Quand les chamanes de la Préhistoire brouillaient
la piste des ours.
Laurence Anne Rougier
1
Dessin de couverture. Étude d’un ours marchant. Leonardo da Vinci.
2
Collection Préhistodigest
À la mémoire de Georges-Jacques Rougier
(1936-2015)
3
Du même auteur :
Néandertal était-il un artiste ?
Néandertal à Malte.
La Clonage du Mammouth est-il un humanisme ?
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Avertissement aux lecteurs et lectrices. Les photographies,
dessins choisis par l’auteure appartiennent au domaine
public ou sont sous licence internationale CC BY 4.0
licence.
5
Avant-propos.
À l’intérieur d’une yourte Yakoute, une chamane
sibérienne hautement qualifiée, expulse d’un coup de
tambour chamanique son âme animale. Le cri d’un loup en
transe transperce le ciel. Les mondes d’en haut s’éveillent,
les esprits des grands ancêtres se réveillent, le royaume des
défunts est révélé. Les sabots d’un cheval invisible
percutent le sol de la tente recouvert de tapis colorés. La
bouilloire placée au centre de la pièce, tremble. Le feu de
l’âtre vacille et prend une couleur inquiétante. Toute la
force bestiale, d’un bestiaire local familier, est convoqué
pour communiquer avec l’au-delà, guérir les malades icibas ou initier des novices occidentaux.
À des kilomètres de là, un Schohet, abatteur rituel juif, se
prépare mentalement à supprimer la vie d’une génisse.
Elle est sans défauts et sans maladies. Pour éliminer l’âme
animale qui sommeille entre ses flancs, il lui faut l’égorger
rituellement sans lui faire peur. Le sang, preuve matérielle
de l’animalité, s’écoule sur une couche de sciure posée à
cet effet. L’âme animale est absorbée, mais pas
entièrement. Bientôt, la viande, avant d’être exposée sur
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l’étal du boucher, sera salée puis rincée jusqu’ à ce que tout
le sang restant s’écoule. Enfin, le juif pratiquant pourra
consommer la viande, avec l’assurance que ses pulsions
bestiales et néanmoins vitales, seront modérées sans être
annihiler.
À l’église du village on célèbre la messe. La chrétienté
sépare le sacré du profane. La chair de l’animal humain
devient péché. Les besoins naturels sont prohibés et si l’on
veut toucher au divin, la chasteté est de rigueur. Le prêtre
boit le sang du Christ et s’approprie sa force vitale. Les
fidèles ingèrent son corps en mangeant l’hostie. Le
cannibalisme, considéré comme abomination en occident,
devient symboliquement tolérable, comme canalisé.
Au cœur de la ville la plus proche, sur la place publique,
un groupe de jeunes végans laïques manifestent. Ces ultras
végétariens vocifèrent en agitant des pancartes. Ils
appellent au meurtre des citoyens carnivores avec pour
cible les abattoirs, où il faut bien le dire, la situation atteint
parfois l’abjection dans le traitement du bétail que nous
consommons. Pousses de soja ou steak tartare, rien n’y
fait. Encore au 21ème siècle, en dépit de toute la technologie
7
qui nous dématérialise, nous dépendons du monde animal
et de nos pulsions qu’il cristallise. Quand tout cela a-t-il
commencé ?
8
Des mains qui nous racontent.
Il y a -35000 ans, Aurignac sculpte une étrange créature.
Le bas du corps est humain et masculin, mais le dessin des
cuisses et la rondeur robuste des épaules empreinte à
l’anatomie d’un fauve. La tête reproduit un lion des
cavernes sans crinière. Six scarifications de longueurs
égales, disposées à la verticale, décorent le bras droit de la
statuette, à moins qu’elles ne délivrent un message aux
initiés. La première figurine chamanique est née. La
preuve absolue de la pratique d’un paléoculte. Oui et non.
La Préhistoire porte le préfixe pré. Ses archives ne sont pas
faites de papier comme l’Histoire des historiens (nes),
mais de terres fouillées par des archéologues. En l’absence
de preuves concrètes, personne ne sait quand les espèces
humaines ont éprouvé pour la première fois des
préoccupations métaphysiques. La figurine patiemment
9
reconstituée est bien vivante, elle. Étonnante composition
quand on y réfléchit. Imaginons le contraire. La force du
lion logée dans le bas du corps, et la tête pensante de
l’humain, symbole de préoccupations supérieures.
Ne serait-ce pas plus « logique ». Le rituel chamanique
est précis. C’est le cerveau, donc la tête du chamane puis
du pratiquant qui se transforme en la bête sous l’emprise
de la transe, et ensuite le corps. Les hallucinations sont
obtenues, soit par transmission directe du chamane de par
les pouvoirs qui lui sont conférés, ou par la prise de
substances hallucinogènes. Mais sommes-nous réellement
en présence d’un rite chamanique préhistorique ?
La statuette aurignacienne découverte dans l’abri du
Höhlenstein-Stadel en Allemagne, avec ce lion à
l’expression inoffensive, ses yeux doux et coquins, ses
oreilles bien moulées, et sa mâchoire prognathe qui lui
donne une gueule sympathique et rassurante pour les
enfants, nous ramènerait presque à un célèbre personnage
de Walt Disney. La silhouette raide comme un soldat de
bois au garde à vous, en tenant compte des aléas de la
reconstitution, évoque un objet plus familier : un jouet
10
artisanal de qualité. L’artiste a pris soin de reproduire les
pattes avant de l’animal. Il n’a pas négligé l’excroissance
empâtée modelant le nez du grand félin. Il faudra attendre
2018 pour découvrir un profil léonin identique, lorsque
Sparta1, l’une des quatre momies préhistoriques de
lionceaux des cavernes, sera découverte en Yakoutie. Le
poitrail épais au torse bombé telle une cuirasse, le faux-cul
rembourré2, pourraient-ils évoquer la caractéristique d’une
espèce pourvue d’une couche de poils plus épaisse que son
cousin le lion moderne. La queue est absente. Le lion s’est
redressé, il est devenu homme. Qu’en est-il de la relation
de ce sculpteur du début du Paléolithique récent à une
espèce qui ne s’éteindra que vers -12 000 ans. De fait,
Aurignac est entouré de paléofélins. Il a fort bien connu le
léopard des cavernes. Panthera pardus spelaea fait partie
du bestiaire de la Grotte Chauvet. Cette splendide créature,
écrasée sous une hyène des cavernes relativement bien
proportionnée, a été miniaturisée par un peintre qui n’a pas
pris beaucoup de soin à restituer le fauve, si ce n’est la
Meet Sparta, the ‘best preserved ice age animal ever found’
(siberiantimes.com)
2
Non visible sur la vignette.
1
11
forme du crâne. Comme quoi, l’artiste de Chauvet n’était
pas particulièrement fasciné par le grand chat solitaire,
magnifique et unique, contrairement à nos photographes
naturalistes d’aujourd’hui. Des taches noires signalent le
pelage du félin. Le peintre n’a pas dessiné les rosettes sans
les mouchetages du centre qui le différencient du jaguar,
absent à cette époque. Aurignac a probablement rencontré
le lynx des cavernes (Lynx [pardinus]spelaeus) dans leurs
territoires communs, en Europe et Eurasie actuelles. Il a
peut-être croisé Homothérium latidens, plus connu sous le
nom familier de tigre à dents de sabre. Un énorme chat
rapide à la course, à la gueule plus longue et profilée que
son adversaire le lion des cavernes, et au corps proche de
celui du guépard actuel. Les fouilleurs de la Grotte
d’Isturitz dans les Pyrénées atlantiques ont cru mettre au
jour une statuette gravée à son effigie. Hélas, ce n’était
qu’un lion des cavernes. En définitive, l’artiste a choisi
d’immortaliser3 au détriment des autres grands félins,
Panthera spelaea,4 un mammifère carnivore plus
« sociable », se déplaçant en meute. Aurignac avait-il peur
3
4
Essentiellement à Chauvet.
Nom scientifique du lion des cavernes.
12
du lion des cavernes, en tenant compte de tous les grands
carnivores avec lesquels il était encore obligé de cohabiter.
Imaginons un prédateur deux fois plus imposant qu’un
lion actuel, dont les oreilles arrivaient au niveau du
sternum d’Aurignac. Il l’a forcément vu de près mais de
préférence mort, puisqu’il a restitué les détails intimes de
son anatomie dans sa peinture. Il a dû l’observer à une
distance raisonnable, pour donner vie au panneau des
grands lions en chasse et en mouvement de la salle du
Fond de la Grotte Chauvet. Des archéozoologues
soutiennent que seul le mâle solitaire chassait. Ils
négligent l’actualisme, et ne prennent pas en compte le
célèbre panneau. L’art des sapiens modernes peut-être
aussi éthologique5 qu’édifiant, parfois.
Le peintre a fermé les yeux de certains fauves d’un trait
ferme, épais et pâteux. Un des grands prédateurs à
manifestement une expression d’ahuri, avec son œil rond
et fixe, personnage du distrait typique des cartoons. Ahuri
ou hypnotisé. L’animal semble débuter une transe.
Etude scientifique des comportements des espèces animales dans
leur milieu naturel.
5
13
Dessiner un œil parfait n’intéresse pas l’artiste même s’il
est en capable. Les regards sont humanisés. Ils évoquent
plus la tranquillité d’esprit du peintre témoin, que la
crainte que l’on peut ressentir en tombant nez à nez avec
cet animal redoutable et dangereux, peu ou pas chassé. Les
gravures du diverticule des Félins à la Grotte de Lascaux
nous instruisent du contraire, mais de toute évidence
archéologique, le lion des cavernes n’était pas un enjeu
alimentaire pour ces groupes humains. Pour l’anecdote, ils
l’ont consommé à Aurignac en Haute-Garonne, l’abri sous
roche éponyme découvert en 1860, grâce à une forte
complicité entre Edouard Lartet et Henry Christy,
pionniers de la Préhistoire franco-anglaise.
Cette
fresque
organisée
nous
ramène
au
culte
chamanique. Comme nous l’avons évoqué supra, le ou la
sorcière sibérienne convoque un bestiaire qui lui est avant
tout très proche, voir apprivoisé. Le renne, membre vital à
la communauté, n’est pas un animal chamanique. En
revanche, l’aigle est un personnage éminent du culte. Le
tigre de Sibérie, symbole de puissance et de dangerosité,
n’intéresse pas les chamans. On lui préfère le loup. L’ours
14
et ses espèces, chargé de superstitions, de mythes, et de
contes, n’est pas un animal utile à la transe chamanique.
Faire du lion des cavernes, plutôt sélectif dans le choix de
ses proies, un prédateur familier et inoffensif pour
Aurignac est complétement irréaliste. En faire un animal
symbolique
est
une
hypothèse
artistiquement
vraisemblable. D’autant qu’Aurignac exploite les dents de
l’animal pour s’en faire également des parures. Ce grand
peintre et sculpteur est le premier orfèvre indiscutable du
Paléolithique récent. Il est capable de confectionner des
bijoux percés d’un rond ou d’un ovale parfait avec un
ciseau à bois ou os de cervidés.
Objets de culte, jouets, parures, sculptures, peintures,
gravures, Aurignac est l’aboutissement d’une évolution
cognitive et comportementale qui a débuté avec le sapiens
ancien. Avec et après lui, la croyance en un monde
immatériel occupera les esprits durant les 20 000 ans où se
succèderont
les
quatre
cultures
principales
du
Paléolithique récent6. Les cavités ornées finiront par
prendre le nom de Sanctuaires, sans doute à juste titre, de
6
Aurignacien, Gravettien, Solutréen, Magdalénien.
15
la Préhistoire. L’art du sapiens moderne est avant tout l’art
premier.7 Tout ramener à la spiritualité, c’est oublier les
organisations sociales de groupes humains, qui ont peutêtre établi un véritable réseau de communication dans ces
espaces clos. C’est également négliger les mécanismes de
la créativité et de l’expression libre. Les artistes de la
Préhistoire étaient des artistes comme les autres. Cette
affirmation péremptoire implique d’admettre qu’ils
avaient le même cerveau que nous. Dans le cas contraire,
le rattachement à l’Histoire de l’art est plus difficile. L’art
préhistorique ne serait plus l’art premier mais l’art des
préhistoriques. L’auteure part du principe qu’ils avaient
besoin de s’exercer. Qui a vu un « brouillon » de Leonardo
da Vinci, ne peut s’empêcher de faire le rapprochement
avec les figures superposées du Sanctuaire des TroisFrères en Ariège. En art préhistorique, donner du sens et
de l’interprétation à toutes les productions, c’est idéaliser
l’artiste. Ils ont tout inventé et on n’a rien fait de mieux,
disait Picasso. Faux et malhonnête. Ce sont les maîtres de
Le premier art ou Early gestures, rassemble les manifestations les
plus précoces des humanités fossiles, témoignant de préoccupations
symboliques et artistiques.
7
16
la renaissance italienne qui ont tout révolutionné.
Aventurons-nous dans un sanctuaire orné. Ne craignons
pas de commettre un sacrilège.
17
Les yeux dans la grotte.
Dessinée il y a de cela -16 500 ans, une silhouette au
postérieur saillant semblable à celui des satyres qui
décorent la panse des vases de l’antiquité festive et
orgiaque, accueille encore les visiteurs du Sanctuaire des
Trois-Frères en Ariège.8 De prime abord, un renne peint à
400 mètres de l’entrée, se tient debout. Si la forme est
essentiellement animale, les membres supérieurs et
postérieurs sont humains. Remarquons tout de suite que le
renne porte encore ses bois. La scène se passe au cœur de
l’hiver du dernier maximum glaciaire. Vision bucolique.
La représentation d’un personnage peut être décalée dans
le temps ou symbolique. Suspendu à 3,50 mètres de haut,
le personnage ne semble pas avoir de conversation avec le
Site officiel des Cavernes du Volp. Les grottes ne sont pas
ouvertes au public.
8
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spectateur. Les yeux hagards, le regard vide fixant un
horizon inaccessible, l’être composite est manifestement
sous l’emprise de la drogue. Soyons pragmatique. Les
magdaléniens ont-ils pu droguer un renne à des fins
comestibles plutôt que rituelles. Ces préhistoriques étaient
omnivores et pratiquaient la médecine par les plantes. La
proposition n’est pas à prendre à la légère. Le renne a-t-il
brouté volontairement une herbe enivrante. Un artiste
peintre a observé cet herbivore familier. Il a reproduit la
scène sur la paroi. Changeons de perspective. Le renne se
retrouve couché sur un flanc, dans une posture classique
de bête au repos. Un tableau champêtre d’un artiste luimême amateur de stupéfiants ? Prenons du recul, cette
figure n’est pas unique. D’autres témoignages picturaux
attestent d’un rituel, ou tout au moins d’une atmosphère
magique, surnaturelle dans cette grotte. Un humain, de
préférence un chaman, a ingéré une drogue. Transformé en
renne, il a atteint le dernier stade de la transe chamanique.
Le peintre a décrit le passage de la drogue dans
l’organisme en balisant le corps de la créature de bandes
noires circulantes. L’homme-renne plane au-dessus des
nombreux mammifères non-humains présents dans la
19
grotte. Plus loin, un homme-bison hypnotise un troupeau
avec une flûte nasale. Scène pastorale illustrant les débuts
de la domestication ? Dans les profondeurs de la grotte, un
sympathique druide des temps préhistoriques avec sa
barbe et sa bedaine, raconte une histoire sans paroles c’està-dire sans message explicite, dans un endroit difficile
d’accès. Rien d’étonnant à cela. Méandres et couloirs
étroits sont le support de l’imaginaire du ou des artistes.
La paroi est une toile qui s’étire sur des centaines de
mètres. Employée et réemployée à d’autres époques,
jusqu’à aujourd’hui avec les taggeurs sauvages qui
détruisent le patrimoine de l’humanité. Le procédé est
délinquant mais le geste est une continuité artistique.
Qu’importe
que
l’œuvre
ne
soit
pas
toujours
compréhensible ou visible, en dépit d’une certaine
organisation des images parfois. C’est la volonté de
l’artiste ou le résultat d’un embouteillage spatio-temporel.
Le message est clair, à qui veut l’interpréter dans ce sens.
Sapiens ne fusionne plus avec la faune comme un
mammifère qu’il est. Il la domine. Les grands carnivores
qui le terrorisaient et le consommaient disparaissent peu à
peu. Griffades d’ours des cavernes, tanières à hyènes des
20
cavernes deviennent des espaces profanes ou sacrés dont
il est le maître. L’art est son titre de propriété mais il n’a
pas effacé les empreintes du passé antérieur. Proche de
nous pour certains paléoanthropologues, espèce distincte
pour d’autres, Néandertal lui aussi explorait les grottes
lorsqu’il était sur la piste des ours. Comment la Préhistoire
de l’art a-t-elle pu l’oublier. Pour le comprendre, il nous
faut revenir aux origines de la découverte de cet art.
Dans le courant du 19ème siècle, la Préhistoire
antédiluvienne, science nouvelle et déroutante, voit le jour
sous l’impulsion de l’écrivain prolifique et naturaliste
Jacques Boucher de Perthes. L’existence de deux
humanités fossiles dont les restes émergent partout en
Europe et ailleurs dans le monde, fait son chemin dans
l’esprit de scientifiques profondément croyants. Il n’est
pourtant pas question de remettre en cause cet épisode
grandiose de la Genèse qu’est le Déluge. En 1863, les
fouilles de la Grotte Chaffaud dans la Vienne mettent au
jour un morceau de bois de renne gravé de deux biches,
ainsi que des fragments d’os gravés de figures animales ou
géométriques. L’ambiance du moment est à la fraude, la
21
falsification, le bakchich, la course aux trésors et les
fouilles sauvages de pièces lithiques déconcertantes. Cela
décrédibilise une Préhistoire balbutiante où chaque
découverte sème le doute au lieu de convaincre. Ce qui
aurait pu être un évènement majeur pour la Préhistoire de
l’art, n’est pas validé par les préhistoriens franco-anglais
en conflits permanents. Partout dans le Sud-Ouest de la
France et au Nord-Ouest de l’Espagne à Altamira, la
découverte de grottes ornées de peintures, accentue le déni
de la réalité d’esprits brillants et rationnels de ce monde
jusqu’à l’homme de droit, pionner et fervent défenseur de
la Préhistoire, Émile Carthaillac. Il est impensable que cet
art majeur qu’est la peinture soit l’œuvre de Cro-Magnon.
Il faut attendre le début du 20ème siècle pour que l’abbé
Breuil, premier préhistorien d’art et inventeur de la
technique du relevé graphique, canonise cet art en le
christianisant. Les bisons du plafond d’Altamira,
deviennent la « Chapelle Sixtine de la Préhistoire ».
L’ecclésiastique passionné, adepte du concubinage,
s’était-il attaché à la personnalité du désormais
célébrissime
Michelangelo
et
sa
fresque
biblico-
scabreuse. Le prêtre, en bon missionnaire, fera également
22
le parallèle avec l’art des peuples primitifs et des bons
sauvages de son siècle. Seule une pieuse espèce évoluée
comme la nôtre était capable et digne de peindre.
À ce jeu-là, Néandertal est disqualifié. Il est pourtant déjà
à la mode ce singe poilu repoussant et maladif qui se tient
un peu trop longtemps debout. Dessins effrayants,
peintures apaisantes, affiches complaisantes influencent
de générations en générations, la vision de cette espèce
singulière. Le cinéma américain d’après-guerre s’efforce
de redorer l’image de Néandertal, en lui donnant le rôle
que son prédécesseur King Kong tenait dans les années 30.
Une bête de sexe à la gueule simiesque, violeur de femmes
stupides, sert alors d’exutoire à une Amérique puritaine
toujours en quête de divertissements transgressifs. De
sculptures en reconstitutions, la bête humaine devient
notre proche parent, notre frère jumeau, notre alter égo.
Pendant ce temps-là, la Préhistoire de l’art évolue et
devient une discipline de plus en plus performante et de
moins en moins destructive. De l’observation à l’œil nu
aux années 1950, époque charnière qui offre la possibilité
de dater cet art grâce au Carbonne 14, si les pigments sont
23
à base de Carbonne, aux outils et applications de la
technologie 3D. Les souterrains ornés bénéficient à
présent de l’approche physico-chimique par les sciences
exactes mais pas infaillibles. La diffraction et la
fluorescence aux rayons X permettent d’analyser les
pigments qui composaient la palette du peintre, déterminer
les chronologies d’exécution de l’œuvre, et distinguer le
nombre d’intervenants. L’enjeu est en premier lieu le
sauvetage des œuvres victimes de l’usure du temps. Des
reconstitutions virtuelles et des copies ou fac-similés,
seront offertes aux visiteurs gratuitement ou pour un prix
dérisoire, au regard du travail colossal accompli.
À l’heure actuelle, l’étude des grottes ornées est devenue
pluridisciplinaire comme toute la Préhistoire. Il n’est
toujours pas question d’inclure Néandertal dans l’étude
des productions artistiques. Les capacités cognitives des
solistes ou groupes humains qui ont peint les grottes ne
sont analysées qu’au sein de l’espèce Homo sapiens
sapiens, au point d’envisager un mode de langage
artistique unique chez ces groupes humains. Or,
Néandertal a un cerveau et des neurones. Il a longtemps
24
fréquenté ces espaces gardiens de notre mémoire
collective. Allons à sa rencontre.
25
Sur la piste des ours.
Nous sommes en -50 000 avant le présent. Néandertal et
son clan se sont installés à l’entrée d’une grotte. Le
chasseur émérite est constamment sur le qui-vive. Un
groupe d’une vingtaine de Crocuta spelaea ou hyènes des
cavernes rôde dans le secteur. Théoriquement, au
commencement de leur histoire commune, les deux
espèces avaient conclu un pacte de non-agression. Les
hyènes laissèrent à Néandertal l’exclusivité de la chasse et
du charronnage des cervidés, et en particulier des rennes.
Les Crocuta pensèrent : « Quand les rennes migreront, ce
prédateur plus malin que nous de Néandertal les suivra, et
nous récupérerons notre territoire ». Elles réclamèrent le
privilège de chasser et d’approcher en premier les
cadavres de bovidés, d’équidés et la mégafaune. De fait,
les deux espèces raffolaient des ongulés et ne détestaient
26
pas charogner un mammouth. Ils redevinrent des grands
carnivores non-sélectifs. Une coexistence raisonnable,
chacun sa niche écologique, sauva les apparences. En
réalité, des stratégies d’évitement et d’approvisionnement
furent élaborées dans les deux camps. Lorsque les hyènes
se dépêchaient de sélectionner les parties nutritives d’un
renne pour les ramener dans la tanière qu’elles
n’occupaient qu’un mois, ce qui considérant leur manque
d’hygiène n’est pas étonnant, Néandertal avait déjà
récupérer la carcasse.
Dans la partie obscure de la grotte, Ursus spelaeus, plus
connu sous le nom d’Ours des cavernes, a laissé des
glyphes sur les parois. Un autographe à 5 traits obliques
signale sa présence sur son habitat, et partout dans son
territoire au moins aussi vaste que celui de ses adversaires.
De l’Espagne à l’Oural, le végétarien aux canines
puissantes et coupantes dépend des grottes pour sa survie.
Il y installe ses pouponnières et creuse de confortables
bauges pour y passer l’hiver. Néandertal, quant à lui, visite
les grottes, les occupe, et les abandonne. Un des membres
du clan a repéré les empreintes d’un ours brun. Ursus
27
arctos est une espèce rare à cette époque mais pas très
difficile à chasser. Il suffit de surprendre Arctos lorsqu’il
pêche le poisson dont il raffole. Une proie parmi tant
d’autres. Ce qui compte pour Néandertal, c’est d’atteindre
les 5000 calories qui lui sont nécessaires en moyenne par
jour. Madame Néandertal pèse quasiment le même poids9
que son compagnon. Pourtant, elle a besoin de moins de
calories que lui, de l’ordre de 3000. Cela signifie-t-il qu’il
y avait une répartition harmonieuse des tâches dans le
couple, ou alors une ségrégation due au genre. Madame
restait à la grotte pendant que Monsieur chassait.
Raisonnement basé sur l’idée que la chasse est une activité
très physique, brûleuse de calories, et donc réservée à la
gent masculine néandertalienne pourvue d’une masse
musculaire
impressionnante.
L’archéozoologie
nous
démontre que la chasse chez Néandertal était avant tout
variée et stratégique, ce qui n’exclue pas la participation
active des femelles et des enfants.
9
Environ 70 kilos contre 85 kilos.
28
À moins de difficultés d’approvisionnement, Néandertal
n’a pas un besoin vital de bébés ours des cavernes, si ce
n’est
pour
compléter
une
diète
gourmande.
Malheureusement, l’hyène des cavernes a les mêmes goûts
que lui. Il lui faut acquérir sa proie très rapidement.
Explorer les cavités obscures ne lui fait pas peur. La vie en
plein air n’est pas particulièrement relaxante. Il maîtrise le
feu et utilise parfois des briquets en silex pour l’allumer10.
Production régionale et série limitée de la culture
moustérienne du Paléolithique moyen, c’est-à-dire propre
à Néandertal. De tradition acheuléenne parce que
conservant le style d’Homo erectus, espèce humaine
fossile et civilisation du Paléolithique ancien.
Située à 500 mètres de l’entrée principale de la grotte, la
nurserie a été visitée. Des restes osseux éparpillés gisent
sur le sol. Il y a eu un combat à outrance ici. La femelle
adulte est morte avec ses petits. Aucune importance, il ne
faudrait pas vouer un culte à l’ours, se dit Néandertal
dépité. Au printemps dernier, il s’est fabriqué une sacoche
entièrement faite de cordes tressées à base d’écorce
10
Le site de « Chez-Pinaud » à Jonzac en Charente-Maritime.
29
fibreuse de pin.11 Cette sacoche lui est bien utile pour
transporter des os d’animaux et des morceaux de bois bien
secs. Un cousin italien, originaire de Poggetti Vecchi en
Toscane, lui a enseigné une vieux savoir. Néandertal
l’ancien pratiquait l’art de travailler le bois de buis pour
fabriquer des bâtons à fouir. Cet outil multitâche idéal pour
allumer un feu de qualité, servait aussi à déterrer le petit
gibier, à la cueillette des plantes, racines et tubercules. Il
faisait également un excellent pilon pour la cuisine.
Madame Néandertal, experte en peintures corporelles,
s’en sert pour touiller l’ocre qu’elle collecte sur les parois
de la grotte. Néandertal repère un magnifique fragment
d’os et le fait glisser dans sa sacoche. Il a un projet. Alors
qu’il n’était qu’un petit garçon de dix ans aux cheveux
roux et aux yeux verts, le clan entier, une trentaine de
personnes, fit le voyage jusqu’à Rhenen au nord des PaysBas, pour l’inscrire à l’école d’art lithique néandertalien
réputée pour sa pédagogie de l’erreur. La fierté qu’il lut
dans les yeux de ses parents lorsqu’il réalisa, au bout de
cinq longues années à s’exercer à tailler le silex, un micro-
11
Abris du Maras en Ardèche.
30
éclat Levallois de 2,5 x 3 cm. Un exercice destiné à
démontrer la virtuosité du tailleur qui, sans préparer son
plan de frappe, devait en trois coups de percussion à la
pierre dure, détacher des éclats en forme de pétales de
fleur. C’est à cette époque que lui était venu le virus de
l’art pour l’art.
Ursus s’est frotté vigoureusement contre la paroi, fit
remarquer Madame Néandertal. Un poli d’ours, songe t’il.
Je vais moi aussi lui délivrer un message. Avec l’index de
la main droite, tout en tenant fermement son poignet avec
la main gauche, il trace des sillons sur la paroi enduite
d’une terre meuble. Puis, il recouvre entièrement la zone
lacérée par le troglophyle, surnommé « le caverneux » par
les lions des cavernes avec lesquels il est hors de question
de cohabiter. Avec ce premier geste, Néandertal commet
l’acte de peindre. Madame Néandertal n’est pas en reste.
Elle grimpe sur les épaules de son époux et se retrouve à
1,80 mètres du sol. Déterminée à surprendre son homme,
elle trace à deux mains, aidée par des bras moins
asymétriques que le mâle, des triangles et des rectangles.
Les enfants imitent aussitôt les parents. Pour une fois que
31
le danger ne leur impose pas d’obéir. À un mètre du sol,
ils décorent la paroi de formes circulaires qui ressemblent
à si méprendre à des empreintes animales. Une famille
d’artistes en action dans la grotte, tout comme les sapiens
modernes un peu plus tard. Il ne manque plus que des
traces de pas bientôt fossilisées, pour parfaire le tableau
d’une espèce au comportement parfois proche du nôtre.
L’exécution de l’art pictural, quand il n’est pas impulsif,
prend du temps. Cela implique d’être à l’aise dans une
caverne et d’avoir un système respiratoire parfaitement
adapté à l’activité. Néandertal respire bien mais par le nez
et s’exprime avec difficulté. Ce détail dû à une structure
de l’appareil respiratoire supérieur propre à l’espèce, le
distingue nettement de Sapiens. Si l’on est partisan de ce
que l’anatomie conditionne le comportement, alors
Néandertal devait constamment adopter des stratégies
d’adaptations à son environnement, ce qui ne fait pas de
lui un mauvais candidat à l’art de peindre. Cela oblige
toutefois à se préoccuper de ce qu’aucun rejet de gaz
toxique durant l’expiration, ne vienne limiter la durée de
son séjour et son activité artistique potentielle. Cela oblige
32
également à introduire la dette énergétique cérébrale due à
la quête de l’acquisition du langage chez cette espèce.
Néandertal pouvait probablement tout faire comme
Sapiens mais peut-être pas avec la même simultanéité.
Pendant que l’artisan devenu artiste peintre s’exerce en
famille, les autres membres du clan s’affairent autour d’un
foyer allumé à même le sol, sans protection autour ni
crainte de voir le feu se propager.12 Crânes de bisons et de
chevaux ont été sélectionnés rapidement sur un des
terrains de chasse des carnivores, et transportés dans la
grotte. Des carcasses de renne en provenance de la grande
boucherie Mauran en Haute-Garonne ont été livrées. Les
voilà stockées dans une des salles de la grotte devenue
habitat principal temporaire. On attend des invités de
marque. Les néandertaliens du Sud-Est de l’Espagne sont
des artistes réputés. Ils fabriquent des parures en
coquillages marins percés. Ils sont experts dans l’art de
mélanger plusieurs pigments rouge, jaune, noir, dont ils se
parent le corps. Pendant que certains membres s’emploient
à extraire la moelle des crânes encore exploitables, deux
12
Roc de Marsac en Dordogne.
33
adolescents découpent des filets de Bison priscus pour
régaler les convives.
Néandertal admire sa trouvaille. Finalement ce micro-éclat
Levallois, une fois retouché, fera un magnifique denticulé.
Je vais m’en servir pour graver cette vertèbre cervicale13.
Neandertal pose sur ses cuisses un tablier de travail en cuir
de Capreolus capreolus. Le chevreuil a été capturé l’été
dernier. La peau a été séchée puis tannée avec un lissoir de
Dordogne en côte de cerf, pour la rendre imputrescible.
Après avoir déposé le fragment de vertèbre sur le tablier,
il saisit l’outil lithique miniature entre le pouce et
l’index.14 Cette finesse de préhension est la preuve
concrète que Néandertal pouvait tenir une forme de
pinceau. Néandertal grave sans accros, en partant de la
partie supérieure de la pièce, cinq sillons en forme
d’éventail. Il personnalise le décor avec des petits traits
perpendiculaires qui chapotent les grandes incisions. D’un
dernier coup de silex, il rajoute deux longues lignes fines
couvrantes, qui viennent briser l’harmonie des sillons
13
14
3.
Grotte de Pešturina en Serbie.
Evidence for precision grasping in Neandertal daily activities. Fig.
34
principaux. Il n’est pas le premier néandertalien à
s’exercer à la gravure. Le bruit court qu’un néandertalien
de l’extrême Sud de l’Espagne grave directement sur la
roche. Il paraît qu’un artiste allemand originaire de
Bilzingsleben a voulu lancer la mode de la gravure sur
défense de mammouth. Cela n’a pas marché en France.
Sur le sol humide de l’entrée de la grotte, les enfants
dessinent de mémoire aux crayons d’ocre15, la silhouette
éphémère d’un rhinocéros laineux. Partout dans la steppe
à
mammouths
d’Eurasie,
le
bruit
infernal
des
entrechoquements de cornes lors de combats pour
préserver son territoire, incita quelques spécimens de
rhinocéros laineux à migrer vers l’ouest. Certains d’entre
eux se retrouvèrent en Europe vers - 450 000 ans, au
moment même où la lignée néandertalienne émergeait et
s’y installait. Les enfants oublièrent de dessiner la
deuxième petite corne d’un animal pourtant familier et
pour cause. Coelodonta antiquitatis antiquitatis était une
15
Site de Piekary en Pologne.
35
source de protéines que les enfants néandertaliens
trouvaient souvent dans leur « assiette ».
Le rhinocéros à dents creuses des temps préhistoriques
était originaire de Chine. Il s’installa principalement en
Eurasie où il fut obligé de cohabiter avec un lointain
cousin un peu embarrassant, tant par son envergure, que
par l’unique corne supposée fixée comme un chapeau de
cotillon sur le renflement de la partie frontale de son crâne.
Elasmothérium sibiricum ou Rhinocéros géant de Sibérie,
nommé ainsi au 19ème siècle à cause de ses dents en
lamelles abrasives de brouteur de végétaux coriaces, a
réellement existé. On le retrouve également sous un autre
nom en Chine, dont il est originaire, et dans le Caucase. Il
occupait ce vaste territoire depuis plus longtemps que le
rhinocéros laineux à deux cornes. Pourtant, aucune corne
de cet unicorne n’a été retrouvée. Ainsi naissent les
légendes. Le rhinocéros géant est devenu au fil du temps
une créature mythique multiforme. Il n’a pas cessé de
nourrir l’imaginaire des humains, en orient comme en
occident, jusqu’au temps présent avec le célèbre
personnage féérique de la licorne.
36
Elasmotherium surnommé autrefois, Enigmatherium, n’a
officiellement jamais mis les pieds en Europe. Un artiste
magdalénien l’aurait ébauché à la Grotte de Rouffignac en
Dordogne. Le peintre de Rouffignac l’a forcément aperçu
quelque part ce rhinocéros géant. Il venait de loin ce
magdalénien âgé de -13 000 ans. Malheureusement, le
dernier spécimen aurait été aperçu il y a -39 000 au
Kazakhstan. L’art préhistorique servirait alors de précieux
témoignage de la présence de cette espèce en Europe de
l’Ouest, sans qu’aucun vestige paléontologique ou très
discuté en Hongrie, Allemagne et Italie, ne viennent
corroborer cette hypothèse. Ce qui en soit est très
troublant.
Néandertal, même s’il y a moins de dix sites à présence
néandertalienne avérée dans cette immensité russe, l’a très
certainement
croisé
et
gravé
dans
sa
mémoire.
Elasmotherium n’était pas le yéti. De nombreux restes ont
été découverts dans toute l’Eurasie. Cependant, les
spectres fauniques de ces Néandertaliens incitent à la
méfiance. Ils ne chassaient ni ne consommaient le
« dragon ». Cela ne prouve évidemment pas que
37
Néandertal en a fait un animal pensé, et qu’il pourrait être
l’auteur de ce dessin. Néanmoins, cette remarque prétend
bousculer la conviction que tout l’art préhistorique serait
l’œuvre du sapiens moderne. Ce dessin n’est pas unique.
À la Grotte de Kapovaya, au Sud de l’Oural, un artiste a
dessiné à l’ocre rouge une silhouette différente mais
suffisamment explicite. Ce pastel gras est associé, tout
comme à Rouffignac, à des rhinocéros laineux avec un
contexte archéologique datant de la fin du Solutréen. Dans
ce cas, ce serait donc encore le souvenir de l’animal que
l’artiste a immortalisé. Néandertal était-il capable de
mémoriser et reproduire une forme animale. La réponse
est à venir et à chercher dans ces représentations
artistiques peu ou pas datées, où la détermination de
l’espèce n’est pas rigoureusement en phase avec les
données paléontologiques. À moins que le sujet en
question ne soit qu’un magnifique rhinocéros laineux en
train de charger un adversaire absent, dans une posture
combative où la deuxième petite corne serait cachée au
spectateur.
38
De nombreuses reproductions des 19ème et 20ème siècles
contredisent la réalité anatomique de l’animal plus
qu’elles ne l’illustrent. La grande bosse est une
caractéristique
commune
aux
deux
rhinocérotidés,
quoique plus exacerbée chez Elasmotherium.
À Rouffignac16, le peintre évite toutes les exigences du
dessin naturaliste. Il a esquissé le crâne en forme d’énorme
agrafeuse. Il a escamoté la spectaculaire première vertèbre
cervicale évoquant la toque du marmiton. La ligne du cou
est gainée par un trait puissant. Ce trait supprime la cassure
imposée par le trajet des vertèbres thoraciques hérissées,
coincées entre deux omoplates aux timides proportions.
Les membres inférieurs sont bâclés et les doigts de pieds,
précieux indices pour déterminer une espèce, sont absents.
Malgré tout, cette figure pariétale est assez réaliste. On
reconnaît l’animal au premier coup d’œil. Reconnaître
l’espèce de cette manière, c’est faire confiance à l’artiste
aveuglement. Ce qui est une naïveté. Réussir à déterminer
l’espèce, c’est contribuer à fixer le cadre chrono-culturel
Rhinocéros 259. Salon rouge. Classement Frédéric et Jean
Plassard.
16
39
de l’œuvre plus sûrement qu’avec un outil de datation
physico-chimique.
40
Les invités prennent leur temps pour arriver à l’heure
espagnole. Madame Néandertal admire son teint diaphane
dans une flaque d’eau. Comment impressionner les ibères.
Un masque17 de beauté conservée pour l’éternité. Un autre
clan a laissé des traces de son passage. Des débris de taille
jonchent le sol humide. Une manière comme une autre de
signaler sa présence. Soudain, Madame Néandertal
remarque un petit bloc de pierre blanc bien compact, à la
surface lisse et à l’aspect granuleux. De la craie de Blois
des bords de Loire, songe-t-elle. En premier, amincir le
bloc pour dégager le triangle isocèle inversé, base de la
construction d’un visage humain. Ensuite, creuser les
orbites et les joues, en procédant à une série d’enlèvements
à l’aide d’un percuteur tendre. Il n’est pas question de
fabriquer un masque par accident à partir d’un outil
fonctionnel. Pour sculpter le front, laissons faire la nature
de la roche, bombée à cet endroit. La partie délicate à
réaliser, c’est-à-dire le nez, consiste à une excroissance
brisée au niveau des narines, dans une tentative
maladroite. Un bulbe de percussion dessinant une bouche
17
Grotte de la Roche-Cotard, Indre-et-Loire, France.
41
en demi-lune, rééquilibre les proportions de ce grand nez
tordu et épaté. Pour finir, donner vie aux orbites en
insérant deux plaquettes siliceuses qui reproduisent la
forme des paupières fermées, évoquant un faciès humain
mais également félin, comme semble le suggérer la forme
replète des bajoues. Le tout maintenu par un petit éclat de
bois ou esquille osseuse. Le masque est bouleversant de
beauté :
On dirait un de ces petits chats sauvages qui me tapent sur
les nerfs, fait remarquer Néandertal un brin jaloux. Quelle
mauvaise surprise il avait eu avec sa jeune femelle, lors
d’un séjour en Ardèche à la Grotte du Trou du Renard,
membre d’un réseau de grottes important nommé Ursus, à
cause de l’abondance de ce taxon. Alors qu’ils avaient
espéré un festin d’ours des cavernes, ils furent
42
désagréablement surpris par le comité d’accueil. Des
chiens sauvages ou Cuons gardaient l’entrée de la grotte,
pendant qu’une meute de Canis lupus maximum, loups de
grande taille, patrouillaient dans le secteur. Une fois
arrivés dans la partie profonde de la cavité, ils furent
assaillis par une communauté de Felis minuta. Les petits
chats sauvages des cavernes étaient déchaînés. Aucune
arme ne pouvait être utile contre une bande de félins
mordeurs et griffeurs, bondissant et s’agrippant au dos et
la tête des intrus, les obligeant à rebrousser chemin au pas
de course relatif car la course à pied n’était pas le sport
favori de Néandertal. Course qui fut ralentie par l’épais
manteau de fourrure en renard polaire de Madame
Néandertal. Un modèle sans couture, assemblé au moyen
de simples lanières de cuir de bouquetin des Alpes.
Alourdi par sa cape en peau de renne doublée de fourrure
de martre, sa sacoche dont il ne séparait jamais, son arc
emprunté à un ami à la Grotte Mandrin, sa musette pleine
d’outillage lithique et son javelot, Néandertal faillit ne pas
pouvoir ressortir, coincé dans un virage où les blocs de
pierre se touchaient presque. Obligés de rebrousser
43
chemin, ils pénétrèrent dans une salle18 aux parois
particulièrement tourmentées par la roche. Madame
Néandertal ouvrit sa gibecière en cuir de Dama dama19
italien. Elle transportait un précieux trésor offert par un
néandertalien de la Grotte de los Aviones en Espagne,
avant sa rencontre avec Monsieur Néandertal. Un
spondyle,
coquillage
ramassé
sur
les
plages
de
Carthagène, pouvant servir d’écrin à une griffe d’ours.
L’objet utilisé à présent comme pot de peinture, après un
accès de jalousie de Monsieur, contenait un pigment rouge
vif carmin. Madame Néandertal plongea sa main dans le
pot et apposa un aplat de pigment entre deux plis de roche.
Néandertal, homme de petite taille, ne dépassait pas les 1,
65 m. Il avait le bras un peu raide à cause d’une douleur à
l’épaule occasionnée par le lancer de javelot répétitif. Mais
la main était assez souple pour enduire la paroi à mihauteur une deuxième fois. Le problème chez lui, c’était
le poignet. Hyperlaxe et donc manquant de cette ferme
stabilité nécessaire à l’art de peindre. Néandertal voulut
escalader la paroi pour étendre sa production. S’appuyant
18
19
Salle des Étoiles à la Grotte d’Ardales en Espagne.
Daim.
44
sur les aspérités que lui offrait la cavité, une douleur aux
psoas, muscles puissants reliant le bassin aux membres
porteurs, l’obligea à renoncer. Le couple recula pour
admirer le résultat. Ce faisant, ils se heurtèrent à une
concrétion stalagmitique blanchâtre qui leur servit
involontairement d’essuie-mains. Ce témoignage de leur
passage fut conservé intact jusqu’à nos jours.
Une fois libérés, ils eurent envie d’aller faire un tour à la
Grotte de Rouffignac.20 Se servir de la nature comme
support artistique les tentaient. En ce temps-là, Rouffignac
n’était pas la grotte au Grand plafond baroque au sens
tourbillonnant du terme, chargé de mammouths, bisons,
chevaux, bouquetins et rhinocéros. À l’époque, les frises
animées de mammouths et de rhinocéros n’attendaient pas
l’arrivée du petit train des visiteurs d’aujourd’hui.
Rouffignac était une tanière à ours des cavernes longue de
8 km. Son tracé évoque un arbre ramifié s’étirant en
profondeur, nourri par un cours d’eau affluant de la Vézère
nommé le Labinche Rau. Pour peindre à Rouffignac, il
valait mieux être gracile et souple, mais Néandertal
20
Grotte de Rouffignac
45
l’ignorait. Au début, tout se passa bien. Là où l’ours passe,
je peux passer moi aussi, pensa-t-il optimiste en
déambulant dans la Galerie de l’entrée. Il parcourut une
centaine de mètres et décida d’explorer la future Galerie
du plafond aux serpentins qui, compte tenu de l’exiguïté
des lieux, ne tarda pas à lui servir de sépulture21.Qu’est-ce
qui empêcherait les sapiens modernes de peindre après le
passage de Néandertal, et de penser à un dialogue
artistique possible entre les deux espèces. À environ 700
mètres de l’entrée, le Grand plafond témoigne d’un tout
autre comportement. Ici, nous ne sommes pas en présence
d’une impulsion d’art ou d’un exercice aussi laborieux que
nécessaire. Il s’agit d’une réalisation pas si complexe que
ça. Tout
comme Michelangelo peignait sur son
échafaudage sans voir vraiment ce qu’il exécutait, un
groupe
d’artistes
magdaléniens
a
construit
des
échafaudages en bois pour peindre au bord d’un précipice.
Ils n’ont pas choisi la facilité. Ils se sont également faufilés
sous un plafond d’un mètre de haut, allongés sur une pente
glissante menant au trou béant surplombant la rivière.
21
Fiction. Il n’y a pas de sépulture néandertalienne à Rouffignac.
46
La tentation d’y voir une mise en scène hautement
symbolique est compréhensible. Les Rouffignaciens (nes)
avaient des parois beaucoup plus accessibles à leur
disposition. C’est bien mal connaître la mentalité des
artistes en compétition permanente avec eux-mêmes, et
avec les autres membres de leur corporation. Les peintres
de Rouffignac, désireux de produire un art pictural grand
format, relativement soucieux de la forme et du respect des
proportions, ont raconté le rabattage d’une faune qui
semble se précipiter tout droit dans un aven-piège. Effet
de trompe-l’œil assuré, accentué par le plafond déclinant
de la Voie dite sacrée menant au précipice. Scène ordinaire
de la vie quotidienne des préhistoriques.
La complexité à la grotte de Rouffignac, ce sont les
manifestations neurocognitives. Une recherche AngloAméricaine22 affirme que 4 enfants entre 3 et 7 ans,
préférentiellement des filles, seraient les auteures de la
plupart de 500 m2 de tracés digitaux multiformes qui
tapissent certains modules de la grotte, isolés ou
partenaires des représentations animales. Cette recherche
22
Travaux de Leslie Van Gelder et Thèse de Jess Cooney.
47
se focalise sur la forme, la longueur, la largeur des doigts
des artistes en herbe. Comme nous l’a fait remarquer il y a
fort longtemps l’illustrissime Leonardo da Vinci, l’art
n’est pas qu’une affaire de doigts. Quelle est la différence
entre un geste abstrait, un tracé digital simple ou plus
élaboré, et un tectiforme également tracé avec les doigts.
Ils sont la preuve concrète d’expressions neurocognitives
d’un cerveau de sapiens moderne. Ce cerveau est équipé
d’un
tissu
neuronal
doublé,
renforcé,
ramifié
intensivement au cours d’un moment x de son évolution,
que Robert L. Solso nomme le big-bang cognitif
23
.
Explosion qu’il associe à l’éveil de la conscience chez
l’humain. Les données scientifiques fraîches24 font
remonter ce processus évolutif aux alentours de - 800 000
ans. Il semblerait que Sapiens se soit éveillé à la
conscience beaucoup plus tôt, sans lien évident avec la
fabrique de l’art pariétal. En tout cas, le disque dur interne
de l’humain anatomiquement moderne était à priori plus
puissant que celui de Néandertal. Le cerveau de
23
24
The Psychology of Art and the Evolution of the Conscious brain.
Travaux de Manuel Will et collègues.
48
Neandertal, structuré différemment, ne pouvait pas obéir
au même réseau neurosynaptique. Sa peinture, si elle
existe, est forcément différente de celle de Sapiens, et donc
remarquable.
Ce qui rend difficile l’analyse des peintures pariétales en
termes de remise en question de l’espèce, est entre autres
la définition que l’on a envie de donner au geste abstrait.
Contre toute attente, le geste abstrait n’est pas un primo
geste. C’est au contraire l’aboutissement d’une maturité
artistique. Cette maturité s’exprime parfois chez le grand
peintre, par un trait dit épuré ou minimaliste qualifié d’art
abstrait. Cette lumineuse ou banale perlaboration d’un
cerveau d’artiste actuel, n’est pas plus extraordinaire si
elle émane d’un peintre du Paléolithique récent, à la
nuance près que le premier cerveau est gorgé d’hérédité,
de filiation et de transmission d’art, alors que le
paléocerveau est vierge. Cette réflexion nous donne
l’occasion d’introduire une apparente absurdité. Ils avaient
le même cerveau que nous, mais ce n’était pas le même
cerveau.
49
Néandertal ne devrait pas être exclu de ces manifestations
neurocognitives.
dichotomiser
Cependant,
l’art
on
préhistorique.
ne
pourra
L’abstrait
pas
pour
Néandertal et le figuratif pour Sapiens moderne. Tracés
digitaux en lignes, méandres et faisceaux, renvoient au
minimum à une recherche esthétique tout à fait à la portée
de Néandertal. Et puis il y a les 14 tectiformes, sortes de
sapins avec ou sans toits, qui intègrent le dispositif
pariétal. Le mot tectiforme définit la forme mais pas le
sens. Est-ce vraiment un outil de communication non
verbale propre à notre espèce, ou bien la traduction d’un
input, ou entrée dans la conscience d’une autre espèce que
la nôtre.
Il est rassurant de chercher une planification, une
organisation à tout ce dispositif. Le décoratif et le récréatif
sont pourtant des notions essentielles. Les paléoartistes ne
travaillaient probablement pas sur commande. L’analyse
est forcément biaisée. Néanmoins, et c’est là que la part de
l’influence du langage sur la production artistique
intervient, même si l’acte de peindre est un langage en soi,
exécuter cet art en groupe implique une verbalisation.
50
Cette nécessaire oralisation n’est pas à l’avantage de
Néandertal.
Cependant,
son
étonnante
capacité
d’adaptation à son environnement, témoigne d’une
plasticité cérébrale qui pourrait se révéler intéressante
pour la fabrique de l’art.
51
Perspectives
La peinture rupestre est une conversation ininterrompue.
Pour l’instant, elle a débuté avec un sapiens moderne
nommé Aurignac, et se poursuit encore aujourd’hui avec
le street-artiste préhistorique lyonnais Lasco.25
Néandertal, intelligent et adaptatif, était peut-être désireux
et capable de peindre. Il a laissé des preuves de sa
collaboration avec le sapiens moderne dans la fabrique de
l’outillage lithique et de l’outillage osseux. La logique
voudrait qu’il en soit de même avec l’art pariétal, mais
victime de l’horloge biologique, l’espèce a disparu sans
pouvoir participer à la révolution artistique. Cela permet
de formuler une hypothèse. Néandertal a laissé des
témoignages artistiques. Nous ne les voyons pas parce que
tout a été attribué à l’humain anatomiquement moderne,
par nécessité au départ et par principe à l’arrivée. Pour
desceller sa présence, encore faut-il reconnaître son
langage artistique du plus fruste au plus conséquent.
Cependant, la prudence ou la lucidité, nous encourage à
25
Street-art préhistorique - Lasco - Hominidés (hominides.com)
52
envisager une autre hypothèse. Il ne décorait pas les
grottes parce que quelque chose de constitutionnel l’en
empêchait. En définitive, pourquoi Néandertal devrait-il
être chargé d’une mission créative, ou accablé d’une
incapacité, alors que le premier Sapiens, porteur de
l’évolution de notre espèce n’a rien produit de signifiant
en art pictural…
Amicalement vôtre.
Laurence Anne Rougier.
53
Liste des illustrations dans l’ordre d’apparition dans le texte.
Statuette de l’Homme-lion de la Grotte de Hohlenstein-Stadel.
Thérianthrope de la Grotte des Trois-frères. Relevé de l’abbé Breuil.
Squelette d’Elasmotherium caucasicum conservé au Muséum d’Histoire, Archéologie, Paléontologie d’ Azov.
Reconstitution d’un Elasmotherium sibiricum par Bogdanov.
Le Rhinocéros géant de la Grotte de Rouffignac.
Le masque de la Roche-Cotard (-75,600 ans). Original conservé au
Musée de l’Homme à Paris.
Reconstitution d’une néandertalienne conservée au Neanderthal Museum en Allemagne.
54
Table des matières.
Avant-propos
6-8
Des mains qui nous racontent
9-17
Les yeux dans la grotte
18-25
Sur la piste des ours
26-51
Perspectives
52
Liste des illustrations
54
Bibliographie
56-58
55
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