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Mémoires (Vidocq)/Chapitre 16

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Tenon (Tome IIp. 20-41).


CHAPITRE XVI.


Séjour à Arras. — Travestissements. — Le faux Autrichien. —
Départ. — Séjour à Rouen. — Arrestation.


Plusieurs raisons que l’on devine ne permettaient pas que je me rendisse directement à la maison paternelle : je descendis chez une de mes tantes, qui m’apprit la mort de mon père. Cette triste nouvelle me fut bientôt confirmée par ma mère qui me reçut avec une tendresse bien faite pour contraster avec les traitements affreux que j’avais éprouvés dans les deux années qui venaient de s’écouler. Elle ne désirait rient tant que de me conserver près d’elle ; mais il fallait que je restasse constamment caché ; je m’y résignai : pendant trois mois, je ne quittai pas la maison. Au bout de ce temps, la captivité commençant à me peser, je m’avisai de sortir, tantôt sous un déguisement, tantôt sous un autre. Je pensais n’avoir pas été reconnu, lorsque tout à coup le bruit se répandit que j’étais dans la ville ; toute la police se mit en quête pour m’arrêter ; à chaque instant on faisait des visites chez ma mère, mais toujours sans découvrir ma cachette ; ce n’est pas qu’elle ne fût assez vaste, puisqu’elle avait dix pieds de long sur six de large ; mais je l’avais si adroitement dissimulée qu’une personne, qui plus tard acheta la maison, l’habita plus de quatre ans sans soupçonner l’existence de cette pièce ; et probablement elle l’ignorerait encore, si je ne la lui eusse pas révélée.

Fort de cette retraite, hors de laquelle je croyais qu’il serait difficile de me surprendre, je repris bientôt le cours de mes excursions. Un jour de mardi gras, je poussai même l’imprudence jusqu’à paraître au bal Saint-Jacques, au milieu de plus de deux cents personnes. J’étais en costume de marquis ; une femme avec laquelle j’avais eu des liaisons m’ayant reconnu, fit part de sa découverte à une autre femme, qui croyait avoir à se plaindre de moi, de sorte qu’en moins d’un quart d’heure tout le monde sut sous quels habits Vidocq était caché. Le bruit en vint aux oreilles de deux sergents de ville, Delrue et Carpentier, qui faisaient un service de police au bal. Le premier, s’approchant de moi, me dit à voix basse qu’il désirait me parler en particulier. Une esclandre eût été fort dangereuse ; je sortis. Arrivé dans la cour, Delrue me demanda mon nom. Je ne fus pas embarrassé pour lui en donner un autre que le mien, en lui proposant avec politesse de me démasquer s’il l’exigeait. « Je ne l’exige pas, me dit-il ; cependant je ne serais pas fâché de vous voir. – En ce cas, répondis-je, ayez la complaisance de dénouer les cordons de mon masque, qui se sont mêlés… » Plein de confiance, Delrue passe derrière moi ; au même instant, je le renverse par un brusque mouvement d’arrière-corps ; un coup de poing envoie rouler son acolyte à terre. Sans attendre qu’ils se relèvent, je fuis à toutes jambes dans la direction des remparts, comptant les escalader et gagner la campagne ; mais à peine ai-je fait quelques pas, que, sans m’en douter, je me trouve engagé dans un cul-de-sac, qui avait cessé d’être une rue depuis que j’avais quitté Arras.

Pendant que je me fourvoyais de la sorte, un bruit de souliers ferrés m’annonça que les deux sergents s’étaient mis à ma poursuite ; bientôt, je les vis arriver sur moi sabre en main. J’étais sans armes… Je saisis la grosse clef de la maison, comme si c’eût été un pistolet, et, faisant mine de les coucher en joue, je les forçai à me livrer passage : « Passe tin quemin, François, me dit Carpentier d’une voix altérée ;… n’va mie faire de bêtises »… Je ne me le fis pas dire deux fois : en quelques minutes je fus dans mon réduit.

L’aventure s’ébruita, malgré les efforts que firent, pour la tenir secrète, les deux sergents qu’elle couvrit de ridicule. Ce qu’il y eut de fâcheux pour moi, c’est que les autorités redoublèrent de surveillance, à tel point qu’il me devint tout-à-fait impossible de sortir. Je restai ainsi claquemuré pendant deux mois, qui me semblèrent deux siècles. Ne pouvant plus alors y tenir, je me décidai à quitter Arras : on me fit une pacotille de dentelles, et, par une belle nuit, je m’éloignai, muni d’un passeport qu’un nommé Blondel, l’un de mes amis, m’avait prêté ; le signalement ne pouvait pas m’aller, mais faute de mieux, il fallait bien que je m’en accommodasse ; au surplus, on ne me fit en route aucune objection.

Je vins à Paris, où, tout en m’occupant du placement de mes marchandises, je faisais indirectement quelques démarches, afin de voir s’il ne serait pas possible d’obtenir la révision de mon procès. J’appris qu’il fallait au préalable, se constituer prisonnier ; mais je ne pus jamais me résoudre à me mettre de nouveau en contact avec des scélérats que j’appréciais trop bien. Ce n’était pas la restreinte qui me faisait horreur ; j’aurais volontiers consenti à être enfermé seul entre quatre murs ; ce qui le prouve, c’est que je demandai alors au ministère à finir mon temps à Arras, dans la prison des fous ; mais la supplique resta sans réponse.

Cependant mes dentelles étaient vendues, mais avec trop peu de bénéfice pour que je pusse songer à me faire de ce commerce un moyen d’existence. Un commis voyageur, qui logeait rue Saint-Martin, dans le même hôtel que moi, et auquel je touchai quelques mots de ma position, me proposa de me faire entrer chez une marchande de nouveautés qui courait les foires. La place me fut effectivement donnée, mais je ne l’occupai que dix mois : quelques désagréments de service me forcèrent à la quitter pour revenir encore une fois à Arras.

Je ne tardai pas à reprendre le cours de mes excursions semi-nocturnes. Dans la maison d’une personne à laquelle je rendais quelques soins, venait très fréquemment la fille d’un gendarme. Je songeai à tirer parti de cette circonstance, pour être informé à l’avance de tout ce qui se tramerait contre moi. La fille du gendarme ne me connaissait pas ; mais comme dans Arras, j’étais le sujet presque habituel des entretiens, il n’était pas extraordinaire qu’elle parlât de moi et, souvent, en des termes fort singuliers. « Oh ! me dit-elle un jour, on finira par l’attraper, ce coquin-là ; il y a d’abord notre lieutenant (M. Dumortier, aujourd’hui commissaire de police à Abbeville) qui lui en veut trop pour ne pas venir à bout de le pincer ; je gage qu’il donnerait de bien bon cœur un jour de sa paie pour le tenir. – Si j’étais à la place de votre lieutenant, et que j’eusse bien envie de prendre Vidocq, repartis-je, il me semble qu’il ne m’échapperait pas.

— À vous, comme aux autres ; … il est toujours armé jusqu’aux dents. Vous savez bien qu’on dit qu’il a tiré deux coups de pistolet à M. Delrue et à M. Carpentier… Et puis ce n’est pas tout, est-ce qu’il ne se change pas à volonté en botte de foin.

— « En botte de foin ? m’écriai-je, tout surpris de la nouvelle faculté qu’on m’accordait.. en botte de foin ? .. mais comment ? »

— « Oui, monsieur… Mon père le poursuivait un jour ; au moment de lui mettre la main sur le collet, il ne saisit qu’une botte de foin… Il n’y a pas à dire, toute la brigade a vu la botte de foin, qui a été brûlée dans la cour du quartier. »

Je ne revenais pas de cette histoire. On m’expliqua depuis que les agents de l’autorité, ne pouvant venir à bout de se saisir de moi, l’avaient répandue et accréditée en désespoir de cause, parmi les superstitieux Artésiens. C’est par le même motif, qu’ils insinuaient obligeamment que j’étais la doublure de certain loup-garou, dont les apparitions très problématiques glaçaient d’effroi les fortes têtes du pays. Heureusement ces terreurs n’étaient pas partagées par quelques jolies femmes à qui j’inspirais de l’intérêt, et si le démon de la jalousie ne se fût tout-à-coup emparé de l’une d’entre elles, les autorités ne se seraient peut-être pas de longtemps occupées de moi. Dans son dépit, elle fut indiscrète, et la police, qui ne savait trop ce que j’étais devenu, acquit encore une fois la certitude que j’habitais Arras.

Un soir que, sans défiance et seulement armé d’un bâton, je revenais de la rue d’Amiens, en traversant le pont situé au bout de la rue des Goguets, je fus assailli par sept à huit individus. C’étaient des sergents de ville déguisés ; ils me saisirent par mes vêtements ; et déjà ils se croyaient assurés de leur capture, lorsque, me débarrassant par une vigoureuse secousse, je franchis le parapet et me jetai dans la rivière. On était en décembre ; les eaux étaient hautes, le courant très rapide ; aucun des sergents n’eut la fantaisie de me suivre ; ils supposaient d’ailleurs qu’en allant m’attendre sur le bord, je ne leur échapperais pas ; mais un égout que je remontai me fournit l’occasion de déconcerter leur prévoyance, et ils m’attendaient encore, que déjà j’étais installé dans la maison de ma mère.

Chaque jour je courais de nouveaux dangers, et chaque jour la nécessité la plus pressante me suggérait de nouveaux expédients de salut. Cependant, à la longue, suivant ma coutume, je me lassai d’une liberté que le besoin de me cacher rendait illusoire. Des religieuses de la rue de… m’avaient quelque temps hébergé. Je résolus de renoncer à leur hospitalité, et je rêvais en même temps au moyen de me montrer en public sans inconvénient. Quelques milliers de prisonniers autrichiens étaient alors entassés dans la citadelle d’Arras, d’où ils sortaient pour travailler chez les bourgeois, ou dans les campagnes environnantes ; il me vint à l’idée que la présence de ces étrangers pourrait m’être utile. Comme je parlais allemand, je liai conversation avec l’un d’entre eux, et je réussis à lui inspirer assez de confiance pour qu’il me confessât qu’il était dans l’intention de s’évader… Ce projet était favorable à mes vues ; ce prisonnier était embarrassé de ses vêtements de Kaiserlik, le lui offris les miens en échange, et, moyennant quelque argent que je lui donnai, il se trouva trop heureux de me céder ses papiers. Dès ce moment, je fus Autrichien aux yeux des Autrichiens eux-mêmes, qui, appartenant à différents corps, ne se connaissaient pas entre eux.

Sous ce nouveau travestissement, je me liai avec une jeune veuve qui avait un établissement de mercerie dans la rue de… ; elle me trouvait de l’intelligence ; elle voulut que je m’installasse chez elle ; et bientôt nous courûmes ensemble les foires et les marchés. Il était évident que je ne pouvais la seconder qu’en me faisant comprendre des acheteurs. Je me forgeai un baragouin semi-tudesque, semi-français, que l’on entendait à merveille, et qui me devint si familier, qu’insensiblement j’oubliai presque que je savais une autre langue. Du reste, l’illusion était si complète, qu’après quatre mois de cohabitation, la veuve ne soupçonnait pas le moins du monde que le soi-disant Kaiserlik était un de ses amis d’enfance. Cependant elle me traitait si bien, qu’il me devint impossible de la tromper plus longtemps : un jour je me risquai à lui dire enfin qui j’étais, et jamais femme, je crois, ne fut plus étonnée. Mais, loin de me nuire dans son esprit, la confidence ne fit en quelque sorte que rendre notre liaison plus intime, tant les femmes sont éprises parfois de ce qui s’offre à elles sous les apparences du mystère ou de l’aventureux ! et puis n’éprouvent-elles pas toujours du charme à connaître un mauvais sujet ? Qui, mieux que moi, a pu se convaincre que souvent elles sont la providence des forçats évadés et des condamnés fugitifs ?

Onze mois s’écoulèrent sans que rien vînt troubler ma sécurité. L’habitude qu’on avait prise de me voir dans la ville, mes fréquentes rencontres avec des agents de police, qui n’avaient même pas fait attention à moi, tout semblait annoncer la continuation de ce bien-être, lorsqu’un jour que nous venions de nous mettre à table dans l’arrière-boutique, trois figures de gendarmes se montrent à travers une porte vitrée ; j’allais servir le potage ; la cuillère me tombe des mains. Mais, revenant bientôt de la stupéfaction où m’avait jeté cette incursion inattendue, je m’élance vers la porte, je mets le verrou, puis sautant par une croisée, je monte au grenier, d’où, gagnant par les toits la maison voisine, je descends précipitamment l’escalier qui doit me conduire dans la rue. Arrivé à la porte, elle est gardée par deux gendarmes… Heureusement ce sont des nouveaux venus qui ne connaissent aucune de mes physionomies. « Montez donc, leur dis-je, le brigadier tient l’homme, mais il se débat… Montez, vous donnerez un coup de main ;… moi, je vais chercher la garde. » Les deux gendarmes se hâtent de monter et je disparais.

Il était évident qu’on m’avait vendu à la police ; mon amie d’enfance était incapable d’une pareille noirceur, mais elle avait sans doute commis quelque indiscrétion. Maintenant qu’on avait l’éveil sur moi, devais-je rester à Arras ? il eût fallu me condamner à ne plus sortir de ma cachette. Je ne pus me résigner à une vie si misérable, et je pris la résolution d’abandonner définitivement la ville. La mercière voulut à toute force me suivre : elle avait des moyens de transport ; ses marchandises furent promptement emballées. Nous partîmes ensemble : et comme cela se pratique presque toujours en pareil cas, la police fut informée la dernière de la disparition d’une femme dont il ne lui était pas permis d’ignorer les démarches. D’après une vieille idée, on présuma que nous gagnerions la Belgique, comme si la Belgique eût encore été un pays de refuge ; et tandis qu’on se mettait à notre poursuite dans la direction de l’ancienne frontière, nous nous avancions tranquillement vers la Normandie par des chemins de traverse, que ma compagne avait appris à connaître dans ses exploitations mercantiles.

C’était à Rouen que nous avions projeté de fixer notre séjour. Arrivé dans cette ville, j’avais sur moi le passeport de Blondel, que je m’étais procuré à Arras ; le signalement qu’il me donnait était si différent du mien, qu’il était indispensable de me mettre un peu mieux en règle.

Pour y parvenir, il fallait tromper une police devenue d’autant plus vigilante et ombrageuse, que les communications des émigrés en Angleterre se faisaient par le littoral de la Normandie. Voici comment je m’y pris. Je me rendis à l’hôtel de ville, où je fis viser mon passeport pour le Havre. Un visa s’obtient d’ordinaire assez facilement ; il suffit que le passeport ne soit pas périmé : le mien ne l’était pas. La formalité remplie, je sors ; deux minutes après, je rentre dans le bureau, je m’informe si l’on n’a pas trouvé un portefeuille… personne ne peut m’en donner des nouvelles ; alors je suis désespéré : des affaires pressantes m’appellent au Havre ; je dois partir le soir même et je n’ai plus de passeport.

« N’est-ce que cela ? me dit un employé. Avec le registre des visas, on va donner un passeport par duplicata.,. C’était ce que je voulais ; le nom de Blondel me fut conservé, mais du moins, cette fois, il s’appliquait à mon signalement. Pour compléter l’effet de ma ruse, non seulement je partis pour le Havre, ainsi que je l’avais annoncé, mais encore je fis réclamer par les petites affiches le portefeuille, qui n’était sorti de mes mains que pour passer dans celles de ma compagne.

Au moyen de ce petit tour d’adresse, ma réhabilitation était complète. Muni d’excellents papiers, il ne me restait plus qu’à faire une fin honnête ; j’y songeais sérieusement. En conséquence, je pris, rue Martainville, un magasin de mercerie et de bonneterie, où nous faisions de si bonnes affaires, que ma mère, à qui j’avais fait sous main tenir de mes nouvelles, se décida à venir nous joindre. Pendant un an, je fus réellement heureux ; mon commerce prenait de la consistance, mes relations s’étendaient, le crédit se fondait, et plus d’une maison de banque de Rouen soutinsse opiniâtrement que je n’étais pas Vidocq, mais Blondel, était en faveur sur la place ; enfin, après tant d’orages, je me croyais arrivé au port, quand un incident que je n’avais pu prévoir fit commencer pour moi une nouvelle série de vicissitudes… La mercière avec laquelle je vivais, cette femme qui m’avait donné les plus fortes preuves de dévouement et d’amour, ne s’avisa-t-elle pas de brûler d’autre feux que ceux que j’avais allumés dans son cœur ? J’aurais voulu pouvoir me dissimuler cette infidélité, mais le délit était flagrant ; il ne restait pas même à la coupable la ressource de ces dénégations bien soutenues, à l’abri desquelles un mari commode peut se figurer qu’il ignore.

Autrefois, je n’eusse pas subi un tel affront sans me livrer à toute la fougue de ma colère : comme l’on change avec le temps ! Témoin de mon malheur, je signifiai froidement l’arrêt d’une séparation que je résolus aussitôt : prières, supplications, promesses d’une meilleure conduite, rien ne put me fléchir ; je fus inexorable… J’aurais pu pardonner sans doute, ne fût-ce que par reconnaissance ; mais qui me répondait que celle qui avait été ma bienfaitrice romprait avec mon rival ? et ne devais-je pas craindre que dans un moment d’épanchement, elle ne me compromît par quelque confidence ? Nous fîmes donc par moitié le partage de nos marchandises ; mon associée me quitta ; depuis, je n’ai plus entendu parler d’elle.

Dégoûté du séjour de Rouen par cette aventure, qui avait fait du bruit, je repris le métier de marchand forain ; mes tournées comprenaient les arrondissements de Mantes, Saint-Germain et Versailles, où je me formai en peu de temps une excellente clientèle ; mes bénéfices devinrent assez considérables pour que je pusse louer, à Versailles, rue de la Fontaine, un magasin avec un pied-à-terre, que ma mère habitait pendant mes voyages. Ma conduite était alors exempte de tous reproches ; j’étais généralement estimé dans le cercle que je parcourais ; enfin, je croyais avoir lassé cette fatalité qui me rejetait sans cesse dans les voies du déshonneur, dont tous mes efforts tendaient à m’éloigner, quand, dénoncé par un camarade d’enfance, qui se vengeait ainsi de quelques démêlés que nous avions eus ensemble, je fus arrêté à mon retour de la foire de Mantes. Quoique je soutinsse opiniâtrement que je n’étais pas Vidocq, mais Blondel, comme l’indiquait mon passeport, on me transféra à Saint-Denis, d’où je devais être dirigé sur Douai. Aux soins extraordinaires qu’on prit pour empêcher mon évasion, je vis que j’étais recommandé ; un coup d’œil que je jetai sur la feuille de gendarmerie me révéla même une précaution d’un genre tout particulier : voici comment j’y étais désigné.


Surveillance spéciale

« VIDOCQ (Eugène-François), condamné à mort par contumace. Cet homme est excessivement entreprenant et dangereux. »

Ainsi, pour tenir en haleine la vigilance de mes gardiens, on me représentait comme un grand criminel. Je partis de SaintDenis, en charrette, garrotté de manière à ne pouvoir faire un mouvement, et jusqu’à Louvres l’escorte ne cessa d’avoir les yeux sur moi ; ces dispositions annonçaient des rigueurs qu’il m’importait de prévenir ; je retrouvai toute cette énergie à laquelle j’avais déjà dû tant de fois la liberté.

On nous avait déposés dans le clocher de Louvres, transformé en prison ; je fis apporter deux matelas, une couverture et des draps, qui coupés et tressés, devaient nous servir à descendre dans le cimetière ; un barreau fut scié avec les couteaux de trois déserteurs enfermés avec nous ; et à deux heures du matin, je me risquai le premier. Parvenu à l’extrémité de la corde, je m’aperçus qu’il s’en fallait de près de quinze pieds qu’elle n’atteignît le sol : il n’y avait pas à hésiter ; je me laissai tomber. Mais, comme dans ma chute sous les remparts de Lille, je me foulai le pied gauche, et il me devint presque impossible de marcher ; j’essayais néanmoins de franchir les murs du cimetière, lorsque j’entendis tourner doucement la clef dans la serrure. C’était le geôlier et son chien, qui n’avaient pas meilleur nez l’un que l’autre : d’abord le geôlier passa sous la corde sans la voir, et le matin près d’une fosse où je m’étais tapi, sans me sentir. Leur ronde faite, ils se retirèrent : je pensais que mes compagnons suivraient mon exemple ; mais personne ne venant, j’escaladai l’enceinte ; me voilà dans la campagne. La douleur de mon pied devient de plus en plus aiguë… Cependant je brave la souffrance ; le courage me rend des forces, et je m’éloigne assez rapidement. J’avais à peu près parcouru un quart de lieue ; tout à coup j’entends sonner le tocsin ; on était alors à la mi-mai. Aux premières lueurs du jour, je vois quelques paysans armés sortir de leurs habitations pour se répandre dans la plaine ; probablement ils ignoraient de quoi il s’agissait ; mais ma jambe éclopée était un indice qui devait me rendre suspect ; j’étais un visage inconnu ; il était inévitable que ’les premiers qui me rencontreraient voudraient, à tout événement, s’assurer de ma personne… Valide, j’eusse déconcerté toutes les poursuites ; il n’y avait plus qu’à me laisser empoigner, et je n’avais pas fait deux cents pas, que, rejoint par les gendarmes, qui parcouraient la campagne, je fus appréhendé au corps, et ramené dans le maudit clocher.

La triste issue de cette tentative ne me découragea pas. À Bapaume, on nous avait mis à la citadelle, dans une ancienne salle de police, placée sous la surveillance d’un poste de conscrits du 30e de ligne ; une seule sentinelle nous gardait ; elle était au bas de la fenêtre, et assez rapprochée des prisonniers pour qu’ils pussent entrer en conversation avec elle ; c’est ce que je fis. Le soldat à qui je m’adressai me parut d’assez bonne composition ; j’imaginai qu’il me serait facile de le corrompre… Je lui offris cinquante francs pour nous laisser évader pendant sa faction. Il refusa d’abord, mais au ton de sa voix et au clignotement de ses yeux, je crus m’apercevoir qu’il était impatient de tenir la somme ; seulement il n’osait pas. Afin de l’enhardir, j’augmentai la dose, je lui montrai trois louis, et il me répondit qu’il était prêt à nous seconder ; en même temps, il m’apprit que son tour reviendrait de minuit à deux heures. Nos conventions faites, je mis la main à l’œuvre ; la muraille fut percée de manière à nous livrer passage ; nous n’attendions plus que le moment opportun pour sortir. Enfin, minuit sonne, le soldat vient m’annoncer qu’il est là ; je lui donne les trois louis, et j’active les dispositions nécessaires. Quand tout est prêt, j’appelle : « Est-il temps ? dis-je à la sentinelle. – Oui, dépêchez-vous », me répondit-elle, après avoir un instant hésité. Je trouve singulier qu’elle n’ait pas répondu de suite ; je crois entrevoir quelque chose de louche dans cette conduite ; je prête l’oreille, il me semble entendre marcher ; à la clarté de la lune, j’aperçois aussi l’ombre de plusieurs hommes sur les glacis ; plus de doute, nous sommes trahis. Cependant, il peut se faire que j’aie trop précipité mon jugement ; pour m’en assurer, je prends de la paille, je fais à la hâte un mannequin, que j’habille ; je le présente à l’issue que nous avions pratiquée ; au même instant, un coup de sabre à pourfendre une enclume m’apprend que je l’ai échappé belle, et me confirme de plus en plus dans cette opinion, qu’il ne faut pas toujours se fier aux conscrits. Soudain la prison est envahie par les gendarmes ; on dresse un procès-verbal, on nous interroge, on veut tout savoir ; je déclare que j’ai donné trois louis ; le conscrit nie ; je persiste dans ma déclaration ; on le fouille, et l’argent se retrouve dans ses souliers ; on le met au cachot.

Quant à nous, on nous fit de terribles menaces, mais comme on ne pouvait pas nous punir, on se contenta de doubler nos gardes… Il n’y avait plus moyen de s’échapper, à moins d’une de ces occasions que j’épiais sans cesse ; elle se présenta plus tôt que je ne l’aurais espéré. Le lendemain était le jour de notre départ ; nous étions descendus dans la cour de la caserne ; il y régnait une grande confusion, causée par la présence simultanée d’un nouveau transport de condamnés et d’un détachement de conscrits des Ardennes, qui se rendaient au camp de Boulogne. Les adjudants disputaient le terrain aux gendarmes pour former les pelotons et faire l’appel. Pendant que chacun comptait ses hommes, je me glisse furtivement dans la civière d’une voiture de bagages qui se disposait à sortir de la cour… Je traversai ainsi la ville, immobile, et me faisant petit autant que je le pouvais, afin de n’être pas découvert. Une fois hors des remparts, il ne me restait plus qu’à m’esquiver ; je saisis le moment où le charretier, toujours altéré comme les gens de son espèce, était entré dans un bouchon pour se rafraîchir ; et tandis que ses chevaux l’attendaient sur la route, j’allégeai sa voiture d’un poids dont il ne la supposait pas chargée. J’allai aussitôt me cacher dans un champ de colza ; et quand la nuit fut venue, je m’orientai.