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La musique populaire comme discours phonographique : fondements d'une démarche d'analyse 1

2005, Musicologies

Dans cet article, Lacasse propose une cadre général d’analyse de la musique populaire enregistrée.

Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique La musique populaire comme discours phonographique : fondements d’une démarche d’analyse1 Serge Lacasse (Université Laval, Québec, Canada) Serge.Lacasse@mus.ulaval.ca 1) Introduction L’étude de la musique populaire est un domaine en émergence auquel la musicologie contribue de plus en plus. En effet, la musicologie de la musique populaire constitue une sous-discipline qui se situe à l’intersection d’au moins deux ensembles disciplinaires. D’une part, il s’agit d’une branche de la musicologie en pleine effervescence, comme le démontrent le nombre croissant d’études publiées pertinentes2, l’embauche récente de professeurs3, l’établissement de chaires de recherche4, de même que l’apparition d’associations spécialisées5. D’autre part, la musicologie de la musique populaire participe au 1 J’aimerais remercier chaleureusement Danièle Pistone pour m’avoir si gentiment invité à rédiger cet article. Je remercie également le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture (FQRSC), de même que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (CRSH) pour leur appui financier. 2 Je ne citerai ici que quelques ouvrages parus (ou ayant fait l’objet d’une réimpression) depuis 2000 qui traitent en tout ou en partie de l’analyse musicologique de la musique populaire : Allan F. Moore, dir., Analyzing Popular Music, Cambridge, Cambridge University Press, 2003; Gianni Sibilla, I linguaggi della musica pop, Milan, Bompiani, 2003; Lori Anne Burns et Mélisse Lafrance, Disruptive Divas : Feminism, Identity and Popular Music, New York, Routledge, 2002; Stan Hawkins, Settling the Pop Score : Pop Texts and Identity Politics, Aldershot, Ashgate, 2002; David Hesmondalgh et Keith Negus, dir., Popular Music Studies, Londres, Arnold, 2002; Russell Reising, dir., Every Sound There Is : The Beatles’ Revolver and the Transformation of Rock and Roll, Aldershot, Ashgate, 2002; Susan Fast, In the Houses of the Holy : Led Zeppelin and the Power of Rock Music, Oxford, Oxford University Press, 2001; Allan F. Moore, Rock, the Primary Text : Developing a Musicology of Rock, 2e edition, Aldershot, Ashgate, 2001; Pamela Robertson Wojcik et Arthur Knight, dir., Soundtrack Available : Essays on Film and Popular Music, Durham, Duke University Press, 2001; Albin Zak, The Poetics of Rock : Cutting Tracks, Making Records, Berkeley, University of California Press, 2001; David Brackett, Interpreting Popular Music, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 (réimpression, Berkeley, University of California Press, 2000); Walter Everett, dir., Expression in Pop-Rock Music : A Collection of Critical and Analytical Essays, New York, Garland, 2000; Adam Krims, Rap Music and the Poetics of Identity, Cambridge, Cambridge University Press, 2000; Richard Middleton, dir., Reading Pop : Approaches to Textual Analysis In Popular Music, Oxford, Oxford University Press, 2000. Bien entendu, cette liste n’est pas exhaustive et ne tient pas compte des mémoires et thèses, ni des très nombreux articles parus dans des revues savantes spécialisées, comme Popular Music, Popular Music and Society, The Journal of Popular Music Studies, de même que dans d’autres revues savantes musicologiques, dont Musurgia, Ethnomusicology, Music Theory Spectrum, ou La Revue de musique des universités canadiennes. Finalement, je ne voudrais pas passer sous silence la récente parution des deux premiers volumes (Media, Industry and Society et Performance and Production) de la titanesque Continuum Encyclopedia of Popular Music of the World, sous la direction de John Shepherd et al., New York, Continuum, 2003, qui comprendra 12 volumes. Comme on peut le voir, la vaste majorité des publications est en langue anglaise, situation que nous espérons voir se modifier dans les prochaines années. 3 Depuis la fin des années 1990, on peut compter, au Canada seulement, l’embauche de près d’une dizaine de professeurs dont le domaine de spécialisation est la musique populaire. 4 Pour le Canada seulement, mentionnons l’attribution en 2001 de la « Chaire de recherche du Canada en méditations sur l’impact de la technologie sur la culture » à Paul Théberge (Carleton University), et en 2002 de la « Chaire de recherche du Canada en musique traditionnelle / ethnomusicologie » à Beverly Diamond (Memorial University of Newfoundland). 5 Par exemple, la section canadienne de l’International Association for the Study of Popular Music (IASPM) a été fondée en 1981. Une section francophone européenne est d’ailleurs apparemment en train de s’organiser sous la supervision de Catherine Rudent et de Christophe Pirenne. Par ailleurs, mentionnons l’apparition récente de sections spécialisées en musique populaire au sein d’organisations importantes établies depuis longtemps, comme le Popular Music Interest Group de la Society for Music Theory (fondé en 1998; voir < http://pop-analysis.music.utexas.edu >), Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique projet des « Popular Music Studies », qui s’inscrivent elles-mêmes dans le domaine plus vaste des études culturelles6, davantage intéressées par l’interprétation du phénomène musical au plan social7. Par ailleurs, on doit tenir compte de la tendance « nouvelle musicologie », qui nourrit la musicologie de la musique populaire en même temps qu’elle s’en inspire8. Ainsi localisée, la musicologie analytique de la musique populaire vise : a) le développement d’approches analytiques adaptées au corpus de la musique populaire, et b) l’arrimage entre les approches musicologiques et d’autres approches critiques et sociohistoriques. Ces deux axes caractérisent, d’une certaine façon, les travaux que je mène depuis une dizaine d’années. En effet, bien que ma démarche se situe davantage du côté des approches analytiques, elle vise également à fournir des outils qui pourraient alimenter des réflexions critiques et sociohistoriques. L’objet de recherche que je privilégie consiste en des enregistrements de musique populaire (ci-après appelés phonogrammes), fixés sur différents supports (disque vinyle ou compact; ruban magnétique ou numérique; MP3; etc.). Mon objectif est double : d’abord, décrire les constituants de ces phonogrammes, pour ensuite tenter d’en mesurer les effets sur les auditeurs. Dans ce contexte, c’est peut-être la notion de discours phonographique qui résume le mieux l’ensemble de mes intérêts de recherche : je m’intéresse, d’une part, aux interactions entre les divers constituants d’un phonogramme donné (endophonographie) et, d’autre part, aux relations qu’un phonogramme peut entretenir avec d’autres phonogrammes (transphonographie). De ces divers croisements émergeront des discours que les auditeurs (re)construiront et s’approprieront dans le cadre de différentes pratiques (par exemple, des compilations maison), ou d’activités liées à l’appartenance à un groupe social donné (par exemple, les raves). Cet article constitue une tentative de synthèse de mes réflexions autour de la notion de discours phonographique, en combinant les résultats de recherches menées jusqu’à maintenant avec des ou la Popular Music Section de la Society for Ethnomusicology (fondée en 1996; voir < http://orpheus.tamu.edu/pmssem/pmssem.html >). 6 Pour une définition de la nature et des enjeux de cette discipline (qui trouve ses origines dans le monde anglosaxon), voir Sarah Belly et Toby Miller, « Cultural Studies Resources », Blackwell Publishing < http://www.blackwellpublishing.com/cultural > (visité le 15 décembre 2003). 7 Pour illustrer ce très vaste champ de recherche qu’est le rôle joué par la musique dans notre société, je me limiterai à citer quelques travaux auxquels est associé Simon Frith, qui constitue probablement la figure dominante de l’aile anglo-saxonne des études culturelles de la musique populaire : Simon Frith, Will Straw et John Street, dir., The Cambridge Companion to Pop and Rock, New York, Cambridge University Press, 2001; Simon Frith et Andrew Goodwin, dir., On Record : Rock, Pop, and the Written Word, New York, Pantheon Books, 1990 (réimpression, Londres, Routledge, 2000); Simon Frith, Performing Rites : On the Value of Popular Music, Cambridge, Mass., Harvard University press, 1996; Simon Frith, Sound Effects : Youth, Leisure and the Politics of Rock, Londres, Constable, 1983. L’étude sociologique de la musique populaire en France est, quant à elle, beaucoup plus proche de la sociologie traditionnelle, comme en témoignent, entre autres, les travaux d’Anne-Marie Green ou d’Antoine Hennion. Citons, entre autres, Anne-Marie Green, dir., Musique et sociologie : enjeux méthodologiques et approches empiriques, Paris, L’Harmattan, 2000; Anne-Marie Green, Musicien de métro : approche des musiques vivantes urbaines, Paris, L’Harmattan, 1998; Anne-Marie Green, dir., Des jeunes et des musiques : rock, rap, techno, Paris, L’Harmattan, 1997; Antoine Hennion, Sophie Maisonneuve et Émilie Gomart, dir., Figures de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La documentation française, 2000; Antoine Hennion, La passion musicale : une sociologie de la médiation, Paris, Métailié, 1993; Antoine Hennion et Patrick Mignon, dir., Rock : de l’histoire au mythe, Paris, Anthropos, 1991; Antoine Hennion, Les professionnels du disque : une sociologie des variétés, Paris, Métailié, 1981. 8 Influencée par tout le courant poststructuraliste, on s’entend généralement pour dire que c’est surtout après la parution en 1985 de l’ouvrage de Joseph Kerman (sous deux titres différents), que la musicologie (surtout nordaméricaine) s’engage dans un processus de questionnement sur les fondements de sa discipline : Joseph Kerman, Musicology, Londres, Fontana Press Collins, 1985; Contemplating Music : Challenges to Musicology, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1985. Paraissent ensuite une série d’ouvrages qui élargiront considérablement la portée et la nature du débat. Mentionnons, entre autres, Katherine Bergeron et Philip Bohlman, dir., Disciplining Music : Musicology and Its Canons, Chicago, University of Chicago Press, 1992; Nicholas Cook et Mark Everist, dir., Rethinking Music, Oxford, Oxford University Press, 1999; Alastair Williams, Constructing Musicology, Aldershot, Ashgate, 2001; Kevin E. Korsyn, Decentring Music : A Critique of Contemporary Research, New York, Oxford University Press, 2003. Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique hypothèses alimentant des projets en cours et à venir. La section qui suit se penche sur la question des paramètres constitutifs de la musique enregistrée, d’abord en proposant un modèle descriptif, qui servira ensuite de fondement pour la proposition d’un modèle d’analyse du rôle de la voix en musique populaire enregistrée. La dernière partie de cet article traite des relations transphonographiques, qui comprennent toute pratique faisant intervenir plusieurs phonogrammes (échantillonnage, parodies, compilations, caractéristiques stylistiques, etc.). 2) Endophonographie a) Décrire les paramètres de la musique enregistrée La musique populaire enregistrée ne consiste pas uniquement en des mélodies faciles à retenir, accompagnées par des harmonies simples, présentées sous une forme répétitive. Bien sûr, ces paramètres plus abstraits (mélodie, harmonie, forme, etc.) constituent un aspect incontournable du genre; mais l’esthétique de la plupart des styles populaires repose en majeure partie sur la valorisation d’autres paramètres plus concrets, que j’appellerai les paramètres performanciels (liés à l’exécution) et technologiques (issus des techniques d’enregistrement). Par exemple, ce ne sont pas tant les lignes mélodiques des chansons de James Brown qui suscitent l’admiration des auditeurs, que la façon unique de chanter de Brown, caractérisée par des inflexions ou des nuances de timbre bien particulières (paramètres performanciels)9. De même, les jeunes qui participent aux raves ne réagissent pas tant à l’harmonie d’une chanson, qu’au dosage bien précis des basses et hautes fréquences ou aux ambiances créées en studio (paramètres technologiques)10. C’est donc dans le jeu d’interaction de tous ces éléments que l’on doit chercher la richesse de la musique populaire enregistrée. Par ailleurs, la musique populaire est une pratique culturelle qui émane du social tout en le façonnant. Par conséquent, ma conception de la musique populaire enregistrée veut rendre compte, dans la mesure du possible, d’un objet tel qu’imaginé par les membres de cette société et tel qu’ils se l’approprient, et non simplement de sa réalité physique détachée de son contexte. À la lumière de ces observations et prises de position, je propose de considérer le phonogramme de musique populaire comme le lieu où interagissent un ensemble d’éléments déterminés, distribués sur au moins trois niveaux : la composition, l’exécution et la mise en scène phonographique. i) Composition : paramètres abstraits Parmi les constituants du phonogramme, on retrouve d’abord ce que j’ai appelé les paramètres abstraits (texte, mélodie, harmonie, forme, etc.), qui forment ce que l’on désigne traditionnellement par composition (ou chanson). C’est ici que les rapports avec la musicologie « classique » sont peut-être les plus étroits, dans la mesure où traditionnellement, la musique est considérée comme un objet allographique11, c’est-à-dire consistant en une structure abstraite idéale dont les paramètres constitutifs (hauteurs, durées, forme, etc.) sont inscrits sur une partition à l’aide d’un système de notation. Bien qu’il soit rare que la musique populaire soit notée antérieurement à son exécution ou son enregistrement, on peut bien sûr transcrire après coup un rythme, une mélodie, une forme, ou une progression harmonique, et donc rendre compte par écrit d’une composition populaire. Seulement, et comme je l’ai déjà suggéré, décrire la musique populaire simplement à l’aide de ces paramètres risquerait d’en réduire grandement la portée. Et même si l’on souhaitait restreindre notre analyse à ces seuls paramètres, le fait que la musique populaire s’inscrive davantage dans une tradition orale (ou aurale), plutôt qu’écrite, nous obligerait à prendre en considération des différences fondamentales dans le traitement de ces structures. 9 Brackett, Interpreting Popular Music, p. 108-156. Éric Boulé, « L’ouvrage sonore : pour une interprétation du phénomène acoustique comme expérience totale », Religiologiques, 24, 2001, p. 81-96. 11 Les adjectifs allographique et autographique (son contraire) ont été à l’origine proposés par Nelson Goodman, Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols, New York, Bobbs-Merrill, 1968. Pour une « mise à jour » de ces notions et l’élargissement de leur portée (notamment en musique), voir Gérard Genette, L’œuvre de l’art : Immanence et transcendance, vol. 1, Paris, Seuil, 1994. 10 Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique En effet, plutôt que de reposer sur un système fondé principalement sur le développement d’idées musicales, caractéristique de la musique écrite savante, la musique populaire fait plutôt généralement appel à des structures répétitives12. Ainsi, aux plans de la forme et du texte, les structures observées seront souvent conventionnelles et simples à décrire (AABA; couplet, refrain, couplet; etc.). De même, les mélodies se présentent le plus souvent en motifs (on parlera également de riffs), et les rythmes en patrons, qui seront répétés plus ou moins exactement. Au plan harmonique, on parlera également de blocs ou de progressions pour désigner les structures harmoniques répétitives. Il faut de plus garder à l’esprit que les structures harmoniques et mélodiques populaires présentent des différences additionnelles, dans la mesure où elles relèvent le plus souvent du système modal plutôt que tonal, comme l’a d’ailleurs bien montré Allan F. Moore13. Ici, les systèmes de notation utilisés dans la musique de jazz par exemple (bien que ces systèmes doivent souvent être simplifiés) peuvent s’avérer fort utiles. Dans la même veine, Gino Stefani a proposé une approche descriptive de la mélodie basée non strictement sur les hauteurs, mais plutôt sur les fonctions qu’exercent les différents motifs mélodiques dans le contexte d’une chanson14. D’autres auteurs ont par ailleurs fait appel à des approches analytiques existantes, dont l’analyse schenkérienne, dans le but de rendre compte de certaines structures fondamentales récurrentes observées en musique populaire. Ici encore, plutôt que d’appliquer mécaniquement une technique conçue pour un répertoire tout à fait différent (soit principalement la musique savante classique et romantique), ceux qui l’utilisent tendent de plus en plus à l’adapter aux réalités musicales populaires15. On le voit, l’idée n’est pas, bien sûr, de tout rejeter : il s’agit plutôt d’adapter les conceptions plus « traditionnelles » des paramètres abstraits et les méthodes analytiques existantes aux spécificités de la musique populaire. Par contre, il me semble qu’un travail beaucoup plus considérable reste à faire en ce qui concerne les autres paramètres, et pour lesquels il n’existe que très peu de modèles. En effet, la plupart des musicologues de musique populaire ont, jusqu’ici, limité leurs analyses aux paramètres abstraits, portant peu d’attention aux autres aspects plus concrets de l’exécution et des techniques d’enregistrement. Ce constat n’est pas surprenant, dans la mesure où les méthodes d’analyse traditionnelles « tend to neglect or have difficulty with parameters which are not easily notated: non-standard pitch [...]; irregular, irrational rhythms [...]; nuances of ornamentation, accent, articulation [...] and performer idiolect; specificities [...] of timbre [paramètres performanciels]; not to mention new techniques developed in the recording studio [paramètres technologiques] »16. 12 Sur la question de la répétition en musique populaire, voir, entre autres, Richard Middleton, « “Play it Again Sam” : Some Notes on the Productivity of Repetition in Popular Music », Popular Music, 3, 1983, p. 235-270; Studying Popular Music, Milton Keynes, Open University Press, 1990, p. 267-292. Il existe bien sûr des exception notables, comme la musique progressive des années 1970, dont l’esthétique se réclamait d’ailleurs principalement de la musique savante (Yes, Gentle Giant, King Crimson, ELP, etc.). À ce sujet, voir John Covach, « Progressive Rock, “Close to the Edge,” and the Boundaries of Style », dans Understanding Rock: Essays in Musical Analysis, sous la direction de John Covach et Graeme M. Boone, New York, Oxford University Press, 1997, p. 3-31. 13 Allan F. Moore, « Patterns of Harmony », Popular Music, 11, 1992, no 1, p. 73-106. 14 Gino Stefani, « Melody : A Popular Perspective », Popular Music, 6, 1987, no 1, p. 21-35. 15 Mentionnons, entre autres, les travaux de Walter Everett, dont « Confessions from Blueberry Hell, or, Pitch Can Be a Sticky Substance », dans Expression in Pop-Rock Music, p. 269-345; « The Learned Vs. the Vernacular in the Songs of Billy Joel », Contemporary Music Review, 18, 2000, no 4, p. 105-129; « Voice Leading and Harmony as Expressive Devices in the Early Music of the Beatles : “She Loves You” », College Music Symposium, 32, 1992, p. 19-37; « Text-Painting in the Foreground and Middleground of Paul McCartney’s Beatles Song, “She’s Leaving Home” : A Musical Study of Psychological Conflict, In Theory Only, 9, 1987, no 7, p. 5-21; « Fantastic Remembrance in John Lennon’s “Strawberry Fields Forever” and “Julia” », The Musical Quarterly, 72, 1986, no 3, p. 360-393. Voir aussi ses deux volumes sur la musique des Beatles : The Beatles as Musicians : The Quarry Men through Rubber Soul, New York, Oxford University Press, 2001; The Beatles as Musicians : Revolver through the Anthology, New York, Oxford University Press, 1999. 16 Middleton, Studying Popular Music, p. 104-105. Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique Penchons-nous donc sur ces deux séries de paramètres, en commençant par les paramètres performanciels. ii) Exécution : paramètres performanciels Aux paramètres abstraits s’ajoutent donc les paramètres performanciels, liés à l’exécution (inflexion instrumentale ou vocale, nuances d’articulation, spécificités des timbres, etc.), et dont la fonction principale est de littéralement donner corps aux relations abstraites du niveau précédent. Malgré leur importance, l’analyse de ces paramètres est une piste encore peu exploitée en musicologie de la musique populaire. Ceux qui ont reconnu l’importance de ces paramètres n’ont pas proposé de méthode systématique pour en rendre compte17; ou, s’ils ont cherché à le faire, se sont limités à des interprétations plutôt intuitives, sans référence aux réactions de groupes d’auditeurs concernés18. Malgré l’intérêt de la démarche, celle-ci nous éclaire peu sur les effets réels que les paramètres performanciels vocaux peuvent avoir sur les auditeurs. Par conséquent, j’ai récemment lancé un programme de recherche consacré à l’étude des émotions véhiculées par la voix enregistrée19. Le premier volet de cette recherche, qui s’appuiera notamment sur des notions développées dans d’autres disciplines (paralinguistique, études théâtrales et cinématographiques, informatique et synthèse de la voix, etc.), aura comme objectif la catégorisation et la notation des éléments paralinguistiques (ou « parasegmentaux »), qui jouent un rôle important dans la communication de certaines émotions. Ainsi, l’étude tiendra compte des paramètres responsables de la qualité de la voix (contrôle de la glotte, de l’articulation, de la résonance, etc.), en plus d’autres effets de vocalisation (sons vocaux chuchotés, voilés, rauques, aspirés, etc.). Les deuxième et troisième volets de cette étude des paramètres performanciels consistera, d’une part, en la conception de tests de perception qui tiendront compte du modèle paralinguistique, et dont l’objectif sera de mesurer les effets de ces paramètres sur les auditeurs; et, d’autre part, en l’analyse de divers enregistrements, en tenant compte des résultats des tests. Cette étude de type exploratoire pourra éventuellement être étendue à d’autres sources sonores. iii) Mise en scène phonographique : paramètres technologiques À un troisième niveau, ces paramètres performanciels sont phonographiquement mis en scène par l’entremise des paramètres technologiques, découlant des techniques d’enregistrement. Bien que cet ensemble de paramètres ait récemment donné lieu à quelques travaux pertinents20, il s’agit d’un terrain 17 Voir, par exemple, Umberto Fiori, « Listening to Peter Gabriel’s “I Have the Touch” », Popular Music 6, 1987, no 1, p. 37-43 (réimpression dans Reading Pop : Approaches to Textual Analysis in Popular Music, sous la direction de Richard Middleton, New York, Oxford University Press, 2000, p. 183-191). 18 David Brackett est probablement celui qui a le plus tenu compte des paramètres performanciels dans ses analyses. Par exemple, Brackett met bien en évidence l’importance du timbre de la voix de Hank Williams dans le processus d’association du chanteur au style country, notamment en faisant appel à des spectrographes (Brackett, Interpreting Popular Music, p. 89-96). Voir également Hawkins, Settling the Pop Score; Stefani, « Melody : A Popular Perspective ». Pour l’utilisation de spectrographes dans l’analyse musicale, consulter Robert Cogan et Pozzi Escot, Sonic Design : The Nature of Sound and Music, Englewood Cliffs, N. J., Prentice-Hall, 1976; Robert Cogan, New Images of Musical Sound, 1984 (réimpression, Cambridge, Mass., Publication Contact International, 1998). 19 Ce projet, financé par le FQRSC, se fera en partie en collaboration avec d’autres chercheurs intéressés par le timbre (Caroline Traube, Monique Desroches et Philip Tagg), rattachés comme moi à l’Observatoire international de la création musicale (OICM), supervisé par Michel Duschesneau. Notons par ailleurs qu’une autre équipe, dirigée par Richard Middleton (University of Newcastle Upon Tyne), travaille actuellement à l’élaboration d’un programme multidisciplinaire semblable, et qu’une collaboration est éventuellement prévue. 20 Voir, par exemple, Zak, The Poetics of Rock. Bien qu’écrit dans une perspective de production plutôt que d’analyse, l’ouvrage de William Moylan m’apparaît tout aussi incontournable : William Moylan, The Art of Recording: Understanding and Crafting the Mix, 2e edition, New York, Focal Press, 2002. Parmi mes travaux qui portent sur la question, voir Serge Lacasse, « Mise en scène vocale et fonction narrative dans “Front Row” (1998) Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique encore peu exploité, malgré les liens indissociables qui unissent musique populaire et technologie21. Succinctement, on peut classer les paramètres technologiques en quatre catégories, selon les aspects de la perception sonore qu’ils influencent : les effets de dynamique, la spatialisation, la perception du temps et les altérations du timbre22. Pour chacune de ces catégories (non étanches), on retrouve une série de paramètres responsables d’effets de mise en scène phonographique. Ainsi, les effets de dynamique concernent principalement le jeu de relation entre l’intensité d’exécution d’une source sonore au moment de la captation et son niveau sonore au mixage. Par exemple, une voix chuchotée lors de la prise de son pourra, dans l’enregistrement final, paraître beaucoup plus forte que la batterie, laquelle, pourtant, aura été frappée avec force lors de la captation. En ce qui concerne l’espace, on compte plusieurs paramètres qui affecteront essentiellement trois aspects de la perception spatiale : d’abord, la position et la diffusion stéréophoniques (ou ambiophoniques, dans le cas du Surround 5.1), responsables de la localisation spatiale d’une source. Par exemple, une cymbale-à-pied pourra sembler être positionnée en un point (diffusion ponctuelle) à gauche de l’axe stéréophonique (position), alors que la basse pourra paraître s’étendre sur tout l’axe (diffusion élargie). Le type et le degré de réverbération créeront, quant à eux, l’environnement dans lequel semblera résonner une source donnée. Par exemple, une voix pourra sembler résonner dans une grande salle, alors que la caisse claire paraîtra être frappée dans une toute petite pièce. L’absence complète de réverbération est également possible, ce qui donnera l’impression que la source partage l’espace d’écoute des auditeurs, plutôt que l’espace virtuel phonographique. La réverbération pourra également jouer un rôle dans la perception de la distance entre une source sonore et l’auditeur.23 En plus des jeux de dynamique et de spatialisation, les techniques d’enregistrement permettent de nombreux effets liés à la manipulation du temps et du timbre. Par exemple, avec l’avènement des magnétophones multipistes, et plus récemment des logiciels informatiques, il est maintenant possible d’entendre un même chanteur interpréter deux lignes mélodiques simultanément. Parmi les effets temporels possibles, mentionnons différents types de répétition (écho, boucle d’échantillonnage, etc.), de simultanéité (doublement, auto-harmonisation, chevauchement, etc.), de rétrogression (événements sonores à rebours), d’accélération ou de ralentissement. À ces effets temporels s’ajoutent finalement d’innombrables formes d’altérations du timbre, dont les plus fréquentes sont le réglage des fréquences (égalisation), la saturation (pour la guitare électrique par exemple), et le déphasage (flanging, chorus, phasing, etc.). Bien entendu, tous ces paramètres peuvent interagir entre eux et varier dans le temps, et ce modèle ne sert que de cadre pour leur description. Par ailleurs, beaucoup de travail reste à faire. Par exemple, très peu de chercheurs ont abordé la question de l’esthétique des nouvelles technologies de reproduction ambiophonique, comme le Surround 5.1, qui est de plus en plus diffusé, notamment en format SACD ou DVD-Audio (DVA). Par conséquent, je planifie de poursuivre le travail de recherche sur la mise en scène phonographique, en étendant ce modèle à l’ensemble des sources sonores et aux technologies de reproduction ambiophonique. d’Alanis Morissette », Musurgia 9, 2002, no 2, p. 23-41; « Interpretation of Vocal Staging by Popular Music Listeners : A Reception Test », Psychomusicology, 17, 1998-2001, p. 56-76; « Réalisme et représentation spatiale en musique rock enregistrée : authenticité, intimité, transparence », Les cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 5, 2001, nos 1-2, p. 107-112; « “Listen to My Voice” : The Evocative Power of Vocal Staging in Recorded Rock Music and Other Forms of Vocal Expression », thèse de doctorat, University of Liverpool, 2000 (accessible en ligne à < www.mus.ulaval.ca/lacasse >). 21 À ce sujet, voir Paul Théberge, Any Sound You Can Imagine: Making Music/Consuming Technology, Hanover, NH, University Press of New England, 1996. 22 Pour une description détaillée de ces paramètres, consulter le tableau récapitulatif présenté dans Lacasse, « Mise en scène vocale et fonction narrative dans “Front Row” (1998) d’Alanis Morissette », p. 26-27. 23 Toutefois, c’est principalement le degré de résolution du timbre qui est responsable de l’impression de distance, et non simplement le niveau sonore et la réverbération. Pour plus de détails sur les effets de distance considérés selon une perspective socio-pragmatique, voir Theo van Leeuwen, Speech, Music, Sound, Houndmills, Macmillan, 1999, p. 24-28. Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique b) Le rôle de la voix dans l’élaboration du récit phonographique Comme je l’ai déjà évoqué, c’est non seulement dans l’interaction de tous ces paramètres que se situe la richesse de la musique populaire, mais aussi dans les règles qui régissent leur agencement. Un peu à la manière d’un roman ou d’un film, cet agencement donne lieu à un « récit » obéissant à des conventions génériques et stylistiques précises. En effet, selon Simon Frith, « All songs are implied narratives. They have a central character, the singer; a character with an attitude, in a situation, talking to someone [...] »24. La voix joue donc un rôle fondamental dans l’articulation de ce récit. Toutefois, analyser le rôle de la voix dans le contexte de la chanson enregistrée considérée comme récit implique davantage que l’analyse du texte, puisque « a song doesn’t exist to convey the meaning of the words; rather, the words exist to convey the meaning of the song »25. Par conséquent, analyser la voix enregistrée exige que l’on tienne compte a) de la nature sonore de la pratique, son oralité26, qui véhicule des émotions en contrepoint avec le texte (paramètres performanciels); et b) de la façon dont la voix est phonographiquement mise en scène, par l’entremise des paramètres technologiques. Il existe, bien sûr, des auteurs ayant tenté une telle adaptation à la musique en général; mais la démarche est restreinte au corpus de la musique savante, le plus souvent instrumentale. Dans sa synthèse des approches narratives appliquées à la musique, Jean-Jacques Nattiez propose l’expression « impulsion narrative » pour caractériser la narrativité propre aux oeuvres musicales27. Une lecture attentive de la synthèse de Nattiez montre toutefois que les musicologues concernés ne s’en tiennent qu’aux paramètres abstraits (syntaxe mélodique, résolutions, aspects formels, etc.), en établissant, au mieux, des analogies structurales entre les modes d’intonation verbale (par exemple, la formulation d’une question) et musicale (par exemple, une ligne mélodique ascendante)28. Il me semble que cette approche convient beaucoup moins à l’esthétique de la musique populaire enregistrée qui, comme on l’a vu, valorise, en plus des paramètres abstraits, les paramètres performanciels et technologiques. Par ailleurs, peu de musicologues ont abordé la question de l’analyse du phonogramme sous l’angle du récit. Certains chercheurs ont proposé que l’on s’y attarde29, d’autres ont même intégré quelques notions empruntées à la narratologie dans leurs analyses30. Mentionnons également les travaux de Stéphane Hirschi (et à sa suite Bruno Joubrel et d’autres), qui a proposé un modèle de la cantologie, dont le corpus est essentiellement la chanson française de la tradition des Brel, Brassens, Ferrat, etc., et pour lequel l’aspect phonographique semble moins essentiel31. Dans un article récent32, j’ai brièvement tenté d’appliquer certaines notions du modèle narratologique (désormais classique) de Gérard Genette à un enregistrement d’Alanis Morissette33. Je me suis alors rendu compte du potentiel d’une telle démarche, et ai entrepris une application systématique du modèle de Genette au cas de la musique populaire enregistrée, de façon à dévoiler le mécanisme de ce que j’ai appelé le « récit phonographique », tout en alimentant ce modèle par les propositions d’autres auteurs. Je compte procéder à une analyse de différentes chansons, dans le but de mettre en application le modèle théorique et tenter de décrire le rôle des paramètres performanciels et technologiques vocaux dans 24 Frith, Performing Rites, p. 169. Ibid., p. 166. 26 Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983. 27 Jean-Jacques Nattiez, « Peut-on parler de narrativité en musique? », Revue de Musique des universités canadiennes, 10, 1990, no 2, p. 72. 28 Ibid., p. 82-83. 29 Frith, Performing Rites. 30 Zak, The Poetics of Rock. 31 Voir Stéphane Hirschi, dir., Les frontières improbables de la chanson, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, 2001; Stéphane Hirschi, Jacques Brel : chant contre silence, Paris, Nizet, 1995; Bruno Joubrel, Jean Ferrat : de la fabrique aux cimes, Paris, Belles-Lettres, 2003. 32 Lacasse, « Mise en scène vocale et fonction narrative dans “Front Row” (1998) d’Alanis Morissette ». 33 Gérard Genette, « Discours du récit », dans Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 67-282; Nouveau discours du récit, Paris, Seuil, 1983. 25 Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique l’articulation du récit phonographique34. Mais le discours phonographique n’émerge pas seulement du jeu de relations internes au phonogramme, mais aussi, et de façon tout aussi importante, des relations que le phonogramme entretient avec les autres phonogrammes. 3) Transphonographie Comme je l’ai déjà évoqué, l’outil théorique que je propose pour rendre compte des relations entretenues par les phonogrammes entre eux est la transphonographie35. Le terme transphonographie est dérivé de transtextualité, tel que proposé par Gérard Genette dans son Palimpsestes, et qu’il définit comme « tout ce qui met [un texte] en relation, manifeste ou secrète, avec d’autres textes »36. Cette conception très large de la transcendance textuelle est virtuellement synonyme d’intertextualité, terme fort répandu aujourd’hui dans le monde universitaire37. Cependant, l’aspect le plus intéressant du modèle de Genette réside à mon sens dans sa subdivision de la transtextualité en cinq catégories relativement distinctes (bien que non étanches, comme on va le voir). Genette restreint d’abord la définition de l’intertextualité à « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c’est-à-dire [...] par la présence effective d’un texte dans un autre texte », la citation constituant la forme la plus explicite d’intertextualité38. Le deuxième type de transtextualité décrit par Genette est la paratextualité, qui comprend « les éléments liminaires et conventions que l’on retrouve à l’intérieur (péritexte) et à l’extérieur du livre (épitexte), et qui agissent comme médiateurs entre le livre et le lecteur »39. La page couverture, le titre, les illustrations (péritexte), de même que les affiches publicitaires ou les interviews avec l’auteur (épitexte) constituent autant d’exemples de paratextualité. La métatextualité désigne quant à elle toute forme de commentaires à propos d’un texte donné : « [c]’est, par excellence, la relation critique »40. Le quatrième type de relation transtextuelle est appelé hypertextualité par Genette, qui la définit comme « toute relation unissant un texte B [hypertexte] à un texte antérieur A 34 Les résultats de cette recherche seront mis parallèlement à contribution dans « Penser l’histoire de la vie culturelle québécoise », un programme de recherche regroupant une dizaine de chercheurs de différentes disciplines (littérature, histoire de l’art, architecture, musique, etc.), et dont l’objectif est de proposer un modèle de coopération interdisciplinaire dans le but de rendre compte de l’histoire culturelle québécoise. Dans ce contexte, je prévois analyser les influences américaines et européennes dans les phonogrammes de musique populaire québécoise depuis 1900. Ce projet, codirigé par Micheline Cambron (Université de Montréal) et Denis Saint-Jacques (Université Laval) est sous l’égide du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises (CRILCQ, < www.crilcq.org >), et financé par le FQRSC. 35 Pour une présentation plus détaillée du modèle transphonographique, consulter Serge Lacasse, « Towards a Model of Transphonography », dans Incestuous Pop : Intertextuality in Recorded Popular Music, sous la direction de Serge Lacasse, Québec, Nota Bene (à paraître). Voir également Serge Lacasse, « Intertextuality and Hypertextuality in Recorded Popular Music », dans The Musical Work: Reality or Invention?, sous la direction de Michael Talbot, Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p. 35-58; « Le rock au second degré : intertextualité et hypertextualité en musique populaire enregistrée », Les cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 4, 2000, no 2, p. 48-59. 36 Gérard Genette, Palimpsestes : la littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 7. 37 Pour une excellente introduction générale au concept d’intertextualité appliqué à plusieurs modes d’expression, voir Graham Allen, Intertextuality, Londres, Routledge, 2000. Pour la musique savante, je renvoie à l’excellent article de J. Peter Burkholder, « Borrowing », dans Grove Music Online, sous la direction de Laura Macy (consulté le 8 janvier 2004), < http://www.grovemusic.com >; de même qu’à Françoise Escal, Le compositeur et ses modèles, Paris, Presses universitaires de France, 1984. Pour la littérature, voir Sophie Rabau, L’intertextualité, Paris, Flammarion, 2002; Nathalie Piégay-Gros, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996; Donald Bruce, De l’intertextualité à l’interdiscursivité : histoire d’une double émergence, Toronto, Paratexte, 1995. 38 Genette, Palimpsestes, p. 8. 39 Richard Macksey, dans sa préface à Gérard Genette, Paratexts: Threshold of Interpretation, traduit par Jane E. Lewin, Cambridge, Cambridge University Press, 1997, p. 18 (ma traduction). Cet ouvrage (traduit) de Genette, consacré à l’étude de la paratextualité, a été à l’origine publié en français sous le titre de Seuils, Paris, Seuil, 1987. 40 Genette, Palimpsestes, p. 11. Pour une étude plus approfondie de certaines pratiques métatextuelles (compte rendu, essai, etc.), voir Gérard Genette, « Ouverture métacritique », dans Figures V, Paris, Seuil, 2002, p. 7-39. Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique [hypotexte] sur lequel il se greffe d’une manière qui n’est pas celle du commentaire »41. Sont regroupés sous cette rubrique les parodies, travestissements, pastiches, de même que les traductions, résumés, extensions, etc., chaque pratique dérivant par la transformation (ou l’imitation) d’un texte antérieur. Finalement, l’architextualité constitue « la plus abstraite et implicite des catégories transtextuelles, soit la relation d’inclusion qui lie chaque texte aux différents types de discours, dont un texte donné n’est qu’une manifestation »42. Plus spécifiquement, l’architextualité étudie l’appartenance et la perception génériques des textes qui « oriente[nt] et détermine[nt] dans une large mesure l’“horizon d’attente” du lecteur, et donc la réception de l’œuvre »43. Un fois ces définitions (très sommairement) établies, on peut passer à une première étape dans le processus d’adaptation, soit remplacer le suffixe -textualité par -phonographie pour chacune des cinq catégories transtextuelles de Genette. On obtient ainsi cinq catégories transphonographiques (interphonographie, paraphonographie, métaphonographie, hyperphonographie et archiphonographie), auxquelles j’ajoute la polyphonographie, dont il sera question un peu plus loin. Sans aller dans le détail, disons simplement que, par analogie, l’interphonographie regroupe les pratiques de citations ou d’allusions phonographiques, comme l’échantillonnage (sampling) : dans un phonogramme donné, on peut retrouver un extrait provenant d’un autre enregistrement; par exemple, huit mesures de batterie que l’on a extraites du phonogramme source pour ensuite les mettre en boucle et les insérer dans le phonogramme hôte (comme c’est pratique courante en musique hip-hop). De son côté, la paraphonographie étudie les éléments environnant le phonogramme, incluant, dans le cas d’un disque compact par exemple, le support lui-même et les inscriptions qui y apparaissent, le boîtier et le livret, avec ses éléments textuels et graphiques, etc.44 On pourrait même ajouter des sons paraphonographiques, comme le bruit de fond caractéristique des cassettes de ruban magnétique, ou les bruits parasites qui accompagnent (désormais presque nostalgiquement) les enregistrements sur vinyle, de même que les appareils de lecture et de reproduction sonore. Dans le même ordre d’idées, les pratiques métaphonographiques comprennent, entre autres, les critiques de disques, ou toute autre forme de commentaires à l’endroit d’un enregistrement donné, incluant un autre enregistrement (par exemple une parodie). Comme on le voit, le modèle n’est (heureusement) pas étanche, et on glisse ici du côté des hyperphonogrammes, qui consistent en gros en des enregistrements dérivant d’autres enregistrements à la suite d’un processus de transformation. C’est le cas, par exemple, des productions de Weird Al Yancovick, dont la spécialité est de parodier des chanson connues en transformant le texte tout en préservant le style musical de l’hypophonogramme45. Parmi les nombreuses pratiques hyperphonographiques, mentionnons les traductions, les remixages, les réinterprétations (ou covers) et autres transtylisations. Comme en littérature, cet ensemble de pratiques est probablement l’un des plus intéressants des points de vue théorique et sociologique. Les pratiques archiphonographiques m’apparaissent tout aussi intéressantes, dans la mesure où elles concernent toute activité générique, comme l’établissement de conventions stylistiques, cruciales, par exemple, dans le processus d’identification d’un agent avec une culture musicale donnée. 41 Genette, Palimpsestes, p. 13. Apparemment non heureux d’une telle définition par la négative, Genette proposait récemment une alternative : « Un hypertexte est un texte qui dérive d’un autre, à la suite d’un processus de transformation formelle et/ou thématique » (Gérard Genette, « Du texte à l’œuvre », dans Figures IV, Paris, Seuil, 1999, p. 21). 42 Mackey, préface à Paratexts, p. xix (ma traduction). En d’autres mots (soit ceux de Genette lui-même), l’architextualité désigne « l’ensemble des catégories générales, ou transcendantes — types de discours, modes d’énonciation, genres littéraires, etc. — dont relève chaque texte singulier » (Genette, Palimpsestes, p. 7). 43 Genette, Palimpsestes, p. 12. Voir aussi Gérard Genette, « Des genres et des œuvres », dans Figures V, p. 39-133. 44 Pour des analyses paratextuelles (et paraphonographiques) en musique savante, voir Françoise Escal, Aléas de l’œuvre musicale, Paris, Hermann, 1996; Florence Lethurgez, « Fonctions et usages des médiations paratextuelles des œuvres musicales : le cas des pochettes de disques », thèse de doctorat, École des hautes études en sciences sociales, 1993. 45 Lacasse, « Intertextuality and Hypertextuality in Recorded Popular Music », p. 41-42. Musicologies SERGE LACASSE, La musique populaire comme discours phonographique La polyphonographie — qui ne correspond à aucune des catégories de Genette — constitue la sixième et dernière catégorie transphonographique, et regroupe toute pratique consistant en la construction de grandes structures phonographiques à travers l’assemblage d’enregistrements préexistants. Peut-être la forme la plus évidente de polyphonographie est l’album, sorte de recueil phonographique, qui regroupe un ensemble d’enregistrements spécifiques dans un ordre préétabli46. Les compilations commerciales (par exemple les greatest hits) ou privées (mix tapes) constituent d’autres types de polyphonogrammes47, de même que d’autres pratiques, comme le deejaying, puisqu’elles consistent, entre autre, en l’agencement d’éléments distincts, notamment dans le but de créer un discours (phonographique) répondant aux besoins d’une circonstance précise. Il est par ailleurs intéressant d’observer que les enregistrements individuels qui forment un polyphonogramme sont, le plus souvent, choisis et séquencés selon des critères archiphonographiques, comme le genre musical (compilation disco), l’année de lancement (« les meilleurs succès de 1982 »), ou simplement le tempo (dans le cas d’un mix par un DJ par exemple). Comme on l’a déjà suggéré, il serait donc erroné de considérer les catégories transphonographiques (ou transtextuelles) « comme des classes étanches, sans communication ni recoupements réciproques. Leurs relations sont au contraire nombreuses, et souvent décisives », ce qui constitue, à mon avis, l’un des avantages d’un tel modèle48. 4) Conclusion Tous ces types de relations, qu’elles soient endophonographiques ou transphonographiques, contribuent à la construction de discours, autant par les agents producteurs (artistes, compositeurs, ingénieurs du son, réalisateurs, etc.) ou autres intermédiaires (animateurs radiophoniques, DJs, etc.), que par les auditeurs eux-mêmes (programmation de lecture d’un CD, compilations privées, etc.). Bien entendu, ce ne sont pas là les seuls aspects participant à la socialisation « musicale » des individus : beaucoup d’autres paramètres doivent être pris en compte, dont les relation transmédiatiques (musique de film ou de scène, vidéoclips, jeux vidéo, etc.)49, ou tout autre type d’effet d’ordres psychologique ou social, qui interagiront de manière à façonner l’ensemble des circonstances de réception et de création musicales d’un individu donné. À tout le moins, il est permis de croire que l’étude du discours phonographique pourra permettre de révéler certains mécanismes participant à ce processus. 46 Pour une étude de la pratique du recueil appliquée surtout à la littérature, mais aussi à d’autres pratiques artistiques, voir Irène Langlet, dir., Le recueil littéraire : pratiques et théorie d’une forme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003. 47 Récemment, Andy Bennett (University of Surrey) et moi-même avons démarré un projet de recherche consacré à l’étude des compilations privées (rebaptisées anthologies phonographiques). Voir Andy Bennett et Serge Lacasse, « An Introduction to Phonographic Anthologies » (à paraître); Serge Lacasse, « L’anthologie phonographique privée : fondements d’un modèle », dans Le recueil littéraire, p. 317-327. 48 Genette, Palimpsestes, p. 16. 49 Les chercheurs rattachés au Centre de recherche sur l’intermédialité (CRI, < http://cri.histart.umontreal.ca/cri/fr/ >), dirigé par André Gaudreault, s’intéressent particulièrement à ce type de relations. On peut entre autres consulter le résultats de leurs recherches dans la revue Intermédialités : histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques.