Cinq-Mars/XV
L’alcove
Tandis qu’un prince était ainsi rassuré avec peine par ceux qui l’entouraient, et leur laissait voir un effroi qui pouvait être contagieux pour eux, une princesse, plus exposée aux accidents, plus isolée par l’indifférence de son mari, plus faible par sa nature et par la timidité qui vient de l’absence du bonheur, donnait de son côté l’exemple du courage le plus calme et de la plus pieuse résignation, et raffermissait sa suite effrayée : c’était la Reine. À peine endormie depuis une heure, elle avait entendu des cris aigus derrière les portes et les épaisses tapisseries de sa chambre. Elle ordonna à ses femmes de faire entrer, et la duchesse de Chevreuse, en chemise et enveloppée dans un grand manteau, vint tomber presque évanouie au pied de son lit, suivie de quatre dames d’atours et de trois femmes de chambre. Ses pieds délicats étaient nus, et ils saignaient, parce qu’elle s’était blessée en courant ; elle criait, en pleurant comme un enfant, qu’un coup de pistolet avait brisé ses volets et ses carreaux, et l’avait blessée ; qu’elle suppliait la Reine de la renvoyer en exil, où elle se trouvait plus tranquille que dans un pays où l’on voulait l’assassiner, parce qu’elle était l’amie de Sa Majesté. Elle avait ses cheveux dans un grand désordre et tombant jusque ses pieds : c’était sa principale beauté, et la jeune Reine pensa qu’il y avait dans cette toilette moins de hasard qu’on ne l’eût pu croire.
— Eh ! ma chère, qu’arrive-t-il donc ? lui dit-elle avec assez de sang-froid ; vous avez l’air de Madeleine, mais dans sa jeunesse, avant le repentir. Il est probable que si l’on en veut à quelqu’un ici, c’est à moi ; tranquillisez-vous.
— Non, madame, sauvez-moi, protégez-moi ! c’est ce Richelieu qui me poursuit, j’en suis certaine.
Le bruit des pistolets, qui s’entendit alors plus distinctement, convainquit la Reine que les terreurs de madame de Chevreuse n’étaient pas vaines.
— Venez m’habiller, madame de Motteville ! cria-t-elle.
Mais celle-ci avait perdu la tête entièrement, et, ouvrant un de ces immenses coffres d’ébène qui servaient d’armoire alors, en tirait une cassette de diamants de la princesse pour la sauver, et ne l’écoutait pas. Les autres femmes avaient vu sur une fenêtre la lueur des torches, et, s’imaginant que le feu était au palais, précipitaient les bijoux, les dentelles, les vases d’or, et jusqu’aux porcelaines, dans des draps qu’elles voulaient jeter ensuite par la fenêtre. En même temps survint madame de Guéménée un peu plus habillée que la duchesse de Chevreuse, mais ayant pris la chose plus au tragique encore ; l’effroi qu’elle avait en donna un peu à la Reine, à cause du caractère cérémonieux et paisible qu’on lui connaissait. Elle entra sans saluer, pâle comme un spectre, et dit avec volubilité :
— Madame, il est temps de nous confesser ; on attaque le Louvre, et tout le peuple arrive de la Cité, m’a-t-on dit.
La stupeur fit taire et rendit immobile toute la chambre.
— Nous allons mourir ! cria la duchesse de Chevreuse, toujours à genoux. Ah ! mon Dieu ! que ne suis-je restée en Angleterre ! Oui, confessons-nous ; je me confesse hautement : j’ai aimé,… j’ai été aimée de…
— C’est bon, c’est bon, dit la Reine, je ne me charge pas d’entendre jusqu’à la fin ; ce ne serait peut-être pas le moindre de mes dangers, dont vous ne vous occupez guère.
Le sang-froid d’Anne d’Autriche et cette seconde réponse sévère rendirent pourtant un peu de calme à cette belle personne, qui se releva confuse, et s’aperçut du désordre de sa toilette, qu’elle alla réparer le mieux qu’elle put dans un cabinet voisin.
— Doña Stephania, dit la Reine à une de ses femmes, la seule Espagnole qu’elle eût conservée auprès d’elle, allez chercher le capitaine des gardes : il est temps que je voie des hommes, enfin, et que j’entende quelque chose de raisonnable.
Elle dit ceci en espagnol, et le mystère de cet ordre, dans une langue que ces dames ne comprenaient pas, fit rentrer le bon sens dans la chambre.
La camériste disait son chapelet ; mais elle se leva du coin de l’alcôve où elle s’était réfugiée, et sortit en courant pour obéir à sa maîtresse.
Cependant les signes de la révolte et les symptômes de la terreur devenaient plus distincts au-dessous et dans l’intérieur. On entendait dans la grande cour du Louvre le piétinement des chevaux de la garde, les commandements des chefs, le roulement des carrosses de la Reine, qu’on attelait pour fuir s’il le fallait, le bruit des chaînes de fer que l’on traînait sur le pavé pour former les barricades en cas d’attaque, les pas précipités, le choc des armes, des troupes d’hommes qui couraient dans les corridors, les cris sourds et confus du peuple qui s’élevaient et s’éteignaient, s’éloignaient et se rapprochaient comme le bruit des vagues et des vents.
La porte s’ouvrit encore, et cette fois c’était pour introduire un charmant personnage.
— Je vous attendais, chère Marie, dit la Reine, tendant les bras à la duchesse de Mantoue : vous avez eu plus de bravoure que nous toutes, vous venez parée pour être vue de toute la cour.
— Je ne m’étais pas couchée, heureusement, répondit la princesse de Gonzague en baissant les yeux, j’ai vu tout ce peuple par mes fenêtres. Oh ! madame, madame, fuyez ! je vous supplie de vous sauver par les escaliers secrets, et de nous permettre de rester à votre place ; on pourra prendre l’une de nous pour la Reine, et, ajouta-t-elle en versant une larme, je viens d’entendre des cris de mort. Sauvez-vous, madame ! je n’ai pas de trône à perdre ! vous êtes fille, femme et mère de rois, sauvez-vous, et laissez-nous ici.
— Vous avez à perdre plus que moi, mon amie, en beauté, en jeunesse, et, j’espère, en bonheur, dit la Reine avec un sourire gracieux et lui donnant sa belle main à baiser. Restez dans mon alcôve, je le veux bien, mais nous y serons deux. Le seul service que j’accepte de vous, belle enfant, c’est de m’apporter ici dans mon lit cette petite cassette d’or que ma pauvre Motteville a laissée par terre, et qui contient ce que j’ai de plus précieux.
Puis, en la recevant, elle ajouta à l’oreille de Marie :
— S’il m’arrivait quelque malheur, jure-moi que tu la prendras pour la jeter dans la Seine.
— Je vous obéirai, madame, comme à ma bienfaitrice et à ma seconde mère, dit-elle en pleurant.
Cependant le bruit du combat redoublait sur les quais, et les vitraux de la chambre réfléchissaient souvent la lueur des coups de feu dont on entendait l’explosion. Le capitaine des Gardes et celui des Suisses firent demander des ordres par doña Stephania.
— Je leur permets d’entrer, dit la princesse. Rangez-vous de ce côté, mesdames ; je suis homme dans ce moment, et je dois l’être.
Puis, soulevant les rideaux de son lit, elle continua en s’adressant aux deux officiers : — Messieurs, souvenez-vous d’abord que vous répondez sur votre tête de la vie des princes mes enfants, vous le savez, monsieur de Guitaut ?
— Je couche en travers de leur porte, madame ; mais ce mouvement ne menace ni eux ni Votre Majesté.
— C’est bien, ne pensez à moi qu’après eux, interrompit la Reine, et protégez indistinctement tous ceux que l’on menace. Vous m’entendez aussi, vous, monsieur de Bassompierre ; vous êtes gentilhomme ; oubliez que votre oncle est encore à la Bastille, et faites votre devoir près des petits-fils du feu Roi son ami.
C’était un jeune homme d’un visage franc et ouvert.
— Votre Majesté, dit-il avec un léger accent allemand, peut voir que je n’oublie que ma famille, et non la sienne.
Et il montra sa main gauche, où il manquait deux doigts qui venaient d’être coupés.
— J’ai encore une autre main, dit-il en saluant et se retirant avec Guitaut.
La Reine émue se leva aussitôt, et, malgré les prières de la princesse de Guéménée, les pleurs de Marie de Gonzague et les cris de Mme de Chevreuse, voulut se mettre à la fenêtre et l’entr’ouvrit, appuyée sur l’épaule de la duchesse de Mantoue.
— Qu’entends-je ? dit-elle ; en effet, on crie : Vive le Roi !… Vive la Reine !
Le peuple, croyant la reconnaître, redoubla de cris en ce moment, et l’on entendit : À bas le Cardinal ! Vive M. le Grand !
Marie tressaillit.
— Qu’avez-vous ! lui dit la Reine en l’observant.
Mais, comme elle ne répondait pas et tremblait de tout son corps, cette bonne et douce princesse ne parut pas s’en apercevoir, et, prêtant la plus grande attention aux cris du peuple et à ses mouvements, elle exagéra même une inquiétude qu’elle n’avait plus depuis le premier nom arrivé à son oreille. Une heure après, lorsqu’on vint lui dire que la foule n’attendait qu’un geste de sa main pour se retirer, elle le donna gracieusement et avec un air de satisfaction ; mais cette joie était loin d’être complète, car le fond de son cœur était troublé par bien des choses et surtout par le pressentiment de la régence. Plus elle se penchait hors de la fenêtre pour se montrer, plus elle voyait les scènes révoltantes que le jour naissant n’éclairait que trop : l’effroi rentrait dans son cœur à mesure qu’il lui devenait plus nécessaire de paraître calme et confiante, et son âme s’attristait de l’enjouement de ses paroles et de son visage. Exposée à tous ces regards, elle se sentait femme, et frémissait en voyant ce peuple qu’elle aurait peut-être bientôt à gouverner, et qui savait déjà demander la mort de quelqu’un et appeler ses Reines.
Elle salua donc.
Cent cinquante ans après, ce salut a été répété par une autre princesse, comme elle née du sang d’Autriche, et Reine de France. La monarchie, sans base, telle que Richelieu l’avait faite, naquit et mourut entre ces deux comparutions.
Enfin, la princesse fit refermer ses fenêtres et se hâta de congédier sa suite timide. Les épais rideaux retombèrent sur les vitres bariolées, et la chambre ne fut plus éclairée par un jour qui lui était odieux ; de gros flambeaux de cire blanche brûlaient dans les candélabres en forme de bras d’or qui sortaient des tapisseries encadrées et fleurdelisées dont le mur était garni. Elle voulut rester seule avec Marie de Mantoue, et, rentrée avec elle dans l’enceinte que formait la balustrade royale, elle tomba assise sur son lit, fatiguée de son courage et de ses sourires, et se mit à fondre en larmes, le front appuyé contre son oreiller. Marie, à genoux sur le marchepied de velours, tenait l’une de ses mains dans les siennes, et, sans oser parler la première, y appuyait sa tête en tremblant ; car, jusque-là, jamais on n’avait vu une larme dans les yeux de la Reine.
Elles restèrent ainsi pendant quelques minutes. Après quoi la princesse, se soulevant péniblement, lui parla ainsi :
— Ne t’afflige pas, mon enfant, laisse-moi pleurer ; cela fait tant de bien quand on règne ! Si tu pries Dieu pour moi, demande-lui qu’il me donne la force de ne pas haïr l’ennemi qui me poursuit partout, et qui perdra la famille royale de France et la monarchie par son ambition démesurée ; je le reconnais encore dans ce qui vient de se passer, je le vois dans ces tumultueuses révoltes.
— Eh quoi ! madame, n’est-il pas à Narbonne ? car c’est le Cardinal dont vous parlez, sans doute ? et n’avez-vous pas entendu que ces cris étaient pour vous et contre lui ?
— Oui, mon amie, il est à trois cents lieues de nous, mais son génie fatal veille à cette porte. Si ces cris ont été jetés, c’est qu’il les a permis ; si ces hommes se sont assemblés, c’est qu’ils n’ont pas atteint l’heure qu’il a marquée pour les perdre. Crois-moi, je le connais, et j’ai payé cher la science de cette âme perverse ; il m’en a coûté toute la puissance de mon rang, les plaisirs de mon âge, les affections de ma famille, et jusqu’au cœur de mon mari ; il m’a isolée du monde entier ; il m’enferme à présent dans une barrière d’honneurs et de respects ; et naguère il a osé, au scandale de la France entière, me mettre en accusation moi-même ; on a visité mes papiers, on m’a interrogée ; on m’a fait signer que j’étais coupable et demander pardon au Roi d’une faute que j’ignorais ; enfin, j’ai dû au dévouement et à la prison, peut-être éternelle, d’un fidèle domestique[1], la conservation de cette cassette que tu m’as sauvée. Je vois dans tes regards que tu me crois trop effrayée ; mais ne t’y trompe pas, comme toute la cour le fait à présent, ma chère fille ; sois sûre que cet homme est partout, et qu’il sait jusqu’à nos pensées.
— Quoi ! madame, saurait-il tout ce qu’ont crié ces gens sous vos fenêtres et le nom de ceux qui les envoient ?
— Oui, sans doute, il le sait d’avance ou le prévoit ; il le permet, il l’autorise, pour me compromettre aux yeux du Roi et le tenir éternellement séparé de moi ; il veut achever de m’humilier,
— Mais cependant le Roi ne l’aime plus depuis deux ans ; c’est un autre qu’il aime.
La Reine sourit ; elle contempla quelques instants en silence les traits naïfs et purs de la belle Marie, et son regard plein de candeur qui se levait sur elle languissamment ; elle écarta les boucles noires qui voilaient ce beau front, et parut reposer ses yeux et son âme en voyant cette innocence ravissante exprimée sur un visage si beau ; elle baisa sa joue et reprit :
— Tu ne soupçonnes pas, pauvre ange, une triste vérité ; c’est que le Roi n’aime personne, et que ceux qui paraissent le plus en faveur sont les plus près d’être abandonnés par lui et jetés à celui qui engloutit et dévore tout.
— Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous ?
— Sais-tu combien il en a perdu ? poursuivit la Reine d’une voix plus basse et regardant ses yeux comme pour y lire toute sa pensée et y faire entrer la sienne ; sais-tu la fin de ses favoris ? T’a-t-on conté l’exil de Baradas, celui de Saint-Simon, le couvent de Mlle de La Fayette, la honte de Mme de Hautefort, la mort de M. de Chalais, un enfant, le plus jeune et le premier de tous ceux qui furent suppliciés, proscrits ou emprisonnés, tous ont disparu sous son souffle, par un seul ordre de Richelieu à son maître, et, sans cette faveur que tu prends pour de l’amitié, leur vie eût été paisible ; mais cette faveur est mortelle, c’est un poison. Tiens, vois cette tapisserie qui représente Sémélé ; les favoris de Louis XIII ressemblent à cette femme : son attachement dévore comme ce feu qui l’éblouit et la brûle.
Mais la jeune duchesse n’était plus en état d’entendre la Reine ; elle continuait à fixer sur elle de grands yeux noirs, qu’un voile de larmes obscurcissait ; ses mains tremblaient dans celles d’Anne d’Autriche, et une agitation convulsive faisait frémir ses lèvres.
— Je suis bien cruelle, n’est-ce pas, Marie ? poursuivit la Reine avec une voix d’une douceur extrême et en la caressant comme un enfant dont on veut tirer un aveu ; oh ! oui, sans doute, je suis bien méchante, notre cœur est bien gros ; vous n’en pouvez plus, mon enfant. Allons, parlez-moi ; où en êtes-vous avec M. de Cinq-Mars ?
À ce mot, la douleur se fit un passage, et, toujours à genoux aux pieds de la Reine, Marie versa à son tour sur le sein de cette bonne princesse un déluge de pleurs avec des sanglots enfantins et des mouvements si violents dans sa tête et ses belles épaules, qu’il semblait que son cœur dût se briser. La Reine attendit longtemps la fin de ce premier mouvement en la berçant dans ses bras comme pour apaiser sa douleur, et répétant souvent : — Ma fille, allons, ma fille, ne t’afflige pas ainsi !
— Ah ! madame, s’écria-t-elle, je suis bien coupable envers vous ; mais je n’ai pas compté sur ce cœur-là ! J’ai eu bien tort, j’en serai peut-être bien punie ! Mais, hélas ! comment aurais-je osé vous parler, madame ? Ce n’était pas d’ouvrir mon âme qui m’était difficile ; c’était de vous avouer que j’avais besoin d’y faire lire.
La Reine réfléchit un moment, comme pour rentrer en elle-même, en mettant son doigt sur ses lèvres.
— Vous avez raison, reprit-elle ensuite, vous avez bien raison, Marie, c’est toujours le premier mot qu’il est difficile de nous dire, et cela nous perd souvent : mais il le faut, et, sans cette étiquette, on serait bien près de manquer de dignité. Ah ! qu’il est difficile de régner ! Aujourd’hui, voilà que je veux descendre dans votre cœur, et j’arrive trop tard pour vous faire du bien.
Marie de Mantoue baissa la tête sans répondre.
— Faut-il vous encourager à parler ? reprit la Reine ; faut-il vous rappeler que je vous ai presque adoptée comme ma fille aînée ; qu’après avoir cherché à vous faire épouser le frère du Roi je vous préparais le trône de Pologne ? faut-il plus, Marie ? Oui, il faut plus ; je le ferai pour toi : si ensuite tu ne me fais pas connaître tout ton cœur, je t’ai mal jugée. Ouvre de ta main cette cassette d’or : voici la clef ; ouvre-la hardiment, ne tremble pas comme moi.
La duchesse de Mantoue obéit en hésitant, et vit dans ce petit coffre ciselé un couteau d’une forme grossière, dont la poignée était de fer et la lame très-rouillée ; il était posé sur quelques lettres ployées avec soin sur lesquelles était le nom de Buckingham. Elle voulut les soulever, Anne d’Autriche l’arrêta.
— Ne cherche pas autre chose, lui dit-elle ; c’est là tout le trésor de la Reine… C’en est un, car c’est le sang d’un homme qui ne vit plus, mais qui a vécu pour moi : il était le plus beau, le plus brave, le plus illustre des grands de l’Europe ; il se couvrit des diamants de la couronne d’Angleterre pour me plaire ; il fit naître une guerre sanglante et arma des flottes, qu’il commanda lui-même, pour le bonheur de combattre une fois celui qui était mon mari ; il traversa les mers pour cueillir une fleur sur laquelle j’avais marché, et courut le risque de la mort pour baiser et tremper de larmes les pieds de ce lit, en présence de deux femmes de ma cour. Dirai-je plus ? oui, je te le dis à toi, je l’ai aimé, je l’aime encore dans le passé plus qu’on ne peut aimer d’amour. Eh bien, il ne l’a jamais su, jamais deviné : ce visage, ces yeux, ont été de marbre pour lui, tandis que mon cœur brûlait et se brisait de douleur ; mais j’étais Reine de France…
Ici Anne d’Autriche serra fortement le bras de Marie.
— Ose te plaindre à présent, continua-t-elle, si tu n’as pas pu me parler d’amour ; et ose te taire quand je viens de te dire de telles choses !
— Ah ! oui, madame, j’oserai vous confier ma douleur, puisque vous êtes pour moi…
— Une amie, une femme, interrompit la Reine ; j’ai été femme par mon effroi, qui t’a fait savoir un secret inconnu au monde entier ; j’ai été femme, tu le vois, par un amour qui survit à l’homme que j’aimais… Parle, parle-moi, il est temps…
— Il n’est plus temps au contraire, reprit Marie avec un sourire forcé ; M. de Cinq-Mars et moi nous sommes unis pour toujours.
— Pour toujours ! s’écria la Reine ; y pensez-vous ? et votre rang, votre nom, votre avenir, tout est-il perdu ? Réserveriez-vous ce désespoir à votre frère le duc de Rethel et à tous les Gonzague ?
— Depuis plus de quatre ans j’y pense, et j’y suis résolue ; et depuis dix jours nous sommes fiancés…
— Fiancés ! s’écria la Reine en frappant ses mains ; on vous a trompée, Marie. Qui l’eût osé sans l’ordre du Roi ? C’est une intrigue que je veux savoir ; je suis sûre qu’on vous a entraînée et trompée.
Marie se recueillit un moment et dit :
— Rien ne fut plus simple, madame, que notre attachement. J’habitais, vous le savez, le vieux château de Chaumont, chez la maréchale d’Effiat, mère de M. de Cinq-Mars. Je m’y étais retirée pour pleurer mon père, et bientôt il arriva qu’il eut lui-même à regretter le sien. Dans cette nombreuse famille affligée, je ne vis que sa douleur qui fût aussi profonde que la mienne : tout ce qu’il disait je l’avais déjà pensé, et lorsque nous vînmes à nous parler de nos peines, nous les trouvâmes toutes semblables. Comme j’avais été la première malheureuse, je me connaissais mieux en tristesse, et j’essayais de le consoler en lui disant ce que j’avais souffert, de sorte qu’en me plaignant il s’oubliait. Ce fut le commencement de notre amour, qui, vous le voyez, naquit presque entre deux tombeaux.
— Dieu veuille, ma chère, qu’il ait une fin heureuse ! dit la Reine.
— Je l’espère, madame, puisque vous priez pour moi, poursuivit Marie ; d’ailleurs, tout me sourit à présent ; mais alors j’étais bien malheureuse ! La nouvelle arriva un jour au château que le Cardinal appelait M. de Cinq-Mars à l’armée ; il me sembla que l’on m’enlevait encore une fois l’un des miens, et pourtant nous étions étrangers. Mais M. de Bassompierre ne cessait de parler de batailles et de mort ; je me retirais chaque soir toute troublée, et je pleurais dans la nuit. Je crus d’abord que mes larmes coulaient encore pour le passé ; mais je m’aperçus que c’était pour l’avenir, et je sentis bien que ce ne pouvait plus être les mêmes pleurs, puisque je désirais les cacher.
Quelque temps se passa dans l’attente de ce départ ; je le voyais tous les jours et je le plaignais de partir, parce qu’il me disait à chaque instant qu’il aurait voulu vivre éternellement, comme dans ce temps-là, dans son pays et avec nous. Il fut ainsi sans ambition jusqu’au jour de son départ, parce qu’il ne savait pas s’il était… je n’ose dire à Votre Majesté…
Marie, rougissant, baissait des yeux humides en souriant…
— Allons ! dit la Reine, s’il était aimé, n’est-ce pas ?
— Et le soir, madame, il partit ambitieux.
— On s’en est aperçu en effet. Mais enfin il partit, dit Anne d’Autriche soulagée d’un peu d’inquiétude ; mais il est revenu depuis deux ans et vous l’avez vu ?…
— Rarement, madame, dit la jeune duchesse avec un peu de fierté, et toujours dans une église et en présence d’un prêtre, devant qui j’ai promis de n’être qu’à M. de Cinq-Mars.
— Est-ce bien là un mariage ? a-t-on bien osé le faire ? je m’en informerai. Mais, bon Dieu ! que de fautes, que de fautes, mon enfant, dans le peu de mots que j’entends ! Laissez-moi y rêver.
Et, se parlant tout haut à elle-même, la Reine poursuivit, les yeux et la tête baissés, dans l’attitude de la réflexion :
— Les reproches sont inutiles et cruels si le mal est fait : le passé n’est plus à nous, pensons au reste du temps. Cinq-Mars est bien par lui-même, brave, spirituel, profond même dans ses idées ; je l’ai observé, il a fait en deux ans bien du chemin, et je vois que c’était pour Marie… Il se conduit bien ; il est digne, oui, il est digne d’elle à mes yeux ; mais, à ceux de l’Europe, non. Il faut qu’il s’élève davantage encore : la princesse de Mantoue ne peut pas avoir épousé moins qu’un prince. Il faudrait qu’il le fût. Pour moi, je n’y peux rien ; je ne suis point la Reine, je suis la femme négligée du Roi. Il n’y a que le Cardinal, l’éternel Cardinal… et il est son ennemi, et peut-être cette émeute…
— Hélas ! c’est le commencement de la guerre entre eux, je l’ai trop vu tout à l’heure.
— Il est donc perdu ! s’écria la Reine en embrassant Marie. Pardon, mon enfant, je te déchire le cœur ; mais nous devons tout voir et tout dire aujourd’hui ; oui, il est perdu s’il ne renverse lui-même ce méchant homme, car le Roi n’y renoncera pas ; la force seule…
— Il le renversera, madame ; il le fera si vous l’aidez. Vous êtes comme la divinité de la France ; oh ! je vous en conjure ! protégez l’ange contre le démon ; c’est votre cause, celle de votre royale famille, celle de toute votre nation…
La Reine sourit.
— C’est ta cause surtout, ma fille, n’est-il pas vrai ? et c’est comme telle que je l’embrasserai de tout mon pouvoir ; il n’est pas grand, je te l’ai dit ; mais, tel qu’il est, je te le prête tout entier : pourvu cependant que cet ange ne descende pas jusqu’à des péchés mortels, ajouta-t-elle avec un regard plein de finesse ; j’ai entendu prononcer son nom cette nuit par des voix bien indignes de lui.
— Oh ! madame, je jurerais qu’il n’en savait rien !
— Ah ! mon enfant, ne parlons pas d’affaires d’État, tu n’es pas bien savante encore ; laisse-moi dormir un peu, si je le puis, avant l’heure de ma toilette ; j’ai les yeux bien brûlants, et toi aussi peut-être.
En disant ces mots, l’aimable Reine pencha sa tête sur son oreiller, qui couvrait la cassette, et bientôt Marie la vit s’endormir à force de fatigue. Elle se leva alors, et, s’asseyant sur un grand fauteuil de tapisserie à bras et de forme carrée, joignit les mains sur ses genoux et se mit à rêver à sa situation douloureuse : consolée par l’aspect de sa douce protectrice, elle reportait souvent ses yeux sur elle pour surveiller son sommeil, et lui envoyait, en secret, toutes les bénédictions que l’amour prodigue toujours à ceux qui le protègent ; baisant quelquefois les boucles de ses cheveux blonds, comme si, par ce baiser, elle eût dû lui glisser dans l’âme toutes les pensées favorables à sa pensée continuelle.
Le sommeil de la Reine se prolongeait, et Marie pensait et pleurait. Cependant elle se souvint qu’à dix heures elle devait paraître à la toilette royale devant toute la cour ; elle voulut cesser de réfléchir pour arrêter ses larmes, et prit un gros volume in-folio placé sur une table marquetée d’émail et de médaillons : c’était l’Astrée de M. d’Urfé, ouvrage de belle galanterie, adoré des belles prudes de la cour. L’esprit naïf, mais juste, de Marie ne put entrer dans ces amours pastorales ; elle était trop simple pour comprendre les bergers du Lignon, trop spirituelle pour se plaire à leur discours, et trop passionnée pour sentir leur tendresse. Cependant la grande vogue de ce roman lui en imposait tellement qu’elle voulut se forcer à y prendre intérêt, et, s’accusant intérieurement chaque fois qu’elle éprouvait l’ennui qu’exhalaient les pages de son livre, elle le parcourut avec impatience pour trouver ce qui devait lui plaire et la transporter : une gravure l’arrêta ; elle représentait la bergère Astrée avec des talons hauts, un corset et un immense vertugadin, s’élevant sur la pointe du pied pour regarder passer dans le fleuve le tendre Céladon, qui se noyait du désespoir d’avoir été reçu un peu froidement dans la matinée. Sans se rendre compte des motifs de son dégoût et des faussetés accumulées de ce tableau, elle chercha, en faisant rouler les pages sous son pouce, un mot qui fixât son attention ; elle vit celui de druide. — Ah ! voilà un grand caractère, se dit-elle ; je vais voir sans doute un de ces mystérieux sacrificateurs dont la Bretagne, m’a-t-on dit, conserve encore les pierres levées ; mais je le verrai sacrifiant des hommes : ce sera un spectacle d’horreur ; cependant lisons.
En se disant cela, Marie lut avec répugnance, en fronçant le sourcil et presque en tremblant ce qui suit :
«[2] Le druide Adamas appela délicatement les bergers Pimandre, Ligdamont et Clidamant arrivés tout nouvellement de Calais : Cette aventure ne peut finir, leur dit-il, que par extrémité d’amour. L’esprit, lorsqu’il aime, se transforme en l’objet aimé ; c’est pour figurer ceci que mes enchantements agréables vous font voir, dans cette fontaine, la nymphe Sylvie, que vous aimez tous trois. Le grand prêtre Amasis va venir de Montbrison, et vous expliquera la délicatesse de cette idée. Allez donc, gentils bergers ; si vos désirs sont bien réglés, ils ne vous causeront point de tourments ; et, s’ils ne le sont pas, vous en serez punis par des évanouissements semblables à ceux de Céladon et de la bergère Galatée, que le volage Hercule abandonna dans les montagnes d’Auvergne, et qui donna son nom au tendre pays des Gaules ; ou bien encore vous serez lapidés par les bergères du Lignon, comme le fut le farouche Amidor. La grande nymphe de cet antre a fait un enchantement… »
L’enchantement de la grande nymphe fut complet sur la princesse, qui eut à peine assez de force pour chercher d’une main défaillante, vers la fin du livre, que le druide Adamas était une ingénieuse allégorie, figurant le lieutenant général de Montbrison, de la famille des Papon : ses yeux fatigués se fermèrent, et le gros livre glissa sur sa robe jusqu’au coussin de velours où s’appuyaient ses pieds, et où reposèrent mollement la belle Astrée et le galant Céladon, moins immobiles que Marie de Mantoue, vaincue par eux et profondément endormie.