Mémoires (Vidocq)/Chapitre 32
Gaffré et Goupil ayant échoué dans leurs manœuvres pour me compromettre, Corvet voulut à son tour essayer si je ne succomberais pas. Un matin ayant besoin de me procurer divers renseignements, je me rendis chez cet agent dont la femme était aussi attachée à la police. Je trouvai les deux époux dans leur logement, et quoique je ne les connusse que pour avoir coopéré avec eux à quelques découvertes de peu d’importance, ils mirent tant de bonne grâce à me donner les renseignements que je demandais, qu’en homme qui a le savoir-vivre des gens avec lesquels il se trouve en rapport, je leur fis l’offre de les régaler d’une bouteille de vin au plus prochain cabaret : Corvet seul accepta, et nous allâmes ensemble nous installer dans un cabinet particulier.
Le vin était excellent : nous en bûmes une bouteille, puis deux, puis trois. Un cabinet particulier et trois bouteilles de vin, il n’en faut pas tant pour disposer à la confidence. Depuis une heure environ, je croyais m’apercevoir que Corvet avait quelque ouverture à me faire ; enfin, étant un peu lancé : « Écoute, Vidocq, me dit-il, en posant bruyamment son verre sur la table, t’es un bon enfant, mais t’es pas franc avec les amis ; nous savons bien que tu travailles, mais t’es une lime sourde (un dissimulé) : sans ça nous pourrions faire de bonnes affaires. »
J’eus d’abord l’air de ne pas comprendre.
« Tiens, reprit-il, t’as beau battre, on ne m’en conte pas, à moi ; je n’ai pas vu de ton urine, mais je sais de quoi qui retourne. Je vais te parler comme si t’étais mon frère, après ça je pense que tu n’auras plus de détours. C’est bon de servir la police, c’est juste ; mais aussi on ne gagne pas le diable : un petit écu c’est pas sitôt changé que c’est rien du tout. Vois-tu, si tu veux être discret, il y a deux ou trois affaires que je reluque, nous les ferons ensemble, ça nous empêchera pas par après d’enfoncer les amis.
— Comment, lui dis-je, tu veux abuser de la confiance que l’on a en toi ? ce n’est pas brave, et je te jure que si on le savait à la boutique, on ne se gênerait pas pour t’envoyer passer deux ou trois ans à Bicêtre.
— Ah ! te voilà comme les autres, reprit Corvet ? ça te va-t-il pas bien de faire le délicat ? t’es délicat, toi ! laisse donc : on te connaît pas p’t’être. »
Je lui témoignai mon étonnement de ce qu’il me tenait un pareil langage, et j’ajoutai que j’étais bien persuadé qu’il n’avait que l’intention de m’éprouver, ou peut-être de me tendre un piège.
« Un piège ! s’écria-t-il, un piège ! moi vouloir te faire de la peine ! plutôt être gerbé à vioque (jugé à vie) : faut être bien mézière (nigaud) pour le supposer. Je vas pas par quatre chemins ; quand je dis quelque chose, c’est que c’est ça : avec moi il y a pas de porte de derrière ; et la preuve que c’est pas comme tu crois, c’est que je vais te confier que pas plus tard qu’à ce soir je fais un chopin. J’ai déjà préparé tout mon bataclan, les fausses clefs ont été essayées ; si tu veux venir avec moi, tu verras comme je m’arrange.
— Je m’en doute ; ou tu as perdu la tête, ou tu ne serais pas fâché de m’entortiller.
— Allons donc, est-ce que j’aurais assez peu de sentiment pour ça ? (Haussant la voix). Puisque je te dis que tu mettras pas la main à la pâte. Que te faut-il donc de plus ? Je ferai l’affaire avec ma femme, c’est pas la première fois que je l’emmène ; mais il ne tient qu’à toi que ce soit la dernière. À deux hommes il y a toujours plus de ressources. Pour ce qui est d’aujourd’hui, ça te regarde pas ; tu nous attendras dans un café, au coin de la rue de la Tabletterie. C’est presque en face de la maison où nous serons à grinchir, et sitôt que tu nous verras sortir, tu nous suivras, nous irons vendre les objets, et t’auras ta part. Après, tu seras maître de ne plus te méfier de nous. C’est-il ça parler ? »
Il y avait une telle apparence de sincérité dans ce discours, que véritablement je ne savais plus à quoi m’en tenir sur le compte de Corvet. Cherchait-il un associé ou se proposait-il de me perdre ? Je n’ai encore que des doutes à cet égard, mais dans un cas comme dans l’autre, il m’était manifeste que Corvet était un coquin. De son propre aveu, sa femme et lui commettaient des vols. S’il avait dit vrai, il était de mon devoir de faire en sorte de le livrer à la justice ; si au contraire il avait menti dans le seul espoir de m’entraîner à une action criminelle pour me dénoncer, il était bon de pousser l’intrigue vers son dénouement, afin de montrer à l’autorité qu’à vouloir me tenter, c’était perdre son temps.
J’avais essayé de détourner Corvet du dessein dont il m’entretenait, lorsque je vis qu’il persistait, je feignis de m’être laissé séduire.
« Allons, lui dis-je, puisque c’est un parti pris, j’accepte ton offre. »
Aussitôt il m’embrasse, et le rendez-vous est donné pour quatre heures, chez un marchand de vin. Corvet retourna chez lui, et dès qu’il m’eut quitté, j’écrivis à M. Allemain, commissaire de police, rue du Cimetière-Saint-Nicolas, pour l’informer du vol qui devait se commettre dans la soirée ; je lui donnai en même temps toutes les instructions qui lui étaient nécessaires pour parvenir à saisir les coupables en flagrant délit.
À l’heure convenue j’étais au poste : Corvet et sa femme ne tardèrent pas à venir ; je consommai avec eux le demi-setier de rigueur, et quand ils eurent pris cet encouragement, ils s’acheminèrent vers la besogne. Un instant après je les vis entrer dans une allée de la rue de la Haumerie. Le commissaire avait si bien pris ses mesures, qu’il arrêta les deux époux au moment où, chargés de butin, ils sortaient de la chambre qu’ils avaient dévalisée. Ce couple, si intéressant, fut condamné à dix ans de fers.
Pendant les débats, Corvet et sa digne compagne prétendirent que j’avais joué auprès d’eux le rôle de provocateur. Certainement, dans la conduite que j’avais tenue, il n’y avait pas l’ombre de ce qui peut caractériser la provocation : d’ailleurs, en matière de vol, je ne pense pas qu’il y ait de provocation possible. Un homme est honnête ou il ne l’est pas ; s’il est honnête, aucune considération ne sera assez pour le déterminer à commettre un crime : s’il ne l’est pas, il ne lui manque que l’occasion, et n’est-il pas évident qu’elle s’offrira tôt ou tard ? Et si cette occasion fait une victime ! le voleur ne peut-il pas devenir assassin ? Sans doute celui qui travaillerait à démoraliser un être faible et à lui inculquer des principes pernicieux, pour se ménager l’atroce plaisir de le livrer ensuite au bourreau, serait le plus infâme des scélérats. Mais quand un individu est perverti? quand il s’est déclaré en état d’hostilité contre ses semblables, l’attirer dans un piège, l’allécher par la proie qu’il convoite, mais qu’il ne pourra saisir, lui donner à flairer l’appât auquel il doit se prendre, n’est-ce pas rendre un véritable service à la société ? Ce n’est pas la brebis que l’on montre au loup qui crée son instinct déprédateur. Il en est de même du penchant au vol ; il est préexistant à l’action, et l’action s’accomplira infailliblement ; car, dans un temps ou dans l’autre, le voleur sera à portée de l’accomplir. Ce qui est important, c’est qu’il entreprenne de nuire dans des conditions telles qu’il y ait commencement d’exécution sans préjudice pour personne ; ainsi le fait est constaté, et la société, par un attentat surveillé, est préservée d’une foule d’attentats, dont l’auteur, long-temps ignoré, aurait peut-être joui d’une impunité fatale. En définitive, on ne me persuadera jamais que ce soit un mal de jeter à la vipère le lambeau d’étoffe sur lequel doit s’épuiser son venin.
Dans une grande ville comme Paris, il ne manque pas de cœurs gangrenés, d’âmes profondément criminelles ; mais chacun des brigands que renferme cette cité, n’a pas sur le front un signe patibulaire. Il en est d’assez adroits pour fournir une longue carrière de crimes avant d’être découverts. Ceux-là sont coupables ; il ne s’agit plus que de les atteindre et de les convaincre, c’est-à-dire de les prendre la main dans le sac. Eh bien ! lorsque des individus de cette espèce m’étaient signalés, soit parce que leurs relations et leurs allures les rendaient suspects, soit parce qu’ils menaient joyeuse vie sans qu’on leur connût de moyens d’existence, pour couper court à leurs exploits, c’était moi qui leur tendais le sac ; et, je l’avoue sans honte, je ne m’en faisais pas scrupule. Les voleurs sont des gens dont la nature est de s’approprier le bien d’autrui, à peu près comme les loups sont des animaux voraces, dont la nature est de s’attaquer aux troupeaux. On ne peut guère confondre les loups avec les agneaux ; mais s’il était possible que les uns fussent cachés dans la peau des autres, un berger, quand il lui aurait été démontré que des coups de dents ont été donnés, serait-il blâmable, pour éviter les atteintes futures, de tenter la voracité de tous ceux qu’il suppose capables de mordre ? On peut y compter, celui qui mord n’est jamais que celui qui est enclin à mordre. Si Corvet et sa femme ont volé, c’est que déjà, de fait ou d’intention, ils étaient voleurs. D’un autre côté, je ne les ai point provoqués ; j’ai tout simplement adhéré à leur proposition. On m’objectera qu’en les menaçant, je pouvais les empêcher de commettre le vol qu’ils avaient prémédité ; mais les menacer, ce n’était pas les corriger : aujourd’hui ils se seraient abstenus, demain ils auraient levé un nouveau lièvre ; et certes pour le tirer, ils ne m’auraient pas fait appeler. Qu’en advenait-il ? que la responsabilité morale du délit dont ils se seraient rendus coupables pesait sur moi avec toutes ses conséquences. Et puis, si Corvet avait reçu la mission de m’impliquer dans une mauvaise affaire, sous la promesse d’être revendiqué par le préfet de police, après l’événement, le soin de ma sûreté personnelle ne me prescrivait-il pas de prendre mes précautions, de manière à dégoûter de trames de cette espèce et ceux qui les inventeraient, et ceux qui s’en rendraient les agens ; c’est là du moins le résultat que j’obtenais, en dénonçant Corvet au commissaire du quartier où il devait opérer, au lieu de le dénoncer à la préfecture. En suivant cette marche, j’étais assuré que s’il avait été mis en avant, on le désavouerait, et que la justice aurait son cours.
Si j’ai insisté sur le fait de la provocation dans cette affaire, c’est que c’était là le grand moyen de défense de la plupart des accusés que j’avais fait prendre en flagrant délit. On verra, dans le chapitre suivant, que l’idée de recourir à une si pitoyable excuse, leur fut souvent suggérée par mes ennemis. Le récit d’un complot ourdi par quatre des agents de ma brigade, les nommés Utinet, Chrestien, Decostard et Coco-Lacour montrera à quoi se réduisent les imputations les plus fortes dirigées contre moi.
Je ne répéterai pas ici ce que j’ai dit ailleurs sur la provocation à des attentats politiques. Le mécontentement, légitime ou non, l’exaltation, l’exaspération, le fanatisme même, ne constituent pas un état de perversité ; mais ils peuvent produire une sorte d’aveuglement momentané sous l’influence duquel l’homme le plus probe, le citoyen le plus vertueux sera facilement égaré. Des raisonnements captieux, des combinaisons perfides, une intrigue dont il n’aperçoit pas les fils, peuvent le conduire dans l’abîme. Satan vient et le transporte sur la montagne d’où il lui fait découvrir les royaumes de la terre ; il lui montre tout un arsenal de chimères, des armées, des canons, des soldats, les peuples prêts à se soulever contre l’oppression. Il le séduit par des impossibilités, et pour des impossibilités, il le salue du titre de libérateur ; et le malheureux, dont l’imagination marche rêveuse dans des espaces imaginaires, croit enfin avoir trouvé un point d’appui et un levier pour remuer le monde. Poussé par le plus exécrable des démons, il ose prononcer son rêve ; l’enfer a ses témoins, ses juges, et le délire se termine au pied de l’échafaud : telle est, en peu de mots, l’histoire des patriotes de 1816 sollicités par l’infâme Schilkin. Mais revenons à la brigade de sûreté.
Après la formation de cette brigade, les officiers de paix et leurs agents, qui m’en voulaient déjà beaucoup, crièrent à l’abomination : ce furent eux qui semèrent sur mon compte les fruits les plus absurdes ; ils imaginèrent le surnom de bande à Vidocq, qui fut appliqué au personnel de la police de sûreté ; ils publièrent que ce personnel n’était composé que de forçats libérés ou d’anciens filous habiles à faire la bourse et la montre. « Peut-on, disaient-il, permettre à un pareil homme de s’entourer de la sorte ? n’est-ce pas mettre à sa discrétion la vie et l’argent des citoyens ? » D’autres fois ils me comparaient au Vieux de la montagne : « Quand il voudra, il nous égorgera tous, prétendait le respectable M. Yvrier, n’a-t-il pas ses Séïdes ? C’est une infamie ! Dans quel temps vivons-nous ! poursuivait-il, il n’y a plus de morale, pas même à la police. » – Le bon homme ! ! ! avec sa morale ! Au surplus, ce n’était pas là ce qui l’inquiétait ; messieurs les officiers de paix nous auraient volontiers pardonné d’avoir été aux galères, si le préfet avait pu ne pas s’apercevoir que quand il s’agissait de découvrir un voleur ou de l’arrêter, on devait un peu plus compter sur nous que sur eux. Notre adresse et notre expérience les tuaient dans l’opinion des magistrats : aussi, lorsqu’il leur fut démontré que tous leurs efforts pour faire prononcer mon renvoi étaient inutiles, changèrent-ils de batteries ; ils ne m’attaquèrent plus directement, mais ils attaquèrent mes agents, et tous les moyens de les rendre odieux à l’autorité leur semblèrent bons. S’était-il commis un vol, soit à l’entrée d’un théâtre, soit à l’intérieur, vite ils rédigeaient un rapport, et les membres de la terrible brigade étaient désignés comme les auteurs présumés. Il en était de même chaque fois que dans Paris il y avait de grands rassemblements ; messieurs les officiers de paix ne laissaient pas échapper une seule de ces occasions de faire le procès à la brigade ;… il ne se perdait pas un chat qu’on ne lui reprochât de l’avoir volé.
Fatigué à la fin de ces perpétuelles inculpations, je résolus d’y mettre un terme. Pour réduire au silence messieurs les officiers de paix, je ne pouvais pas couper les bras à mes agents, ils en avaient besoin ; mais afin de tout concilier, je leur signifiai qu’à l’avenir ils eussent à porter constamment des gants de peau de daim, et je leur déclarai que le premier d’entre eux que je rencontrerais dehors sans être ganté, serait expulsé immédiatement.
Cette mesure déconcerta tout à fait la malveillance : désormais il était impossible de reprocher à mes agents de travailler dans la foule. Messieurs les officiers de paix, qui n’ignoraient pas qu’il n’est point de main adroite, si elle n’est complètement nue, restèrent bouche close, ils savaient le proverbe : Il n’est si bon matou qui attrape une souris avec des mitaines. Ce fut le matin à l’ordre que je fis connaître aux agents l’expédient que j’avais trouvé pour faire cesser toutes les clabauderies auxquelles ils étaient en butte.
« Messieurs, leur dis-je, on ne veut pas plus croire à votre probité qu’on ne croit à la chasteté des prêtres. Eh bien ! pour donner tort aux incrédules, j’ai pensé qu’il n’y avait rien de si naturel, dans un cas comme dans l’autre, que de paralyser le membre qui peut être l’instrument du péché ; chez vous, messieurs, ce sont les mains : je sais que vous êtes incapables d’en faire un mauvais usage, mais pour éviter tout prétexte au soupçon, j’exige que dorénavant vous ne sortiez qu’avec des gants. »
Cette précaution, je dois le dire, n’était pas commandée par la conduite de mes agents, puisque aucun des voleurs ou forçats que j’ai employés ne s’est compromis aussi longtemps qu’il a fait partie de la brigade ; quelques-uns sont retombés dans le crime, mais s’ils sont devenus coupables, ce n’a été qu’après avoir été renvoyés. Vu les antécédents et la position de ces hommes, le pouvoir que j’exerçais sur eux était en quelque sorte arbitraire ; pour les maintenir dans le devoir, il fallait une volonté de fer et une résolution plus forte encore. Mon ascendant sur eux provenait surtout de ce qu’ils ne m’avaient pas connu avant mon entrée dans la police : plusieurs m’avaient vu soit à la Force, soit à Bicêtre ; mais je n’avais jamais été que leur camarade de détention, et je pouvais les mettre au défi de citer une affaire à laquelle j’eusse participé, soit avec d’autres, soit avec eux.
Il est à remarquer que la plupart de mes agents étaient des libérés, que j’avais moi-même arrêtés à l’époque où ils s’étaient brouillés avec la justice. À l’expiration de leur peine, ils venaient me prier de les enrôler, et lorsque je leur reconnaissais de l’intelligence, je les utilisais pour le service de sûreté : une fois admis dans la brigade, ils s’amendaient momentanément, mais sous un seul rapport : ils ne volaient plus ; quant au reste, ils étaient toujours des êtres perdus de débauche, adonnés au vin, aux femmes et surtout au jeu ; plusieurs d’entre eux y allaient perdre leurs appointements du mois, au lieu de payer le traiteur ou le tailleur qui leur donnait des vêtements. En vain faisais-je en sorte de leur laisser le moins de loisirs possibles, ils en trouvaient toujours assez pour s’entretenir dans de vicieuses habitudes. Obligés de consacrer dix-huit heures par jour à la police, ils se dépravaient moins que s’il eussent été des sinécucistes ; mais toujours est-il que de temps à autre ils se permettaient des incartades ; et quand elles étaient légères, ordinairement je les leur pardonnais. Pour les traiter avec moins d’indulgence, il aurait fallu que je ne connusse pas ce vieil adage qui dit qu’il est impossible d’empêcher la rivière de couler. Tant que leurs torts n’étaient que de l’inconduite, je devais me borner à la réprimande ; souvent les mercuriales que je leur adressais étaient autant de coups d’épée dans l’eau, mais quelquefois aussi, suivant les caractères, elle produisaient de l’effet. D’ailleurs tous les agents sous mes ordres étaient persuadés qu’ils étaient de ma part l’objet d’une continuelle surveillance, et ils ne se trompaient pas, car j’avais mes mouches, et par elles j’étais instruit de tout ce qu’ils faisaient : enfin, de loin comme de près, je ne les perdais jamais de vue, et toute infraction au règlement qui traçait leurs obligations[1] était aussitôt réprimée. Ce qui paraîtra surprenant, c’est que, dans toutes les circonstances où le service l’exigeait, ces hommes, indisciplinables à tant d’égards, se pliaient à ma volonté, lors même qu’il y avait du péril à le faire. Nul autre que moi, j’ose le dire, n’eût obtenu d’eux un pareil dévouement.
En général, j’ai reconnu que parmi les membres composant la brigade, ceux qui prenaient ce qu’on appelle du cœur à l’ouvrage, finissaient par devenir des sujets supportables ; c’est-à-dire que sortis d’une ornière pour entrer dans une autre, ils y marchaient sans se déranger de leur chemin. Ceux, au contraire, que rebutait le travail, retombaient dans une irrégularité dont les suites leur étaient toujours funestes. J’eus notamment l’occasion de faire une observation de ce genre sur un nommé Desplanques, qui remplissait dans mon bureau les fonctions de secrétaire.
Ce Desplanques était un jeune homme bien élevé ; il avait de l’esprit, une rédaction facile, une belle écriture, et quelques autres talents qui auraient pu le mettre à même de prendre un rang honorable dans le monde. Malheureusement il était possédé de la manie du vol, et, pour comble de disgrâce, il était paresseux au plus haut degré. C’était un voleur qui avait le tempérament des escrocs, ce qui revient à dire qu’il n’était propre à rien de ce qui nécessite de l’assiduité et de l’énergie. Comme il n’était pas exact et s’acquittait fort mal de sa besogne, il m’arrivait assez fréquemment de le gronder. « Vous vous plaignez sans cesse de ma négligence, me répondait-il, avec vous il faudrait être esclave ; ma foi, je ne suis pas accoutumé à être tenu. » Desplanques sortait du bagne, où il avait passé six ans.
En l’admettant dans la brigade, j’avais cru faire une excellente acquisition, mais je ne tardai pas à me convaincre qu’il était incorrigible, et je me vis contraint de le renvoyer. Sans ressources alors, il recourut au seul moyen d’existence qui, dans une telle situation, puisse se concilier avec l’amour de l’oisiveté. Un soir passant dans la rue du Bac, devant la boutique d’un changeur, il brise un carreau, enlève une sébile pleine d’or et se sauve. Au même instant on entend crier au voleur ! , et l’on se met à sa poursuite. À ces mots, arrêtez, arrêtez, officieusement répétés de loin en loin, Desplanques redouble de vitesse, bientôt il sera hors d’atteinte ; mais au détour d’une rue, il se jette dans les bras de deux agents, ses anciens camarades : la rencontre était fatale. Il veut s’échapper, inutiles efforts ; les agents l’entraînent et le conduisent chez le commissaire, où le flagrant délit est aussitôt constaté. Desplanques était en état de récidive : on le condamna aux travaux forcés à perpétuité ; il est aujourd’hui à Toulon, où il subit sa peine.
Des gens qui veulent juger de tout sans avoir été à même de s’éclairer par les faits, ont prétendu que des agents sortis de la caste des voleurs, devaient nécessairement entretenir avec eux des intelligences, ou du moins les ménager aussi longtemps qu’ils étaient assez adroits pour ne pas venir se brûler à la chandelle. Je puis attester que les voleurs n’ont pas de plus cruels ennemis que les libérés qui se sont ralliés à la bannière de la police ; et que ces derniers à l’exemple de tous les transfuges ne déploient jamais plus de zèle que quand il s’agit de servir un ami, c’est-à-dire d’arrêter un ex-camarade. En général, un voleur qui se croit corrigé est sans pitié pour ses anciens confrères : plus il aura été intrépide dans son temps, plus il se montrera implacable à leur égard.
Un jour les nommés Cerf, Macolein et Dorlé, sont amenés au bureau comme prévenus de vols ; en les voyant, Coco-Lacour, longtemps leur compagnon et leur intime, est comme transporté d’indignation, il se lève et apostrophe Dorlé en ces termes :
« Lacour. – Eh bien ! monsieur le drôle, vous ne voulez donc pas vous corriger ?
» Dorlé. – Je ne vous comprends pas, monsieur Coco, de la morale ?
» Lacour, furieux. – Qu’appelez-vous Coco ? Sachez que ce nom n’est pas le mien, je me nomme Lacour ; oui, Lacour, entendez-vous ?
» Dorlé. – Ah ! mon Dieu, je ne le sais que trop, vous êtes Lacour ; mais vous n’avez sans doute pas oublié que lorsque nous étions camarades, vous ne vouliez pas d’autre nom que Coco, et tous les amis ne vous ont jamais appelé autrement. – Dis donc, Cerf, as-tu déjà vu un coco de cette force ?
» Cerf, haussant les épaules. – Il n’y a plus d’enfants, tout le monde s’en mêle ; monsieur Lacour ! ! !
» Lacour. – C’est bon, autres temps, autres mœurs ; castigat ridendo mores ; je sais que dans ma jeunesse j’ai pu avoir des égarements ; mais… »
Lacour essaya d’arranger quelques phrases dans lesquelles il fit entrer le mot honneur ; mais Dorlé qui n’était pas d’humeur à écouter sa remontrance, lui ferma la bouche en lui rappelant toutes les occasions dans lesquelles ils avaient travaillé ensemble. Maintes fois Lacour a éprouvé des désagréments de ce genre : lui arrivait-il de reprocher à des voleurs leur ténacité au métier, c’était toujours par des impertinences qu’il était récompensé de ses bonnes intentions.
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Je mets ce Règlement sous les yeux du lecteur, afin de lui
prouver que, sans me mêler de politique, j’avais assez d’occupations.
PRÉFECTURE DE POLICE. Réglement pour la brigade particulière de sureté. Art. I. « La brigade particulière de sûreté se divise en quatre escouades. Chacun des agents commandant une escouade reçoit ses instructions de son chef de brigade, et celui-ci reçoit les notes de surveillance et de recherches du chef de la deuxième division de la préfecture de police, avec lequel il doit se concerter tous les jours, et autant de fois qu’il sera nécessaire pour le maintien de l’ordre et de la sûreté des personnes et des propriétés. Il lui rendra compte, tous les matins, du résultat de la surveillance exercée la veille et pendant la nuit par cette brigade, chaque chef d’escouade devant lui faire son rapport particulier.
II. » Les agents particuliers exerceront une surveillance sévère et active pour prévenir les délits ; ils arrêteront, tant sur la voie publique que dans les cabarets et autres lieux semblables, les individus évadés des fers et des prisons ; les forçats libérés qui ne pourront leur justifier d’avoir obtenu la permission de résider à Paris ; ceux qui ont été renvoyés de la capitale dans leurs foyers pour y rester sous la surveillance de l’autorité locale, conformément au Code pénal, et qui seraient revenus à Paris sans autorisation, ainsi que ceux qu’ils surprendraient en flagrant délit. Ils conduiront ces derniers devant le commissaire de police du quartier, auquel ils feront leur rapport, pour lui faire connaître le motif de l’arrestation des prévenus. En cas d’absence de ce fonctionnaire public, ils les consigneront au poste le plus voisin, et les fouilleront soigneusement devant le commandant du poste, afin qu’ils puissent constater provisoirement la nature des objets trouvés sur eux. Ils demanderont toujours aux délinquants leur demeure, pour la vérifier de suite, et en cas de fausse indication de domicile, ils en feront part au commissaire de police, qui constatera alors leur vagabondage. Ils lui indiqueront aussi les témoins qui pourraient être entendus, et dont ils auront eu soin de se procurer les noms et demeures.
III. » Les agents particuliers de la sûreté ne pourront consigner dans les postes que les individus mentionnés en l’article précédent. Ils ne pourront ensuite les en extraire que sur un ordre écrit de leur chef de brigade, auquel ils sont tenus de rendre compte de leurs opérations, ou en vertu d’un ordre supérieur.
IV. » Les agents de police ne pourront s’introduire dans une maison particulière pour arrêter un prévenu de délit, sans être muni d’un mandat, et sans être accompagnés d’un commissaire de police, s’il y a perquisition à faire au domicile.
V. » Les agents de police devront, en tout temps, marcher isolément, afin de mieux examiner les personnes qui passent sur la voie publique, et ils feront de fréquentes stations dans les carrefours les plus passagers.
VI. » La circonspection, la véracité et la discrétion étant des qualités indispensables pour tout agent de police, ils ne peuvent y manquer sans être sévèrement punis.
VII. » Il est défendu aux agents de police de diriger leur surveillance, soit de jour, soit de nuit, dans un autre quartier de la ville que celui qui leur aura été indiqué par leur chef, à moins d’un événement extraordinaire, qui l’eût exigé, et dont ils rendraient compte.
VIII. » Il est également défendu aux agents de police d’entrer dans les cabarets et autres lieux publics pour s’y attabler et boire avec des femmes publiques ou autres individus susceptibles de les compromettre. Ceux qui se prendraient de boisson, qui entretiendraient des liaisons secrètes et habituelles avec des voleuses ou filles publiques, ou vivraient maritalement avec elles, seront punis sévèrement.
IX. » Le jeu étant celui de tous les vices qui conduit le plus promptement l’homme à commettre des bassesses, il est expressément défendu aux agents de police de s’y livrer. Ceux qui seraient trouvés à jouer de l’argent dans un lieu quelconque, seront sur-le-champ suspendus de leurs fonctions.
X. » Les agents de police sont tenus de rendre compte à leur chef de brigade de l’emploi de leur temps.
XI. » La première contravention aux défenses faites dans les articles précédents, sera punie par une retenue de deux journées d’appointements ; en cas de récidive, cette retenue sera doublée, sans préjudice d’une punition plus grave, s’il y a lieu.
XII. » Le chef de la brigade est spécialement chargé de veiller à l’exécution du présent règlement. Cette exécution est aussi particulièrement recommandée aux chefs d’escouades qui reçoivent ses ordres, et doivent lui rendre compte, chaque jour, de l’exécution de ceux qu’ils auront reçus de lui, comme de ceux qu’ils auront été à portée de donner eux-mêmes aux agents qu’ils dirigent.
Fait à la Préfecture de police, le 1818.
Le Ministre d’États, Préfet de Police,
Signé, Conte ANGLÈS.
Par Son Excellence,
Le Secrétaire-général de la Préfecture,
Signé Fortin.
Sous M. Delaveau, je voulus ajouter quelques articles à cette charte de la brigade ; mais le dévôt préfet, qui couvrait de ses roulettes ambulantes Paris et la banlieue, refusa de donner sa sanction à un règlement dans lequel les jeux étaient anathématisés. J’avais aussi classé parmi les attributions de mes agents, le droit de pourchasser sur le Quai de l’École, aux Champs Elisées, et dans tous les lieux publics, cette foule de misérables, de tout rang et de tout âge, qui s’abandonnent ou se prostituent à un goût honteux qui semblait avoir émigré avec les jésuites. Je sollicitai souvent la répression de ces désordres, messieurs Delaveau et Duplessis firent constamment la sourde oreille ; enfin il me fut impossible de leur faire comprendre : que la loi qui punit les attentats aux mœurs est applicable à messieurs les trop-philanthropes, toutes les fois qu’ils ne vont pas chercher les ténèbres intra-muros. Je n’ai pas encore pu m’expliquer pourquoi de si hideuses dépravations étaient en quelque sorte privilégiées ; peut-être existait-il une secte qui, pour se détacher du monde au moins par un côté, et se soustraire à la plus douce des influences, avait juré haine à la plus belle moitié de l’humaine espèce ; peut-être qu’à l’instar de la société des bonnes lettres et de celle des bonnes études, il s’était formé une société des bonnes mœurs : les mœurs jésuitiques. Je n’en sais rien, mais en peu d’années le mal a fait tant de progrès, que je conseille à nos dames d’y prendre garde ; si cela continue, adieu l’empire du cotillon ; de robe courte ou longue, les jésuites n’aiment que la leur.