AmateurS – Amateurs en sciences
(France, 1850-1950) : une histoire
par en bas
Laurence Guignard
Professeure d’histoire contemporaine - Université Paris-Est Créteil
Val-de-Marne/INSPE
Hadrien Viraben
Post-doctorant
Université
ANR
AmateurS
TEMOS
(UMR 9016 CNRS)
-
Le
Mans
FR
Le projet AmateurS (ANR-18-CE27-0027-01) vise à l’écriture d’une
histoire des amateurs en sciences en prise avec le présent, faisant
écho aux questions qui ont émergé autour des sciences participatives
ou citoyennes et des sciences à l’ère numérique. Il associe des
historiens de trois champs : astronomie, archéologie, santé.
Amateur – Histoire des sciences – Histoire sociale – Histoire
matérielle
31-03-2021
Entre les lignes des histoires des pratiques culturelles, qu’elles aient été scientifiques, sportives
ou artistiques, l’amateur s’est établi, depuis quelques années, comme un objet d’étude
foncièrement interdisciplinaire. Sa valeur heuristique en tant que concept se démontre dans sa
capacité à rendre visible une vaste population d’acteurs historiques jusqu’alors peu étudiés de
façon transversale. Dans sa démarche, l’étude des amateurs mobilise ainsi les apports de
l’histoire des sociabilités et des élites nobiliaires ou bourgeoises, l’histoire culturelle et celle de
ses médiateurs ou intermédiaires, l’histoire des pratiques et des espaces savants, ou encore les
gender studies.
S’inscrivant plus particulièrement dans le domaine de l’histoire des sciences, le projet
« AmateurS : Amateurs en Sciences (France, 1850-1950) : une histoire par en bas1 », financé
par l’ANR, fait directement écho aux récents débats qui entourent les sciences participatives ou
citoyennes et la fabrication et la circulation des savoirs scientifiques à l’ère numérique 2. Il
formule à ce sujet l’hypothèse qu’un regard historique sur l’amateurisme scientifique est à
même de redonner une épaisseur temporelle à des phénomènes qui peuvent sembler
exclusivement contemporains. En choisissant pour terrain la seconde moitié du XIXe et la
première moitié du XXe siècle, cette enquête sur les savoirs s’attache à un temps d’engouement
croissant de la société pour les sciences, celui de l’amateurisme formalisé, notamment par le
biais des sociétés savantes, mais aussi celui de la professionnalisation des sciences et
d’affirmation de l’expertise scientifique, à l’origine de la disqualification des amateurs et,
partant, de l’occultation progressive d’une part des acteurs de l’histoire sociale des sciences3.
En outre, le projet AmateurS engage à une interprétation transversale de son objet d’étude,
principalement abordé jusqu’alors depuis un domaine spécifique du savoir (histoire ou
archéologie, sciences naturelles, astronomie, mathématiques, etc.). Il s’attache plutôt à cerner
l’amateur à travers la déclinaison d’une même qualité, rappelant ici le projet littéraire de
Bouvard et Pécuchet, antihéros emblématiques de l’amateurisme du XIXe siècle. Le projet
s’inscrit ainsi dans une perspective transdisciplinaire dans le but de restituer ce qui a fait, entre
1850 et 1950, la diversité et la cohérence de cette figure historiquement située. Pour ce faire, il
rassemble en particulier des spécialistes de deux champs relativement classiques de l’histoire
des amateurs, l’astronomie et l’archéologie, et ceux d’un domaine plus inédit, celui des sciences
médicales, qui propose de s’intéresser aux pratiques paramédicales ou à l’automédication.
C’est ainsi à une compréhension élargie des figures de l’amateur que vise le premier axe de
recherche du projet4. Ce dernier repose sur la constitution d’une base de données réunissant
l’ensemble des monographies et périodiques dont le titre laisse supposer qu’ils s’adressent à ce
1 Pour plus d’informations sur les recherches et les actualités scientifiques du projet AmateurS, nous renvoyons
à notre carnet de recherche en ligne : https://ams.hypotheses.org/. Vous pouvez également consulter la page
Facebook du projet : https://www.facebook.com/amateurssciences/.
2 Pour un état des lieux plus approfondi de la question de l’amateur en histoire des sciences, voir Hervé
Guillemain et Nathalie Richard, « Introduction – Towards a Contemporary Historiography of Amateurs in
Science (18th–20th Century) », Gesnerus, 2016, vol. 73, no 2, p. 201-237.
3 Voir le numéro « Libido sciendi. L’amour du savoir (1840-1900) », dirigé par Volny Fages et Laurence
Guignard pour la Revue d’histoire du XIXe siècle, 2018, n° 57.
4 Voir également le récent numéro spécial dirigé par Nathalie Richard et consacré aux « Amateurs » en arts et
en sciences, paru dans Romantisme, 2020, no 190.
public. Ont donc été retenus, parmi les ouvrages publiés en France entre 1850 et 1950, d’après
le catalogue de la Bibliothèque nationale de France et le Catalogue général de la librairie
française, ceux dont le titre contient les mots « amateur », « amateurisme » et « amatrice5 ».
L’élaboration de cette base de données bibliographiques s’associe à une moisson documentaire
d’images et de textes, et livre ainsi un panorama général des figures de l’amateur. Cette
traversée de la reconstruction sémantique complexe et en partie néologique que connaît le terme
d’« amateur » à l’époque contemporaine6 invite à resituer les sciences au sein de pratiques
disciplinées ou non : l’amateur préfère souvent le jardinage à la botanique, la comptabilité
domestique aux mathématiques, la magie et bien sûr la photographie à la physique-chimie, ou
exprime ses angoisses sur l’évolution et le métissage des races à travers l’élevage de poules,
mis à la mode sous le Second Empire7. Base de données et corpus documentaires seront rendus
accessibles à l’issue du projet (2022) par le biais d’une plateforme numérique8.
Le deuxième axe de la recherche collective envisage l’écriture d’une histoire subjective des
mondes des amateurs, en abordant la question des identités et des définitions dans une
perspective « par en bas ». Il s’agit ici de restituer le point de vue des amateurs sur la science
qu’ils font, les mondes sociaux qu’ils habitent, leur identité savante, leur rapport aux
professionnels ou à d’autres amateurs qu’ils jugent eux-mêmes illégitimes. L’histoire sociale
des amateurs amène en particulier à souligner la coexistence de deux systèmes de valeurs durant
la période considérée : un amateurisme d’élite, hérité du XVIIIe siècle, reposant sur la morale
aristocratique de l’otium et un amateurisme des classes moyennes, conforme à la valorisation
bourgeoise du travail sérieux et spécialisé9. Dans cette optique, une première journée d’étude a
permis d’évoquer comment l’amateurisme, vécu individuellement ou en groupe, s’est redéfini
au cours de son histoire à travers de multiples transformations institutionnelles des professions
et des associations d’amateurs, l’émergence de nouveaux objets d’étude ou de nouvelles
théories parfois spécifiques aux amateurs, ou des épisodes de conflits10. La thèse de la vie
extraterrestre rencontre par exemple un fort engouement de la part des astronomes amateurs
dans les années 1860, tout en étant fortement contestée par les tenants d’un savoir professionnel
officiel délivré par les observatoires d’État11. Durant l’entre-deux-guerres, la science des ondes
5 D’autres expressions permettent aussi ponctuellement d’élargir cette recherche bibliographique, expressions
telles que « par soi-même », « pour les femmes », ou encore « domestique », « plein air » et « grand air ».
6 Si le terme « amateur » est d’une grande ancienneté, celui d’« amateurisme » apparaît, selon le
Französisches Etymologisches Wöterbuch (http://apps.atilf.fr/lecteurFEW) et le Trésor de langue française
(http://stella.atilf.fr/), autour de 1892, emprunté au vocabulaire sportif, et plus particulièrement vélocipédique.
7 Ernest Leroy, La poule pratique, par un patricien : aviculture, Paris, Firmin-Didot, 1885.
8 Le développement de cette plateforme s’appuie sur les outils proposés par la TGIR Huma-Num.
9 Sur ces deux systèmes de valeurs, voir Nathalie Richard, « Introduction : amateurs et amatrices du XIXe
siècle », Romantisme, 2020, no 190, p. 5-15.
10 Cette journée d’étude, intitulée « Amateurs et professionnels dans les sciences : définition et redéfinition des
identités et des frontières », s’est tenue à l’université du Mans le 14 janvier 2020. Le programme et les
captations vidéos des interventions sont disponibles en ligne sur le carnet de recherche du projet :
https://ams.hypotheses.org/679.
11 La contestation publique de l’expertise scientifique institutionnelle peut rappeler ici les controverses
contemporaines liées à l’émergence d’une nouvelle science météorologique. Fabien Locher, « Science, médias et
politique au XIXe siècle. Les controverses sur la prédiction du temps sous le Second Empire », Revue d’histoire
du XIXe siècle, 2006, no 32, p. 63-78.
stimule à la fois l’élaboration d’une nouvelle discipline thérapeutique, la radiesthésie médicale,
que travaillent des praticiens amateurs équipés de pendules, dans le sillage de l’abbé Bouly, et
dans un autre registre technique l’émergence de pratiques radioamateurs. Outre ce travail de
frontière permanent, le territoire de l’amateurisme, thème d’une journée d’étude à venir, offre
une pluralité d’échelles d’analyse, de la science au village jusqu’aux réseaux extrêmement
étendus des sociabilités savantes, souvent internationales qui conduisent l’œil du chercheur à
se décentrer des circuits traditionnels de fabrication et de circulation des savoirs. La Société
astronomique de France présidée par Camille Flammarion offre ainsi un réseau mondial serré
d’observateurs amateurs du ciel, réseau concurrent de celui des observatoires professionnels,
mimétique du point de vue des pratiques savantes, mais alternatif quant aux doctrines promues.
Associée à l’histoire sociale, l’histoire matérielle des sciences amateurs constitue le troisième
axe du projet. Celui-ci envisage ensemble : les objets collectés par les amateurs de sciences, les
objets employés, instruments et dispositifs expérimentaux, qu’ils soient appropriés, vendus ou
bricolés, mais également leurs innombrables productions matérielles, en tant qu’inscriptions et
artefacts élaborés (carnets, dessins, photographies, maquettes, etc.). Inégalement conservés, ces
objets ont pu exceptionnellement trouver une place dans des collections instituées, ou attendent
encore, dans leur grande majorité, d’être découverts dans des archives familiales, au sein
d’héritages parfois encombrants. Interrogés d’une part comme un moyen d’investigation, ils
ouvrent la voie à une remontée vers le travail de l’amateur, de l’objet au geste et à un savoirfaire, qui participe d’une manière spécifique à une divulgation des sciences par la pratique, mise
en œuvre de façon parfois conforme ou parfois hétérodoxe vis-à-vis de standards académiques
exogènes12. D’autre part, la vie sociale des objets, au sein de circuits d’exhibitions, d’échanges
gratuits ou monétisés, permet de rendre compte des usages sociaux et cognitifs qu’en font les
amateurs13.
Une dernière thématique traverse enfin les trois axes qui ont été présentés ici successivement :
celle des « amatrices14 ». Imbriqué dans la reconfiguration sémantique évoquée plus haut, le
terme d’« amatrice » a en lui-même donné lieu à d’importants débats sur son « bon usage15 ».
Au croisement de l’histoire des amateurs et de celle des femmes en sciences, dont la
professionnalisation reste exceptionnelle avant 1950, l’amateurisme au féminin permet dès lors
de rendre compte d’un éventail de situations vécues, que cette qualité ait été revendiquée,
choisie ou subie.
12 Cet angle d’approche a été déployé lors de la journée d’étude « L’amateur au travail : instruments, gestes,
savoir-faire », qui a eu lieu à Nancy, le 23 septembre 2019 : https://ams.hypotheses.org/146.
13 Nous renvoyons ici à la journée d’étude « Artefacts, dessins, herbiers, instruments, etc. Les productions
matérielles des amateurs et leurs usages » (Le Mans, 16 octobre 2020), dont plusieurs communications ont été
mises en ligne sur le carnet de recherche du projet : https://ams.hypotheses.org/1689. Il en est de même pour la
manifestation qui s’est tenue la veille, « Il y a amateur et amateur : Amateurs photographes et amateurismes
scientifiques » : https://ams.hypotheses.org/1679.
14 Cette thématique sera prochainement abordée lors d’une nouvelle journée d’étude organisée dans le cadre du
projet.
15 Voir à ce sujet l’article d’Elsa Courant, « Querelles d’“amatrices” : dire la compétence au féminin pendant le
XIXe siècle », Romantisme, 2020, no 190, p. 90-102.
Les premiers résultats du projet AmateurS ont ainsi permis de remettre au jour une pluralité de
mondes savants, que relie l’interface de l’amateur. Historiquement lié à un contexte social et
culturel, son intégration à la dynamique contemporaine des savoirs en fait le compagnon
nécessaire de l’institutionnalisation des valeurs bourgeoises du travail. Plutôt qu’en récepteur
passif d’un enseignement vertical, l’amateur s’affirme au contraire, dans sa conformité, comme
dans sa turbulence, en producteur de savoirs et d’objets scientifiques. Une source de profits qui
s’avèrent le plus souvent symboliques mais aussi, plus fréquemment qu’on pourrait le penser,
de profits monétaires.