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Quand les chamanes de la Préhistoire brouillaient la piste des ours. Laurence Anne Rougier 1 Dessin de couverture. Étude d’un ours marchant. Leonardo da Vinci. 2 Collection Préhistodigest À la mémoire de Georges-Jacques Rougier (1936-2015) 3 Du même auteur : Néandertal était-il un artiste ? Néandertal à Malte. La Clonage du Mammouth est-il un humanisme ? 4 Avertissement aux lecteurs et lectrices. Les photographies, dessins choisis par l’auteure appartiennent au domaine public ou sont sous licence internationale CC BY 4.0 licence. 5 Avant-propos. À l’intérieur d’une yourte Yakoute, une chamane sibérienne hautement qualifiée, expulse d’un coup de tambour chamanique son âme animale. Le cri d’un loup en transe transperce le ciel. Les mondes d’en haut s’éveillent, les esprits des grands ancêtres se réveillent, le royaume des défunts est révélé. Les sabots d’un cheval invisible percutent le sol de la tente recouvert de tapis colorés. La bouilloire placée au centre de la pièce, tremble. Le feu de l’âtre vacille et prend une couleur inquiétante. Toute la force bestiale, d’un bestiaire local familier, est convoqué pour communiquer avec l’au-delà, guérir les malades icibas ou initier des novices occidentaux. À des kilomètres de là, un Schohet, abatteur rituel juif, se prépare mentalement à supprimer la vie d’une génisse. Elle est sans défauts et sans maladies. Pour éliminer l’âme animale qui sommeille entre ses flancs, il lui faut l’égorger rituellement sans lui faire peur. Le sang, preuve matérielle de l’animalité, s’écoule sur une couche de sciure posée à cet effet. L’âme animale est absorbée, mais pas entièrement. Bientôt, la viande, avant d’être exposée sur 6 l’étal du boucher, sera salée puis rincée jusqu’ à ce que tout le sang restant s’écoule. Enfin, le juif pratiquant pourra consommer la viande, avec l’assurance que ses pulsions bestiales et néanmoins vitales, seront modérées sans être annihiler. À l’église du village on célèbre la messe. La chrétienté sépare le sacré du profane. La chair de l’animal humain devient péché. Les besoins naturels sont prohibés et si l’on veut toucher au divin, la chasteté est de rigueur. Le prêtre boit le sang du Christ et s’approprie sa force vitale. Les fidèles ingèrent son corps en mangeant l’hostie. Le cannibalisme, considéré comme abomination en occident, devient symboliquement tolérable, comme canalisé. Au cœur de la ville la plus proche, sur la place publique, un groupe de jeunes végans laïques manifestent. Ces ultras végétariens vocifèrent en agitant des pancartes. Ils appellent au meurtre des citoyens carnivores avec pour cible les abattoirs, où il faut bien le dire, la situation atteint parfois l’abjection dans le traitement du bétail que nous consommons. Pousses de soja ou steak tartare, rien n’y fait. Encore au 21ème siècle, en dépit de toute la technologie 7 qui nous dématérialise, nous dépendons du monde animal et de nos pulsions qu’il cristallise. Quand tout cela a-t-il commencé ? 8 Des mains qui nous racontent. Il y a -35000 ans, Aurignac sculpte une étrange créature. Le bas du corps est humain et masculin, mais le dessin des cuisses et la rondeur robuste des épaules empreinte à l’anatomie d’un fauve. La tête reproduit un lion des cavernes sans crinière. Six scarifications de longueurs égales, disposées à la verticale, décorent le bras droit de la statuette, à moins qu’elles ne délivrent un message aux initiés. La première figurine chamanique est née. La preuve absolue de la pratique d’un paléoculte. Oui et non. La Préhistoire porte le préfixe pré. Ses archives ne sont pas faites de papier comme l’Histoire des historiens (nes), mais de terres fouillées par des archéologues. En l’absence de preuves concrètes, personne ne sait quand les espèces humaines ont éprouvé pour la première fois des préoccupations métaphysiques. La figurine patiemment 9 reconstituée est bien vivante, elle. Étonnante composition quand on y réfléchit. Imaginons le contraire. La force du lion logée dans le bas du corps, et la tête pensante de l’humain, symbole de préoccupations supérieures. Ne serait-ce pas plus « logique ». Le rituel chamanique est précis. C’est le cerveau, donc la tête du chamane puis du pratiquant qui se transforme en la bête sous l’emprise de la transe, et ensuite le corps. Les hallucinations sont obtenues, soit par transmission directe du chamane de par les pouvoirs qui lui sont conférés, ou par la prise de substances hallucinogènes. Mais sommes-nous réellement en présence d’un rite chamanique préhistorique ? La statuette aurignacienne découverte dans l’abri du Höhlenstein-Stadel en Allemagne, avec ce lion à l’expression inoffensive, ses yeux doux et coquins, ses oreilles bien moulées, et sa mâchoire prognathe qui lui donne une gueule sympathique et rassurante pour les enfants, nous ramènerait presque à un célèbre personnage de Walt Disney. La silhouette raide comme un soldat de bois au garde à vous, en tenant compte des aléas de la reconstitution, évoque un objet plus familier : un jouet 10 artisanal de qualité. L’artiste a pris soin de reproduire les pattes avant de l’animal. Il n’a pas négligé l’excroissance empâtée modelant le nez du grand félin. Il faudra attendre 2018 pour découvrir un profil léonin identique, lorsque Sparta1, l’une des quatre momies préhistoriques de lionceaux des cavernes, sera découverte en Yakoutie. Le poitrail épais au torse bombé telle une cuirasse, le faux-cul rembourré2, pourraient-ils évoquer la caractéristique d’une espèce pourvue d’une couche de poils plus épaisse que son cousin le lion moderne. La queue est absente. Le lion s’est redressé, il est devenu homme. Qu’en est-il de la relation de ce sculpteur du début du Paléolithique récent à une espèce qui ne s’éteindra que vers -12 000 ans. De fait, Aurignac est entouré de paléofélins. Il a fort bien connu le léopard des cavernes. Panthera pardus spelaea fait partie du bestiaire de la Grotte Chauvet. Cette splendide créature, écrasée sous une hyène des cavernes relativement bien proportionnée, a été miniaturisée par un peintre qui n’a pas pris beaucoup de soin à restituer le fauve, si ce n’est la Meet Sparta, the ‘best preserved ice age animal ever found’ (siberiantimes.com) 2 Non visible sur la vignette. 1 11 forme du crâne. Comme quoi, l’artiste de Chauvet n’était pas particulièrement fasciné par le grand chat solitaire, magnifique et unique, contrairement à nos photographes naturalistes d’aujourd’hui. Des taches noires signalent le pelage du félin. Le peintre n’a pas dessiné les rosettes sans les mouchetages du centre qui le différencient du jaguar, absent à cette époque. Aurignac a probablement rencontré le lynx des cavernes (Lynx [pardinus]spelaeus) dans leurs territoires communs, en Europe et Eurasie actuelles. Il a peut-être croisé Homothérium latidens, plus connu sous le nom familier de tigre à dents de sabre. Un énorme chat rapide à la course, à la gueule plus longue et profilée que son adversaire le lion des cavernes, et au corps proche de celui du guépard actuel. Les fouilleurs de la Grotte d’Isturitz dans les Pyrénées atlantiques ont cru mettre au jour une statuette gravée à son effigie. Hélas, ce n’était qu’un lion des cavernes. En définitive, l’artiste a choisi d’immortaliser3 au détriment des autres grands félins, Panthera spelaea,4 un mammifère carnivore plus « sociable », se déplaçant en meute. Aurignac avait-il peur 3 4 Essentiellement à Chauvet. Nom scientifique du lion des cavernes. 12 du lion des cavernes, en tenant compte de tous les grands carnivores avec lesquels il était encore obligé de cohabiter. Imaginons un prédateur deux fois plus imposant qu’un lion actuel, dont les oreilles arrivaient au niveau du sternum d’Aurignac. Il l’a forcément vu de près mais de préférence mort, puisqu’il a restitué les détails intimes de son anatomie dans sa peinture. Il a dû l’observer à une distance raisonnable, pour donner vie au panneau des grands lions en chasse et en mouvement de la salle du Fond de la Grotte Chauvet. Des archéozoologues soutiennent que seul le mâle solitaire chassait. Ils négligent l’actualisme, et ne prennent pas en compte le célèbre panneau. L’art des sapiens modernes peut-être aussi éthologique5 qu’édifiant, parfois. Le peintre a fermé les yeux de certains fauves d’un trait ferme, épais et pâteux. Un des grands prédateurs à manifestement une expression d’ahuri, avec son œil rond et fixe, personnage du distrait typique des cartoons. Ahuri ou hypnotisé. L’animal semble débuter une transe. Etude scientifique des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel. 5 13 Dessiner un œil parfait n’intéresse pas l’artiste même s’il est en capable. Les regards sont humanisés. Ils évoquent plus la tranquillité d’esprit du peintre témoin, que la crainte que l’on peut ressentir en tombant nez à nez avec cet animal redoutable et dangereux, peu ou pas chassé. Les gravures du diverticule des Félins à la Grotte de Lascaux nous instruisent du contraire, mais de toute évidence archéologique, le lion des cavernes n’était pas un enjeu alimentaire pour ces groupes humains. Pour l’anecdote, ils l’ont consommé à Aurignac en Haute-Garonne, l’abri sous roche éponyme découvert en 1860, grâce à une forte complicité entre Edouard Lartet et Henry Christy, pionniers de la Préhistoire franco-anglaise. Cette fresque organisée nous ramène au culte chamanique. Comme nous l’avons évoqué supra, le ou la sorcière sibérienne convoque un bestiaire qui lui est avant tout très proche, voir apprivoisé. Le renne, membre vital à la communauté, n’est pas un animal chamanique. En revanche, l’aigle est un personnage éminent du culte. Le tigre de Sibérie, symbole de puissance et de dangerosité, n’intéresse pas les chamans. On lui préfère le loup. L’ours 14 et ses espèces, chargé de superstitions, de mythes, et de contes, n’est pas un animal utile à la transe chamanique. Faire du lion des cavernes, plutôt sélectif dans le choix de ses proies, un prédateur familier et inoffensif pour Aurignac est complétement irréaliste. En faire un animal symbolique est une hypothèse artistiquement vraisemblable. D’autant qu’Aurignac exploite les dents de l’animal pour s’en faire également des parures. Ce grand peintre et sculpteur est le premier orfèvre indiscutable du Paléolithique récent. Il est capable de confectionner des bijoux percés d’un rond ou d’un ovale parfait avec un ciseau à bois ou os de cervidés. Objets de culte, jouets, parures, sculptures, peintures, gravures, Aurignac est l’aboutissement d’une évolution cognitive et comportementale qui a débuté avec le sapiens ancien. Avec et après lui, la croyance en un monde immatériel occupera les esprits durant les 20 000 ans où se succèderont les quatre cultures principales du Paléolithique récent6. Les cavités ornées finiront par prendre le nom de Sanctuaires, sans doute à juste titre, de 6 Aurignacien, Gravettien, Solutréen, Magdalénien. 15 la Préhistoire. L’art du sapiens moderne est avant tout l’art premier.7 Tout ramener à la spiritualité, c’est oublier les organisations sociales de groupes humains, qui ont peutêtre établi un véritable réseau de communication dans ces espaces clos. C’est également négliger les mécanismes de la créativité et de l’expression libre. Les artistes de la Préhistoire étaient des artistes comme les autres. Cette affirmation péremptoire implique d’admettre qu’ils avaient le même cerveau que nous. Dans le cas contraire, le rattachement à l’Histoire de l’art est plus difficile. L’art préhistorique ne serait plus l’art premier mais l’art des préhistoriques. L’auteure part du principe qu’ils avaient besoin de s’exercer. Qui a vu un « brouillon » de Leonardo da Vinci, ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les figures superposées du Sanctuaire des TroisFrères en Ariège. En art préhistorique, donner du sens et de l’interprétation à toutes les productions, c’est idéaliser l’artiste. Ils ont tout inventé et on n’a rien fait de mieux, disait Picasso. Faux et malhonnête. Ce sont les maîtres de Le premier art ou Early gestures, rassemble les manifestations les plus précoces des humanités fossiles, témoignant de préoccupations symboliques et artistiques. 7 16 la renaissance italienne qui ont tout révolutionné. Aventurons-nous dans un sanctuaire orné. Ne craignons pas de commettre un sacrilège. 17 Les yeux dans la grotte. Dessinée il y a de cela -16 500 ans, une silhouette au postérieur saillant semblable à celui des satyres qui décorent la panse des vases de l’antiquité festive et orgiaque, accueille encore les visiteurs du Sanctuaire des Trois-Frères en Ariège.8 De prime abord, un renne peint à 400 mètres de l’entrée, se tient debout. Si la forme est essentiellement animale, les membres supérieurs et postérieurs sont humains. Remarquons tout de suite que le renne porte encore ses bois. La scène se passe au cœur de l’hiver du dernier maximum glaciaire. Vision bucolique. La représentation d’un personnage peut être décalée dans le temps ou symbolique. Suspendu à 3,50 mètres de haut, le personnage ne semble pas avoir de conversation avec le Site officiel des Cavernes du Volp. Les grottes ne sont pas ouvertes au public. 8 18 spectateur. Les yeux hagards, le regard vide fixant un horizon inaccessible, l’être composite est manifestement sous l’emprise de la drogue. Soyons pragmatique. Les magdaléniens ont-ils pu droguer un renne à des fins comestibles plutôt que rituelles. Ces préhistoriques étaient omnivores et pratiquaient la médecine par les plantes. La proposition n’est pas à prendre à la légère. Le renne a-t-il brouté volontairement une herbe enivrante. Un artiste peintre a observé cet herbivore familier. Il a reproduit la scène sur la paroi. Changeons de perspective. Le renne se retrouve couché sur un flanc, dans une posture classique de bête au repos. Un tableau champêtre d’un artiste luimême amateur de stupéfiants ? Prenons du recul, cette figure n’est pas unique. D’autres témoignages picturaux attestent d’un rituel, ou tout au moins d’une atmosphère magique, surnaturelle dans cette grotte. Un humain, de préférence un chaman, a ingéré une drogue. Transformé en renne, il a atteint le dernier stade de la transe chamanique. Le peintre a décrit le passage de la drogue dans l’organisme en balisant le corps de la créature de bandes noires circulantes. L’homme-renne plane au-dessus des nombreux mammifères non-humains présents dans la 19 grotte. Plus loin, un homme-bison hypnotise un troupeau avec une flûte nasale. Scène pastorale illustrant les débuts de la domestication ? Dans les profondeurs de la grotte, un sympathique druide des temps préhistoriques avec sa barbe et sa bedaine, raconte une histoire sans paroles c’està-dire sans message explicite, dans un endroit difficile d’accès. Rien d’étonnant à cela. Méandres et couloirs étroits sont le support de l’imaginaire du ou des artistes. La paroi est une toile qui s’étire sur des centaines de mètres. Employée et réemployée à d’autres époques, jusqu’à aujourd’hui avec les taggeurs sauvages qui détruisent le patrimoine de l’humanité. Le procédé est délinquant mais le geste est une continuité artistique. Qu’importe que l’œuvre ne soit pas toujours compréhensible ou visible, en dépit d’une certaine organisation des images parfois. C’est la volonté de l’artiste ou le résultat d’un embouteillage spatio-temporel. Le message est clair, à qui veut l’interpréter dans ce sens. Sapiens ne fusionne plus avec la faune comme un mammifère qu’il est. Il la domine. Les grands carnivores qui le terrorisaient et le consommaient disparaissent peu à peu. Griffades d’ours des cavernes, tanières à hyènes des 20 cavernes deviennent des espaces profanes ou sacrés dont il est le maître. L’art est son titre de propriété mais il n’a pas effacé les empreintes du passé antérieur. Proche de nous pour certains paléoanthropologues, espèce distincte pour d’autres, Néandertal lui aussi explorait les grottes lorsqu’il était sur la piste des ours. Comment la Préhistoire de l’art a-t-elle pu l’oublier. Pour le comprendre, il nous faut revenir aux origines de la découverte de cet art. Dans le courant du 19ème siècle, la Préhistoire antédiluvienne, science nouvelle et déroutante, voit le jour sous l’impulsion de l’écrivain prolifique et naturaliste Jacques Boucher de Perthes. L’existence de deux humanités fossiles dont les restes émergent partout en Europe et ailleurs dans le monde, fait son chemin dans l’esprit de scientifiques profondément croyants. Il n’est pourtant pas question de remettre en cause cet épisode grandiose de la Genèse qu’est le Déluge. En 1863, les fouilles de la Grotte Chaffaud dans la Vienne mettent au jour un morceau de bois de renne gravé de deux biches, ainsi que des fragments d’os gravés de figures animales ou géométriques. L’ambiance du moment est à la fraude, la 21 falsification, le bakchich, la course aux trésors et les fouilles sauvages de pièces lithiques déconcertantes. Cela décrédibilise une Préhistoire balbutiante où chaque découverte sème le doute au lieu de convaincre. Ce qui aurait pu être un évènement majeur pour la Préhistoire de l’art, n’est pas validé par les préhistoriens franco-anglais en conflits permanents. Partout dans le Sud-Ouest de la France et au Nord-Ouest de l’Espagne à Altamira, la découverte de grottes ornées de peintures, accentue le déni de la réalité d’esprits brillants et rationnels de ce monde jusqu’à l’homme de droit, pionner et fervent défenseur de la Préhistoire, Émile Carthaillac. Il est impensable que cet art majeur qu’est la peinture soit l’œuvre de Cro-Magnon. Il faut attendre le début du 20ème siècle pour que l’abbé Breuil, premier préhistorien d’art et inventeur de la technique du relevé graphique, canonise cet art en le christianisant. Les bisons du plafond d’Altamira, deviennent la « Chapelle Sixtine de la Préhistoire ». L’ecclésiastique passionné, adepte du concubinage, s’était-il attaché à la personnalité du désormais célébrissime Michelangelo et sa fresque biblico- scabreuse. Le prêtre, en bon missionnaire, fera également 22 le parallèle avec l’art des peuples primitifs et des bons sauvages de son siècle. Seule une pieuse espèce évoluée comme la nôtre était capable et digne de peindre. À ce jeu-là, Néandertal est disqualifié. Il est pourtant déjà à la mode ce singe poilu repoussant et maladif qui se tient un peu trop longtemps debout. Dessins effrayants, peintures apaisantes, affiches complaisantes influencent de générations en générations, la vision de cette espèce singulière. Le cinéma américain d’après-guerre s’efforce de redorer l’image de Néandertal, en lui donnant le rôle que son prédécesseur King Kong tenait dans les années 30. Une bête de sexe à la gueule simiesque, violeur de femmes stupides, sert alors d’exutoire à une Amérique puritaine toujours en quête de divertissements transgressifs. De sculptures en reconstitutions, la bête humaine devient notre proche parent, notre frère jumeau, notre alter égo. Pendant ce temps-là, la Préhistoire de l’art évolue et devient une discipline de plus en plus performante et de moins en moins destructive. De l’observation à l’œil nu aux années 1950, époque charnière qui offre la possibilité de dater cet art grâce au Carbonne 14, si les pigments sont 23 à base de Carbonne, aux outils et applications de la technologie 3D. Les souterrains ornés bénéficient à présent de l’approche physico-chimique par les sciences exactes mais pas infaillibles. La diffraction et la fluorescence aux rayons X permettent d’analyser les pigments qui composaient la palette du peintre, déterminer les chronologies d’exécution de l’œuvre, et distinguer le nombre d’intervenants. L’enjeu est en premier lieu le sauvetage des œuvres victimes de l’usure du temps. Des reconstitutions virtuelles et des copies ou fac-similés, seront offertes aux visiteurs gratuitement ou pour un prix dérisoire, au regard du travail colossal accompli. À l’heure actuelle, l’étude des grottes ornées est devenue pluridisciplinaire comme toute la Préhistoire. Il n’est toujours pas question d’inclure Néandertal dans l’étude des productions artistiques. Les capacités cognitives des solistes ou groupes humains qui ont peint les grottes ne sont analysées qu’au sein de l’espèce Homo sapiens sapiens, au point d’envisager un mode de langage artistique unique chez ces groupes humains. Or, Néandertal a un cerveau et des neurones. Il a longtemps 24 fréquenté ces espaces gardiens de notre mémoire collective. Allons à sa rencontre. 25 Sur la piste des ours. Nous sommes en -50 000 avant le présent. Néandertal et son clan se sont installés à l’entrée d’une grotte. Le chasseur émérite est constamment sur le qui-vive. Un groupe d’une vingtaine de Crocuta spelaea ou hyènes des cavernes rôde dans le secteur. Théoriquement, au commencement de leur histoire commune, les deux espèces avaient conclu un pacte de non-agression. Les hyènes laissèrent à Néandertal l’exclusivité de la chasse et du charronnage des cervidés, et en particulier des rennes. Les Crocuta pensèrent : « Quand les rennes migreront, ce prédateur plus malin que nous de Néandertal les suivra, et nous récupérerons notre territoire ». Elles réclamèrent le privilège de chasser et d’approcher en premier les cadavres de bovidés, d’équidés et la mégafaune. De fait, les deux espèces raffolaient des ongulés et ne détestaient 26 pas charogner un mammouth. Ils redevinrent des grands carnivores non-sélectifs. Une coexistence raisonnable, chacun sa niche écologique, sauva les apparences. En réalité, des stratégies d’évitement et d’approvisionnement furent élaborées dans les deux camps. Lorsque les hyènes se dépêchaient de sélectionner les parties nutritives d’un renne pour les ramener dans la tanière qu’elles n’occupaient qu’un mois, ce qui considérant leur manque d’hygiène n’est pas étonnant, Néandertal avait déjà récupérer la carcasse. Dans la partie obscure de la grotte, Ursus spelaeus, plus connu sous le nom d’Ours des cavernes, a laissé des glyphes sur les parois. Un autographe à 5 traits obliques signale sa présence sur son habitat, et partout dans son territoire au moins aussi vaste que celui de ses adversaires. De l’Espagne à l’Oural, le végétarien aux canines puissantes et coupantes dépend des grottes pour sa survie. Il y installe ses pouponnières et creuse de confortables bauges pour y passer l’hiver. Néandertal, quant à lui, visite les grottes, les occupe, et les abandonne. Un des membres du clan a repéré les empreintes d’un ours brun. Ursus 27 arctos est une espèce rare à cette époque mais pas très difficile à chasser. Il suffit de surprendre Arctos lorsqu’il pêche le poisson dont il raffole. Une proie parmi tant d’autres. Ce qui compte pour Néandertal, c’est d’atteindre les 5000 calories qui lui sont nécessaires en moyenne par jour. Madame Néandertal pèse quasiment le même poids9 que son compagnon. Pourtant, elle a besoin de moins de calories que lui, de l’ordre de 3000. Cela signifie-t-il qu’il y avait une répartition harmonieuse des tâches dans le couple, ou alors une ségrégation due au genre. Madame restait à la grotte pendant que Monsieur chassait. Raisonnement basé sur l’idée que la chasse est une activité très physique, brûleuse de calories, et donc réservée à la gent masculine néandertalienne pourvue d’une masse musculaire impressionnante. L’archéozoologie nous démontre que la chasse chez Néandertal était avant tout variée et stratégique, ce qui n’exclue pas la participation active des femelles et des enfants. 9 Environ 70 kilos contre 85 kilos. 28 À moins de difficultés d’approvisionnement, Néandertal n’a pas un besoin vital de bébés ours des cavernes, si ce n’est pour compléter une diète gourmande. Malheureusement, l’hyène des cavernes a les mêmes goûts que lui. Il lui faut acquérir sa proie très rapidement. Explorer les cavités obscures ne lui fait pas peur. La vie en plein air n’est pas particulièrement relaxante. Il maîtrise le feu et utilise parfois des briquets en silex pour l’allumer10. Production régionale et série limitée de la culture moustérienne du Paléolithique moyen, c’est-à-dire propre à Néandertal. De tradition acheuléenne parce que conservant le style d’Homo erectus, espèce humaine fossile et civilisation du Paléolithique ancien. Située à 500 mètres de l’entrée principale de la grotte, la nurserie a été visitée. Des restes osseux éparpillés gisent sur le sol. Il y a eu un combat à outrance ici. La femelle adulte est morte avec ses petits. Aucune importance, il ne faudrait pas vouer un culte à l’ours, se dit Néandertal dépité. Au printemps dernier, il s’est fabriqué une sacoche entièrement faite de cordes tressées à base d’écorce 10 Le site de « Chez-Pinaud » à Jonzac en Charente-Maritime. 29 fibreuse de pin.11 Cette sacoche lui est bien utile pour transporter des os d’animaux et des morceaux de bois bien secs. Un cousin italien, originaire de Poggetti Vecchi en Toscane, lui a enseigné une vieux savoir. Néandertal l’ancien pratiquait l’art de travailler le bois de buis pour fabriquer des bâtons à fouir. Cet outil multitâche idéal pour allumer un feu de qualité, servait aussi à déterrer le petit gibier, à la cueillette des plantes, racines et tubercules. Il faisait également un excellent pilon pour la cuisine. Madame Néandertal, experte en peintures corporelles, s’en sert pour touiller l’ocre qu’elle collecte sur les parois de la grotte. Néandertal repère un magnifique fragment d’os et le fait glisser dans sa sacoche. Il a un projet. Alors qu’il n’était qu’un petit garçon de dix ans aux cheveux roux et aux yeux verts, le clan entier, une trentaine de personnes, fit le voyage jusqu’à Rhenen au nord des PaysBas, pour l’inscrire à l’école d’art lithique néandertalien réputée pour sa pédagogie de l’erreur. La fierté qu’il lut dans les yeux de ses parents lorsqu’il réalisa, au bout de cinq longues années à s’exercer à tailler le silex, un micro- 11 Abris du Maras en Ardèche. 30 éclat Levallois de 2,5 x 3 cm. Un exercice destiné à démontrer la virtuosité du tailleur qui, sans préparer son plan de frappe, devait en trois coups de percussion à la pierre dure, détacher des éclats en forme de pétales de fleur. C’est à cette époque que lui était venu le virus de l’art pour l’art. Ursus s’est frotté vigoureusement contre la paroi, fit remarquer Madame Néandertal. Un poli d’ours, songe t’il. Je vais moi aussi lui délivrer un message. Avec l’index de la main droite, tout en tenant fermement son poignet avec la main gauche, il trace des sillons sur la paroi enduite d’une terre meuble. Puis, il recouvre entièrement la zone lacérée par le troglophyle, surnommé « le caverneux » par les lions des cavernes avec lesquels il est hors de question de cohabiter. Avec ce premier geste, Néandertal commet l’acte de peindre. Madame Néandertal n’est pas en reste. Elle grimpe sur les épaules de son époux et se retrouve à 1,80 mètres du sol. Déterminée à surprendre son homme, elle trace à deux mains, aidée par des bras moins asymétriques que le mâle, des triangles et des rectangles. Les enfants imitent aussitôt les parents. Pour une fois que 31 le danger ne leur impose pas d’obéir. À un mètre du sol, ils décorent la paroi de formes circulaires qui ressemblent à si méprendre à des empreintes animales. Une famille d’artistes en action dans la grotte, tout comme les sapiens modernes un peu plus tard. Il ne manque plus que des traces de pas bientôt fossilisées, pour parfaire le tableau d’une espèce au comportement parfois proche du nôtre. L’exécution de l’art pictural, quand il n’est pas impulsif, prend du temps. Cela implique d’être à l’aise dans une caverne et d’avoir un système respiratoire parfaitement adapté à l’activité. Néandertal respire bien mais par le nez et s’exprime avec difficulté. Ce détail dû à une structure de l’appareil respiratoire supérieur propre à l’espèce, le distingue nettement de Sapiens. Si l’on est partisan de ce que l’anatomie conditionne le comportement, alors Néandertal devait constamment adopter des stratégies d’adaptations à son environnement, ce qui ne fait pas de lui un mauvais candidat à l’art de peindre. Cela oblige toutefois à se préoccuper de ce qu’aucun rejet de gaz toxique durant l’expiration, ne vienne limiter la durée de son séjour et son activité artistique potentielle. Cela oblige 32 également à introduire la dette énergétique cérébrale due à la quête de l’acquisition du langage chez cette espèce. Néandertal pouvait probablement tout faire comme Sapiens mais peut-être pas avec la même simultanéité. Pendant que l’artisan devenu artiste peintre s’exerce en famille, les autres membres du clan s’affairent autour d’un foyer allumé à même le sol, sans protection autour ni crainte de voir le feu se propager.12 Crânes de bisons et de chevaux ont été sélectionnés rapidement sur un des terrains de chasse des carnivores, et transportés dans la grotte. Des carcasses de renne en provenance de la grande boucherie Mauran en Haute-Garonne ont été livrées. Les voilà stockées dans une des salles de la grotte devenue habitat principal temporaire. On attend des invités de marque. Les néandertaliens du Sud-Est de l’Espagne sont des artistes réputés. Ils fabriquent des parures en coquillages marins percés. Ils sont experts dans l’art de mélanger plusieurs pigments rouge, jaune, noir, dont ils se parent le corps. Pendant que certains membres s’emploient à extraire la moelle des crânes encore exploitables, deux 12 Roc de Marsac en Dordogne. 33 adolescents découpent des filets de Bison priscus pour régaler les convives. Néandertal admire sa trouvaille. Finalement ce micro-éclat Levallois, une fois retouché, fera un magnifique denticulé. Je vais m’en servir pour graver cette vertèbre cervicale13. Neandertal pose sur ses cuisses un tablier de travail en cuir de Capreolus capreolus. Le chevreuil a été capturé l’été dernier. La peau a été séchée puis tannée avec un lissoir de Dordogne en côte de cerf, pour la rendre imputrescible. Après avoir déposé le fragment de vertèbre sur le tablier, il saisit l’outil lithique miniature entre le pouce et l’index.14 Cette finesse de préhension est la preuve concrète que Néandertal pouvait tenir une forme de pinceau. Néandertal grave sans accros, en partant de la partie supérieure de la pièce, cinq sillons en forme d’éventail. Il personnalise le décor avec des petits traits perpendiculaires qui chapotent les grandes incisions. D’un dernier coup de silex, il rajoute deux longues lignes fines couvrantes, qui viennent briser l’harmonie des sillons 13 14 3. Grotte de Pešturina en Serbie. Evidence for precision grasping in Neandertal daily activities. Fig. 34 principaux. Il n’est pas le premier néandertalien à s’exercer à la gravure. Le bruit court qu’un néandertalien de l’extrême Sud de l’Espagne grave directement sur la roche. Il paraît qu’un artiste allemand originaire de Bilzingsleben a voulu lancer la mode de la gravure sur défense de mammouth. Cela n’a pas marché en France. Sur le sol humide de l’entrée de la grotte, les enfants dessinent de mémoire aux crayons d’ocre15, la silhouette éphémère d’un rhinocéros laineux. Partout dans la steppe à mammouths d’Eurasie, le bruit infernal des entrechoquements de cornes lors de combats pour préserver son territoire, incita quelques spécimens de rhinocéros laineux à migrer vers l’ouest. Certains d’entre eux se retrouvèrent en Europe vers - 450 000 ans, au moment même où la lignée néandertalienne émergeait et s’y installait. Les enfants oublièrent de dessiner la deuxième petite corne d’un animal pourtant familier et pour cause. Coelodonta antiquitatis antiquitatis était une 15 Site de Piekary en Pologne. 35 source de protéines que les enfants néandertaliens trouvaient souvent dans leur « assiette ». Le rhinocéros à dents creuses des temps préhistoriques était originaire de Chine. Il s’installa principalement en Eurasie où il fut obligé de cohabiter avec un lointain cousin un peu embarrassant, tant par son envergure, que par l’unique corne supposée fixée comme un chapeau de cotillon sur le renflement de la partie frontale de son crâne. Elasmothérium sibiricum ou Rhinocéros géant de Sibérie, nommé ainsi au 19ème siècle à cause de ses dents en lamelles abrasives de brouteur de végétaux coriaces, a réellement existé. On le retrouve également sous un autre nom en Chine, dont il est originaire, et dans le Caucase. Il occupait ce vaste territoire depuis plus longtemps que le rhinocéros laineux à deux cornes. Pourtant, aucune corne de cet unicorne n’a été retrouvée. Ainsi naissent les légendes. Le rhinocéros géant est devenu au fil du temps une créature mythique multiforme. Il n’a pas cessé de nourrir l’imaginaire des humains, en orient comme en occident, jusqu’au temps présent avec le célèbre personnage féérique de la licorne. 36 Elasmotherium surnommé autrefois, Enigmatherium, n’a officiellement jamais mis les pieds en Europe. Un artiste magdalénien l’aurait ébauché à la Grotte de Rouffignac en Dordogne. Le peintre de Rouffignac l’a forcément aperçu quelque part ce rhinocéros géant. Il venait de loin ce magdalénien âgé de -13 000 ans. Malheureusement, le dernier spécimen aurait été aperçu il y a -39 000 au Kazakhstan. L’art préhistorique servirait alors de précieux témoignage de la présence de cette espèce en Europe de l’Ouest, sans qu’aucun vestige paléontologique ou très discuté en Hongrie, Allemagne et Italie, ne viennent corroborer cette hypothèse. Ce qui en soit est très troublant. Néandertal, même s’il y a moins de dix sites à présence néandertalienne avérée dans cette immensité russe, l’a très certainement croisé et gravé dans sa mémoire. Elasmotherium n’était pas le yéti. De nombreux restes ont été découverts dans toute l’Eurasie. Cependant, les spectres fauniques de ces Néandertaliens incitent à la méfiance. Ils ne chassaient ni ne consommaient le « dragon ». Cela ne prouve évidemment pas que 37 Néandertal en a fait un animal pensé, et qu’il pourrait être l’auteur de ce dessin. Néanmoins, cette remarque prétend bousculer la conviction que tout l’art préhistorique serait l’œuvre du sapiens moderne. Ce dessin n’est pas unique. À la Grotte de Kapovaya, au Sud de l’Oural, un artiste a dessiné à l’ocre rouge une silhouette différente mais suffisamment explicite. Ce pastel gras est associé, tout comme à Rouffignac, à des rhinocéros laineux avec un contexte archéologique datant de la fin du Solutréen. Dans ce cas, ce serait donc encore le souvenir de l’animal que l’artiste a immortalisé. Néandertal était-il capable de mémoriser et reproduire une forme animale. La réponse est à venir et à chercher dans ces représentations artistiques peu ou pas datées, où la détermination de l’espèce n’est pas rigoureusement en phase avec les données paléontologiques. À moins que le sujet en question ne soit qu’un magnifique rhinocéros laineux en train de charger un adversaire absent, dans une posture combative où la deuxième petite corne serait cachée au spectateur. 38 De nombreuses reproductions des 19ème et 20ème siècles contredisent la réalité anatomique de l’animal plus qu’elles ne l’illustrent. La grande bosse est une caractéristique commune aux deux rhinocérotidés, quoique plus exacerbée chez Elasmotherium. À Rouffignac16, le peintre évite toutes les exigences du dessin naturaliste. Il a esquissé le crâne en forme d’énorme agrafeuse. Il a escamoté la spectaculaire première vertèbre cervicale évoquant la toque du marmiton. La ligne du cou est gainée par un trait puissant. Ce trait supprime la cassure imposée par le trajet des vertèbres thoraciques hérissées, coincées entre deux omoplates aux timides proportions. Les membres inférieurs sont bâclés et les doigts de pieds, précieux indices pour déterminer une espèce, sont absents. Malgré tout, cette figure pariétale est assez réaliste. On reconnaît l’animal au premier coup d’œil. Reconnaître l’espèce de cette manière, c’est faire confiance à l’artiste aveuglement. Ce qui est une naïveté. Réussir à déterminer l’espèce, c’est contribuer à fixer le cadre chrono-culturel Rhinocéros 259. Salon rouge. Classement Frédéric et Jean Plassard. 16 39 de l’œuvre plus sûrement qu’avec un outil de datation physico-chimique. 40 Les invités prennent leur temps pour arriver à l’heure espagnole. Madame Néandertal admire son teint diaphane dans une flaque d’eau. Comment impressionner les ibères. Un masque17 de beauté conservée pour l’éternité. Un autre clan a laissé des traces de son passage. Des débris de taille jonchent le sol humide. Une manière comme une autre de signaler sa présence. Soudain, Madame Néandertal remarque un petit bloc de pierre blanc bien compact, à la surface lisse et à l’aspect granuleux. De la craie de Blois des bords de Loire, songe-t-elle. En premier, amincir le bloc pour dégager le triangle isocèle inversé, base de la construction d’un visage humain. Ensuite, creuser les orbites et les joues, en procédant à une série d’enlèvements à l’aide d’un percuteur tendre. Il n’est pas question de fabriquer un masque par accident à partir d’un outil fonctionnel. Pour sculpter le front, laissons faire la nature de la roche, bombée à cet endroit. La partie délicate à réaliser, c’est-à-dire le nez, consiste à une excroissance brisée au niveau des narines, dans une tentative maladroite. Un bulbe de percussion dessinant une bouche 17 Grotte de la Roche-Cotard, Indre-et-Loire, France. 41 en demi-lune, rééquilibre les proportions de ce grand nez tordu et épaté. Pour finir, donner vie aux orbites en insérant deux plaquettes siliceuses qui reproduisent la forme des paupières fermées, évoquant un faciès humain mais également félin, comme semble le suggérer la forme replète des bajoues. Le tout maintenu par un petit éclat de bois ou esquille osseuse. Le masque est bouleversant de beauté : On dirait un de ces petits chats sauvages qui me tapent sur les nerfs, fait remarquer Néandertal un brin jaloux. Quelle mauvaise surprise il avait eu avec sa jeune femelle, lors d’un séjour en Ardèche à la Grotte du Trou du Renard, membre d’un réseau de grottes important nommé Ursus, à cause de l’abondance de ce taxon. Alors qu’ils avaient espéré un festin d’ours des cavernes, ils furent 42 désagréablement surpris par le comité d’accueil. Des chiens sauvages ou Cuons gardaient l’entrée de la grotte, pendant qu’une meute de Canis lupus maximum, loups de grande taille, patrouillaient dans le secteur. Une fois arrivés dans la partie profonde de la cavité, ils furent assaillis par une communauté de Felis minuta. Les petits chats sauvages des cavernes étaient déchaînés. Aucune arme ne pouvait être utile contre une bande de félins mordeurs et griffeurs, bondissant et s’agrippant au dos et la tête des intrus, les obligeant à rebrousser chemin au pas de course relatif car la course à pied n’était pas le sport favori de Néandertal. Course qui fut ralentie par l’épais manteau de fourrure en renard polaire de Madame Néandertal. Un modèle sans couture, assemblé au moyen de simples lanières de cuir de bouquetin des Alpes. Alourdi par sa cape en peau de renne doublée de fourrure de martre, sa sacoche dont il ne séparait jamais, son arc emprunté à un ami à la Grotte Mandrin, sa musette pleine d’outillage lithique et son javelot, Néandertal faillit ne pas pouvoir ressortir, coincé dans un virage où les blocs de pierre se touchaient presque. Obligés de rebrousser 43 chemin, ils pénétrèrent dans une salle18 aux parois particulièrement tourmentées par la roche. Madame Néandertal ouvrit sa gibecière en cuir de Dama dama19 italien. Elle transportait un précieux trésor offert par un néandertalien de la Grotte de los Aviones en Espagne, avant sa rencontre avec Monsieur Néandertal. Un spondyle, coquillage ramassé sur les plages de Carthagène, pouvant servir d’écrin à une griffe d’ours. L’objet utilisé à présent comme pot de peinture, après un accès de jalousie de Monsieur, contenait un pigment rouge vif carmin. Madame Néandertal plongea sa main dans le pot et apposa un aplat de pigment entre deux plis de roche. Néandertal, homme de petite taille, ne dépassait pas les 1, 65 m. Il avait le bras un peu raide à cause d’une douleur à l’épaule occasionnée par le lancer de javelot répétitif. Mais la main était assez souple pour enduire la paroi à mihauteur une deuxième fois. Le problème chez lui, c’était le poignet. Hyperlaxe et donc manquant de cette ferme stabilité nécessaire à l’art de peindre. Néandertal voulut escalader la paroi pour étendre sa production. S’appuyant 18 19 Salle des Étoiles à la Grotte d’Ardales en Espagne. Daim. 44 sur les aspérités que lui offrait la cavité, une douleur aux psoas, muscles puissants reliant le bassin aux membres porteurs, l’obligea à renoncer. Le couple recula pour admirer le résultat. Ce faisant, ils se heurtèrent à une concrétion stalagmitique blanchâtre qui leur servit involontairement d’essuie-mains. Ce témoignage de leur passage fut conservé intact jusqu’à nos jours. Une fois libérés, ils eurent envie d’aller faire un tour à la Grotte de Rouffignac.20 Se servir de la nature comme support artistique les tentaient. En ce temps-là, Rouffignac n’était pas la grotte au Grand plafond baroque au sens tourbillonnant du terme, chargé de mammouths, bisons, chevaux, bouquetins et rhinocéros. À l’époque, les frises animées de mammouths et de rhinocéros n’attendaient pas l’arrivée du petit train des visiteurs d’aujourd’hui. Rouffignac était une tanière à ours des cavernes longue de 8 km. Son tracé évoque un arbre ramifié s’étirant en profondeur, nourri par un cours d’eau affluant de la Vézère nommé le Labinche Rau. Pour peindre à Rouffignac, il valait mieux être gracile et souple, mais Néandertal 20 Grotte de Rouffignac 45 l’ignorait. Au début, tout se passa bien. Là où l’ours passe, je peux passer moi aussi, pensa-t-il optimiste en déambulant dans la Galerie de l’entrée. Il parcourut une centaine de mètres et décida d’explorer la future Galerie du plafond aux serpentins qui, compte tenu de l’exiguïté des lieux, ne tarda pas à lui servir de sépulture21.Qu’est-ce qui empêcherait les sapiens modernes de peindre après le passage de Néandertal, et de penser à un dialogue artistique possible entre les deux espèces. À environ 700 mètres de l’entrée, le Grand plafond témoigne d’un tout autre comportement. Ici, nous ne sommes pas en présence d’une impulsion d’art ou d’un exercice aussi laborieux que nécessaire. Il s’agit d’une réalisation pas si complexe que ça. Tout comme Michelangelo peignait sur son échafaudage sans voir vraiment ce qu’il exécutait, un groupe d’artistes magdaléniens a construit des échafaudages en bois pour peindre au bord d’un précipice. Ils n’ont pas choisi la facilité. Ils se sont également faufilés sous un plafond d’un mètre de haut, allongés sur une pente glissante menant au trou béant surplombant la rivière. 21 Fiction. Il n’y a pas de sépulture néandertalienne à Rouffignac. 46 La tentation d’y voir une mise en scène hautement symbolique est compréhensible. Les Rouffignaciens (nes) avaient des parois beaucoup plus accessibles à leur disposition. C’est bien mal connaître la mentalité des artistes en compétition permanente avec eux-mêmes, et avec les autres membres de leur corporation. Les peintres de Rouffignac, désireux de produire un art pictural grand format, relativement soucieux de la forme et du respect des proportions, ont raconté le rabattage d’une faune qui semble se précipiter tout droit dans un aven-piège. Effet de trompe-l’œil assuré, accentué par le plafond déclinant de la Voie dite sacrée menant au précipice. Scène ordinaire de la vie quotidienne des préhistoriques. La complexité à la grotte de Rouffignac, ce sont les manifestations neurocognitives. Une recherche AngloAméricaine22 affirme que 4 enfants entre 3 et 7 ans, préférentiellement des filles, seraient les auteures de la plupart de 500 m2 de tracés digitaux multiformes qui tapissent certains modules de la grotte, isolés ou partenaires des représentations animales. Cette recherche 22 Travaux de Leslie Van Gelder et Thèse de Jess Cooney. 47 se focalise sur la forme, la longueur, la largeur des doigts des artistes en herbe. Comme nous l’a fait remarquer il y a fort longtemps l’illustrissime Leonardo da Vinci, l’art n’est pas qu’une affaire de doigts. Quelle est la différence entre un geste abstrait, un tracé digital simple ou plus élaboré, et un tectiforme également tracé avec les doigts. Ils sont la preuve concrète d’expressions neurocognitives d’un cerveau de sapiens moderne. Ce cerveau est équipé d’un tissu neuronal doublé, renforcé, ramifié intensivement au cours d’un moment x de son évolution, que Robert L. Solso nomme le big-bang cognitif 23 . Explosion qu’il associe à l’éveil de la conscience chez l’humain. Les données scientifiques fraîches24 font remonter ce processus évolutif aux alentours de - 800 000 ans. Il semblerait que Sapiens se soit éveillé à la conscience beaucoup plus tôt, sans lien évident avec la fabrique de l’art pariétal. En tout cas, le disque dur interne de l’humain anatomiquement moderne était à priori plus puissant que celui de Néandertal. Le cerveau de 23 24 The Psychology of Art and the Evolution of the Conscious brain. Travaux de Manuel Will et collègues. 48 Neandertal, structuré différemment, ne pouvait pas obéir au même réseau neurosynaptique. Sa peinture, si elle existe, est forcément différente de celle de Sapiens, et donc remarquable. Ce qui rend difficile l’analyse des peintures pariétales en termes de remise en question de l’espèce, est entre autres la définition que l’on a envie de donner au geste abstrait. Contre toute attente, le geste abstrait n’est pas un primo geste. C’est au contraire l’aboutissement d’une maturité artistique. Cette maturité s’exprime parfois chez le grand peintre, par un trait dit épuré ou minimaliste qualifié d’art abstrait. Cette lumineuse ou banale perlaboration d’un cerveau d’artiste actuel, n’est pas plus extraordinaire si elle émane d’un peintre du Paléolithique récent, à la nuance près que le premier cerveau est gorgé d’hérédité, de filiation et de transmission d’art, alors que le paléocerveau est vierge. Cette réflexion nous donne l’occasion d’introduire une apparente absurdité. Ils avaient le même cerveau que nous, mais ce n’était pas le même cerveau. 49 Néandertal ne devrait pas être exclu de ces manifestations neurocognitives. dichotomiser Cependant, l’art on préhistorique. ne pourra L’abstrait pas pour Néandertal et le figuratif pour Sapiens moderne. Tracés digitaux en lignes, méandres et faisceaux, renvoient au minimum à une recherche esthétique tout à fait à la portée de Néandertal. Et puis il y a les 14 tectiformes, sortes de sapins avec ou sans toits, qui intègrent le dispositif pariétal. Le mot tectiforme définit la forme mais pas le sens. Est-ce vraiment un outil de communication non verbale propre à notre espèce, ou bien la traduction d’un input, ou entrée dans la conscience d’une autre espèce que la nôtre. Il est rassurant de chercher une planification, une organisation à tout ce dispositif. Le décoratif et le récréatif sont pourtant des notions essentielles. Les paléoartistes ne travaillaient probablement pas sur commande. L’analyse est forcément biaisée. Néanmoins, et c’est là que la part de l’influence du langage sur la production artistique intervient, même si l’acte de peindre est un langage en soi, exécuter cet art en groupe implique une verbalisation. 50 Cette nécessaire oralisation n’est pas à l’avantage de Néandertal. Cependant, son étonnante capacité d’adaptation à son environnement, témoigne d’une plasticité cérébrale qui pourrait se révéler intéressante pour la fabrique de l’art. 51 Perspectives La peinture rupestre est une conversation ininterrompue. Pour l’instant, elle a débuté avec un sapiens moderne nommé Aurignac, et se poursuit encore aujourd’hui avec le street-artiste préhistorique lyonnais Lasco.25 Néandertal, intelligent et adaptatif, était peut-être désireux et capable de peindre. Il a laissé des preuves de sa collaboration avec le sapiens moderne dans la fabrique de l’outillage lithique et de l’outillage osseux. La logique voudrait qu’il en soit de même avec l’art pariétal, mais victime de l’horloge biologique, l’espèce a disparu sans pouvoir participer à la révolution artistique. Cela permet de formuler une hypothèse. Néandertal a laissé des témoignages artistiques. Nous ne les voyons pas parce que tout a été attribué à l’humain anatomiquement moderne, par nécessité au départ et par principe à l’arrivée. Pour desceller sa présence, encore faut-il reconnaître son langage artistique du plus fruste au plus conséquent. Cependant, la prudence ou la lucidité, nous encourage à 25 Street-art préhistorique - Lasco - Hominidés (hominides.com) 52 envisager une autre hypothèse. Il ne décorait pas les grottes parce que quelque chose de constitutionnel l’en empêchait. En définitive, pourquoi Néandertal devrait-il être chargé d’une mission créative, ou accablé d’une incapacité, alors que le premier Sapiens, porteur de l’évolution de notre espèce n’a rien produit de signifiant en art pictural… Amicalement vôtre. Laurence Anne Rougier. 53 Liste des illustrations dans l’ordre d’apparition dans le texte. Statuette de l’Homme-lion de la Grotte de Hohlenstein-Stadel. Thérianthrope de la Grotte des Trois-frères. Relevé de l’abbé Breuil. Squelette d’Elasmotherium caucasicum conservé au Muséum d’Histoire, Archéologie, Paléontologie d’ Azov. Reconstitution d’un Elasmotherium sibiricum par Bogdanov. Le Rhinocéros géant de la Grotte de Rouffignac. Le masque de la Roche-Cotard (-75,600 ans). Original conservé au Musée de l’Homme à Paris. Reconstitution d’une néandertalienne conservée au Neanderthal Museum en Allemagne. 54 Table des matières. Avant-propos 6-8 Des mains qui nous racontent 9-17 Les yeux dans la grotte 18-25 Sur la piste des ours 26-51 Perspectives 52 Liste des illustrations 54 Bibliographie 56-58 55 Bibliographie Anton, M., et al. (2009), ‘Soft tissue reconstruction of Homotherium latidens (Mammalia, Carnivora, Felidae). Implications for the possibility of representations in Palaeolothic art’, Geobios L’Art de la Préhistoire (2017), sous la direction de Carole Fritz. Éditions Citadelles et Mazenod. Barnett Ross (2019), Cave lion in The Missing Lynx. Editions Bloomsbury Wildlife. Barrière Claude. Le Grand Plafond de Rouffignac. In : Bulletin de la Société préhistorique française, tome 77, n°9, 1980. pp. 269-276. M Benvenuti, et al., Paleoenvironmental context of the early Neanderthals of Poggetti Vecchi for the late middle Pleistocene of Central Italy. Quat Res 88, 327–344 (2017). Clottes Jean (1996), Les Chamanes de la Préhistoire. Éditions la maison des Roches. 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