L’art de disparaître
Adèle Cassigneul
26 novembre 2015, laviedesidées.fr
Sur Hanna Rose Shell, Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif, J-F Caro trad,
Bruxelles : Éditions Zones Sensibles, 2014.
Lorsque le philosophe Pierre Zaoui écrivait sur l’art de disparaître, il louait la discrétion
comme une expérience existentielle épanouissante, un cesser d’apparaître permettant d’abdiquer
« toute volonté de puissance »1 et d’opposer à notre société caractérisée par une « lutte effrénée
pour la reconnaissance et la visibilité » 2, l’anonymat et l’invisibilité. Tour à tour philosophique,
poétique et politique, son bel essai réfléchissait à un effacement de soi furtif et modeste admettant
l’avènement de l’autre ; une disparition positive, nécessaire et engagée, aux antipodes de ce
qu’analyse Hanna Rose Shell dans son insolite Ni vu ni connu. Le camouflage au regard de
l’objectif. Enseignante au MIT, celle-ci traite d’une invisibilité toute entière vouée à la survie (de
l’animal ou du soldat) et à l’anéantissement de l’autre (le prédateur ou l’ennemi) ; une invisibilité
par ailleurs conditionnée et soumise aux techniques d’observation et de surveillance photocinématographiques.
Là où Zaoui évoquait une disposition d’être, une disponibilité impliquant retrait, porosité et
attention à autrui ; là où il prônait une réceptivité, un dialogue, un échange généreux avec son
environnement ; Shell examine la « logique » (8) et la « conscience du camouflage » (21), cette
« forme de subjectivité cultivée » (17) qui implique une stratégie de disparition à la fois défensive et
offensive : un camouflage qui suppose une scrutation, une vigilance accrues, et qui aspire à un
maximum d’invisibilité.
Retraçant l’histoire du camouflage à partir des formes matérielles et imagées qu’il nous a
laissées, Shell explore l’art du disparaître pour mettre en valeur la métamorphose des champs de
perception depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Centrant sa réflexion sur l’affirmation
toujours davantage affirmée d’un soi caméléonesque ingénieux, elle explore trois variétés de
camouflage à la croisée de l’art, de la science et de la stratégie militaire.
Le devenir-caméléon
Parangon de l’invisibilité stratégique, doué d’une évanescence visuelle instantanée, le
caméléon s’évanouit dans la nature. Par ses facultés protéennes, il est l’animal-type du devenir, le
modèle d’une fascinante métamorphose immédiate en mouvement vers lequel convergent les
camouflages statique, sériel et dynamique qu’expose Ni vu ni connu.
Point d’appui du camouflage statique, les splendides « tableaux vivants de natures mortes »
(51) d’Abbott Thayer (1849-1921) capturent les « moments cruciaux » (38) de la coloration
protectrice ou homochromie animale. Par la taxidermie et la saisie photographique, ce pionnier dans
la recherche du mimétisme humain de formes naturelles par ressemblance visuelle élabore des
mises en scène naturalisées afin d’apprendre comment devenir un animal invisible.
Avec le développement et l’institutionnalisation en 1914 de cet « ultime moyen de voir »3
qu’est la photographie aérienne, les tactiques de camouflage se dynamisent pour devenir sérielles.
On produit des « images à répétition »4 héritant des recherches en chronophotographie, des filets de
1
Pierre Zaoui, La Discrétion. Ou l’art de disparaître, Paris : Autrement, 2013, 12.
Ibid, 15.
3
Paul Virilio, Guerre et cinéma 1. Logistique de la perception, Paris : Cahiers du cinéma, 1991, 22.
4
Ibid, iv.
2
camouflage, « voile[s] magique[s] » (77) jetés sur le paysage pour duper les interprètes de
photographie aérienne, ainsi que des arbres-observatoires qui permettent de voir sans être vu. L’art
de la dissimulation simulée intègre alors le fonctionnement de reconnaissance photographique pour
mettre en doute les apparences et perturber, voir empêcher la lecture du champ visuel.
C’est enfin par l’entremise du cinéma que le camouflage se fait réellement dynamique. A
travers l’œuvre filmique de Len Lye (1901-1980), Hanna Shell analyse en quoi le camouflage de
combat et les technologies de surveillance photo-cinématographiques se mêlent pour élaborer un art
de l’immersion qui table sur la manipulation de l’environnement médiatique au service de
l’effacement de soi. Ce cinéma « épidermique » (144), qui abolit la distinction entre monde filmé et
monde naturel, ne vise plus à camoufler l’environnement mais l’être humain, qui aspire à toujours
plus d’invisibilité.
Ainsi, depuis 1894, lorsque Thayer aménage son atelier-laboratoire, jusqu’aux
expérimentations les plus contemporaines, en passant par la création de l’American Camouflage
Society (1916), la standardisation du camouflage militaire (1918) et les films didactiques ou de
propagande au tournant de la seconde guerre mondiale, Shell dévoile ce fantasme tenace et jamais
démenti d’un homme invisible faisant de sa peau un écran sur lequel se projette son
environnement ; l’aspiration humaine à acquérir une enveloppe caméléonesque.
Des artistes-inventeurs
Comment disparaître dans l’image ? Telle est la question cruciale de ceux qui souhaitent
survivre en milieu hostile. Questionnant les fondements ontologiques de la photo-cinématographie,
Shell démontre que les recherches en dissimulation stratégique ont leurs racines dans des pratiques
artistiques qui conjoignent bricolage artisanal, ingéniosité scientifique et inventivité pratique.
Peintre de formation, Thayer crée des photomontages, des tableaux de plumes, des pochoirs et
des patchworks photographiques mais il invente aussi des motifs textiles et élabore des croquis pour
vêtement de camouflage inspirés de ses œuvres qui, en 1915, ne trouvèrent aucun acquéreur, ni
auprès du War Office britannique ni auprès du gouvernement américain. Le lieutenant-colonel
Solomon J. Solomon (1860-1927), peintre académique pionnier dans les techniques de camouflage
de guerre, invente l’arbre-observatoire en 1916, construction organique qui fusionne stratégie
militaire et élaboration plastique. Entre 1917 et 1919, la Special Works School5 de Londres réunit
une équipe hétéroclite d’ingénieurs, de photographes, de peintres, de sculpteurs, de décorateurs et
de couturières pour élaborer des techniques de camouflage, dont le fameux filet. Et Len Lye,
documentariste atypique, cinéaste d’animation avant-gardiste qui fut formé à la London Film
Society au tournant des années 1930, signe Kill or Be Killed en 1943, film de propagande utilisé
dans les programmes d’entraînement militaire.
Par son argumentaire fluide et traduit avec talent, Rose Shell tresse les influences et les
disciplines. Ses chapitres sensibles qui refusent le jargon nous plongent dans les mécanismes d’une
dissimulation stratégique qui nécessite adaptation et créativité. Au gré de son cheminement
historique, elle fait ressortir l’élaboration toujours plus sophistiquée d’une logique spectatorielle
propre au camouflage qui interroge notre manière de regarder le monde et nous apprend à voir.
Le toucher du regard
Shell montre d’abord que la représentation du camouflage a chaque fois partie liée avec une
certaine pédagogie. Thayer utilisait ses photos, ses pochoirs et ses tableaux à des fins didactiques,
que cela soit dans des expositions participatives, des installations muséales ou dans Concealing
Coloration in the Animal Kingdom (1909), ouvrage innovant qui comprend des illustrations
interactives. L’image devient dès lors l’instrument d’un entraînement visuel au camouflage qui se
prolonge au cours des deux conflits mondiaux. La photo-cinématographie est alors mise au service
de l’apprentissage militaire : il s’agit d’apprendre à voir sans être vu, de dissimuler son corps en
mouvement dans un environnement changeant.
5
« Special works » est le nom de code donné au camouflage par les anglais pendant la Grande guerre.
Shell met en exergue toute une logique visuelle et une esthétique du camouflage que l’on voit
aujourd’hui généralisées dans certains films d’action (Predator de J. McTiernan), des jeux vidéos
dont les first-person shooters (FPS) tels Call of Duty ou Battlefield qui parfois servent de
simulateurs de combat pour l’entraînement des troupes de l’U. S. Army, et les expérimentations
japonaises de systèmes de camouflage optico-électronique photoréfléchissant. Soulignant
l’influence cruciale des innovations techniques sur ces évolutions, elle met en valeur « la
persistance mentale des images »6 qui conditionne nos manières de voir.
Il semble important de souligner que si Hanna Shell analyse finement les images de
camouflage comme « machine de guet » 7 conditionnant nos sociétés de surveillance
hypermédiatisées, il n’en ressort pas moins que la photo-cinématographie détermine un autre type
de regard, un regard sensible et épidermique. A contempler Peacock in the Wood (1909) de Thayer,
les fascinants motifs des filets de camouflage tissés par des petites mains en 14-18, et Colour Box
(1935) ou Rainbow Dance (1936) de Lye une autre expérience de vision nous est offerte. Une
expérience visuelle qui voit l’avènement d’un regard haptique dont le toucher impressionniste se
fond dans le visible jusqu’à l’épouser.
Pour aller plus loin :
Abbott H. Thayer, Concealing Coloration in the Animal Kingdom, The Macmillan Co, 1909
Numérisé : https://archive.org/details/concealingcolor00thaygoog)
Présentation de l’arbre observatoire sur le blog de l’Imperial War Museum.
http://blogs.iwm.org.uk/transforming-iwm-london/2014/01/the-british-camouflage-tree/
Vidéo sur la conservation de l’arbre camouflage.
http://blogs.iwm.org.uk/transforming-iwm-london/2014/01/conserving-the-britishcamouflage-tree/
Article « Cubisme et camouflage » sur 1643-1945 L’Histoire par l’image
http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=798
Len Lye, A Colour Box, 1935
https://archive.org/details/A_Colour_Box
---, Rainbow Dance, 1936
http://www.wat.tv/video/len-lye-1936-rainbow-dance-1v7a_2fvor_.html
---, Kill or Be Killed, 1943
https://vimeo.com/106579440
6
7
Paul Virilio, La Machine de vision, Paris : Galilée, 1988, 128.
Guerre et cinéma, iv.