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Qu'est devenue la philosophie analytique ? Trois questions à Pascal Engel Propos recueillis par Jean-François Dortier Mis à jour le 27/02/2014 La philosophie analytique (PA) s’était donné comme but de mettre fin à la métaphysique entendue comme une spéculation qui tourne à vide. Elle visait à « clarifier la pensée ». Or, un siècle plus tard, elle semble être retombée dans un puits sans fond de débats qui ressemblent fort à la scolastique d’antan… Pour comprendre où en est aujourd’hui la PA, il faut remonter à ses origines historiques. Au départ, il s’agit d’une critique de la métaphysique moniste hégélienne, mais au nom d’une autre métaphysique, atomiste et pluraliste : en Grande-Bretagne, Bertrand Russell et George E. Moore s’en prennent aux hégéliens comme Francis Bradley et John McTaggart. Un autre courant se développe en Autriche et en Allemagne, en réaction aux postkantiens : Franz Brentano et Gottlob Frege en sont les représentants les plus célèbres. Leur but est un projet de refondation de la science (notamment des mathématiques) sur des bases logiques, mais aussi ontologiques. La deuxième phase survient avec le Tractatus de Ludwig Wittgenstein et les positivistes logiques. Le but de la philosophie n’est plus de refonder la science, mais de clarifier la pensée par la réforme logique du langage et de reconstruire « le langage de la science ». Rudolf Carnap distingue les « questions internes » à la science (les seules légitimes) et les « questions externes » (qui ne la concernent pas comme celle des universaux ou de la nature ultime de la réalité). Après la Seconde Guerre mondiale, le « deuxième Wittgenstein » développe une analyse critique du langage ordinaire (John Austin, Peter Strawson, et l’école d’Oxford) et l’idéal d’une réforme logique de la philosophie cède la place à ce que P. Strawson a appelé une métaphysique « descriptive », en fait une analyse conceptuelle à partir du langage naturel. Le ton demeurait kantien : il s’agissait de donner des limites au langage et à la pensée, et la métaphysique au sens spéculatif était rejetée. Pourtant même durant ces premières phases de la PA, les problèmes métaphysiques pointaient le bout de leur nez : la métaéthique (les énoncés moraux sont-ils vrais ou faux ?), la nature de l’esprit (mind-body problem*), ou la question récurrente des universaux préoccupaient beaucoup des positivistes comme Moritz Schlick ou Herbert Feigl, ainsi que B. Russell. La métaphysique était comme du chiendent : on n’en vient pas aisément à bout. C’est quand on a, avec Willard Quine, mis en doute les principales doctrines du positivisme logique que la métaphysique a retrouvé ses droits. L’idée d’une nécessaire refondation de la science ou l’espoir de reconstruire la philosophie sur des principes logiques ont été abandonnés. Les questions métaphysiques sont redevenues centrales : on s’est mis à reparler des « essences » et des « accidents », des « vérités nécessaires » (Saul Kripke), des « possibles » (David Lewis), des « universaux » (David Armstrong), des « lois de la nature » (Fred Dretske), de l’individu et de l’individuation (David Wiggins) – autant de notions que la première PA avait rejetées comme taboues. Peu à peu, la PA a remis en son centre des questions comme celle de la liberté et du déterminisme, et même celle du fondement de toute chose. On a vu reparaître des thèmes cartésiens, comme le dualisme, leibniziens comme celui des monades et du lien entre les substances, spinozistes comme celui du naturalisme panthéiste, et la théologie est revenue, un peu comme les émigrés après la Restauration. Mais n’est-ce pas un retour à la case départ, vers la bonne vieille métaphysique d’antan ? Pas vraiment non plus, car la PA a tout de même gardé sa marque de fabrique initiale : la clarification des concepts, le style de l’argument serré et l’analyse logique des problèmes. Il y a toute la différence du monde entre un auteur comme D. Armstrong, par exemple, quand il parle du monde comme ensemble d’« états de choses » (ce que faisait aussi Edmund Husserl dans ses Recherches logiques) et Maurice Merleau-Ponty quand ce dernier parle du visible et de l’invisible dans un langage heideggérien. Et toute la différence du monde entre la sécheresse d’un F. Dretske quand il parle de l’information et les émois vitalistes d’un Henri Bergson ou d’un Gilles Deleuze. Le domaine de la PA s’est également diversifié : dans les années 1960, celle-ci était une échoppe fréquentée par une poignée de gens. Aujourd’hui, c’est un supermarché où l’on trouve de tout : certains se préoccupent d’éthique, d’autres d’ontologie, d’autres encore de philosophie de l’esprit, d’éthique et de droit, d’autres d’esthétique et de philosophie de la religion ! Il y a des réalistes et des idéalistes, des monistes et des dualistes. Outre la clarification des concepts et l’analyse logique, il y a une posture de débat ouvert et critique. On est loin de l’esprit du philosophe solitaire qui développe seul son système, sans se soucier des critiques et contestations possibles, et professe seul du haut de sa chaire. Ici, chaque idée est soumise à la discussion critique et publique. La PA repose sur l’échange et se construit sous la forme du débat démocratique. Alors que la tradition philosophique européenne est plutôt celle du solitaire inspiré, qui pratique des discours d’autorité, adopte des postures et des poses destinées à imposer des « effets de vérité ». Il suffit de penser aux présents gourous de la philosophie mondiale, comme Slavoj Zizek, Alain Badiou et leurs clones, pour voir la différence. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas des dérives dans la PA, et certains effets-gourou, voire même, je l’admets, une certaine scolastique (bien qu’il n’y ait pas que du mauvais dans la scolastique : sans Thomas d’Aquin ou Occam, la philosophie serait-elle tout à fait ce qu’elle est ?). Dans mon dernier éditorial dans la revue Dialectica, j’ai admis qu’il y a pas mal de mauvaise PA (Dialectica, vol. LXVI, n° 1, 2012). Si la PA ne prétend pas trouver des vérités définitives, on peut supposer que ce débat et cette démarche aboutissent au moins à des connaissances partagées qui font progresser le savoir. Pouvez-vous donner une clarification conceptuelle due à la PA ? Prenons un exemple emprunté à la métaphysique de l’esprit et du corps. Tout le monde, même les dualistes, admet que l’esprit dépend, en quelque manière, du corps et du cerveau. Et même les matérialistes purs et durs reconnaissent que nous avons l’intuition que les propriétés mentales ne se réduisent pas aux propriétés physiques (même s’ils pensent que cette intuition est une illusion). Nous avons besoin d’un concept permettant de représenter cette dépendance, qui n’est pas nécessairement une réduction. On a invoqué la notion d’émergence, qui est à présent mise à toutes les sauces. Mais elle est ambiguë, car elle suppose que quelque chose de nouveau émerge des propriétés physiques, qui en soit distinct. Les philosophes analytiques (particulièrement Jaegwon Kim) ont parlé de « survenance » : l’esprit « survient » sur le corps, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de différences mentales sans qu’il y ait des différences physiques, sans que le mental nécessairement se réduise au physique. On a construit ainsi diverses notions de survenance, plus ou moins fortes. Ce concept très utile et précis a aussi été utilisé pour caractériser le statut des propriétés éthiques (bien, mal) et des propriétés esthétiques (beau, laid), par rapport à leur base psychologique (émotions, sentiments). Cette notion me semble avoir apporté une clarification de ces problèmes, même si clarifier ne signifie pas automatiquement résoudre ou dissoudre, comme ont tendance à le croire les disciples de Wittgenstein. Partager : Pascal Engel Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, ses travaux s’inscrivent dans la philosophie analytique contemporaine. Il a publié, entre autres, Épistémologie pour une marquise, Ithaque, 2011.