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Manger le territoire

Traditional and recent property rights. The question of economic land concessions in Cambodia.

Chapitre in « Le Cambodge Contemporain » – auteur(s) : Alain Forest, Collectif Broché – Coédition IRASEC - Les Indes Savantes – édité en novembre 2008 Draft 1er Septembre 2006 « Manger le territoire 1» Pratiques anciennes et actuelles d’accès à la terre au Cambodge2 Fabienne Luco Présentation Jusqu’à très récemment, le Cambodge comptait une petite population de paysans riziculteurs essentiellement répartie autour du lac Tonle Sap et dans le sud du pays, laissant de vastes portions du territoire très peu peuplées, en partie couvertes de forêts. L’accès traditionnel aux terres agricoles par des défrichements prévalait. Les transactions foncières se faisaient localement de façon informelle et flexible. La petite taille des exploitations, la mobilité des populations, la facilité à défricher de nouvelles terres et un faible attachement au sol, la crainte du paiement de taxes sur les récoltes n’incitaient pas à fixation de la propriété. Depuis l’instauration du protectorat français à la fin du XIXème siècle, les autorités gouvernementales tentèrent d'encadrer formellement et juridiquement ces pratiques traditionnelles en établissant la propriété privée assortie de l’enregistrement et du cadastrage des terres : avec peu de succès. Dans les années 1970, l’ancien système foncier fut entièrement détruit par les Khmers rouges qui imposèrent une réforme agraire radicale basée sur le travail collectif et procédèrent à des déplacements massifs de population à travers tout le pays. Dès la fin de ce régime en 1979, en réponse à une possible anarchie foncière, les terres furent distribuées aux familles qui retournèrent vite à un mode traditionnel d'exploitation agricole privée. Le territoire national cambodgien s’étend sur 18,1 millions d’hectares dont 6,5 millions sont considérés comme terres arables et 2,7 millions comme des terres moyennement productives.3 Les informations disponibles4 pour 1996-19975 indiquent que 3,9 millions d’hectares de terres sont alors utilisés pour l’agriculture et que 10,6 millions d’hectares sont classées comme forêts6. Parallèlement, la population a 1 En cambodgien, le terme royal pour dire « règner » soay reach veut littéralement dire « manger le territoire ». Il est entendu que le roi (comme les élites actuelles), doit sa position élevée à la somme de mérites qu’il a accumulés lors de vies précédentes. Il peut maintenant règner, c’est à dire manger qui lui revient de droit. 2 La collecte et l’essentiel de la rédaction des données de ce texte s’est faite dans le cadre d’un emploi au Bureau du Haut Commissaire des Droits de l’Homme au Cambodge pour les Nations Unies (UNCOHCHR) en 2003 qui portait sur l’impact socio-économique des “concessions économiques” sur les populations locales. Se référer au Rapport du Représentant Spécial du Secrétaire Général pour les Droits de l’Homme au Cambodge, Land concessions for economic purposes in Cambodia : A human rights pespective, UNCOHCHR, novembre 2004. 3 General Population census of Cambodia 1998 provisional Population Totals (UNPF, 1998). 4 La classification officielle des terres n’a pas encore eu lieu. En règle générale, les données disponibles sur le foncier sont parcellaires et imprécises. Elles varient sensiblement d’une publication à l’autre. 5 Chan Sophal, Tep Saravy, Sarthi Acharya, Land tenure in Cambodia-a Data update, working paper n 19 CDRI (Cambodian Development Resource Institute), octobre 2001. 6 Ici le terme “forêt” comprend la forêt dense, la forêt dégradée, la forêt inondée autour du Tonlé Sap, la mangrove ainsi que les plantations d’arbres (17 000 hectares d’après une estimation d’International 1 plus que doublé en 25 ans et approcherait les 14 millions7. Plus de 80 % d’entre elle vit à la campagne et la majorité dépend pour sa subsistance de la culture familiale du riz, de la pêche et d’activités secondaires comme les cultures maraîchères et la collecte des produits de la forêt. Après deux décades de conflits armés et de régimes durs, le Cambodge s’est rapidement ouvert au monde extérieur et à l’aide internationale massive à la suite des Accords de Paris en 1991. La réinstauration de la propriété privée en 1989, la promulgation de la nouvelle loi foncière en 2001, le commencement de l’enregistrement systématique des terres aboutissant à l’obtention de titres de propriété, ainsi que l’adoption du sous-décret sur l’attribution de terres aux paysans pauvres avec le système des « concessions sociales »8 constituent des étapes légales importantes pour la protection de la propriété foncière et des droits des personnes. De nouvelles formes d’acquisition, d’usage et de gestion des terres émergent. Mais la population paysanne doit faire face à des développements sociaux et économiques aux effets préoccupants sur la situation foncière, laquelle a évolué vers la confusion et les conflits dans de nombreux endroits. Les populations rurales doivent désormais compter avec l’accroissement démographique, la perte et la dégradation des ressources naturelles, l’accès de plus en plus restreint aux terres et forêts, qui n’avait jamais été un problème au Cambodge, l’ouverture à une économie de marché ainsi que l’insécurité de la tenure foncière. Avec l’ouverture à l’économie de marché, la terre gagne en valeur. La demande de terre augmente aussi bien de la part des paysans que de sociétés privées ou de personnes en position d’autorité et de pouvoir comme les membres du gouvernement et les militaires. Aussi les expropriations, au besoin par la force, ainsi que les nombreux litiges fonciers de voisinage, insolubles faute de réels moyens institutionnels, se multiplient-ils et deviennent une préoccupation pour l’avenir. Dans le cadre de sa politique de développement économique du pays, entre 1993 et 1999, le gouvernement a concédé un tiers du territoire national à des compagnies privées pour l’exploitation commerciale forestière, agricole, minière, touristique, ainsi que pour la pêche. Il a également laissé le contrôle de vastes portions du territoire à des militaires. Aujourd’hui, près de 3 millions d’hectares de terres seraient encore sous le régime des concessions forestières et agro-industrielles - remarquons que ces concessions occupaient environ 7,5 millions d’hectares dans les années 1990. L'importance de telles concessions a fini par s'apparenter à un bradage des ressources naturelles du pays, suscitant rapports et prises de position de la part d’ONG qui ont sonné l’alerte notamment sur les dangers de l’exploitation abusive des forêts ainsi que sur les impacts socio économiques sur les populations qui vivent dans les zones concédées. Diverses dispositions juridiques ont alors été élaborées afin de réglementer les coupes de bois et d'encadrer la gestion des concessions forestières et économiques. On relève cependant un manque de ressources humaines et de volonté politique pour les faire appliquer pleinement. Cette politique opaque de pseudo développement économique à travers la concession de terres à des compagnies forestières ou agro-industrielles limite encore plus l’accès à la terre des populations rurales et renforce leur sentiment d’exclusion. Les coupes de bois illégales continuent d’affecter la vie quotidienne des populations locales et les expropriations se poursuivent tout autant. En tout cas, le nombre des gens sans terres s’accroît. Il semble pourtant que la gestion des nouvelles pratiques foncières sera déterminante pour la stabilité politique et économique du Cambodge dans les années à venir. CHAP. 1 Les pratiques du passé Les pratiques traditionnelles et la surimpression d’un modèle français A la fin du XIXème siècle, les explorateurs étrangers décrivent une contrée anémique avec une petite population inégalement répartie sur un territoire essentiellement recouvert par la forêt9 (environ un million Tropical Timber Organization : Status of Forest Management, 2005). Les parcs naturels et zones protégées occuperaient 4,6 millions d’hectares (ibid.) 7 13,4 millions en 2004 d’après une projection de l’Institut National de la Statistique à Phnom Penh à partir des données du recensement de 1998 et d’enquêtes de terrain menées en 2004. 8 Voir infra 9 Mouhot Henri, Voyage dans les royaumes de Siam, de Cambodge, de Laos, et autres parties centrales de l’Indo-Chine (1826-1870), Genève : Olizane, 1999./ Delaporte, Voyage d’exploration en Indo-Chine 2 de gens d’après les estimations). Les Français établissent un protectorat au Cambodge de 1863 à 1953. Ils bloquent ainsi les incursions des Vietnamiens et des Siamois sur le territoire cambodgien, y font régner la paix et définissent des frontières nationales. Ils redessinent parallèlement le système administratif et juridique sur leur propre modèle. Le nombre d'habitants se multiplie par quatre entre 1875 et 1957. De nouvelles terres agricoles sont conquises sur les vastes zones de forêts mais la population reste réduite et la question de l’accès aux terres libres ne se pose pas encore. La population est essentiellement composée de familles de paysans riziculteurs10, vivant relativement indépendamment les unes des autres, qui exploitent un petit terrain en faire-valoir direct. L’appropriation de la terre se fait par défrichement. L’occupation et l’exploitation de la terre en assurent un droit d’usage reconnu localement11 qui cesse à l’abandon de la terre. Chaque famille ne défriche que la surface de terre nécessaire à sa subsistance. Les liens sociaux sont lâches et l’occupation du sol est assez fluide. Quand la terre devient stérile, qu’il y a des problèmes de voisinage, des maladies ou des morts répétées, on part ailleurs défricher une autre terre. Il n’y a pas de réel attachement à la terre et très peu de marché foncier. Ainsi, la terre non travaillée qui ne produit rien n’a-t-elle pas de valeur commerciale12. Le système de patronage et la paysannerie Dans les temps anciens, ce qui importe est plus le contrôle des populations qui exploitent des terres que les terres elles-mêmes13. A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, les auteurs14 décrivent un système hiérarchique et féodal, fonctionnant sur un rapport patrons-clients. Les paysans ont en quelque sorte le devoir d’exploiter les terres et les gens puissants ont le droit d’en tirer des revenus en prélevant une taxe ou bien une partie de la récolte15. Traditionnellement, le roi est le possesseur symbolique de la terre. Il est reconnu comme étant le « maître de la terre et l’eau » mecha dei mecha teuk. Les paysans en ont l’usufruit. Le roi est placé au centre d’une constellation de membres de sa famille et de gens puissants. Ces derniers sont soit favorisés par le roi, soit recrutés par cooptation ou bien encore achètent leur titre et fonction. Ainsi que le décrit l’historien S.J. Tambiah18 à propos de la Thaïlande, on peut qualifier la société cambodgienne des temps anciens de « société galactique ». Les puissants offrent leur protection au peuple (combattre les ennemis, administrer la justice et assurer la prospérité du Royaume) et lui demandent allégeance en retour (offrandes, tributs, devoirs militaires et approvisionnement pour les troupes en tant de guerre). Le roi « règne » sraoy reach , littéralement il « mange le royaume ». Le pouvoir centralisé du roi repose sur les mandarins, les ministres et les gouverneurs de province qui puisent l’essentiel de leurs richesses dans la collecte de taxes auprès des paysans. A tous les étages du système hiérarchique, chacun, à la mesure de son titre a le privilège de « manger le royaume » localement. Les terres ne sont pas enregistrées mais il convient de déclarer une mise en culture. En effet, le mode de taxation se fait sur le produit de la terre et non sur la effectué pendant les années 1866,1867 et 1868, Paris : Hachette et Cie, 1873./Bouillevaux,C.E., L’Annam et le Cambodge, Paris : Palmé,1874./Aymonier, Etienne, Notice sur le Cambodge, Paris : E. Leroux, 1875. 10 Les centres urbains sont alors essentiellement constitués d’une aire de marché contrôlée par des commerçants et usuriers chinois et de quelques grosses maisons appartenant à de riches fonctionnaires cambodgiens. 11 Kleinpeter Roger, Le problème foncier au Cambodge, Paris : Domat-Montchrestien, 1937. 12 “La richesse au Cambodge est commerciale, nullement terrienne” (Delvert:1994, p. 498) 13 La richesse d’une terre dépendait grandement du nombre de bras dont on pouvait disposer pour la faire fructifier, participer aux corvées de constructions de routes ou bien de temples et d’ouvrages hydrauliques comme c’était le cas pendant la période angkorienne. 14 Pannetier Adrien., Notes cambodgiennes au cœur du pays khmer, Paris : Payot, 1921, réed. Cedorek, 1983. Collard Paul, Cambodge et Cambodgiens : Métamorphoses du Royaume khmer par une méthode de Protectorat français, Paris : Société d’Editions géographiques maritimes et coloniales, 1925). 15 Imbert Jean, Histoire des institutions khmères, Phnom Penh : Entreprise khmère de Librairie, 1961, p.71. 18 Tambiah Stanley Jeyaraja, World Conqueror and World Renouncer: a Study of Buddhism and Policy in Thailand against a Historical Background, Cambridge : Cambridge University Press, 1976. 3 terre elle-même. Ainsi, on peut comprendre la réticence des paysans à déclarer leurs terres et leurs revenus agricoles ainsi qu’à se développer par crainte qu’un surplus n’attire l’avidité des représentants de l’autorité. Les diverses tentatives des Français pour donner un cadre légal au foncier et les difficultés rencontrées. La convention du 17 juin 1884 tente d'établir l’autorité française sur le Cambodge - ce qui ne pourra être réalisé qu'en 1897 16. Les Français imposent leurs conceptions sur la terre. La définition de la propriété en vue de développements économiques et de revenus fiscaux est une de leurs priorités. L’article IX de la Convention statue que : “le sol du Royaume, jusqu’à ce jour propriété exclusive de la couronne, cessera d’être inaliénable. Il sera procédé par les autorités françaises et cambodgiennes, á la constitution de la propriété au Cambodge.” Les Français font plusieurs tentatives pour introduire la notion de propriété privée assortie des droits qui y sont liés et de l’enregistrement des parcelles. Ils rencontrent de nombreuses difficultés et des résistances dans l’application17. Les efforts des français de fixation de la propriété par l’enregistrement des terres exploitées échouent en 1884 ainsi qu’en 1902 et 190818. En 1925, un décret du Gouverneur Général de l’Indochine établit les bases d’un régime foncier. Dans la foulée, le cadastrage des terres, en partie par photos aériennes, est entrepris dès 1933. Conjointement, l’enregistrement des terres qui ouvre des droits à la propriété privée commence à partir de 1928. Un nombre assez conséquent de parcelles sont enregistrées dans la plaine rizicole autour du Tonlé Sap et autour de Phnom Penh mais ne concernent pas le reste du pays où vit une population très peu nombreuse. Les défrichements et la gestion moderne des forêts Depuis les débuts de la colonisation, une politique de gestion forestière a été appliquée aux forêts de l’Indochine19. Son histoire est complexe. Elle comporte à la fois des expropriations de terres, l’exploitation des ressources naturelles et des populations locales, des exactions de la part de gens puissants mais également l’introduction de concepts modernes de gestion et de rationalisation des exploitations forestières, des lois et règlements. Dès la fin du XIXéme siècle, l’exploitation des forêts est encouragée. Rapidement, se pose la question d’une possible surexploitation de la forêt et l’idée de la création de réserves forestières voit le jour. Des tentatives de sédentarisation des populations locales accusées de détruire la forêt en pratiquant des cultures sur brûlis itinérants sont menées. Elles rencontrent la résistance de populations locales qui préfèrent continuer à cultiver comme le faisaient leurs ancêtres et ne pas dépendre d’une autorité extérieure20. Le système des concessions et le début des grandes plantations agricoles Au moins dès le début du XIXème siècle, des immigrants chinois louent au roi et occupent les riches berges recevant les dépôts alluvionnaires du Mekong21. Il y cultivent essentiellement du coton mais pratiquent aussi la polyculture : l’indigotier, le bétel, la noix d’arec, le maïs, les haricots, le tabac. Ils introduisent la culture du poivre à Kampot. Les efforts des législateurs français pour organiser la propriété se concentrent sur la colonisation officielle des terres et l’attribution de concessions à ceux qui en font la demande. L’accès à la propriété est ensuite reconnu après 5 ans d’enregistrement et d’activités reconnues sur la terre. Un impôt sur les revenus fonciers est prélevé. Si les paysans continuent d’acquérir la terre par les défrichements, les étrangers et ceux qui disposaient déjà d’un certain capital financier prennent appui sur cette loi pour demander des concessions 16 Forest Alain, Le Cambodge et la colonisation française : histoire d’une colonisation sans heurts, 18971920, Paris : l’Harmattan, 1978. 17 Résistances dues en grande partie à des facteurs culturels (Kleinpeter: 1937) 18 (Kleinpeter: 1937), Morizon René, L'immatriculation foncière de la propriété individuelle au Cambodge, Paris : Domat-Montchrestien. F. Loviton & Cie, 1934. 232 p. 19 Thomas F., Histoire du régime des services forestiers français en Indochine de 1862 á 1945, Hanoi, éd Thê Gioi, 1999. 20 Guérin, Mathieu, Des casques blancs sur le plateau des herbes. La pacification des aborigènes des hautes terres du Sud-Indochinois, Thèse, Paris VII, 2003. 21 Aymonier Etienne, Notice sur le Cambodge, Paris, E. Leroux, 1875. 4 pour des terres résidentielles mais également pour des plantations, des exploitations industrielles, les mines, les lots de pêcherie… Des mesures sont prises pour accroître la valeur de la terre et développer le secteur agricole. Des personnes riches ou des banques européennes montrent un grand intérêt pour les grandes portions de terres libres utilisables économiquement. Cependant, les essais de colonisation agricole même par généreux octroi de concessions ont largement échoué jusqu'aux années 1920. En 1921, les Français introduisent les plantations industrielles d’hévéa sur les sols rouges basaltiques de Kompong Cham et de Kompong Thom. Ils créent ainsi une valeur à ces terres et une source de revenus pour la entreprises avec la revente du latex. Mais malgré ces efforts, l’impact reste limité tant du côté des tentatives coloniales de réforme de la propriété que de celles visant à octroyer des concessions de rapport hors les plantations d'hévéas. L’émergence d’un marché foncier et les tentatives de développement rural après l’indépendance. Après l’indépendance en 1953 et jusqu’en 1970, les gouvernements cambodgiens conservent la trame législative française. Ici encore, les tentatives de réforme foncière restent limitées. Un marché foncier émerge avec quelques essais de culture intensive de riz sur les sols riches de Battambang, par de riches fonctionnaires ou commerçants cambodgiens. Mais ces plantations demeurent cependant de taille réduite22. A l’inverse, l’endettement des petits paysans devient de plus en plus important et force nombre d’entre eux à vendre leurs terres cultivées. Ils seront parmi les premiers à rejoindre les rangs de la résistance khmère rouge. Le prince Sihanouk met toutefois en place des réformes pour développer la campagne et sortir les paysans de la pauvreté. Il lance un projet appelé « la colonisation des terres nouvelles » et incite des populations à s’installer dans des endroits éloignés comme les provinces de Mondolkiri, Rattanakiri et Stung Treng (suscitant une vive opposition des populations montagnardes locales, notamment en Rattanakiri). Il met également en place des coopératives (OROC23) censées constituer une alternative aux marchands usuriers chinois qui acculent des paysans à l’endettement et accaparent par ce biais les récoltes. Ces projets échouent autant en raison de la corruption rampante que du manque de suivi dans l’assistance apportée aux gens et d’infrastructures locales. Pendant les années 1960, la surface des plantations d’hévéas s’étend quant à elle avec le développement de plantations familiales et de plantations d’Etat. 74 000 hectares de terres sont concédées et 31 450 hectares exploitées24. Ce qui est peu au regard de la taille des concessions actuelles. La révolution et les réformes agraires radicales. Le pays entre dans la guerre civile en 1970 après que, à l'initiative, entre autres, du général Lon Nol et du prince Sisowath Sirik Matak, le prince Sihanouk a été déchu de sa fonction de chef de l'Etat. Dès 1972, les 2/3 du pays sont contrôlés par les Khmers rouges qui commencent à organiser le travail agraire en collectivité. Au lendemain de la prise du pouvoir par ces derniers en 1975, la collectivisation s’étend à tout le pays. Les titres de propriété et les cartes cadastrales sont détruits ou perdus. Des populations entières sont déracinées de leurs terres traditionnelles et déplacées à travers le pays. Dans de nombreux endroits, les diguettes des petites rizières sont abattues pour être remplacées par des carrés de 100 mètres par 100 mètres effaçant ainsi les traces de l’exploitation ancienne. La reconstruction et les efforts mis en oeuvre pour gérer un chaos foncier En 1979, les troupes vietnamiennes entrent au Cambodge, mettent fin au régime khmer rouge et installent un nouveau gouvernement. Nombre de personnes déplacées tentent de revenir à leur village natal pour y retrouver des membres de leur famille disparus. Beaucoup d’entre elles ne rentrent pas en raison soit des 22 Ainsi une plantation de café à Païlin couvre 280 hectares - Blanadet Raymond., Païlin, pays des pierres précieuses, Thèse de 3eme cycle, Université Paris IV, 1968. 23 L’Office Royal des Coopératives, O.R.O.C., fut établi le 15 juin 1956. 24 Terres concédées : 42 000 hectares sur les terres rouges des plateaux de Chamkar Leu et de Chup et 32 500 sur les terres de Memot et Snuel. Delvert Jean, Le paysan Cambodgien, L’harmattan, réed.1994, ( 1ère ed. 1961), p. 589. 5 difficultés ou de la peur de se déplacer dans le pays, soit de la création d’un nouveau foyer familial ailleurs, soit d'une fuite vers les camps de réfugiés en Thaïlande où s'entassent des milliers de gens. Face à une situation foncière anarchique qui peut déboucher sur des conflits fonciers majeurs, le nouveau régime déclare que toutes les terres sont propriété de l’Etat. Des parcelles agricoles et résidentielles sont allouées à chaque famille25. Des groupes de travail collectif sont mis en place, les « groupes de solidarité », krom samaki. Selon les endroits et le type de groupe, le travail est plus ou moins entrepris en commun26. Mais, derrière l’apparence des « groupes de solidarité » les gens reviennent rapidement au mode d’exploitation privé traditionnel. Les forêts jusqu’à présent peu touchées commencent à subir des coupes massives, aussi bien pour des bénéfices commerciaux (exportation vers le Vietnam) que pour financer la guerre ou pour sécuriser des zones, ainsi avec l'instauration du plan K5 le long de la frontière avec la Thaïlande27. Dans les zones éloignées, des combats continuent à opposer les Khmers rouges et les forces gouvernementales et occasionnent des migrations de populations vers des zones plus calmes. Les plantations d’hévéa sont placées sous le contrôle direct de l’Etat à travers la Direction Générale des Plantations d’Hévéa. Les petites plantations de poivre et de fruitiers de Kampot tombent en déshérence. En 1989, au départ des troupes vietnamiennes du Cambodge, l’Etat du Cambodge déclare caduques les titres de propriété en vigueur avant 1979 mais réintroduit la notion de propriété foncière par la réforme constitutionnelle d’avril 198928 sur la base des nouvelles occupations des terres. Un nombre très important de gens déclarent leur terre et, dans l’attente d’un cadastrage, ils reçoivent un accusé de réception de demande de cadastrage qui ne sera suivi que dans une infime minorité des cas par la délivrance d’une attestation d’occupation foncière, laquelle n’est pas encore un titre de propriété reconnu29. La loi foncière de 1992 reconnaît la propriété mais les droits fonciers sont encore limités puisque la question de la vente de la terre reste vague et que la reconnaissance de la propriété reste conditionnée à l’exploitation. CHAP. 2. La situation foncière actuelle Avec l’ouverture rapide du pays à l’extérieur, l’accroissement démographique et l’ouverture à l’économie de marché, la société cambodgienne doit donc faire face à une situation foncière complexe pour laquelle elle ne dispose encore que de peu d’outils de gestion, de contrôle et de régulation. La pression pour l’accès au foncier augmente et, fait nouveau pour un pays qui n’a jamais manqué de terres libres, le nombre des gens sans terre pourrait aujourd’hui approcher les 20 % de la population rurale - non agriculteurs (commerçants, réparateurs…) inclus30. 25 Dans de nombreux endroits où la population est restée assez stable, il apparaît que les villageois n’ont pas procédé aux distributions de terres et ont repris leurs terres anciennes. 26 Il existait 3 groupes de solidarité: Le groupe de type 1: le travail de la terre se fait en collectivité. Les animaux de traits ainsi que les instruments aratoires sont mis en commun. Type 2: Le gros du travail se fait en commun mais la récolte est familiale. Type 3: Le travail diffère peu de l’exploitation familiale traditionnelle. Frings Viviane, Le socialisme et le paysan cambodgien : la politique agricole de la République Populaire du Kampuchea et de l’Etat du Cambodge, Paris, l’Harmattan, 1997. 27 Des milliers de gens furent envoyés à la frontière khméro-thaïe pour couper des arbres et établir une ligne de défense minée afin de prévenir le retour des Khmers rouges retranchés dans des camps en Thaïlande. Voir Luciolli Esméralda , Le Mur de bambou : le Cambodge après Pol Pot, Paris : Régine Déforges, Médecins sans frontières, 1998. 28 Cette réforme constitutionnelle autorisant la propriété privée est mise en œuvre par le sous-décret nº29 ANRK du 22 avril 1989 sur l’octroi de la propriété des lieux de résidence aux citoyens cambodgiens et par sa circulaire d’application nº9 RSC du 9 juin 1989 qui précise les procédures d’enregistrement foncier. 29 Bann Somkoal Setth kankap praepras deythli ou ‘titre d’occupation et d’usage’, tel sera le nom du document octroyé par les autorités cadastrales et uniquement pour les terres exploitées de moins de 5 hectares durant les premières années suivant 1989. 30 Selon les enquêtes de l’ONG Oxfam et du CDRI (Cambodia Development Research Institute), les gens sans terres représentaient 5% de la population en 1984, 12% en 2000 et 17 % en 2004, Biddulph Robin, Poverty and Social Impact Assessment of Social Land Concessions in Cambodia : Lanldessness Assessment, Oxfam GB, Phnom Penh, février 2004. Parmi ceux-ci 60 % n’ont jamais eu de terres (commerçants, réparateurs,…), les autres ont dû la vendre suite à un endettement (essentiellement pour payer des frais médicaux) ou bien encore ont été expropriés. 6 L’accès de plus en plus difficile à la terre Longtemps attendue, la loi foncière de 2001 met enfin en place le cadre légal de la propriété. La méthode d’acquisition traditionnelle de la terre par les défrichements n’est plus reconnue31. L’accès à la terre se fait par achat, cession, donation, héritage ou par le système des concessions octroyées par les autorités gouvernementales : “concessions sociales” allouées à des familles pauvres32, et « concessions commerciales » (forestières, agro-industrielles, plantations, minières, touristiques, de pêche...) attribuées à des compagnies privées. Concernant les concessions, seules les “concessions sociales” ouvrent droit à la propriété après cinq ans d’occupation et d’exploitation. La nouvelle loi foncière apporte de meilleures bases pour l’administration foncière, la gestion et la distribution des terres mais son application et l’adoption de sous-décrets qui lui sont associés ne suivent pas la rapide évolution du pays. Ainsi, dans la pratique, les “concessions sociales” en sont encore au stade d’expériences pilotes. Pour ceux qui occupent déjà une terre, la loi prévoit l’enregistrement systématique (lors des campagnes d’enregistrement national effectuées commune par commune) ou sporadique (demande privée et ponctuelle). Le projet « Land Management and Administration Project » (LMAP), financé par la Banque Mondiale et les coopérations finlandaise et allemande envisage de cadastrer tout le pays en 15 ans et de délivrer des titres fonciers Cette opération d’enregistrement systématique est actuellement en cours33. Concernant l’enregistrement sporadique, seuls ceux qui ont des moyens financiers substantiels le demandent en vue d’établir un titre de propriété. Ceci concerne surtout les terres en ville ou celles à forte valeur spéculative. Dans la pratique, à la campagne, les paysans continuent de travailler de petites rizières à faibles rendements de façon traditionnelle. La méthode d’acquisition de la terre par les défrichements est toujours en usage. Lors de transactions foncières, les gens s’appuient sur des papiers signés par le chef du village et reconnus localement. Ils n’ont pas les moyens financiers de sécuriser leur propriété en payant un titre foncier officiel délivré par les autorités cadastrales, d'autant qu'une telle obtention leur apparaît complexe et intimidante. Le manque de titres fonciers officiels rend donc les populations paysannes très vulnérables par rapport à ceux qui utilisent la loi et leurs connections avec des autorités comme moyen d’appropriation de terres34. Ainsi relève-t-on une forte inégalité dans l’accès à la terre. Pression démographique sur les terres La question de l’accès aux terres pour les jeunes générations se pose. Le taux d’accroissement démographique est de 1,9 % et près de 70 % de la population a moins de 30 ans35. Chaque année, 200 000 jeunes arrivent sur le marché de l’emploi36. Les 4/5 d’entre eux viennent de la campagne et n’ont d’autre formation qu’agricole. Dans les provinces méridionales (Prey Veng, Kandal, Kompong Cham, Takeo, Svay 31 L'article 17 de la loi foncière établit qu’à partir de la date où la loi prend effet, aucun défrichement ne peut avoir lieu sur la propriété privée de l’Etat. L’article 29 alinéa 2 pose quant à lui le principe selon lequel toute nouvelle emprise de possession pouvant mener à l’acquisition de la propriété par défrichements doit cesser une fois la Loi en vigueur, soit le 31 août 2001. 32 Le sous-décret sur les concessions foncières pour des buts sociaux a été adopté le 19 mars 2003. Les objectifs de ce sous-décret sont de définir les critères, les procédures et les mécanismes pour obtenir des concessions foncières à des fins résidentielle et/ou d’agriculture de subsistance. 33 En avril 2006, les données de plus de 600 000 parcelles ont été collectées, plus de 350 000 titres de propriété ont été distribués et le nombre moyen de titres distribués chaque mois est de 25 000. (source LMAP). 34 Lors d’un litige foncier porté devant un tribunal, celui qui produit un titre foncier l’emporte. La revendication de terres déjà occupées par production de titres fonciers anti-datés est une pratique courante. 35 41,6 % de la population a moins de 15 ans et 27,5 % a entre 15 et 29 ans. Asean Statistical Yearbook 2005. 36 De Dianous Sébastien, Les damnés de la terre du Cambodge, le Monde diplomatique, septembre 2004 7 Rieng) notamment, la pression démographique sur les terres est forte. Les terres, déjà peu étendues37, ne sont pas suffisamment productives pour être divisées entre les enfants et leur permettre de subvenir à leurs nouveaux besoins économiques38. Les jeunes ruraux pauvres n'ont alors d’autre solution que de partir ailleurs soit en ville pour tenter d'y vivre de petits métiers comme moto-taxi, ouvrier sur les chantiers de construction, vendeur ambulant, ouvrière textile pour les jeunes filles, soit de se rendre dans des zones éloignées encore vierges pour y défricher de nouvelles terres. En effet, les régions de forêt dense ou dégradées dans le Nord, le Nord-Est et dans le Sud-Ouest sont encore peu peuplées. Les gens qui y vivent dépendent de la culture du riz inondé ou de l’agriculture sur brûlis associés à la collecte de produits de la forêt39. Depuis la fin de la guerre en 1998, des aires de combat autrefois inaccessibles ont été désenclavées avec la construction de routes nationales et secondaires. Des ONG ont procédé au déminage de vastes zones. Attirées par la promesse de terres libres, des populations migrantes pauvres souvent originaires des zones densément peuplées s’y rendent en nombre. Dans certains endroits où les sols sont pauvres40, où l’eau est rare et où l'on manque d’instruments aratoires, les nouveaux habitants ne peuvent tirer l’essentiel de leurs ressources économiques, à court terme, que de l’exploitation abusive de la forêt avec la coupe de bois de chauffe et la fabrication de charbon de bois qu’ils revendront à l’extérieur. Les dommages occasionnés par ces pratiques sont cependant sans commune mesure avec les destructions opérées par les sociétés concessionnaires. L’ouverture d’un marché foncier Cette forte demande de terres nouvelles pour les familles de paysans pauvres bute également sur la réduction des terres disponibles, réduction liée à l’ouverture d’un marché foncier. Dans les zones où le prix de la terre atteint une haute valeur commerciale, spécialement dans des endroits proches des centres urbains ou touristiques ou qui sont riches en ressources naturelles (forestières, minières, sols arables), de nouveaux modes d’acquisition et de contrôle des terres émergent. La demande foncière augmente sous la pression de nombreux groupes d’intérêts : les compagnies privées, les gens puissants (principalement les autorités gouvernementales ou bien militaires). La nouvelle loi foncière qui ne reconnaît plus de droits fonciers aux populations paysannes qui ont défriché des terres depuis 2001 place donc ceux-ci dans une situation d’extrême précarité face à ceux qui revendiquent ces terres en produisant des titres de propriétés ou des contrats de concessions industrielles. Jusque dans certaines zones éloignées où très peu de titres fonciers - voire aucun - n’ont été délivrés, le contrôle de vastes zones est entre les mains des concessionnaires pour l’exploitation forestière, agroindustrielle ou la spéculation foncière. Les populations d’origine se voient refuser le droit d’étendre leurs terres et sont limitées dans l’exploitation des ressources naturelles autour de leur village. Les migrants pauvres arrivés plus récemment sont quand à eux passibles d’expulsion. Pour nombre d’entre eux, la prochaine étape pourrait être la capitale Phnom Penh qui a du mal à intégrer une population pauvre et sans formation d'autant qu'en ville, le coût des terrains, en raison de la spéculation foncière galopante, est prohibitif41. A cela vient s’ajouter la dilapidation du domaine foncier de l’Etat qui ne laisse d’autre alternative à ces populations que de venir créer des bidonvilles et d’en être délogés, reproduisant la spirale de la quête de la terre. Le contrôle de la terre pour l’exploitation des ressources naturelles 37 La taille moyenne d’une terre agricole est de 1,5 hectares. Voir Chan Sophal, Sarthi Acharya, Facing the Challenge of Rural Livelihoods: a Perspective from Nine Villagers in Cambodia ,Working Paper 25, CDRI, 2002, p. 2. 38 Avec l’ouverture à l’économie de marché et à la consommation, les foyers ruraux sont de plus en plus tentés d’acheter des biens de consommation : radio, télévision, moto, générateur… 39 Résine tirée des arbres Cheuteal (Diptérocarpus Alatus), lianes, rotin, plantes médicinales, champignons, produits de la chasse. 40 A part les riches sols basaltiques et les terres de berge, la qualité générale des terres est très médiocre. Beaucoup de terres sont pauvres en matières organiques et se révèlent inappropriées pour la culture intensive, Jean Delvert, Le Cambodge, PUF, coll “Que sais-je ?”, 1983, p. 21. 41 Durand-Laserre Alain , Propositions pour une politique du logement dans le cadre de la mise en œuvre du schéma directeur de Phnom Penh 2005-2020, CNRS, Paris, 2005. 8 Les années 90 ont vu la mainmise de groupes d’intérêt sur les ressources naturelles du pays. En 1993, les élections nationales mettent en place un nouveau gouvernement reconnu par la communauté internationale. Plus de 350 000 personnes viennent d’être rapatriées des camps de réfugiés en Thaïlande42 Le pays s’ouvre à l’aide internationale massive. Les tâches du gouvernement sont énormes. Il s’agit de reconstruire les institutions selon des standards internationaux ainsi que les infrastructures. La situation intérieure est encore confuse et pas sécurisée. Un gouvernement de coalition formé par deux partis opposés43 continue de créer une instabilité politique et économique. D’autre part, la guerre entre les forces gouvernementales et les Khmers rouges perdure jusqu’en 1998 dans les endroits reculés et recouverts de forêts, avalant une grande partie du budget de l’Etat. Dans ce climat d’instabilité, les factions principales sont en concurrence pour l’accès aux ressources naturelles, essentiellement le bois, en partie pour financer l’effort de guerre, en partie pour des desseins personnels. De larges portions du territoire sont contrôlées localement par des chefs de guerre qui considèrent que leur fonction leur donne des droits à exploiter les ressources naturelles pour leur compte. Hormis l’économie familiale de subsistance, les concessions de pêche du lac Tonle Sap et les plantations d’Etat d’hévéa, le secteur économique est embryonnaire. Pour ceux qui veulent des revenus rapides et importants, les vastes terres de l’Etat dont une large part est recouverte de forêts sont ouvertes au pillage. Le système s’institutionnalise. Le gouvernement annonce un agenda de réformes pour promouvoir l’économie durable et le développement social. L’accent est mis sur le développement agricole considéré comme prioritaire44. Le gouvernement décide d’allouer sur les terres privées de l’Etat des concessions forestières, économiques (agricoles et agro-industrielles) et autres à des sociétés privées afin de stimuler l’entreprise privée, de contribuer aux revenus de l’Etat et de réduire la pauvreté dans les zones rurales. Il introduit une série d’exonérations pour attirer les investisseurs. Attirées par la promesse de bénéfices rapides, de nombreuses sociétés approchent les autorités nationales et locales pour obtenir des concessions forestières ou économiques. Dans la pratique, la situation va vite devenir confuse et la demande va se révéler supérieure à l’offre. Les allocations de terres sortent du cadre institutionnel légal et sont gérées par des puissants cercles de pouvoir familiaux et politiques associés à des investisseurs étrangers. Ensemble, ils vont dépecer le pays pour leurs propres intérêts. L’Etat et la population n'en reçoivent aucun bénéfice. A cela vient s’ajouter la destruction des ressources naturelles qui affecte directement les conditions de vies des populations habitant dans les zones concédées et, comme nous l'avons vu, le blocage de l’accès à de nouvelles terres pour les paysans pauvres. Ces emprises sur de grands espaces rendent la politique gouvernementale d’allocation des “concessions sociales” particulièrement difficile. Afin de contrer ces pratiques, le Premier Ministre a lancé des ordres pour que les terres illégalement appropriées par des gens puissants soient restituées à l’Etat45. Dans la pratique, Il est surtout à craindre que ces mesures affectent surtout les paysans sans terres qui ont défriché des terrains dans la forêt pour leur subsistance quotidienne. Le régime des « concessions économiques » et leur impact économique et social sur les populations locales et l’environnement 42 Le Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) rapatrie les réfugiés surtout sur des terres de la partie Ouest du pays (d’où ils sont essentiellement originaires). Il propose trois options. Ceux qui choisissent l’option A se voient octroyer une terre agricole, l’option B entend l’attribution d’une terre résidentielle et une maison. Le plus nombreux choisiront l’option C, une petite somme d’argent pour les aider à démarrer une nouvelle vie. On note que d’une manière générale, la plupart des terres octroyées sont de médiocre qualité ou situées loin des centres marchands et qu'un nombre important de rapatriés quittera la nouvelle terre. 43 Le FUNCINPEC (Prince Ranaridth) et le Parti du Peuple Cambodgien CPP (Hun Sen). 44 Ainsi que le déclare la plateforme politique du Gouvernement royal du Cambodge pour 1998-2003, le développement agricole est une priorité de la politique de développement du Cambodge, qui vise à garantir la sécurité alimentaire et à accélérer la croissance d’autres secteurs en fournissant plus particulièrement des matériaux bruts pour les industries de transformation, augmenter l’exportation et générer des emplois. 45 Le 10 mai 2006, le Gouvernement royal du Cambodge a adopté un ordre réglementaire Bot Bagnchea sur la réduction du défrichage de terrains forestiers appartenant à l’État pour se les approprier. Les gouverneurs ont alors été chargés de faire la chasse aux contrevenants de tout acabit, le Premier ministre précisant qu’il fallait en particulier viser les personnes puissantes. Début juin, plusieurs milliers d’hectares ont déjà été rétrocédés à l’État. 9 L’exploitation forestière Comme les coupes dans les forêts cambodgiennes deviennent alarmantes, la communauté internationale, les donateurs, les organisations internationales et nationales élèvent leurs voix. En 1997, l’ONG Global Witness46 soulève la question de l’escalade dans la pratique des coupes légales et illégales et le fait que les bénéfices engendrés financent un budget parallèle et non le trésor public. Devant ces pressions, le gouvernement cambodgien se voit dans l’obligation de lancer un programme de réforme forestière. En décembre 2001, il suspend toutes les activités de coupes dans les concessions. En septembre 2002, une nouvelle loi sur les forêts est adoptée. Elle stipule que les concessionnaires préparent et rendent publics leurs plans de gestion de leur concession pour 25 ans. La moitié des contrats avec des concessionnaires sont alors annulés. La surface totale des concessions forestières qui était évaluée à 6,5 millions d’hectares dans les années 199047 serait désormais réduite à moins de 2 millions d’hectares. Dans l’attente de la révision de tous les contrats, l’exploitation officielle des forêts n’a pas encore repris. Les coupes illégales continuent cependant à être commanditées par des gens puissants souvent unis par des liens de famille avec des membres influents du gouvernement et des militaires. Différentes ONG tentent de parer aux crimes forestiers en mettant en place des programmes de gestion communautaire de la forêt au niveau des villages. l’exploitation agricole et agro-industrielle Les « concessions économiques » sont accordées à des sociétés sur les terres privées de l’Etat48 pour l’exploitation agricole et agro-industrielle : cultures agricoles49, plantations d’arbres50, élevage et aquaculture ainsi que construction d’usines de transformation des produits. D’après la loi foncière de 2001, les “concessions économiques” donnent aux investisseurs les droits exclusifs de gérer et de tirer des bénéfices de la terre sur une durée allant jusqu’à 99 ans51. Ces conditions peuvent être reconduites, ce qui donne aux concessionnaires des droits proches de ceux de la propriété. Les sociétés doivent en contrepartie entreprendre des investissements et payer des redevances à l’Etat. Ce qui est encore loin d’être effectif. Selon le ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche52, environ 800 000 hectares de terres sont aujourd’hui concédés dans 13 provinces et municipalités et 36 compagnies ont signé un contrat avec l’Etat pour l’exploitation de terres. Comme pour les concessions forestières, ce chiffre est en baisse par rapport au pic de 1999 quand un total de 56 “concessions économiques” étaient répertoriées, couvrant une superficie de plus de 900 000 hectares.53 L’article 49 de la loi foncière autorise cependant à défricher la terre des “concessions économiques” et permet de contourner la suspension de coupes de bois puisque de nouveaux abattages sont ainsi "autorisés" dans certaines concessions judicieusement octroyées en zone forestière. Des populations locales habitant à l’intérieur des concessions se voient alors réduire ou refuser l'accès aux terres agricoles et aux ressources naturelles de ces zones forestières, ce qui conduit inévitablement à des conflits. La taille de certaines concessions est sans commune mesure avec les concessions octroyées avant 1970. Ainsi, la société Pheaphimex gère-t-elle deux concessions mitoyennes sur deux provinces (Kompong 46 Rapport de Global Witness, Just deserts for Cambodia / deforestation and the Co-ministers’ Legacy to the Country, juin 1997. 47 Source : Banque Asiatique de Développement. 48 La détermination du caractère privé ou public du domaine de l’État est délicate. Faute de disposer de critères suffisamment précis, les campagnes d’enregistrement systématique n’incluent pas encore, à ce jour, les parcelles du domaine de l’État. Cependant, le besoin d’octroyer rapidement des concessions sociales a poussé à l’adoption d’une procédure spécifique, préalable à l’enregistrement cadastral en soi, permettant d’identifier le domaine de l’État, de le cartographier approximativement et d’en établir le caractère privé ou public. Cette procédure est définie dans le sous-décret nº118 ANK/BK du 7 octobre 2005 sur la Gestion du Domaine de l’État et du Prakas Nº42 DNS.BK du 10 mars 2006 sur l’Identification, la Cartographie et la Classification du Domaine de l’État. 49 Manioc, riz, maïs, soja. 50 Hévéas, palmiers à huile, anacardiers, teks, eucalyptus, cocotiers. 51 Article 61 de la loi foncière de 2001. 52 Cf. www.maff.gov.kh 53 Liste fournie par le ministère de l’Agriculture au Bureau du Haut Commissaire aux Droits de l’Homme au Cambodge en 2003. 10 Chhnang et Pursat) couvrant une surface totale de 315.028 hectares54. Son projet de plantation d’eucalyptus associée à une usine à papier55 pourrait porter atteinte à l’écosystème du lac Tonle Sap, ce qui concernerait des milliers de personnes. Voici un exemple des effets des activités de la concession de la société Flour Manufacturing dans la province de Stung Treng sur les populations locales : Dans les années 1960, lors de la campagne de colonisation des terres nouvelles orchestrée par le prince Sihanouk, d’anciens militaires et des populations civiles se voient offrir des conditions favorables pour leur installation dans la commune de O Svay dans le district de Thalaborivat de la province de Stung Treng afin de mettre en valeur la zone et de défendre la proche frontière avec le Laos des incursions étrangères. Après les années difficiles de guerre, d’insécurité et d’isolement, aujourd’hui nombre des anciens pionniers sont toujours là à vivre de l’agriculture, de la pêche et des produits de la proche forêt. En 1999, le ministère de l’Agriculture, des Forêts et des Pêches octroie une concession de 7400 hectares à une société à capitaux chinois appelée Flour Manufacturing Cie pour une plantation de teck et d’anacardiers aux portes des villages. La première activité du concessionnaire est de bulldozer 100 hectares de forêt dense. Malgré les promesses d’apporter du développement dans des zones rurales, la société interdit l’accès de la concession aux populations locales pour collecter des produits forestiers et mettre en culture de nouvelles rizières. De même, elle n’a fourni que des emplois très peu rémunérés sur l’exploitation forestière et la plantation de teck et a créé les conditions d’une situation conflictuelle en louant les services de gardes armés. Depuis 2000, la population locale a intenté plusieurs actions auprès des autorités locales et nationales ainsi que des ONG pour limiter les activités de la société, sans grand succès. Les sociétés concessionnaires sont soit des sociétés à capitaux entièrement cambodgiens soit des jointventures avec des sociétés étrangères, chinoises, taiwanaises, coréennes ou malaisiennes. Jusqu’à présent, les procédures d’obtention des “concessions économiques”, la réalité et la destination du paiement des taxes, les noms des compagnies et des investisseurs, la localisation ainsi que la superficie précise des terrains sont très opaques. Un sous-décret sur les “concessions économiques” a été signé en décembre 200556. Il devrait permettre de clarifier quelques-uns de ces points mais n'assure pas encore toutes les garanties d’une gestion foncière efficace et transparente. Jusqu’à présent, il apparaît surtout que les activités agricoles sur les “concessions économiques” sont très limitées, gelant ainsi de larges terrains à des fins spéculatives. Le sous-décret précité prévoit toutefois l’annulation des contrats des concessionnaires qui n’auraient pas exploité la terre dans le temps imparti. Signe de prise en considération de la demande foncière des plus démunis, volonté de calmer un mécontentement croissant ou mesure électorale ? En début d’année 2006, le Premier ministre Hun Sen s’est engagé à convertir les “concessions économiques” non performantes en “concessions sociales” pour les gens sans terres57. L’expansion des plantations d’hévéa 54 L’article 59 de la loi foncière de 2001 stipule que les “concessions économiques” (agro-industrielle) ne doivent pas excéder 10 000 hectares et que les concessions existantes doivent être réduites. Des exemptions sont cependant accordées à des sociétés qui ont signé un contrat avant la loi foncière de 2001 ainsi que le prévoit de sous décret de 2005 sur les “concessions économiques”. 55 Chris Lang, The pulp invasion: the international pulp and paper industry in the Mekong region, World Rainforest movement, December 2002. 56 Le sous-décret sur les “concessions économiques” foncières nº140 ANK/BK signé le 27 décembre 2005 détermine les critères, procédures, mécanismes et arrangements institutionnels pour accorder de nouvelles “concessions économiques”, pour contrôler les performances des contrats des nouvelles “concessions économiques” et pour passer en revue les contrats des “concessions économiques” signés avant la signature de la loi foncière de 2001. Cf. www.maff.gov.kh/elc/laws/subdecree.html 57 Ce qui s’accorde avec l’instruction du ministère de l’Economie et des Finances nº 010 datée du 2 juillet 2000 qui stipule que les terres où les taxes n’ont pas été collectées et les terres non exploitées seraient passibles d’être reconverties en concessions sociales. 11 L’exportation de caoutchouc apporte des revenus substantiels à l’économie nationale. Au Cambodge, contrairement à la situation qui prévaut dans les pays voisins58, les plantations d’Etat occupent la part la plus importante (80 %) de la superficie plantée en hévéas, les plantations familiales n'en représentant que 20 %. Sept plantations classées comme « entreprises publiques"59 sont sous la direction technique du ministère de l’Agriculture, des Forêts et de la Pêche : Chup, Krek, Memot, Snoul, Chamkar Andong, Beungket and Peam Cheing. Elles ont été réhabilitées et leur gestion renforcées au cours des années 1990. D’après les documents du MAFF, en 2002, les sept plantations et l’Institut de recherche de l’Hévéa au Cambodge ont exploité 32,233 hectares de terre et supervisé 12,034 hectares de zones plantées. Le gouvernement projette une politique d’extension des plantations d’Etat ainsi que de promotion des plantations familiales. Cependant, il est à craindre qu'il n'ait pas les moyens de ses ambitions, par manque de ressources humaines et financières ainsi que de volonté politique, ainsi que le laisse augurer l'exemple suivant. Jusqu’au milieu des années 1990, 600 familles vivaient dans les huit villages de la commune de Tumring (province de Kompong Thom) au cœur d’une forêt dense. Leur mode de vie traditionnel comprenait l’exploitation de petites rizières ou champs (chamkar), la récolte de la résine des arbres cheuteal, la collecte de divers autres produits de la forêt et la chasse. La situation a changé quand la forêt environnante a été octroyée par le gouvernement à trois sociétés concessionnaires forestières qui ont commencé à opérer des coupes massives dans la forêt. Les arbres à résine ont été abattus et l’accès de la forêt contrôlé par des gardes armés. En 2001, les conditions de vie des populations locales se sont encore dégradées. 6400 hectares de terres rouges ont été retranchés des trois concessions forestières pour être cédées à la Société des plantations de Chup en vue de l'exploitation industrielle et familiale de l’hévéa. La société a commencé à bulldozer la forêt dense et les terres cultivées pour y planter des hévéas, détruisant l’essentiel des ressources économiques des populations locales. En association avec la plantation industrielle et dans le cadre de la politique gouvernementale de développement des plantations familiales, des portions de terre ont été redistribuées aux familles lésées afin qu’elles y plantent de l’hévéa et vivent de la revente du latex lorsque les arbres seraient assez grands pour en produire60. Des emplois de travailleur salarié furent également proposés aux villageois. Pour cette population traditionnelle de paysans cueilleurs-chasseurs peu habitués aux contraintes d’une exploitation intensive, le changement est brutal. « Je suis habitué à aller dans la forêt quand je veux et quand j’en ai besoin. Je suis libre de décider quel jour j’y vais. La société me forcera à travailler quand elle le veut. Je suis un homme libre. Si j’ai besoin d’acheter ou d’échanger quelque chose, je vais dans la forêt et je collecte de la résine. Si un matin, je veux rester à la maison je reste. Je peux le faire. Je ne veux pas devenir esclave d’une société ».Un habitant du village de Runteah61. 2003 Les zones contrôlées par des militaires De vastes territoires sont contrôlés par des militaires. Ils le furent naguère pour des raisons de défense nationale pendant des périodes de guérilla, et ils le restent actuellement pour l’exploitation économique ou la spéculation. En 1994, 5 % du territoire national auraient ainsi été cédés aux forces royales cambodgiennes dans les sept provinces d'Oddar Meanchey, Kompong Speu, Koh Kong, Mondulkiri, Pursat, Ratanakiri, et Kompong Cham. Avec le recul du front armé, de larges portions de terres furent libérée et, la paix établie, les anciens habitants ainsi que des populations nouvelles s'y réinstallèrent. A la fin de la guerre, des projets de développement rural furent initiés dans des zones militaires. Des soldats démobilisés et des populations pauvres reçurent des lopins de terres résidentielles et agricoles et créèrent 58 Dans les pays voisins, la portion de plantations familiales d’hévéas est plus importante : 100 % en Thaïlande et 80 % en Indonésie. 59 En 1979, les plantations d’Etat ont été mises sous le contrôle de l’Etat. Depuis 1999, elles sont appelées « entreprises publiques ». 60 Il faut attendre 7 ans pour pouvoir extraire le latex. Celui-ci est ensuite vendu à la société de Chup qui fixe les prix, mettant ainsi les petits producteurs à sa merci. 61 Cité dans le Rapport du Représentant Spécial du Secrétaire Général pour les Droits de l’Homme au Cambodge, Land concessions for economic purposes in Cambodia: A human rights pespective, UNCOHCHR, novembre 2004, p. 29. Entretien mené par l’auteur. 12 des villages. Cependant, dans certains endroits, des hauts gradés, cédant aux offres alléchantes de sociétés privées, n’hésitent pas à concéder ces terres à celles-ci sans même parfois en avertir les autorités gouvernementales concernées62. Voici l’exemple des zones de développement militaire du district de Phnom Srouch, dans la province de Kompong Speu. Ce district a longtemps été un imprenable bastion khmer rouge. Pendant les années 1980 et 1990, les combats sont intenses. Des villages entiers quittent les lieux pour des raisons de sécurité. En 1996, les troupes khmères rouges se rendent et intègrent l’armée royale. La zone reste cependant sous le contrôle des militaires qui proposent d’en faire une zone de développement militaire. De vastes terres sont divisées en lots et attribuées aux soldats des deux factions autrefois ennemies, aux anciens habitants ainsi qu’à des gens sans terre afin qu’ils s’y installent et pratiquent une agriculture familiale. En 1998 dans la commune de Trang Troyeung, seize villages sont ainsi créés sous la supervision d’un ancien chef khmer rouge. Chaque famille reçoit une terre résidentielle et une terre agricole. Les gens sont mobilisés pour entreprendre des travaux collectifs de construction de routes et de ponts. Les familles défrichent leur parcelle qu’ils mettent en culture. Les arbres de la forêt environnante sont coupés par les chefs militaires pour leur compte personnel. En 2000, lors d’une réunion organisée par les autorités locales et les chefs militaires, les habitants sont informés qu’un terrain de 3 000 hectares a été octroyé à une société concessionnaire et que ceux qui vivent à l’intérieur de ce périmètre doivent partir. Rapidement, des militaires armés forcent les gens à partir et la société coréenne Chei Jadan (CJ) commence à couper les arbres et à bulldozer des terres cultivées. Les paysans expropriés qui ont du bétail le vendent pour acheter une nouvelle terre près de la route nationale. Les plus pauvres n’ont d’autre solution que de s’enfoncer dans la forêt dégradée et de survivre de la fabrication du charbon de bois, détruisant encore plus ce qui reste des ressources naturelles. La société CJ plante du manioc et emploie des paysans sur leurs terres expropriées en leur payant des salaires qui leur permettent tout juste de survivre63. En 2001, une deuxième concession de 5000 hectares est octroyée à la société CJ qui reproduit les mêmes pratiques. « On a combattu sur ces terres. Au moment des redditions khmères rouges, on était heureux, c’était la paix. Mais, on ne savait pas ce qu’on allait devenir. Les chefs nous ont distribué une terre agricole et une terre pour faire une maison. On a défriché dans la forêt. Certains endroits étaient minés et c’était dangereux. Les terres sont fertiles et les premières récoltes étaient bonnes. Les gens étaient heureux et vivaient bien les uns avec les autres. Puis, on nous a dit qu’il fallait partir parce que les terres appartenaient désormais à une société étrangère. Nous, on ne veut pas partir mais c’est difficile. La société emploie des militaires armés qui nous interdisent l’accès à nos rizières. Même si on doit se battre, on restera ici. » Un habitant du village de Krol Tunsomg, 2003. Dans quelques endroits, la situation est devenue conflictuelle entre les sociétés exploitantes, les militaires et les populations locales. Ainsi, en 2003, 32 huttes de paysans ont été brûlées par des soldats armés sur une terre revendiquée par des "gens puissants" dans le village Damnak Tbal, district de Kor Kralor, province de Battambang. Les conflits fonciers et les moyens mis en oeuvre pour les résoudre. Le manque de terres libres, de limites claires de terrains et de titres fonciers, l’augmentation du prix des terres, ainsi que des politiques et des réglementations confuses ou non appliquées64 conduisent à des revendications antagonistes pour une même terre. Les conflits fonciers représentent 60 % des cas transmis devant la Cour suprême65. Les conflits qui impliquent des villageois entre eux ou avec des gens de 62 Matthew Grainger, “Army Land Deals Cut Across Budget”, Phnom Penh Post, n° I5/11, 31 mai– 13 juin 1996. 63 Salaire journalier de 3000 riels ou moins si le rendement est faible. 64 Pour le Directeur de NGO Forum, les autorités locales et les services du cadastre ne font pas appliquer la loi, Cambodge soir, 5 juin 2005. 65 De Dianous Sébastien, art. cit. 13 l’extérieur croissent en nombre66 et en degré de violence. Les plus vulnérables qui n’ont pas accès à l’information et aux structures de pouvoir pour défendre leurs droits sont les perdants67. Les instances de recours en situation de conflits fonciers sont assez limitées. Devant des cas complexes ou qui concernent des conflits entre les villageois et des gens de l’extérieur, le système traditionnel de la conciliation, somroh somruel, tel qu’il est pratiqué dans les villages montre ses limites. Pour soulager les tribunaux engorgés par des affaires foncières locales où ne peuvent être produits des titres fonciers reconnus par la loi, diverses commissions de règlement et de conciliation ont été mises en place ces dernières années68. Leur manque de mécanisme propre et d’infrastructure, leurs moyens financiers limités qui, par exemple, ne permettent pas de réaliser de véritables enquêtes de terrain, la corruption ainsi que la difficulté à faire appliquer des règlements ambigus n'ont pas encore permis à de telles structures d’apporter des solutions claires. Ainsi, certains villageois désabusés résistent aux expropriations et n’hésitent pas à s’opposer aux forces de l’ordre venues appliquer une décision de justice. Cela a été le cas en mars 2005 dans le village de Kabal Spean à Poipet où 5 villageois ont trouvé la mort lors d’un affrontement avec les forces de l’ordre venues les déloger69. Dans certaines campagnes, la grogne monte mais en l’absence de mouvement fédérateur, les populations lésées n’ont que la voix des ONG pour se faire entendre auprès du gouvernement, de la communauté internationale et des bailleurs de fonds. Conclusion Fait nouveau, la question de l’accès aux terres agricoles pour une population de petits riziculteurs se pose au Cambodge. Pression démographique et ouverture à l’économie de marché ont conduit à des luttes d’appropriation d’un territoire auquel la spéculation foncière donne désormais une valeur commerciale. Deux systèmes continuent à coexister : un système traditionnel et fluide pour l'accès et l’exploitation de la terre, et un système moderne encadré par des outils législatifs et juridiques souvent incomplets ou manquants. La règle qui prévaut est celle des classes dominantes qui jouent du système traditionnel de patronage et de cooptation pour obtenir des terres tout en utilisant l’appareil juridique ainsi que la force pour les conserver. Les paysans pauvres et peu informés sont les perdants dans cette course à l’accès aux terres et se trouvent ainsi placés dans une situation d’extrême précarité. Le système des concessions industrielles semblait prometteur quand il a été lancé au Cambodge (-tu pourrais même ajouter qu'il fut semble-t-il plus ou moins soutenu par la Banque mondiale ou le FMI). Cependant, dans la pratique, loin de rapporter des revenus à l’Etat et de réduire la pauvreté, il apparaît qu’il nourrit un système parallèle hiérarchique de familles politiques et d’hommes d’affaires puissants qui 66 Barton Pat, “Conflict over forests getting worse, say USAID”, Phnom Penh Post 10-23 Mars 2006. Williams Shaun ,Where has all the land gone ? Land rights and access in Cambodia, vol 1- Oxfam GB, 1999, p.11. 68 En 1992, les tribunaux rencontrent des difficultés à gérer les conflits fonciers essentiellement à cause de la corruption rampante ainsi que des difficultés à appliquer la loi foncière qui révèle ses limites et ses ambiguïtés. En 1999, une commission “land dispute settlement commission” est mise en place pour traiter des conflits fonciers en dehors des tribunaux. La commission va rencontrer des difficultés à résoudre des problèmes de plus en plus compliqués qui concernent des populations locales, des membres du gouvernement, des gens puissants, des compagnies privées. Il en résulte une accumulation de cas non résolus ou qui traînent en longueur. Pour éviter l’engorgement des tribunaux, des commissions cadastrales sont établies à partir de fin 2002 (sous-décret nº46 ANRK.BK du 31 mai 2002 sur l’organisation et fonctionnement de la Commission Cadastrale et le Prakas nº112 DNS.RBK du 21 août 2002 sur les principes et procédures de la Commission Cadastrale) et se substituent aux commissions précédentes. En 2006, devant les faibles succès enregistrés par celles-ci, le gouvernement met en place l’Autorité Nationale de Résolution des Conflits Fonciers (décret royal du 27 février 2006) qui se surajoute au système en place de la Commission Cadastrale. La confiance des villageois dans le système officiel est très ténue en raison des lois et procédures complexes et du fait que les plus puissants sont souvent les plus favorisés. 67 69 CHRAC Cambodian Human rights Action Committee, High price of land: The deadly eviction of Kbal Spea, août 2005. 14 prennent le contrôle des vastes terres de l’Etat70. En ville, des terrains ainsi que des bâtiments publics sont vendus ou échangés sans aucune transparence. Saoy Reach, le terme ancien pour « régner » ou « manger le Royaume » n’aura jamais été aussi pertinent. Contrairement au passé, ce ne sont plus les hommes exploitant une terre mais la terre seule qui a une valeur71, ce qui conduit souvent aux expropriations. Pour les villageois, il en résulte un frein au développement et un faible investissement économique agricole. On continue à ne produire que ce qui est nécessaire à la survie quotidienne quand on ne sait pas de quoi sera fait demain. A cela vient s’ajouter le manque de formation à des métiers autres que l’agriculture pour les nouvelles générations rurales. Les inégalités entre les gens de la ville et les gens de la campagne se creusent ainsi d’autant plus. Des efforts sont faits pour favoriser et protéger l’accès à la propriété des populations les plus démunies. Mais les lois ne sont pas toujours pleinement appliquées ou sont incomplètes et ne permettent pas encore de bien gérer l’utilisation des sols et de réguler les conflits fonciers, ce qui alimente l’impunité des puissants et le mécontentement des petits. En tout cas, il apparaît que la stabilité sociale des prochaines années reposera grandement sur l’aptitude du gouvernement à gérer la question foncière. 70 La définition entre terres privées et terres publiques de l’Etat n’étant pas précise (cf. note 46), ce sont des pans entiers du domaine public qui sont vendus pour des profits personnels. 71 Dans certains cas cependant, les concessionnaires voient dans les populations locales une main d’œuvre à bon marché qu’ils emploient sur leurs plantations, renouant ainsi d’une certaine manière avec le système ancien où les plus démunis exploitaient la terre pour les puissants. Le développement social cède ici le pas à l’exploitation des paysans pauvres. 15 Bibliographie Aymonier, Etienne, Notice sur le Cambodge, Paris : E. Leroux, 1875. Barton Pat, “Conflict over forests getting worse, say USAID”, Phnom Penh Post 10-23 March 2006. Bouillevaux,C.E., L’Annam et le Cambodge, Paris : Palmé,1874. 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