pour autant que ce soit possible) pourrait avoir sur l’organisation des relations sociales et politiques dans une société donnée. Bref, je suggère qu’il faut appliquer un principe de précaution démocratique qui conduirait systématiquement à s’interroger sur les conditions de l’usage qui est fait d’un système d’information. Donc à réfléchir à l’étendue des variables retenues dans les procédures d’évaluation et à ce que celles-ci visent. 108 SE R VI C E D E PR ES SE Question – Le système des chiffres qui s’est imposé n’est-il pas une façon de donner une illusion de transparence à ce qui demeure opaque ? Dans la conférence qu’il fit pour Sciences en questions, Christophe Desjours avait ainsi montré qu’une dimension importante de l’activité humaine et du travail relève de processus qui ne sont pas observables et résistent à toute évaluation objective. Les indicateurs de performance ne sont-ils pas une façon de contourner ce qui ne peut être observé ? De même, si l’on exige que les États s’engagent à atteindre un objectif chiffré en matière d’émissions de gaz à effet de serre, en vue de ne pas dépasser un niveau – chiffré lui aussi – d’augmentation de la température moyenne du globe, n’est-ce pas parce qu’il n’est pas plus possible d’avoir une expérience du réchauffement climatique que de se faire une idée réaliste des efforts consentis par les économies des différents États ? On peut se demander s’il est bien réaliste de croire que ces systèmes parviendront à rendre visible l’inobservable. Tout tableau d’indicateurs ne donne qu’une partie très appauvrie de la réalité et occulte tout autant qu’il ne révèle. Mais ce qui me semble le plus inquiétant, c’est la volonté manifeste du management : faire en sorte que la vie sociale et l’activité des individus n’aient plus d’opacité. Une société transparente à elle-même, et a fortiori transparente à ceux qui la dirigent serait-elle viable ? N’y a-t-il pas dans cette volonté de tout évaluer (sous prétexte de contrôle démocratique) une utopie un rien totalitaire ? Albert Ogien – Cette question renvoie essentiellement, pour moi, à l’attraction un peu mystérieuse qu’exerce le chiffre. Pourquoi Saint-Simon a-t-il un jour pensé que l’administration des hommes sera meilleure lorsqu’elle prendra l’allure d’une administration des choses ? Pourquoi croit-on que l’action politique sera conduite de façon plus rationnelle lorsqu’on en aura totalement quantifié les éléments ? On sait pourtant (ou tout un chacun devrait savoir) que la statistique n’est en 109 SE R VI C E D E PR ES SE mesure de rendre compte que d’une infime partie de l’ensemble des facteurs qui constituent un phénomène social ou politique. Comment se fait-il alors que certains continuent à œuvrer à une transparence absolue des conduites humaines qui permettrait de gouverner en prenant des décisions incontestablement bonnes ? Une manière de répondre à cette question consiste à rappeler que l’engagement pour la rationalité – le rêve de la transparence – est lui-même guidé par une passion – le désir que le monde soit bien en ordre. De ce point de vue, la soif de chiffrer est moins une tentation totalitaire (puisque le cœur des choses échappe de toute façon à la quantification) qu’une manie (qui peut faire de sérieux dégâts). Comment alors poser la question de la fascination pour le pouvoir supposé du chiffre ? Pour illustrer ce phénomène, on peut considérer les négociations en matière de réduction du réchauffement climatique. En 1997, la Conférence de Kyoto se conclut par la signature d’un protocole – entrant en vigueur en 2005 – fixant des objectifs chiffrés aux pays signataires en matière de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Kyoto est alors présenté comme un succès majeur et des économistes mettent au point un système de contrôle fondé sur l’instauration d’un marché du CO2. La Conférence de Durban, qui s’est tenue en 2011, constate que ces objectifs n’ont pas été atteints et renonce même, du fait de dissensions trop importantes, à en définir de nouveaux, en laissant à chaque pays la responsabilité de déterminer, avant 2015, l’effort qu’il fera en la matière. La Conférence de Durban est alors qualifiée d’échec. C’est que l’action politique décidée n’a pas été adossée à un objectif chiffré. Mais en quoi ce chiffrage change-t-il quoi que ce soit à la conscience qu’on a du fait que le danger menace et que les États doivent agir pour le conjurer ? Fixer un objectif chiffré doit-il être tenu pour un substitut à la volonté politique ? On peut comprendre l’espoir que les militants écologiques portent dans cette démarche qui met les politiques au pied du mur en permettant la mesure précise de leur action (ou de leur inaction). 110 SE R VI C E D E PR ES SE Mais ce dont il est question ici est moins le contrôle de l’action décidée (qui est déjà insuffisante par rapport à la menace) que le discrédit qui affecte le personnel politique. À défaut d’avoir des gouvernants crédibles, on invente des moyens de pression susceptibles de les contraindre à honorer leurs engagements. Et la fixation d’un objectif chiffré est devenue un de ces moyens (même si on sait que son efficacité est loin d’être prouvée). Comment se fait-il que la nécessité de fixer un objectif chiffré ait soudain acquis cette forme d’évidence, alors qu’elle ne l’avait pas quelque temps auparavant ? Tout cela reste un peu mystérieux. Mais mon intuition est que plus on présente le chiffre comme un critère de jugement politique déterminant, plus on disqualifie le discours politique qui s’attache à exprimer les problèmes d’intérêt général en termes de bien commun. Je ne sais pas si l’attraction du chiffre est le principal responsable du phénomène, mais on observe que, plus s’impose l’injonction technique à mesurer les résultats des décisions prises, plus le questionnement moral et politique tend progressivement à s’effacer. Ce que j’essaie de démontrer est que ces résultats ne peuvent, en raison même de leur nature arithmétique, être une réponse aux problèmes moraux et politiques qu’ils sont censés résoudre. La manière dont l’usage gestionnaire du chiffre sert une visée particulière s’observe également à un niveau plus local. On sait, comme je l’ai déjà dit, les dégâts que l’introduction du management par le stress a provoqués dans les entreprises. Pour y mettre un terme, une des premières mesures prises a été la modification des critères retenus pour l’évaluation des agents. Une autre a été de détendre la pression pour obtenir des résultats qui était exercée sur les manageurs de rang intermédiaire. Aux critères de quantité, de rentabilité et de qualité retenus pour mesurer leur performance s’ajoutent aujourd’hui, à la suite de l’intervention de cabinets de conseil spécialisés en management participatif, des critères 111 SE R VI C E D E PR ES SE portant sur les relations humaines, l’empathie et la confiance. L’obligation de se mettre à l’écoute des salariés et de leurs souhaits a changé, dit-on, l’atmosphère dans ces organisations et mis un terme à cette « tyrannie de la transparence » (pour reprendre l’expression inventée par Marylin Strathern70) qui accompagne souvent l’instauration d’un régime de concurrence et de défiance généralisée. 70 Strathern M., 2000. The Tyranny of Transparency. British Educational Research Journal, vol. 26, n°3. 112 Références bibliographiques Armatte M., 2000. Les Mathématiques sauraient-elles nous sortir de la crise économique ? X-Crise au fondement de la technocratie. In : Martin T. (éd.). Mathématiques et action publique. Paris, INED/PUF. Ascher M., 1998. Mathématiques d’ailleurs. Paris, Seuil. Beauvallet M., 2009. Les stratégies absurdes. Paris, Seuil. Berry M., 1983. Une technologie invisible. Paris, École PolytechniqueCentre de recherche en gestion. PR ES SE Besson J.L., 1992. Les statistiques : vraies ou fausses ? In : Besson J.L. (éd.). La Cité des chiffres. Paris, Autrement (Série Sciences en société, n° 5). Bouvard M. et al., 2009. Rapport d’information sur les systèmes d’information financière de l’État (n°1807). Paris, Assemblée nationale. Boyer A., 1994. De la juste mesure. In : Beaune J.C. (éd.). La mesure. Instruments et philosophies. Seyssel, Champ Vallon. D E Brian E., 1994. La mesure de l’État. Paris, Albin Michel. 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PR ES SE Expérimentation animale Entre droit et liberté Jean-Pierre Marguénaud, 2011, 78 p. éthique et recherche Un dialogue à construire Jean-François Théry, Jean-Michel Besnier, Emmanuel Hirsch, 2011, 64 p. D E Les sciences face aux créationnismes Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs Guillaume Lecointre, 2012, 176 p. SE R VI C E L’ontophylogenèse Évolution des espèces et développement de l’individu Jean-Jacques Kupiec, 2012, 80 p. La recherche malade du management Vincent de Gaulejac, 2012, 96 p. 119 PR ES SE D E SE R VI C E Impression Jouve, Mayenne Dépôt légal : février 2013 SE R VI C E D E PR ES SE Comment le chiffre est-il devenu depuis 2006, date d’entrée en vigueur de la Loi organique sur les lois de finances (LOLF), la pièce maîtresse d’une manière de gouverner dans laquelle la décision politique est soumise à une logique du résultat ? Les procédures d’évaluation des administrations d’État servent à quantifier l’action publique. Albert Ogien propose de les appréhender en remontant au phénomène qui les organise : la mathématisation du monde social. L’auteur décrit la transformation radicale du modèle d’exercice du pouvoir depuis 25 ans. Il lève la confusion sur les usages du terme et distingue l’évaluation en tant que jugement pratique et en tant que technique de gestion. L’évaluation gestionnaire, qui consiste à produire une mesure de l’efficacité d’une activité de production à partir d’une valorisation financière de chaque élément qui la compose, est aujourd’hui la forme dominante. L’auteur interroge l’emprise actuelle de l’évaluation gestionnaire sur la définition de l’activité de gouvernement. Il montre comment elle affadit, voire vide de leur contenu les pratiques démocratiques. Il met en exergue les formes de résistance que les agents de la fonction publique et les citoyens peuvent opposer à cette érosion de la démocratie. Albert Ogien est sociologue, directeur de recherche au CNRS et enseigne à l’EHESS, où il dirige le Centre d’étude des mouvements sociaux. Ses premiers travaux ont porté sur la nature de l’État et des relations sociales en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Il s’est ensuite consacré à l’analyse des politiques conduites en matière de prise en charge de la maladie mentale. Il s’attache aujourd’hui à produire une analyse sociologique de l’action de l’État. Il poursuit également une réflexion sur la pratique de la sociologie et développe une sociologie de la connaissance ordinaire. 8,60 ` ISBN : 978-2-7592-1898-1 ISSN : 1269-8490 Réf. : 02360