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Désacraliser
le chiffre
dans l’évaluation
du secteur public
Conférences-débats organisées par le groupe Sciences
en questions à l’Inra en 2012 : le 24 janvier à Rennes et
le 14 février à Paris.
Éditions Quæ – RD 10, 78026 Versailles Cedex
La collection « Sciences en questions » accueille des textes traitant
de questions d’ordre philosophique, épistémologique, anthropologique,
sociologique ou éthique, relatives aux sciences et à l’activité scientifique. Elle est ouverte aux chercheurs de l’Inra ainsi qu’à des auteurs
extérieurs.
Raphaël Larrère, Catherine Donnars
Directeurs de collection
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Le groupe de travail « Sciences en questions » a été constitué à l’Inra en
1994 à l’initiative des services chargés de la formation et de la communication. Son objectif est de favoriser une réflexion critique sur la recherche
par des contributions propres à éclairer, sous une forme accessible et attrayante, les questions philosophiques, sociologiques et épistémologiques
relatives à l’activité scientifique.
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Texte revu par l’auteur avec la collaboration de Marie-Noëlle Heinrich
et d’Alain Falque.
© Quæ, Versailles, 2013 ISSN : 1269-8490
ISBN : 978-2-7592-1899-8
Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit la photocopie à
usage collectif sans autorisation des ayants droit. Le non–respect de cette proposition met en danger l’édition, notamment scientifique. Toute reproduction, partielle
ou totale, du présent ouvrage est interdite sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC), 20 rue des Grands–Augustins,
75006 Paris, France.
Préface
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Né en 1950 à Paris, vous avez engagé vos études à la faculté
de Vincennes (université Paris VIII). Vous vouliez devenir
africaniste et vous avez consacré un mémoire à l’empire
Zoulou. Vous vous êtes ensuite engagé dans une thèse
sur l’apartheid en Afrique du Sud et, pour cela, vous avez
dû passer deux ans à Londres (en 1978 et en 1979), où se
trouvait l’essentiel des sources historiques. C’est au cours de
ce séjour que vous avez découvert l’ethnométhodologie et
l’anthropologie sociale de l’école de Manchester. Il était donc
important pour votre projet d’aller voir ce qu’était l’apartheid
au quotidien et quelles interactions cette ségrégation territoriale
impliquait. Vous avez bénéficié pour cela du financement
d’un conglomérat britannique qui contrôlait l’essentiel de la
richesse économique de l’Afrique du Sud, car en France, il
était impossible d’obtenir la moindre bourse pour une telle
enquête : seuls les marchands d’armes avaient le droit de
se rendre dans le pays de l’apartheid. Vous avez découvert
à quel point la ségrégation empoisonnait la vie quotidienne
des personnes. Elle l’empoisonnait d’autant plus qu’il était
impossible de séparer deux populations dès lors que la main
d’œuvre dans les firmes, les mines, les entreprises et les
fermes était africaine. D’ailleurs, et bien que la loi interdisait
que des blancs soient placés sous l’autorité de contremaîtres
ou de techniciens noirs, certaines entreprises se gardaient bien
de l’appliquer. De même, alors que l’État du Cap se refusait
à appliquer la loi sur la ségrégation résidentielle stricte
entre groupes « raciaux » imposée par le gouvernement, la
timide émergence d’une classe moyenne de couleur faisait
que, même à Johannesburg, il y avait des quartiers « gris »,
autorisant la mixité raciale. Pourtant l’apartheid n’était pas
qu’une fiction juridique. Vous vous souvenez qu’un jour,
au début de votre séjour, vous avez attendu très longtemps
3
à un arrêt de bus. Voyant passer des autobus presque vides
qui ne s’arrêtaient pas en dépit de vos gestes, vous avez
finalement compris que vous attendiez à une station réservée
aux noirs. Les bus réservés aux blancs ne s’y arrêtaient pas et
ceux consacrés aux noirs ne stoppaient pas non plus puisque
vous étiez blanc. Anecdote où vous avez saisi d’un coup ce
que la ségrégation avait de violent et de stupide.
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De retour à Paris, vous allez écrire un article scientifique et
des billets dans Le Monde diplomatique et dans Libération.
Mais vous allez aussi comprendre qu’une thèse sur l’apartheid
ne vous offrira aucun avenir universitaire et que vous ne
parviendrez pas à obtenir de bourse pour l’achever. Vous allez
donc bifurquer pour avoir quelques chances de financement.
Vous abandonnez votre désir de devenir africaniste et votre
projet de faire, après la thèse sur l’Afrique du Sud, une étude
comparative avec d’autres situations coloniales : l’Algérie
où vous pouviez trouver en France les sources historiques, et
Israël où vous aviez vécu deux ans. Mais, en dépit de l’abandon
de ces projets, vous êtes resté fidèle à l’ethnométhodologie.
Le jour de l’élection de François Mitterrand, vous partez
travailler en Belgique. Ce n’est pas pour y planquer vos
capitaux, mais parce que des amis belges vous ont invité à
participer à un projet de recherche sur la psychiatrie. Vous
allez alors conduire, durant deux années, une enquête dans
un hôpital psychiatrique où vous allez utiliser le concept
d’affiliation qui vous avait permis de comprendre, en Afrique
du Sud, l’intrication entre des revendications d’une identité
ethnique et d’une participation à une nation. Pour vous, la
notion d’appartenance (ethnique en particulier) contient une
conception essentialiste (on fait partie d’une communauté
parce que sa culture a été transmise et intériorisée) et
déterministe (cette appartenance a une incidence sur
les comportements individuels). Par contre, le concept
d’affiliation propose une version non déterministe et plus
4
ouverte au changement de ce qui fait qu’un individu adhère
à une communauté plutôt qu’à une autre. Dans un contexte
changeant, les interactions quotidiennes conduisent les
individus à s’engager dans une (ou plusieurs) affiliation(s)
nouvelle(s) et imprévue(s). Vous avez alors étudié comment
médecins, infirmiers, et malades, au travers de leurs
interactions dans le cadre de l’hôpital, parviennent à construire
le monde psychiatrique qu’ils partagent.
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Ayant rendu votre rapport, vous décidez de vous inscrire en
thèse avec Robert Castel. Bien que votre démarche ait été à
l’opposé de la sienne, il vous invite à mener, comme au tarot,
le petit jusqu’au bout… Par la suite, il vous accueillera dans
ses équipes de recherche et vous aidera dans votre carrière.
Tout en poursuivant votre travail en Belgique, désormais
sur la prise en charge des malades mentaux hors du milieu
hospitalier, vous achevez en 1984 une thèse qui débouchera
en 1989 sur un ouvrage : Le raisonnement psychiatrique.
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En 1986, des restrictions budgétaires en Belgique vous
contraignent de revenir à Paris. Vous allez alors travailler
sous contrat. D’abord sur la toxicomanie, avec une enquête
sur la façon dont, plus nombreux que l’on ne serait tenté de le
penser, des toxicomanes parviennent à sortir de l’addiction,
avec ou sans aide médicale. Ensuite, sur les allocations sous
condition de ressources (aide pour la garde des enfants,
aide personnalisée au logement, aide parentale d’éducation,
RMI, etc.). Le contrôle des dépenses de l’État au profit de
particuliers a imposé la mise en place d’outils informatiques
destinés à vérifier que les bénéficiaires méritent d’être aidés
et à évaluer l’impact des prestations distribuées de la sorte.
Cela vous permet de découvrir à quel point l’informatisation
à des fins de contrôle modifie la façon de gouverner dans les
pratiques quotidiennes de l’administration… et de vérifier
que l’ethnométhodologie n’est pas condamnée à n’étudier
que de petits mondes : une analyse empirique minutieuse
5
apprend beaucoup sur les transformations du fonctionnement
de l’appareil d’État.
En 1991, vous devenez chargé de recherche au CNRS et
rejoignez le Centre d’étude des mouvements sociaux que
dirige Robert Castel à l’EHESS. Directeur de recherche
depuis 2002, vous prendrez la succession de Castel en 2010.
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Être au CNRS permet de n’avoir plus besoin de contrats pour
subsister et donc de choisir les thèmes de recherche. Aussi,
vous retournez vers la médecine, mais, dans le prolongement
de votre recherche précédente, vous vous intéressez à la
manière dont l’assurance-maladie tente de contrôler les
activités des médecins généralistes et des hospitaliers. Ces
travaux vont alimenter en 1995 votre ouvrage : L’esprit
gestionnaire.
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N’ayant pas obtenu de soutien financier pour étudier
l’implantation du « contrôle de qualité » à la justice, c’est-àdire dans un domaine où, comme en médecine, les agents sont
en principe libres de leurs décisions, vous allez vous engager
dans différents chantiers sans trop vous préoccuper des
appels d’offre. D’ailleurs, depuis le début des années 2000,
les commandes en matière d’études et de recherche d’un État
managérialisé deviennent de plus en plus instrumentales.
Soumises elles-mêmes au contrôle qualité et à la culture du
résultat, les administrations éprouvent moins que jadis le
besoin de regards critiques.
Dès lors, l’essentiel sera pour vous, en complétant l’étude
des documents par des enquêtes ponctuelles, d’appréhender
les effets de la quantification des activités de l’État. Vous
étudierez l’école, à nouveau l’hôpital, enfin les conséquences
de la LOLF et de la RGPP, bref de toutes ces politiques du
chiffre qui se situent dans le prolongement d’un processus
engagé dès les années 1980 avec la rationalisation des choix
budgétaires.
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Si nous vous avons invité à faire cette conférence, c’est pour
avoir lu L’esprit gestionnaire, et plus récemment, l’ouvrage
que vous avez rédigé avec Sandra Laugier : Pourquoi
désobéir en démocratie ? Chercheurs et personnel d’appui
à la recherche ont vu leur métier se transformer avec la
managérialisation de la recherche, l’inflation des évaluations
et autres démarches qualité, la nécessité de faire entrer leurs
activités ou leurs jugements dans des grilles préétablies que
l’on ne remplit qu’en épurant la réalité, voire en la falsifiant.
Ayant jadis étudié comment des toxicomanes sortaient de
l’addiction, peut-être parviendrez-vous à nous expliquer
comment il est possible de se libérer de ce qu’Isabelle Sorente1
qualifie d’addiction aux chiffres.
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Raphaël Larrère
Ancien directeur de recherche à l’Inra
Directeur de la collection Sciences en questions
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Sorente I., 2011. Addiction générale. Paris, J.C. Lattès.
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Désacraliser le chiffre
dans l’évaluation du secteur public
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Le mot évaluation a pénétré le langage de la vie de tous les
jours ; et personne n’hésite plus à employer le verbe évaluer
pour faire indistinctement référence à ce que les verbes
considérer, apprécier, estimer, mesurer, penser, comparer
ou valoriser permettent pourtant de différencier. Deux
raisons pourraient expliquer cette généralisation de l’emploi
d’un terme qui appartenait au vocabulaire technique de
l’administration ou de l’économie. La première serait que le
sentiment véhiculé par le verbe évaluer correspond assez bien
à une époque qui affirme l’égale légitimité de toute opinion,
répugne à émettre des jugements définitifs ou arbitraires et
préfère s’appuyer sur un avis impartial ou objectif pour guider
une décision. La seconde serait que l’idée de comparaison à
laquelle renvoie un peu le mot évaluation colle parfaitement
à l’esprit de concurrence, de compétitivité, de suspicion et de
contrôle qui règne dans les relations économiques et sociales
à l’ère de la globalisation.
On peut cependant avancer une troisième raison, de nature
plus politique. L’habitude de se servir du mot évaluation s’est
installée dans les sociétés industrielles développées à mesure
que la technique de management qui porte ce nom a envahi
le quotidien des entreprises et des services. Cette technique
sert, on le sait, un projet : optimiser la productivité du travail
en mesurant l’activité et l’engagement personnel de chacun
des employés qui participent à une chaîne de production.
Or cette technique a peu à peu gagné, à grands renforts de
communication interne, l’univers des administrations d’État
et des institutions qui assurent un service public. Bref, il ne
semble plus exister aujourd’hui de secteur de la vie sociale
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qui échappe encore à l’emprise de l’évaluation… pas même
l’activité des ministres d’un gouvernement2.
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Cette acception managériale du mot évaluation n’est cependant
pas sans partage. Le langage ordinaire continue à utiliser le
terme dans des significations qui restent très éloignées. Ce
qui semble interdire de réduire l’évaluation à une définition
purement technique. Mais cette extension des usages de ce
terme conduit parfois à confondre, lorsque l’on s’en sert,
deux phénomènes de nature très différente, voire opposée : le
jugement pratique, c’est-à-dire cette activité d’identification
des choses et des événements qui composent l’environnement
dans lequel un individu se trouve et à laquelle il se livre sans
y penser dès qu’il a les yeux ouverts et qu’il agit avec autrui ;
et une procédure de nature arithmétique ou statistique, qui
fournit une description quantifiée et idéalisée d’une activité,
individuelle ou collective. Évaluer la distance qui me sépare
du sommet de la montagne que je veux atteindre a peu de
choses à voir avec évaluer la performance d’un sportif de
haut niveau qui se prépare pour sa prochaine course. Or
confondre jugement pratique et mesure arithmétique peut
parfois produire une sorte d’incompréhension. C’est le cas
lorsque le mot évaluation renvoie à une opération dont la
vocation est de servir à organiser et à contrôler un travail
collectif ou à prendre des décisions dont la justesse tient à
l’apparente objectivité des chiffres qui les suscitent. Ce
qui fait la différence, c’est non seulement la visée de cette
action, mais également ce sur quoi elle repose : la production
d’un chiffre. Le fait de ne pas prendre en considération
cette différence peut alors devenir la source d’un trouble,
2
Il faut rappeler qu’une procédure d’évaluation des ministres a été ordonnée, en
2007, par le président de la République française lors de la prise de fonction du
premier gouvernement qu’il a nommé. Cette annonce, qui a soulevé les sarcasmes, n’a cependant jamais été suivie d’effet, au sens où aucun de ceux qui étaient
alors nommés « collaborateurs » n’a été licencié pour manque de résultat.
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comme celui qui se manifeste, par exemple, au moment où
l’évaluation – en tant que comptage – est introduite dans le
quotidien d’organismes dans lesquels elle n’avait pas encore
droit de cité : les institutions de gouvernement. Une des
questions qui peuvent se poser dans cette situation est donc la
suivante : la confusion entre jugement pratique et technique
d’organisation et de contrôle est-elle fortuite ou délibérément
entretenue par ceux qui l’introduisent afin de désorienter
ceux qui sont soumis à cette technique ? Telle est la question
à laquelle je veux essayer de répondre. Pour en préciser
l’enjeu, un premier exercice de clarification est nécessaire.
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Au plus général, évaluer, c’est attribuer une valeur à une
chose ou un acte. Or des valeurs, il en est de deux sortes.
Celles qui sont mobilisées dans la formulation du jugement
pratique sont axiologiques : la valorisation s’élabore à partir
des critères du bien et du mal, du beau ou du laid, du correct
ou de l’incorrect, du vrai ou du faux, du juste ou de l’inique,
du pertinent ou de l’inacceptable. Elle exprime des choix, des
justifications et des engagements qui peuvent être individuels
ou collectifs. La valorisation qui est mobilisée dans une
procédure arithmétique ou statistique se réduit à un chiffre.
Elle permet alors un classement sur une échelle ordinale,
qui est généralement fixée à l’avance par une conception
a priori du type de rationalité instrumentale qui règle une
forme d’activité pratique donnée. La nature de ce genre de
valorisation est donc décidée par ceux qui établissent les
modalités de la mesure. La forme la plus commune que prend
une valorisation de ce genre est la fixation d’un prix pour une
commodité mise en circulation sur un marché. La propriété
première de ce genre de valorisation est d’être objective, au
sens où un chiffre n’est en lui-même ni bon ni mauvais et, de
ce fait, ne se conteste pas, même s’il peut arriver de mettre en
doute la base de calcul retenue ou la sincérité de la démarche
adoptée pour le produire. Et c’est cette propriété qui est
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conférée à l’évaluation, telle qu’elle s’applique à la mesure
de l’efficacité d’une activité humaine ; et, aujourd’hui, à celle
des politiques publiques. C’est de ce point de vue qu’on a
pu dire de l’évaluation qu’elle opérait, dans le secteur non
marchand, comme un substitut du prix (Monnier, 1987).
Et c’est à ce titre qu’elle est devenue une technique de
gouvernement, au moyen de laquelle il est devenu pensable
de faire passer l’action de l’État d’une logique politique
(celle de la répartition des moyens alloués à des missions
d’intérêt général comme la santé, l’éducation, la retraite,
la sécurité, etc.) à une autre logique : celle du résultat, qui
repose sur la définition d’objectifs chiffrés et d’indicateurs
servant à mesurer la performance de l’action publique. Ce
passage provoque parfois un malaise parmi les agents et
professionnels de service public : l’évaluation de l’activité
individuelle qui leur est imposée sert-elle à améliorer le
bien commun ou à optimiser la productivité de l’activité
administrative en contrôlant le rendement de chacun de ceux
qui y participent ? C’est à cette reformulation des termes de
la question initiale que je vais m’intéresser, pour essayer d’y
apporter une réponse éventuellement susceptible de dissiper
ce malaise.
Pour le faire, je vais commencer par exposer une série
d’éléments qui permettent de comprendre ce qu’évaluer veut
dire dans l’ordre du politique. Je vais tout d’abord revenir
au changement de mode de gouvernement qui s’est produit
en France au tournant des années 1980, avec l’émergence
de ce que j’ai appelé l’Esprit gestionnaire (Ogien, 1995).
Je préciserai ensuite comment ce changement reflète un
phénomène plus général : la mathématisation du monde social,
sous la forme particulière qu’elle prend dans la quantification
de l’action publique et, désormais, dans la logique du résultat
et de la performance qui s’applique à l’action de l’État. Je
poursuivrai en détaillant les principes de ce que je nomme
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L’esprit gestionnaire
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le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir, dans lequel
le principe d’évaluation occupe une place cruciale. Ce qui
me conduira à fonder la distinction que j’introduis entre
deux grandes modalités de l’évaluation : comme technique
de gouvernement ou comme jugement par les pairs. Cette
démonstration s’appuiera sur quelques éléments empiriques
tirés des audits de RGPP3 qui ont été conduits à l’Inra. Je finirai
en considérant la manière dont il serait possible de reprendre
le contrôle de ces dispositifs de quantification qui prennent
les citoyens et les professionnels pour objet, et sur le type de
réponse qu’il est possible de mettre en œuvre pour contrer ces
stratégies et rendre au chiffre sa vocation originelle : produire
un savoir ouvert et disponible à tous pour éclairer le débat et
la décision. Revenons donc au tournant des années 1980.
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Le point de départ de mon questionnement sur le changement
de manière de gouverner a été l’observation d’un phénomène :
le transfert délibéré des méthodes de gestion en vigueur
dans le monde de l’entreprise vers celui de l’activité de
gouvernement. Dans L’Esprit gestionnaire, j’ai produit
une analyse de ce mouvement, engagé à la fin des années
1970 sous l’égide de l’Organisation de coopération et de
développement économique (OCDE) dans le cadre d’un
programme de modernisation de l’État, qui se poursuit depuis
lors de façon obstinée.
Ce programme peut être appréhendé de deux façons. Soit
comme un progrès technique qui favorise une plus grande
objectivité des décisions politiques et marque une mise à
jour de méthodes de gouvernement devenues obsolètes en
permettant une administration des affaires publiques moins
3
Révision générale des politiques publiques.
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dispendieuse et de meilleure qualité ; soit comme un moyen
de reconfigurer totalement les manières de concevoir et de
mettre en œuvre l’activité politique, et, plus généralement,
la façon d’envisager le lien entre l’État et ses citoyens.
C’est à ce second aspect de la modernisation que je me
suis intéressé dans les recherches que j’ai conduites, entre
1991 et 1998, au sein de deux organismes : les allocations
familiales et l’assurance-maladie, deux grands secteurs
de l’État de droit social qu’il s’agissait, alors comme
aujourd’hui, de restructurer pour en réduire le coût ou en
combler le déficit.
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Ces deux enquêtes se sont déroulées au moment où les usages
de l’informatique commençaient à se généraliser dans les
administrations d’État en général4, et dans ces deux organismes
en particulier ; et l’observation de l’activité quotidienne de
quelques-uns de leurs services a permis d’analyser la manière
dont l’adaptation des instruments de gestion5 en vigueur dans
le secteur privé au secteur public a commencé à produire ses
effets. Et, en particulier, comment elle induisait subrepticement
un changement majeur dans l’activité de gouvernement et
dans la conception du politique. À partir des données glanées
dans ce travail, L’Esprit gestionnaire a tiré deux constats. Le
premier est que l’utilisation stratégique de la quantification
bouleverse l’exercice du pouvoir (dans les entreprises comme
dans l’État) : avec le chiffre et les formes modernes de son
traitement informatisé, cet exercice cesse d’être fondé sur
un contrôle étroit sur les corps des personnels participant à
une chaîne de production (sur le modèle de l’organisation
scientifique du travail promue par Taylor ou Fayol) pour
reposer dorénavant sur le contrôle de l’information au sujet
4
Jamous H. et Grémion P., 1978. L’ordinateur au pouvoir. Paris, Seuil.
5
Pour reprendre l’expression de Berry M., 1983. Une technologie invisible.
Paris, École Polytechnique-Centre de recherche en gestion.
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de ce que ces corps font. Ce déplacement place au cœur
du dispositif de gouvernement un nouvel appareillage : le
système d’information ; et entraîne une reconfiguration de
l’architecture de pouvoir, en y introduisant une figure inédite :
celle du manageur, qui dirige à partir de la maîtrise des outils
et des produits de la quantification. La seconde thèse du livre
affirme que, si les techniques de gestion du secteur privé
ont pu être reprises et imposées dans les rouages de l’État,
c’est parce que l’analogie entre industrie et administration
est devenue conceptuellement pertinente pour une nouvelle
génération de gouvernants.
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Une des explications souvent avancées pour rendre compte
de cette mutation, aussi radicale que brutale, des esprits
des serviteurs de l’État est l’ascendant que les idées néolibérales ont réussi à acquérir, au cours de la décennie
1970, sur une vieille tradition planificatrice en général6 ;
et sur la version particulière qui en a été donnée, pour les
besoins de la reconstruction, dans l’immédiat après Seconde
guerre mondiale7. Une autre explication, souvent associée
à la précédente, renvoie aux progrès de la globalisation,
qui a provoqué la transformation des grandes entreprises
nationalisées en firmes multinationales soumises aux règles
de la concurrence sur des marchés devenus mondiaux8. La
conséquence de cette transformation a été que les membres de
la haute fonction publique nommés à la tête de ces entreprises
ont intégré, en se frottant à leurs rivaux, des manières de faire
et de penser identiques à celles propres au monde des affaires
6
C’est la fameuse revanche de Hayek sur Keynes, symbolisée par l’entrée en
scène de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.
7
Armatte M., 2000. Les Mathématiques sauraient-elles nous sortir de la crise
économique ? X-Crise au fondement de la technocratie. In : Martin T. (éd.).
Mathématiques et action publique. Paris, INED/PUF.
Voir à ce sujet Lorrain D., 2007. Le marché a dit. Intermédiaires financiers et
managers dans le secteur électrique. Sociologie du travail, 49.
8
15
pris dans l’univers sans pitié de la globalisation9. C’est ainsi
que les principes du management public auraient acquis leur
légitimité et se seraient lentement substitués à ceux, devenus
soudain dépassés, du service public.
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Les analyses présentées dans l’Esprit gestionnaire montrent
cependant qu’un autre phénomène, un peu moins exogène,
a joué un rôle tout aussi important dans ce changement : le
désir des professionnels de l’État de rénover des pratiques
administratives dépassées, de rompre avec les lourdeurs des
vieilles bureaucraties et de mettre un terme à un ordre de
relations politiques dominé par l’arbitraire et un volontarisme
parfois absurde et souvent abusivement dispendieux. Une
manière de hâter cette rénovation a consisté, au nom de la
modernité, à instituer de nouvelles règles de fonctionnement
des pouvoirs publics en les alignant sur les instructions
contenues dans les manuels de gestion publique et de
comptabilité analytique – qui commençaient alors à être
publiés – ou sur les recommandations des cabinets de conseil
en gestion des entreprises – dont le développement date
de cette époque. Cet alignement a également été lexical :
Jean-Louis Beffa, qui l’a vécue de l’intérieur en tant que patron de Saint-Gobain, explique cette transformation en ces termes : « La logique financière suit en
gros les manuels de l’OCDE, en d’autres termes, elle promeut non seulement la
libre circulation des biens, mais aussi la totale liberté de circulation des capitaux.
Les entreprises doivent être disciplinées par l’intervention des actionnaires et
notamment faciliter les OPA hostiles. La primauté de l’actionnaire est au cœur
de cette logique. Les entreprises recherchent ensuite l’optimisation sans se préoccuper de ce qui se passe dans le pays […] La France est un pays qui a changé
de logique : à un moment donné, elle est devenue un pays libéral suivant une logique financière. Ce basculement s’est opéré entre 1984 et 1986. Ce changement
est survenu, à mes yeux, du fait que l’État avait un déficit à financer et a donc
dû donner des gages de “bonne conduite” aux investisseurs internationaux. À
l’époque, il y a eu un ralliement – mené largement par les hauts responsables du
ministère des Finances, qui pensaient sans doute qu’il s’agissait de la meilleure
voie de réforme pour la France – à un modèle à la logique nettement plus financière. » In : Solow R. et Touffut J.P. (éd.), 2011. La fragmentation du travail.
Paris, Albin Michel.
16
l’emploi d’une nouvelle terminologie (efficacité, productivité,
compétitivité, concurrence, transparence, responsabilité, etc.)
pour concevoir et décrire l’action publique s’est lentement
imposé. Bref, une toute nouvelle configuration conceptuelle,
pratique et langagière s’est peu à peu instituée qui organise,
depuis lors et de façon déterminante, les formes modernes de
l’activité de gouvernement. Cette nouvelle configuration est
ce que j’ai nommé le « raisonnement gestionnaire ».
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Lorsque l’on envisage la transformation du modèle d’exercice
du pouvoir sous l’angle de ce changement, la question de la
technocratie se pose autrement qu’à partir de la thèse courante
selon laquelle un groupe de détenteurs d’une compétence
spéciale en matière d’élaboration de politiques publiques
aurait subtilisé leurs prérogatives aux gouvernants et aux
représentants du peuple. On constate en effet que la distinction
entre technocrates et politiques obscurcit plus qu’elle
n’éclaire la compréhension de ce qui se passe. Car bien que
les uns et les autres occupent des positions distinctes dans la
mise en œuvre de l’activité de gouvernement et possèdent des
dispositions sociales différentes, on observe qu’ils partagent
et font usage d’identiques catégories de raisonnement pour
penser ce que l’État peut et doit faire et pour définir la méthode
la plus rationnelle pour remplir les dernières missions qui lui
sont assignées. Cette convergence tient sans doute au fait que,
dans leur grande majorité, politiques et technocrates d’une
même classe d’âge ont suivi les mêmes enseignements et subi
les mêmes influences (avec une légère variation à la marge
selon l’obédience politique). Mais surtout qu’ils se trouvent
dans une même situation : devoir résoudre les problèmes
pratiques que pose le fait de gouverner un pays développé
à l’ère de l’informatisation. Ainsi, au lieu d’expliquer la
transformation du modèle d’exercice du pouvoir par un conflit
entre fractions concurrentes à l’intérieur du champ du pouvoir
17
d’État10, il me semble plus juste de l’appréhender comme
une évolution interne au monde des praticiens du pouvoir,
en grande partie dictée par les innovations techniques.
Ce qui ouvre une nouvelle interrogation : l’adoption des
formes du raisonnement gestionnaire dans la conduite des
affaires publiques altère-t-elle les formes du raisonnement
politique ?
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Le premier élément de réponse que l’enquête a apporté à
cette question part d’une observation : avec les promesses
que fait miroiter le développement de l’informatique, les
gouvernants manifestent une volonté résolue d’assujettir la
décision politique à des opérations de quantification pour lui
donner un fondement d’objectivité. Or la recherche montre
que l’actualisation de cette volonté dans l’action quotidienne
contient une manière particulière d’orienter et de conduire
l’activité de gouvernement. Elle met en effet au jour une
modification importante des priorités qui la guident, car les
questions devenues déterminantes ont changé de nature. Pour
comprendre l’exercice moderne du pouvoir, l’analyste doit
désormais se demander : comment se décide ce qui doit faire
l’objet d’une mesure ; quelles sont les raisons qui informent
ce choix ; quels sont les modèles d’action retenus afin de
recueillir les données pertinentes pour guider la décision ;
qui a produit les algorithmes de traitement de ces données ;
comment cette opération a-t-elle été réalisée ; quelles sont
les formes dans lesquelles les résultats de la mesure sont
présentés et diffusés ? C’est en concentrant l’analyse sur ces
questions que l’Esprit gestionnaire a décrit la manière dont
les gouvernants ont découvert, en en faisant l’expérience,
les avantages que la quantification de l’action publique leur
procurait, à la fois en termes de rationalisation du processus
de décision politique (elle permet le diagnostic partagé et
10
À la manière de Pierre Bourdieu.
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l’émergence d’un consensus sur la meilleure réponse possible)
et de contrôle effectif des actions engagées (en favorisant la
fin de l’opacité de la dépense publique, du clientélisme ou
du fait du prince). Ils ont ainsi appris comment un usage
avisé du chiffre leur permettait d’imposer leurs solutions en
écartant le détour hasardeux par une délibération publique
sur leur contenu. Le second élément de réponse découle
directement du premier : on observe que technocrates et
politiques admettent que la mise en œuvre de techniques qui
permettent d’assujettir la décision à la quantification offre
la possibilité de hâter la modernisation des administrations
à un coût politique faible, c’est-à-dire sans susciter trop
de résistances dans la mesure où rendre l’État économe de
ses moyens semble être un objectif susceptible de rallier à
la fois les agents et professionnels de service public et les
contribuables.
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Pour résumer, l’introduction des principes du raisonnement
gestionnaire a contribué à rendre légitime l’idée selon
laquelle, pour conduire l’action politique de façon efficace, il
était nécessaire de disposer d’un appareil de production et de
traitement des données chiffrées fournissant une description
quantifiée, de plus en plus affinée, des dispositions prises
dans le cadre d’une politique publique. Cette insensible
modification est d’autant mieux accueillie qu’elle porte la
promesse d’un contrôle a priori de la validité des décisions
prises, en en anticipant les conséquences et en permettant
de suivre, aussi rigoureusement et rapidement que possible,
la manière dont elles produisent leurs effets attendus11.
La place centrale que les systèmes d’information installés
dans les administrations d’État sont peu à peu venus
11
L’esprit conquérant dans lequel cette transformation de la manière de diriger
a été introduite est bien décrit dans Coletti R., 2003. Bâtisseurs de systèmes
d’information. Paris, PUF.
19
occuper dans l’activité de gouvernement, a produit une lente
colonisation du raisonnement politique par les notions et
catégories du raisonnement gestionnaire. Et l’examen des
réformes conduites au nom de la modernisation confirme
que, dans cette nouvelle conception, la décision tend à laisser
place à la régulation (par le biais de la statistique de gestion),
à l’expertise (par le truchement des techniques de l’audit, de
l’évaluation, des études de faisabilité et d’impact, etc.) et à
la communication (publicité, stratégies de vente de produits,
marketing, etc.).
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Les propriétés conférées à la quantification contribuent ainsi
à rendre légitime une idée : il est possible, dans l’ordre du
politique, d’instaurer une parfaite congruence entre le calculé et
le calculable, en offrant le moyen d’agir, en temps réel, sur chacun
des éléments du calcul afin de parvenir à faire correspondre le
résultat avec ce que le responsable de cette action escomptait
qu’il serait. Et telle est la fonction nouvelle qui est assignée à la
statistique publique quand elle se mue en instrument de gestion
et que les données qu’elle produit visent à circonscrire, de façon
exacte, les cibles des interventions à mettre en œuvre, à définir
les modalités de la mise en application des dispositions décidées
et à les corriger dès lors que sont repérés une surconsommation,
un usage détourné, des répercussions non-voulues ou des
débordements incompréhensibles. C’est la genèse de cette
mutation que mes enquêtes sur le travail quotidien des caisses
d’allocations familiales et de l’assurance-maladie ont saisie. Pour
illustrer ce changement, je vais rapidement rapporter quelquesunes des nouvelles façons de faire qui se sont développées à
l’occasion de la création de l’allocation parentale d’éducation
(APE) dans un cas12, et de la mise en place de la politique de
maîtrise médicalisée des dépenses de santé dans l’autre13.
12
Une analyse complète se trouve dans L’Esprit gestionnaire, op. cit., pp.212-219.
13
Cette politique est étudiée en détails dans Ogien A., 2000. La volonté de quantifier.
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L’APE est une prestation créée en 1985 et destinée à fournir
un revenu au parent qui cesse de travailler pour élever un
troisième enfant. En avril 1986, les services de la CNAF14
constatent que la mesure ne rencontre pas la réaction prévue :
seules 20 000 demandes ont été faites au lieu des 155 000 que
la quantification avait fixées. Une petite équipe, qui se qualifie
elle-même de « commando » et conduite par le directeur de
la CNAF fraîchement nommé, s’empare de cette prestation et
se donne pour objectif que 80 % des bénéficiaires potentiels
touchent leur allocation deux mois après le dépôt de leur
dossier. Pour parvenir à placer ce qu’elle définit comme
un « produit » à ses « clients » et insuffler l’esprit de la
modernisation dans l’institution, cette équipe fait simplifier
les conditions d’attribution de la prestation (les deux années
d’activité salariée avant la naissance du troisième enfant
cesserontt vite d’être calculées sur trente mois mais sur dix
ans ; plus tard, l’allocation sera distribuée dès la naissance
du second enfant). Puis elle met en place une stratégie de
vente calquée sur le modèle de ce que font les assurances
privées. À l’aide de fichiers informatiques dont elle croise
les données de façon inédite (en demandant des autorisations
nécessaires à la Commission nationale de l’informatique et
des libertés), elle établit, à leur insu, une liste de bénéficiaires
qui remplissent les conditions d’attribution et les prospectent
activement. Le commando lance également une campagne de
communication nationale pour faire connaître ce droit. Toutes
actions qui inversent la logique traditionnelle des organismes
de service public : au lieu de vérifier de façon pointilleuse la
validité des dossiers soumis en cherchant à traquer la fraude
(et en oubliant ceux qui ne le sollicitent pas mais pourraient
le faire), il s’agit soudain de mettre tout en œuvre afin de
Conceptions de la mesure de l’activité médicale. Annales, 2.
14
Caisse nationale d’allocations familiales.
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démarcher les bénéficiaires potentiels pour les convaincre
de faire valoir leur droit. Il n’y a là rien à redire, sauf à
saluer une initiative qui renforce la démocratie. Mais pour
que leur objectif soit rempli, les membres du commando
savent aussi qu’il leur faut surmonter les lenteurs et les jeux
partisans du travail parlementaire, dont ils sont familiers.
Persuadés que l’Assemblée nationale entérinera, en fin de
compte, la solution que les données chiffrées qui lui seront
fournies semblent imposer, ils rédigent donc sans aucune
concertation le texte législatif et ses décrets d’application
qu’ils vendent en bloc en novembre 1986 à la commission
des affaires sociales, en lui faisant valoir que le Parlement
se grandirait s’il parvenait pour une fois à réduire le délai
entre l’annonce d’une loi et son entrée en vigueur effective.
Pour le chef du commando, qui est un administrateur civil
renommé, le souci de l’efficacité justifie cette entorse aux
règles de la démocratie, qui ne fait qu’anticiper ce qui serait
de toute façon advenu après de longs mois de batailles
parlementaires jugées dilatoires et puériles. Le texte sera
voté le 30 décembre 1986 et les décrets paraîtront le 29
mars 1987. En dépit de ce temps record, le commando ne
remplira pas son objectif en deux mois, mais en cinq. Et le
succès de cette démarche permettra au nouveau directeur de
l’afficher comme un exemple à suivre pour moderniser le
travail de la CNAF.
Passons au deuxième exemple. Pour contrôler l’évolution
des dépenses de santé, deux options sont traditionnellement
ouvertes : agir sur l’offre ou sur la demande. Durant les années
1970, les plans de rigueur qui se succèdent pour combler le
« trou » de la sécurité sociale se traduisent essentiellement
par des restrictions des droits des patients. Au début des
années 1980, l’idée s’impose, dans l’ensemble des pays
développés, que seule l’action sur l’offre pourrait produire
des effets structurels. Les gouvernants admettent alors que,
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pour réguler l’activité médicale, il faut construire un système
d’information de santé permettant de savoir exactement
ce que font les médecins et quel est le coût de chacun des
actes qu’ils réalisent. En France, ce projet consiste à lier
la totalité des données chiffrées relatives aux soins, qu’ils
soient dispensés en cabinet privé ou en établissement de santé
(public ou privé), afin de remplir une ambition : « gérer le
risque santé », c’est-à-dire contrôler étroitement le contenu
des prescriptions et le coût des soins. En 1982, le programme
de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) est mis
en place dans les hôpitaux. Il poursuit trois objectifs : lever
l’opacité des pratiques thérapeutiques par l’obligation de les
soumettre à la quantification ; fixer des prix rendant compte
du coût réel des actes réalisés ; rationaliser le mode de
financement de l’hôpital, en réglant l’allocation de ressources
sur l’activité effective des services. Ce système devient
partiellement opérationnel en 1989, et s’impose à mesure
que les hôpitaux sont dotés de départements d’information
médicale (ce qui a demandé un lourd investissement en
personnel et en matériel). Mais l’opposition des médecins
hospitaliers à la quantification de leur activité ne sera jamais
vraiment surmontée – ce qui ralentira considérablement, sans
toutefois l’empêcher, la réalisation d’un des objectifs majeurs
du PMSI : le remplacement du remboursement au prix de
journée par la tarification à l’activité.
Une même volonté quantificatrice s’applique à la médecine
de ville. La loi du 4 janvier 1993 institue la politique de
maîtrise de l’évolution des dépenses de santé, en rendant
obligatoire une formalité essentielle pour la construction
du système d’information de santé : le codage des actes et
des pathologies. Le dispositif est ratifié par la convention
médicale de 1993 (qui fixe les relations entre les médecins et la
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CNAM15), qui, outre le principe du codage, impose la fixation
d’un taux d’évolution annuel de la dépense, l’informatisation
des cabinets, la création des cartes Sésame-Vitale et de
professionnel de santé, et le système des références médicales
opposables (qui était conçu comme un des éléments cruciaux
de la régulation de l’activité de soin par le biais du traitement
informatique des procédures de remboursement). Mais en
dépit de cet accord, les représentants des médecins refusent
de se plier au type de quantification de leur activité qui leur
est proposé et contestent à la fois l’obligation de transmettre
à la CNAM les informations médicales figurant sur leurs
ordonnances électroniques (au nom du secret médical) et le
genre de traitement auquel le recueil de ces données devrait
donner lieu. Ces résistances n’entravent cependant pas le
projet de construire le système d’information exhaustif et
intégré souhaité par les gouvernants. La loi constitutionnelle
du 22 février 1996 crée ainsi le principe du vote annuel
d’une loi de financement de la sécurité sociale, au terme de
laquelle le Parlement fixe un objectif national de dépenses
de l’assurance-maladie (ONDAM) et des objectifs quantifiés
nationaux pour chacun de cinq secteurs d’activité : hôpitaux
publics, cliniques privées, médecine générale, médecine
spécialisée, techniques auxiliaires. Les ordonnances d’avril
1996 poursuivent l’édification de ce système en créant une
Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de santé
(ANAES) chargée de délivrer des autorisations d’exercice
aux services et aux établissements de santé (sur la base de
procédures d’évaluation) et des recommandations de bonnes
pratiques pour la médecine de ville. Elles instituent également
des Agences régionales de l’hospitalisation (ARH), auxquelles
est confiée la régulation du secteur hospitalier au niveau local
sur la base des données produites par le PMSI. Et l’emprise
15
Caisse nationale d’assurance-maladie.
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de la quantification sur le domaine de la santé s’étend avec la
publication, en 2004, de la classification commune des actes
médicaux, qui crée une codification unique de la totalité
des gestes thérapeutiques, à l’hôpital comme en cabinet.
Cette nouvelle nomenclature a été conçue, dès l’origine,
comme un instrument de tarification neutre (elle écarte toute
incitation financière à produire des actes en fonction de leur
rentabilité), descriptif (elle rend compte de l’état actuel des
pratiques) et évaluatif (elle fixe la valeur financière réelle des
actes). L’histoire ne s’arrête évidemment pas là. Un de ses
derniers épisodes a été le vote de la loi « Hôpital, patients,
santé, territoires » en 200916. Et l’édification du système
d’information qui permettrait de soumettre la médecine à
l’efficacité demeure un chantier grand ouvert, dont les ratés
et les écueils continuent à alimenter la chronique des échecs
de la politique de santé17, le dernier en date étant le fiasco
du dossier médical personnel (qui devait permettre des
économies considérables en réduisant les gaspillages liés à
la dispensation d’actes inutiles et redondants). Et la vigilance
du corps médical face à toute tentative des pouvoirs publics
Les trois premiers chapitres de cette loi instituent une nouvelle organisation
du système de santé – édifié autour des agences régionales de santé (dont l’idée
avait été proposée en 1981) qui sont désormais responsables de la réalisation
des objectifs quantifiés nationaux – et fixent les droits des patients ; le quatrième
instaure une nouvelle gouvernance en faisant du directeur le patron de cette entreprise que serait l’hôpital.
17
En juillet 2012, la Cour des comptes a pointé l’échec de la mise en place du
dossier médical personnel (DMP) qui, attribué à tout patient, devait contenir
toutes les informations sur ses démarches de soins permettant ainsi de ne pas
reproduire des actes déjà effectués et éviter les gestes thérapeutiques inutiles ou
dangereux. Le DMP a été institué en 2004, son développement a été relancé en
2008, puis en 2011. Aujourd’hui, seuls 200 000 patients disposent d’un DPM,
et son déploiement se heurte toujours à l’opposition des médecins. La Cour des
comptes estime à un demi-milliard d’euros les sommes engagées pour ce projet
qui n’a toujours pas permis de réaliser la réduction des dépenses initialement
prévue. Voir : Le dossier médical personnel, un véritable gâchis. Lepoint.fr,
31.8. 2012.
25
de se doter des moyens d’exercer un contrôle pointilleux sur
leur activité ne cesse de repousser l’échéance.
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Ces deux exemples ont, je l’espère, livré un aperçu de
l’action déterminée que les gouvernants doivent soutenir
(indépendamment des alternances politiques) pour parvenir
à transformer le travail des administrations d’État en y
favorisant l’adoption de pratiques gestionnaires (fondées sur
le triptyque : informatisation - productivité - concurrence).
Une question demeure ouverte cependant : en quoi peuton dire de ces pratiques qu’elles accomplissent une
rationalisation ?
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Depuis la célèbre définition que Max Weber en a donnée,
la rationalisation est considérée comme un processus
historique soumettant l’organisation des relations sociales à
des canons de simplicité, de rigueur et d’efficacité contenus
dans les principes de la raison. Et c’est ce processus qui
rendrait compte de l’évolution des sociétés, prises dans ces
modifications, aussi inéluctables que déterminantes, que sont
le désenchantement du monde, la bureaucratisation des États
et l’objectivation de la décision politique. La rationalisation
peut toutefois être envisagée d’une tout autre manière :
comme une activité pratique qui se déploie au quotidien.
C’est sous cet angle que je l’ai analysée, en examinant la
démarche qui a consisté à soumettre l’action publique aux
principes du management et de la gestion financière. J’en
ai tiré trois constats. Le premier est que l’assujettissement
des décisions politiques à la production de chiffres tend à
contredire l’idée ordinaire que les citoyens se font au sujet de
ce que gouverner une démocratie veut dire (en particulier en
regard de l’égalité, de la jouissance des droits sociaux, de la
souveraineté du peuple, etc.). Le second est que conduire les
affaires publiques sur un mode gestionnaire – c’est-à-dire en
prenant la mesure de la performance comme règle et critère
de réussite – revient insensiblement à remettre en cause la
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nécessité de la délibération publique dans la prise de décision
et à tenir les procédures de la démocratie représentative pour
une entrave à l’activité de gouvernement. Le troisième constat
est que plus un appareil de quantification administratif produit
et diffuse des chiffres à vocation de contrôle, plus il contribue
à distendre le lien entre la description statistique du monde
social (à partir de laquelle les gouvernants échafaudent leurs
croyances et élaborent leurs décisions), et les conceptions
que se font les gouvernés au sujet de ce même monde (à partir
desquelles ceux-ci revendiquent la jouissance de droits qu’ils
tiennent pour fondamentaux).
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L’enquête a cependant montré comment, dans bien des
circonstances, plus les services des administrations produisent
d’informations statistiques, plus il est difficile de les
synthétiser afin de constituer un savoir. Ou, plus exactement,
moins les données recueillies à toutes les sources statistiques
existantes peuvent être aisément unifiées et restituées sous
forme d’indications univoques et opératoires. L’enquête
a ainsi mis au jour le paradoxe du modèle gestionnaire
d’exercice du pouvoir : la quête obsessionnelle des chiffres
les plus exhaustifs et les plus fins au sujet de l’activité que les
gouvernants ont la charge d’administrer entre en contradiction
avec un autre des objectifs qu’ils poursuivent, à savoir,
prendre une décision dont l’objectivité est incontestable. Et
cet écart se trouve être l’effet mécanique de la multiplication
des chiffres dont ils pensent qu’ils leur sont nécessaires pour
rendre compte de tous les aspects de la réalité qu’ils prétendent
maîtriser. Pour comprendre ce qui entretient ce paradoxe, il
faut considérer un phénomène qui fonde et justifie l’attraction
pour le chiffre : la mathématisation du monde social.
La mathématisation du monde social
Qu’est-ce que la mathématisation du monde social ? Tout
simplement le fait que, à l’instar de la connaissance objective
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que la science a constituée dans l’exploration des mondes de
la matière et du vivant grâce à la mesure – et avec le degré
de maîtrise que la technique a acquis sur ces deux domaines
de la vie –, une connaissance objective s’est développée,
depuis près de deux siècles maintenant, qui nous livre une
compréhension quantifiée et modélisable des ressorts des
conduites humaines, des actions collectives et des processus
de prise de décision. Les données accumulées par l’économie,
la sociologie, la psychologie expérimentale, la neurobiologie,
la génétique ou les neurosciences cognitives ont doté les
sociétés rationalisées de manières de penser et de concevoir
la présence et l’action de l’individu dans le monde dont on
peut supposer qu’elles sont aujourd’hui tenues pour vraies,
d’autant plus que leur instrumentalisation a donné naissance
à une kyrielle de métiers (psychologie, médecine, sociologie
d’entreprise, marketing, coaching, etc.) dont le succès a
permis d’installer la description objective des conduites
humaines dans l’ordinaire des rapports sociaux18.
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Certes, cette façon froide et statique de saisir et d’expliquer
la condition humaine au moyen du chiffre n’est pas
unanimement partagée. Dans toutes les disciplines évoquées,
des courants mettent en doute la pertinence de la réduction
mathématique des conduites individuelles et collectives et
marquent les limites des tentatives de les modéliser. Qu’elle
fasse valoir la liberté essentielle de l’individu ou mette
18
On peut sans doute dire que le dernier avatar de cet usage de la mathématisation du monde social est son annexion par les neurosciences et l’incroyable
colonisation des domaines dans lesquels celles-ci prétendent s’immiscer – économie, droit, morale, éducation, politique, etc. – en faisant la promotion de nouvelles démarches comportementalistes ou décisionnelles. Ce « neuro-n’importequoi » est raillé par Pustilnik A., 2012. La violence dans le cerveau. In : Chauviré
C. et Ambroise B. (éd.). Le Mental et le Social. Paris, Éditions de l’EHESS.
Sur cette inclination, voir Oulier O. et Sauneron S., 2010. Nouvelles approches de la prévention en santé publique. Paris, Centre d’analyse stratégique,
La Documentation française.
28
l’accent sur les ruses de l’inconscient, la thèse du caractère
foncièrement imprévisible de l’action humaine continue à
être farouchement défendue. Mais il faut admettre que cette
critique ne parvient pas à contester sérieusement l’attraction
exercée par les savoirs qui, en sciences humaines et sociales,
sont assis sur la quantification.
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On peut donc sans trop de peine admettre que les progrès de la
mathématisation du monde social – et leur traduction pratique
dans la vie quotidienne – ont réussi à imposer, en matière
de conduites individuelles, une forme de raisonnement
fondée sur des critères de quantité qui tend à se substituer
à une forme de raisonnement faisant usage de critères de
qualité. Et, avec l’emprise que la statistique de gestion a
prise sur l’organisation des activités de production et de
consommation, les progrès de la puissance de traitement de
l’information par les ordinateurs et le développement d’une
industrie du logiciel et de ses applications multiformes, cette
pensée de la quantité semble avoir imposé sa domination
sur celle, plus vague et plus soumise aux vicissitudes de
l’émotion, de la qualité.
Cette domination a quelque chose d’imparable. C’est que
le chiffre possède une force de conviction qui désarme toute
critique. Et il me semble que c’est cette propriété particulière
qui a permis à la pensée de la quantité de s’ancrer dans les
univers rationalisés du monde contemporain. J’ai donc cherché
à analyser cette propriété, en partant d’une observation : le
chiffre se présente désormais sous la forme d’une information,
construite dans des opérations de traitement qui lui donnent sa
substance et sa force. Ce sont ces opérations qui sont au cœur
des techniques de l’évaluation ; et pour comprendre la nature de
ces opérations, il convient de distinguer deux usages qui peuvent
aujourd’hui être faits du chiffre : mesurer et quantifier.
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Mesurer
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Mesurer est une activité qui consiste à produire une
description numérique d’un fait ou d’un phénomène19. La
propriété première d’une description de ce type est, quelle
qu’en soit l’expression20, son exactitude puisque, pour toute
grandeur mesurée21, la valeur exprimée est unique22. Cette
caractéristique, inhérente au concept de mesure, se traduit
dans l’emploi que nous faisons habituellement du terme : une
mesure serait-elle tenue pour telle si elle était ouvertement
présentée comme inexacte ? Autrement dit, une mesure
affirme toujours son exactitude, même s’il est possible de
contester la justesse ou la pertinence du nombre qu’elle
exhibe ou la manière dont a été mené le calcul qui le produit.
Pour preuve de cette affirmation, on sait qu’il est préférable,
en cas de contestation d’une mesure, de dire qu’elle est le
produit d’une manipulation, ou de critiquer les principes ayant
présidé à son l’élaboration, plutôt que d’affirmer qu’elle est
fausse (car il faudrait alors avoir le loisir d’entrer dans une
démonstration dont on peut douter qu’elle apporte la preuve
incontestable de la fausseté).
La description numérique a d’autres caractéristiques. On
admet, par exemple, que si elle s’applique sans trop de
19
Rosmorduc J., 1995. Mesure. In : Les notions philosophiques, Tome II. Paris,
PUF.
Voir Lynch M., 1991. Method : Measurement - Ordinary and Scientific
Measurement as Ethnomethodological Phenomena. In : Button G. (ed.). Ethnomethodology and the Human Sciences. Cambridge, Cambridge University
Press ; Ascher M., 1998. Mathématiques d’ailleurs. Paris, Seuil.
20
Lave J., 1986. The Values of Quantification. In : Law J. (éd.). Power, Action and Belief. A New Sociology of Knowledge? Londres, Routledge & Kegan
Paul.
21
22
Perdijon J., 1998. La mesure. Science et philosophie. Paris, Flammarion (Dominos). Une précaution cependant : cette conception ne s’applique pas à la mesure quantique qui, de toute façon, n’a guère de rapport avec l’idée que le sens
commun se fait de la mesure.
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difficultés aux faits et phénomènes physiques et matériels,
sa validité n’est jamais totalement acquise quand elle prétend
réduire les phénomènes sociaux, moraux ou mentaux en
chiffres, sauf lorsque ces phénomènes sont entièrement
naturalisés (comme le font les neurosciences cognitives),
mais alors ils se retrouvent vidés de la signification qu’ils
prennent dans et pour la vie telle qu’elle va. Bref, s’il n’est pas
impossible de quantifier l’activité humaine, cette opération
n’est jamais tout à fait satisfaisante, tant il semble difficile
d’accepter l’idée qu’une description de l’action qui négligerait
la signification23 et l’intentionnalité24 puisse réellement rendre
compte de sa réalité. C’est pourquoi on peut penser que la
quantification du politique est constitutivement impuissante
à saisir le sens du politique.
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Une autre caractéristique de la mesure découle de la référence
aux mathématiques. Celle-ci lui confère deux attributs :
l’objectivité et la scientificité25. Or ces attributs alimentent
un débat toujours vivace sur la valeur qu’il convient de leur
concéder, en engendrant un étrange soupçon sur le fait même
de la mesure26 : la mathématisation du réel27 est souvent accusée
de porter en germe une atteinte à la liberté et à l’autonomie
des individus ou serait un facteur d’aliénation28. La pertinence
Putnam H., 1998. Représentation et réalité. Paris, Gallimard.
Searle J., 1995. La redécouverte de l’esprit. Paris, Gallimard.
Steward I., 1988. La nature et les nombres. Paris, Hachette.
26
Boyer A., 1994. De la juste mesure. In : Beaune J. C. (éd.). La mesure. Instruments et philosophies. Seyssel, Champ Vallon.
27
Pour reprendre le titre du livre de Israel G., 1996. La mathématisation du réel.
Paris, Seuil.
28
Débat inauguré par Husserl E., 1976. La crise des sciences européennes et la
phénoménologie transcendantale. Paris, Gallimard, 1976 (1re édition 1954) ; repris par Marcuse H., 1968. L’homme unidimensionnel. Paris, Éditions de Minuit ;
Habermas J., 1973. La technique et la science comme idéologie. Paris, Gallimard ;
Ladrière J., 1977. Les enjeux de la rationalité. Paris, Aubier.
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de cette critique ne fait cependant pas l’unanimité. Dagognet
l’écarte, en préférant mettre l’accent sur les propriétés formelles
de la quantification. Pour lui, l’opération métrologique de
nature mathématique réalise trois prouesses qu’il y a tout lieu
de priser : « a) Elle favorise le rapprochement aussi bien entre
les hommes (ils peuvent comparer leurs calculs et en discuter,
tandis qu’ils ne peuvent rien bâtir sur des impressions)
qu’entre les résultats eux-mêmes, puisqu’ils sont exprimés à
travers un système universel, susceptibles aussi d’être écrits
sur des registres différents […], de là, son pouvoir fédératif
et heuristique. b) Elle permet que nous nous emparions de
l’insaisissable : […] nous pouvons par le moyen de la mesure,
désimpliquer les données et sortir nous-mêmes de ce en quoi
nous sommes immergés, par là, nous constituons un monde.
c) Grâce à ses possibilités, elle tire aussi l’inconnu de la nuit
qui le recouvre et nous le cache ; sans elle, nous ne saurions
l’atteindre. Loin d’écraser le réel, la mesure favorise sa
révélation29 ».
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En ce sens, le passage par la mesure est une procédure qui
favoriserait et développerait la possibilité d’une discussion
argumentée. C’est un même point de vue que développe
Theodore M. Porter30, pour qui le recours à la description
numérique impose un univers de référence commun, construit à
partir de critères de rigueur et d’objectivité dont on peut estimer
qu’ils sont universels. Avec la modélisation mathématique, la
connaissance s’autonomise et l’activité de mesure en vient à
remplir une fonction de communication. Mesurer ne serait donc
pas uniquement se livrer à un calcul : ce serait, simultanément
et de façon tout aussi déterminante, respecter un engagement
moral en faveur de la recherche d’un accord.
29
Dagognet F., 1993. Réflexions sur la mesure. Fougères, Encre Marine, 1993.
30
Porter T.M., 1995. Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and
Public Life. Princeton, Princeton University Press.
32
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Cette propriété de la mesure en évoque une autre. On sait, en
effet, que la quantification est un élément crucial de l’activité
de gouvernement. Mais, s’il est courant de rappeler que, à
l’origine, le terme statistique désignait une mesure d’État31,
ce rappel réduit souvent la production administrative de
chiffres à sa simple utilité pour l’exercice du pouvoir, en la
tenant pour une construction visant à justifier, sous couvert
d’une description numérique censée être impartiale, une
certaine orientation donnée à un processus de décision. On
s’est plus rarement intéressé au phénomène du recours à la
mesure en tant que tel (c’est-à-dire indépendamment des
résultats produits), et aux modifications que la quantification
est susceptible d’introduire dans l’appréhension du monde,
donc – pour ce qui nous occupe ici – dans la conception de
l’action politique32. Or cette dimension de la mesure est loin
d’être anodine.
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Donner un peu d’objectivité à l’ordre du politique est un projet
qui remonte à Saint-Simon33, Condorcet et Cournot34 et qui n’a
cessé, ensuite, de trouver d’infatigables défenseurs. Ce projet
porte toujours la même promesse : fournir aux gouvernants
31
Desrosières A., 1993. La politique des grands nombres. Paris, La Découverte ;
Brian E., 1994. La mesure de l’État. Paris, Albin Michel. Il n’est pas inutile de noter
que les techniques de la statistique ont été forgées dans et pour le monde de la production industrielle de masse, comme le rappelle Besson J.L., 1992. Les statistiques :
vraies ou fausses ? In : Besson J.L. (éd.). La Cité des chiffres. Paris, Autrement (Série
Sciences en société, n°5).
32
Une façon d’appréhender cet usage de la mesure consiste à travailler sur la
production de normes de qualité visant à la standardisation des produits présentés sur un marché et dont le respect et l’application sont garantis par une autorité
légitime. Voir Thévenot L., 1997. Un gouvernement par les normes. Pratiques et
politiques des formats d’information. In : Conein B. et Thévenot L. (éd.). Cognition et information en société. Paris, Éditions de l’EHESS (Raisons pratiques).
Qui affirmait qu’il « faut remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses ».
33
34
Touffut J.P. (éd.), 2007. La société du probable. Paris, Albin Michel.
33
des chiffres leur permettant de prendre des décisions dont
la validité et la légitimité seraient incontestables et qui
emporteraient immédiatement l’assentiment des populations.
Mais l’objectivité dont il est ici question repose sur un type de
quantification d’un genre assez particulier. Pour le qualifier,
on peut reprendre une distinction avancée par Giorgio Israel,
qui différencie les modèles mathématiques selon qu’ils ont
une visée purement explicative (ce qui est le cas pour l’activité
scientifique) ou une visée de contrôle (ce qui est le cas pour
l’activité de gouvernement). Que dit Giorgio Israel ?
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« L’utilisation des mathématiques dans les sciences sociales et, bien
sûr, économiques entraîne naturellement la recherche de modèles
mathématiques définissant le comportement le plus adéquat en vue de
certaines finalités. Le but principal de ces modèles n’est donc pas de
décrire la réalité, mais de déterminer un ensemble de règles qu’il faut
imposer à la réalité pour la façonner selon certains objectifs : ce sont
des modèles de contrôle35 ».
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Thierry Martin a précisé deux caractéristiques de la
forme de quantification à laquelle on a affaire en matière
d’administration des affaires publiques :
« D’une part, […] le raisonnement que déploient les mathématiques
de l’action ne va pas des causes vers les effets, donc du présent vers
le futur, mais des conséquences futures possibles vers les moyens
présents de les engendrer… D’autre part, il n’appartient pas à l’analyse
mathématique elle-même de définir le but assigné à l’action, mais
seulement, ce but étant posé, d’analyser les différentes solutions
possibles permettant de l’atteindre, et d’identifier celle qui permet au
mieux d’accorder les moyens mis en œuvre à l’objectif visé36 ».
En somme, dans les modèles de contrôle appliqués à l’action
politique, l’activité de quantification ouvre la séquence
suivante : définir des objectifs, puis mettre en œuvre les
méthodes de calcul appropriées pour découvrir la manière
35
Israel G., 1996, op. cit.
36
Martin T., 2000. Mathématiques de l’action et réalité empirique. In : Martin T.
(éd.). Mathématiques et action publique, op. cit.
34
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la plus rationnelle – ou la plus économe – de les réaliser. Il
faut noter que, en politique, la définition des objectifs est, le
plus souvent, le fait d’un groupe restreint de personnes : les
gouvernants et leurs conseillers qui détiennent le monopole
de la définition de ce que dans le privé on appelle la stratégie
et en politique l’orientation générale. Trois autres décisions,
qui relèvent de ce même monopole, déterminent la nature
des données produites : le choix de soumettre telle ou telle
modalité d’action publique à calcul ; la fixation des paramètres
et variables retenus dans la construction de la base de calcul
qui servira à produire les chiffres attendus ; l’élaboration des
algorithmes utilisés pour recomposer ce qui devient, une fois
cette recomposition accomplie, une information.
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On comprend qu’un ensemble de procédures qui organisent le
recueil et le traitement des données (hypothèses, estimateurs,
catégorisations, pondérations, lissages, etc.) se trouve ainsi
soustrait au débat public et à la critique des citoyens (voire
souvent à celle de leurs représentants) et, très naturellement,
laissé aux mains d’experts et de spécialistes. Cette délégation
pose cependant une question : peut-on admettre que ces
procédures sont purement techniques – au sens où on
pourrait dire qu’elles sont politiquement et axiologiquement
neutres – ou doit-on penser qu’elles contiennent en elles des
orientations qui conditionnent la décision politique – auquel
cas elles seraient d’une tout autre importance ? C’est bien là
le fond de la question de la technocratie, telle qu’elle a été
posée jusqu’à présent. J’ai essayé, comme je l’ai déjà dit, de
l’aborder sous un autre angle : celui de la quantification du
politique.
Quantifier
L’analyse de la manière dont l’action publique est aujourd’hui
mise en chiffres m’a conduit à conclure que le fait même de
quantifier une activité faisant l’objet d’une politique publique
35
(comme soigner, enseigner, chercher, juger, etc.) produisait, en
tant que technique, c’est-à-dire indépendamment des contenus
traités et des informations obtenues, trois conséquences :
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– réification (en figeant le phénomène qui fait l’objet d’une
mesure) ;
– neutralisation des enjeux sociaux et politiques (ils ne se
prêtent pas à la mesure) ;
– stabilisation des facteurs à prendre en considération dans
la formation d’un jugement du seul fait de l’obligation de
maintenir les mêmes variables et paramètres sur une longue
période pour que les données aient un sens (oubli de la
dynamique de la vie collective).
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De ce constat découle l’idée que l’activité de quantification
induit, de façon intrinsèque et fortuite, une a-moralisation
des critères de jugement de l’activité politique. L’hypothèse
dont j’ai essayé d’éprouver la validité est donc la suivante :
cette caractéristique du chiffre contribue, sans que cet effet
ne soit délibérément recherché, à dégrader les principes
constitutifs du politique. Les pratiques modernes de la
démocratie ont en effet habitué les citoyens à associer l’État
à une série d’interventions qui leur assure l’accès à des droits
fondamentaux (santé, éducation, travail, retraite, logement,
justice, sécurité, etc.). Dans ce qu’on nomme aujourd’hui
le modèle social européen, ces biens communs sont censés
garantir la cohésion sociale et l’accroissement de la richesse
nationale. On peut aisément reconnaître, je crois, que
l’augmentation continue des droits et libertés individuelles
qui s’est produite depuis 1945 a pénétré le raisonnement
politique ordinaire, au point de lui fournir des catégories de
jugement utilisées pour apprécier la nature démocratique
d’une société. On sait cependant que, depuis les années 1970,
nous vivons l’inversion de ce processus par la lente érosion
des domaines d’intervention des politiques publiques au titre
du désengagement de l’État. Et c’est sur la base des chiffres
36
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fournis par une quantification à vocation gestionnaire que
les gouvernants justifient la nécessité des réformes qu’ils
conduisent pour reconsidérer la justesse de ce qu’ils nomment
soudain des avantages acquis (souvent pour signifier qu’ils
sont indus). Dans ces conditions, l’invocation des chiffres ne
sert pas uniquement à faire admettre la réalité de la situation
des finances publiques et l’impératif de réduction de la dette.
Elle porte également atteinte à la pertinence des catégories
du raisonnement politique des citoyens ordinaires et à l’idée
qu’ils se font de ce qu’une démocratie devrait être. Ce qui
procède, en partie, du fait que les opérations de quantification
contraignent, pour des raisons techniques plus que partisanes
(même si l’idéologie s’y trouve souvent mêlée), à réduire
l’humain (c’est-à-dire le moral et le social qui sont le
cœur même du politique) à ce qui peut en être mesurable.
Avec cette conséquence fâcheuse, que toutes les tentatives
d’amélioration ou de correction ne parviennent pas à éviter :
la statistique publique doit se résoudre à exclure de la mesure
ce qui donne précisément sa signification à ce qui fait l’objet
de la mesure. En ce sens, on peut affirmer que la quantification
du politique ne peut jamais être considérée comme un acte
neutre ou purement technique. Et c’est exactement ce que les
citoyens viennent rappeler lorsqu’ils contestent la véracité ou
la sincérité des descriptions statistiques au nom desquelles
les politiques de réduction de leurs droits sont actuellement
mises en œuvre.
Il n’en reste pas moins qu’avec la puissance que les
instruments modernes de traitement de l’information
confèrent au chiffre37, un modèle gestionnaire d’exercice du
pouvoir s’est imposé qui conduit à adopter une manière de
faire et de penser associant trois opérations : concevoir le fait
de gouverner comme une activité de production analogue à
37
Janicaud D., 1985. La puissance du rationnel. Paris, Gallimard.
37
celles auxquelles on a affaire dans les entreprises industrielles
ou de services ; admettre que, pour mieux gouverner, il faut
recourir à des instruments de gestion identiques à ceux qui sont
en vigueur dans l’univers marchand ; considérer la production
et la diffusion de l’information à visée de contrôle comme un
facteur déterminant et indispensable dans l’accomplissement
de l’activité de gouvernement38.
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La légitimité de ce modèle d’exercice du pouvoir repose sur sa
prétention à incarner la rationalité pure. Ou, plus exactement,
sur le fait que l’activité de quantification est prise dans un
dispositif technique directement lié à la prise de décision
politique au sens où celle-ci est totalement asservie à la
production de chiffres. Le rêve du tenant d’une rationalisation
aboutie du politique serait sans doute de voir des procédures
informatisées déclencher automatiquement des décisions
sur la foi des données quantifiées qu’elles traitent sans plus
aucune intervention humaine. De nombreuses procédures
totalement automatisées de ce type sont déjà en œuvre dans
certains secteurs de l’administration. Pour n’en donner que
quelques exemples : le versement de prestations sociales
attribuées sous conditions de ressources, l’obtention d’un prêt
bancaire, le remboursement des consultations médicales et
des dépenses de pharmacie, le traitement des contraventions
pour excès de vitesse, l’affectation des futurs bacheliers dans
les universités et formations supérieures dans la procédure
informatisée et obligatoire d’inscription sur le site Admission
post-bac (APB) du ministère de l’Éducation nationale. Et bien
sûr, tous les mécanismes mis en place pour fixer, à partir des
résultats fournis par une évaluation, un seuil en deçà duquel
un service public (une classe d’école, une caserne, un poste
38
Voir Hufty M. (éd.), 1998. La pensée comptable. État, néolibéralisme, nouvelle gestion publique. Paris, PUF (Nouveaux Cahiers de l’IUED. Collection
Enjeux, 8).
38
de police, un tribunal d’instance, un service hospitalier, un
bureau de poste, une ligne de chemin de fer, une formation
universitaire, une discipline académique) cesse d’être
considéré comme efficace et doit être supprimé.
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On pourrait dire que ces décisions sont plus administratives
que politiques. Et, comme pour se rassurer, ajouter que
des décisions vraiment politiques ne peuvent pas avoir le
caractère mécanique que la quantification semble imprimer
aux actes bureaucratiques. En fait, les décisions politiques
peuvent être divisées en trois grands genres : personnelles,
exceptionnelles et courantes. Les premières sont liées à
ce droit qui est l’apanage d’un chef à qui échoit le rôle de
nommer ou de trancher ; les secondes impliquent un nombre
restreint d’individus qui ont la responsabilité de statuer sur
des événements rares ou de définir les stratégies de l’État ;
les troisièmes résultent de procédures administratives
formalisées, instituées par un cadre légal et des instructions
précises. C’est dans ce troisième genre de décision – qui
constitue pourtant la grande majorité des actes matérialisant
l’existence de l’État – que la quantification trouve son lieu
d’application privilégié. Si ce partage entre trois genres de
décision politique rend compte d’une certaine réalité, il est
un peu trompeur. Il existe en effet une certaine porosité entre
ces trois sphères : on observe de plus en plus souvent que la
manière dont des décisions exceptionnelles sont prises tend à
s’aligner sur celle qui prévaut pour les décisions courantes –
à savoir que des décisions qui engagent des valeurs politiques
collectives peuvent être prises et justifiées en recourant aux
seuls critères du résultat et de la performance. Tout un chacun
a pu le constater, par exemple, lorsqu’il s’est agi, en France,
de s’engager dans une guerre, de maintenir une représentation
diplomatique, d’assurer la sécurité intérieure, de garantir
l’exercice de la justice, d’élever le niveau d’éducation de la
population, de garantir le bon fonctionnement de services
39
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publics, etc. Il ne manque pas de cas où, alors qu’un principe
de la démocratie est mis en cause, l’argument de l’efficacité
soit avancé pour en justifier la suspension ou l’abandon. Ce
qui est un indice du fait qu’il est devenu acceptable d’invoquer
un critère financier pour imposer une décision qui, selon les
catégories anciennes (celles de l’honneur, de la souveraineté,
de la grandeur, de la justice, de l’égalité ou de la solidarité)
aurait été considérée comme indécente ou révoltante.
Qu’on pense seulement à ce qui se dit aujourd’hui à propos
de la décision de construire le Concorde : qui soutiendrait
publiquement aujourd’hui la réalisation d’un projet dont la
viabilité économique est douteuse afin d’assurer la grandeur
du pays et en ajoutant que l’intendance suivra ? Qui mettrait
encore en œuvre un plan informatique visant à garantir
l’indépendance de la France, pour ne pas parler des efforts
déployés pour créer une filière des meubles en kit visant à
valoriser la forêt française et à battre en brèche la domination
d’une firme suédoise ? Et qui déciderait de doter le ministère
de la Justice des moyens nécessaires de faire respecter
pleinement les normes sanitaires et humaines européennes
en matière de condition de vie en prison ? Il existe encore,
bien sûr, des décisions politiques qui ne se plient pas à une
pure logique financière et répondent à un souci de justice,
de cohésion ou de solidarité sociales, comme par exemple
le revenu minimum d’insertion, la couverture maladie
universelle, l’aide médicale de l’État ou les emplois-jeunes.
Elles sont néanmoins dûment quantifiées et la manière dont
leur coût estimé sera supporté par le budget de la nation est
généralement détaillée (même s’il peut s’avérer ensuite que ce
financement est défaillant). Mais elles restent exceptionnelles
et leur utilité est régulièrement remise en cause.
On peut donc dire que les progrès de l’assujettissement de
la décision politique aux formes de quantification mises en
œuvre par les systèmes d’information administratifs, qu’une
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multitude d’entrepreneurs en modernisation de l’État s’affaire
à promouvoir39, ont contribué à façonner des habitudes qui ont
fini par modeler une nouvelle manière de conduire l’action
publique. Cette volonté de gouverner sur la base d’états de
fait chiffrés, raisonnable en théorie, s’accompagne cependant
d’attributs qui, avec le temps, confinent à l’irrationalité : une
certaine compulsion à accepter ou demander de mesurer tout
ce qui peut l’être ; la prolifération de chiffres dont il n’est
pas vraiment sûr d’en connaître l’utilité et dont la masse
même semble défier toute tentative de synthèse ; et une
certaine réticence à prendre des décisions pour lesquelles
la quantification ne parvient pas à désigner laquelle serait la
meilleure. Il existe donc des limites, techniques et sociales, à
la réduction intégrale de la décision politique à l’objectivité.
Mais on se doit d’observer qu’elles se traduisent rarement
par une remise en cause de la quantification elle-même. On
trouve toujours une bonne raison – une erreur humaine, des
conditions qui ont changé, une interprétation biaisée des
données par les gouvernants – pour expliquer le fait que le
respect des données chiffrées n’a pas produit les conséquences
attendues.
D’une certaine manière, cette difficulté atteste du fait que les
efforts déployés pour asseoir la légitimité de la mathématisation
du monde social produisent des effets durables. L’un d’eux
est la diffusion d’une certitude40 : les comportements humains
39
Voir les manuels de gestion publique et les documents des différents départements ministériels qui ont eu la charge de la modernisation ou de la réforme de la
fonction publique ; ou les rapports de Picq J., 1994. L’État en France. Servir une
nation ouverte sur le monde. Paris, La Documentation française ; et de Stoffaes
C., 1995. Services publics. Questions d’avenir. Paris, O. Jacob-La Documentation française ; ou encore le livre de Fauroux R. et Spitz B. (éd.), 2002. Notre
État. Le livre vérité sur la fonction publique. Paris, Hachette (Pluriel).
Au sens de croyance immédiate et non questionnée que Wittgenstein donne à
cette notion.
40
41
sont prédictibles et des techniques existent qui permettent de
les orienter dans un sens recherché. Cette certitude se trouve
à l’arrière-plan du raisonnement gestionnaire et de l’idée
qui lui donne sa crédibilité : il est possible d’anticiper et de
maîtriser toutes les conséquences des décisions prises sur la
base de données chiffrées41. Comment une telle idée, par bien
des aspects illusoire ou absurde42, parvient-elle à imposer
sa validité ? Tel est le problème qu’il faut approcher avant
d’aller plus loin.
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Les effets de la quantification
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Le chiffre prend une emprise de plus en plus sensible
sur l’ensemble de nos activités sociales : qu’il s’agisse de
l’organisation du travail en entreprise ou des relations que
les citoyens entretiennent avec les administrations et les
services publics, des comportements de consommateur ou
du moindre des déplacements, tout semble être aujourd’hui
mesuré, comptabilisé, réfléchi et utilisé afin de répondre
aux attentes du citoyen, du client ou l’usager ; ou inciter le
collaborateur à améliorer sa performance dans son entreprise.
Cette emprise a été rendue possible par l’élaboration d’une
modalité hybride d’instrumentalisation de la statistique,
qui mêle l’économique, le financier, le sociologique,
l’organisationnel et le psychologique. Ce nouvel usage de la
41
La production de chiffres sur les activités sociales a atteint un tel niveau de précision dans l’anticipation qu’elle oblige (ou devrait obliger) ceux qui fournissent
ce savoir prédictif à réfléchir aux conséquences de leur activité. J’expliquerai
pourquoi plus loin.
42
Harry Mintzberg, le fameux « gourou » du management, le dit en ces termes :
« Les grandes écoles et les MBA forment une élite excellant dans l’analyse mais
qui, bien souvent, ne sait pas ce qui se passe dans l’organisation qu’elle dirige
parce que celle-ci est trop grande, de plus en plus grande. Cette élite croit que
le management est une science ou une profession, alors qu’il s’agit d’une pratique enracinée dans un contexte chaque fois différent. » Entretien paru dans Le
Monde, 21.5.2012.
42
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quantification a produit ses experts et ses spécialistes et suscité
le développement d’une industrie du conseil en ingénierie
sociale dont les préconisations s’appliquent aujourd’hui tant
dans la vie des entreprises que dans celle des administrations
d’État. C’est dans cet environnement qu’il faut appréhender
l’introduction des techniques de l’évaluation dans l’activité de
gouvernement. Et pour préciser les effets que ces techniques
produisent, une question préjudicielle doit constamment
être posée : comment une donnée quantifiée au sujet d’un
problème politique est-elle catégorisée et dotée d’importance
par ceux qui l’utilisent, indépendamment de ce qu’elle révèle
à propos du fait dont elle est censée fournir une description
objective ?
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Pour répondre à cette question, il m’a semblé qu’il ne suffisait
pas de traiter du problème de l’usage social du chiffre (qui
décrit les intérêts particuliers de ceux qui s’en servent à des
fins pratiques définies), ni de celui de la construction sociale du
chiffre (qui dévoile les ficelles de la fabrication de la statistique
publique), ni même de celui de la validité scientifique du chiffre
(qui renvoie à la réalité des faits qu’une information quantifiée
est censée établir)43, mais qu’il convenait de s’intéresser à
la valeur sociale du chiffre. À quoi renvoie cette notion de
valeur sociale ? Au fait, attesté par l’observation empirique,
que gouvernants et citoyens entretiennent différents types de
rapport (adhésion, rejet, critique, croyance ou indifférence)
aux diverses descriptions quantifiées dont ils ont l’occasion
de prendre connaissance. Ces descriptions peuvent émaner de
différentes sources d’information statistique (administration,
agences, observatoires, partis, syndicats, groupes de
pression, consultants, cabinets de conseil, associations,
43
À l’exemple de ce qu’ont fait Desrosières A. et Thévenot L., 1988. Les catégories socio-professionnelles. Paris, La Découverte ; ou McKenzie D., 1990.
Comment faire une sociologie de la statistique. In : Callon M. et Latour B. (éd.).
La science telle qu’elle se fait. Paris, La Découverte.
43
etc.) et sont rendues disponibles dans le monde social par
d’innombrables canaux (médias, internet, bouche à oreille,
etc.). On sait cependant que cette disponibilité n’assure pas
que tout le monde les connaisse, s’y intéresse ou en retienne
les enseignements44.
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Dans la conception pratique et dynamique que je défends45, la
notion de valeur ne nomme pas un principe (moral ou politique)
figé dans une culture qui la transmettrait immanquablement
à un individu qui l’intériorise et règle mécaniquement ses
conduites ou ses attitudes sur ce qu’il prescrit. Elle est plutôt
appréhendée en tant que catégorie descriptive appartenant
au savoir pratique des membres d’une société et dont ils se
servent de la façon qu’ils jugent correcte. De ce point de
vue, la valeur sociale du chiffre ne tient pas à ce qu’il est une
représentation certifiée et concise d’une réalité objective, mais
à la fonction de certification que les individus lui attribuent
dans un énoncé formulé dans le cours des activités de la vie
quotidienne. Et il va de soi que ces attributions varient selon
le rôle et la position que chacun de ces individus occupe dans
ces activités. Cette conception pose, dans le cas de l’usage
du chiffre en politique, une question particulière : quelle
place cette fonction de certification tient-elle dans la prise
de décision politique, la mise en œuvre de l’action publique
et les pratiques de la démocratie ? C’est à cette question que
l’analyse de l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2006, de la
Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) permet
d’apporter les éléments d’une réponse empirique.
Cette nouvelle constitution financière de la France a été
instituée en 2001 par un vote quasi unanime des membres
44
Voir Ogien A., 2010. La valeur sociale du chiffre. Revue française de socioéconomie, 5.
45
Et qu’on retrouve chez Dewey J., 2011. La formation des valeurs. Paris,
La Découverte.
44
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de l’Assemblée nationale et du Sénat. En quoi consiste
donc ce changement ? Depuis 1959, le budget de l’État était
voté par ministères, et les sommes qui leur étaient allouées
étaient réparties en titres et spécialisées en 850 chapitres.
Dans cette procédure, le Parlement entérinait le montant
d’enveloppes financières qui avaient été négociées, dans le
secret, entre chacun des ministères et les services du budget.
Cette façon de faire a été critiquée à la fois parce qu’elle
bafouait les droits du Parlement ; et parce qu’elle engendrait
une croissance constante du budget de l’État, chaque ministre
luttant pour voir sa manne augmenter. La LOLF répond
donc à deux ambitions. La première est d’introduire, dans
la conduite des affaires publiques, des méthodes de gestion
permettant de « piloter » le travail des administrations
d’État à partir des résultats qu’elles obtiennent mesurés à
l’aune d’objectifs chiffrés dont la réalisation est appréciée
à l’aide d’indicateurs de performance. La seconde est de
renforcer les pouvoirs du Parlement en matière de contrôle
budgétaire, en levant l’opacité qui entoure les dépenses
engagées par le gouvernement. La LOLF donne ainsi au
Parlement le droit de se prononcer sur 100 % des sommes
figurant au budget de l’État (« justifié au premier euro » dit
la loi), alors que, jusqu’en 2005, seuls 6 % faisaient l’objet
du débat et du vote, 84 % étant reconduites automatiquement
puisque ce sont des attributions incompressibles couvrant le
fonctionnement de l’État et les salaires et pensions de ses
agents. Simultanément, la LOLF a introduit une comptabilité
d’analyse des coûts dans la gestion de l’État et donné à
la Cour des comptes mission de certifier annuellement
l’intégralité des comptes publics. Cette comptabilité permet
au Parlement de « disposer d’une présentation plus fine que
la comptabilité budgétaire en opérant la réaffectation de
certaines dépenses (fonctions support, délégation de gestion)
afin de les imputer sur la mission ou le programme principal
porteur d’une politique publique à coût complet […] Elle
45
permet de suivre les dépenses organisées selon certains axes
d’analyse préalablement définis, afin d’élaborer des tableaux
de bord contenant des ratios de gestion (coût d’une fonction,
coût d’un acte, coût d’un agent). Elle fournit au gestionnaire
les données nécessaires au contrôle de gestion, autrement
dénommé l’aide au pilotage par la performance46 ».
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Pour figurer l’action de l’État, la LOLF fixe un nouveau cadre
à la dépense publique. Elle cesse d’être le ministère pour
devenir la mission. Dans cette nouvelle distribution, l’État
cesse d’être une institution chargée d’assurer des fonctions
collectives, pour devenir une organisation qui remplit trentetrois missions de la façon la plus efficace possible. Chacune
de ces missions regroupe trois à cinq programmes (qui
sont des politiques publiques concernant un ou plusieurs
ministères) eux-mêmes divisés en actions pour lesquelles des
objectifs quantifiés sont fixés et dont le degré de réalisation
est mesuré par des indicateurs de performance. Cette
décomposition intégrale de l’action publique dans le détail
de sa chaîne de production et la mise en chiffre de chacun de
ses éléments constitutifs s’accompagnent d’une modification
de la hiérarchie de pouvoir : la LOLF instaure la fonction de
responsable de programme, qui doit proposer au Parlement
un projet annuel de performance dont la bonne exécution est
validée après l’examen du rapport annuel de performance
qu’il lui remet en fin d’exercice.
Un « gouvernement au résultat » s’est ainsi mis en place,
dans lequel on constate, d’une part, que, plus les normes
arithmétiques qui encadrent l’action publique s’imposent,
plus le recours aux notions morales et politiques qui justifient
cette action tend à s’effacer, tout comme s’estompe une
certaine idée de la vocation de l’État à garantir le bien
46
Bouvard M. et al., 2009. Rapport d’information sur les systèmes d’information
financière de l’État (n°1807). Paris, Assemblée nationale.
46
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commun. Et, d’autre part, que plus la quantification couvre
la totalité de l’action de l’État, plus elle accroît le décalage
entre la manière de penser le politique et la démocratie qui
est celle des gouvernants – qui n’envisagent plus leur action
qu’à l’aune de ses résultats – et celle des citoyens – au
moins de ceux qui continuent à défendre le principe selon
lequel un État de droit doit garantir l’égal accès de tous à
ces biens publics que sont la santé, l’éducation, le travail, le
logement, la retraite, la justice ou la sécurité. Un décalage
d’autant plus sensible que la crise du financement des États
se traduit par une lente et constante restriction des conditions
d’accès à ces biens. C’est donc sur les conséquences sociales
que porte l’émergence du gouvernement au résultat que je
vais m’arrêter maintenant, afin de situer la place que vient y
occuper l’évaluation.
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Avant de poursuivre, il me faut sans doute préciser le sens du
mot « résultat » que j’ai employé à deux reprises déjà. Ce mot a
trois usages dans le discours politique (qu’on oublie parfois de
distinguer). Le premier renvoie à un problème de légitimité :
s’engager à afficher des résultats est une démarche qui vise
à réhabiliter la politique, c’est-à-dire à regagner la confiance
de citoyens dont on suppose qu’ils sont lassés de ne pas voir
se concrétiser les promesses faites les jours d’élection. Le
second usage du mot est interne au monde des professionnels
de l’État : exiger des résultats des services de l’administration
est un procédé dont les gouvernants se servent pour vaincre
la résistance que les administrations centrales opposent à tout
changement qui viendrait remettre en cause leur pouvoir. Le
troisième usage est gestionnaire : introduire la culture du
résultat dans les administrations d’État veut dire insuffler un
peu d’esprit d’entreprise, de rentabilité et de compétition dans
ces univers assoupis par la routine et la sécurité de l’emploi
que seraient les bureaucraties, en alignant les règles du travail
qui y prévalent sur celles qui sont en vigueur dans le monde
47
de l’entreprise. C’est ce troisième sens du mot que je retiens
en parlant de « gouvernement au résultat » ou de « logique du
résultat et de la performance47 ».
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On peut maintenant revenir à la question que j’ai laissée en
suspens : en quoi la quantification peut-elle être tenue pour
responsable du changement – voire de la dégradation – des
manières de penser le politique et la démocratie ? Pour répondre
à cette question, sans disqualifier les formes d’objectivation et
les gains de savoir que procure la mathématisation telle qu’elle
est mise en œuvre dans le cadre de l’activité scientifique (ou
dans celui de ces formes d’activité politique qui reposent sur
un usage non gestionnaire des systèmes d’information48), j’ai
introduit une notion : celle de « système du chiffre ».
Le système du chiffre gestionnaire
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La quantification n’est pas un mal en soi. Elle est même, pour
tout chercheur rigoureux, une des conditions de l’objectivité
de la connaissance qu’il entend produire. Sans ce moyen,
il est en effet difficile de vérifier de façon rationnelle la
teneur et la validité des hypothèses formulées dans l’activité
scientifique, et parfois aussi dans la vie ordinaire. Néanmoins,
la prolifération et le caractère protéiforme des usages modernes
du chiffre – et la contestation dont ils font parfois l’objet –
47
Pour expliquer cette « philosophie du résultat » de nature gestionnaire, on peut
se reporter aux paroles d’un ancien président de la République, qui a déclaré le
13 février 2012 : « Une règle, une stratégie, une volonté, une énergie, à ce moment-là, vous avez des résultats ; pas de règle, pas de stratégie, pas de volonté,
pas d’énergie : pas de résultats ». Tout est là.
48
Cet usage existe, lorsque la production d’un savoir statistique sert à établir
une coordination entre partenaires poursuivant un même but et que l’institution
responsable de ce système ne possède pas de pouvoir de contrainte direct sur
ses membres. Cela peut être le cas des organisations internationales (dont un
exemple est le système d’information sur les marchés agricoles mis en place par
la FAO pour éliminer la pure spéculation).
48
obligent à s’interroger : toutes les données statistiques rendues
publiques ont-elles une même validité ? Pour savoir ce qu’il
en est, il me semble que le meilleur moyen est d’analyser
les principes et les techniques qui organisent, sur un mode
particulier, chacune des modalités de quantification au terme
de laquelle des chiffres sont produits et affichés.
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Je suis donc parti d’un postulat : quantifier est une activité
pratique qui prend place dans un cadre technique, conceptuel
et institutionnel qui définit l’objet du travail arithmétique ou
statistique au terme duquel une description objective d’un
fait observé répondra aux besoins spécifiques de ceux qui
l’effectuent. C’est ce cadre que j’ai subsumé sous la notion de
système du chiffre. Dans l’ordre de la recherche scientifique,
ce système est celui que chaque discipline scientifique met
en place et contrôle pour découvrir et expliquer. Dans l’ordre
du politique, ce système est celui que composent aujourd’hui
la statistique publique et les formules prêtes à l’emploi que
proposent les multiples cabinets de conseil qui conçoivent
des modèles de management et vendent des logiciels et
progiciels de gestion publique. Cette nouvelle configuration
a largement modifié la donne : des formes traditionnelles de
dénombrement permettant de fournir une connaissance de
l’état de la société et de ses ressortissants pour gouverner de
façon appropriée (une statistique descriptive et explicative
que l’INSEE ou d’autres organismes publics continuent à
produire), on est passé à une statistique prescriptive dans
laquelle le chiffre cesse d’être un instrument de savoir, de
débats et de préparation à la décision pour devenir la source
même des règles qui déterminent, de façon de plus en
plus automatisée, l’orientation et le contenu des politiques
publiques.
La caractéristique première du système du chiffre
gestionnaire est que la quantification qu’il opère vise à
soumettre l’action publique au principe d’efficacité. Que dit
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ce principe ? Il affirme qu’une allocation de ressources (ou
une décision) peut être optimale, c’est-à-dire la meilleure
possible relativement aux conditions qui définissent un état
du monde et à l’information disponible sur cet état. Ce qui
requiert de disposer de données permettant d’établir une
relation mesurable entre un résultat et un coût. Une fois cette
relation établie, l’efficacité devient un impératif ; et l’idée
s’impose qu’un gouvernement est efficace lorsqu’il parvient
à rendre la moindre dépense qu’il engage exactement
ajustée au résultat qu’elle produit au meilleur coût. Dans ce
mouvement que la technique suscite, un léger glissement
s’opère : l’efficacité est intégralement définie à partir de la
notion économique d’optimalité (ou d’efficience49). Or, si le
souci d’employer les deniers publics de façon économe et
utile est difficilement contestable, la question se pose tout
de même de savoir si l’optimalité est un principe qu’on peut
appliquer au politique.
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Quoi que l’on pense de la pertinence de ce glissement,
on observe que, à l’heure actuelle, la quantification
administrative (dont il faut noter qu’elle n’est plus l’apanage
de l’INSEE mais, du fait des progrès des équipements
informatiques, se construit au sein de chaque administration)
est essentiellement destinée à soumettre l’action publique
à une culture du résultat. Pour remplir cette fonction, les
systèmes d’information administratifs tendent à s’organiser
sur le mode de l’interopérabilité. De quoi s’agit-il ? De
49
Pour m’en tenir aux usages de la langue gestionnaire, je ne vais pas faire
de différence entre efficience et efficacité. S’il fallait être rigoureux, il faudrait
nommer « efficience » ce qui relève du pur calcul économique coût-avantage, et
« efficacité », ce qui renvoie à la mesure globale du résultat d’une action rapportée à son coût. Si j’ignore la différence, c’est que le terme efficience est rarement
utilisé par ceux qui se servent d’une quantification exclusivement financière.
On observe souvent que ce n’est que lorsque la confusion entre le calcul économique et l’appréciation politique globale est trop embarrassante que certains
récusent l’usage du mot efficacité et affirment ne traiter que d’efficience.
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standardiser et d’homogénéiser les formes de recueil des
données administratives, afin de pouvoir enfin croiser, pour
chaque politique publique ou chaque institution, les chiffres
relatifs à l’activité globale (performance), aux dépenses qu’elle
engendre (coût par unité) et aux personnes qui la réalisent
(productivité individuelle). Et le traitement uniformisé de ces
données rendues compatibles (par des logiciels conçus à cet
effet) est censé offrir aux gouvernants et aux manageurs les
moyens de rendre la dépense publique pleinement efficace, au
sens où chaque produit (de santé, d’éducation, de justice, de
recherche, etc.) serait offert au meilleur rapport qualité/prix
et où son rapport coût/avantage (tel qu’il est mesuré à partir
des algorithmes gestionnaires) serait constamment calculé
pour savoir s’il est nécessaire de continuer à l’offrir ou s’il est
temps de l’abandonner50. L’évaluation gestionnaire participe
à ce processus, en fournissant les mesures de la productivité
des services et de chacun des agents qui y travaillent. C’est
sur la base de ces calculs que les gouvernants prennent, de
façon rationnellement justifiée, des décisions d’optimisation,
de restructuration, de fermeture ou de licenciement dans le
service public.
La numérisation du politique ouvre la possibilité – puisque
la technique permet de stocker indéfiniment ces données
compatibles mais provenant de sources multiples et de
les solliciter autant quand le besoin se manifeste – de
construire, en les recomposant à volonté, ce que je nomme
des « réalités informationnelles ». Ces réalités sont
purement instrumentales : elles renvoient à des faits dont
le statut d’objectivité procède uniquement d’un croisement
de statistiques produites par des systèmes d’information
50
Le passage à l’interopérabilité est réglementé par les dispositions de l’ordonnance du 8 décembre 2005 et du décret du 2 mars 2007. La manière de la mettre
en application est décrite par le Référentiel Général d’Interopérabilité-version
1.0. Paris, DGME, 12 mai 2009 (<www.modernisation.gouv.fr>).
51
différents et organisés par un algorithme élaboré aux fins
particulières d’une décision à prendre. Elles pourraient donc
très bien ne rien décrire de concret dans le monde actuel,
tout en permettant cependant de produire des directives
d’application immédiate en vue d’un but défini à partir d’une
prédiction dont on admet qu’elle a toutes chances d’advenir51.
Il est alors difficile de ne pas penser que se mettent en place
les conditions d’une prophétie auto-réalisatrice.
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La seconde singularité du système du chiffre gestionnaire
est son caractère institutionnel. Comme le montrent mes
analyses au sujet de la mise en place de la LOLF et de la
RGPP, la numérisation ne sert pas simplement la réduction de
la dépense publique. Les économies budgétaires peuvent très
bien se faire à coups de décisions brutales de réorganisation,
de concentration, de gains de productivité et de diminution
du nombre de fonctionnaires – sans changer en rien la
forme de l’exercice du pouvoir. C’est ce changement que la
numérisation tend à faire advenir, en justifiant la réduction de
la nature et l’étendue des interventions des pouvoirs publics ;
en dévalorisant le recours aux catégories du raisonnement
politique ; en démentant l’idée que les citoyens se font des
missions qu’un État doit remplir et des services qu’il doit leur
assurer. Ou, pour le dire dans les termes proposés par Ezra
Suleiman52, en contribuant à hâter « le démantèlement de
l’État démocratique ». Un projet qui se réalise, selon lui, par
la politisation des personnels de direction (ce dont témoigne
le développement des cabinets ministériels au détriment des
La crise financière née du défaut inattendu des prêts immobiliers dits à subprimes illustre assez bien la manière dont la construction de réalités informationnelles permet de prendre des décisions sur la base d’anticipations tenues pour des
certitudes. Voir Walter C. et de Pracontal M., 2011. Le Virus B. Crise financière
et mathématiques. Paris, Seuil.
51
52
Suleiman E., 2005. Le démantèlement de l’État démocratique. Paris, Le
Seuil.
52
directions d’administration centrale et l’allégeance des hauts
fonctionnaires à un parti pour conduire leur carrière) ; et
l’abandon d’un principe fondamental : celui de neutralité de
la bureaucratie d’État53. J’ai suggéré qu’il fallait prolonger
l’analyse de Suleiman en reconnaissant que la politisation a
également gagné les modalités de production des chiffres.
Phénomène qui se constate lorsqu’on décrit l’importance
qu’ont pris aujourd’hui l’impératif d’efficacité et l’obligation
de résultat dans l’activité de gouvernement.
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Le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir est dépendant
de la quantification. C’est que sans chiffres, il n’est possible
ni de fixer des objectifs, ni de définir des indicateurs de
performance, ni de mesurer le degré de réussite d’une
disposition de politique publique, ni celui de la productivité
des services. Bref, sans chiffres, il est impossible de
produire des résultats attestant que l’action des pouvoirs
publics est efficace. Et, pour une série de raisons qu’il est
inutile d’énumérer ici, l’éventualité que cela ne soit pas le
cas semble être devenue insoutenable pour les dirigeants
modernes.
Le chiffre et les petits remaniements moraux
du quotidien
La numérisation du politique accompagne un discours de
légitimation du pouvoir, qu’une maxime apparemment
raisonnable résume : l’État doit être géré comme on gère une
entreprise. Cette maxime n’est pas simplement un échantillon
de rhétorique libérale. On observe en effet que les réformes
53
Dont, rappelle Suleiman, l’« heure de gloire était passée depuis longtemps
lorsque l’injonction d’adapter les méthodes du secteur privé au secteur public
fit son apparition. Ce sont cependant la “modernisation”, la “réinvention du
gouvernement” et le NPM [nouveau management public] qui ont définitivement
précipité sa fin. », op. cit.
53
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gestionnaires qui prennent cette maxime au pied de la lettre
ont remis au goût du jour l’idée selon laquelle, pour que
l’action publique soit performante, les établissements et les
organisations publics devaient être dirigés par un vrai patron :
un chef qui dispose seul du pouvoir de décider puisqu’il doit
conduire ses troupes au combat dans une compétition féroce
et assumer, en son nom propre, la responsabilité de la victoire
ou de l’échec. Des dispositifs institutionnels se sont donc mis
en place pour instaurer ce pouvoir suprême du dirigeant, en
assurant au passage la promotion de deux principes inédits
dans la fonction publique : ceux de concurrence et de primes
au mérite pour récompenser les plus audacieux des serviteurs
de la modernisation.
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Ce retour de la figure du chef, et des faveurs qu’il distribue,
est tout aussi brutal que choquant : il met un arrêt aux
lents progrès de la civilité et de la pacification des rapports
politiques. Il contredit tout ce que nous avons appris à croire
depuis un quart de siècle : que les sociétés modernes sont
individualistes ; que les citoyens portent un regard informé et
critique sur les affaires du monde et les agissements de ceux
qui les dirigent ; qu’ils se sont accoutumés à des pratiques
ouvertes de la démocratie dans lesquelles les sphères de
la décision politique se sont étendues en favorisant leur
participation à la délibération collective.
S’il est possible (et encore) d’accepter cette imagerie
héroïque pour le secteur marchand, on voit bien tout ce que
sa transposition à l’ordre du politique a d’inacceptable et de
dangereux. Car ce dont il s’agit, c’est simplement de faire
ressurgir le modèle du leader charismatique, dont Max Weber
a dressé le portrait au début du xxe siècle (sans savoir jusqu’à
quelle extrémité cette résurrection pourrait conduire). Ce
qui peut rassurer, momentanément, c’est que cette version
moderne de l’archétype wéberien est singulièrement affadie :
le charisme dont il est ici question ne repose plus sur les
54
qualités propres d’une personne exceptionnelle, mais sur le
pouvoir que confère le contrôle de l’information statistique
et prévisionnelle à un manageur – qui est lui-même
interchangeable à volonté (sa durée de vie est suspendue aux
résultats qu’il affiche).
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Mais la question est plus compliquée : l’État peut-il être tenu
pour une entreprise comme les autres ? Certes, rien n’interdit
d’envisager l’action publique comme une activité de service ;
et, de ce point de vue, on ne voit pas pourquoi les administrations
ne seraient pas gérées comme une organisation en cherchant
à en réduire le coût de fonctionnement. Le problème est que
ce service est d’une nature particulière : il consiste à garantir
la jouissance des droits sociaux et politiques des citoyens
et à assurer la cohésion sociale et la paix civile, sans parler
de la sécurité extérieure. De ce fait, toute rationalisation
administrative doit être évaluée à l’aune de son impact sur
l’ordre du politique, ce qui est particulièrement le cas lorsque
les restructurations et les concentrations de services réduisent,
au nom de la mutualisation et des gains de productivité, la
vigueur des contre-pouvoirs et restreignent d’autant les
pratiques de la démocratie. Et il y a plus encore.
Le fait de soumettre l’activité de gouvernement à la logique
du résultat et de la performance entraîne une série de
transformations des rapports politiques. La première de ces
transformations tient au fait que la définition d’objectifs
chiffrés conduit rapidement les dirigeants et leurs
subordonnés à négliger les fins de l’action qu’ils conduisent
(puisqu’elles sont définies a priori par la quantification)
et à admettre que tous les moyens sont bons pour parvenir
à atteindre le chiffre qui leur a été fixé (qui est juste par
nature, puisque son objectivité supposée le pare de cet
attribut essentiel : répondre à l’efficacité), d’autant plus que
leur rémunération ou leur avancement est désormais gagé
sur cette réussite.
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La seconde de ces transformations est la suivante : en réglant
leur jugement sur la mesure de l’efficacité, les dirigeants
peuvent se sentir légitimés à s’arc-bouter sur les décisions
prises jusqu’à refuser d’en discuter les modalités d’application.
Sous couvert de performance, on rétablit l’autoritarisme, avec
tout ce que cela porte d’arbitraire et d’arrogance. La certitude
d’être dans le juste peut également les conduire à ignorer ou
à suspendre les formes de négociation politique instituées et à
restreindre les droits politiques et sociaux des citoyens ou de
leurs représentants, en dénonçant leur caractère obsolète ou
en tenant leurs revendications pour passéistes.
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La troisième de ces transformations touche directement les
rapports sociaux qui se nouent au sein des administrations
d’État. D’une part, les professionnels de service public
(enseignants, médecins, policiers, juges, etc.) peuvent se sentir
dévalorisés lorsqu’ils constatent qu’ils sont tenus pour une
quantité sans qualité (ils sont tenus pour interchangeables dans
un processus de production) et que leurs revendications sont
traitées avec mépris (au nom de l’efficacité). D’autre part, les
agents chargés de remplir les objectifs qui leur sont assignés
peuvent se sentir bafoués lorsque les obligations nouvelles
qui leur sont imposées s’opposent à ce qu’ils pensent qu’elles
devraient être pour assurer le service qu’ils sont censés
rendre aux citoyens. Bref, la tentation de l’autoritarisme se
profile derrière l’implacable froideur du chiffre, et avec elle
l’apparition de la peur, de la résignation, de l’impuissance et
de l’indifférence. Toutes attitudes qui rompent avec l’arrièreplan de confiance sur lequel se développent ordinairement les
pratiques de la démocratie.
Ces quelques éléments d’analyse permettent, je crois, de suggérer
que la numérisation du politique – et la logique du résultat et de
la performance qu’elle met en scène – produit, à bas bruit, une
lente érosion des catégories de jugement à l’aide desquelles
le politique est habituellement appréhendé. Une érosion qui
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se signale également dans de petits remaniements moraux
qui pénètrent le quotidien du travail dans les administrations
d’État, mais qui sont généralement tenus pour anodins ou
insignifiants. À titre d’exemple : 1) au lieu d’être investi d’une
mission porteuse de valeurs collectives politiques, l’agent de
service public ne doit plus accomplir que sa tâche définie par
des objectifs à atteindre ; 2) l’incitation financière (la prime) se
substitue à l’intelligence collective d’une équipe ou au respect
des mobiles ou des vocations individuels ; 3) chaque agent
est conçu comme un ETP (équivalent temps plein) auquel est
assignable une tâche à merci (un professeur de mathématiques
qui doit également enseigner le sport ; un urgentiste affecté à la
chirurgie ; etc.) selon un principe de flexibilité ; 4) les décisions
prises sur des critères purement financiers orientent l’attention
sur les conséquences en effaçant toute réflexion sur les causes :
l’école coûte-t-elle trop cher ? on décide de réduire le nombre
de matières enseignées ou le nombre d’heures de cours ; les frais
de fonctionnement de la justice sont-ils trop élevés ? on décide
autoritairement de réduire le prix des analyses d’ADN qui sont
devenues un poste de dépense en constante inflation (ces deux
cas ne sont pas fictifs) ; 5) la technique de la segmentation des
clientèles conduit à définir des catégories fines afin de fixer des
objectifs précis permettant la mesure exacte de la performance,
ce qui peut parfois se faire au mépris du principe constitutionnel
d’égalité et de non-discrimination (la banalisation de cette
technique est attestée par l’expulsion des Roms en été 2010 ; et
l’étonnement des gouvernants devant les réactions critiques à
cette directive témoigne du fait que personne ne semble s’être
rappelé, dans les services administratifs concernés, qu’elle
bafouait un principe constitutionnel de non-discrimination) ;
6) la durée étant l’ennemie de l’efficacité, on tend à privilégier
le recours à des formes d’action expéditives : incarcérer au lieu
de réinsérer ; prescrire au lieu de soigner ; mesurer au lieu de
débattre ; décréter au lieu de délibérer ; évaluer au lieu de lire
les dossiers.
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Un autre de ces remaniements – peut-être pas aussi anecdotique
qu’il n’y paraît – est celui qui affecte la langue de description
de la réalité. À force de se servir des notions d’efficacité,
de compétitivité, de résultat, de flexibilité, de performance
et d’évaluation, l’usage d’autres notions tend à s’effacer,
comme celles de sens du travail bien fait, de valeur de la vie,
d’épanouissement personnel, d’autonomie, de souveraineté
professionnelle54, de confiance, de sécurité du lendemain. Et
cet effacement s’accentue à mesure que l’habitude s’installe
d’employer la terminologie désincarnée et agonistique de
l’économie (marché, produit, concurrence, optimisation) et
du management (autorité, ressources humaines, objectifs,
lettres de mission, responsabilisation).
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La quantification gestionnaire du politique produit enfin
un autre effet, qui est déterminant pour l’action politique
proprement dite. On observe en effet que c’est aujourd’hui
dans la décomposition d’une activité en paramètres pertinents
et dans l’élaboration d’algorithmes de recomposition
que la nature et l’étendue des missions de service public
se trouvent reconfigurées. C’est également de cette manière
que s’impose la redéfinition du travail d’une institution ou
d’un établissement, comme celle des modalités d’exercice
d’un métier (celui d’enseignant, de professeur, de médecin,
de chercheur ou de juge par exemple). Cette façon toute
technique de modifier l’organisation de l’action de l’État
illustre la parcellisation du jugement qu’induit le travail
54
Quelques métiers de service public exercent, de plein droit, une entière liberté
de décision dans leur activité quotidienne. C’est de cette liberté, gagée sur la
possession d’un diplôme qui leur assure un statut garanti par l’État, que jouissent les enseignants, les professeurs, les juges, les médecins, les inspecteurs de
police. Nul ne saurait être fondé (sauf faute professionnelle grave) à remettre en
cause la justesse des décisions qu’ils ont mandat de prendre. C’est ce qui leur
confère une souveraineté professionnelle. Et c’est précisément l’idée que ces
décisions peuvent ne pas être les meilleures que le recours à l’évaluation cherche
à rendre légitime.
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de quantification. C’est que le fait de disposer de tableaux
de bord détaillés et constamment renseignés conduit les
gouvernants à exercer une égale surveillance sur chacun des
facteurs pesant sur la montée en charge et les effets d’une
décision politique ou l’accomplissement d’une activité.
Ce qui finit par installer une sorte d’équivalence entre le
tout (une valeur politique collective) et les parties qui le
composent (les dispositions législatives et réglementaires qui
l’actualisent). Cette égalité de traitement du tout et de chacune
de ses parties contribue à délier l’efficacité d’une politique de
tout contenu autre qu’une injonction à être efficace (donc à
remplir un objectif chiffré). D’où ces politiques du chiffre ou
de l’excellence qui fleurissent avec la LOLF et la RGPP, dont
l’instrument privilégié est l’évaluation.
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Nous voici enfin arrivés au bout du long détour que j’avais
annoncé. Pour y mettre un point final, je voudrais préciser une
chose : il n’est pas besoin de chiffres pour exercer un pouvoir
autoritaire, gouverner en autocrate, instaurer le despotisme
ou un régime totalitaire. On pourrait même dire que la
quantification en est un antidote. Ce sur quoi je veux insister,
c’est que la numérisation du politique conduit insidieusement
à rendre légitime l’idée selon laquelle une décision prise au
nom du bien commun peut, pour assurer son efficacité et sans
porter atteinte aux droits des citoyens, se passer de procédure
de délibération. C’est exactement ce phénomène dont j’essaie
de décrire l’émergence, en faisant l’hypothèse qu’il porte en
lui une dégradation des pratiques de la démocratie.
On peut maintenant, et tout en gardant cette hypothèse à
l’esprit, en venir à la question de savoir ce qu’évaluer veut dire
dans le cadre de la logique du résultat et de la performance.
L’évaluation comme enjeu politique
Lorsqu’il s’applique à une activité collective, le terme
évaluation nomme des formes différentes de jugement. Dans
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un premier usage, il qualifie la démarche de praticiens qui
cherchent à analyser la manière dont ils exercent leur métier
pour réfléchir aux moyens d’améliorer leur travail. C’est
ce qu’on peut appeler une évaluation professionnelle. Dans
un second usage, le terme renvoie à toutes ces procédures
qui consistent, pour des citoyens, des parlementaires ou des
gouvernants, à s’informer (auprès d’experts, de chercheurs ou
d’acteurs de terrain) afin d’intervenir, de façon éclairée, dans
les délibérations et les décisions qui engagent la collectivité
sur un sujet particulier. On peut appeler ce deuxième genre :
évaluation démocratique. Dans un troisième usage enfin, le
mot nomme une technique de gouvernement dont l’objet
est de produire une mesure de l’efficacité des politiques
publiques dans le but affiché de transformer les pratiques de
l’administration. C’est l’évaluation gestionnaire.
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Sous une même dénomination se rangent donc trois démarches
qui diffèrent totalement aux plans des critères de jugement
qu’elles retiennent, des principes qu’elles promeuvent et
des pratiques politiques qu’elles suscitent. Alors que les
évaluations professionnelle et démocratique sont autonomes
(elles s’organisent à partir de règles définies par ceux qui
les réalisent et à leur seule initiative), indépendantes (elles
procèdent de personnes intéressées à accroître l’intelligence
collective et pas d’autorités de tutelle exerçant leur
surveillance) et pluralistes (elles proposent une description qui
n’a pas la prétention d’être unique et accroissent l’espace des
libertés en multipliant les sources de savoir et les instances de
décision), l’évaluation gestionnaire a une vocation de contrôle
(elle est le monopole de dirigeants), requiert une intégration
de l’information (toutes les statistiques administratives
doivent pouvoir être croisées pour donner un tableau complet
de la chaîne de production) et encourage l’autoritarisme (les
décisions sont justifiées par nature puisqu’elles sont fondées
en objectivité).
60
Savoir ce qu’évaluer veut dire oblige donc à saisir la gamme
qui donne sa tonalité à la production de chiffres : contrôle–
intégration–autoritarisme ou autonomie–indépendance–
pluralisme. C’est sur cette base que je vais comparer les
évaluations professionnelle et gestionnaire.
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L’objet de l’évaluation gestionnaire (ou ce qui s’appelle
aujourd’hui « évaluation de la performance ») n’est pas
de se prononcer sur les missions d’intérêt général que la
dépense publique devrait garantir (éduquer, soigner, soutenir,
réinsérer, etc.). Son premier but est de réaliser la mise en
chiffres intégrale de l’action de l’État (ce dont atteste la
manière dont la LOLF organise dorénavant le budget de la
France). Le second est d’introduire une gestion prévisionnelle
des emplois dans la fonction publique, sur le modèle de celle
qui a cours dans les entreprises, afin d’y favoriser la mobilité
et la flexibilité ; ce dont atteste l’extension de la technique
des évaluations individuelles qui fournit aux dirigeants un
outil leur permettant de décider objectivement en matière
de recrutement et de rémunération. Le troisième but est,
comme je l’ai déjà dit, de mesurer l’utilité d’une mission,
d’une action, d’une institution ou d’un établissement et
la productivité des personnels qui y sont affectés. Si on
se reporte aux conceptions de ceux qui se présentent euxmêmes comme des modernisateurs de l’État, on note que
« les systèmes d’information n’ont pas seulement une finalité
comptable et statistique. Dès lors, en effet, que la régulation
comporte à la fois la fixation d’objectifs et des mécanismes
de sanction, il importe que les systèmes d’information
produisent des données exhaustives, fiables et opposables
aux tiers. Ils deviennent un élément central du système de
gestion. Leur mise en place constitue une priorité55. » De
ce point de vue, l’installation des systèmes d’information
55
Cour des comptes, 1997, p. 393.
61
intégrés est devenue un des lieux stratégiques de la conduite
des politiques publiques. Des systèmes de ce type servent
trois objectifs. Le premier consiste à permettre de suivre
l’évolution de l’usage des sommes affectées à une politique
publique à partir d’un ensemble d’indicateurs statistiques. Le
second est de disposer d’instruments de gestion permettant
d’opérer un contrôle efficace sur le contenu des activités. Le
troisième est de parvenir à une maîtrise de la dépense.
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Pour remplir au mieux ces trois buts, les praticiens de
l’évaluation gestionnaire pensent, comme je l’ai déjà signalé,
qu’il faut impérativement parvenir à intégrer, au sein d’un
système d’information unique, toutes les données émanant
de l’ensemble des services producteurs de statistiques. En un
mot, réaliser ce qu’ils nomment l’interopérabilité. Cet objectif,
d’apparence technique, est pourtant crucial pour imposer la
logique du résultat et de la performance. C’est ce qui explique
l’obligation faite aux agents et professionnels de la fonction
publique de remplir d’innombrables tableaux de bord et de
renseigner toutes sortes de fichiers informatiques détaillant
ce qu’ils font. Mais cette obligation crée la confusion :
bien qu’elle soit présentée comme un moyen d’apprécier la
valeur ou l’utilité de leur travail, ils comprennent rapidement
qu’elle sert surtout à calculer leur performance pour fixer
leur adéquation au poste qu’ils occupent et le montant de leur
rémunération. Ce qui les place dans la situation paradoxale :
lorsqu’ils alimentent les systèmes d’information en données
brutes au sujet de leur activité, ils admettent qu’il est
impensable de se soustraire à l’exigence de rendre compte
de ce qu’ils font, mais trouvent inacceptables les termes dans
lesquels cette exigence leur est imposée56.
Pour donner une idée de ce que le dispositif d’évaluation
gestionnaire vise (et donner crédit à ce paradoxe), un court
56
Ogien A., 2009. Confusion dans l’évaluation. Psychiatrie française, 4.
62
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extrait de littérature grise suffit. Il est tiré d’un rapport
d’audit portant sur l’école, affirmant que la LOLF « n’a pas
eu encore d’effet structurant sur les systèmes d’information :
le croisement entre les données de la sphère de la gestion et
celles du champ pédagogique n’est pas actuellement réalisé.
Les deux systèmes d’information sont encore cloisonnés ;
ils obéissent chacun à leur propre logique […] Il ne peut y
avoir deux systèmes d’évaluation, l’un pour les besoins de la
gestion des moyens et l’autre pour les élèves et leurs maîtres.
L’objectif de l’évaluation est de mesurer les résultats acquis
par les élèves et de s’assurer que ces résultats ont été obtenus
à un coût satisfaisant soit par rapport à d’autres méthodes qui
auraient pu être utilisées soit en valeur absolue par rapport à
l’effort que la Nation accepte de consentir57 ».
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La tâche de l’évaluation professionnelle est toute différente :
il s’agit de décrire le contenu de l’exercice d’un métier afin de
réfléchir aux meilleurs moyens de l’accomplir. Ce qui se fait en
appréciant les réussites et les échecs en relation aux exigences
internes à une profession (enseignant, professeur, médecin,
policier, chercheur ou juge) et aux besoins des citoyens ou
des partenaires avec lesquels elle entre en contact. Ce genre
d’évaluation est, comme je l’ai dit, autonome, indépendant et
pluraliste. Mais il se trouve que, pour nombre de professions de
service public, une évaluation gestionnaire est venue se greffer
sur cette évaluation professionnelle. L’obligation de rendre
les critères compatibles (ou de les unifier) crée généralement
des conflits de définition à propos des variables qu’il convient
de retenir dans la grille définitive. Ce qui, en définitive,
engendre une certaine confusion parmi les professionnels : le
chiffrage sert-il à apprécier la valeur de leur travail ; ou à en
mesurer la productivité pour le réduire aux fonctions les plus
57
Rapport sur Le pilotage du système éducatif dans les académies à l’épreuve de
la LOLF, 2006. Paris, ministère de l’Éducation nationale/ministère du Budget.
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utiles ; ou à connaître le degré de satisfaction des usagers ; ou
à calculer une performance pour juger l’adéquation de chaque
membre de la chaîne de production au poste qu’il occupe et
fixer le montant de sa rémunération selon les résultats qu’il
affiche ? Pour illustrer cette confusion, je vais prélever
quelques éléments dans le rapport produit, en 2011, par le
groupe de travail inter-établissement sur l’évaluation de la
recherche finalisée (EREFIN). Ce groupe s’est constitué afin
de définir des critères permettant de rendre compte de façon
pertinente de l’ensemble de l’activité réalisée au sein de
dix-neuf organismes de recherche finalisée (dont le BRGM,
l’Inserm, les Mines, l’Agro, le CEA et l’Inra). Le rapport
visait à proposer ces critères à l’AERES58, qui a la mission
d’évaluer ces organismes mais dont la méthode était adaptée
à la recherche fondamentale telle qu’elle se mène au CNRS
ou à l’université (et, plus particulièrement même, à la façon
dont elle s’accomplit en sciences dures).
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Le premier des éléments que j’extrais du rapport concerne
l’origine de cette démarche. On y lit en effet que « la
contribution de la recherche au développement d’une
économie de la connaissance et de l’innovation est au cœur
des objectifs énoncés par les gouvernements européens
depuis la définition de la stratégie de Lisbonne de 2000 ».
La volonté d’élaborer des critères d’évaluation propres à
la recherche finalisée s’inscrit donc dans un cadre dressé
par les pouvoirs publics. Et c’est d’ailleurs la création, en
2007, de l’AERES (instance cruciale dans cette stratégie
européenne) qui est à l’origine de la constitution, en 2009,
du groupe EREFIN. Il n’y a là rien de contestable. On peut
aisément admettre que les objectifs de l’activité publique
de recherche soient fixés par les instances politiques et que
les fonctionnaires respectent les prescriptions qui fixent
58
Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
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leur mission. Et ce d’autant plus que, dans les démocraties
avancées, les pouvoirs publics prennent soin de s’entourer de
groupes de professionnels qu’ils associent à l’élaboration de
ces prescriptions. On sait que d’innombrables commissions
sont constamment formées pour rédiger des propositions pour
une meilleure organisation de l’action de l’État et les livrer
au débat public – qui peut également être alimenté par les
contributions d’organismes ou d’associations qui sont prêtes
à y participer. Le rapport EREFIN est une contribution de ce
type, dont on peut constater qu’il ne s’exprime ni au sujet de
la validité générale de la stratégie de Lisbonne, ni sur le genre
d’évaluation que les gouvernants imposent par le truchement
de l’AERES, ni même sur l’existence de cette Agence.
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La seconde chose que je relève dans ce rapport est qu’il signale
que « la mesure de l’efficacité et de la qualité de la recherche est
une question difficile qui renvoie (a) à la mesure des impacts
attendus, (b) à l’analyse des processus de production de
connaissance et (c) à la définition de l’activité de recherche ».
Or on observe qu’il ne s’interroge pas sur le point de savoir si
ces trois dimensions de la mesure sont cohérentes entre elles ou
si la mesure de l’une ne modifierait pas totalement la mesure
de l’autre. La solution qui est apportée à ce problème consiste
à entériner la différence en reconnaissant que chacune de ces
dimensions réclame un type d’évaluation de nature distincte
(activités, produits et descripteurs quantitatifs, questions
évaluatives). Cette solution – qui disperse les résultats ou rend
impossible le croisement des données – ne serait certainement
pas du goût de ceux qui cherchent à réaliser l’interopérabilité.
Reste à savoir si les recommandations en faveur d’une
multiplicité de sources d’évaluation disparates seront retenues
ou contournées par les autorités de tutelle une fois qu’elles
disposeront de ces chiffres.
Un troisième point qu’on relève dans ce rapport est le fait
que la hiérarchisation des procédures n’est pas prise en
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considération. Le rapport pose en effet la distinction entre
trois sortes d’évaluation : interne (celle que des directions
d’établissement ont construite au cours du temps en cohérence
avec leurs missions et leurs objectifs propres) ; externe (qui est
née avec l’institution de la mission gestionnaire de l’AERES) ;
auto-évaluation (qui vise à faciliter l’analyse par une unité de
ses activités et de sa production afin d’éclairer la définition
de ses objectifs et de ceux des directions d’établissements).
Se pose ici une question : est-il possible de penser chacune
de ces formes d’évaluation comme indépendante l’une de
l’autre ? Les analyses empiriques répondent invariablement
à cette question en montrant que ces trois types d’évaluation
se situent dans un rapport hiérarchique : l’obligation de se
soumettre à une évaluation externe détermine, à terme, les
critères de l’évaluation interne, qui pèsent à leur tour sur
la définition des critères de l’auto-évaluation. Pour contrer
ce mouvement, il faudrait que l’évaluation professionnelle
(le jugement par les pairs et pour les pairs) soit
institutionnellement détachée de l’évaluation gestionnaire
(la technique de contrôle par les autorités). Or, en pratique,
les catégories de l’évaluation gestionnaire s’imposent à
celles des autres genres d’évaluation, comme on le voit dans
le rapport EREFIN : dans la définition ultra-détaillée de la
matrice des activités, qui sont ensuite rapportées en termes
d’ETP pour calculer le profil d’une unité ; ou dans la liste
des produits et des descripteurs quantitatifs, qui devront être
utilisés en bloc pour donner une mesure multidimensionnelle
à l’évaluation des unités. Les « questions évaluatives »
servent, comme toujours dans les travaux de statistique
descriptive commandés par des décideurs, à prévenir les
effets réducteurs prévisibles de la quantification. On y lit
par exemple : « Les sommes pondérées de descripteurs
ainsi obtenues n’ont pas de valeur de note et leur relevé ne
saurait tenir lieu d’évaluation. Une évaluation qualitative,
réalisée par des experts du domaine, est indispensable à
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l’établissement d’une appréciation de la production. » Encore
faut-il que ceux qui formulent ces critiques exercent un
véritable droit de suite, exigent avec insistance la réalisation
des évaluations qualitatives souhaitées et analysent ce qu’il
advient des précautions de méthode qui accompagnent leur
travail une fois les chiffres produits et fournis aux autorités
de tutelle. L’observation empirique montre que ces initiatives
– lorsqu’elles ont été prises, ce qui est rarement le cas – ne
durent jamais très longtemps. C’est que les statisticiens
(ou les chercheurs bénévoles) qui se sentent concernés par
ces questions sont des employés d’administrations ou des
professionnels mandatés pour une tâche précise, dont ils
doivent s’acquitter avant de passer à la suivante. La critique
de ce que le commanditaire fait de la quantification qu’ils
lui fournissent n’entre pas dans leurs attributions. Et tout
un chacun n’a pas l’envie ou le tempérament de devenir un
lanceur d’alerte dénonçant les manipulations et les usages
erronés du chiffre, d’autant que ce qui est en cause semble,
généralement, ne pas en valoir le risque59. C’est ainsi que
tous ceux qui s’occupent des statistiques du chômage,
de l’immigration ou de la délinquance en France savent
que celles-ci font l’objet de multiples accommodements,
mais qu’il est également inutile de s’obstiner à le rappeler
parce que cette contestation ne portera aucun fruit tant la
question paraît de nature technique ou tant la vindicte peut
retomber sur le trouble-fête (même s’il arrive parfois que ces
questions soient ouvertement posées et occupent, pour un
temps, le débat public). Il en va souvent de même avec les
statistiques nationales diffusées dans les enceintes des grands
organismes internationaux, comme le Fonds monétaire
international, l’Organisation mondiale du commerce,
Les difficultés à tenir sur le long terme une résistance à ce qu’une majorité
admet sont analysées dans Ogien A. et Laugier S., 2011. Pourquoi désobéir en
démocratie? Paris, La Découverte.
59
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l’Organisation mondiale de la santé ou l’Organisation de
coopération et de développement économiques. Et on peut
encore penser au fameux maquillage des comptes grecs pour
favoriser l’entrée du pays dans la zone Euro. Ce n’est qu’à
l’occasion de scandales (sanitaires, sociaux, financiers ou
économiques) ou de graves difficultés politiques (corruption,
trucage délibéré, mensonge) que les enjeux de la description
statistique de la réalité s’étalent au grand jour, intéressent
l’opinion et conduisent (éventuellement) à des changements
dans les modalités de réalisation de la quantification afin de
lui restituer sa crédibilité.
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Un autre phénomène qu’on peut relever dans ce texte est le
rapport qu’il établit entre évaluation externe et évaluation
interne tel qu’il s’exprime dans les audits de RGPP qui
prennent pour objet les Établissements publics à caractère
scientifique et technologique (EPST) en général, et l’Inra en
particulier. Qu’en est-il donc dans ce cas ?
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Les principes de la Révision générale
des politiques publiques
Il n’est plus nécessaire de dire à quel point l’urgence de
ramener le déficit des comptes publics dans des limites
acceptables a engendré l’ardeur réformatrice qui s’est
emparée des gouvernants des démocraties de droit social au
début du xxie siècle. En France, cette ardeur s’est exprimée
dès le mois d’avril 2008, avec l’annonce du programme de
RGPP. Ce programme est la forme nouvelle que prend la
politique de modernisation de l’État engagée dans les années
1980. Il repose sur un dispositif technique inédit, qui permet
de lier décisions législatives et budgétaires instituées par
la LOLF. Sa mission première est de réaliser l’objectif de
non-renouvellement d’un fonctionnaire sur deux partant à la
retraite, ce qui nécessite la restructuration et la réorganisation
de l’ensemble des services de l’État. La méthode de la RGPP
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est principalement celle de l’audit financier, dont la réalisation
est en partie confiée à des cabinets de conseil privés qui se
sont spécialisés dans le management public. Et le plan n’est,
lui-même, que la reprise de dispositions proposées par une
série de rapports d’« audit de modernisation », commandés
en 2006 et publiés en 2007. Qu’est-ce donc que ce genre
d’audit ? Une procédure mise en place en 2005, à l’occasion
de la création d’un ministère réunissant les compétences, qui
avaient jusqu’alors toujours été séparées, du budget et de la
modernisation de la fonction publique. Le recours à la formule
de l’audit, outre qu’il marquait ostensiblement l’adoption
d’une démarche managériale, n’avait qu’un objectif : faire
des économies budgétaires en traquant, dans chaque recoin
de l’administration, le gaspillage d’argent public afin de
réduire le déficit tout en dégageant des sommes susceptibles
de permettre à l’État de prendre en charge, le cas échéant,
de nouveaux besoins des citoyens. Comme le dit un texte
officiel : « Les audits constituent un instrument qui permet
aux chantiers de modernisation de la gestion publique, de
l’administration électronique, de l’amélioration de la qualité
et de la simplification de donner toute son efficacité à la mise
en œuvre de la Loi organique sur les lois de finances. Pour le
ministre délégué au budget et à la réforme de l’État, il ne s’agit
pas “d’établir des constats, mais de trouver des solutions” aux
dysfonctionnements, pour améliorer en permanence le service
rendu aux usagers et réaliser des gains de productivité60 ».
Le but d’un rapport d’audit de modernisation est d’établir
un constat sur l’efficience d’une organisation, en évaluant
l’utilité de la moindre dépense engagée dans le domaine
examiné. Il se conclut par une série de recommandations
proposant des mesures susceptibles d’en améliorer la
productivité et la rentabilité. Le rapport d’audit contient, en
60
Extrait tiré d’un texte publié sur le site < minefi.gouv.fr >.
69
annexe, les commentaires de l’organisation concernée sur
ce constat et sur les recommandations qui l’accompagnent,
suivi des réponses de la mission d’audit à ces commentaires.
La RGPP met en œuvre les dispositions proposées dans les
150 audits réalisés avant 2008 et étend l’application de ses
principes pour poursuivre la traque aux dépenses dont on
peut se passer pour résorber la dette publique.
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À travers la formulation de ses recommandations, accompagnée
d’objectifs chiffrés à atteindre, l’audit RGPP61 – qui a remplacé
l’audit de modernisation – a pour tâche d’imposer une série
de manières de faire, appartenant à une sorte de vade-mecum
universel de la réforme. Quand on considère ce qui se passe à
l’Inra, on observe que les conclusions du rapport d’audit externe
proposent de : mutualiser les services d’appui et fonctions
support, au niveau national et dans les centres ; regrouper les
centres de recherche (de 19 à 8 ou 9) et les départements de
recherche (8 à 3 ou 4) et restructurer l’organisation de l’institut ;
redéployer et supprimer des emplois (par non remplacement)
dans les fonctions support et des postes en recherche (chercheurs,
ingénieurs, techniciens) par le biais des TGU (très grandes
unités de recherche) et Labex (laboratoires d’excellence,
regroupant une dizaine de laboratoires dans un programme de
recherche commun) ; inciter financièrement, en introduisant la
concurrence des projets et les primes d’excellence (ces deux
opérations requièrent la quantification de la production des
chercheurs et l’établissement d’une hiérarchie des critères
dont le poids relatif va varier en fonction de l’état du marché
concerné : brevet, valorisation, partenariat avec le privé, visibilité
à l’international) ; regrouper des pôles régionaux agronomiques
et les rapprocher des universités ; s’étalonner aux comparaisons
internationales ; valoriser les actifs et développer une politique
61
Dans le respect de la séquence gestionnaire consacrée : déléguer, responsabiliser, fixer des objectifs, évaluer.
70
patrimoniale. Ces directives entendent, comme partout ailleurs,
répondre à quatre enjeux d’ampleur différente.
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1. Augmenter la productivité. L’objet de la quantification
est de réduire les coûts de l’administration et d’intensifier le
travail des personnels de la fonction publique. La technique
utilisée consiste à dresser un état des lieux aussi précis
que possible des fonctions et du nombre d’agents qui les
remplissent (comptabilisé en ETP), puis d’imaginer une
redistribution (par mutualisation, fusion, regroupements,
etc.) et une requalification de ces fonctions qui permettent
de réduire les postes et d’augmenter les cadences de ceux
qui restent. Il s’agit aussi d’externaliser ces fonctions ou
de les faire sous-traiter par le privé. Toutes ces opérations
peuvent bien sûr être justifiées en avançant des arguments
de gaspillage, de tâches devenues obsolètes, de secteurs
redondants, de missions indues, de plus grande efficacité
du privé, etc. La démarche retenue est cependant partout
la même : les auditeurs définissent un montant moyen de
réduction des postes et des coûts (en prenant comme étalon
les moyennes du privé) et fixent le dispositif susceptible de
l’accomplir, en proposant une réorganisation en nouvelles
directions, nouveaux métiers, nouvelles normes de production
et nouvelles règles de management.
2. Séparer le cœur de métier des fonctions support. Les
rapports d’audits visent uniquement la rationalisation
de ces dernières, essentiellement en redéfinissant les
postes de travail et en produisant de nouvelles normes de
productivité. L’activité de recherche – le cœur de métier –
est soumise à une opération de même nature, mais conduite
sous une autre modalité. Pour elle, d’autres indicateurs de
production sont retenus : brevets, publications, valorisation,
application, visibilité internationale, etc. Et on sait que, dans
ce domaine, la validité des critères d’évaluation (voire celle
de la démarche elle-même) est âprement discutée. Peut71
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être moins dans les sciences dures ou appliquées (physique,
chimie, biologie, agronomie, médecine, etc.) que dans les
sciences humaines et sociales, où le fait de réduire l’activité
de recherche à un chiffre a soulevé une querelle à l’occasion
de la mise en place des grilles d’évaluation de l’AERES62.
Il faut cependant rappeler que la séparation formelle entre
cœur de métier et fonctions support est souvent stratégique :
les gestionnaires savent qu’il est possible de réduire le
volume d’activité du premier sans l’annoncer, en usant d’une
tactique d’encerclement consistant à comprimer l’activité
professionnelle des secondes. C’est cette tactique qui a été
utilisée dans le cas de la médecine libérale, en encadrant
strictement les prestations des professions paramédicales
(radiologie, kinésithérapie, soins infirmiers, ambulance, etc.)
afin de rendre plus difficile leur prescription.
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3. Restructurer les institutions publiques et l’orientation
de l’action de l’État (d’enseignement et de recherche en ce
cas, mais aussi bien de santé, d’éducation, de justice, de
police, de défense, etc.). Il s’agit d’actualiser et de fonder
en évidence la nécessité d’abandonner des missions dont
on martèle qu’elles ne sont pas du ressort du service public,
ce qui se traduit, de façon routinière, par des propositions
visant à réduire la gamme des interventions à ce qui est tenu
pour essentiel (qui est le plus souvent ce qui est aisément
quantifiable), à concentrer les pouvoirs entre les mains de
directions responsables, à introduire des méthodes modernes
de gestion des ressources humaines, à conclure des accords
de partenariat public-privé, etc.
C’est que les enjeux de cette quantification ne sont pas minces dans ce secteur. Il en va parfois de l’avenir même des disciplines ; ou de celui de certaines
branches moins rentables que d’autres ; ou de certains domaines ou formations
qui cessent d’être financés ; voire, à plus long terme, d’une remise en cause de
l’autonomie académique, du caractère collectif et coopératif du travail de recherche, de la gratuité du savoir comme bien public.
62
72
4. Imposer une nouvelle manière de gouverner fondée sur
la délégation de la gestion du budget et des personnels à
des dirigeants intéressés à la réalisation des objectifs qui
leur sont fixés. À ce niveau, la question à résoudre est celle
de la configuration nouvelle du dispositif de recueil et de
traitement de l’information, dont un des enjeux cruciaux est,
comme je l’ai déjà dit, la mise en œuvre de l’interopérabilité
des systèmes d’information.
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Comme toute technique de gouvernement, l’évaluation
gestionnaire ne s’impose pas de façon purement autoritaire. Sa
mise en place subit une double critique. La première est celle
qui est émise dans le cadre de ce qu’on nomme aujourd’hui
le « dialogue de gestion » – cette négociation sur l’affectation
des ressources financières qui met aux prises les gardiens des
comptes des administrations de tutelle et les directions des
institutions ou établissements. C’est ce genre de critique que
le Schéma directeur pour l’optimisation des fonctions support
de l’Inra oppose à certaines propositions inacceptables de
l’audit. Par parenthèses : cette négociation met un peu à l’écart
les représentants de salariés, même s’ils s’expriment dans les
conseils d’administration – chose qui tend à s’éroder dans
les formes de gouvernance instituées avec l’autonomie et la
délégation de gestion. La seconde critique, qui est l’apanage
des professionnels, vient de la réflexion méthodologique,
solide et argumentée, sur la validité des instruments et des
choix de l’évaluation externe. Cette critique porte sur les
éléments incongrus des grilles établies et peut proposer des
solutions de rechange plus pertinentes.
Une troisième critique de l’évaluation devrait être conduite,
dont la teneur est sans doute la plus délicate à identifier.
Elle viserait à démystifier l’usage que les dirigeants font de
la quantification pour discréditer l’opposition au principe
d’efficacité et le refus d’une conception instrumentale de
l’excellence. Tel sera le dernier point de mon analyse.
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Désacraliser le chiffre
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Le chiffre a de très intrigantes propriétés. Pour n’en illustrer
qu’une, on observe régulièrement que, bien que la validité
des grilles d’évaluation et la pertinence des indicateurs de
performance retenus pour produire la mesure d’un résultat soient
souvent contestées, l’évaluation en tant que telle est rarement
remise en cause. Se pose donc une question, dont on parvient
rarement à se débarrasser (ou lorsqu’on le fait, on en ressent
une certaine culpabilité) : pourquoi les individus qui doivent se
soumettre à cette procédure ne refusent-ils pas d’être évalués
sur un mode gestionnaire ? Question qui peut être formulée de
façon plus générale : pourquoi la critique, voire le rejet de la
quantification de l’action publique, ne parvient-elle pas à devenir,
pour les agents de l’État comme pour l’ensemble des citoyens,
le motif d’une mobilisation politique d’ampleur générale ?
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Cette question appelle plusieurs réponses. On peut, d’une
part, invoquer le caractère inflexible de la manière dont les
réformes gestionnaires sont conduites lorsque la pression
de la contrainte économique et la nécessité de réduire la
dette justifient la violence des décisions qu’elles conduisent
à prendre. Et on sait combien le caractère implacable de
ces problèmes de financement provoque l’impuissance et
l’abattement. Mais quelque chose de plus secret semble
freiner la mobilisation : le sentiment que revendiquer un
droit à se soustraire à l’évaluation de son travail passera
immédiatement pour un aveu d’incompétence, d’inutilité
ou de paresse. De cela, il est quasiment impossible de se
prémunir (sauf si l’ensemble des agents s’accordait pour
récuser en bloc l’ensemble des dispositifs d’évaluation). Un
dernier facteur joue un rôle difficile à isoler et encore plus
difficile à contrer : la fascination qu’exerce le chiffre et le fait
que sa seule invocation désarme la critique au sens où il est
admis qu’un chiffre exprime l’objectivité d’un état de fait.
Comment analyser la puissance de ce facteur ?
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Pour saisir la difficulté dans laquelle nous nous trouvons
aujourd’hui de nous déprendre de cette fascination, j’ai
avancé une idée : celle de la sacralité du chiffre. Il faut donc
revenir à la distinction qu’Émile Durkheim a introduite entre
le profane et le sacré63. Pour lui, chaque société s’invente
des choses auxquelles elle confère un caractère sacré. Cette
opération consiste à soustraire cette chose à la critique
humaine. Cette chose peut être un élément naturel, un dieu
ou une idée. Dans les sociétés rationalisées de longue date
qui sont les nôtres, on peut prétendre que chacun est dans la
disposition de conférer au chiffre les attributs de la sacralité,
puisqu’il y semble communément admis que ce qu’un chiffre
exprime est absolument immunisé contre le doute (comme
le dit bien la maxime : le chiffre ne ment pas). En gros, dire
que cinq plus cinq font dix, qu’il y a vingt vaches dans un
pré, que 83 % des citoyens ont voté ou que les thérapies
comportementales ont un taux de réussite supérieur de 32 %
à celui des thérapies analytiques sont des affirmations dont il
n’y a ordinairement pas lieu de contester la vérité.
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La définition d’un objet sacré engendre l’invention de
règles qui en organisent le respect. Dans le cas du chiffre,
un des objets de ce culte est l’objectivité scientifique. Avec
la quantification des données administratives, ce culte a été
transféré dans l’ordre du politique. Et il est vrai que dès
qu’une décision politique est adossée à un chiffrage validé
(même s’il est démontré qu’il est totalement faux), elle semble
obtenir une évidence qui, comme le savent les spécialistes
en communication ou les démagogues, rend coûteuse et très
incertaine sa remise en cause.
Bien sûr, ce qui est sacré ne détermine pas invariablement
la dévotion ou l’adhésion aveugle : il est toujours possible
63
Durkheim É., 2005. Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, PUF
(1re édition 1912).
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de récuser les chiffres comme on peut ne pas croire en Dieu.
Car comme une autre maxime l’affirme : on peut faire dire
n’importe quoi à un chiffre. Il n’est donc pas rare de constater
que, pour des raisons politiques, scientifiques ou techniques,
la validité ou l’objectivité de certains chiffrages soient
mises en doute (ceux du chômage, du nombre d’étrangers,
des expulsions de clandestins, du palmarès mondial des
universités établi par l’université de Shanghai, etc.). Mais
ce qui est frappant, est le fait que, lorsque le sérieux d’une
quantification est mis en doute, ceux qui le font réclament
le remplacement de cette mesure par une autre qui soit, elle,
vraiment objective ou juste. C’est ainsi que prolifèrent tous les
instituts d’études et tous les observatoires qui produisent des
chiffres plus incontestables que ceux qu’ils remettent en cause.
Il est rare d’entendre quelqu’un revendiquer l’abandon total
de tout chiffrage tant nous semblons attachés à l’idée qu’une
telle chose puisse exister ou tant nous craignons de voir cette
revendication passer pour une défense de l’obscurantisme.
La sacralité du chiffre est d’autant plus difficile à nier que
la quantification est un élément constitutif des démarches
d’objectivation qui, au nom de la raison, visent, précisément,
à éradiquer les attitudes de soumission qui caractérisent le
respect aveugle de la chose sacrée. Tout un chacun peut
constater que dès qu’un problème social émerge dont le débat
public s’empare (ethnicité, corruption, burqa, suicide, etc.),
des voix s’élèvent pour exiger la création d’un observatoire
qui permettrait, selon elles, d’en mesurer la réalité, d’en
suivre l’évolution et de prendre les décisions les plus
adaptées à sa nature et à son importance. Qu’y a-t-il derrière
cette volonté de quantifier ? Parfois une volonté de préparer
l’opinion publique pour faire passer une décision déjà prise en
invoquant un phénomène que vient opportunément dévoiler
une mise en chiffres programmée. Parfois le souci de disposer
de données quantifiées afin de traiter de manière fine et ciblée
un problème dont les dirigeants savent déjà qu’il existe et
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comment on peut le résoudre. Autant de signes qui attestent de
cette réaction irréfléchie qui nous fait immédiatement associer
la quantification à la vérité. C’est dans cette réaction que se
niche, à mon sens, la sacralité du chiffre. En politique, cette
sacralité se manifeste dans les « rites d’objectivité » auxquels
s’adonnent les gouvernants. Ces rites présentent aujourd’hui
des formes démesurées, si ce n’est pathologiques, comme
celle qui s’observe dans cette compulsion que les dirigeants
ont contractée à réclamer des évaluations pour l’ordinaire
des décisions qu’ils doivent prendre, ou dans leur obsession à
soumettre l’activité des administrations et de leurs agents à la
logique du résultat et de la performance en dépit de tous les
faits et de toutes les analyses qui leur démontrent que cette
façon de conduire les affaires publiques est politiquement
ruineuse, moralement inacceptable, techniquement contreproductive et humainement insupportable.
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S’il faut désacraliser le chiffre tel qu’il est aujourd’hui utilisé
en politique, c’est pour retrouver une certaine autonomie et
contrer cet usage particulier qu’en fait le dispositif d’évaluation
avec ses objectifs chiffrés, ses indicateurs de performance, ses
classements et ses palmarès. Cela aiderait peut-être à disqualifier
toutes ces techniques de management qui reposent sur ces
instruments de violence arithmétique que les gouvernants
emploient pour rationaliser l’État en réduisant la dépense
publique. Cette désacralisation ne peut pas être purement
symbolique ou théorique. Elle doit être pratique ; donc conduire
à soumettre de nouvelles questions au débat public : à qui
doit-on concéder l’organisation de l’encadrement statistique
de l’activité professionnelle ; à quelles conditions doit-on le
faire et avec quelles procédures de contrôle ; comment doiton ménager la diversité des sources et des lieux de traitement
de l’information statistique ; comment s’assure-t-on de la
réversibilité du dessaisissement de la description quantifiée de
l’exercice du métier et de la mission des institutions ?
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Cette proposition soulève, bien sûr, toutes sortes d’interrogations – qui n’ont pas été résolues avec la mise en place de
conférences de consensus et de forums citoyens. Mais ce qui
est en jeu ici, c’est une nouvelle avancée des pratiques de la
démocratie. Le problème est que désacraliser le chiffre est
une démarche qui repose sur un phénomène dont le caractère technique rebute les meilleures volontés ou fait croire
qu’il n’a rien de politique. On a en effet l’habitude de penser que les modalités d’utilisation du chiffre en politique se
distribuent sur une sorte de continuum : à un pôle, les données chiffrées sont conçues comme un facteur contribuant à
encadrer le débat public, en limitant les options soumises à
délibération et en restreignant les choix ouverts à la décision
collective ; à l’autre, elles sont envisagées comme un facteur
d’extension et d’amélioration du débat démocratique. Toute
la question est donc de savoir s’il est possible – et comment –
de faire se déplacer le curseur très loin dans la direction de ce
second pôle. J’ai suggéré que cela réclamait une critique de
la suspension délibérée que l’évaluation gestionnaire fait du
contenu moral et politique de l’action publique. J’ai essayé
de fournir quelques éléments de cette critique. Et vous aurez
sans doute compris que tout ce qui favorise l’autonomie, l’indépendance et le pluralisme, et réduit la tyrannie et la fascination du chiffre, a ma préférence. Mais il faut, je crois, aller un
peu au-delà de cette considération sur l’évaluation. Et c’est
ce que je vais faire pour conclure.
Conclusion
L’histoire politique de ces vingt dernières années n’est pas
seulement celle de la libéralisation, de la globalisation ou de
la réduction de la dépense publique. Elle est également celle
de l’émergence d’une nouvelle manière de gouverner fondée
sur l’assujettissement de la décision politique à une logique du
résultat et de la performance. Et j’ai essayé d’attirer l’attention
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sur les transformations que ce modèle gestionnaire d’exercice
du pouvoir tendait à provoquer dans l’ordre du politique.
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Je ne sais pas si, comme beaucoup l’affirment, ces transformations
sont le prix à payer pour entrer de plain-pied dans une
modernité vouée à reposer sur un usage de plus en plus étendu
des techniques de l’information. Il ne sert sans doute à rien de
penser un improbable retour en arrière. Mais cela n’interdit pas
de porter un regard critique sur les effets de pénétration de ces
techniques en politique, pour en apprécier la teneur et en débattre.
Deux de ces effets ont été analysés. Le premier est le suivant :
la référence au principe d’efficacité bouleverse insidieusement
la conception et la mise en œuvre de l’action publique, tout
comme elle affecte les rapports que les citoyens entretiennent
à leur État. Le second tient aux progrès de la numérisation du
politique, dont j’ai indiqué comment elle contenait la tentation
d’instaurer ce qu’on peut appeler un exercice autoritaire de
la démocratie. Ce sont ces deux effets dont j’ai rendu compte
en examinant la place dévolue à la logique du résultat et de la
performance dans l’organisation de l’activité de gouvernement.
Phénomène qui a été appréhendé à partir de la manière dont les
gouvernants ont aujourd’hui recours à l’évaluation.
Mes enquêtes ont permis de tirer ce constat : la mise en
place du dispositif de quantification du politique, qui produit
palmarès, classements, objectifs chiffrés et indicateurs de
performance, peut être conçue comme l’imposition d’une
violence arithmétique que les gouvernants emploient pour
réduire, de façon légitime parce que censément objective,
les missions qu’un État démocratique devrait garantir à
ses citoyens (santé, éducation, formation, justice, police,
etc.) dans le but unique (et un peu aveugle) de comprimer
la dépense publique. Ce qui, à plus long terme, pourrait
modifier la conception de ce que les citoyens sont en droit
d’en attendre. C’est, en tout cas, ce que l’analyse de ce que
j’ai nommé le « gouvernement au résultat » suggère.
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J’ai montré comment le modèle gestionnaire d’exercice du
pouvoir inclinait à individualiser l’action publique, que ce
soit par le biais de la responsabilisation des dirigeants et des
manageurs comme par celui de la personnalisation des droits
accordés aux citoyens. Et on observe que, plus la mesure de
la performance ou du mérite personnel s’étend et s’affine
afin d’être mieux déterminée et contrôlée, plus la notion de
collectif tend à être négligée et oubliée. C’est ce qui conduit
à penser que le chiffre contribue, quand on n’y prend garde,
à la dégradation du politique, car celui-ci est d’abord une
affaire de décisions prises par et pour une collectivité, pas une
somme de décisions individualisées prises à l’insu ou à l’écart
du public qu’elles concernent. Un second enseignement de
l’analyse est que plus les gouvernants pensent être en droit
de faire un usage implacable du chiffre, au prétexte qu’il dit
l’objectivité des choses, plus l’autoritarisme des gouvernants
est encouragé, avec tout ce qu’il comporte d’arbitraire et
d’arrogance. S’explique ainsi le sentiment de dévalorisation
que connaissent les professionnels de service public lorsqu’ils
sont considérés comme interchangeables dans un procssus
de production ou que leurs revendications sont traitées avec
mépris (au nom de l’efficacité). Ou celui d’être bafoués,
lorsque la manière de faire leur métier qui leur est imposée
s’oppose à ce qu’ils pensent qu’elle devrait être pour assurer
le service qu’ils sont censés rendre aux citoyens. Sous cet
angle, on comprend sans doute mieux pourquoi une critique
raisonnée des usages gestionnaires de la quantification comme
celui qu’en fait l’évolution servirait à rétablir la condition
première du développement des pratiques de la démocratie :
la confiance64.
64
C’est ce dont atteste l’abandon que le nouveau gouvernement français, nommé
à la suite de l’alternance de 2012, a prononcé de certaines procédures d’évaluation
mises en place par son prédécesseur, en particulier à l’école ou dans l’enseignement
supérieur et la recherche. Tout comme le terme qu’il a mis à l’application des
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Un des effets de cette domination du raisonnement gestionnaire
est l’envahissement de la langue politique par la nouvelle
terminologie qui accompagne la logique de la performance
et du résultat. Dans cette nouvelle langue, transparence veut
dire contrôle, équité veut dire sélection, autonomie veut
dire concurrence, qualité veut dire limitation des services,
responsabilité veut dire sanction, excellence veut dire
exclusion. Et évaluation, réduction programmée des missions
de l’État. Une manière de contrer cette domination consisterait
à lever la confusion qui naît de ce brouillage lexical ; et pour
le faire, peut-être faudrait-il essayer de débarrasser la langue
politique de cette nouvelle terminologie.
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Une ultime question se pose, qui est propre aux organismes
de recherche publique : que fait l’évaluation gestionnaire à la
recherche scientifique lorsqu’elle la prend pour objet ? Cette
question est au cœur des réformes auxquelles ces organismes
sont aujourd’hui soumis, en se formulant de la manière
suivante : comment mesurer la performance de la recherche
en termes de retour sur l’investissement que la collectivité
consent à lui consacrer ? Il est difficile de penser que le
rôle que les sciences remplissent dans une société puisse
exclusivement se calculer à partir des indicateurs courants
de productivité, de publication, de formation, de diffusion et
de vulgarisation. La recherche scientifique ne peut pas non
plus être simplement rapportée à la traduction concrète, dans
la production de richesse et le bien-être des populations, des
résultats et des connaissances qu’elle produit, telle qu’elle
peut être mesurée par les montants financiers engrangés par
les brevets déposés ou par le nombre de Prix Nobel récoltés65.
mesures de la RGPP. Reste à savoir sur quelle base le redéploiement des effectifs
de la fonction publique va être décidé.
65
Comme le fait le fameux palmarès de Shanghai qui classe les universités du
monde entier.
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L’influence que la science a sur la société tient également à sa
méthode : l’enquête – ou la nature hésitante et rigoureuse d’une
recherche incessante dont l’objet est d’approcher une vérité.
Pour John Dewey, penseur du pragmatisme, ce processus
infiniment ouvert d’expérimentation et de découverte doit être
considéré comme le modèle de l’organisation des relations
sociales en démocratie66. Si on admet ce point de vue, quelle
meilleure contribution la science pourrait-elle apporter à la
société que de promouvoir l’esprit de la démarche, ouvert,
libre et pluraliste, d’un savoir toujours en quête de lui-même
et toujours susceptible d’être remis en cause ?
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C’est en ce sens qu’on peut dire que lorsque le monde de
la recherche scientifique affirme son autonomie, défend la
nature de son travail, assume l’universalité et la gratuité de
ses productions et soutient l’idée que le savoir est un bien
public, il contribue à ancrer les pratiques de la démocratie
dans la société. Analyser la tentation autoritaire qui se profile
derrière l’évaluation – et l’usage bureaucratique du chiffre
qu’elle encourage – est donc un engagement qui devrait
conduire les serviteurs de la science à poser que l’exercice
même de leur métier – lorsqu’ils ne sont pas dépossédés de
sa maîtrise – leur permet de restituer, à la société, ce qu’elle
a de plus précieux à lui offrir : le goût de la liberté, l’esprit
de coopération, le plaisir de la découverte et le sens de la
critique.
66
Dewey J., 1993. Logique. Théorie de l’enquête. Paris, PUF (1re édition1938).
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Discussion
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Question – Dans notre génération, la mentalité gestionnaire
s’est immiscée sans vraiment que l’on s’en rende compte,
jusqu’à ce qu’apparaisse depuis peu une espèce de fronde,
dispersée, mais qui me semble se généraliser peu à peu. Nos
successeurs seront-ils complètement pris dans cette idéologie
gestionnaire ? Y a-t-il des exemples en sociologie, dans des
communautés plus petites (ou plus grandes) de réversibilité
des façons de penser et de se comporter ? Est-ce qu’il faudra,
pour revenir en arrière ou pour inventer autre chose, autant
de temps (une génération) que pour mettre en place l’État et
l’esprit gestionnaire ? En combien de temps les mentalités
pourraient-elles changer et adopter un système qui serait plus
favorable aux hommes et plus respectueux de leur travail ?
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Albert Ogien – Il y a une devinette que j’adore et que j’ai
glanée lors de mon enquête en Afrique du Sud. Au moment
où je m’y trouvais, ce pays était celui de l’apartheid, et
l’organisation de la vie quotidienne y reconduisait le racisme.
Surtout parmi la partie Afrikaner de la population – ou
parmi ceux qui adhéraient aux thèses des nationalistes qui
avaient pris le pouvoir en 1948 et avaient imposé la politique
d’apartheid. La devinette était la suivante : combien de
temps faudra-t-il pour qu’un Afrikaner viscéralement raciste
cesse de l’être ? La réponse est : 13 heures. C’est le temps
que prend un vol entre Johannesburg et Londres. Ce que
dit la devinette, c’est que ce qui est permis à Johannesburg
ne l’est pas à Londres et que cette interdiction est tout ce
qu’il faut pour que des comportements racistes (machistes,
discriminatoires ou stigmatisants) ne puissent plus s’exprimer
de façon ostensible. Pour le sociologue, ce qui importe n’est
pas tellement ce qui se passe dans le for intérieur des individus
ou dans la psychologie des profondeurs, mais ce que l’état
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des mœurs et des rapports sociaux (et parfois seulement de
la législation) permet de manifester en extériorité. Et chacun
agit de la sorte : dans nos relations ordinaires, nous n’avons
généralement ni le temps ni l’envie de sonder les cœurs. On
se contente de ce que reflète la surface des choses, tant qu’elle
répond à nos attentes. Quelle leçon retenir de la devinette
sur le raciste sud-africain ? Lorsque des manières de faire
sont établies, elles tendent à se reproduire au quotidien,
avec quelques changements à la marge. C’est ce qui se
passe avec le modèle gestionnaire d’exercice du pouvoir. Il
est actuellement dominant et impose des manières de faire
auxquelles il est difficile de se soustraire. Il oblige à se servir
des notions d’efficacité, de performance ou d’évaluation
(dans leur sens gestionnaire) et à accepter le genre de
pratiques qu’elles informent. Et même si on trouve absurde
l’ordre des choses que ces pratiques imposent et qu’on en
critique la validité, on peut s’en accommoder provisoirement
et les respecter de façon ostensible. C’est sur ce mode un
peu désabusé que le règne du management est aujourd’hui
accepté. Je ne sais pas si on peut considérer que les catégories
du raisonnement gestionnaire composent une mentalité
– qui définirait à tout jamais une attitude –, mais ce que je
sais c’est que si un milieu de travail cesse de s’organiser
autour de ces notions, ceux qui y participent n’auront aucun
problème à en abandonner l’usage et à se couler dans des
pratiques qui ne sont plus définies par ces notions (c’est ce
qui se passe lorsque d’anciens salariés ayant subi les règles du
management créent leur propre entreprise selon des principes
alternatifs et démocratiques). Des manières de faire peuvent
donc changer du jour au lendemain sans grande difficulté.
Rendre compte du rythme de ce changement est une affaire
d’historiens, voire de psychologues sociaux. Ce qui intéresse
le sociologue, c’est le caractère contraignant du contexte dans
lequel les personnes agissent au présent. Je défends donc
l’idée que si l’on mettait en place un système dans lequel
84
les notions gestionnaires et les pratiques qu’elles nomment
(efficacité, productivité, concurrence, performance, résultat,
évaluation, etc.) ne fixaient plus la norme (car il ne s’agit
là ni d’une mentalité ni d’une culture), un nouvel univers
d’habitudes s’ouvrirait auquel les personnes s’adapteraient
immédiatement. C’est ce qui fonde la croyance dans le fait
que les nouvelles générations ne sont pas vouées à marcher
dans les pas de la précédente.
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La question de savoir s’il est possible d’abandonner le
raisonnement gestionnaire est donc moins une longue affaire
de désaccoutumance ou d’acculturation que de transformation
du système de rapports sociaux et politiques qui s’est imposé
dans le dernier quart de siècle. Autrement dit, la question
qui se pose est celle de savoir si une telle transformation a
quelque chance de survenir bientôt. Et c’est à ce point que
je suis pessimiste, car les conditions pour que cela arrive ne
semblent pas prêtes d’être réunies. C’est que le mouvement
de globalisation – et l’instauration d’un nouveau rapport
entre capital et travail avec l’émergence de l’industrie de la
finance – ne va pas s’arrêter de sitôt, sauf accident majeur
que personne ne paraît souhaiter. Et tant que ce mouvement
portera les mêmes conséquences, en termes de reconfiguration
des rapports de production mondiaux, de désindustrialisation
et de désengagement des États, la pression à la réduction des
droits sociaux des citoyens dans les démocraties avancées
semble vouée à continuer. Tant que les Chinois (pour ne parler
que d’eux) n’auront pas des salaires et un système de sécurité
sociale identiques aux nôtres, cette pression ne risque pas de
retomber.
En France, la manière dont le mouvement de globalisation
transforme les relations sociales et politiques est lestée d’un
poids idéologique particulier. Il est en effet accompagné
d’un discours de légitimation qui lie ensemble défense de
l’idée d’autorité, volonté d’imposer la toute-puissance du
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chef, mesure de la performance par l’évaluation, apologie
du travail et dénonciation de l’assistanat. Toute cette gangue
idéologique qui enrobe les réformes gestionnaires menées
durant la dernière décennie peut disparaître d’un coup. Mais
qu’est-ce que cette disparition modifierait aux structures
générales du monde environnant ? Peu de choses sans doute
– même si l’adoption d’un autre discours de légitimation
(fondé sur les idées de liberté, de démocratie, de coopération
et de dialogue) transforme la façon de penser, de présenter et
d’organiser les manières de faire politiques au plan national.
Ce changement vient d’ailleurs de se produire à la faveur de
l’alternance de 2012 : le nouveau gouvernement français a
ostensiblement suspendu certaines procédures d’évaluation
ou a renoncé officiellement au dispositif comptable de la
RGPP. Il entend favoriser l’idée de coopération contre celle de
concurrence. Mais cela ne modifie en vérité pas grand-chose
à la nécessité de limiter la dépense publique, de moderniser
l’État et de réduire la dette. D’où l’accusation de n’être qu’un
changement rhétorique ou cosmétique. Je pense néanmoins
que ce n’est pas rien.
En fait, tant que le chiffre restera pris dans le cadre conceptuel
du raisonnement gestionnaire, il conservera le caractère
implacable qu’on lui prête et en contester la validité restera
une tâche ardue. Ce qui peut changer cependant, c’est la
manière d’en parler. Et sur ce plan, on note que les lignes
bougent. Un indice, parmi d’autres, de ce changement est
la réaction des grands dirigeants mondiaux au mouvement
des « indignés » et des occupiers. Directeurs de banques
centrales, chefs d’État, autorités religieuses ou politiques
diverses ont tenu à leur dire : « Vous avez tout à fait raison de
vous révolter. La situation qui vous est faite est inacceptable.
Il faut réguler le capitalisme financier pour contrôler les
effets désastreux qu’il produit et les corriger. » Comment ne
pas s’étonner de cette attitude surprenante : ce sont ceux-là
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mêmes qui ont créé la situation qui en dénoncent le caractère
insupportable ? C’est évidemment difficile. N’en reste pas
moins qu’on peut se demander : pourquoi se sentent-ils
obligés de le faire ? On peut bien sûr qualifier ce soutien
d’hypocrite ou d’opportuniste, il n’en signale pas moins un
doute, une hésitation, une peur. Et ce doute, cette hésitation,
cette peur sont le signe d’un désarroi, en grande partie suscité
par une idée simple : est-il vraiment raisonnable de laisser
une majorité de la jeunesse dans un état de désœuvrement
et de précarité qui ne lui offre aucun avenir ? Ce désarroi
atteste sans doute le fait que le raisonnement gestionnaire
qui a modelé les esprits pendant un quart de siècle a perdu
beaucoup de sa superbe (mais qu’on peut difficilement y
renoncer brutalement puisqu’il n’existe pas d’alternative
crédible). Il est possible que nous soyons entrés dans une
période incertaine qui est occupée par une question : par quel
nouveau modèle d’organisation peut-on remplacer l’ancien
qui s’est montré inacceptable ou défaillant ? Et sur ce point,
je n’ai guère de réponse. Et je crains de n’être pas le seul.
Question – Je suis responsable de l’évaluation à l’Inra, mais
je suis aussi ancien chef du département Mathématiques
et informatique appliquées, ce qui fait que j’ai un certain attachement aux chiffres. J’ai apprécié votre exposé et je me
pose quelques questions par rapport à votre critique des chiffres, sur lesquels j’aimerais que l’on porte un regard un peu
plus indulgent. Je pense qu’il y a tout de même des choses
à tirer des chiffres. Quand j’étais jeune, je me faisais encore
quelques illusions sur le fait de fabriquer des modèles mathématiques pour simuler des comportements et prédire des choses, que ce soit dans le monde socioéconomique ou dans le
domaine biotechnique. Je pensais naïvement que ces modèles
allaient être directement utilisés comme aide à la décision
publique. Je me suis rendu compte qu’en définitive beaucoup
de ministères utilisent certes ces modèles, mais qu’ils les
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utilisent de manière assez intelligente et prennent en considération d’autres regards, plus qualitatifs. Je crois qu’il y a
tout de même des personnes qui savent tirer parti de ce que
peuvent dire les chiffres et qui savent les mettre en regard de
ce que peuvent dire d’autres façons d’aborder les mêmes problèmes. Par exemple, on réunit un certain nombre d’acteurs
concernés par une décision publique et des spécialistes de
disciplines différentes, et on prend en compte plusieurs modèles et plusieurs points de vue. Je crois qu’il faut respecter
le rôle du chiffre quand il est utilisé de manière intelligente.
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Albert Ogien – Je suis tout à fait d’accord avec vous. C’est
d’ailleurs pour cette raison que j’ai introduit la notion de
« système du chiffre » – c’est-à-dire proposé de rapporter
chaque modalité de quantification au cadre pratique, technique
et conceptuel à l’intérieur duquel un certain type de chiffres
est produit. Ce n’est, à mon avis, que de cette manière qu’il est
possible de se prononcer sur la nature de l’usage du chiffre, en
démontrant empiriquement le fait que ceux qui s’en servent le
font sur un mode intelligent ou purement comptable. En tant que
rationaliste, je partage totalement l’idée que la quantification
permet de donner des descriptions rigoureuses de fragments
de réalité qui assurent une avancée de la raison humaine. Ma
critique des pratiques actuelles de l’évaluation n’est donc en
rien un rejet de la mathématisation du monde social, mais
est fondée sur une analyse de ce qui se passe en matière de
conduite des affaires publiques à l’ère de l’informatisation et
des usages gestionnaires qui en sont faits.
Tout chercheur a le plus grand mal à se déprendre de l’idée
selon laquelle la quantification est la clé de la compréhension
de nombreux phénomènes (même si certains ne réclament
pas le recours à ce type d’objectivation). Avec la notion
de système du chiffre, j’ai voulu préserver la grandeur et la
beauté du chiffre intelligemment utilisé (en général à des fins
de connaissance non instrumentalisée), tout en montrant qu’il
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recelait une puissance de contrôle et de reconfiguration du
réel dont les gouvernants se servent à leurs propres fins. Je
ne voudrais pas qu’on tienne mon analyse de l’évaluation
gestionnaire pour une dénonciation de la quantification, ou
pour la réitération de l’idée courante selon laquelle les chiffres
mentent, qu’ils sont manipulés et servent à occulter la réalité.
Elle met simplement en évidence cinq caractéristiques qui
définissent la forme de quantification mise en œuvre par
les techniques de management aujourd’hui dominantes :
l’ambition de saisir, en détail, l’intégralité des facteurs qui
déterminent les conduites individuelles ; l’application au
domaine du politique ; l’émergence d’une industrie du
logiciel et la multiplication des offres de traitement dédié ;
la numérisation des données recueillies ; l’interopérabilité
des systèmes d’information. Ce que j’ai voulu analyser en
examinant les problèmes que soulève l’introduction de
l’évaluation dans le service public à des fins de mesure de
la performance, ce sont les conséquences – recherchées ou
inattendues – de cet usage du chiffre sur la conception du
politique et les pratiques de la démocratie.
D’une certaine manière, la distinction que j’ai dégagée
entre les évaluations professionnelle, démocratique et
gestionnaire, renvoie directement à l’idée d’usage intelligent
ou, à l’inverse comptable, du chiffre. Dans les deux
premières modalités de l’évaluation, la quantification est
objet de débat et de critique pour ceux qui la produisent ;
et son instrumentalisation est généralement détachée de tout
rapport de force ou déliée de l’exercice d’un pouvoir. Dans
la dernière, le chiffre est immédiatement doté d’une vocation
de contrôle et son utilisation tend à être aussi automatique
que possible. Et cette automaticité contient en elle-même
la suspension de la critique, le secret et l’autoritarisme, qui sont
des attitudes qui contredisent les règles de fonctionnement de
la démocratie et, au-delà, les principes mêmes du politique.
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Je voulais attirer l’attention sur un phénomène, dont on peut
contester la nature que je lui attribue. Ce phénomène, c’est la
participation de professionnels d’un domaine d’activité à la
définition des variables et des indicateurs les plus pertinents
et à l’élaboration des algorithmes de traitement des données
les plus adéquats permettant l’évaluation de l’activité de leurs
pairs – ce qui se produit pour de nombreux métiers du secteur
public (enseignants, chercheurs, médecins, juges, policiers,
travailleurs sociaux, etc.). On observe alors que, une fois les
grilles d’évaluation validées, le contrôle de cet outil échappe
aux professionnels qui l’ont conçu en toute innocence ; il se
transforme en un instrument d’administration qui traite en
routine des informations aux fins instrumentales de ceux qui
les utilisent pour décider et contrôler. La crainte que l’on peut
nourrir est que, au bout d’une dizaine d’années, la maîtrise
du système de production et de restitution du chiffre tombe
entièrement sous la responsabilité de comptables tatillons,
totalement ignorants des réalités dont les chiffres rendent une
image abstraite. Et lorsque l’on inscrit l’analyse de cet horizon
temporel, on peut se demander qui exercera encore son
intelligence critique pour situer les données de quantification
dans l’univers concret des relations de travail. Mon idée est
donc de rappeler à ceux qui construisent des procédures de
quantification intelligentes de toujours garder à l’esprit le fait
que leurs constructions sont vouées à leur échapper et à se
muer en instruments de gestion (dans le cas où les systèmes
d’information installés ont une vocation de contrôle).
Question – Il y a une quinzaine d’années, ont commencé à
se mettre en place des évaluations collectives des équipes
ou des unités de recherche. Les organismes de recherche
publique étaient alors responsables de ces évaluations. Je me
souviens qu’il n’y avait pas de notation. On demandait à des
scientifiques d’autres laboratoires et d’autres institutions de
procéder à ces évaluations. Leur mission était de discuter
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avec les chercheurs, puis d’émettre un avis auquel pouvait
répondre le directeur d’unité. Il y avait une espèce de réflexion
commune autour du projet de chaque laboratoire, et c’était
aussi utile aux chercheurs qu’à la hiérarchie. Petit à petit, on
s’est rendu compte que, pour comparer des organismes de
recherche, il devient difficile de ne pas avoir de chiffres, de
ne pas avoir d’estimation de la production. Déjà, à l’époque,
le CNRS mettait des notes à ses unités de recherche. Quand
on est passé à l’AERES, cela nous a complètement échappé.
Est-ce que ce n’est pas une question de grain auquel on
fait l’évaluation ? Si on évalue les équipes ou les unités, on
peut se passer de chiffres. Mais comment ferait-on si l’on
voulait évaluer un ensemble important de chercheurs en
n’ayant pas de comparaison chiffrée ? Et comment comparer
les institutions scientifiques au niveau international ? Peuton penser de la même manière l’évaluation des politiques
publiques au niveau de l’État, au niveau d’organismes comme
l’Inra ou l’université, et au niveau d’un laboratoire ou d’une
équipe de recherche ?
Albert Ogien – Vous touchez là le cœur de la question du statut
du chiffre : à quoi sert-il de passer d’une pensée de la qualité
à une pensée de la quantité en matière d’administration des
affaires collectives ? Cette question est, le plus souvent, de
nature purement instrumentale. Et le cas emblématique, pour
justifier le caractère nécessaire d’un tel passage, est celui des
organisations humaines de taille importante (une nation, une
institution internationale ou une firme multinationale). C’est
également le cas dans des domaines d’activité qui réunissent
de nombreux agents dont l’activité effective doit être vérifiée.
Pour prendre un exemple : je discutais récemment avec une
économiste au sujet de la décision prise par la commission du
CNRS en économie de retenir, pour évaluer les publications
des chercheurs, un classement des revues dont la validité
est contestée par de nombreux économistes (et alors même
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que beaucoup d’autres commissions du CNRS refusent
délibérément d’utiliser ce genre de classement hiérarchisant).
La justification qu’elle m’a donnée pour cette décision a été
la suivante : « L’économie s’est tellement développée dans
tellement de secteurs différents qu’il est devenu impossible
pour ceux qui siègent dans une commission d’avoir une
connaissance exacte, ou même approximative, de ce qui se
passe dans la discipline et de la valeur des revues existantes
dans chacun de ses secteurs. Un économiste du travail ne
sait pas du tout ce que fait un économiste de la santé. Quand
on doit juger la production d’un chercheur qui ne travaille
pas dans votre spécialisation, se référer à ces classements
permet à celui qui doit juger de la qualité d’un dossier, alors
qu’il ne sait rien du secteur de recherche en question, de
se donner une idée. » Elle n’a sans doute pas tort. Mais on
voit bien combien le recours aux classements pour motif de
simplification du travail de l’évaluateur est une démarche
qui ne prend pas en considération les effets à long terme de
l’existence de ces classements (ce qui peut ne pas être le souci
immédiat de celui qui doit rédiger un rapport d’évaluation). Le
classement est une réponse aux problèmes qui naissent de la
professionnalisation des métiers de la recherche, mais chacun
sait qu’il produit des effets de distinction qui retentissent,
à long terme, sur la pratique d’une discipline (comme de
rédiger en anglais, pour une revue supposée d’excellence,
qui, encombrée de trop de manuscrits, impose ses standards
de rédaction, fait payer la publication et favorise certains
thèmes plus porteurs que d’autres). Au final, si le classement
des revues – et l’ensemble des procédures de simplification
qui sont attachées à l’usage de la bibliométrie – permet de
faire une économie de temps dans l’examen des dossiers, il
contribue à rendre légitime la représentation de la valeur d’un
chercheur au moyen de l’affichage de la mesure d’impact de
ses publications, à l’aide d’un algorithme dont on ignore le
mode d’élaboration.
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On comprend bien que, dans les organisations de grande
taille, le chiffre est une manière commode de transmettre
des informations. Il joue, en ce cas, un rôle de langage
vernaculaire qui permet à des personnes qui ne parlent pas
la même langue (ou n’ont pas de familiarité avec un domaine
d’activité) d’entretenir la possibilité d’une communication.
Mais cela ne doit pas faire oublier le caractère réducteur
(parfois bricolé, voire maquillé) des descriptions de la réalité
fournies par la quantification. Si ces lacunes ne sont pas trop
dangereuses dans des forums internationaux, où le chiffre est
un des éléments d’une négociation qui se conclut rarement par
des décisions véritablement contraignantes, la situation est
toute différente lorsque la production de chiffres – tout aussi
lacunaires – est couplée à un pouvoir de contrainte direct.
Ma critique de l’usage gestionnaire du chiffre est strictement
cantonnée à ces situations particulières (mais néanmoins
très nombreuses au niveau des administrations nationales).
Et la désacralisation du chiffre à laquelle j’invite est avant
tout une démarche qui vise à faire reposer l’analyse de ce
à quoi servent concrètement les données fournies par les
systèmes d’information sur une compréhension informée par
les pratiques effectives, et rendant compte de la manière dont
le choix des critères employés pour formuler un jugement
politique (qualitatifs au quantitatifs) influe sur la conception
du politique et les pratiques de la démocratie.
Question – Vous envisagiez que le système d’information
devienne totalement autonome : il n’y aura plus de
commission d’évaluation, il suffira de remplir des fichiers, la
machine calculera, les indicateurs tomberont et cela mettra
le curseur sur la décision à prendre. On peut se demander
si cela ne ressemble pas déjà un peu à ça. On fournit des
données qui vont être agrégées à d’autres données qui
vont ensuite se fondre en une variable qui elle-même va en
alimenter d’autres qui seront finalement compactées pour
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produire des indicateurs. D’ailleurs, aujourd’hui, une part de
notre métier consiste essentiellement à remplir des fichiers.
J’ai l’impression que cela ne peut tout de même pas arriver
parce que justement, s’il y a des humains qui remplissent des
fichiers, il y a d’autres humains qui s’arrangent pour que
le système de traitement des données change. Remplacer
le logiciel, c’est peut-être un moyen d’éviter que le logiciel
ne vous remplace. Pour prendre un exemple très concret, le
système qu’utilisent tous les gestionnaires de l’Inra change
tous les ans. La machinerie informatique est manipulée
par des personnes qui s’arrangent pour qu’on n’ait jamais
le temps de s’y adapter et qu’il soit impossible de faire un
véritable suivi, et cela fait un peu peur.
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Albert Ogien – Vous avez raison, même si je ne suis pas
certain qu’on puisse parler de manipulation. Je tendrais plutôt
à penser qu’on a simplement affaire au développement normal
d’une nouvelle industrie : celle de l’informatique et du conseil
en entreprise. Et ce développement entraîne, logiquement
peut-on dire, la création de nouveaux produits, l’obsolescence
des machines, l’innovation en matière de logiciels, l’invention
de nouveaux modèles de management, la découverte de
nouvelles techniques de quantification, etc. J’ajoute que
c’est dans la mise en application de ces techniques modernes
que les gouvernants découvrent les possibilités originales
d’administrer les affaires publiques qu’elles leur offrent. Audelà de cette différence d’interprétation (manipulation ou
découverte de nouveaux modes d’action), le phénomène n’en
est pas moins inquiétant. Mon travail a en partie consisté à
trouver une bonne raison de me déprendre de cette inquiétude
moi-même. Une première manière de le faire est venue d’un
constat, tiré à l’occasion de mes enquêtes sur le travail dans
les services de la CNAF et de la CNAM : trop d’information
tue l’information. Je prends un exemple. Lorsque la CNAM
a décidé d’informatiser la feuille de soins rédigée par les
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médecins de ville, la question s’est posée de savoir que
faire de plusieurs milliers de personnes chargées jusqu’alors
d’encoder les données provenant de ces feuilles. Il fallait soit
en programmer le licenciement, soit les requalifier. On les a
donc formées pour remplir des tâches d’accueil au guichet ou
des fonctions de production d’information statistique. Quand
j’allais faire mes enquêtes, je voyais s’empiler tous les matins
des masses de sorties informatiques stockées dans des cartons
dont on pouvait se demander à quoi elles servaient puisque
personne n’avait le temps de les consulter. Les équipements
informatiques modernes permettent, grâce à leur puissance de
traitement et aux logiciels proposés par l’industrie du conseil
en management, de produire des données à la pelle. Les
organisations acceptent de s’équiper de ces logiciels dédiés
mais il y a un moment où cette production dépasse la capacité
humaine disponible pour les traiter. Bref, la soif du chiffre
se développe en une activité un peu maniaque, absurde au
sens où elle s’asphyxie elle-même et, en fin de compte, se
disperse.
Ce que vous dites au sujet du remplacement permanent des
logiciels est également vrai. Les changements constants des
fonctionnalités des systèmes d’information perturbent la
bonne marche des entreprises et des services, qui doivent
chaque fois s’adapter aux nouvelles procédures. Il existe une
sorte de loi que connaissent les manageurs avisés : il faut cinq
années pour qu’un système d’information soit maîtrisé par le
personnel d’une entreprise et produise les avantages qu’on
en escomptait. Mais si on change de système tous les deux ou
trois ans parce qu’il est soudain considéré comme obsolète, il
est impossible de savoir si les gains de productivité qu’on en
attendait auraient été atteints. Une autre entrave à l’emprise
absolue du chiffre sur l’activité humaine est le caractère
irréaliste des projets d’informatisation. C’est ce qui se passe
avec le système Chorus que l’État français s’efforce, depuis
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quelques années, d’installer pour gérer la LOLF (et donc
l’intégralité des dépenses engagées par les administrations
publiques et territoriales) de manière efficace. Les contrats
signés avec de grandes firmes de services informatiques
coûtent extrêmement chers, alors même que le système qui
avait été choisi n’est toujours pas installé et qu’il y a peu de
chances qu’il le soit un jour (je vous renvoie à mon analyse
dans La valeur sociale du chiffre67). Mais pour quelles raisons
les gouvernants s’attachent-ils à poursuivre le projet ? Parce
qu’ils acceptent l’idée que ce système de comptabilité unique
va permettre, à terme, de supprimer 350 000 emplois de
fonctionnaires en rendant inutiles une énorme part du travail
de saisie informatique dans l’ensemble des administrations.
Pourtant, il était possible, en lisant les magazines spécialisés
en informatique, de voir comment ils se moquaient des
prétentions de la haute fonction publique française. Ces
professionnels pensaient que ce qu’on leur demandait était
irréalisable : aucune multinationale n’a jamais eu un projet
aussi délirant que celui qui consistait à réunir en un seul
logiciel le traitement de toutes les données relevant du budget
de l’État. La demande défiait les capacités techniques d’y
répondre. Mais les firmes s’engagèrent à le faire. Chorus
n’est toujours pas opérationnel et ne le sera sans doute
jamais. Il a été redimensionné afin d’isoler chaque domaine
de dépense (justice, éducation, défense en premier lieu) et
de les traiter séparément, tout en ménageant la possibilité
de les relier les uns aux autres dans une phase ultérieure. Le
résultat, régulièrement dénoncé par la Cour des comptes et
les parlementaires, est qu’aucune réduction d’effectifs n’a eu
lieu ; que la désorganisation des services a obligé à engager
du personnel contractuel pour préserver la bonne marche
67
Ogien A., 2010. La valeur sociale du chiffre. Revue française de socio-économie, 5.
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des services ; et que l’État s’est lié pendant vingt ans sur des
contrats de maintenance de logiciels qui ne fonctionnent pas.
L’opération a coûté jusqu’à présent près de trois milliards
d’euros.
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C’est également ce qui s’est passé lors de l’informatisation
de la médecine de ville ou avec l’implantation du programme
de médicalisation du système d’information à l’hôpital ;
ou encore avec le logiciel Sifac mis en place dans les
établissements d’enseignement supérieur. L’informatisation
de l’administration continue à poser des problèmes
techniques, politiques et financiers – ce qui retarde d’autant
l’emprise absolue et tentaculaire du chiffre sur la décision
politique. Il existe néanmoins un univers dans lequel les
échanges s’organisent autour du chiffre : celui dans lequel
évoluent experts, dirigeants et gouvernants qui, avec la
mondialisation des échanges, doivent négocier ensemble
les affaires nationales ou internationales. Dans cet univers
particulier, nul ne saurait très bien comment dialoguer et
agir sans s’appuyer sur ce vernaculaire commun qu’offre le
chiffre. On pourra dire que ce que je décris n’est que la face
délirante ou mégalomaniaque – gestionnaire en un mot – de
l’usage du chiffre. Et on pourrait mettre cet usage en regard
d’autres, plus directement en phase avec le débat public et la
décision démocratique. Ce genre d’usage est celui qu’essaient
de promouvoir les politiques, les économistes et les militants
qui contestent le recours aux indicateurs de croissance fondés
sur la mesure du produit intérieur brut (PIB). Ce qu’ils
entendent faire est de définir d’autres indicateurs de richesse,
permettant d’intégrer les données de bien-être des personnes,
d’épanouissement, d’éducation, de santé et d’environnement
qui ne sont pas prises en compte dans les chiffres de la
production industrielle. Pour eux, c’est la définition des
indicateurs retenus pour mesurer l’action publique qui
détermine le type de politiques mises en œuvre au service
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de la population. Certaines régions françaises ont déjà
introduit ce genre d’indicateurs de développement humain.
Il s’agit là d’adopter une approche objective, arithmétique de
la réalité, mais en essayant de chiffrer les conditions du bien
commun en mettant en évidence les inégalités ou les questions
qu’il s’agit de traiter de façon prioritaire pour améliorer le
bien-être collectif et le rendre durable. Cela se fait dans une
série de régions (Nord-Pas-de-Calais ou Pays de la Loire)
dans lesquelles ces indicateurs de développement se sont
imposés et guident les politiques locales, en faisant participer
les populations à leur élaboration. C’est certainement une
manière de se servir intelligemment des chiffres.
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En tout cas, je ne voudrais pas laisser croire que la critique
de l’usage gestionnaire du chiffre que j’avance puisse en
quoi que ce soit apparaître comme une dénonciation du
rationalisme, un rejet de la science et de sa quête d’objectivité,
un renoncement à la nécessité d’asseoir un jugement sur des
faits attestés et vérifiés, voire être apparentée à un éloge de
l’obscurantisme. Mes analyses visent simplement à décrire
comment l’utilisation du chiffre pour fixer des objectifs et
mesurer des résultats permet la mise en œuvre d’une technique
d’organisation et de contrôle des activités de production et
des décisions politiques. Et comment l’objectivité à laquelle
le chiffre renvoie en ce cas n’est pas celle de la vérité ou de
la réalité, mais celle que peut garantir une comptabilité bien
tenue (même si elle est arrangée pour les besoins du service).
Question – D’une part, il y a un système d’évaluations
emboîtées qui suit la voie hiérarchique. D’autre part le
travail des évaluateurs n’est lui-même jamais évalué. Quand
on est chercheur, on est constamment évalué (évaluations
individuelles ou collectives de l’activité, évaluation des
propositions d’articles, évaluation des projets de recherche),
mais on est aussi souvent évaluateur (pour les mêmes
raisons). Je ne suis pas sûr que nous réagissions exactement
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de la même façon quand nous sommes évalués et quand nous
sommes évaluateurs. Avez-vous essayé de vous intéresser à
ces différences de comportement quand la même personne
évalue ou est évaluée ?
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Albert Ogien – Dans une de mes recherches, j’ai participé à
deux comités d’évaluation de l’AERES pour voir comment
cela fonctionnait en pratique. Toute limitée qu’elle ait
été, cette expérience m’a permis d’observer comment ce
changement de position modifie les manières de faire de ceux
qui un jour sont évalués, et l’autre, deviennent évaluateurs.
Quand on se trouve en situation d’évalué, on tremble, on a
des sueurs froides, on est attentif à rédiger un rapport qui
ne permettra pas aux évaluateurs d’être mis sur la piste
de quelque chose qu’on tient à occulter. Et on attend dans
l’inquiétude la sanction (parfois, on intervient dans le cours
du processus en négociant avec le président du comité qui peut
être un proche). Et quand le résultat tombe, on s’exclame :
« On est A+, c’est super ! » Mais lorsqu’on est évaluateur,
on en arrive à poser des questions délicates aux collègues
évalués, à traquer les informations un peu exagérées, les
chiffrages un peu gonflés, les ambitions annoncées qui ne
correspondant à rien, etc. Toutes choses dont on sait qu’on
les commet soi-même lorsqu’on se trouve dans la situation
d’évalué. J’ai toujours été frappé par ce jeu étrange : on
tient toujours avec sérieux le rôle qui nous échoie tout en
connaissant les trucs qu’on utilise pour montrer qu’on le
joue de façon conforme. Le fait de pratiquer une évaluation
place ceux qui la conduisent dans cette situation particulière
qui consiste à disposer du droit d’émettre un jugement dont
les conséquences peuvent être graves. Je pense que c’est le
fait de se retrouver dans cette situation qui, en premier lieu,
définit la manière de se comporter. Pourquoi ? Parce qu’une
des caractéristiques de cette situation est que la personne qui
doit se pencher sur une réalité et produire un jugement sait
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qu’elle doit le faire en son âme et conscience. La question
est celle de la vérité et du rapport à la vérité. Est-ce que je
peux entériner les occultations ou les mensonges qui sont
présentés ou est-ce que je dois vérifier rigoureusement les
données et rendre honnêtement compte de la réalité ? Cette
situation est structurelle, mais elle s’ajuste aux époques. Il y a
une vingtaine d’années, on aurait probablement entériné tous
les mensonges en disant : « Les institutions veulent des notes.
On va leur en donner. Il suffit de donner A+ à tout le monde. »
Les temps ont, semble-t-il, changé. L’habitude de classer a
progressé dans tous les domaines de la vie quotidienne. Et
avec elle, le fait de prendre au sérieux les critères figurant
sur les feuilles d’évaluation. Et même si on conteste (ou si
on ne comprend pas) les définitions et les distinctions que ces
critères introduisent, l’obligation de remplir les formulaires
l’emporte. C’est ainsi que, au lieu de se demander pour
quelles raisons un chercheur n’a pas suffisamment publié
durant une période donnée, on en viendra à se demander, plus
simplement : « Est-ce vraiment un publiant ? ». Décompte
qui aura des effets sur la note finale attribuée au laboratoire
soumis à évaluation. Ce qui est étrange puisqu’il n’est pas
demandé d’évaluer les personnes, mais un collectif. De
la même manière, recenser le nombre de publications en
anglais – pour mesurer la visibilité à l’international – n’a rien
d’obligatoire, mais est une démarche qui se développe dans
l’accumulation même des visites d’évaluation. D’où vient
que, soudain, des enseignants-chercheurs placés en situation
d’évaluateurs s’inventent des directives visant à formuler leur
jugement de façon aussi rigoureuse que possible – parfois
au-delà de ce qui est demandé ou allant au-devant des
demandes du commanditaire ? Le fait d’adopter une telle
attitude est bien connue – même si elle reste surprenante. Elle
procède, en grande partie, de ce sentiment qu’un jugement doit
toujours être formulé à partir de données exactes. Ce sentiment
appartient au sens commun, mais on peut supposer qu’il s’est
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développé comme maxime d’action dans les métiers qui ont la
responsabilité d’en émettre à longueur de temps (enseignants,
juges, médecins, policiers, etc.). Elle vient ensuite d’un souci
d’honnêteté et du respect du mandat qui est confié. Elle vient
enfin de l’effet d’entraînement qui naît dans un groupe de huit
à dix personnes qui cherchent à établir un jugement correct et
complet. On observe en effet que les critères se multiplient et
se durcissent durant les délibérations collectives et de façon
totalement intrinsèque au débat.
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Le système d’évaluation institué crée donc une distance
chaque fois grandissante qui existe entre la fonction remplie
par les participants à un comité d’évaluation dans le cadre
d’une mission ponctuelle (produire un avis informé et fondé),
le travail du président de ce comité au moment où il rédige
les conclusions, le traitement des rapports d’évaluation par
une commission de l’AERES et la procédure au terme de
laquelle une note est attribuée au laboratoire évalué. Tant que
ce système pyramidal d’évaluation persiste, il y a des chances
pour que le passage d’évalué à évaluateur se réalise sur le
même mode, en produisant ces étranges effets de passage de la
situation d’évalué à celle d’évaluateur. Si le système venait à
changer, on peut penser que ce passage se réaliserait de façon
différente. Un premier aménagement a eu lieu récemment :
l’AERES a renoncé à noter de façon directe et univoque
les laboratoires. Il n’est pas impossible que ce changement
modifie les comportements, et que des appréciations plus
qualitatives sur le fonctionnement du laboratoire auront
la chance d’émerger. J’aime à penser que si la dureté de la
sanction (une note qui tient à la conjoncture mais qui a des
effets discriminants à long terme) s’atténue, alors la recherche
de critères de jugement en prise avec les pratiques effectives
va s’accroître et celle de critères plus tranchants (plus objectifs
au sens où ils se réduisent à un chiffre) va s’abaisser. Comme
souvent, c’est le système mis en place qui donne leur ton aux
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manières de produire un jugement et aux conséquences qui
en sont tirées.
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Question – Votre exposé est tout à fait convaincant et il suffit
de discuter avec des collègues pour se rendre compte que
cette évolution est de plus en plus mal vécue par beaucoup
d’entre eux. Mais alors que faire ? J’entends bien qu’il faille
« désacraliser le chiffre ». La critique de la « culture du
résultat » est certes indispensable. Mais est-ce suffisant ?
Quels sont les moyens de résister en pratique et de résister
collectivement ? Avez-vous des exemples de formes de
résistance ? Quel pourrait être le rôle des syndicats ?
Fatigués de ruser, on a souvent envie de désobéir. Vous avez
écrit avec Sandra Laugier un ouvrage sur la désobéissance
en démocratie et il semble qu’il y ait eu quelques exemples de
désobéissance civile. Pouvez-vous nous en parler ? Nous ne
pouvons tout de même pas attendre que le système ait atteint
un degré d’absurdité critique tel, qu’il implose de lui-même.
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Albert Ogien – C’est là une question bien difficile. Résister à
l’emprise du chiffre de façon radicale – si on admet que cette
emprise est néfaste et met la démocratie en péril –, ce serait
refuser de collaborer au fonctionnement de l’appareillage de
quantification. C’est-à-dire cesser d’alimenter en données
brutes des systèmes d’information dont la maîtrise nous
échappe, dont on ne sait ni comment ils ont été construits
ni comment garder le contrôle de la manière dont ces
données sont traitées et diffusées. Dans Pourquoi désobéir
en démocratie ?, nous avons analysé quelques mouvements
qui ont choisi cette forme d’action politique pour dénoncer
les effets de la quantification gestionnaire (refus d’inscrire
les élèves dans Base élèves, refus des évaluations, refus de
remplir les tableaux de bord, refus de communiquer des
résultats d’examen, refus de coder les actes médicaux, refus
de transmettre les données médicales à l’assurance-maladie,
etc.). Ceux qui commettent ces actes de désobéissance civile
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(en entreprises ou dans les services publics) le font souvent
en dernier recours, c’est-à-dire lorsqu’ils ont constaté que leur
revendication – qu’ils tiennent pour légitime – ne serait pas
entendue et reprise par les syndicats ou les partis politiques.
Cette indifférence à la question du chiffre que manifestent les
organisations politiques officielles est, à mes yeux, une grave
erreur. Elle ignore totalement le fait que l’organisation actuelle
du travail est massivement déterminée par le traitement
orienté des données chiffrées recueillies dans les évaluations
de toutes sortes. Or ce fait est régulièrement rendu observable
par les revendications des employés, qui dénoncent les
conséquences dévastatrices de l’impératif de résultat et de la
mesure de la performance individuelle sur les conditions de
réalisation de leurs métiers ou de leurs missions. Une enquête
récemment conduite par Dominique Méda68 sur le rapport
au travail indique que 75 % des employés ne supportent
absolument plus la manière dont les choses se passent dans
leurs entreprises, en particulier la destruction du sens de leur
travail. Et j’ai voulu montrer qu’une partie de ce malaise
provenait de la façon dont le chiffre informait dorénavant
les décisions, qu’elles concernent la production, la gestion
des ressources humaines ou l’administration publique. Ce
qui rompt un peu avec nos manières habituelles de penser
le politique. La conclusion que j’en tire – et dont j’aimerais
que plus de citoyens soient convaincus – est que le refus de
participer au recueil des données traitées par les systèmes
d’information est un acte politique. Pour y parvenir, il faudrait
que le chiffre cesse de jouir de ce privilège exorbitant qui
semble l’immuniser contre la critique : la neutralité que lui
confère son statut d’objectivité. D’où ma proposition de sa
désacralisation.
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Méda D., 2010. Travail, la révolution nécessaire. La Tour d’Aigues, Éditions
de l’Aube.
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Quelles suggestions un chercheur peut-il faire en termes
d’action pour s’opposer aux effets délétères de l’évaluation
gestionnaire ? La première est, bien sûr, de porter une
attention sérieuse à la question du chiffre et aux ressorts de
ses usages gestionnaires. La seconde serait de réclamer un
moratoire complet sur la production de chiffres et de réfléchir
collectivement, dans chaque entreprise et dans chaque
administration, à ceux qui sont réellement indispensables à la
bonne marche des services. Une troisième idée serait de créer
des instances de concertation qui, sur le modèle des comités
d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail institués
dans les entreprises, permettraient spécifiquement aux salariés
et employés de décider des modalités de fonctionnement des
systèmes d’information qui organisent le travail (types de
données à recueillir, critères retenus dans la décomposition de
l’activité collective, choix de l’algorithme de recomposition,
etc.). Bref, prendre en charge collectivement l’activité de
production de l’information nécessaire à l’amélioration
de la vie au travail. Tout cela n’est pas très original, mise
à part l’idée de s’occuper de la place que tient le chiffre
dans les rapports sociaux. Je pense pourtant que cet intérêt
porté à ce que le chiffre fait à nos existences aiderait à
réduire l’appauvrissement de la pensée que le recours à la
quantification gestionnaire a provoqué dans la conduite des
affaires publiques. Un des effets que porterait le souci de se
soustraire à l’emprise du chiffre serait de faciliter la remise
en cause du monopole que les manageurs se sont taillés sur la
production et le contrôle de l’information.
Cette remise en cause est-elle acceptable et pourrait-elle
épargner que le système implose sous son absurdité ? Je
n’en sais rien. L’histoire nous apprend que des mouvements
qui conduisent à l’abîme ont pu être parfaitement identifiés
et dénoncés sans que cela ne parvienne à en arrêter le
développement. C’est que souvent la voix de la rationalité et
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du bien commun collectif est couverte par la cacophonie de
celles qui font valoir des intérêts privés. On peut par exemple
penser à ce qui se passe aujourd’hui avec la question de la
dette et l’impasse dans laquelle les pays de l’espace européen
se mettent à force d’être incapables de décider collectivement
de la manière d’en sortir : relance ou austérité. La perspective
d’une catastrophe, dont le passé nous donne pourtant
l’exemple, sert d’horizon à ce débat, mais ne semble pas
suffire à hâter la convergence des opinions vers une solution
qui en éviterait l’advenue.
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Question – Vous avez évoqué les conséquences de cette
conception de l’évaluation comme technique de gouvernement
sur les missions de service public, sur les relations
hiérarchiques et les conditions de travail. Mais on peut se
demander aussi – ce que les économistes se gardent bien
de faire – si elle n’a pas des conséquences économiques, en
particulier sur la productivité. Si l’on songe à toute l’énergie
mobilisée pour contrôler, évaluer et se faire évaluer, à tous
les agents dont la fonction est de récolter, vérifier et traiter
les données recueillies, on est en droit de se demander si
la « culture du résultat » ne détourne pas de la production
une intelligence et des individus qui pourraient être mieux
employés. Les politiques actuelles de généralisation dans
le service public de pratiques de contrôle par indicateurs
sont calquées sur celles qui ont été initialement développées
dans des entreprises privées. Mais les promoteurs et les
architectes de cette importation des recettes du privé dans le
secteur public semblent ne tenir aucun compte, voire ignorer
totalement, le fait qu’entre temps les entreprises ont été
conduites à apporter de multiples inflexions, aménagements,
modulations, etc. à ces mêmes politiques et pratiques. Il y a
sur ces problématiques de contrôle de gestion une abondante
littérature plus ou moins critique en sciences de gestion, ne
serait-ce que du seul fait du diagnostic des limites et des effets
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pervers de ce système. Ce décalage, entre ce que l’on sait
depuis longtemps en gestion, et « l’innocence » (?) préservée
des zélateurs néophytes du système dans le public, est quelque
chose qui mérite examen. Quelles hypothèses avanceriezvous pour l’expliquer ?
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Albert Ogien – On peut apporter plusieurs réponses plausibles
à cette question. La première est que ce décalage – que vous
pointez à juste titre et dont j’ai un peu évoqué les conséquences
en rappelant les mésaventures de l’installation du système
Chorus – tient à ce que, en dépit de tout ce qui est écrit et
soutenu avec fermeté, les principes du management en vigueur
dans les entreprises privées ne s’appliquent pas au domaine
du politique. D’où cette hypothèse : si les responsables des
pouvoirs publics persistent à appliquer des méthodes de
management qui ont notoirement failli dans la gestion des
entreprises privées, c’est qu’ils leur trouvent des vertus qui
ne sont pas celles de l’amélioration de la productivité ou de
la maximisation du profit. Ces vertus sont la mise au pas
des administrations, la transformation brutale des pratiques
bureaucratiques dépassées et dispendieuses, et la remise en
cause insensible d’acquis sociaux devenus trop onéreux. De
ce point de vue, peu importe la validité du modèle de gestion
adopté tant qu’il permet d’exercer une pression favorisant la
réalisation de ces objectifs (qui ne sont liés que secondairement
à des gains de productivité directs). Une autre réponse, qui
me plaît moins, mettrait en avant la morgue et la suffisance
des hauts fonctionnaires français, habitués à prendre place
dans un système hiérarchisé et pyramidal qui entretient le
conformisme, le paternalisme et l’infantilisation plus que
l’originalité, l’initiative et l’innovation (comme s’en plaignent
régulièrement les jurys qui auditionnent les diplômés qui sortent
de l’ÉNA). Une troisième hypothèse est que la manière dont
est organisée la formation des dirigeants en France ne favorise
pas la mixité sociale, limite les possibilités d’ascension sociale
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et renforce la distance entre gouvernants et citoyens ordinaires.
Cet écart grandissant entre les élites et le peuple ne faciliterait
pas l’adoption de méthodes réclamant une écoute plus attentive
et un plus grand respect des revendications exprimées par les
employés – donc celles des agents et professionnels de service
public – comme le recommandent les nouvelles techniques de
management qui ont pris acte du caractère contre-productif
d’une gestion des ressources humaines reposant sur le stress
ou la peur (ce que la recherche en gestion a mis en évidence
depuis longtemps, comme l’a montré Maya Beauvallet dans
Les stratégies absurdes69).
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Chacune de ces réponses plausibles à la question du mésusage
des méthodes de management dans la fonction publique
apporte sans doute un élément de réponse aux contradictions
qu’on peut observer dans la conduite des affaires publiques
à l’ère du résultat et de la performance. On pourrait classer
ceux qui en ont la responsabilité en trois types. Les obtus,
qui veillent jalousement sur l’exercice de leurs prérogatives
et entendent en jouir pleinement, en refusant de prendre
en considération les critiques de leurs subordonnés. Les
autoritaires, qui pensent détenir la vérité que leur procurent
les chiffres analysés par les experts, pour ne rien céder qui
contreviendrait à ce que l’information sur la réalité leur
impose de faire. Les derniers sont conscients des problèmes
complexes qu’ils affrontent, des limites de la connaissance
objective et de la nécessité d’écouter ce que les employés ont
à dire. Le cas tragique de France Télécom permet d’illustrer
cette partition. Il a fallu qu’une trentaine de personnes se
suicident, victimes des formes de management par la terreur
qui y ont été instaurées (en toute bonne foi), pour que la
direction de l’entreprise (obtuse et autoritaire) soit débarquée
et que les manières de faire changent de façon radicale
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Beauvallet M., 2009. Les stratégies absurdes. Paris, Seuil.
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(à partir d’une enquête interne menée en collaboration avec
les syndicats sur le malaise au travail). La nouvelle direction
a modifié les techniques de management, en renonçant au
mépris dans lequel étaient tenus les employés. Ce qui s’est
passé à France Télécom a ensuite servi d’exemple pour réduire
les tensions (également mises au jour par des suicides dans
d’autres entreprises – Renault – ou services publics – Office
national des forêts, La Poste, Pôle Emploi). Une question
reste tout de même en suspens : d’où vient que ce qui semble
si évident pour l’organisation des rapports sociaux (les
avantages de la coopération et les ravages de la concurrence)
puisse être contesté en pratique par des dirigeants qui sont
certains de faire pour le mieux en imposant la compétition
entre individus et le mérite à la performance ? La réponse
oscille entre une inclination idéologique en faveur des idées
du libéralisme et une volonté résolue de briser des routines
établies afin d’accomplir une modernisation nécessaire.
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Mais que vient faire le chiffre et les usages – profanes et
sacrés – dont il fait l’objet dans cette affaire ? C’est la question
que je me pose… Mon travail met l’accent sur l’importance
qu’il y a à questionner sérieusement toute démarche qui
prétend assujettir la décision politique à la quantification
gestionnaire, et met en évidence les raisons pour lesquelles
il ne faut jamais confondre évaluation et prise de décision.
L’analyse empirique atteste en effet qu’il faut, dans chaque
cas d’espèce, établir exactement les conséquences qu’un tel
assujettissement (pour autant que ce soit possible) pourrait
avoir sur l’organisation des relations sociales et politiques
dans une société donnée. Bref, je suggère qu’il faut appliquer
un principe de précaution démocratique qui conduirait
systématiquement à s’interroger sur les conditions de l’usage
qui est fait d’un système d’information. Donc à réfléchir
à l’étendue des variables retenues dans les procédures
d’évaluation et à ce que celles-ci visent.
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Question – Le système des chiffres qui s’est imposé n’est-il
pas une façon de donner une illusion de transparence à ce qui
demeure opaque ? Dans la conférence qu’il fit pour Sciences
en questions, Christophe Desjours avait ainsi montré qu’une
dimension importante de l’activité humaine et du travail
relève de processus qui ne sont pas observables et résistent
à toute évaluation objective. Les indicateurs de performance
ne sont-ils pas une façon de contourner ce qui ne peut être
observé ? De même, si l’on exige que les États s’engagent à
atteindre un objectif chiffré en matière d’émissions de gaz à
effet de serre, en vue de ne pas dépasser un niveau – chiffré
lui aussi – d’augmentation de la température moyenne du
globe, n’est-ce pas parce qu’il n’est pas plus possible d’avoir
une expérience du réchauffement climatique que de se faire
une idée réaliste des efforts consentis par les économies des
différents États ? On peut se demander s’il est bien réaliste
de croire que ces systèmes parviendront à rendre visible
l’inobservable. Tout tableau d’indicateurs ne donne qu’une
partie très appauvrie de la réalité et occulte tout autant qu’il
ne révèle. Mais ce qui me semble le plus inquiétant, c’est la
volonté manifeste du management : faire en sorte que la vie
sociale et l’activité des individus n’aient plus d’opacité. Une
société transparente à elle-même, et a fortiori transparente
à ceux qui la dirigent serait-elle viable ? N’y a-t-il pas dans
cette volonté de tout évaluer (sous prétexte de contrôle
démocratique) une utopie un rien totalitaire ?
Albert Ogien – Cette question renvoie essentiellement, pour
moi, à l’attraction un peu mystérieuse qu’exerce le chiffre.
Pourquoi Saint-Simon a-t-il un jour pensé que l’administration
des hommes sera meilleure lorsqu’elle prendra l’allure d’une
administration des choses ? Pourquoi croit-on que l’action
politique sera conduite de façon plus rationnelle lorsqu’on
en aura totalement quantifié les éléments ? On sait pourtant
(ou tout un chacun devrait savoir) que la statistique n’est en
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mesure de rendre compte que d’une infime partie de l’ensemble
des facteurs qui constituent un phénomène social ou politique.
Comment se fait-il alors que certains continuent à œuvrer à une
transparence absolue des conduites humaines qui permettrait
de gouverner en prenant des décisions incontestablement
bonnes ? Une manière de répondre à cette question consiste
à rappeler que l’engagement pour la rationalité – le rêve de la
transparence – est lui-même guidé par une passion – le désir
que le monde soit bien en ordre. De ce point de vue, la soif
de chiffrer est moins une tentation totalitaire (puisque le cœur
des choses échappe de toute façon à la quantification) qu’une
manie (qui peut faire de sérieux dégâts). Comment alors
poser la question de la fascination pour le pouvoir supposé
du chiffre ? Pour illustrer ce phénomène, on peut considérer
les négociations en matière de réduction du réchauffement
climatique. En 1997, la Conférence de Kyoto se conclut par
la signature d’un protocole – entrant en vigueur en 2005 –
fixant des objectifs chiffrés aux pays signataires en matière de
réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Kyoto est alors
présenté comme un succès majeur et des économistes mettent
au point un système de contrôle fondé sur l’instauration d’un
marché du CO2. La Conférence de Durban, qui s’est tenue
en 2011, constate que ces objectifs n’ont pas été atteints et
renonce même, du fait de dissensions trop importantes, à en
définir de nouveaux, en laissant à chaque pays la responsabilité
de déterminer, avant 2015, l’effort qu’il fera en la matière. La
Conférence de Durban est alors qualifiée d’échec. C’est que
l’action politique décidée n’a pas été adossée à un objectif
chiffré. Mais en quoi ce chiffrage change-t-il quoi que ce soit
à la conscience qu’on a du fait que le danger menace et que les
États doivent agir pour le conjurer ? Fixer un objectif chiffré
doit-il être tenu pour un substitut à la volonté politique ? On
peut comprendre l’espoir que les militants écologiques portent
dans cette démarche qui met les politiques au pied du mur en
permettant la mesure précise de leur action (ou de leur inaction).
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Mais ce dont il est question ici est moins le contrôle de l’action
décidée (qui est déjà insuffisante par rapport à la menace)
que le discrédit qui affecte le personnel politique. À défaut
d’avoir des gouvernants crédibles, on invente des moyens
de pression susceptibles de les contraindre à honorer leurs
engagements. Et la fixation d’un objectif chiffré est devenue
un de ces moyens (même si on sait que son efficacité est loin
d’être prouvée). Comment se fait-il que la nécessité de fixer
un objectif chiffré ait soudain acquis cette forme d’évidence,
alors qu’elle ne l’avait pas quelque temps auparavant ? Tout
cela reste un peu mystérieux. Mais mon intuition est que plus
on présente le chiffre comme un critère de jugement politique
déterminant, plus on disqualifie le discours politique qui
s’attache à exprimer les problèmes d’intérêt général en termes
de bien commun. Je ne sais pas si l’attraction du chiffre est le
principal responsable du phénomène, mais on observe que,
plus s’impose l’injonction technique à mesurer les résultats
des décisions prises, plus le questionnement moral et politique
tend progressivement à s’effacer. Ce que j’essaie de démontrer
est que ces résultats ne peuvent, en raison même de leur nature
arithmétique, être une réponse aux problèmes moraux et
politiques qu’ils sont censés résoudre.
La manière dont l’usage gestionnaire du chiffre sert une visée
particulière s’observe également à un niveau plus local. On
sait, comme je l’ai déjà dit, les dégâts que l’introduction du
management par le stress a provoqués dans les entreprises.
Pour y mettre un terme, une des premières mesures prises
a été la modification des critères retenus pour l’évaluation
des agents. Une autre a été de détendre la pression pour
obtenir des résultats qui était exercée sur les manageurs de
rang intermédiaire. Aux critères de quantité, de rentabilité et
de qualité retenus pour mesurer leur performance s’ajoutent
aujourd’hui, à la suite de l’intervention de cabinets de
conseil spécialisés en management participatif, des critères
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portant sur les relations humaines, l’empathie et la confiance.
L’obligation de se mettre à l’écoute des salariés et de leurs
souhaits a changé, dit-on, l’atmosphère dans ces organisations
et mis un terme à cette « tyrannie de la transparence » (pour
reprendre l’expression inventée par Marylin Strathern70)
qui accompagne souvent l’instauration d’un régime de
concurrence et de défiance généralisée.
70
Strathern M., 2000. The Tyranny of Transparency. British Educational
Research Journal, vol. 26, n°3.
112
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Table des matières
3
Préface
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Désacraliser le chiffre dans l’évaluation
du secteur public
83
Discussion
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53
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L’esprit gestionnaire
La mathématisation du monde social
Les effets de la quantification
Le système du chiffre gestionnaire
Le chiffre et les petits remaniements moraux
du quotidien
L’évaluation comme enjeu politique
Les principes de la Révision générale
des politiques publiques
Désacraliser le chiffre
Conclusion
13
113
Références bibliographiques
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Ouvrages parus dans la même collection depuis 2010
Biotechnologie, nanotechnologie, écologie
Entre science et idéologie
M.-H. Parizeau, 2010, 88 p.
L’écologie des autres
L’anthropologie et la question de la nature
Philippe Descola, 2011, 112 p.
PR
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SE
Expérimentation animale
Entre droit et liberté
Jean-Pierre Marguénaud, 2011, 78 p.
éthique et recherche
Un dialogue à construire
Jean-François Théry, Jean-Michel Besnier,
Emmanuel Hirsch, 2011, 64 p.
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Les sciences face aux créationnismes
Ré-expliciter le contrat méthodologique des chercheurs
Guillaume Lecointre, 2012, 176 p.
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L’ontophylogenèse
Évolution des espèces et développement de l’individu
Jean-Jacques Kupiec, 2012, 80 p.
La recherche malade du management
Vincent de Gaulejac, 2012, 96 p.
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Impression
Jouve, Mayenne
Dépôt légal : février 2013
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Comment le chiffre est-il devenu depuis 2006,
date d’entrée en vigueur de la Loi organique
sur les lois de finances (LOLF), la pièce maîtresse
d’une manière de gouverner dans laquelle
la décision politique est soumise à une logique
du résultat ?
Les procédures d’évaluation des administrations
d’État servent à quantifier l’action publique.
Albert Ogien propose de les appréhender
en remontant au phénomène qui les organise :
la mathématisation du monde social. L’auteur
décrit la transformation radicale du modèle
d’exercice du pouvoir depuis 25 ans. Il lève
la confusion sur les usages du terme et distingue
l’évaluation en tant que jugement pratique
et en tant que technique de gestion. L’évaluation
gestionnaire, qui consiste à produire une mesure
de l’efficacité d’une activité de production
à partir d’une valorisation financière de chaque
élément qui la compose, est aujourd’hui la forme
dominante.
L’auteur interroge l’emprise actuelle de
l’évaluation gestionnaire sur la définition
de l’activité de gouvernement. Il montre
comment elle affadit, voire vide de leur contenu
les pratiques démocratiques. Il met en exergue
les formes de résistance que les agents
de la fonction publique et les citoyens peuvent
opposer à cette érosion de la démocratie.
Albert Ogien est sociologue, directeur de recherche
au CNRS et enseigne à l’EHESS, où il dirige le Centre
d’étude des mouvements sociaux. Ses premiers travaux
ont porté sur la nature de l’État et des relations sociales
en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Il s’est
ensuite consacré à l’analyse des politiques conduites
en matière de prise en charge de la maladie mentale.
Il s’attache aujourd’hui à produire une analyse
sociologique de l’action de l’État. Il poursuit également
une réflexion sur la pratique de la sociologie
et développe une sociologie de la connaissance
ordinaire.
8,60 `
ISBN : 978-2-7592-1898-1
ISSN : 1269-8490
Réf. : 02360