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Tertullien et le donatisme : quelques remarques
Elena ZOCCA
(Rome)
Vers le milieu du siècle dernier, William H.C. Frend publiait deux études importantes sur la
tradition théologique Africaine1. Particulièrement intéressé par l’ecclésiologie et le martyre, l’auteur
voit un fil continu de réflexion se dérouler entre la première et géniale synthèse de Tertullien et
l’élaboration plus tardive que les mêmes thèmes rencontreront dans le mouvement donatiste, une
continuité si évidente à son avis qu’elle impose cette conclusion : dans les œuvres du théologien
carthaginois «are to be found the main elements of the doctrine of purity of the church, of the
necessity for rebaptism of heretics, of martyrdom, and the moral austerity which the rigorists of
later generations were develop»2, et «he was the father of Donatism, and ultimately, the ancestor of
all puritan nonconformity»3.
Cette orientation, qui a été partiellement partagée dans les mêmes années par Jean-Paul Brisson4,
a fait école et suscité des partisans convaincus surtout chez les anglo-saxons5. À partir de là, s’est
peu à peu dessiné un courant d’interprétation qui reconnaissait dans les donatistes les véritables
héritiers de la plus pure tradition théologique africaine, tandis que les catholiques, ou plus
exactement les “cécilianistes” s’en seraient à un moment donné éloignés pour adopter la théologie
romaine (probablement en concomitance avec les décisions de Miltiade puis d’Arles) et jouir de
l’appui assuré des autorités politiques, converties désormais au christianisme6. Subissant depuis trop
1
W.H.C. FREND, The Donatist Church : a Movement of Protest in Roman North Africa, Oxford, 1952 ; IDEM,
Martyrdom and Persecution in the Early Church : A Study of a Conflict from the Maccabees to Donatus, Oxford, 1965.
2
FREND, The Donatist Church, p. 124.
3
FREND, Martyrdom and Persecution p. 366.
4
Mais avec un accent mis sur le rôle de Cyprien, voir J.P. BRISSON, Autonomisme et christianisme dans l'Afrique
romaine de Septime Sévère à l'invasion arabe, Paris, 1958, spéc. la Deuxième partie : Martyre et circoncellions.
5
Mais pas seulement. Voir par exemple R. BRAUN, «Aux origines de la Chrétienté d’Afrique : un homme de combat,
Tertullien», Bulletin de l’Association Guillaume Budé 2 (1965), p. 189-208, spéc. p. 202 : «la vie remuante et
batailleuse de ce doctrinaire semble déjà contenir l’annonce des dissensions et des querelles qui déchirèrent l’Église
d’Afrique dès le début du IVᵉ siècle. L’esprit dindépendance, poussé jusqu’à l’indiscipline, fut aussi le moteur du
schisme donatiste, comme du schisme maximianiste qui se constitua à l’intérieur du précédent. L’excès de confiance en
soi, l’incapacité à se soumettre, la prétention à détenir seul la vérité, le goût de la chicane, l’acharnement dans la
discussion, la haine contre l’adversaire, tous ces traits qu’on peut observer dans la carrière orageuse de Tertullien se
retrouvent dans le mouvement donatiste. La chaleur, l’impétuosité du tempérament africain fournit une première
explication à cette conformité».
6
Le refus même de garder les dénominations traditionnelles pour en adopter d’autres moins influencées par des précompréhensions confessionnelles est révélateur de cette nouvelle orientation. Pour l’appellation “cecilianistes” attribué
à la partie d’habitude dénommée “catholique” voir par exemple : B.D. SHAW, «African Christianity : Disputes,
Defitions, and “Donatists”», dans M.R. GREENSHIELDS – T.A. ROBINSON (éds.), Orthodoxy and Heresy in Religious
Movements : Discipline and Dissent, Lewiston, 1992, p. 5-34 (actuellement à lire dans Rulers, nomads and Christians
in Roman North Africa, Aldershot-Brookfield, 1995, XI, p. 5-34); M. A. TILLEY, The Bible in Christian North Africa.
The Donatist Wordl, Minneapolis, 1997 ; J.J. O’DONNELL, Augustine. A New Biography, New York, 2005 ; IDEM, The
Ruine of the Roman Empire, New York, 2008 ; P.I. KAUFMAN, «Donatism Revisited : Moderates and Militants in Late
Antique North Africa», Journal of Late Antiquity 2,1 (2009), 131-142 ; J. EBBELER, Disciplining Christians :Correction
and Community in Augustine’s Letters, Oxford - New York 2012. Parallèlement on a proposé de rendre aux donatistes
les dénominations par lesquels eux-mêmes se présentèrent, comme par exemple “Église des Martyrs” (voir B.
KRIEGBAUM, Kirche der Traditoren oder Kirche der Märtyrer? Die Vorgeschichte des Donatismus, Innsbruck-Wien
1986), “Église de la Vérité” (voir A. PELTTARI, «Donatist Self-Identity and ‘The Church of the Truth’», Augustinianum
49 (2009), p. 359-369) ou d’autres qui identifierait plus pleinement leur qualité d’héritiers de la tradition
africaine comme dans l’article de SHAW cité plus haut. Pour notre part, nous garderons la terminologie traditionnelle en
suivant la suggestion et les motivations d’un spécialiste du donatisme fin et équilibré tel que R.A. MARKUS : «I did, and
continue to do so, simply as a matter of convenience, using the terms within invisible quotation marks» (Africa and the
2
longtemps peut-être un préjugé confessionnel, le donatisme rencontre dans la deuxième moitié du
XXᵉ siècle un regain d’intérêt et des sympathies croissantes7. L’avancement de la recherche a mené
à une appréciation meilleure des caractéristiques de ce mouvement, ce qui comporte entre autres
une approche différente des sources. En effet il semblait devenu impossible d’accueillir
passivement l’image du donatisme transmise par les “vainqueurs”8, et le besoin se faisait plus
pressant de lire les œuvres des polémistes catholiques en utilisant une “herméneutique du soupçon”
capable de considérer avec justesse les stratégies de communication mises en œuvre par chaque
auteur et, en particulier, par les deux membres les plus éminents des hiérarchies catholiques, Optat
et Augustin9. On revendiquait en parallèle une nécessité de valoriser les documents produits
directement par les donatistes, et portant l’ipsissima vox de ses protagonistes, donc susceptibles de
fournir des reconstructions historiques plus fiables. Dans quelques cas, cette nouvelle orientation a
produit un curieux renversement de perspective, qui a conduit à ôter toute crédibilité aux sources
catholiques, alors que les donatistes semblent perçues comme pleinement dignes de foi et moins
alourdies du poids de volontés polémiques ou de reconstructions servant les intérêts du
mouvement10.
Il n’y a pas lieu ici de parcourir à nouveau, ne serait-ce que brièvement, la vaste quantité d’études
publiées entre la deuxième moitié du XXᵉ siècle et le début du XXIᵉ. Il suffit de constater que
Cyprien est indiqué en général comme l’homme charnière qui aurait transmis la tradition africaine
aux donatistes11 tandis que Tertullien reste tout au plus au second plan12.
Orbis Terrarum : the Theological Problem, in P.Y. FUX, J.M. ROESSLI, O. WERMENLINGER (éds.), Augustinus Afer.
Saint Augustin : africanité et universalité. Actes du colloque international Alger-Annaba, 1-7 avril 2001, 1, Fribourg
2003, p. 322, note 3).
7
La bibliographie sur le donatisme est désormais infinie, je me limite donc à renvoyer à deux synthèses
particulièrement efficaces et équilibrées : Ch. PIETRI, «L’échec de l’unité “impériale” en Afrique. La résistance
donatiste (jusqu’en 361), et IDEM, Les difficultés du nouveau système en Occident : la querelle donatiste (363-420)»,
dans Histoire du Christianisme, vol. II, Paris, 1995, respectivement p. 229-248 ; 435-451 ; S. LANCEL – J.S.
ALEXANDER, s.v. Donatistae, dans C. MAYER (hrsg.), Augustinus Lexicon, vol. II, Basel, 1996, p. 606-638. Plus
récemment, pour une revue complexe et informée sur l’histoire des études, voir C. GARCIA MAC GAW, Le problème du
baptême dans le schisme donatiste, Bordeaux, 2008, p. 9-43 ; A. ROSSI, Muscae moriturae donatistae circumvolant. La
costruzione di identità “plurali” nel cristianesimo dell’Africa Romana, Milano, 2013, p. 16-83.
8
Voir M.A. TILLEY, Donatist Martyr Stories. The Church in conflict in Roman North Africa, Liverpool, 1996, qui met
en garde contre le risque d’une adhésion acritique au point de vue des vainqueurs (p. VII-VIII), ce thème est devenu
ensuite une sorte de leitmotiv des études sur ce sujet.
9
Voir M.A. TILLEY, Donatist Martyr Stories ; EADEM, The Bible in Christian North Africa. The Donatist Wordl,
Minneapolis, 1997. Sa méthode, surtout d’un point de vue philologique, a été critiquée par F. DOLBEAU, «La ‘Passion
des martyrs d’Abitina’ : remarques sur l’établissement du texte», Analecta Bollandiana 121 (2003), p. 273-296 (spéc. p.
276-277 et note 19).
10
C’est le cas, par exemple, d’une étude récente beaucoup plus documentée et philologiquement fiable par rapport à
d’autres, mais desservie peut-être par un excès de sympathie en faveur d’un front et au désavantage de l’autre : voir A.
ROSSI, Muscae moriturae. Maintenant, il faut le dire, on est devenu nettement plus sensible que par le passé aux
stratégies de communication mises en place par les différents auteurs, voir par exemple E.A. CASTELLI, Martyrdom and
Memory. Early Christian Culture Making, New York, 2004, qui envisage le christianisme comme «chain of memory »
et s’attache plus spécialement à la construction de la notion de martyre dans la mémoire collective ; ou bien, tout
récemment, presque sur la même ligne C. MOSS, The Myth of Persecution : How Early Christians Invented a story of
Martyrdom, New York 2013, spèc. le chap. The invention of the persecuted Churc, p. 111-125.
11
Voir BRISSON, Autonomisme et christianisme, p. 138-153 et spéc. p. 139, pour lequel les donatistes furent les
véritables héritiers de l’évêque de Carthage. Avis en quelque sorte suggérée par les sources, si bien que Augustin,
inquiète pour le recours de ses rivaux à l’autorité de Cyprien, s’engage dans une relecture complexive de ses œuvres et
de la figure du “martyr” (cf. AUG., Bapt. 1,17,26-18,28. 19,29 ; 2,1,2-4,5. 7,12. 10,15 ; 3,3,5 ; 4,5,7. 12,18 ; 5,17,23.
25,36-26,37 ; 6,5,8-6,7 ; 7,1,1 ; C. Cresc. 2,33,42 ; Ep. 93,10,35 ; 108,3,9 ; Serm. 37,3 ; 309,1-4 ; 310,1-4 ; 311,1-18 ;
312,1-6 ; 313,1-5 ; 313/A,1-5 ; 313/B,1-4 ; 313/C,1-2 ; 313/D,1. 4 ; 313/E,1-7 ; Retract. 2,18,45). Sur le sujet voir tout
récemment : M. GAUMER, «Dealing with the Donatist Church : Augustine of Hippo's Nuanced Claim to the Authority
of Cyprian of Carthage», dans P. VAN GEEST VAN LOON - H. BAKKER (Eds.), Cyprian of Carthage : Studies in His Life,
3
Ainsi ne semble pas reprise, si ce n’est à travers de brefs éléments parfois génériques, l’orientation
exposée auparavant par William H.C. Frend. D’ailleurs, en 1982, tout en reprenant le thème du
martyre, ce même chercheur, il ne soulignait plus le rôle joué par Tertullien, et se limitait
simplement à remarquer que «The link with the eroic days described by Tertullian had thereby been
preserved»13 et que «the Donatists reflected attitudes towards martyrdom that reached back behind
Cyprian to the earliest tradition of the North African Church»14. Et, en 1985, faisant un bilan des
études produites après la publication de son The Donatist Church, il négligeait totalement la
question, préférant plutôt s’arrêter sur des problèmes de méthode et sur la nécessité réaffirmée
d’utiliser un appareil documentaire plus vaste non plus limité aux seules sources littéraires. C’était
peut-être un indice de changement dans la recherche anglo-saxonne.
En ce sens le parcours d’un historien canadien, Brent Shaw, est significatif; formé à Cambridge,
puis travaillant surtout à l’Université américaine, il avait manifesté, dans un article de ’9215, un
intérêt à rechercher, pour les donatistes, une appellation exempte de toute précompréhension
confessionnelle et, sans doute convaincu que c’étaient eux les authentiques héritiers de la plus pure
tradition théologique africaine, il avait proposé de les désigner tout simplement : «African
Christians». Mais par la suite, et nous arrivons pratiquement à aujourd’hui, il est revenu sur ses pas,
au point de déclarer en avant-propos, dans son imposante monographie de 2011 Sacred violence,
que : «the label creates a fundamental misleading impression that the Catholics in Africa did not
share just as many African caracteristics as did their opponents»16.
A ce qu’il semble, le moment est venu de commencer une révision d’ensemble de cette question, se
mesurant à une reconstruction plus équilibrée de la tradition théologique africaine et de son (au
moins) double héritage. On ne tentera pas ici une entreprise si ardue, mais reprendre les
observations de William H.C. Frend et proposer quelques remarques de détail peut constituer peutêtre une première contribution.
1. Tertullien et le donatisme d’après W.C.H Frend.
L’analyse de ce chercheur anglais17 se fonde sur une solide connaissance des sources et les
conclusions qu’il en tire apparaissent, dans leur ensemble, plus nuancées que quelques déclarations
spectaculaires, citées ci-dessus, pourraient laisser croire. Toutefois, même s’il se déclare conscient
que les différentes théologies élaborées par les deux partis, le catholique et le donatiste, trouvaient
Language and Thought, Leuven, 2010, p. 181-202 ; et IDEM, «“Poenus disputator … Non Ego, Sed Cyprianus Poenus”
: ¿Por qué necesitaba Agustín apropiarse de Cipriano de Cartago?», Augustinus, 55 (2010), p. 141-164.
12
Même si dans certains cas, la relation avec Tertullien continue d’être souligné en termes pas trop différentes de Frend.
voir entre autres C.S. GARBARINO, Reclaiming Martyrdom : Augustine’s Reconstruction of Martyrdom in Late Antique
North Africa , diss. Faculty of the Louisiana State University and Agricultural and Mechanical College, 2008, 5, 17,19,
73 (disponible en ligne sur http://etd.lsu.edu/docs/available/etd-11132007-102209/).
13
W.H.C. FREND, «The North African Cult of Martyrs. From Apocaliptic to Hero-worship», dans Jenseitsvorstellungen
in Antike und Christentum : Gedenkschrift für Alfred Stuiber, 9, Münster, 1982, pp. 154-167, spéc. p. 156.
14
Ibid., p. 159.
15
Voir SHAW, «African Christianity». p. 5-34.
16
Voir B.D. SHAW, Sacred Violence. African Christians and Sectarian Hatred in the Age of Augustine, Cambridge,
2011, spéc. p. 5-6. Pour le partage d’une tradition fondamentalement commune voir en dernier lieu A. EVERS, «A Fine
Line? Catholics and Donatists in Roman North Africa», dans O. HEKSTER - T. KAIZER (éds.), Frontiers in the Roman
World. Proceedings of the Ninth Workshop of the International Network Impact of Empire (Durham, 16–19 April
2009), Leiden – Boston, 2011, p. 175-198.
17
A voir son intéressante biographie (et bibliographie) dans Oxford Dictionary of National Biography, 2005-2008,
Oxford, 2013, p. 414-415.
4
une racine commune dans une tradition longtemps développée au cours du temps18, il ne peut
pourtant résister à l’attraction de l’affinité entre le rigorisme de Tertullien et celui de ses présumés
héritiers; c’est précisément à partir de ce présupposé qu’il articule ou, plutôt, suggère une
comparaison entre le premier et les seconds. Ainsi, il voit dans le refus, manifesté par Tertullien, de
l’empire romain idolâtre, corrompu et persécuteur, un précédent immédiat du parallèle refus
donatiste à l’égard d’une institution politique asservie aux traditores et ministre de l’Antéchrist. Les
enthousiasmes pour le martyre du premier lui semblent, en ce sens, annoncer la fascination des
seconds pour une résistance acharnée, poursuivie jusqu’à son éventuel issue sanglante; d’ailleurs, ils
partagent tous deux une vision positive de l’auto dénonciation et arrivent jusqu’à des choix
suicidaires. Par contre l’aversion de Tertullien pour toute forme de laxisme et le durcissement
progressif de sa doctrine pénitentielle viennent se poser sans aucun doute comme un préalable
nécessaire au séparatisme prôné par le parti de Donat, s’articulant lui aussi autour d’une
ecclésiologie élitaire, qui se proclamait héritière des martyrs, communauté restreinte de purs “sans
tache ni ride”, guidée par l’esprit, ou, pour s’exprimer avec les mots du carthaginois : ecclesia
spiritus per spiritalem hominem non ecclesia numerus episcoporum19. Dans cette perspective même
le prétendu irrationalisme de Tertullien et son amour pour l’Écriture, pierre de touche de toute
discussion théologique, sont considérés comme le précédent le plus proche de la vénération
donatiste pour le texte sacré, une vénération qui, dans leur cas, se traduira par une énième attaque
contre les traditores, pères infidèles d’une église qui avait trahi, au double sens du terme (livrer et
trahir), ces mêmes Écritures20.
L’extrême synthèse de ces quelques lignes ne rend pas compte d’un traitement complexe qui sonde
à fond les textes en les faisant dialoguer entre eux. Parfois on a l’impression que ce “dialogue” est
un peu forcé et que les citations sont découpées ad hoc pour mieux servir les intentions de l’auteur,
mais certainement la richesse de l’appareil documentaire et les nombreuses intuitions intelligentes
stimulent le lecteur, et l’invitent à approfondir davantage.
Une tâche de ce genre, nous le disions, dépasserait les limites de notre contribution, et d’ailleurs la
recherche effectuée par William C.H. Frend inclut fréquemment des éléments qui conflueraient
dans le patrimoine commun de tout le christianisme africain. On s’en tiendra plutôt ici à évoquer les
aspects spécifiques de la réflexion de Tertullien qui nous semblent présenter des points de contact
réels avec le mouvement donatiste et, à cet égard, nous tenterons de dégager, au-delà de
ressemblances superficielles, ce qui a été effectivement perçu et ce que, au contraire, on n’a pas pu
ou on n’a pas voulu accueillir.
Avant d’aborder cet examen il se doit toutefois de préciser un autre élément. Il nous faut en effet
souligner et garder bien présent à l’esprit que les deux pôles de la comparaison sont loin d’être
homogènes : d’un côté un auteur unique, qui composa ses nombreux ouvrages en un temps
relativement limité; de l’autre, par contre, une constellation de sources, très diversifiées quant à leur
origine et leur genre littéraire, distribuées de façon très irrégulière le long d’une période qui atteint
et dépasse le siècle. Il y a là sans aucun doute une difficulté, car, même si Tertullien n’a jamais été
un penseur systématique et qu’il a souvent écrit dans l’urgence de sollicitations contingentes, sa
Voir FREND, «The North African Cult of Martyrs», p. 164 : «African Catholic and African Donatists […] Both were
heirs to a common theological tradition that had evolved long before the schism».
19
TERT., Pud. 21,17, éd. Ch. Munier, Paris, 1993, SC 394, p. 274.
20
Voir FREND, The Donatist Church, spéc. p. 106-124, 174, 254, 321 ; IDEM, Martyrdom and Persecution, spéc. p.
366, 538-556.
18
5
pensée montre, jusque dans son évolution progressive vers des positions de plus en plus rigoristes 21,
une cohérence de fond qui en réalité ne semble pas touchée par la variété des contextes et des
temps. Par contre, dans la pluralité de ses voix, le donatisme ne semble pas pouvoir se réduire à
cette caractérisation fortement unitaire que les polémistes catholiques ont transmis et que pendant
un certain temps la bibliographie a accueilli avec conviction22, laissant tout de même transparaître la
présence d’un développement interne, dont témoignent aussi bien le débat avec le monde catholique
que le morcellement progressif de ses rangs23. Il n’y a donc pas deux protagonistes, à mettre en
opposition, mais une multiplicité de sujets, vivant en outre dans deux mondes différents, car on ne
peut oublier que le tournant de Constantin a constitué de toute façon une ligne de partage même
pour ceux qui auraient peut-être préféré ne pas devoir l’admettre.
2. Quid est imperatori cum ecclesia?
Considérer que Tertullien et le donatisme partageaient la même attitude de refus à l’égard de
l’empire est presque un lieu commun, au point que des chercheurs connaissant profondément
l’auteur carthaginois, tels que René Braun sont arrivés à déclarer que «Faisant écho à la formule de
Tertullien […] sur Dieu et César, Donat, le fondateur du schisme, s’écriera : ‘Qu’a de commun
l’empereur avec l’Église?’»; et Parménien : ‘Qu’ont de commun les Chrétiens avec les rois? Les
évêques avec le Palais?’»24 .
En réalité, à bien y regarder, aussi bien les positions du premier que celles des seconds semblent
beaucoup plus nuancées.
21
J’utilise cette expression générique parce que les études les plus récentes tendent à considérer que Tertullien, tout en
se déplaçant progressivement vers des positions plus rigoristes qui le pousseraient d’abord à adhérer au montanisme et
puis à le dépasser, n’aurait jamais consommé la rupture avec l’église institutionnelle, l’épiscopat restant pour lui le
gardien de la pérennité de la regula : voir P. MATTEI, «Le schisme de Tertullien : essai de mise au point biographique
et ecclésiologique», dans M. BIRAUD - M. BIRAUD (éds.), Autour de Tertullien. Hommage a René Braun, vol. II, Paris,
1990, p. 129-149 ; IDEM, P. MATTEI, «L’Ecclésiologie de Tertullien. Bilan provisoire», dans M.A. VANNIER, O.
WERMELINGER, G. WURST, Antropos Laïkos. Mélanges Alexandre Faivre à l’occasion de ses 30 ans d’enseignement,
Fribourg, 2000, pp. 162-178, spéc. 163 et 176; S. VICASTILLO, «La Iglesia-Espiritu en la teologia de Tertuliano»,
Estudios eclesiastico, 85, n. 332 (2010), p. 43-55 ; C. MICAELLI, «Tertulliano e il montanismo in Africa», dans Africa
cristiana, p. 15-49. Contra en dernier lieu J. ALEXANDRE, Tertullien Théologien, Paris, 2012, p. 119.
22
De même J.P. BRISSON, Autonomisme et christianisme, p. 129. Opinion partagée dans son ensemble par Y.M.J.
CONGAR, «Introduction générale», dans Traité anti-Donatiste, I, Paris, 1963, (BA, 28), p. 7-133 e J.L. MAIER, Le
dossier du Donatisme, 1, Des origines à la mort de Constance II (303-361), Berlin, 1987, spéc. Introduction. Cette
interprétation a suscité une forte réaction en premier lieu par M. A. TILLEY, The Bible in Christian North Africa, p. 13
et note 8. Voir en dernier M. GAUMER, «The Evolution of Donatist Theology as Response to a Changing Late Antique
Milieu», Augustiniana, 58,3-4 (2008), p. 171-203.
23
Parmi les nombreux problèmes que le mouvement donatiste a rencontrés pendant son histoire centenaire on peut
rappeler : l’expulsion de Tyconius (AUG., c. Parm. 1,1,1 ; 2,21-22 ; 3,3.6), l’affaire embarrassante d’Optat, évêque de
Thamugadi (AUG., c. Parm. 2,2,4. 8 ; 2,15,34 ; c. Petil. 1,9,10 ; 2,23,54. 40,48. 52,120. 103,237 ; Bapt. 2,11,6 ; etc.).,
les schismes des Claudianistes (OPTAT. 2,4,5), des Rogatistes (AUG., Ep. 93,11,49 ; Ad cath. 14,36), et des
Maximianistes (AUG., c. Cresc. 3, 56,62 ; 4,4,5 ; 7,9).
24
Pour les citations des auteurs anciens cf. TERT. Idol.19,2, éd. A. REIFFERSCHEID - G. WISSOWA, Turnhout, 1954, CC
SL 2, p. 1120 ; DONAT dans OPTAT. 3,3,3, éd. M. LABROUSSE, Paris 1996, SC 413, p. 23 ; PARM. dans OPTAT.1,22,1,
éd. M. LABROUSSE, Paris 1995, SC 412, p. 220-222. Pour l’expression entre guillemets de Braun voir, «Aux origines de
la Chrétienté d’Afrique», p. 207-208. Le savant va pourtant revoir partiellement ses positions dans R. BRAUN,
«Christianisme et pouvoir impérial d’après Tertullien», dans R. BRAUN - C. RAMBAUX, Aspects de l’oeuvre de
Tertullien, Toulouse, 1990, p. 1-13 (reprise dans R. Braun, Approches de Tertullien. Vingt-six études sur l’auteur et
l’œuvre (1955-1990), Paris 1992, VI), où il souligne que Tertullien est fondamentalement favorable à l’Empire romain
même s’il n’est évidemment pas question pour lui de vénérer l’empereur comme un dieu.
6
En ce qui concerne Tertullien, la perspective traditionnelle selon laquelle il se serait fait le partisan
d’un rejet total pour le saeculum et tout ce qui en faisait partie25 a rapidement été remise en cause26
au profit d’une reconstruction plus équilibrée, attentive aux différents contextes où apparaissent les
affirmations de l’auteur carthaginois et de la situation historique contingente. Tertullien vécut en
fait à une période où le christianisme ne jouissait pas du statut de religio licita et ses disciples
étaient quotidiennement plongés dans une société et une culture polythéistes. Les risques contre
lesquels notre polémiste devait mettre en garde ses coreligionnaires étaient donc (et parfois
simultanément) de deux ordres : d’un côté, le danger parfois concret d’être arrêtés, de subir des
procès et, par conséquent, affronter les souffrances et la mort27; de l’autre, la possibilité, tout aussi
concrète, de “glisser” dans des pratiques idolâtres ou de succomber aux attraits du saeculum. Il était
donc nécessairement poussé à hausser le ton, à poser des limites claires, à mettre en alternative
l’étendard du Christ et le drapeau du démon, le camp de la lumière et le camp des ténèbres,
puisqu’une âme, à son avis, ne peut servir deux maîtres, Dieu et César28. Il s’agit là du contexte
correct où placer et comprendre des affirmations telles que :
Mais pour nous, que la gloire et les honneurs laissent froids, nous n’avons nul besoin de coalitions, et
nulle chose ne nous est plus étrangère que les affaires publiques. Nous ne connaissons qu’une seule
république, commune à tous : le monde29.
Y a-t-il plus grand plaisir que de faire fi du plaisir même, de mépriser le monde entier, d’être vraiment
libre, d’avoir la conscience pure, de vivre sobrement, de ne craindre aucunement la mort?30
Conséquemment, ce n’est pas pour te fournir l’occasion d’échapper au martyre qu’il te recommande
la soumission aux puissances, mais pour t’exhorter à bien vivre, […] Ensuite il détermine la nature et
Voir par exemple J.-M. HORNUS, «Étude sur la pensée politique de Tertullien», Revue d’histoire et de philosophie
religieuses 38 (1958), p. 1-38.
26
Voir E.A. ISICHEI, Political Thinking and Social Experience. Some Christian Interpretations of the Roman Empire
from Tertullian to Salvian, Christchurch, New Zealand, 1964 ; avec quelques remarques critiques G.L. BRAY, Holiness
and the Will of God. Perspectives on the Theology of Tertullian. Marshall, 1979, spéc. p. 37-43 ; mais surtout J.-CL.
FREDOUILLE, «Tertullien et l’empire», Recherches augustiniennes, 19 (1984), p. 111-131, qui fait aussi le point sur la
bibliographie antérieure.
27
T.D. BARNES (Tertullian. A historical and Litterary Study, Oxford, 1971, spéc. p. 158-163), attire correctement
l’attention sur la condition particulière de vie des chrétiens contemporains de Tertullien. Les grandes persécutions, par
effet d’un édit, n’ayant pas lieu à l’époque, de même qu’il n’y avait pas de législation antichrétienne spécifique, le rôle
du gouverneur local prenait une importance particulière. Sa tâche principale consistait dans le maintien de l’ordre
public, ce qui lui donnait une liberté d’action pratiquement totale. Aussi, un gouverneur sympathisant du christianisme
ou simplement sans opposition personnelle aurait-il pu décourager les persécutions ou en adoucir les effets, tandis qu’un
autre, d’une orientation différente aurait été plus facilement enclin à prendre des mesures contre une minorité vue
encore avec une méfiance particulière. Il en résultait que les chrétiens pouvaient ne pas être inquiétés, même pendant de
longues périodes, mais ils n’avaient jamais la garantie que la situation n’empirerait pas à l’improviste. Ceci entraînait
un climat d’insécurité et déchaînait des tensions émotives qui affectèrent profondément la vie communautaire et le
développement de la pensée chrétienne. C’est là la raison pour laquelle, selon Barnes, malgré la possibilité concrète de
ne pas encourir de persécutions dans une vie entière, l’église devint et resta une église de martyrs. Dans l’impossibilité
de prédire quand le risque se serait présenté, les chrétiens devaient toujours être préparés à la torture et à la mort ; en ce
sens, s’expliquent les nombreuses interventions de Tertullien sur ce sujet.
28
Cf. TERT., Idol. 19,2 : «Non conuenit sacramento diuino et humano, signo Christi et signo diaboli, castris lucis et
castris tenebrarum ; non potest una anima duobus deberi, deo et Caesari» (éd. A. REIFFERSCHEID - G. WISSOWA,
Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1120).
29
TERT., Apol. 38,3 : «At enim nobis ab omni gloriae et dignitatis ardore frigentibus nulla est necessitas coetus, nec
ulla magis res aliena quam publica. Unam omnium rempublicam agnoscimus, mundum» (éd. E. Dekkers, Turnhout,
1954, CC SL 1, p. 141).
30
TERT., Spect. 29, 2 : «quae maior voluptas quam fastidium ipsius voluptatis, quam saeculi totius contemptus, quam
vera libertas, quam conscientia integra, quam vita sufficiens, quam mortis timor nullus?» ( éd. M. Turcan, Paris 1986,
SC 332, p. 308).
25
7
les limites de cette soumission : ‘Rendez à chacun ce qui lui est dû, le tribut à qui vous devez le tribut,
les impôts à qui vous devez les impôts’, c’est-à-dire : ‘Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce
qui est à Dieu. Mais l’homme n’appartient qu’à Dieu. 31.
Ceci dit, il faut certainement reconnaître que Tertullien n’était pas hostile par préjugé à l’empire
romain. Bien plus, selon Jean Claude Fredouille, il aurait adhéré «sans réserve à l’Empire en tant
qu’institution politique»32. En effet, on trouve des affirmations de loyauté avec des formules très
voisines dans des œuvres aux dates et aux destinataires variés comme l’Apologeticum33, le
Scorpiace34 , l’Ad Scapulam 35 et même le De idolatria36. Tertullien se montre toujours conscient
de l’importance du monde matériel dans le plan salvifique de Dieu et en ce sens l’empire lui semble
nécessaire au maintien de l’ordre et à la protection de la communauté humaine contre le chaos37. Il
reconnaît donc à l’institution politique une fonction positive, et également positifs lui apparaissent
certains progrès de la civilisation romaine, qu’il évoque avec un enthousiasme sincère38. Tout cela
ne l’empêchera pas d’établir, tout en réaffirmant toujours sa loyauté, une hiérarchie de valeurs entre
puissance humaine et puissance divine : «ideo magnus est <imperator>, quia caelo minor est, illius
enim est ipse, cuius et caelum est et omnis creatura»39. Cette hiérarchisation des pouvoirs implique,
d’un côté une désacralisation évidente de l’empereur, de l’autre, il laisse la porte ouverte à la
possibilité, et je dirais sans hésiter, à l’obligation de désobéissance si l’autorité humaine était en
conflit avec les devoirs envers Dieu : «Quant à ce qui touche les honneurs qu’il faut rendre aux rois
ou aux empereurs, il nous est clairement prescrit, conformément à l’injonction de l’Apôtre (cf. Rom
13,1), ‘d’être soumis aux magistrats, aux princes et aux puissances’, mais dans les limites de notre
discipline, et tant que nous ne tombons pas dans l’idolâtrie»40. Toutefois, la réserve eschatologique
qui pousse Tertullien à se proclamer «peregrinus mundi huius et ciuis ciuitatis supernae
Hierusalem»41 ne comporte pas, nous l’avons vu, de refus de la civitas sur terre, ni d’abdication à
l’identité de “romain”42 non plus qui au contraire, est revendiquée avec orgueil au moment où
31
TERT., Scorp. 14,2 «Ita non in occasione frustrandi martyrii iubet te subici potestatibus, sed in prouocatione bene
uiuendi […] Dehinc et exequitur, quomodo uelit te subici potestatibus, reddite, iubens, cui tributum, tributum, cui
uectigal, uectigal, id est quae sunt Caesaris Caesari, et quae dei deo ; solius autem dei homo» (avec citation à la lettre de
Matth 22,21 ; éd. G. AZZALI BERNARDELLI, Firenze, 1990, p. 160).
32
FREDOUILLE, «Tertullien et l’empire», p. 113.
33
Cf. TERT., Apol. 26,1 ; 30,14 ; 31,1-3 ; 32,1-3 ; 36,2-4.
34
Cf. TERT., Scorp. 14,1-3.
35
Cf. TERT., Scap. 2,6-8
36
Cf. TERT., Idol. 15,8
37
Cf. TERT., Apol. 30,1-4 ; 32,1 ; 33,1-2 ; Res. 24,18. Sur le sujet voir BRAY, Holiness and the Will of God, p. 37 ;
W.H.C. FREND, «Church and State : Perspective and Problems in the Patristic Era», dans E. A. LIVINGSTONE (ed.),
Studia Patristica, Vol. 17.1. Oxford, 1982. p. 38-54, spéc. p. 50.
38
TERT., Nat. 2,16,17 ; An. 2,7 ; Pal. 2,7. Voir FREDOUILLE, «Tertullien et l’empire», p. 114-116.
39
TERT., Apol. 30,3, éd. E. DEKKERS, Turnhout, 1954, CC SL 1, p. 141 ; dans le même sens Scap. 2,7 : «Colimus
ergo et imperatorem sic quomodo et nobis licet et ipsi expedit, ut hominem a Deo secundum ; et quicquid est a Deo
consecutum est, solo tamen Deo minorem. Hoc et ipse uolet. Sic enim omnibus maior est, dum solo Deo minor est» (éd.
E. Dekkers, Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1128).
40
TERT., Idol. 15,8 : «Igitur quod attineat ad honores regum uel imperatorum, satis praescriptum habemus, in omni
obsequio esse nos oportere secundum apostoli praeceptum subditos magistratibus et principibus et potestatibus, sed
intra limites disciplinae, quousque ab idololatria separamur» (éd. A. REIFFERSCHEID - G. WISSOWA Turnhout, 1954,
CC SL 2, p. 1116). Voir dans le même sens Scorp. 14,2-3, avec citation à la lettre de Matth 22,21 et écho de I Petr.
2,13 ; 2,17)
41
TERT., Cor. 13,4 (èd. E. KROYMANN, Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1061).
42
Certains ont voulu voir une marque de ce refus dans le rejet de la toga au profit du pallium (voir par exemple D. VAN
BERCHEM, « Le De pallio de Tertullien et le conflit du christianisme et de l’Empire », Museum Helveticum, 1 (1944),
p. 100-114 ; BRAUN, «Aux origines de la Chrétienté d’Afrique», p. 207 ; D.E. WILHITE, Tertullian the African : An
Anthropological Reading of Tertullian’s Context and Identities, Berlin, 2007, p. 60 ), toutefois il est évident que seuls
8
d’autres voudraient la refuser aux chrétiens en tant que disciples d’un dieu “non romain”43. C’est
peut-être justement cet orgueil blessé qui lui dicte sa péroraison en faveur de la liberté de culte, une
liberté qui implique un pluralisme religieux, conçu non pas comme un relativisme, mais comme la
condition pour que le vrai Dieu puisse être recherché, trouvé et cru librement44.
Il existe entre le donatisme et la position de Tertullien, telle qu’elle a été exposée ici, différents
points de contact, mais peut-être pas dans les termes les plus communément soulignés.
Dans la reconstruction ordinaire du donatisme on met essentiellement en lumière les attitudes de
refus à l’égard de l’empire évoquées ci-dessus. Peut-être pourrait-on encore ajouter, aux
affirmations de Donat et de Parménien déjà citées, une accusation lancée par Pétilien contre les
hiérarchies catholiques, «quid autem vobis est cum regibus saeculi, quos numquam Christianitas
nisi invidos sensit?»45, qui laisse transparaître une aversion croissante pour l’institution politique et
ses représentants. Ces pétitions de principe cependant ne trouvent pas toujours de correspondance
dans la pratique. En effet, ce furent justement les donatistes à faire appel en premier à l’empereur
contre Cécilien et à demander son intervention pour mettre fin à la question 46. Condamnés plus tard
aux deux conciles de Rome et d’Arles, ils firent de nouveau recours à Constantin qui critiqua
durement leurs appels continuels à un tribunal civil47. Par la suite ils auront encore recours aux
terrenae potestates soit pour pérorer leur cause, comme le firent Donat auprès de Constant48 et les
exilés auprès de Julien49, ou pour calmer des dissensions internes50.
Leur position à l’égard de l’empire fut donc certainement plus ambiguë par rapport à celle de
Tertullien, du moment que l’oscillation entre refus et acceptation ne semble pas dictée par une
structure conceptuelle comparable à celle du Carthaginois, mais plutôt une réponse prosaïque à des
fins utilitaires. Évidemment, il reste une composante que l’on peut ramener à cette réserve
eschatologique dont on a parlé, mais elle semble opérante par rapport à un problème spécifique qui
ne concerne pas l’institution politique en tant que telle, mais plutôt son asservissement aux
exigences des traditores. En ce sens, les gouvernants se trouvent presque excusés de leur action,
pourtant déplorable, puisqu’ils sont méchamment trompés et instigués par ceux qui se conduisent
ceux qui se sentaient “romains” auraient pu se poser ce problème. En faveur de la perception d’une forte identité
romaine de la part de Tertullien cfr. A.Z. AHONDOPKE, La vision de Rome chez Tertullien, Lille : Université de Lille
III, Atelier National de Reproduction des Thèses (Thèse de doctorat, Université de Franche-Comté, Besançon, année
universitaire 1991-1992) ; au contraire, en faveur d’une identité plus africaine que romaine : D.E. WILHITE, Tertullian
the African.
43
Cf. TERT., Apol. 24, 9-10 : «Laedimus Romanos nec Romani habemur, quia nec Romanorum deum colimus. Bene
quod omnium Deus est, cuius, uelimus ac nolimus, omnes sumus» (éd. E. Dekkers, Turnhout, 1954, CC SL 1, p. 135).
44
Voir R. MINNERATH, «Tertullien précurseur du droit à la liberté de religion», dans Moyen Âge chrétien et Antiquité,
édité par G. GUYON, Paris 1999, p. 33-43 (= Méditerranées, Revue de l’association Méditerranées publiée avec la
concours de l’Université de Paris X-Nanterre, n° 18-19,1999). Sur le même sujet en dernier lieu L. DATTRINO,
«Tertulliano e la libertà religiosa», Rivista di Archeologia Cristiana 83 (2007), p. 257-276 ; K.M. GIRARDET , «Libertas
religionis. Religionsfreiheit bei Tertullian und Laktanz», dans Römische Jurisprudenz - Dogmatik, Überlieferung,
Rezeption : Festschrift für Detlef Liebs zum 75. Geburtstag, hrsg. K. MUNSCHELER, Berlin, 2011, p. 205-226.
45
PETIL. dans AUG., c. Petil. 2,92,202, éd. G. FINAERT, Paris 1967, BA 30, p.00 Nous connaissons le texte de
l’Epistula ad presbyteros et diaconos de Pétilien, grâce à Augustin, qui dans le second livre de sa réplique (c Petil. 2) la
répète passage après passage. Pour des données biographiques sur Pétilien, son rôle dans la polémique et les thèmes
principaux de la lettre, cfr. A. MANDOUZE, Prosopographie chrétienne du Bas-Empire, vol. 1, Prosopographie de
l’Afrique Chrétienne (303-535), p. 855-868 ; S. LANCEL, «Introduction générale», dans Actes de la conférence de
Carthage en 411, Paris, 1972, SC 194, p. 221-238.
46
Cf. OPTAT. 1,22 ; Gest. coll. 3, 216 e 220 ; AUG. Brev.coll. 3,5,6 ; Ep. 88,2 ; 185, 2,6.
47
Cf. OPTAT.1, 25,2 ; AUG., Ep. 88,3-4.
48
Cf. OPTAT. 3,1.
49
Cf. OPTAT. 2,16-18.
50
Voir les demandes d’intervention contre les Circoncellions (OPTAT., .3,4) et contre les Maximianistes (AUG., Cresc.
4,47,57-50,60 ; Brev. coll.. 3,8,11 ; Emer. 9 ; Haer. 69 ; Ep. 76,4 ; 108,6,16).
9
comme les juifs avec Pilate51. Ils rejoignent en cela, partiellement du moins, la position de
Tertullien, qui avait refusé de voir dans la succession des empereurs romains une série
ininterrompue de persécuteurs52.
Le point de contact le plus significatif, l’aspect sous lequel les donatistes peuvent réellement être
vus comme les héritiers de Tertullien doit être cependant reconnu dans leur péroraison en faveur de
la liberté religieuse. Vu l’état extrêmement lacunaire de nos sources, nous ne pouvons pas savoir si
ou comment ce thème a été développé par d’autres protagonistes de ce mouvement. Certes, Pétilien
le reprend et le développe avec une grande maîtrise, en ayant recours aussi bien à des éléments
rationnels tels que l’impossibilité de la contrainte dans la foi ou l’invocation du libre arbitre, qu’à
des rappels de l’Écriture, en particulier Ioh. 6, 44, Eccli. 15,16-17 et Deut. 30,1953.
Ce n’est peut-être pas le legs le plus important que l’on aurait pu attendre par rapport au thème que
nous avons traité ici, mais si l’on s’en tient aux faits, c’est celui qui semble le plus sûr et le plus
démontrable. Du moins, et encore une fois, en ce qui concerne les pétitions de principe, car dans les
faits, il semble que le parti de Pétilien a refusé à ses propres dissidents la tolérance qu’il demandait
au parti rival54.
3. Martyre et martyrs
Le thème du martyre est central pour Tertullien55 comme pour le donatisme, mais il l’est aussi pour
Cyprien, pour Augustin et pour la tradition africaine dans son ensemble. Il est donc peu aisé de
dégager des éléments qui puissent se prêter à une comparaison directe et, au moins dans une
certaine mesure, exclusive.
En ce qui concerne Tertullien, on peut dire de façon extrêmement synthétique qu’il considérera
toujours le martyre comme une obligation et une nécessité. Dans son déplacement progressif vers
des positions plus rigoristes, les tons et les nuances changent, il conviendra donc d’avancer en
suivant autant que possible, le fil de la chronologie56.
51
Cf. PETIL. dans AUG., c. Petil. 2,92,202.
Cf. TERT., Apol. 5. Voir sur le sujet FREDOUILLE, «Tertullien et l’empire», p. 120-121.
53
Cf. PETIL. dans AUG., c. Petil. 3,92,202
54
Voir à ce sujet la contestation d’Augustin qui objecte aux donatistes la différence de comportement envers les
Maximianistes et les Rogatistes ; cfr. AUG., c. Parm 1,10,16.
55
Il n’est guère de monographie consacrée à Tertullien qui n’évoque sa doctrine du martyre, on se limitera ici à ne
citer que les textes directement utilisés sans prétendre à être exhaustif : (outre les études de Frend cités supra) H.F. VON
CAMPENHAUSEN, Die Idee des martyriums in der alten Kirche, Göttingen, 1936, spéc. pp. 116-128 ; BARNES Tertullian,
p. 164-186 ; BRAY, Holiness and the Will of God, spéc. p. 43-47 ; P.A. GRAMAGLIA (Introduction à) TERTULLIANO, Ai
Martiri, Milano, 1980, spéc. p. 11-145 ; G. AZZALI BERNARDELLI, «Ecclesiae Sanguis. Spunti di ecclesiologia
tertullianea», dans Atti della settimana di Studi ‘Sangue e antropologia nella liturgia’ , 26 nov.-2 dèc. 1984, Rome
1987, p. 1-29 ; EADEM, «De quaestionibus confessionum alibi docebimus (Tertullien, Cor 1, 5)», dans J. GRANAROLO M. BIRAUD (éds.), Hommage à René Braun, vol. II : Autour de Tertullien, Paris, 1990, p. 51-84 ; TH. BAUMEISTER,
«Das Martyrium als Thema frühchristlicher apologetischer Literatur», dans Martyrium in Multidisciplinary
Perspective. Memorial Louis Reekmans, ed. by M. LAMBERIGTS - P. VANDEUN, Leuven, 1995, p. 323-332 ; W. BÄHNK,
Von der Notwendigkeit des Leidens. Die Theologie des Martyriums bei Tertullian, Göttingen, 2001 ; E. ROMERO POSE,
«De bono martyrii. A propósito de los Scorpiace de Tertuliano», Revista Española de Teología, 62 (2002), p. 517-528.
56
En ce qui concerne l’ordre chronologique des œuvres on suivra essentiellement ici celui qui est proposé dans R.
BRAUN, ‘Deus Christianorom’. Recherches sur le vocabulaire de Tertullien, Paris, 1962, pp. 720-721. Pour des
précisions de détail sur propositions chronologiques concernant œuvres déterminé voir ce qui est régulièrement publié
dans CTC.
52
10
Dans l’Apologeticum, adressé aux Romani imperii antistites57, il pose immédiatement le thème de
l’obligation du martyre; mais à présent, elle lui apparaît comme essentiellement déterminée par le
devoir, pour un chrétien, de ne pas renier le nom qu’il porte58. Ce n’est pas un hasard si Tertullien
fait dériver d’une cohérence adoptée jusqu’à l’extrême limite du sacrifice un double aspect d’issues
positives : sur le plan historique contingent, la réaffirmation de la liberté personnelle, sur le plan
eschatologique, la remise de tout péché et la conquête de la vie éternelle. Comme avantage
supplémentaire, s’ajoute à cela le caractère missionnaire de cette mort, du moment que c’est
justement l’ “obstination” du chrétien, qui, en interpellant les consciences, se fait magistra et pousse
vers la foi59. Dans ce contexte ce n’est pas une exaltation en soi de la souffrance qui émerge. On
dit, au contraire, qu’il faut l’accueillir eo more quo et bellum : de même que personne n’affronte
volontiers la guerre à cause des angoisses et des tourments qu’elle comporte, et pourtant, on la
combat de toutes ses forces, heureux de la gloire et du butin après la victoire, ainsi le chrétien devra
se disposer de bon gré à la souffrance, assuré de plaire à Dieu et d’en recevoir la récompense
promise60.
Une attention égale pour la difficulté humaine d’un choix si extrême transparaît dans les pages de
l’Ad martyras, lettre adressée à un groupe de confesseurs emprisonnés, en attente de procès61. Ici
l’auteur qui s’adresse aux destinataires en les appelant benedicti62, entend conseiller et soutenir ceux
qui traversent la douloureuse expérience du carcer, lieu obscur et effrayant, où la tentation devient
plus forte parce que c’est la demeure même du diable63. À ceux-ci, engagés dans le bonus agon (cf.
I Tim 6,12) où Dieu lui-même est l’agonothète et le Saint Esprit le systarque64, il recommande avant
tout de se garder de vilibus odiis, defectionibus, aut inter se dissensionibus65, en les exhortant aussi
à considérer le temps passé en ce lieu comme une forme d’entraînement intensif destiné à tremper
les forces66 de celui qui, dès la promesse de son baptême, a été appelé ad militiam Dei vivi67.
Cet intérêt embryonnaire pour la dimension psychologique des martyrs disparaît à la période
suivante et Tertullien arrivera à affirmer crûment, dans le De Corona, que la condition de la foi
n’admet pas d’états de nécessité, car la seule nécessité reste celle de craindre l’apostasie et
d’affronter le martyre, sous peine de voir rendu vain l’engagement baptismal et se produire un
relâchement de la discipline68. Même la fuite, un temps admise comme mesure de prudence69, sera
57
Cf. TERT., Apol. 1,1.
Cf. TERT., Apol 7,2 : «Longe aliud munus carnifici in Christianos imperatis, non ut dicant quae faciunt, sed ut negent
quod sunt» (éd. E. DEKKERS, Turnhout, 1954, CC SL 1, p. 98).
59
Cf. spèc. TERT. Apol. 50. Cette valeur missionnaire du martyre a été notamment soulignée par BAUMEISTER, «Das
Martyrium als Thema», pp. 323-332.
60
Voir spèc. TERT. Apol. 50,1-2.
61
Cf. TERT., Mart. 1,1 ; 2,3.
62
Cf. TERT., Mart. 1,1 ; 3,1.3 ; 5,2. Sur l’emploi de ce terme et en général sur les titres donnés aux matyrs voir H.A.M.
HOPPENBROUWERS, Recherches sur la terminologie du martyre de Tertullien à Lactance, Nijmegen 1961.
63
Cf. TERT., Mart.1,4-5 ; 2,4. Sur les conditions de la détention antique en particulier dans le contexte chrétien voir V.
NERI, I marginali nell’Occidente tardo antico. Poveri,’infames’ e criminali nella nascente società cristiana, Bari, 1998,
spèc. pp. 419-496 ; et en dernier lieu E. ZOCCA, «‘Et post paucos dies recipimur in carcere’. Il carcere come Kairos
nell’era dei martiri», dans Religione dei prigionieri/Il carcere come momento di conversione, Verona, p. 9-33 (sous
presse).
64
Cf. TERT., Mart. 3,3.
65
Cf. TERT., Mart. I,5.
66
Cf. TERT., Mart. 3,2-3.
67
Cf. TERT., Mart. 3,1.
68
Cf. TERT., Cor. 11,6.
69
Cf. TERT., Pat. 13,6 ; Uxor. 1,3,4.
58
11
à la fin rejetée et stigmatisée, dans un petit traité homonyme, comme un delictum70, un turpe,
indignum, servile praesidium71.
L’œuvre où toutefois le thème du martyre est traité de façon plus complexe et plus approfondie est
certainement le Scorpiace. Dans ce cas il est important de se rappeler non seulement la position
personnelle de Tertullien par rapport au montanisme72, mais aussi son contexte polémique
spécifique. Ici l’auteur doit battre en brèche la propagande gnostique qui niait la valeur du
témoignage sanglant de la foi au nom d’une confession faite au ciel, devant les gardiens célestes73.
Pour protéger les simples et les ignorants, les opportunistes et les craintifs, il se propose donc de
préparer un médicament («theriacam stilo temperare») qui puisse les préserver de la morsure
venimeuse de ceux qui, comme les scorpions, attaquent lorsque la chaleur devient plus forte, c’està-dire dans un temps de persécution74. Tertullien fonde alors sur les Écritures l’aspect obligatoire et
indiscutable du martyre, et pour ce faire il rappelle les sanctions divines contre l’idolâtrie en
illustrant les motivations profondes et la “raison” du pro deo mori75. La structure même qui
soutient le discours laisse voir qu’il est en train de se déplacer vers des positions plus rigoristes. En
effet il choisit d’illustrer d’abord l’aspect inévitable et nécessaire du martyre, pour ne passer
qu’ensuite à sa valeur et aux avantages qui en découlent, car «duritia vincenda est, non suadenda»76.
Mais lorsqu’il arrive enfin à la deuxième étape du parcours, le ton devient enthousiaste et
s’enflamme surtout lorsqu’il évoque l’union entre le martyr et Dieu, le martyr et le Christ. Avec un
raisonnement lucide et rationnel, il dit du martyre que, si l’observance du précepte comporte, de
façon indissociable, d’être exposé à la violence, alors la spécificité du précepte consistera en cela :
accepter les conditions à travers lesquelles il peut être accompli, en ce que cette issue a été voulue
pour son soldat précisément par celui qui lui avait imposé le sceau de ce serment77. Suive une série
d’argumentations qui lie de plus en plus étroitement le martyre à Dieu et à sa volonté78. Retenons
comme particulièrement significatif le rappel de Dieu-médecin, articulé autour d’une
correspondance parfaite entre faute et remède : la mort étant entrée avec la désobéissance du
premier péché, Dieu dispose comme traitement pour l’homme la mort dans l’obéissance du martyre,
thérapie apparemment cruelle et qui pourtant guérit79. Ici apparaît avec évidence la valeur expiatoire
attribuée à cette mort, indication d’ailleurs confirmée un peu plus loin, là où on reconnaît justement
dans le lavacrum sanguinis un second refuge et une extrême défense pour la rémission des péchés
commis après le baptême80. À ces “avantages” s’en joignent d’autres : le martyre présenté comme
une sorte d’avancement personnel qui permet d’obtenir une place privilégiée auprès de Dieu (Ioh.
70
Cf. TERT., Fug. 4,3, éd. J.J. THIERRY, Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1141.
Cf. TERT., Fug. 7,2, éd. J.J. Thierry, Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1144.
72
D’après G. Azzali Bernardelli («Introduzione», dans Tertulliano, Scorpiace, Firenze, 1990, p. 11 ; EADEM, «De
quaestionibus confessionum»), Scorp., écrite en 212, ce serait une œuvre cryptomontaniste mais reflétant
l’enseignement de la Grande Église (thèse accueillie par ROMERO POSE, «De bono martyrii»). Contra (œuvre déjà
totalement montaniste) : CAMPENHAUSEN, Die Idee des martyriums, p. 117-118 ; HOPPENBROUWERS, Recherches sur la
terminologie du martyre, p. 5 ; FREND, Martyrdom and Persecution, p. 372.
73
Cf. TERT., Scorp. 10. Sur ce refus gnostique du martyre cf. également IREN., Haer. 4,33,9 e CLEM. AL., Strom. 4,16,3.
74
TERT., Scorp. 1, 1-12 (pour l’expression entre guillemets cf. Scorp. 1,12, éd. G. AZZALI BERNARDELLI, Firenze,
1990, p. 66).
75
TERT., Scorp. 2-5,1.
76
TERT., Scorp. 2,1 éd. G. AZZALI BERNARDELLI, Firenze, 1990, p. 68.
77
TERT., Scorp. 4,3-5.
78
TERT., Scorp. 5,1-12.
79
TERT., Scorp. 5, 5-12.
80
TERT., Scorp. 6, 9.
71
12
14,2)81, la béatitude liée à la remise de tout péché (Ps 32,1-2)82, l’instauration d’une relation de
dilectio avec Dieu83, auquel l’homme se sacrifie de même que le Père a immolé pour lui son seul
Fils84.
Une vaste série de témoignages de l’Écriture, presque organisés en rubriques, complète l’œuvre85.
Parmi eux, prennent un relief particulier le Ps. 115,5, pour réaffirmer la distinction déjà évoquée
dans d’autres œuvres86, entre une mort quelconque et la mort unique qui advient en Dieu ex
testimonio religionis et proelio confessionis pro iustitia et sacramento87, puis Is. 57,1-288, qui
introduit un discours sur la mort des justes. Grâce à cette dernière citation, et aux autres qui en
découlent, Tertullien peut développer le thème suivant lequel, dès les origines du monde, la justice a
subi la violence et la pitié a suscité la haine89. Les exemples tirés de l’Ancien Testament lui
permettent de démontrer combien la foi est redevable au martyre90, tandis que les passages tirés du
Nouveau, précédés du macarisme de Matthieu sur les persécutés (Matth. 5,10), conduisent à revoir
l’idée de traditio. Or Tertullien voit se dérouler un fil continu entre passé et présent, avec les
Apôtres toujours dans leur rôle de trait d’union. Ceux derniers, auxquels le Christ avait prédit qu’ils
seraient tués sur l’exemple des prophètes, ont transmis à la postérité non seulement le dépôt de la
foi, le nom de chrétien et le Saint Esprit, mais aussi la «persecutionis obeundae disciplina»91. Bien
que les chrétiens soient appelés ici hereditari discipuli, la modalité de cette transmission ne semble
pas purement héréditaire, et trouve plutôt son fondement théologique et son centre de gravité dans
la figure du Christ souffrant, exemple et maître pour les fidèles de tout temps92. Ainsi s’éclaire sous
un jour nouveau le rappel des passages habituels de l’Écriture sur le respect dû aux autorités
terrestres – Rom 13,1, Matth. 22,21 et I Petr. 3,13.7 –, passages n’invitant pas à éluder le martyre,
mais plutôt à bien vivre en respectant aussi bien les préceptes divins que les canons de la justice
séculière93.
Cette réflexion si vaste et si complexe où en tout cas le mandatum domine sur la dilectio, n’admet
aucun protagonisme. Le martyre a beau être exalté et souhaité94, même si on le dit constituer le
signe distinctif du chrétien, la preuve authentique à travers laquelle Dieu examine les siens95, il ne
semble pas à la lecture attentive des sources, que Tertullien veuille laisser le champ libre à des
81
TERT., Scorp. 6,7-8.
TERT., Scorp. 6,10.
83
TERT., Scorp. 6,11. La présence de ce thème chez Tertullien a été soulignée par AZZALI BERNARDELLI, «Ecclesiae
Sanguis», p. 1-29 ; EADEM, «De quaestionibus confessionum», p. 51-84
84
TERT., Scorp. 7.
85
TERT., Scorp. 8-14. D’après BRAY (Holiness and the Will of God, p. 46-7) ; « Scorpiace consists almost entirely of
lengthy quotations from Scripture, interspersed with an appropriate commentary to reinforce the message».
86
Cf. TERT., Praes. 4,5 ; An. 55,5 ; Marc. 4,21,10.
87
TERT., Scorp. 8,1, éd. G. AZZALI BERNARDELLI, Firenze, 1990, p. 108.
88
TERT., Scorp. 8,2.
89
TERT., Scorp. 8,2-8.
90
TERT., Scorp. 8,8.
91
TERT., Scorp. 9,2-3, éd. G. AzZALI BERNARDELLI, Firenze, 1990, p. 113.
92
Ce thème est développé par Tertullien en se référant à un très vaste corpus des Écritures, cf. Scorp. 9-13.
93
TERT., Scorp. 14,2.
94
Comme le laisse entendre aussi bien l’évocation de l’oracle montaniste cité dans Fug. 9,4 («Nolite in lectulis nec in
aborsibus et febribus mollibus optare exire, sed in martyriis, uti glorificetur, qui est passus pro vobis» ; cf. aussi An.
55,5) que le curieux épisode d’auto dénonciation raconté par Tertullien dans Scap. 5 (une foule de chrétiens
enthousiastes du martyre se serait présentée devant le tribunal du gouverneur d’Asie, Arrius Antoninus, pour s’auto
dénoncer ; celui-ci n’en aurait exécuté que quelques-uns, exhortant les autres à se pendre ou à se jeter dans un précipice
s’ils avaient vraiment envie de mourir).
95
Cf. TERT., Fug. 1.3 : «quis est enim exitus persecutionis, quis effectus alius nisi probatio et reprobatio fidei qua suos
utique Dominus examinavit?» (éd. J.J. THIERRY, Turnhout, 1954, CC SL 2, p. 1135). Cf. anche Scorp. 2-3.
82
13
initiatives personnelles ou à des intentions suicidaires 96. Pour lui ce n’est pas la souffrance en soi
qui remplit le précepte mais, devançant presque Cyprien97 et Augustin98, ce sont les raisons et le
contexte qui font de cette mort un martyre99. À l’intérieur d’une perspective semblable des
processus d’héroïsation ne pouvaient s’amorcer et ce ne est pas par hasard que la seule récompense
qui donne aux martyrs une position privilégiée concerne le futur eschatologique 100, et non le
présent101.
En définitive, Tertullien donne l’impression qu’il les considère avec une certaine méfiance. C’est
ce que suggèrent les recommandations de l’Ad Martyras, le nombre très réduit des personnages
cités par leur nom102, une allusion à l’Adversus Praxean103 mais, surtout le sévère réquisitoire du De
Pudicitia. Dans cet ouvrage, qui se situe vers la fin de son parcours, il s’oppose violemment contre
ce qu’il considère comme un abus intolérable des martyres : la coutume, désormais passée dans
l’usage, d’accorder la rémission des péchés graves, tels que la fornication et l’adultère, aux fidèles
qui se rendaient en prison pour demander leur pardon. Ces martyrs exposés selon lui au risque de
céder au péché jusque sur le gibet, il les voit ingrats, hautains, s’arrogeant une mort vicaire qui
n’appartenait qu’au Christ104. Des mots durs qui certes n’annoncent pas la naissance d’une
vénération des martyrs.
Celle-ci, par contre, se développa avec le succès que nous savons et suscita, c’est bien connu, un
grand enthousiasme chez les donatistes105. Les disciples de ce mouvement se proclamèrent sans
96
On ne peut pas non plus appuyer cette thèse sur le fait que Tertullien cite dans Mart. 4,5 le suicide de Didon parmi les
exemples de vertu (FREND, The North African Cult of Martyrs, p. 155). Contra BÄHNK (Von der Notwendigkeit des
Leidens, p. 187-193) qui repère chez Tertullien une justification théologique du martyre volontaire.
97
Cyprien sera obligé d’aborder une relecture de la figure du martyr à la suite de la question des lapsi et du pardon que
leur avaient accordé certains martyres designati encore gardés en prison. À cette occasion, d’abord il affirmera avec
force que «non martyres euangelium faciant, sed per euangelium martyres fiant » (Ep. 27,3,3, éd. DIERKS, Turnhout,
1994, CC SL 3, B, p. 131), puis il arrivera à refuser définitivement le titre de “martyr” à ceux qui se seraient révélés
incapables de conserver inviolés les caritatis foedera (Zel. 13, éd. SIMONETTI, Turnhout, 1976, CC SL 3, A/2, p. 82).
98
Ce dernier, en polémique avec les donatistes, invite à considérer la causa et non la poena pour distinguer les seuls
martyrs authentiques. Pour une liste des passages concernant le verdict augustinien poena/causa et un examen de la
question voir W. LAZEWSKY, La sentenza agostiniana ‘martyrem non facit poena sed causa’, Roma 1987. Sur le
rapport mort-martyre chez Augustin et chez les donatistes, voir J.M.GIRARD, La mort chez Augustin. Grandes lignes de
l’évolution de sa pensée telle qu’elle apparaît dans ses traités, Fribourg, 1992, p. 97-104.
99
Cf. TERT., Praes. 4,5 : «persecutio et martyras facit, haeresis apostatas tantum» (éd. R.F. REFOULÉ, Paris 1957, SC
46, p. 93). ROMERO POSE («De bono martyrii») a souligné, en s’appuyant sur Scorp. 1,5 e Marc. 3,4,10, que le martyre
met en lumière les déviations d’ordre théologique et christologique.
100
Cf. TERT., Mart. 2,4 : un jour les martyrs jugeront leurs propres juges (cf. I Cor. 6,2) ; An. 55,4 e Res. 43,4 : seuls
les martyrs vont tout droit au paradis ; Or.5,7 : les martyrs seront vengés au dernier jour (cf. Apoc 6,9-10).
101
Bien que les martyrs et les confesseurs soient ‘temple de Dieu’ à un degré supérieur par rapport aux simples
baptisés, selon G. AZZALI BERNARDELLI «‘Templum Dei estis’ (I Cor 3,16). Osservazioni sugli sviluppi dell’esegesi e
del lessico dell’inabitazione divina negli scrittori africani da Tertulliano ad Agostino», dans Cultura latina cristiana fra
terzo e quinto secolo. Atti del Convegno, Mantova, 5-7 novembre 1998, Firenze, 2001, p. 45-170).
102
Il rappelle seulement Perpétue dans An. 55,4 et Justin dans Val. 5.1. Même le nom du soldat du De corona nous reste
inconnu. Il ne nous semble pas qu’on puisse partager la thèse de Bray (Holiness and the Will of God, p. 43), selon
lequel «The main reason <for this lack of detail> seems to be that Tertullian lived in a period of relative calm in which
very few Christians were put to death».
103
TERT., Adv. Prax. 1,4.
104
TERT., Pud. 22.
105
Dans ce cas aussi on peut dire qu’il n’y a pratiquement pas de monographie ou d’étude sur le donatisme qui n’aborde
le thème du martyre. Parmi ceux qui se sont plus spécifiquement occupés de ce problème, rappelons : FREND, The
Donatist Church ; IDEM, Martyrdom and Persecution ; IDEM, «The North African Cult of Martyrs» ; IDEM, , «From
Donatist Opposition to Byzantine Loyalism : the Cult of Martyrs in North Africa 350-650», dans A.H. MERRILS (éd.),
Vandals, Romans and Berbers. New Perspectives on Late Antique North Africa, Aldershot 2004, p. 259-269 ;
KRIEGBAUM, Kirche der Traditoren oder Kirche der Märtyrer? ; W. LAZEWSKY, Il martirio come lotta spirituale con il
diavolo nella letteratura agiografica donatista, Roma, 1983 ; R.D. GARCIA, Martires y martirio en el donatismo.
Estudio literario, històrico y doctrinal, Roma, 1989 ; M.A. TILLEY, Donatist Martyr Stories. The Church in Conflict in
14
ambages filii martyrum, leurs héritiers légitimes, taxant également les descendants de Cécilien de
progenies traditorum106. Le rôle que ces protagonistes, plus ou moins éloignés107, conquièrent dans
la construction identitaire du groupe semble fondamental, mais à cause de la particularité des
sources et des problèmes complexes de datation, il est difficile de dire à quel moment a émergé
l’idée que c’était justement dans les martyrs que l’on devait trouver les véritables héros fondateurs
du mouvement108. En tout cas, à la Conférence de 411, consciente que le titre de “catholique” lui
échappait désormais de manière irrévocable109, l’église donatiste choisit de s’auto-qualifier par une
expression exprimant sans détours la revendication d’une connotation martyrielle : «ecclesia
veritatis, quae persecutionem patitur, non quae facit»110. Cette revendication est liée à une
construction de la mémoire qui unit le passé et le présent par un lien indissoluble, proposant l’église
qui s’auto-comprend ainsi comme une communauté pure et persécutée. Désormais, c’est la
persécution et non le martyre qui émerge au premier plan, mais une persécution en acte, lue dans
une continuité parfaite avec l’ancienne111. L’empire devenu chrétien ne cesse, à leurs yeux, de nier
les raisons des justes112 et, sollicité aujourd’hui par des faux-frères113 comme autrefois par la foule
Roman North Africa, Liverpool 1996 ; A. DEARN, Voluntary Martyrdom and the Donatist Schism, Studia Patristica 39
(2006), pp. 27-32 ; R.D. BURRIS, Where is the Church? Martyrdom, Persecution, and Baptism in North Africa from the
Second to the Fifth Century, Eugene, OR, 2012. Je signale en outre un travail qui propose des hypothèses intéressantes
sur les modalités du culte des martyrs chez les donatistes et les circoncellions : R. CACITTI, Sepulchrorum et picturarum
adoratores. Un’iconografia della Passio Perpetuae et Felicitatis nel culto martiriale donatista, dans L’ara dipinta di
Thenae. Indagini sul culto martiriale nell’Africa paleocristiana, Roma, 2011 pp. 71-136, spéc. 103-132.
106
Cf. Gest. coll. 3,116 ; AUG., Brev. coll. 1,13 ; 3,4,4 ; Adv. don. 1.1 ; 23,39
107
Les donatistes vénérèrent aussi bien les martyrs pré-constantiniens, destinataires d’un culte également du côté
catholique, que des martyrs exclusifs de leur mouvement. Ce double intérêt est témoigné par un certain nombre de
textes hagiographiques, se distinguant habituellement en “passions donatisées” –Passio sanctorum Datiui, Saturnini
presbyteri et aliorum (BHL 7942), Passio sanctarum Maximae, Donatillae et Secundae (BHL 5809-5809d), Passio
sanctae Crispinae (BHL 1989a-b) Acta Cypriani (BHL 2039d) – et “passions dontistes” – Passio Marculi (BHL 5271),
Passio Isaciis et Maximiani (BHL 4473), Sermo de Passione SS. Donati et Aduocati (BHL 2303b). Sur l’hagiographie
donatiste, voir V. SAXER, Afrique latine, in Hagiographies. Histoire internationale de la littérature hagiographique
latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, sous la dir. de G. PHILIPPART, Tornhout, 1994, p. 25-95, spéc. p.
60-66 ; F. SCORZA BARCELLONA, L’agiografia donatista, dans M. MARIN-C. MORESCHINI (éds.), L’Africa cristiana.
Storia, religione, letteratura, Brescia 2002, p. 125-151 ; M. DALVIT, Ecclesia martyrum, Analisi del corpus
martyrologico donatista (Thèse de doctorat, Università degli Studi di Padova, 2013, disponible en ligne sur
http://paduaresearch.cab.unipd.it/5322/1/dalvit_matteo_tesi.pdf).
108
Ce problème concerne en particulier la Passio Dativi qui représente une sorte de manifeste du mouvement. Sa
datation reste controversée bien que désormais semble prévaloir l’hypothèse d’une datation tardive (autour ou après la
Conférence de 411), voir : LAZEWSKY, Il martirio come lotta spirituale, pp. 14-19 ; SAXER, «Afrique latine », p. 6064 ; A. DEARN, The Abitinian Martyrs and the Outbreak of the Donatist Schism, dans «Journal of Ecclesiastical
History» 55 (2004), p. 1-18 ; E. ZOCCA, « Tra antropologia e filologia : il caso della Passio dei martiri di Abitene (BHL
7492)», dans Scritti in honore di Gilberto Mazzoleni, A. SANTIEMMA éd., Roma, 2010, p. 389-427 ; SHAW, Sacred
Violence, p. 69 ; DALVIT, Ecclesia martyrum, p. 376. Au contraire, une chronologie haute (avant 321) a été appuyée par
P. MONCEAUX, Histoire littéraire de l’Afrique chrétienne, vol. V, Paris, 1920, p. 59 ; BRISSON, Autonomisme et
christianisme, p. 127-129 ; SCORZA BARCELLONA, « L’agiografia donatista», p. 140 ; MAIER, Le Dossier du donatisme,
vol. I, p. 57-58 ; TILLEY, Donatist Martyr Stories, p. 26.
109
Sur la querelle qui eut lieu alors pour l’attribution du titre de catholica voir E. ZOCCA, «L’identità cristiana nel
dibattito fra Cattolici e Donatisti», Annali di Storia dell’esegesi 21,1 (2004), p. 109-130 ; V. GROSSI, «La discussione
su “Cattolica-Cattolico” nelle tre sedute della Conlatio carthaginensis del 411», Augustinianum 51,1 (2011), p. 101-122.
110
Cf. Gest. coll. 3,22,251. 258, éd. LANCEL, Paris, 1975, SC 224, p. 1189 et 1195 (voir aussi Aug., Ep. 185,2 ; Adv.
don. 16,20 ; 17,21 ; 31,53). Sur cette auto-qualification voir A. PELTTARI, «Donatist Self-Identity and ‘The Church of
The Truth’», Augustinianum 49 (2009), p. 359-369.
111
Cf. Sermo de Pass. Donati 7.
112
Sur le rapport entre donatistes et persécution à l’époque post-constantinienne voir C. REVEL-BARRETTAU, «La fin
des persécutions? Le tournant constantinien vu par les donatistes», dans B. GOLDLUST – F. PLOTON-NICOLLET (éds.),
Le païen, le chrétien, le profane. Recherches sur l’Antiquité Tardive, Préface de J.-M. Salamito, Paris 2009, p. 95-118.
113
PETIL., dans AUG., Petil. 2,76,169.
15
païenne, il persécute, corrompt et tue114. Le thème de la haine envers les pieux dès les origines du
monde revient à plusieurs reprises, arrivant à des tons émouvants dans les mots d’un prédicateur
anonyme115. Les macarismes de Matthieu reviennent eux aussi sous la plume de nos auteurs, pour
être attribués maintenant à une communauté qui se présente avec les caractéristiques du “juste
souffrant”116. La persécution joue alors un rôle de preuve et de dévoilement : elle condamne les
ennemis en les démasquant et manifeste quelle est la véritable église, la seule non corrompue et qui
souffre sur les pas du Christ117. Le martyre qui peut en résulter se dessine ainsi comme une
nécessité théologique, mais en ce sens que les chrétiens, membres de ce corps dont le Christ est le
chef, ne peuvent que se placer dans sa sequela118. Malgré les tons enflammés de quelque texte sur le
martyre119, les forces démoniaques à l’œuvre, les antéchrists qui renversent toute justice120, ne
semblent pas identifiés avec les autorités politiques, qui ne sont que “ministres” du mal 121, mais
avec les détestés et détestables traditores, les héritiers de Cécilien, contaminés par son péché et euxmêmes personnellement coupables d’homicide122. Non contents d’avoir gardé la communion avec
ceux qui s’étaient autrefois tachés de la faute impardonnable de traditio (à savoir la remise des
Écritures au temps de Dioclétien), ils se font maintenant persécuteurs et tuent ceux qui ont conservé
ces mêmes Écritures en les portant dans leur cœur et sur leurs lèvres123. Dans ce climat surchauffé,
où l’on n’hésite pas à définir l’église rivale comme spelunca latronum124, reviennent d’autres idées
de Tertullien, telles que la mort (dans la persécution) comme triomphe125, la valeur missionnaire du
martyre126, sa caractéristique sacrificielle et expiatoire127. On rencontre même, dans les mots de
Gaudentius quelque chose qui pourrait rappeler la prudente comparaison entre guerre et martyre
évoquée à propos de l’Apologeticum128.
114
Cf. Sermo de Pass. Donati 2-3 ; PETIL., dans AUG., c. Petil. 2,47,109. 56,127. 57,129. 59,133. 63,141. 73,163.
76,169. 79,175. 85,188. 92,102. 93,214. 98,225. 100,229.
115
Cf. Sermo SS. Innocentium 3. 5-7. Mais voir aussi Passio Maximiani 13 ; Sermo de Pass. Donati 7 ; PETIL., dans
AUG., Petil. 2, 23,51 ; GAUD. dans AUG., c.Gaud. 1,23,51. 26,9. En plus, suivant le témoignage de Gennadius (De vir.
inl. 4), Vitellius Afer aurait écrit une œuvre spécifiquement consacrée à ce thème et intitulée De eo quod odio sint
mundo dei servi.
116
Cf. Sermo de Pass. Donati 6 ; Sermo SS. Innocentium 5-6 ; CHRYS. LAT., Serm 39 (olim Escorial 18), éd. Leroy
(1997), pp. 260-262 ; PETIL., dans AUG., c. Petil. 2,14,31. 39,92. 64,143, 65,145. 66,147. 67,149. 68,151. 68,153.
71,159 ; GAUD. dans AUG., c.Gaud. 1,20,22.
117
Cf. Sermo de Pass. Donati 1.
118
Sermo SS. Innocentium 1, et aussi 3.7. Voir également Sermo de Pass. Donati 7.
119
D’ailleurs désormais communs à toute la littérature hagiographique tardive, voir S. FIALON, «Images du pouvoir
persécuteur dans les Passions des martyrs africains (III e-VIe siècles)», dans M.B. COCCO – A. GAVINI - A. IBBA (éds),
L’Africa Romana. Trasformazioni dei paesaggi del potere nell’Africa settentrionale fino alla fine del mondo antico. Atti
del XIX convegno di studio. Sassari, 16-19 dicembre 2010, Roma, 2012, p. 1013-1034.
120
Cf. Sermo de Pass. Donati 1. 4. 6-7 ; Passio Marcul. 1,4 ; CHRYS. LAT., Serm 39 (18), l. 60.
121
Cf. PETIL., dans AUG., Petil. 2,92,202.
122
PETIL., dans AUG., c. Petil. 2,17,38. 23,51. 56,127. 92,292. 93,214 ; Cf. aussi le Mandatum des donatistes dans Gest.
coll. 3,258.
123
C’est la thématique exprimée aussi bien dans la Passio Dativi (spéc. 19-22) que dans la Passio Donati. Sur
l’importance des Saintes Écritures à l’intérieur du mouvement voir TILLEY, The Bible in Christian North Africa ;
EADEM, «Scripture as an Element of Social Control : Two Martyrs Stories of Christian North Africa», Harvard
Theological Review 83 (1990), p. 383-397.
124
Cf. Sermo de Pass. Donati 1; ANON. DONAT. dans PS. AUG, Adv. Fulg. 1,12.
125
Cf. Sermo de Pass. Donati 14.
126
Cf. PETIL., dans AUG., c. Petil. 2,89,196.
127
Cf. Passio Marculi 29-30.
128
Cf. GAUD. dans AUG., c.Gaud. 1,6,7 : «nous resterons en vie, aussi longtemps que cela plaira à Die, où bien, comme
sied à une famille de Dieu, dans l’enceinte de ce camp du Seigneur nous mettrons fin à notre vie, à cette condition
cependant : qu’on nous fasse violence : alors le fait pourra se réaliser. Nul n’est assez déraisonnable pour courir à la
mort si on ne l’y pousse» (éd G. FINAERT, Paris, 1965, BA 32, p. 519) Gaudentius évêque donatiste de Thamugade,
vers 420 quand le Tribun Dulcitius fut chargé d’appliquer les lois contre les schismatique, s’enferma dans son église
16
La perspective donatiste doit donc beaucoup à l’auteur carthaginois, et pourtant elle ne semble pas
se poser véritablement dans la continuité de sa pensée. Ce qui crée l’obstacle, ce n’est pas tant
l’inclination réelle ou présumée pour le martyre volontaire dont parlent les sources catholiques129 ;
c’est plutôt cette exaltation obstinée des martyrs et le rôle qui leur est attribué. Tertullien aurait
difficilement permis qu’on les entourât de tant de manifestations de culte ou auraient leur accordé
de légiférer en matière pénitentielle. Certes, ces martyrs, en particulier ceux qui se réunirent en
concile selon le récit de la Passio Dativi130, ne donnent pas de pardon à bon marché pour les péchés
irrémissibles. Au contraire, ils se présentent comme des rigoristes dont les délibérations n’auraient
certes pas déplu à notre auteur. Toutefois son égalitarisme austère nous semble incompatible avec la
perspective donatiste. On aurait surtout de la peine à imaginer Tertullien disposé à faire des martyrs
les hérauts de son église et à fonder cette dernière sur des bases différentes de celles qu’il avait
proclamées et défendues si obstinément pendant une vie entière. Mais nous en venons ainsi au
dernier point de notre comparaison, il convient donc de renvoyer le complément de ces remarques
au chapitre suivant.
4. Ecclésiologie, baptême et pardon des péchés
Quelques-uns des thèmes que nous avons à considérer ici ont été partiellement abordés dans les
chapitres précédents, on pourra donc procéder plus rapidement.
Pour parler de l’église, Tertullien utilise nombre d’images : certaines expriment en priorité la
relation avec Dieu, telles que “mère”, “épouse”, “vierge”, “corps du Christ”, “esprit”, “corpus
trium” ; d’autres par contre soulignent la relation avec le monde, comme par exemple “arche”,
“camp”, “école”, “secte” et, encore “corps (des croyants)” 131. Quelle que soit l’image ou métaphore
employée, pour Tertullien l’église est de toute façon une réalité théandrique, qui manifeste la Trinité
dans le monde. Une conception qui ne semble pas changer au cours du temps ou être influencée par
avec ses fidèles et menaça de se brûler vif avec eux. Le tribun, inquiet du scandale qui pouvait en résulter, écrit à
Gaudentius pour le détourner de ses propos. L’évêque donatiste, qui ne voulait pas céder, répondit à son tour avec deux
lettres, qui sont intégralement préservés dans la réplique d’Augustin. On ignore l’épilogue. Sur le personnage et cet
affaire voir «Gaudentius 2», dans MANDOUZE, Prosopographie, p. 522-525 ; L.J. VAN DER LOF, «Gaudentius de
Thamugadi», Augustiniana 17,1-2 (1967), p. 5-13 ; E. LAMIRANDE, «Introduction» et «Notes complementaires» dans
BA 32, pp. 489-505 ; 743-753 ; MONCEAUX, Histoire Littéraire, vol. V, p. 191-232, 329-334 ; et vol. VII, p. 125 ; sur
l’histoire du donatisme après la Conférence du 411 : R. A. MARKUS, «Donatism : the Last Phase», Studies in Church
History 1 (1964), p. 118‐ 126.
129
Cf. OPTAT. 3,4,8 ; AUG., c. Parm. 3,6,29 ; c. Petil. 1,24,26 ; 2,20,46, c. Gaud. 1,27,31. 28,32 ; c. Cresc.3,49,54 ; Un.
eccl. 20,53 ; Adv. don. 17,23 ; Ep. 43,8,24 ; Ep. 185,3,12. 4,14. Sur la pratique suicidaire du donatisme et surtout des
circoncellions, voir C. LEPELLEY, «Iuvenes et circoncellions : les derniers sacrifices humains de l’Afrique antique»,
Antiquités africaines, 15 (1980), p. 261-271 ; R. CACITTI, Furiosa turba, Milano 2006, p. 81-101 ; V. NERI, «Ancora sui
circumcelliones (alla luce di studi recenti)», Mediterraneo antico 12,1-2 (2009), p. 185-198.
130
Cfr. Passio Dativi 2. 19-22. Ils sont peut-être à identifier avec ces mêmes martyrs ou en tout cas avec un groupe de
martyrs qui auraient pris des décisions semblables les sancti et amici dei citées dans Ps-Cypr., Ep. 3 (CSEL 3,3, p. 273274 ; pour texte, traduction et commentaire voir J.L. MAIER, Le dossier du Donatisme, vol. II, De Julien l’Apostat à
saint Jean Damascène (361-750), Berlin 1989, pp. 194-198). Reste pourtant controversée l’identification des
decreta/sententiae patrum nostrorum martyrum beatissimorum rappelés jusqu’à trois fois dans le Mandatum des
évêques donatistes à la Conference de 411 (cf. Gest. coll. 3, 258 ; éd. Lancel, SCh 224, p. 1212 e 1214 ; cf. AUG., Brev.
coll. 3, 8,12).
131
Pour l’emploi de ces images, leur interprétation et leur ascendance (à partir des écritures ou de la réalité historique
contemporaine) voir D. RANKIN, Tertullian and the Church, Cambridge, 1995 (spéc. pp. 65-90), à lire avec les
précisions de P. MATTEI, «L’Ecclésiologie de Tertullien», p. 162-178.
17
l’adhésion à la Nouvelle Prophétie132, au point que nous la retrouvons aussi bien dans le De
Baptismo que dans le De pudicitia. Les passages sont d’une telle densité qu’il semble opportun de
les rapporter in extenso :
Car si toute parole de Dieu s’appuie sur trois témoins, combien plus son don ! En vertu de la
bénédiction baptismale, nous avons comme témoins de la foi ceux-même qui son le garant du salut. Et
cette triade de noms divins suffit aussi pour fonder notre espérance. Et puisque le témoignage de la foi
comme la garantie du salut ont pour caution les Trois Personnes, nécessairement la mention de
l’Église s’y trouve ajouté. Car là où sont les Trois, Père, Fils et Esprit-Saint, là aussi se trouve l’Église
qui est le corps des trois133.
[…] car l’Église, au sens propre et éminent du terme, c’est l’esprit lui-même, dans lequel est la Trinité
de l’unique divinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. C’est lui qui unit l’Église, celle qui, d’après le
Seigneur, consiste en trois personne134.
L’enracinement divin et plus spécifiquement trinitaire, qui est déclaré dans les textes que nous
venons de citer implique, comme une sorte de nécessité ontologique, la relation avec l’homme. En
ce sens, le titre donné à l’église de “mère” est extrêmement clarifiant. Ceci la relie, d’un côté, au
rapport avec le Père et le Fils, de l’autre, à tous ceux qui sont engendrés en son sein par le
baptême135. C’est en effet ce sacrement qui transforme concrètement celui qui croit en “chrétien”,
car c’est par lui que le futur baptisé reçoit l’onction (chrisma) qui lui donne ce nom, comme il
l’avait déjà donné au Christ, oint par le Père dans l’Esprit136. De plus, à cette occasion, «la foi vraie
et solide est baptisée dans l’eau pour le salut»137.
Dans la perspective de Tertullien, l’origo a donc une importance fondamentale, et ceci est aussi
vrai sur le plan théologique, nous venons de le voir, que sur le plan historique. Autour du concept
de traditio apostolica gravite en effet aussi bien l’authentification de la doctrine que l’unité de
l’église. Qu’il nous soit permis de reproduire deux autres passages, cette fois du De praescriptione :
Toute chose doit nécessairement être caractérisée d’après son origine. C’est pourquoi ces Églises, si
nombreuses et si grandes soient-elles, ne sont que cette primitive Église apostolique dont elles
procèdent toutes. Elles sont toutes primitives, toutes apostoliques, puisque toutes sont une. Pour
attester cette unité elles se communiquent réciproquement la paix, elles échangent le nom de frères,
132
Voir P. MATTEI, «Regards inactuels sur une Église en mutation. Tertullien et les paradoxes de son ecclésiologie»,
Revue des sciences religieuses, 75 (2001), p. 275-287.
133
TERT., Bapt. 6,2 : « nam si in tribus testibus stabit omne verbum, dei quarto magis donum? habebimus benedictione
eosdem arbitros fidei quos et sponsores salutis. sufficit ad fiduciam spei nostrae etiam numerus nominum divinorum,
cum autem sub tribus et testatio fidei et sponsio salutis pigneretur necessario adicitur ecclesiae mentio, quoniam ubi
tres, id est pater et filius et spiritus sanctus, ibi ecclesia quae trium corpus est» (éd. R.F. REFOULE, Paris 1952, SC 35, p.
75).
134
TERT., Pud. 21,16 : «Nam et ipsa ecclesia proprie et principaliter ipse est spiritus, in quo est trinitas unius diuinitatis,
Pater et Filius et Spiritus sanctus. Illam ecclesiam congregat quam Dominus in tribus posuit» (éd. CH. MUNIER, Paris
1993, SC 394, p. 275).
135
Cf. TERT., Or. 2,1. 4-7: « ‘Qui in eum crediderint, dedit eis potestatem ut filii Dei uocentur’ (cf. Io 1,12, I Io 3,1).
[…] Dicendo autem Patrem Deum quoque cognominamus. Appellatio ista et pietatis et potestatis est. Item in Patre
Filius inuocatur. ‘Ego enim’, inquit, ‘et Pater unum sumus’ (Io 10,30). Ne mater quidem Ecclesia praeteritur, siquidem
in filio et patre mater recognoscitur, de qua constat et patris et filii nomen. Vno igitur genere aut uocabulo et Deum
cum suis honoramus, et praecepti meminimus et oblitos patris denotamus» (éd. G. F. DIERCKS, Turnhout, 1954, CC SL
1, p. 258).
136
TERT., Bapt. 7,1 (éd. R.F. REFOULE, Paris 1952, SC 35, p. 76).
137
TERT., Bapt. 10,7 (éd. R.F. REFOULE, Paris 1952, SC 35, p. 81).
18
elles se rendent mutuellement les devoirs de l’hospitalité : tous droit qu’aucune autre loi ne réglemente
que l’unique tradition d’un même mystère138.
Dans ces conditions, il est clair que toute doctrine qui est en accord avec celle de ces Églises, matrices
et sources de la foi, doit être considérée comme vraie, puisqu’elle contient évidemment ce que les
Églises ont reçu des Apôtres du Christ, le Christ de dieu. Par contre toute doctrine doit être a priori
jugée comme venant du mensonge qui contredit la vérité des Églises des Apôtres, du Christ et de Dieu.
[…] Nous sommes en communion avec les Églises apostoliques, parce que notre doctrine ne diffère en
rien de la leur : c’est le signe de la vérité139.
Tertullien conçoit donc l’église non seulement comme une entité eschatologique, ecclesia in caelis
dira-t-il ailleurs140, mais aussi comme une institution terrestre. Suivant ce que nous venons de lire,
elle apparaît en effet comme inscrite en un lieu, qui est l’expansion universelle des églises, et un
temps, qui est certainement le temps des origines mais aussi le temps présent, car les différentes
églises émanant de l’unique source sont quotidiennement appelées à manifester continuité et
conformité avec elle. Partage des mêmes sources et communion réciproque constituent d’ailleurs le
lien, et dirais-je le collant, de cette Église, qui reste “une” jusque dans la multiplicité des
communautés répandues dans le monde141. Celui qui brise cette unité, non pas par différence de lieu
ou de temps, mais à cause d’une discontinuité dans la foi, lui devient automatiquement étranger et
se met “en dehors”142. Il y a là une idée qui n’appartient pas seulement aux traités rigoristes de la
dernière période mais qui est déjà entièrement déclarée dans le De baptismo. Dans cet opuscule, il
est dit en effet que le baptême ne peut que se transmettre dans l’église qui se qualifie comme on a
vu et jamais chez les hérétiques, qui ne peuvent ni le donner ni le recevoir, car n’ayant ni le même
Dieu ni le même Christ, ils ne possèdent pas non plus le même baptême. Selon les Écritures, en
effet, le baptême est un, comme Dieu est un, et une l’église143. Il se soucie, en plus, de préciser qu’il
appartient à l’évêque le droit d’administrer le baptême. Presbytres et diacres peuvent eux aussi
donner ce sacrement, mais toujours avec la permission de l’évêque, «à cause du respect qui est dû à
l’Église et qu’il faut sauvegarder pour sauvegarder la paix». Même des laïcs, en vertu du sacerdoce
commun de tous les fidèles, peuvent être autorisés en des circonstances exceptionnelles, mais ils
sont tenus de faire preuve d’une discrétion encore plus grande, puisque : «episcopatus aemulatio
schismatum mater est»144.
138
TERT., Praes. 20,7-9 : «Omne genus ad originem suam censeatur necesse est. Itaque tot ac tantae ecclesiae una est
illa ab apostolis prima, ex qua omnes. Sic omnes primae et omnes apostolicae, dum una omnes. Probant unitatem
communicatio pacis et appellatio fraternitatis et contesseratio hospitalitatis. Quae iura non alia ratio regit quam eiusdem
sacramenti una traditio» (éd. R.F. REFOULE, Paris 1957, SC 46, p. 113).
139
TERT., Praes. 21,4-5. 7 : «Si haec ita sunt, constat proinde omnem doctrinam, quae cum illis ecclesiis apostolicis
matricibus et originalibus fidei conspiret, ueritati deputandam, id sine dubio tenentem, quod ecclesiae ab apostolis,
apostoli a Christo, Christus a Deo accepit ; omnem uero doctrinam de mendacio praeiudicandam quae sapiat contra
ueritatem ecclesiarum et apostolorum Christi et Dei. […] Communicamus cum ecclesiis apostolicis quod nulla
doctrina diuersa : hoc est testimonium ueritatis» (éd. R.F. REFOULE, Paris 1957, SC 46, p. 114-115).
140
TERT., Bapt. 15,1, mais pour le sens à donner à cette expression voir MATTEI, «L’Ecclésiologie de Tertullien», spéc.
p. 167.
141
Voir K. MCDONNELL, «Communion Ecclesiology and Baptism in the Spirit : Tertullian and the Early Church»,
Theological Studies 49 (1988), p. 671-693.
142
TERT., Bapt. 15,2 : «quos extraneos utique testatur ipsa ademptio communicationis» (éd. R.F. REFOULE, Paris 1957,
SC 35, p. 87).
143
TERT., Bapt. 15,1-2. Tertullien déclare avoir traité ce thème plus abondamment dans une autre œuvre écrite
précédemment en grec (ibid.), mais malheureusement cette œuvre est maintenant perdue.
144
TERT., Bapt. 17,1-2, éd. R.F. REFOULE, Paris 1957, SC 35, p. 89-90.
19
Au cours de la période rigoriste la tendance à l’exclusivisme, qui dans ce contexte ne touche que le
domaine des hérétiques, se répand et prend des tons particulièrement durs au moment où Tertullien
aborde le problème de la discipline pénitentielle145.
L’occasion de la composition du De pudicitia est connue : un évêque, qui n’est pas nommé (très
probablement à identifier non pas avec Calliste, mais avec un collègue africain) avait décidé de
réadmettre à la communion les pénitents adultères. Tertullien s’indigne à la seule idée qu’un
edictum pareil puisse avoir été publié dans cette église qu’il définit comme uirgo, sponsa Christi,
uera, pudica, sancta, terrenum dei templum, et qu’il ne voudrait pas voir transformée maintenant
en une spelunca latronum, réceptacle d’adultères et de fornicateurs146. Notre auteur ayant
abandonné les positions plus prudentes exprimées dans le De paenitentia147, se montre désormais
convaincu que les péchés graves, parmi lesquels sans aucun doute, les péché liés à la violation de la
chasteté, doivent être laissés au seul jugement de Dieu et ne peuvent donc être remis par l’église, ou
du moins, pas par l’église institutionnelle de numero episcoporum, et peut-être, en définitive, pas
même par l’église spiritalem, per spiritalem hominem, vu que tous les exemples donnés concernent
un passé lointain148. L’impossibilité d’une réconciliation sur cette terre avait été, d’ailleurs
démontrée dans un chapitre précédent à travers la citation d’une longue série de passages de
l’Écriture dont certains exprimaient une volonté évidente d’éviter toute compromission avec les
pécheurs. Cependant, dans les paroles de Tertullien on ne démêle pas si les réprouvés devaient
seulement être éloignés des sacrements ou aussi exclus “physiquement” de la communauté 149. En
tout cas, il est certain que désormais il veut proposer à ses lecteurs l’image d’une église des purs,
qui sache se garder, après la sanctification du bain baptismal, glorieuse et sans ride, sainte et
exempte de toute tache (cf. Eph. 5,25-27)150.
Le passage de la lettre aux Éphésiens évoqué par notre auteur aurait été référé par les donatistes à
leur propre église, devenant, au moins à partir des temps de Parménien, une sorte de cheval de
bataille du mouvement151. Le donatisme aurait en effet revendiqué une sorte d’exclusivité de la
sainteté, reflétant par contraste sur l’église rivale une accusation d’indignité et de misère morale. Le
caractère de leur sainteté autoproclamée semble toutefois s’être progressivement modifié au cours
Sur le sujet voir en dernier lieu G. STROUMSA, «Du repentir à la pénitence : l’exemple de Tertullien», dans Retour,
repentir et constitution de soi, sous la direction de A. CHARLES-SAGET, Paris, 1998, p. 74-84 ; C. MUNIER, «La
discipline pénitentielle d’après Tertullien», Connaissance des Pères de l’Église, 71 (1998), p. 37-50 ; J.-C.
FREDOUILLE, «Du De paenitentia de Tertullien au De paenitentiae institutione de Pacieri», Revue des Études
Augustiniennes, 44, 1998, p. 13-23W. TABBERNEE, «To Pardon or not to Pardon? North African Montanism and the
Forgiveness of Sins», Studia Patristica 36 (2001), p. 375-386 ; S. VICASTILLO, «La clasificación de los pecados según
Tertuliano», Salmaticensis 57 (2010), p. 299-306 ; L. MELLERIN, «La contribution de Tertullien à la réflexion
Théologique sur l’irrémissible : du De paenitentia au De pudicitia», Revue des Études Augustiniennes, 58 (2012), p.
185-216 .
146
Cf. TERT., Pud. 1,6-8, éd. CH. MUNIER, Paris, 1993, SC 394, p. 147.
147
Cf. TERT., Paen. 5,7,10.
148
L’attribution d’une éventuelle possibilité de pardon à une église spirituelle par l’intermédiaire de quelqu’un de
spirituel semble presque une démonstration per absurdum : cf. Pud. 21.
149
Cf. TERT., Pud. 18.
150
Cf. TERT., Pud. 18,11. René Braun («Aux origines de la Chrétienté d’Afrique», p. 207) peut-être avec raison
remarque comme caractéristique de l’auteur «l’idéal, auquel Tertullien s’est accroché dans son schisme, d’une petite
Église de saints, de purs, distincts de la tourbe sensuelle des psychiques, Église d’ascètes et d’inspirés à la fois».
151
Cf. OPTAT. 18,3. Ce thème finira par devenir tout à fait central dans le Mandatum des évêques donatistes à la
Conférence de 411 (Gest. coll. 3,258). Sur cet aspect de l’ecclésiologie donatiste voir spéc. Y.M.-J. CONGAR,
«Introduction général», dans Traité anti-Donatistes, vol. I, BA 28, Paris, 1963, p. 60-64 ; BRISSON, Autonomisme et
christianisme, p. 123-127 ; et plus récemment R.A. MARKUS, Introduzione generale, in Opere di Sant’Agostino.
Polemica con i Donatisti, (NBA XV/1), Roma, 1998, pp. VII-XXXVIII ; E. ZOCCA, Dai “santi” al “Santo” : un
percorso storico linguistico intorno all’idea di santità (Africa Romana secc.II-V.), Roma 2003, p. 179-231; 257-277.
145
20
du temps, aussi bien sous la pression de contingences extérieures que comme conséquence du vif
débat qui se déroula, essentiellement par écrit, avec ceux qu’ils appelaient “les cécilianistes”. La
sainteté donatiste avait en effet à l’origine une connotation essentiellement collective et ecclésiale.
Elle se référait à quelques idées qui pouvaient trouver leur origine chez Tertullien, surtout celui de
la dernière période, mais peut-être plus spécifiquement influencées par certaines élaborations de
Cyprien, postérieures à la polémique avec les lapsi et au schisme de Felicissimus152. Toutefois, la
perspective dans laquelle s’engagèrent les disciples de Donat alla certainement plus loin que les
positions de l’un et de l’autre, s’articulant sur des présupposés qui se différenciaient des deux. En
effet, une fois perdue la dimension fortement verticale qui caractérisait l’ecclésiologie des deux
carthaginois, si solidement enracinée dans la théologie trinitaire, la sainteté donatiste se fonda
essentiellement sur une éthique qu’on pourrait définir de l’“abstention” et de la “séparation”153.
Ceux qui se vantaient d’être restés fermes dans leur refus de remettre (tradere) les Écritures lors de
la persécution dioclétienne, renièrent ensuite l’église qui avait gardé en son sein les Apostats,
arrivant enfin à considérer comme inexorablement contaminées toutes les communautés qui
auraient maintenu, en tout lieu et en tout temps, la communion avec les “cécilianistes”. Les versets
qui autrefois Tertullien avait rappelés pour exclure les adultères et les libertins furent donc repris,
mais (en partie suivant l’exemple de Cyprien154) appliques aux apostats et interprétés au sens
physique et spatial, car l’intention déclarée était de garder l’église donatiste séparée et indemne de
toute “contagion”155. La ségrégation réussit vers l’extérieur, car les donatistes eurent très peu de
contacts avec les églises extra-africaines156, mais vers l’intérieur, en Afrique, la communauté
s’accrut rapidement, pour se retrouver supérieure en nombre presque jusqu’à l’époque
d’Augustin157. Ce processus d’expansion comporta inévitablement des conséquences 158, d’autant
Pour une synthèse précise et à jour sur cette question qui a troublé l’Eglise africaine sous l’épiscopat de Cyprien,
voir E. GALLICET, «Introduzione» dans CIPRIANO DI CARTAGINE, La Chiesa. Sui cristiani caduti nella persecuzione –
L’unità della Chiesa cattolica – Lettere scelte, a cura di E. GALLICET, Milano, 1997. Notamment sur le concile de 256
qui examina la question des lapsi, voir P. BERNARDINI, Un solo battesimo, una sola Chiesa. Il concilio di Cartagine del
settembre 256, Bologna 2009.
153
Pour cette analyse de la sainteté donatiste nous nous permettons de renvoyer à ZOCCA, Dai ‘santi’ al ‘Santo’, p. 171216.
154
Chez Cyprien le propos sur l’exclusion apparaît surtout dans les lettres concernant la polémique baptismale (cf.
CYPR., Ep. 65,2,1. 5,1 ; 67,1,2. 2,2. 3,1-2 ; 69,1,2 ; 9,1 ; 70,1-3. 3,271,1,3 ; 72,1), toutefois, l’intérêt de l’évêque de
Carthage étant plus spécifiquement fondé sur la validité du sacrifice offert par des ministres indignes, on a l’impression
que l’appareil scripturaire des donatistes, avec son caractère généralisé, reste plus proche de celui de Tertullien.
155
Voir entre autres PETIL. dans AUG., c. Petil. 2, 39,92. 40,95. 46,107. 51,117 ; CHRYS. LAT., Serm 39 (18), l. 86-87 ;
Passio Dativi 21-22 ; Mandatum des évêques donatistes dans Gesta Coll. 3,258. Se référant à certains versets (Ps 1,1 e
Ps 25,4-6), déjà cités par Tertullien (Pud. 18,4-5) les donatistes arrivèrent jusqu’à exiger que toute la Conférence de 411
se déroulât “debout” parce que l’Écriture interdisait qu’on s’assît avec les pécheurs (cf. Gesta Coll. 1,145 ; 2, 3-4 ;
AUG., Brev. coll. 1,13 ; 2,1 ; 3,9,18 ; Adv. don. 5,7).
156
Pour la présence d’une petite communauté donatiste à Rome cf. OPTAT., 2,4,5 ; HIER., Chron. ad ann. 355 ; ARNOB.,
Praedest. 1,44 ; 69.
157
Jérôme affirme que sous Constantin et Constance les donatistes pullulaverunt et réussirent à attirer à leur confession
presque toute l’Afrique, et notamment la Numidie (HIER., Vir. ill. 93). Nous savons, en effet, que dès 336 Donat put
réunir un concile de 336 évêques (cf. AUG., Ep. 93,43), tandis qu’en 393, son collegue de Constantine, Primien, pour
répondre au concile donatiste convoqué contre son élection à Carbarsussi avec une centaine d’évêques (cf. AUG., En in
Ps 35, s. 2,20), en convoqua à son tour un autre à Constantine, où il réussit à rassembler jusqu’à 370 évêques (J.L.
Maier, Le dossier du Donatisme, vol. II, p. 73-74). Enfin, à la Conférence de 411 les deux épiscopats, donatiste et
catholique, auraient été pratiquement équivalents (LANCEL, «Introduction», p. 106-118). Sur le sujet voir W.H.C.
FREND, «Donatus ‘paene totam Africam decepit’. How?», dans IDEM, Orthodoxy, Paganism and Dissent in the Early
Christian Centuries, Aldershot 2002, p. 611-627 ; IDEM, Donatist and Catholic : the Organisation of Christian
Communities in North African Countryside, ibidem, p. 601-634.
152
21
plus que les péchés “irrémissibles”, et donc contaminants, n’avaient pas été clairement définis. En
effet, on considérait comme acquis que la faute par définition devait être reconnue dans l’apostasie,
mais un besoin de sainteté si constamment proclamé et revendiqué ne pouvait se soustraire trop
longtemps à une connotation éthique plus spécifique, ce qui mettait nécessairement en cause
l’individu. Une fois l’attention déplacée du plan ecclésial au plan personnel, la prétendue sainteté
donatiste commença alors à montrer des failles évidentes et leur système entra peu à peu dans une
crise. L’ “église sans tache ni ride” dut alors admettre que même en son sein se trouvaient des
méchants ce qui comporta des problèmes extrêmement sérieux, surtout sur le plan de la doctrine
sacramentelle.
Les donatistes avaient au départ nié leur validité aux sacrements administrés par celui qui se serait
personnellement taché de traditio ou aurait été consacré par un traditor, arrivant enfin à refuser le
baptême donné par tous ceux qui avaient maintenu la communion avec Cécilien, en tant que
personnellement non “saints”, d’où la nécessité d’un second baptême. Si on reconstruit la pensée
de Parménien à travers la réplique d’Optat de Milève, on peut en déduire que ces ministres
n’étaient pas “saints” parce que, l’église à laquelle ils appartenaient n’étant elle-même pas sainte, ils
n’avaient rien à donner : «qui non habet quod det, quomodo dat?»159. Mais il arriva que l’église
donatiste fut frappée par une série de schismes et de scandales160, qui mirent au grand jour la
présence de ministres indignes jusque dans leurs rangs. En ce cas, on n’estima pas opportun de
recourir à un second baptême, mais cela créa un embarras difficile à dissimuler. On sonda alors
différentes solutions et on en référa en général au fait qu’un ministre dont on ne connaissait pas à
l’avance les fautes gardait intacte sa capacité de donner le baptême en ce que son lien visible,
physique avec l’église n’avait pas été coupé161.
Nous avons rapidement esquissé les mésaventures rencontrées par les donatistes dans la gestion de
leur doctrine baptismale pour mieux faire le point sur le rapport entre leur position et celle de
Tertullien. Bien que l’interrogation exposée ci-dessus, «qui non habet quod det, quomodo dat?»,
semble faire écho à ce qu’exprime notre auteur dans le De Baptismo162, les perspectives de l’un et
des autres ne coïncident pas. Tertullien, on s’en souvient, fondait dans le rappel de la Trinité et le
partage d’une même foi, la validité du baptême, et n’excluait que celui donné par quelqu’un qui
aurait professé une doctrine différente. Dans ce contexte, le rôle du baptisant n’avait pas
d’importance particulière, et la précision sur les prérogatives de l’évêque semblait concerner en fin
de compte des questions simplement d’ordre disciplinaire. Parménien et les auteurs qui après lui
interviendraient sur ce thème négligèrent la référence à une identité ou une différence de doctrine,
158
Voir en dernier lieu A. DEARN, «The Abitinian Martyrs and the Outbreak of the Donatist Schism», Journal of
Ecclesiastical History 55 (2004), p. 1-18 ; M. GAUMER, «The Evolution of Donatist Theology as Response to a
Changing Late Antique Milieu», Augustiniana, 58,3-4 (2008), p. 171-203.
159
OPTAT., 5,6,1, éd. M. LABROUSSE, Paris, 1966, SC 413, p. 140.
160
Aux schismes rappelés à la note 23 il faut ajouter les accusations portées contre Primien lors du Concile de
Cabarsussi pour des crimes graves à la fois d’ordre ecclésiale et pénale (cf. AUG., Psal. 36, en. 2,20; voir texte et
commentaire chez MAIER, Le dossier du Donatisme, vol. II, p. 73-82).
161
Pour Parménien cf. OPTAT., 2,9,3 ; AUG., c. Parm. 2,13,31. Pour les tentatives de solution proposées par d’autres, en
particulier Cresconius et Pétilien, cf. AUG., c. Cresc. 2,17,21-18,22 ; 3,11. 12-14 . 32,36 ; c.Petil. 1,1,2. 6,7 ; 2,6,12 ;
3,8,9 ; 49,59. Sur le fait que la sainteté demandée au ministre restait de toute façon ecclésiale voir B. QUINOT,
«L’adjonction ou la suppression de ‘sancte’ et ‘sciens’», dans BA 30, Paris, 1967, p. 803-806 ; IDEM, «La théologie de
Petilianus», ibid., p. 48-63 ; A.C. DE VEER, «Conscientia [sancte] dantis», dans BA 31, Paris, 1968, p. 773-779 ; Y. M.J. CONGAR, «Introduction generale», dans BA 28, Paris, 1963, p. 55-60 ; R. CRESPIN, Ministère et Sainteté. Pastorale
du clergé et solution de la crise donatiste dans la vie et la doctrine de saint Augustin, Paris, 1965, p. 218-220.
162
En réalité cette phrase, bien loin d’être, comme ironisait Optat (5,6,1), une vox de vico collecta, reprenait presque
littéralement une expression de Cyprien (cf. CYPR., Ep. 70,2,3 ; la doctrine même de Parménien est contestée aussi par
Augustin : cf. AUG., c. Parm. 2,13,27 ; e Bapt. 5,20,29).
22
d’autant plus qu’ils estimaient ne pas avoir de problèmes de ce type avec les catholiques163,
préférant plutôt déplacer le discours sur le plan ecclésiologique et donner un relief absolu à la
figure du ministre, sans se soucier de tomber dans des incongruités, que leurs adversaires relevèrent
immédiatement et tournèrent en ridicule164.
Comme on le voit, ce discours continue à tourner autour de l’ecclésiologie. Parmi les nombreux
thèmes que l’on pourrait encore rappeler pour mieux discerner le rapport de continuité ou de
discontinuité avec Tertullien, il y en a un qui nous semble particulièrement significatif et qui
concerne la «tradition», entendue comme mémoire historique de l’origine et transmission d’une
identité ecclésiale spécifique.
Tertullien centrait justement sur ce pivot deux éléments fondamentaux de son idée d’église, à savoir
vérifier l’orthodoxie et manifester, par le lien de communion des différents églises, l’unité. Il
établissait exactement en cela la veritas ecclesiae. Les donatistes n’ignorèrent pas la question et
cherchèrent eux aussi à fonder “historiquement” leur propre église. Une première tentative,
certainement la plus complexe dans notre panorama de sources, fut effectuée par Parmenién, évêque
donatiste de Carthage, primat d’Afrique e personnage influent165. Il publia en 364 environ un traité
en cinq livres (peut-être déduit d’une série de sermons), où il dessinait entre autres une ecclésiologie
originale. À son avis la véritable église ne pouvait être que celle qui s’avérait posséder les dons et
les ornements attribués par le Cantique des cantiques à l’unique Épouse du Christ, c’est-à-dire la
Cathedra (le pouvoir des clés), l’angelus (celui qui faisait couler les eaux du baptême -selon Ioh.
5,4- relié à l’évêque et comme personnalisé en lui), le Spiritus, la fons (l’eau sanctifiante du
baptême), le sigillum (le symbole) et, enfin, l’umbilicus (l’autel d’où émanait la fécondité de
l’Église)166. Il reliait donc les racines historiques de la controverse au problème de la validité des
sacrements et développait son discours en quelque sorte autour de deux pôles d’attraction : d’un
côté l’ecclésiologie, de l’autre la sacramentologie. Mais il y ajoutait aussi que «En effet, elle ne peut
être appelée Église, elle qui se repaît de morsures sanglantes et qui se nourrit du sang et de la chair
des martyrs»167. Il revendiquait donc pour son église une identité de communauté persécutée. Cette
identité constituerait le signe distinctif de l’église donatiste jusqu’à la Conférence de 411, lorsque
dans l’en tête du Mandatum elle se qualifie, comme on l’a dit, de «ecclesia veritatis, quae
Les donatistes refusaient, pour eux-mêmes, l’adjectif d’hérétiques et ne l’attribuaient pas non plus à leurs rivaux.
Selon la définition de Cresconius, «Haereticus nisi contrariae uel aliter interpretatae religionis est cultor», et pour les
adhérents à ce mouvement il était parfaitement évident qu’aucune diversa sententia ne les distinguait des catholiques.
Tous deux confessaient en effet «idem Christus natus, mortuus et resurgens», tous deux possédaient «una religio,
eadem sacramenta – et par conséquent – nihil in christiana obseruatione diuersum». Ils admettaient toutefois qu’il y
avait une separatio, mais à leur avis, ceci retombait sous la définition de schisme et non d’hérésie : «Haeresis est
diuersa sequentium secta, schisma uero idem sequentium separatio» (cf. AUG., c. Cresc. 2,3,4, éd G. FINAERT, Paris,
1963, p. BA 31, p. 156-159).
164
D’après Augustin, les donatistes auraient en effet déclaré: «on peut être baptisé par un méchant du moment que la
malice de celui qui baptise est cachée». (c. Parm. 2,10,21; éd G. Finaert, Paris, 1963, BA 28, Paris, 1968, p. 319).
Évidemment, il ne est pas difficile pour lui de réfuter de telles déclarations et le fait avec beaucoup de sarcasme.
165
Pour une information d’ensemble sur Parménien voir MANDOUZE, Prosopographie, p. 816-821. L’ecclésiologie de
Parmenién peut se reconstruire en filigrane derrière la réponse d’Optat mais aussi se déduire de AUG., c. Parm. Peutêtre que, faute d’une source directe, rares sont ceux qui s’en sont occupés de façon spécifique, voir P. MONCEAUX,
Histoire littéraire, vol. V, p. 221-240 ; A. PINCHERLE, «L’ecclesiologia nella controversia donatista», Ricerche
Religiose 1 (1925), p. 35-55 ; FREND, The Donatist Church, chap. 13 ; CONGAR, «Introduction général», p. 67-69 ;
TILLEY, The Bible in Christian North Africa, p. 112-128 ; ZOCCA, Dai ‘santi’ al ‘Santo’, p. 198-206.
166
OPTAT., 2,2,1 ; 6,1-2.
167
Cf. OPTAT., 2,14,1 : «Neque enim illa ecclesia dici potest quae cruentis morsibus pascitur, et sanctorum sanguine et
carnibus opimatur» ( éd. M. LABROUSSE, Paris, 1995, SC 412, p. 268). Ici, l’auteur catholique cite ad litteram les mots
de son collègue donatiste.
163
23
persecutionem patitur, non quae facit»168. Ceci suggère que la veritas ecclesiae était désormais
identifiée non pas avec ce depositum fidei que Tertullien avait si solidement établi dans le De
praescritione, se préoccupant même d’inclure une regula fidei169, mais plutôt dans la sequela
martyrielle. Il s’agissait donc d’un depositum d’un ordre différent, qui impliquait à la fois une
filiation directe des martyrs du passé, un état actuel de persécution et, last but non least, la non
compromission avec l’ecclesia traditorum170. Dans la Passion des martyrs d’Abitina (Passio
Dativi) tout cela allait jusqu’à se traduire par un legs testamentaire, garanti par le sang des martyrs
et donc irrévocable171. Quelle que soit la date de composition de ce texte, à l’origine ou vers la fin
de l’histoire donatiste172, il transmet certainement une conception de “tradition” bien éloignée de
celle que Tertullien avait définie à son époque. Tout en considérant la “relecture” du concept
proposé par notre auteur en Scorpiace, il ne reste de cette grande construction que la persecutionis
obeundae disciplina, transmise à présent non plus par les Apôtres, mais par un groupe de chrétiens
en prison qui, au lieu d’accorder “hautainement” des pardons hasardeux, rendent un verdict sans
appel, auquel soustraire même une lettre ce serait un crime173.
5. Conclusions
Au terme de ce parcours, il nous semble pouvoir affirmer que nombreuses sont les correspondances
entre Tertullien et le Donatisme, ainsi que les éléments qui sont passés de l’un à l’autre par voie
directe ou indirecte. Pour établir un bilan plus précis, il faudrait suivre encore d’autres directions
d’enquête : en premier lieu une analyse détaillée de toutes les citations de l’Écriture, aussi bien
comme indication des passages que comme vérification de la version biblique utilisée ; en second
lieu on devrait considérer avec une attention particulière le rôle de Cyprien, auteur qui connaît et
apprécie Tertullien174 mais qui à son tour, est connu et apprécié des donatistes175 ; enfin, il serait
nécessaire de faire une confrontation avec la contrepartie catholique, en particulier Optat et
Augustin, qui pourtant laissent transparaître l’influence, encore une fois directe ou indirecte, de
notre auteur.
Les quelques remarques que nous venons de signaler fournissent en tout cas des indications. En
principe, nous pouvons affirmer que la réflexion de Tertullien trouve un pendant dans les sources
donatistes, sans toutefois que, dans ceux-ci, on arrive à saisir les caractéristiques les plus
dynamiques et les plus significatives de sa pensée. On a l’impression que tout en reconnaissant dans
certaines idées les traits de la physionomie de Tertullien, l’image n’émerge jamais avec netteté.
Même là où au départ on aperçoit des parallèles plus serrés, à un examen plus attentif les contours
se brouillent et s’estompent. Je pense en particulier au rapport avec l’empire, ambigu d’un côté et de
l’autre mais de façon différente ; à la vision du martyr, où à la réticence de l’un correspond la
vénération enthousiaste des autres ; à la discipline pénitentielle, qui ne s’ applique pas aux mêmes
168
Cf. Gest. coll. 3,258.
TERT., Praes. 13,1-6.
170
Autrement dit, la question «Qu’est-ce que l’Église?» est remplacé par «Où est la véritable Église?». Voir R.D.
BURRIS, Where is the Church?.
171
Passio Dativi 20-21.
172
Cf. supra note 108.
173
Cf. Passio Dativi 21.
174
Cf. HIER., Vir. ill. 53,3.
175
D’après Paul Mattei («L’Ecclésiologie de Tertullien», p. 177, note 65) «les donatistes dépendent de Tertullien dans
toute la mesure où ils dépendent de Cyprien», mais, à notre avis, le sujet mériterait une analyse plus approfondie.
169
24
péchés; aux ancrages historiques, qui chez le premier remontent jusqu’au Christ par l’intermédiaire
des Apôtres et chez les seconds s’arrêtent à l’époque de Dioclétien avec ses gloires et ses misères.
Il faut toutefois rappeler que parmi les œuvres de Tertullien et les sources donatistes passent
environ cent cinquante ans si ce n’est jusqu’à deux cents ans et plus. Non seulement deux époques,
mais deux mondes profondément différents. Nous ignorons comment Tertullien aurait réagi à un
empire chrétien, à une église qui s’acheminait vers une sécularisation de plus en plus prononcée,
aux tâches nombreuses et variées des évêques, désormais dotés d’un rôle, et dirais-je, d’un
charisme, qu’il n’aurait jamais attribué à quelqu’un qu’il considérait comme un simple famulus176.
Probablement il aurait été lui aussi un outsider comme Tyconius, génial, solitaire, et auteur d’un
legs fondamental pour l’histoire chrétienne à venir.
Comme tous les legs, celui de Tertullien ne transmit pas tout son patrimoine à l’un ou à l’autre. Si
les donatistes en reçurent une partie, une autre arriva certainement aux catholiques. On pourrait
mentionner, pour ne citer que quelques exemples : le rôle joué par la Trinité dans la
sacramentologie d’Optat177, l’idée conséquente que le ministre était un simple operarius178, la
remise en perspective de la figure du martyr, entreprise déjà par Cyprien et poursuivie avec
conviction par Augustin précisément dans un but antidonatiste179. Mais en allongeant la liste on
suivrait une voie que, pour respecter les limites d’un article, nous nous sommes imposé de ne pas
parcourir.
Pour conclure, les Donatistes ne furent peut-être pas les héritiers directs de Tertullien et les
catholiques non plus, mais il est certain que chez les uns et les autres il y a beaucoup de sa pensée,
revue, réélaborée, parfois déformée, mais opérante comme un ferment qui active et vivifie la
tradition théologique africaine toute entière.
176
TERT., Pud. 21,17.
Cf. OPAT., 2,9,2. 10,1 ; 5,3,7. 4,1-3.
178
Cf. OPAT., 5,4,3. Dans le même sens, également AUG., In Ioh. ev. 5,15 ; Bapt. 3,10,15
179
Cf. supra notes 97 et 98.
177