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Les Origines Du Christianisme (Solange Surdarsky)

Le document explore les origines du christianisme, en questionnant si Jésus en est le fondateur ou si l'Église a émergé plus tard. Jésus, juif vivant dans un contexte judaïque, n'a pas établi d'organisation ecclésiastique, mais a plutôt cherché à renouveler Israël, tandis que le terme 'christianisme' n'est devenu pertinent qu'après sa mort. La figure de Paul et la résurrection de Jésus jouent un rôle central dans la formation du christianisme, qui s'éloigne progressivement du judaïsme originel.

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Les Origines Du Christianisme (Solange Surdarsky)

Le document explore les origines du christianisme, en questionnant si Jésus en est le fondateur ou si l'Église a émergé plus tard. Jésus, juif vivant dans un contexte judaïque, n'a pas établi d'organisation ecclésiastique, mais a plutôt cherché à renouveler Israël, tandis que le terme 'christianisme' n'est devenu pertinent qu'après sa mort. La figure de Paul et la résurrection de Jésus jouent un rôle central dans la formation du christianisme, qui s'éloigne progressivement du judaïsme originel.

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Les origines du christianisme (Solange Sudarskis)

Contexte historique et question centrale : Jésus a-t-il fondé le christianisme ou


l’Église ?

Vers l’an 30 de notre ère, Jésus est crucifié par les Romains sous l’accusation d’être
le « roi des Juifs ». Trois siècles plus tard, l’empereur Constantin se convertit au
christianisme, qui devient rapidement la religion officielle de l’Empire romain.
Aujourd’hui, le Vatican est le siège de l’Église catholique apostolique et romaine,
supplantant Jérusalem comme centre spirituel. Cela pose la question fondamentale :
Jésus est-il à l’origine du christianisme ? A-t-il fondé l’Église ?

Jésus a vécu à l’intérieur d’Israël, a pensé sa théologie – son image de Dieu – au sein
du judaïsme et pour Israël ; même s’il a fallu attendre le Concile Vatican II pour que
l’Église lui rende sa judaïté (paragraphe 4 de Nostra Aetate): « Elle rappelle aussi
que les Apôtres, fondements et colonnes de l’Église, sont nés du peuple juif, ainsi
qu’un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l’Évangile du
Christ.»

Jésus n’est pas un fondateur de schisme. Jésus n’a pas fondé l’Église au sens
institutionnel. Il n’a pas mis en place un dispositif organisationnel qui servirait de base
à ce que l’Église est devenue.

Dans le judaïsme palestinien du Ier siècle, extraordinairement diversifié avant la


destruction du Temple en 70, Jésus représente, comme Jean le Baptiste, une forme
particulière de croyance, mais totalement intégrée au judaïsme. Il est un fils d’Israël,
juif, et propose une relecture de la tradition juive, avec une image de Dieu
miséricordieux et quelques signes d’ouverture vers les païens (représentés par les
publicains et les pécheurs), bien que cela soit amplifié après la résurrection.

Se demander si Jésus a fondé une Église est anachronique et dépourvu de sens.


Jésus visait le renouveau d’Israël, un Israël renouvelé et eschatologique (lié à la fin
des temps), inclusif et prêt à accueillir ceux que d’autres partis juifs réprouvaient. Il n’y

1
a pas de « christianisme » du vivant de Jésus ; son but était de rassembler un Israël
véritable.
Une conscience chrétienne naît plus tard, relativement rapidement, vers la fin du
Ier siècle, lorsque le mouvement se positionne de manière autonome. Le terme
« christianisme » est donc anachronique pour le Ier siècle ; on parle plutôt de groupes
de fidèles de Jésus, et ce n’est qu’au IVe siècle que la religion se distingue et
s’institutionnalise.

La propagation du christianisme : mystères et lacunes documentaires

On ignore en grande partie comment le christianisme s’est propagé.

Par exemple, on apprend l’existence d’une communauté chrétienne déjà développée


en Égypte, à Alexandrie, mais le Nouveau Testament ne dit rien sur comment
l’Évangile est passé de Jérusalem à Alexandrie. Le développement du mouvement à
l’intérieur de la Judée et jusqu’au bassin méditerranéen est mal documenté. Ce qu’on
peut dire c’est que là où il y avait des synagogues, des communautés chrétiennes
émergent, parfois non juives, mais c’est extrêmement difficile à reconstruire à partir
des récits du Nouveau Testament.

Les historiens soulignent une absence de documentation précise sur les mois et
années suivant la mort de Jésus. Les points fixes proviennent du Nouveau Testament :
la sortie de Jérusalem, la formation d’une communauté à Antioche (décisive pour le
développement ultérieur).(

Au début, on parle de « juifs messianiques » ou « juifs chrétiens », adoptant la foi en


Jésus comme Messie. Il faut attendre des dizaines d’années pour parler d’un
christianisme autonome. L’expression « chrétiens » est utilisée par simplification pour
désigner ceux qui croient en Jésus-Christ comme agent eschatologique envoyé par
Dieu pour le salut de l’humanité, mais au départ, ce sont des juifs professant que Jésus
est le Christ, mort et ressuscité, le Sauveur. Ces catégories (Messie, Christ) sont
purement juives, incompréhensibles pour les païens ; « Christ » signifie « oint » en
hébreu (messie), un rôle particulier, sans la connotation dogmatique accumulée sur
vingt siècles.

L’invention du christianisme commence par voir en Jésus le Christ ressuscité.

Cette confession de foi donne naissance à l’Église, mais à l’origine, l’Église n’est pas
une institution structurée. C’est un ensemble de communautés unies par la même foi,
sans organisation centralisée. On parle de petits groupes de fidèles se retrouvant dans
des maisons (30-40 personnes), très différent du christianisme comme religion
mondiale.

Au Ier siècle, le mot « ecclesia » (église) signifie simplement « assemblée », au sens


politique ou synagogal, sans connotation institutionnelle. C’est seulement au chapitre
5,11 des Actes des Apôtres que ce mot désigne la communauté : « Une grande crainte
saisit toute l’Église et tous ceux qui apprenaient cette nouvelle ». Auparavant, on parle

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de « communion » ou « disciples ». Influencé par la tradition juive (ecclesia pour
l’assemblée d’Israël dans la Bible grecque) et le monde grec (assemblée des hommes
libres), le terme s’impose progressivement. Paul, dans ses lettres, l’utilise pour des
communautés locales (ex. : l’église des Corinthiens, ou celle chez Priscille et Aquilas).

La distance entre le Royaume annoncé par Jésus et l’Église : le rôle de Paul

Selon une formule célèbre, Jésus a annoncé le Royaume, et c’est l’Église qui est
venue. Cette distance sépare-t-elle Jésus de Paul, vu comme l’inventeur de la nouvelle
religion ?

Le Royaume annoncé par Jésus est très différent de l’Église naissante. Après la mort
de Jésus, l’Église s’éloigne du judaïsme originel. Si Jésus revenait, il ne reconnaîtrait
probablement pas la religion développée par Paul.

Cependant, il n’y a pas de « blanc » entre la crucifixion/résurrection et Paul.

Les écrits de Paul aident des communautés païennes à vivre le christianisme. Son
apport est fondamental pour façonner le christianisme actuel, mais pas comme
inventeur radical.
Avec vingt siècles de recul et peu de sources, Paul ressort énormément car on a ses
épîtres (le plus de renseignements). Son succès vient du christianisme qu’il propose,
séducteur : un homme (Jésus) a prêché le salut, est mort et ressuscité. Paul est le
grand apôtre des Gentils (non-Juifs), qui deviennent majoritaires, le rendant central.

Le christianisme qui émerge est paulinien : il réfute la Loi juive, critique la circoncision,
refuse le casher et les fêtes juives. Jésus s’est transformé en Jésus-Christ,
personnalité divine, éloignée du prophète messianique juif. Au fil du temps, on
s’éloigne du Jésus terrestre, juif, pour un Jésus spiritualisé, fils de Dieu dès l’origine
(au lieu de fils de David, messie d’Israël). Les Évangiles montrent ce doublement :
Jésus humain (marchant sur l’eau, calmant la tempête comme Dieu). Le nœud est là :
Jésus devient homme et Dieu, Verbe incarné.

Jésus évolue dans le judaïsme, même s’il peut être vu comme un grand hérésiarque.
Le christianisme se forme quand on professe « Jésus est Dieu », nouveauté absolue.
Les conciles des IVe-Ve siècles débattent de cela : Jésus est-il totalement homme,
totalement Dieu, ou les deux ? On accepte la double nature.

La crucifixion et la résurrection : fondement de la foi

L’exécution de Jésus sur la croix marque la ruine des espoirs de ses disciples. La
croyance en sa résurrection permet de surmonter cela. La crucifixion prend les
disciples au dépourvu ; ils attendaient une ère triomphale. Dans Luc, ils changent leurs
espérances via des apparitions ou un processus intime. Les premières confessions de
foi : « Il est mort et ressuscité » – une mort infamante (croix pour esclaves, abominable
pour Juifs et païens). C’est un scandale pour les Juifs (messie crucifié introuvable dans
les Écritures), une folie pour les Grecs. Les Évangiles montrent un désarroi : trahison

3
(Judas), reniement (Pierre), fuite des disciples ; seules des femmes regardent de loin.
Le groupe se reconstitue car Jésus se manifeste. Quelque chose s’est passé :
résurrection pour les croyants, expérience religieuse pour d’autres.

Les apparitions en Galilée ou Jérusalem, correspondant à des groupes : Paul (vers


50) dit que le corps ressuscité n’est pas de chair ; les Évangiles (80-100) insistent sur
le corporel (toucher, manger du poisson). Il y a donc des divergences dès les traditions
anciennes

Les croyances en immortels existaient déjà (ex. : Platon sur Socrate enlevé aux cieux),
mais elles ne sont pas universelles. Dans « Matthieu, certains doutent même face au
ressuscité. Paul liste les témoins : Pierre d’abord, puis les Douze, 500 frères, Jacques,
apôtres, et lui-même (comme avorton). C’est une tradition des années 30, un credo
liturgique.

L’historien ne juge pas la vérité, mais constate les effets : cet événement fonde le
christianisme.
Le rôle de Pierre : une figure complexe

Pierre est le premier à voir le ressuscité, cela l’introduirait-il comme successeur ?


Dans «Matthieu 16:18 (« Tu es Pierre, sur cette pierre je bâtirai mon église »), cela
pourrait remonter à la communauté primitive de Jérusalem, où Pierre en était le
représentant. Mais Marc et Luc l’omettent, et cela est impensable si c’est historique.
Cela réfère à une symbolique juive : la pierre cosmique du Temple (jonction ciel-terre).
Pierre reçoit les clés du Royaume, mais son portrait est ambivalent : fonceur, gaffeur,
impulsif, douteur, reniant trois fois Jésus (récupéré dans Jean 21 par triple affirmation
d’amour).

Pierre est porte-parole des Douze, mais mal comprenant (paroles, passion). la
Tradition ne l’idéalise pas ; il illustre le croyant faillible par de multiples portraits :
impulsif, inconstant, reconnaissant Jésus comme Christ, mais remettant en cause sa
mort.
D’autres figures comme Pierre, Paul, Jacques (frère de Jésus) sont emblématiques,
variant selon les textes. Pierre symbolise plus qu’il n’exerce un pouvoir ; proche de
Jésus, continuant en Palestine, puis ailleurs (Corinthe, Rome ?). Cependant, il n’est
pas désigné chef unique par Jésus ; dans Matthieu,16, le pouvoir est, certes, donné à
Pierre, il l’est aussi aux autres (Matthieu. 18,4).

Ce contre-sens historique a influé sur l’Église catholique.

À Jérusalem (années 30-40), la communauté lutte pour survivre. La famille de Jésus,


menée par Jacques le frère du Seigneur (ainsi nommé par Hégésippe, Épiphane de
Salamine, Eusèbe de Césarée et même par Paul de Tarse), s’oppose au groupe des
disciples mené par Pierre. Jacques le Juste, est appelé frère du Seigneur par Paul
et frère de Jésus par Flavius Josèphe. La question de son identité historique ne

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rencontre pas un accord unanime chez les historiens. Traditionnellement identifié à un
frère de l’Apôtre Jude, on voit en lui non point l’un des Douze, mais un parent de Jésus.
Alors, « Jésus avait-il un frère ? » comme l’écrit aussi Matthieu en 13,55 : « N’est-ce
pas le fils du charpentier ? n’est-ce pas Marie qui est sa mère ? Jacques, Joseph,
Simon et Jude, ne sont-ils pas ses frères ? »

La question de la succession de Jésus : absence d’organisation et émergence


des figures clés.

Persuadé que le royaume de Dieu se manifesterait de son vivant, Jésus n’a pas
organisé sa succession. Cette question ne se pose qu’après sa mort, et parmi les
disciples, Pierre semble initialement désigné pour succéder au maître. Cependant,
l’Évangile de Matthieu est le seul à soutenir ouvertement la cause de Pierre. À
l’inverse, le Livre des Actes des Apôtres, qui décrit la première communauté
chrétienne, met en avant la famille de Jésus, et particulièrement Jacques, le frère du
Seigneur.
Dans les premiers chapitres des Actes, l’organisation de la communauté semble
tourner autour de personnalités comme Pierre, Jacques et Jean, les disciples de
Jésus. Pourtant, au fil des années, il apparaît que c’est en réalité la famille qui assure
une forme de succession dynastique. Jacques, en tant que représentant de la famille
de Jésus, prend en charge la communauté chrétienne de Jérusalem. Cela est
étonnant, car les Actes placent la famille de Jésus, y compris Marie sa mère, au milieu
du cercle des Douze Apôtres, une attestation unique que les Évangiles ne relatent pas.

L’interprétation proposée est que Luc, l’auteur des Actes et historien de la continuité,
cherche à manifester les éléments reliant les événements entre eux pour tisser une
continuité théologique. Il met ainsi en évidence la position de la famille de Jésus,
notamment de sa mère, avec les Douze, juste après la Résurrection et avant
l’Ascension. Cela rassemble les éléments constitutifs du réseau relationnel de Jésus
durant sa vie. L’auteur des Actes tend à décrire non pas ce qui se passe réellement,
mais ce qui devrait se passer : une communauté profondément unie. Il sait qu’il y a
des tensions à Jérusalem, mais il invite à l’unité, en insistant sur des sommaires où la
communauté est décrite comme unanime, d’un seul cœur, assidue à la prière, incluant
les disciples, quelques femmes, Marie la mère de Jésus et ses frères. Luc laisse
entendre qu’il n’y a plus de tensions entre les disciples et la famille de Jésus. Pourtant,
il est probable que la famille ait eu une attitude réservée, voire négative, envers les
activités de Jésus. Dans l’Antiquité, les rapports familiaux étaient très forts, et Jésus
était perçu comme un marginal, un outsider. Il est fort probable que la famille ait réagi
négativement à cela.

Dans l’Évangile de Luc (14,26), Jésus déclare que quiconque vient à lui sans haïr son
père, sa mère ou son épouse ne peut être son disciple. Dans celui de Matthieu 10,37,
celui qui aime son père ou sa mère plus que lui n’est pas digne de lui.

Les aspects négatifs de la famille de Jésus dans les Évangiles

5
Il est étrange que les Évangiles insistent sur les aspects négatifs de la famille de Jésus,
excepté sa mère. Par exemple, dans Luc, il est question des rapports de Jésus avec
les siens lors de son activité à Nazareth, où sa famille habite et où ses sœurs sont
mariées. Dans l’Évangile de Marc, les membres de sa famille tentent de l’arrêter,
s’opposant à son messianisme et à sa manière de propager ses idées. Ils attendent
dehors pour lui parler, et Jésus répond : « Qui sont ma mère et mes frères ? »,
désignant ceux assis autour de lui comme sa vraie famille.
Marc décrit ces tensions au chapitre 3 : Jésus exorcise des démons et guérit des
malades, mais sa famille le croit fou ou possédé par un démon. Jésus affirme alors
que sa vraie famille est composée de ses disciples. Dans la jeune communauté
chrétienne après Pâques, on est conscient du scandale de cette incompréhension de
la part de la famille et des gens de Nazareth.

Dans l’Évangile de Jean au chapitre 7, les frères de Jésus l’invitent à monter à


Jérusalem pour se manifester, ne comprenant pas que sa mission se réalise
humblement. Les disciples ont la même difficulté. Jean note perfidement que ses frères
ne croyaient pas en lui.

Une hypothèse défendue par des spécialistes est que les Évangiles de Marc et de
Jean ne reflètent pas la situation exacte des rapports familiaux, mais des luttes de
pouvoir et d’influence entre les communautés associées à ces textes. Ils chercheraient
à déconsidérer la famille en montrant qu’elle ne l’avait pas soutenu ni compris, et que
Jésus les avait implicitement déshérités, affirmant que sa vraie famille est celle des
croyants.
Même si la famille croit, elle n’a pas de statut supérieur.

Un autre texte intéressant est celui de Jésus sur la croix, où il confie sa mère au
disciple bien-aimé. Certains y voient une preuve qu’il n’avait pas de frères, mais cela
passe à côté du sens : Jésus constitue une nouvelle communauté rassemblant
disciples et famille, où le vrai disciple et membre de famille est celui qui se comporte
comme le disciple aimé.

Les frères et sœurs de Jésus : débats historiques et théologiques

La communauté après la mort de Jésus regroupe compagnons, partisans, membres


de la famille et frères de Jésus. Cela surprend, car la tradition catholique n’a jamais
accordé à Marie d’avoir eu d’autres enfants que Jésus. Pourtant, durant le premier
siècle, c’était différent. À la fin de l’Antiquité et au Moyen Âge, l’Église impose
vigoureusement que Marie était vierge lors de la conception de Jésus et toute sa vie,
et que Joseph n’avait jamais couché avec elle. Cela contraste avec les premiers textes
chrétiens, où Jésus a des frères et des sœurs.

Dans l’Évangile de Marc au chapitre 6, l’évangéliste cite les noms des frères de Jésus :
Jacques, Joseph, Judas et Simon, et sous-entend qu’il avait au moins deux sœurs.
Derrière ces noms traduits en hébreu se cachent subtilement ceux des grands

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fondateurs d’Israël : Jacques (Jacob), Joseph, Judas et Simon (patriarches des tribus).
C’est une famille très patriote. Marc parle sans réticence de la mère, des frères et des
sœurs de Jésus. Ce texte a posé des problèmes dans l’Église en raison d’une
affirmation christologique : Jésus comme Fils unique du Père, interprétée
biologiquement, rendant indécente l’idée de frères et sœurs.
Marc ignore la naissance virginale, mais même Luc et Matthieu, qui la reprennent,
parlent des frères et sœurs. Il n’y a aucune raison de prendre les mots au sens figuré ;
les textes doivent être compris littéralement. Dans Luc, Marie met au monde son
« premier-né », suggérant d’autres enfants. Les évangélistes après Paul parlent des
frères et sœurs sans interprétation artificielle, et c’est cette lecture qui prévaut
aujourd’hui, même dans l’exégèse catholique.

Le problème émerge quand Marie est proclamée éternellement vierge, lors de


l’élaboration de la doctrine de la conception miraculeuse. Pendant des siècles, les
théologiens expliquent l’inexplicable. Cette doctrine reflète la perception théologique
de la sexualité aux IVe et Ve siècles : négative. Elle se fonde sur des textes de la fin
du Ier siècle mentionnant la virginité à la naissance, et sur des citations détournées de
la Bible grecque. Les récits de naissance sont contradictoires, et la virginité vient d’une
prophétie mal interprétée pour placer Jésus dans un contexte davidique.
La doctrine se développe avec Ambroise et Augustin, quand le péché originel devient
une maladie sexuellement transmissible, sauf pour Marie et Jésus. Cela n’apprend
rien sur Marie historiquement ni sur la relation biologique entre Jacques et Jésus. Dans
Marc, Jésus est appelé « fils de Marie », ce qui peut impliquer un père inconnu, car on
désignait habituellement les gens comme fils de leur père. Une hypothèse est que
Jésus était un enfant illégitime de Marie, accepté par Joseph, idée retrouvée dans la
littérature polémique juive postérieure (Jésus fils d’un légionnaire romain). C’est peut-
être de la diffamation, mais considéré sérieusement par certains spécialistes.

Des sources non chrétiennes, comme le philosophe païen Celse, rapportent que Jésus
était fils d’un soldat romain, mais cela vient de sources juives, et les chrétiens y voient
une calomnie. L’historien peine à gérer ces documents manipulés. Sur la naissance
virginale, il faut interroger l’intention théologique avant l’historicité. Affirmer que Marie
était vierge avant la naissance est une chose ; prétendre qu’elle l’est restée toute sa
vie (dogme de l’Immaculée Conception) est un développement tardif difficile à soutenir.

Pourtant, la théologie affirme que Marie a donné des frères et sœurs à Jésus sans
relations sexuelles, voyant la sexualité négativement.

Les protestants refusent de dénigrer les fondements catholiques, notant que les
protestants ont leurs propres fables. Le problème des frères émerge quand on insiste
sur la virginité pendant et après la naissance. Il est résolu de plusieurs manières : un
texte du IIe siècle (le Protoévangile de Jacques, ou Nativité de Marie) dit que Joseph,
en IX.2, âgé, avait des enfants d’un premier mariage, faisant des frères des demi-
frères de Jésus, fils de Joseph mais pas de Marie.

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Une autre ligne, développée par Jérôme au IVe siècle, affirme que les frères sont fils
d’une autre Marie, rendant Jacques cousin de Jésus. Sa démonstration est peu
crédible, mais convainc les convaincus. Dans la tradition catholique, Jacques reste
cousin. On argue que les textes grecs sont marqués par une culture sémitique, où
« frères » (adelphos) signifie proches parents ou cousins. Mais en grec, il y a des
termes distincts pour frères et cousins (anepsios), et l’historien n’a pas de raison
d’interpréter autrement.
Cette lecture est confirmée par Paul, qui parle de « Jacques le frère du Seigneur », et
adelphos signifie frère, pas cousin. Paul n’utilise pas anepsios. Au niveau historique,
en respectant l’autre position, ces frères sont de même père et mère, pas au sens
large de parenté. La question reflète l’étonnement entre l’identité juive palestinienne
de Jésus et l’affirmation de foi en son unicité, menant à des spéculations sur les deux
natures. Maintenir que Jésus appartient biologiquement à une famille avec frères et
sœurs confirme son appartenance au judaïsme, son humanité concrète.

Jacques : figure éminente


Non seulement Jésus a eu des frères, mais Jacques est vite devenu une figure
éminente.
Le plus célèbre, connu comme James en anglais, de l’hébreu Ya’akov (prononcé yakov
ou yakovers à l’époque). Probablement le plus doué après Jésus. Jacques est la clé
de nombreux mystères, un personnage mystérieux, fondamental pour comprendre les
conflits internes à la communauté chrétienne et avec le judaïsme.

C’est un personnage clé mais problématique, avec des images contradictoires chez
Paul et dans les Actes. Comment est-il devenu majeur ? Paul dans la Première épître
aux Corinthiens témoigne que le Christ ressuscité est apparu à Jacques, une histoire
unique que seul Paul connaît. Cette apparition, listée dans 1 Corinthiens 15,
représente une deuxième vague après celle centrée sur Pierre.

Le texte est construit comme un TGV avec deux rames parallèles : apparitions à
Pierre, aux Douze, à plus de 500 frères, puis à Jacques. Le reste du Nouveau
Testament n’y fait aucune allusion, montrant que les documents ne donnent pas
beaucoup d’importance à Jacques. Pierre et Jacques n’ont laissé aucune trace
directe ; on en parle via des conflits ou des présentations extérieures.

En examinant les textes comme en stratigraphie, au milieu du Ier siècle, regarder en


arrière est obscur. Jacques disparaît dans la tradition évangélique plus récente, alors
qu’il est présent chez Paul. Dans les Actes, il est de première importance. La tradition
fluctue.
Chronologiquement : dans l’Épître aux Galates (années 50), Jacques a une certaine
importance, avec des tiraillements entre ses partisans et Paul. Dans Marc (65-70),
simple mention comme frère. Dans les Actes (plus tard), Jacques est le chef clé de
Jérusalem.
Paul, témoin de la première heure, confirme que Jacques était important à Jérusalem,

8
comme Luc. Selon les Actes, la disparition de Pierre (mort ou exil) correspond à la
prise de pouvoir par Jacques. Durant la première décennie et une partie de la
deuxième après la mort de Jésus, Pierre est le principal chef, mais dans les réunions,
Pierre parle en premier, Jacques en dernier, avec ambivalence.
Selon Luc et les apocryphes, Pierre disparaît : il se déplace, sort de prison libéré par
un ange, part vers d’autres lieux. Jacques a alors champ libre à Jérusalem. Lors de
l’assemblée de Jérusalem (48-49), Jacques est l’homme fort.
Deux mystères : pourquoi Jacques succède-t-il à Pierre ? Et pourquoi une telle autorité
à quelqu’un hors des Douze ? Réponses : dans la famille, succession dynastique ;
pour les disciples, par affinité. En 30 après J.-C., le christianisme est naissant : Jésus
est perçu différemment par Galiléens, Judéens. Suite aux apparitions, Jacques
émerge comme figure nouvelle, avec la famille.

C’est une rivalité classique entre famille et compagnons, comme dans l’école
lacanienne ou philosophique. Parallèles dans l’islam après Mahomet, ou chez les
Mormons : propagation via famille ou disciples.
Dans le christianisme primitif, succession affinitaire avec Pierre (disciple succède au
maître), dynastique avec Jacques (membre de famille).
On fait appel à la famille pour régler les problèmes. Jacques est un juif pieux, respecté,
pratiquant la loi, allant au temple, comme les premiers chrétiens à Jérusalem. Il incarne
une continuité familiale et inscrit la foi au Christ dans le judaïsme. L’Épître de Jacques
reflète peut-être ses opinions conservatrices, proches d’un juif pieux orthodoxe, fidèle
à Jésus.

Selon Flavius Josèphe, Jacques meurt lapidé en 62 à l’instigation du grand prêtre


Hanane, vu comme rival. Il est connu comme Jacques le Juste, fidèle à la loi, un
ascète.

La tradition chrétienne place une épître sous son nom à la fin du Nouveau Testament,
mais efface paradoxalement son souvenir. Jacques apparaît initialement central, puis
marginal, oublié, réutilisé symboliquement.

Il souffre de trois handicaps :


1) Frère de Jésus à une époque où Jésus n’est plus supposé en avoir (embarrassant).

2) Juif strict, fidèle à la loi mosaïque, pas positif envers les païens, alors que l’histoire
va vers l’abandon de la loi et la prééminence des gentils (fossile dépassé).
3) Chef de l’Église de Jérusalem, initialement dominante, mais Rome devient
principale avec Pierre et Paul comme patrons (anachronique).
Il perd son identité : de frère, il devient cousin, identifié à Jacques d’Alphée, un apôtre
sans personnalité. Victime de la déjudaïsation progressive de l’Église.

9
Juste après la mort de Jésus, du vivant de Jacques, Pierre et les Douze, la
communauté primitive est animée par l’espérance imminente du royaume. Ils se
disputent les places dans ce nouvel ordre, un royaume d’Israël purifié de l’occupation
romaine, terrestre.

Les Promesses de Jésus concernant le Royaume de Dieu

Selon les Évangiles, Jésus avait promis à ses disciples qu’ils partageraient avec lui le
royaume de Dieu. Ce royaume est désigné de manière ambivalente : tantôt comme le
royaume d’Israël, évoquant une restauration politique et terrestre de la nation juive,
tantôt comme le royaume des cieux, suggérant une dimension spirituelle,
eschatologique ou céleste. Jésus proclamait l’éruption imminente de ce royaume, avec
une espérance à court terme. Il espérait que son message recevrait un accueil
favorable du peuple juif, menant à une adhésion massive et à une instauration quasi
naturelle du royaume, que Dieu parachèverait rapidement. Cette promesse s’inscrit
dans un contexte messianique où la mort de Jésus pose des questions cruciales :
marque-t-elle le déclenchement immédiat d’une crise divine pour réaliser le royaume,
ou un report à l’avenir ? Pour de nombreux Juifs non convertis, Jésus apparaît comme
un faux prophète, car le royaume ne s’est pas matérialisé malgré ses annonces.

Juste après la mort de Jésus, les attitudes des disciples varient d’un récit évangélique
à l’autre, oscillant entre espoirs persistants et désespoir profond. Cependant, les
Évangiles s’accordent sur un point central : le désarroi général des disciples, leur
défaitisme face à l’échec apparent.

La crucifixion s’est déroulée sans signe prodigieux, sans prodige divin, et sans le
retournement des événements que les disciples avaient peut-être espéré jusqu’au
dernier moment – un rebond miraculeux de Jésus ou une intervention divine pour
annoncer l’arrivée du royaume.
L’annonce de la résurrection les prend à revers, comme une nouvelle inattendue qui
les force à se retourner et à revenir à Jérusalem. Un exemple symbolique fort est
l’histoire des pèlerins d’Emmaüs, qui tournent le dos à Jérusalem, métaphore probable
du constat d’échec messianique après la mort de Jésus, crucifié par les Romains avec
possible implication des autorités juives. Pour ceux n’ayant pas bénéficié d’apparitions
du ressuscité, rien ne suggère un événement radicalement nouveau ; Jésus reste un
prophète trompé pour une grande partie des Juifs.

Les attentes eschatologiques et politiques : restauration d’Israël ou royaume


spirituel ?

Le royaume promis par Jésus est envisagé sous un horizon principalement terrestre,
avec une conclusion imminente sur la terre d’Israël. Dans l’Évangile
selon Matthieu,19,28, le logion des 12 trônes – une parole attribuée à Jésus – promet
aux disciples qui l’ont suivi de siéger sur douze trônes lors de la nouvelle création,
lorsque le Fils de l’homme sera assis sur son trône de gloire, pour juger (ou régir) les
douze tribus d’Israël. Ce texte est riche : le verbe grec pour «juger» traduit l’hébreu

10
«chafat», qui signifie non seulement juger mais aussi gouverner ou exercer un pouvoir.
Si cette parole remonte au Jésus historique, elle permet une double lecture : une
promesse de participation des disciples à un gouvernement terrestre d’Israël dans son
entier, ou une vision eschatologique plus large. C’est en exprimant l’abandon total des
biens des disciples que Pierre reçoit en réponse cette assurance de leur rôle dans le
renouvellement d’Israël. Cela implique que les douze doivent rénover Israël, anticipant
un royaume céleste pour certains (où ils monteront à l’appel du ressuscité) ou terrestre
pour d’autres (sur la terre d’Israël purifiée des Romains).

Le Symbolisme et la Composition du Groupe des Douze Disciples

Jésus rassemble autour de lui douze disciples, un nombre hautement symbolique


évoquant les douze tribus d’Israël, exprimant une prétention à rassembler et
renouveler Israël autour de la proclamation du royaume. Au début des Actes des
Apôtres, le groupe est reconstitué après la trahison de Judas, soulignant son
importance pour la mission eschatologique. Judas faisait partie des douze, et sa
défection nécessite un remplacement pour maintenir l’intégrité symbolique. Jésus
n’institue pas les douze de manière solennelle ou publique ; c’est un fait progressif : il
constate un groupe fidèle proche de lui et lui donne un sens symbolique, les envoyant
aux douze tribus. Trois listes des disciples apparaissent dans Matthieu, Marc et Luc,
mais elles ne concordent pas exactement, avec des variations de noms et de places.
Le groupe n’est pas rigide : un cercle restreint d’intimes (les douze) est entouré d’un
cercle plus large d’adhérents, incluant Joseph d’Arimathée, Zachée, des femmes
comme celles mentionnées en Luc 8 (Marie de Magdala, etc.). Les douze ne sont pas
nécessairement douze fixes ; c’est un chiffre symbolique, avec un quatuor de tête
(Pierre comme leader, Jacques, Jean, André) et des frontières flexibles. Des
anecdotes révèlent une mentalité parfois sectaire : débats sur « qui est le plus grand
» (récurrents, même au moment ultime), ou réactions hostiles envers d’autres
accomplissant des miracles en son nom sans appartenir au groupe (« appeler le feu
du ciel sur eux »). Cela montre une attitude étroite : « nous sommes le vrai groupe ».

Espoirs de Restauration d’Israël dans le Contexte du Judaïsme Palestinien

Dans les Actes des Apôtres (Chap.1,06), les disciples interrogent le ressuscité pendant
ses 40 jours avec eux : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le
royaume pour Israël ?» Cela reflète l’attente dominante dans le judaïsme palestinien
des années 30 : une restauration d’Israël par Dieu ou un envoyé, libérant le peuple du
poids des païens romains.
L’occupation romaine est humiliante pour un peuple conscient de témoigner de la
sainteté de Dieu dans un monde païen ; elle empêche même cette mission, avec des
non-Juifs (Grecs) habitant la Terre sainte et des temples païens. Pour les
traditionalistes, la situation est inacceptable. L’espoir varie mais converge sur la
restauration de la pureté d’Israël : terrassement des impies (Romains comme vecteurs
du mal), conversion des pécheurs internes, instauration d’une théocratie.
Les zélotes (ou «élotes») défendent cette lecture théocratique, avec des mouvements

11
de rébellion croissants contre les gouverneurs romains féroces – pillages, rançons,
qualifiés de « brigands » ou « sikarioi » (porteurs de sica, poignard court). Entendre
parler du royaume de Dieu évoque inévitablement une théocratie rétablie sur la terre
d’Israël, remplaçant l’économie artificielle sous occupation, où rois et grands prêtres
collaborent avec l’ennemi. Cependant, les Évangiles sont silencieux sur une épaisseur
politique à l’action de Jésus ; les sources postérieures réécrivent l’histoire à la lumière
de l’échec politique, ne permettant pas d’hypothétiser que la libération militaire était
prioritaire pour lui.

Jésus défend un idéal de réforme d’Israël, mais sans discours nationaliste légitimant
la violence. Les disciples s’attendaient à la restauration du royaume d’Israël, comme
en témoigne l’histoire d’Emmaüs où les pèlerins expriment leur tristesse : ils espéraient
que Jésus libérerait Israël du joug romain.

Des pièces de monnaie de l’an 66 portent des slogans pour la libération d’Israël,
reflétant des espoirs partagés par de nombreux Juifs partis en guerre. Pourtant, la
prédication de Jésus manque de traits spécifiques du nationalisme juif. L’occupation
romaine est vue comme source d’exactions et d’impureté, mais Jésus l’aborde
symboliquement : l’exorcisme du démon « Légion » (évoquant les troupes romaines)
implique que Dieu intervient en chassant les démons matérialisant l’occupation, sans
organiser de révolte politique. Il déclare : « C’est par le doigt de Dieu que j’expulse les
démons, alors le royaume de Dieu a fait éruption jusqu’à vous.» Ses actes sont
apolitiques a priori, liés à la libération personnelle plutôt qu’activiste. Jésus se présente
comme un prophète annonçant l’irruption incroyable du royaume, avec des disciples
plutôt que des partisans armés.

Flavius Josèphe décrit d’autres prophètes exécutés par les Romains pour promesses
de signes (comme un prophète égyptien promettant la chute des murailles de
Jérusalem), perçus comme menaces séditieuses. Josèphe, dans ses œuvres (Guerre
des Juifs vs. Antiquités juives), atténue ces aspects dans les versions tardives pour ne
pas présenter les figures juives comme dangereuses pour Rome. Les Évangiles
minimisent la menace, avec des phrases comme « rendre à César ce qui est à César
», mais pour les Romains, deux royaumes ne coexistent pas ; Pilate voit une guerre
potentielle. Paradoxalement, pour Jésus, le royaume commence déjà
indépendamment de l’expulsion romaine ou d’une purification militaire.
Dans les Évangiles synoptiques, des éléments soutiennent deux tendances : un
royaume intérieur (« le royaume de Dieu est en vous », parabole de la graine de
moutarde comme petite chose grandissante) et un eschatologique (fin des temps,
destruction du Temple). Cela pourrait résulter d’un processus éditorial, attribuant la
première au Jésus historique et la seconde à des rédacteurs tardifs, ou refléter des
réactions variées de Jésus. Historiquement, sa crucifixion avec un panneau « roi des
Juifs » montre que sa proclamation fut comprise politiquement par certains (dans
l’évangile selon Marc : C’était la troisième heure, quand ils le crucifièrent. L’inscription
indiquant le sujet de sa condamnation portait ces mots : Le roi des Juifs. ».

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Rien ne confirme que Jésus espéra régner sur Israël, mais Israël n’était pas secondaire
pour lui.
Aucune prophétie attribuée à Jésus ne s’est réalisée, pourtant les premières
générations persistent dans l’attente, comme dans les Actes

Dans les Actes (chapitre 1), Jésus répond aux disciples : « Vous n’avez pas à
connaître les temps que le Père a fixés, mais vous recevrez la puissance du Saint-
Esprit.» Cela témoigne du problème persistant : les disciples demandent la
restauration du royaume d’Israël. Luc présente cela comme interrogation initiale, puis
change les priorités via tout le livre : déni de maîtrise apocalyptique du temps (pas de
calendrier pour la fin), transfert de l’attention à un programme de témoignage animé
par l’Esprit (sur le ressuscité), et déplacement de l’espoir d’une restauration pour Israël
à un témoignage universel (Jérusalem, Judée, Samarie, extrémités de la terre). Les
disciples sont détournés d’un rétablissement politique imminent vers un
accomplissement divin seul, avec un écart temporel rempli par une œuvre
missionnaire. Cette promesse, proclamée par le ressuscité (seule parole dans les
Actes), est prodigieusement habile : elle énonce le plan du livre, où le Christ agit à
travers les disciples.

Évolution des Attentes : De l’Imminence à la Spiritualisation

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Vingt à trente ans après la crucifixion, il est clair que le royaume d’Israël ne sera pas
restauré ; le royaume de Dieu ne s’établit pas sur terre incluant Israël. Pourtant, les
disciples (y compris gentils) peinent à abandonner l’espérance eschatologique
attachée à Israël 20-40 ans plus tard. L’auteur des Actes crée une situation où cette
espérance n’existe plus, glissant d’un royaume historique à un spirituel. À l’époque des
premiers écrits chrétiens, l’avenir suscite débats : attentes impatientes, mouvements
apocalyptiques, ou position pharisienne (accepter l’occupation, prier pour l’occupant,
conscience d’une réalité céleste supérieure, remplaçant temps par espace). Paul
modifie les interprétations : Jésus comme professeur de morale attendant un royaume
politique/national, exécuté par Rome craignant son instauration. Paul élimine le
nationalisme, faisant agir le ressuscité au plan individuel : résurrection comme
système théologique promettant immortalité et salut à ceux attachés à Jésus. Dans
ses épîtres anciennes (aux Thessaloniciens, Corinthiens), Paul anticipe son retour
imminent comme juge, sans royaume mondain, mais transformation d’un monde
ravagé par le péché. Pour Jésus, le royaume commence déjà ici-bas, transformable.
L’apocalyptique éclate le particularisme : pas d’opposition terrestre/eschatologique ;
eschatologique signifie fin des temps ou futur simple. Jésus parlait araméen ; pour lui
et les Juifs, le royaume signifie salut politique d’Israël, indépendance, retour de la
Diaspora, vie exemplaire sur la terre d’Israël – manifestation du règne de Dieu.

Avec le temps, « l’écart grandit entre espoirs des disciples vivants (restauration
nationale) et post-mortem (croyance en la résurrection transformant Jésus en
Seigneur/Christ). Les disciples attendent son retour (parousie) pour la pleine
réalisation du royaume, combiné à la résurrection : vivants transformés, morts
ressuscités, victoire sur forces hostiles avant remise au Père.
La première génération voit cela comme bouleversement intégral (monde
humain/céleste), forme extrême de judaïsme « radioactif » évoluant vite. Paul, après
voyages, proclame encore le salut imminent (épître aux Romains,13,11) : «le salut est
plus près de nous maintenant qu’à l’époque où nous sommes devenus croyant»),
malgré 20 ans sans avènement. En prison, il envisage sa mort avant le retour, mais
maintient l’imminence. Le problème s’aggrave avec le retard ; il faut interpréter
théologiquement le présent (entre résurrection/ascension et retour).

Paul le pense bref ; Luc (Actes) offre la première réflexion profonde, marginalisant le
retour comme horizon non décisif. Dans le Nouveau Testament, plus le texte est tardif
(Paul aux évangiles), plus l’urgence diminue. Marc (chap. 13) lie destruction du Temple
à une fin imminente ; Matthieu/Luc l’infléchissent. La 2e épître de Pierre (texte
pseudépigraphe en excellent grec) aborde les doutes sur le retard : preuve des
derniers jours, Dieu mesure le temps différemment, accordant généreusement du
repentir. Chez les Pères (Justin Martyr, Irénée ~180, Tertullien), on trouve des
variétés : fin approchant, résurrection des corps, saints à Jérusalem, visée millénariste
orthodoxe. « Bientôt » évolue jusqu’à « aujourd’hui ». Pour la communauté primitive,
un horizon lointain est inconcevable. Sans manifestation du royaume, les problèmes
reprennent : s’organiser, s’installer dans la durée.

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Les défis de la reconstruction historique du christianisme primitif

L’histoire du christianisme primitif est difficile à reconstituer en raison de la nature


fragmentaire des sources de l’Antiquité, contrairement à l’histoire contemporaine où
les documents abondent. De nouveaux éléments et documents exigent des historiens
de repenser constamment le tableau global. Les sources disponibles présentent
d’innombrables lacunes, rendant impossible un récit continu, comme on le ferait pour
l’histoire moderne. On ne peut éclairer que certains points grâce à de rares
témoignages, tandis que la majorité demeure dans l’ombre.

Les sources les plus anciennes sont cruciales : les sept épîtres authentiques de Paul
(1 Thessaloniciens, vers 50 ; Romains, vers 56-57 ; Philippiens, peut-être 62, bien que
discuté), suivies de l’Évangile selon Marc (vers 70). Luc est particulièrement remercié
pour avoir offert l’Évangile de Luc et les Actes des Apôtres. Les Évangiles sont
essentiels pour les paroles de Jésus, tandis que les Actes constituent une source
incontournable pour situer chronologiquement les épîtres de Paul et écrire l’histoire du
christianisme primitif, de la mort et résurrection de Jésus jusqu’à l’emprisonnement de
Paul à Rome en 62.

Cependant, un problème majeur est que Luc, historien des premières communautés
chrétiennes, se focalise sur le groupe de Jérusalem, le valorisant à l’excès. Quelques
semaines après la mort de Jésus, les disciples semblent tous réunis à Jérusalem. Luc,
pour des raisons diverses, s’attache à cette communauté, montrant son premier acte
à la Pentecôte : profitant d’une grande fête de pèlerinage juive, ils annoncent la Bonne
Nouvelle du Christ ressuscité à tous les présents.
Pourquoi Jérusalem ? Risques et attentes apocalyptiques

Pourquoi ces disciples, majoritairement Galiléens – des provinciaux peu familiers de


la capitale, ne s’y rendant qu’occasionnellement pour la Pâque – choisissent-ils de
retourner à Jérusalem, un milieu hostile où le Temple et sa police représentent un
danger ? C’est un choix risqué et courageux : risqué, car ils sont complices d’un
condamné à mort ; courageux, car ils risquent un sort similaire à celui de Jésus.
Pourquoi un mouvement galiléen s’établit-il si vite à Jérusalem après la crucifixion ?

La réponse réside dans la spéculation apocalyptique, un état d’esprit et une religiosité


spécifique, non universels. Jérusalem est l’endroit où le Royaume de Dieu doit s’établir,
pas en périphérie. Les disciples et la famille de Jésus, tous Galiléens (région au nord
d’Israël, opposée à la Judée), s’y installent malgré les risques, car ils attendent le
retour imminent de Jésus, lié à la pleine réalisation du Royaume. Cette attente de la
fin des temps motive leur présence : ils veulent être là pour accueillir Jésus.

Dans un premier temps, cette attente extrêmement courte entraîne un choix radical :
la communauté des biens. Inspirée peut-être par la communauté essénienne de
Qumrân (pratiquant le partage des biens), la communauté primitive de Jérusalem
cherche à réaliser dès à présent ce qui sera effectif dans le Royaume : une vie de

15
partage parfait et de fraternité intégrale. Les Actes relatent ce choix, qui semble
plausible au vu des pratiques esséniennes.
La communauté des biens et ses tensions : l’exemple d’Ananie et Saphira

Un récit pittoresque et effrayant des Actes (chapitre 5) illustre ce modèle : Ananie et


Saphira, censés donner tous leurs biens à la communauté, en gardent une partie.
Pierre les confronte : “Ananie, comment se fait-il que Satan ait envahi ton cœur, pour
que tu mentes à l’Esprit, l’Esprit Saint, et que tu détournes pour toi une partie du
montant du domaine ?” Leur mort subite reflète un règlement strict, inspiré du modèle
essénien, prévoyant une mise en commun progressive des biens. Ananie et Saphira
auraient triché, brûlant les étapes tout en assurant leurs arrières. Ce cas montre une
communauté stricte, peut-être sectaire, avec des règles d’exclusion et un désir de ne
pas trop se mêler aux non-Juifs.

Dans les Actes, les biens sont mis en commun ; ceux qui gardent pour eux suscitent
crainte ou respect. Beaucoup admirent la communauté sans la rejoindre, nécessitant
un acte volontaire d’adhésion. Comme dans le judaïsme de l’époque, on distingue
prosélytes (convertis au judaïsme) et “craignant-Dieu” (sympathisants païens). La
communauté fait la différence entre membres officiels et non-membres, mais son
organisation exacte reste inconnue. Les premières communautés chrétiennes
semblent très strictes, observantes, similaires aux communautés esséniennes, avec
des règles et une discipline rigoureuse.

Une communauté ascétique et apocalyptique

Le texte des Actes suggère une tendance ascétique : les Actes mentionnent des
veuves (exclues de la sexualité), Philippe convertissant un eunuque (chapitre 8, 27 à
39, exclu de la sexualité), et quatre filles vierges (chapitre 21, ayant choisi la virginité).
Cela reflète un renoncement à la vie sexuelle, donc à la reproduction interne. La
communauté ne peut se perpétuer qu’en recrutant des adeptes extérieurs, lié à
l’attente de la fin des temps : pas besoin de se marier ou d’avoir des enfants, car le
Royaume est proche. Cette attente motive un mode de vie tendu vers l’annonce
imminente de la parousie (retour du Seigneur).

Le dernier mot du Nouveau Testament, “Maranatha” (“Seigneur, viens” en araméen),


est un écho de cette attente originelle. Longtemps, les chrétiens l’attendent, mais
doivent réaliser que cela prendra du temps. Les communautés actuelles sont moins
motivées par cet article du Credo (“Il reviendra juger les vivants et les morts”), moins
central qu’aux origines, où la parousie était essentielle : Jésus ressuscité doit revenir
bientôt pour le Règne de Dieu, les événements finaux et le jugement.

La faillite économique et l’adaptation face au retard de la parousie

Cette attente de la fin des temps mène à une faillite économique. La communauté des
biens, viable à court terme, devient problématique en quelques années (ou mois). La
communauté de Jérusalem, initialement fraternité chaleureuse, doit envisager un autre

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mode d’existence pour durer face au retard de la parousie. Questions : pourquoi le
Royaume n’arrive-t-il pas ? Les pratiques ou doctrines sont-elles erronées ? Qui a
raison ? Que faire ? Face à la longue durée, il faut systématiser les pratiques,
organiser les églises, établir des responsabilités et hiérarchies.

Les sectes millénaristes (attendant la fin des temps) face à l’échec ont deux options :
se dissoudre ou se solidifier via des mécanismes de protection et d’autorité. Le
christianisme primitif choisit la seconde voie. Dès la fin du Ier siècle, on distingue des
rôles : prédicateurs, prophètes, organisateurs administratifs ou spirituels. Les
sociologues montrent que, dans les mouvements millénaristes, le démenti catalyse
l’activité, poussant à surmonter l’échec par l’organisation.

Les conflits internes : Hébreux contre Hellénistes

Le Livre des Actes est quasiment la seule documentation sur les débuts du
mouvement, mais, écrit un demi-siècle après les événements, il exige une lecture
minutieuse. Les expressions comme “en ces jours-là” manquent de précision
chronologique, et les chiffres (3000, 4000 convertis) sont aussi réels que “voir 36
chandelles” : symboliques. Les disciples sont dénommés diversement (“saints”,
“partisans de la Voie”, “fidèles”, “disciples”), sans uniformité.
Malgré la présentation irénique de Luc (unanimité, harmonie), des tensions
apparaissent. Actes 6,1 note que “le nombre des disciples augmentait, et les
Hellénistes récriminaient contre les Hébreux parce que leurs veuves étaient oubliées
dans le service quotidien.”

Qui sont ces Hébreux et Hellénistes ? Les Hébreux, parlant araméen/hébreu, sont
associés aux apôtres (Pierre nommé “Kephas” en araméen). Les Hellénistes,
influencés par la culture grecque, ne se limitent pas à parler grec ; ils représentent un
christianisme se développant en Égypte, dans la diaspora araméenne, voire jusqu’aux
Indes, fondé sur les paroles de Jésus.

Jérusalem est une cité judéo-hellénistique : 40 % des inscriptions sur 280 ossuaires
sont en grec ; 15-20 % de la population (surtout femmes) ne parle pas araméen. Les
Juifs hellénophones, souvent de la diaspora, s’installent à Jérusalem pour être près
du Temple, lieu sacré où le Messie doit advenir. Ne pouvant suivre le culte en araméen,
ils créent des communautés distinctes en grec (20-30 fidèles). Cela entraîne des
tensions linguistiques et culturelles.
Luc relate un conflit sur la distribution des secours aux veuves (chapitre 6) : les
Hellénistes estiment leurs veuves négligées par rapport à celles des Hébreux. Sept
diacres, dont Étienne et Nicolas (prosélyte païen converti au judaïsme), sont désignés
pour le “service des tables” (diaconie, service social). Mais cela ne fonctionne pas
bien ; la communauté n’est pas aussi harmonieuse que Luc le décrit. Inspiré de
l’Ancien Testament, il présente une communauté idéale (“un corps, une âme, pas de
pauvres”), mais des affrontements surgissent.

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Luc hiérarchise deux mouvements parallèles : les Hébreux (fidèles au judaïsme, à la
Loi) et les Hellénistes (Juifs libéraux, imprégnés de philosophie grecque,
universalistes). Il projette une subordination à Jérusalem, mais les intervenants
pensent à deux communautés distinctes : les Sept (leaders hellénistes) face aux
Douze (leaders pétriniens). La famille de Jésus collabore peut-être occasionnellement,
mais il ne faut pas accepter Luc sans esprit critique.

La crise (Actes 6) est probablement plus profonde qu’une question de distribution. Les
tensions touchent l’application de la Loi de Moïse, essence du judaïsme. Les
Hellénistes (Étienne) ont une vision libérale, les Hébreux sont prudents.
Étienne, premier diacre, devient prédicateur à succès, premier martyr chrétien, non
pour sa diaconie mais pour sa prédication. Originaire des synagogues de la diaspora,
il défend ses convictions contre la communauté juive de Jérusalem, suscitant
résistances et accusations de provocation. Son discours (Actes 7) critique l’attribution
de la construction du Temple à Salomon (« “Dieu n’habite pas une demeure faite de
main d’homme” » Mais ce fut Salomon qui lui construisit une maison. Pourtant, le Très-
Haut n’habite pas dans ce qui est fait de main d’homme, comme le dit le prophète : 4
Le ciel est mon trône, et la terre, l’escabeau de mes pieds. Quelle maison me bâtirez-
vous, dit le Seigneur, quel sera le lieu de mon repos ? N’est-ce pas ma main qui a fait
tout cela ? »). C’est un écho de l’accusation contre Jésus (Marc). Luc, s’appuyant sur
des sources archaïques, ne camoufle pas le conflit mais minimise ses éléments.

Le martyre d’Étienne et ses conséquences

Le martyre d’Étienne, lapidé, répète la Passion de Jésus : mêmes paroles (“Pardonne-


leur, ils ne savent pas ce qu’ils font”, “Je remets mon esprit”). Luc présente Jésus
comme premier martyr, Étienne comme second. Cette théologie lucanienne s’appuie
sur une tradition locale, non nécessairement inventée, mais amplifiée. Étienne, vu
comme précurseur de Jésus par les Hellénistes, a des vues progressistes, peut-être
mieux comprises que Jésus, provoquant une cabale des Juifs grecs restés juifs. Sa
condamnation, comme celle de Jésus, est un procès régulier, mais probablement
truqué.
La lapidation d’Étienne entraîne une grande persécution contre l’Église de Jérusalem.
Tous se dispersent dans les villages de Judée et Samarie, sauf les apôtres.
Étonnamment, les chefs (apôtres) restent, assurant la pérennité du témoignage de
Jésus à Jérusalem. Les judéo-chrétiens conservateurs, attachés à la Torah et au
Temple, restent, n’ayant pas de raison d’être inquiétés.

Les Hellénistes, trublions, sont expulsés.

Les judéo-chrétiens conservateurs auraient été contents de leur départ, car ils
compliquaient leurs relations avec le judaïsme.

La synagogue, jouissant d’un statut d’exception dans l’Empire romain, marque sa


distance avec les chrétiens pour ne pas être assimilée à eux. Des phénomènes de
dénonciation apaisent les tensions, permettant aux Juifs de maintenir des relations

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paisibles avec l’Empire. La persécution, déchaînée par la caste sacerdotale et les
Pharisiens, vise les Hellénistes.
Les Hellénistes fuient vers Antioche, évangélisant les païens, souvent des “craignant-
Dieu” (païens judaïsés, plus faciles à convertir). Leur mission, d’abord centripète (vers
Jérusalem), devient centrifuge, dépassant le judaïsme. Ils portent l’Évangile aux
païens, cherchant à abolir le Temple et la Loi, provoquant un affrontement inévitable
avec la communauté de Jacques et des traditionalistes.

Fractures et séparation définitive

Cette fracture entre Hébreux (judéo-chrétiens attachés à la tradition) et Hellénistes


(libéraux, universalistes) est terrible, avec des conséquences dévastatrices. Sans la
prendre en compte, on ne peut comprendre les épîtres de Paul ni le récit
harmonisateur de Luc.
Les Hellénistes, jamais réintégrés, se radicalisent contre Jérusalem, le judaïsme, et la
Loi. Vers 49-50, après le concile de Jérusalem, les deux chemins (Hébreux et
Hellénistes) se séparent définitivement.

Un nouveau personnage apparaît : Paul, jeune homme approuvant le meurtre


d’Étienne et poursuivant les partisans de Jésus pour défendre la Loi.

Paul, une figure centrale du christianisme primitif

Avant sa conversion, Paul, alors appelé Saul, est décrit comme un adversaire acharné
de l’Église chrétienne naissante. Selon les Actes des Apôtres (chapitre 9), Saul
« respirait toujours la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur » (Actes
9:1). Il demandait des lettres au Grand Prêtre pour persécuter les adeptes de Jésus
dans les synagogues de Damas, cherchant à les arrêter et à les ramener enchaînés à
Jérusalem. Cette image d’un Saul zélé, pharisien rigoriste, reflète son engagement
initial dans le judaïsme, où il se présente comme un défenseur fervent de la Loi
mosaïque.

Paul lui-même confirme cette période de persécution dans ses épîtres. Dans l’Épître
aux Galates (1:13), il écrit : « Vous avez entendu parler de mon comportement
naguère dans le judaïsme, avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je
cherchais à la détruire. » Le terme grec utilisé, porthein, traduit par « ravager »,
souligne l’intensité de son opposition. Cette période sombre constitue l’« avant » dans
le schéma narratif de sa vie, qu’il oppose radicalement à l’« après » de sa vocation.

La conversion de Paul : un tournant décisif

Le moment clé de la transformation de Saul en Paul est son expérience sur le chemin
de Damas, décrite à trois reprises dans les Actes des Apôtres (chapitres 9, 22 et 26).
Alors qu’il approche de Damas, une lumière céleste l’enveloppe, le faisant tomber à
terre. Une voix divine lui demande : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? »
(Actes 9:4). Jésus se révèle à lui, déclarant : « Je suis Jésus, c’est moi que tu

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persécutes. » Incapable de voir, Saul est conduit à Damas, où il reste aveugle pendant
trois jours, sans manger ni boire, jusqu’à ce qu’Ananiae, un disciple, le guérisse et le
baptise.
Les Actes insistent sur l’aspect héroïque et providentiel de cet épisode, qui marque le
passage de Saul, le persécuteur, à Paul, l’apôtre des Gentils. Cependant, ce récit est
avant tout littéraire, conçu pour souligner l’intervention divine dans la vie de Paul et
son rôle dans l’expansion du christianisme.
Dans ses propres écrits, Paul évoque sa vocation de manière plus sobre, mais le
schéma fondamental reste similaire. Dans Galates 1:15-16, il affirme : « Lorsqu’il a plu
à Dieu de révéler son Fils en moi pour que je l’annonce parmi les nations… » Il ne
mentionne pas explicitement l’épisode du chemin de Damas tel que décrit par Luc,
mais il insiste sur une révélation directe de Dieu, qui le distingue des apôtres ayant
connu Jésus de son vivant. Cette expérience mystique, où le Christ ressuscité lui
apparaît, confère à Paul une autorité apostolique qu’il revendique avec force, malgré
son absence de lien direct avec le Jésus historique.
Paul lui-même ne parle pas d’« abjuration » du judaïsme, contrairement à ce que
certains récits postérieurs pourraient suggérer. Sa transformation est davantage
une vocation, un appel à annoncer le Christ aux non-Juifs, plutôt qu’un abandon total
de son identité juive. Cette nuance est essentielle pour comprendre la continuité entre
son passé pharisien et sa mission chrétienne, même si les Actes tendent à dramatiser
cet événement pour en faire une rupture nette.

Paul dans le contexte du christianisme naissant


Paul n’est pas un acteur isolé dans le christianisme primitif. Il s’inscrit dans une
« grande constellation » de courants et de figures missionnaires. Le texte identifie
plusieurs courants distincts :
1. Le judéo-christianisme de Jérusalem, centré sur Jacques, le frère de Jésus,
et attaché à la Loi mosaïque.

2. La mission de Pierre, qui s’étend d’Antioche à Rome, marquant l’expansion


du christianisme vers l’Occident.

3. Le courant joannique, qui se cristallise dans le quatrième Évangile (Jean) et


les épîtres de Jean.

4. La tradition des paroles de Jésus, recueillie dans les Évangiles de Luc et de


Matthieu.

Paul, vecteur du courant helléniste issu d’Antioche, représente une branche spécifique
du christianisme, marquée par son ouverture aux Gentils (non-Juifs). Cependant, il
n’est pas le premier à prêcher aux non-Juifs, contrairement à ce que sa centralité dans
le canon du Nouveau Testament pourrait laisser croire. D’autres missionnaires, moins
documentés, ont également joué un rôle dans la diaspora juive.

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Paul occupe une place démesurée dans le Nouveau Testament, en partie à cause de
la conservation de ses lettres authentiques (comme Romains, 1 et 2
Corinthiens, Galates, Philippiens, 1 Thessaloniciens et Philémon). Ces écrits, rares
pour un penseur religieux de l’Antiquité, offrent un témoignage direct et personnel,
contrastant avec le silence des sources sur d’autres figures contemporaines, comme
Yohanan ben Zakkai, le père du judaïsme rabbinique. Cette abondance de sources
pauliniennes crée un effet de « lumière excessive », où Paul semble éclipser d’autres
missionnaires chrétiens de son époque.

Les épîtres de Paul : un témoignage irremplaçable

Les épîtres de Paul constituent une source majeure pour comprendre sa pensée et
son rôle. Contrairement aux Actes, qui présentent une vision extérieure et postérieure,
les lettres offrent un accès direct à la théologie et à la personnalité de Paul. Elles
révèlent un homme complexe, à la fois humble et audacieux, revendiquant son titre
d’apôtre tout en se décrivant comme « le moindre des apôtres » (1 Corinthiens 15:9)
ou un « avorton » (terme utilisé pour exprimer son indignité face à ceux qui ont connu
Jésus de son vivant).

Les lettres authentiques, rédigées entre les années 50 et 60, abordent des questions
théologiques (comme la justification par la foi), des conflits avec ses communautés, et
des débats avec ses adversaires. Elles témoignent de son activité missionnaire
intense, marquée par la fondation de communautés chrétiennes dans des régions
comme la Galatie, la Macédoine et l’Achaïe.

La pensée de Paul se distingue par son accent sur la mort et la résurrection du Christ
comme événements centraux du salut. Contrairement aux judéo-chrétiens, qui
mettaient l’accent sur la vie et les enseignements de Jésus, Paul considère que la vie
terrestre de Jésus est secondaire par rapport à son rôle cosmique. Dans ses épîtres,
il cite rarement les paroles de Jésus (seulement quatre mentions explicites,
principalement dans 1 Corinthiens), ce qui a conduit certains chercheurs à supposer
qu’il connaissait peu la vie de Jésus. Cependant, le texte soutient que Paul en savait
probablement davantage, mais qu’il choisissait de se concentrer sur la dimension
rédemptrice de la mort et de la résurrection du Christ.

Cette focalisation théologique s’explique par la vision mystique de Paul : pour lui,
Jésus est avant tout un « personnage céleste », révélé par Dieu, et non un maître
terrestre dont les paraboles ou les miracles seraient centraux. Cette perspective entre
en conflit avec celle de ses adversaires judéo-chrétiens, qui prônaient un Jésus
attaché à la Loi mosaïque et à la tradition juive.

Les Actes des Apôtres : une vision aseptisée de Paul

Un point frappant du texte est le silence des Actes des Apôtres sur l’activité épistolaire
de Paul, pourtant centrale dans sa mission. Les lettres, qui représentent un labeur
considérable et une expression clé de sa théologie, ne sont jamais mentionnées par
Luc, l’auteur présumé des Actes. Ce silence intrigue, d’autant plus que les épîtres

21
circulaient probablement à la fin du Ier siècle, période où les Actes auraient été rédigés
(vers 80-90).
Plusieurs hypothèses expliquent cette omission :

1. Ignorance de Luc : Bien que peu probable, il est possible que Luc n’ait pas eu
connaissance des lettres de Paul.
2. Choix délibéré : Luc aurait choisi de ne pas mentionner les épîtres, soit parce
qu’elles ne cadraient pas avec son projet narratif, soit parce qu’elles contenaient
des éléments théologiques ou conflictuels qu’il préférait passer sous silence.

3. Priorité aux voyages : Luc met l’accent sur les voyages missionnaires de Paul,
présentés comme des actes héroïques, plutôt que sur son activité intellectuelle
et épistolaire. Les Actes privilégient une image de Paul en action, prêchant et
fondant des communautés, plutôt qu’un théologien écrivant des lettres.

Les Actes dépeignent Paul comme un missionnaire héroïque, mais aussi comme un
personnage « domestiqué » et orthodoxe, subordonné à l’autorité de l’Église de
Jérusalem. Contrairement à ses épîtres, où il apparaît comme un penseur radical,
prenant ses distances avec certains aspects du judaïsme, les Actes le présentent
comme un Juif pieux, respectueux de la Loi mosaïque. Par exemple, Luc insiste sur le
lien de Paul avec Jérusalem, suggérant qu’il aurait étudié auprès de Gamaliel, un
maître pharisien, une affirmation absente des épîtres et contredite par Paul lui-même,
qui affirme n’être allé à Jérusalem que trois ans après sa vocation (Galates 1:18).

Cette image aseptisée répond à un projet littéraire : Luc cherche à harmoniser l’histoire
du christianisme naissant, en minimisant les conflits et en présentant Paul comme un
continuateur de la tradition juive. Les divergences entre les Actes et les épîtres
reflètent donc une tension entre l’autoportrait de Paul et le portrait postérieur de Luc,
rédigé une génération plus tard.

Les différences entre les Épîtres et les Actes

Plusieurs contradictions sont évidentes entre les Épîtres de Paul et les Actes des
Apôtres :

1. La chronologie et les détails biographiques : Les épîtres offrent peu de


détails biographiques, rendant difficile la reconstitution d’une chronologie
précise. Les Actes, en revanche, proposent une narration plus linéaire, mais
parfois en désaccord avec les épîtres. Par exemple, Paul mentionne un séjour
en Arabie après sa vocation (Galates 1:17), un épisode absent des Actes.

2. L’identité juive de Paul : Dans ses lettres, Paul revendique son identité
pharisienne et sa fidélité à la tradition juive (Philippiens 3:5), mais il ne
mentionne jamais avoir étudié à Jérusalem ou auprès de Gamaliel,
contrairement aux Actes. De même, l’idée qu’il soit citoyen romain ou qu’il
maîtrise l’hébreu, avancée par Luc, semble peu plausible à la lumière des

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épîtres, où Paul s’appuie exclusivement sur la Septante (la Bible grecque) et
non sur le texte hébraïque.
3. Les conflits et les crises : Les épîtres révèlent des tensions entre Paul et ses
communautés, ainsi qu’avec d’autres missionnaires chrétiens, notamment les
judéo-chrétiens. Les Actes, en revanche, minimisent ces conflits pour présenter
une image harmonieuse de l’Église primitive.

Contrairement à l’idée ancienne selon laquelle le christianisme aurait été unifié à ses
débuts avant de se diversifier, la recherche contemporaine montre que la diversité
théologique et institutionnelle était première. Le christianisme primitif était marqué par
une pluralité de courants, de pratiques et de rapports à la tradition juive. Ce n’est qu’au
IIe siècle que des efforts d’unification, comme la constitution du canon du Nouveau
Testament ou l’adoption de confessions de foi, ont cherché à réguler cette diversité.

Paul s’inscrit dans cette diversité, mais sa centralité dans le canon donne l’impression
qu’il domine le mouvement chrétien. En réalité, il n’est qu’un acteur parmi d’autres,
bien que son influence ait été déterminante pour le christianisme occidental, en raison
de son ouverture aux Gentils et de sa théologie universaliste.

Paul et ses adversaires : une théologie en débat

Pour comprendre la portée du message de Paul, il est essentiel d’examiner ses


adversaires. Ses épîtres révèlent des conflits avec des missionnaires judéo-chrétiens,
qui insistaient sur la nécessité de respecter la Loi mosaïque pour être chrétien. Ces
opposants, parfois qualifiés de « super-apôtres » dans 2 Corinthiens, prêchaient un
Jésus terrestre, fidèle à la Loi, en opposition à la vision de Paul, centrée sur le Christ
céleste et la rédemption par la foi.

Le texte suggère que les ennemis de Paul sont plus utiles que ses collaborateurs pour
comprendre sa théologie, car ils mettent en lumière les idées contre lesquelles il
s’oppose. Par exemple, en Galates, Paul critique ceux qui exigent la circoncision des
chrétiens non juifs, défendant l’idée que la foi en Christ suffit pour le salut.
Vers l’an 49, un incident majeur éclate autour de la question : faut-il être juif avant
d’être chrétien ? Jacques, le frère de Jésus, convoque les représentants de l’Église
d’Antioche, dont Paul, pour débattre de cette question à Jérusalem (Actes 15). Ce
« concile » marque un tournant dans l’histoire du christianisme, car il officialise
l’ouverture aux Gentils sans l’obligation de se conformer à la Loi mosaïque. Paul, dans
ses épîtres, revendique son rôle dans cette décision, affirmant son apostolat auprès
des non-Juifs (Galates 2:7-9).
Paul, apôtre des Gentils : une mission universelle

Paul se revendique comme apôtre, un titre qu’il défend avec vigueur dans ses lettres,
bien qu’il n’ait pas connu Jésus de son vivant. Dans 1 Corinthiens 9:1, il déclare :
« N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » Cette vision du Christ ressuscité, qu’il
mentionne également dans 1 Corinthiens 15:8 (« Il m’est apparu à moi aussi, comme

23
à un avorton »), constitue la base de son autorité apostolique. Paul refuse de se
considérer comme inférieur aux autres apôtres, malgré les critiques de ceux qui
valorisent le lien direct avec le Jésus historique.

La mission de Paul se concentre sur les Gentils, auxquels il annonce un salut


universel, détaché des prescriptions de la Loi mosaïque. Cette approche le distingue
des judéo-chrétiens et explique son succès dans la diaspora juive, où il prêche en grec
et s’adresse à des communautés mixtes. Cependant, il ne fonde pas le mouvement
missionnaire auprès des Gentils, qui existait avant lui. Comme il le revendique
dans Romains 15:20, Paul préfère « planter des communautés sur des sols vierges »,
évitant de prêcher là où d’autres ont déjà établi des Églises, comme à Rome.

À l’évidence il y a une tension fondamentale entre deux portraits de Paul : celui des
épîtres, où il apparaît comme un penseur radical, et celui des Actes, où il est dépeint
comme un missionnaire héroïque mais orthodoxe. Cette dualité reflète les objectifs
distincts des sources : les épîtres sont des écrits contextuels, où Paul défend sa
théologie et répond à des crises spécifiques, tandis que les Actes visent à construire
une histoire harmonieuse du christianisme naissant.

Pour l’historien, cette diversité des sources pose un défi : les Actes ne sont pas une
biographie fiable, mais un récit littéraire destiné à unifier l’Église. Les épîtres, bien que
fragmentaires, offrent un témoignage direct sur la pensée de Paul.

Paul reste une figure énigmatique, dont l’influence sur le christianisme occidental est
indéniable, mais dont la vie et la théologie doivent être abordées avec prudence, en
tenant compte de la diversité originelle du christianisme et des silences des sources.

Jésus, un Juif centré sur Israël


Jésus est juif, sa famille est juive, ses disciples sont juifs, et il semble n’avoir eu
d’autres horizons que le judaïsme. Les Évangiles prêtent à Jésus des paroles
catégoriques d’hostilité aux païens (Gentils, non-Juifs). Or, après sa mort, ses
partisans vont d’abord timidement, puis de façon délibérée, s’ouvrir aux non-Juifs et
porter le message au-delà du peuple d’Israël.
Les chercheurs travaillant sur les strates rédactionnelles des Évangiles notent que les
phrases embarrassantes – comme celles limitant la mission à Israël – sont souvent
traces d’une tradition authentique. Par exemple, des expressions comme “Ne prenez
pas le chemin des païens” ou “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison
d’Israël” pourraient être plus tardives, peut-être après la chute du Temple en 70, pour
expliquer l’échec de la mission auprès des Juifs et justifier l’ouverture aux païens.

La biographie de Jésus montre un homme de Galilée, voyageant de Galilée à


Jérusalem, sans occasion de croiser des Gentils. On ignore comment il aurait réagi.
Dans Matthieu, deux paroles étonnantes : à la fin de l’Évangile (28:19), “Allez, faites
de toutes les nations des disciples” (mission universelle) ; mais lors de l’envoi des

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Douze en mission (10:5-6), “Ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans
une ville de Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël.” Au
chapitre 15 (parallèle en Marc), une femme cananéenne suit Jésus ; elle insiste, les
disciples demandent de la renvoyer ; Jésus répond : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis
perdues de la maison d’Israël.” Il y a un coude manifeste dans Matthieu : interdiction
formelle d’évangéliser les païens au chapitre 10, mission universelle à la fin.

Pour Matthieu, Jésus est venu pour les Juifs ; les missionnaires ne doivent pas
évangéliser les païens. Après la résurrection, cela change : mission devient
universelle. Matthieu en dira : on est allé chez les païens parce que cela a raté avec
les Juifs.

La véritable question : comment des gens d’origine juive, par formation et manière
d’être persuadés de l’importance de la communauté juive, ont-ils pu s’ouvrir aux
autres ? La réponse est simple : dans le judaïsme ancien, dès le VIe siècle avant notre
ère (début de l’exil des Juifs dans la diaspora, environ 600 ans avant la période
discutée), deux phénomènes marquent la vie des Juifs en diaspora. Deux faces de la
même médaille : d’un côté, la haine pour les Juifs (antisémitisme, terme créé par un
Allemand il y a 123 ans, mais phénomène ancien) ; de l’autre, l’admiration totale pour
les Juifs, le judaïsme, la Torah, le mode de vie juif, culminant dans un grand
mouvement de judaïsation et de prosélytes.

Cela se voit dans les derniers livres de la Bible hébraïque : prophéties d’Isaïe
(anonyme, chapitres 40-66), dernier prophète Malachie, Livre d’Esther. Page
merveilleuse d’Isaïe (60) : “Lève-toi, Jérusalem, et voici que vers toi toutes les nations.”
À la fin des temps, les nations montent vers Jérusalem, rejoignant Israël. Il y a ainsi
deux courants dans le judaïsme palestinien : avec ceux refusant de s’occuper des
autres, se concentrant sur les brebis d’Israël ; et avec ceux comme le grand Isaïe
(venant de Babylone, extérieur), disant qu’il faut faire rentrer les autres, convoquer les
nations à Jérusalem sous la mouvance du Dieu unique.
Les livres des prophètes envisagent la place des non-Juifs ; dans le Nouveau
Testament, Paul semble faire de la mission aux païens une question nouvelle et vitale.
La question des Gentils apparaît : qu’arrive-t-il aux Gentils ? Vont-ils rejoindre sur la
montagne de Dieu et recevoir la Torah ? Au moment eschatologique (fin des temps), il
faut décider de leur sort. Ce n’est pas créé par Paul, mais résulte d’un mélange
d’éléments particuliers de sa biographie et des circonstances. Jésus, né en Galilée,
est un Juif dont l’horizon semble exclusivement tourné vers le peuple d’Israël. Les
Évangiles, notamment celui de Matthieu, prêtent à Jésus des paroles qui restreignent
explicitement sa mission aux Juifs. Par exemple, dans Matthieu 10:5-6, Jésus envoie
ses douze disciples en mission avec cette instruction claire : « Ne prenez pas le
chemin des païens, n’entrez pas dans une ville de Samaritains, mais allez plutôt vers
les brebis perdues de la maison d’Israël. » Cette directive, inscrite dans un contexte
de mission précoce, reflète une focalisation sur la restauration spirituelle d’Israël.

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Un autre épisode significatif, rapporté dans Matthieu 15:21-28 (avec un parallèle
dans Marc 7:24-30), illustre cette exclusivité. Une femme cananéenne, une païenne,
implore Jésus de guérir sa fille. Les disciples, agacés par son insistance, demandent
à Jésus de la renvoyer. Jésus répond : « Je n’ai été envoyé que pour les brebis
perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15:24). Bien qu’il finisse par exaucer la
demande de la femme en raison de sa foi, cet épisode renforce l’idée que la mission
de Jésus est d’abord orientée vers les Juifs.
Ces paroles restrictives, souvent perçues comme « embarrassantes » pour un
christianisme ultérieurement universaliste, sont probablement authentiques. Selon le
texte, les déclarations limitant la mission aux Juifs reflètent une tradition ancienne,
antérieure à l’ouverture aux païens. Cette focalisation sur Israël pourrait être
postérieure à la chute du Temple en 70, mais elle correspond à la réalité historique de
Jésus, qui, en tant que Galiléen, n’aurait eu que peu d’occasions d’interagir avec des
non-Juifs, vivant dans un contexte géographique et culturel juif.

L’Évangile de Matthieu présente un contraste frappant. À la fin de l’Évangile, après la


résurrection, Jésus donne la « grande commission » : « Allez, faites de toutes les
nations des disciples » (Matthieu 28:19). Ce virage, qualifié de « coude manifeste »
dans le texte, suggère une évolution dans la compréhension de la mission chrétienne.
Pour Matthieu, l’ouverture aux païens semble être une conséquence de l’échec relatif
de la mission auprès des Juifs. Cette idée reflète une théologie selon laquelle Jésus
est venu d’abord pour les Juifs, mais, face à leur rejet, la mission s’élargit aux nations.

L’ouverture aux païens : une rupture avec le judaïsme ?


Après la mort de Jésus, ses partisans vont timidement, puis délibérément, aller vers
les païens et s’ouvrir aux non-Juifs. Jacques et Pierre ne se contentent pas de prêcher
uniquement parmi les Juifs. Si l’auteur des Actes prétend que tout a été fait pour aller
vers les Juifs, Paul, comme dans bien des cas, interprète théologiquement le
phénomène, proposant un scénario intégrant la mission aux païens dans le plan de
Dieu avant la fin. Comment des disciples juifs, profondément ancrés dans leur identité
et leur tradition, ont-ils pu s’ouvrir aux païens ? Cette ouverture, d’abord timide, devient
délibérée après la mort de Jésus et sera portée par des figures comme Pierre, Jacques
et surtout Paul.

Un passage révélateur dans sa lettre aux Romains (chap.1), Paul en fin de carrière
missionnaire écrit que Dieu lui a donné la grâce d’être “officiant de Jésus-Christ en
direction des nations”, se consacrant à l’Évangile pour que l’offrande des païens
devienne agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint : « selon l’Esprit de sainteté, a été
établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts, lui,
Jésus Christ, notre Seigneur. Pour que son nom soit reconnu, nous avons reçu par lui
grâce et mission d’Apôtre, afin d’amener à l’obéissance de la foi toutes les nations
païennes ».

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Le judaïsme de la diaspora, dès le VIe siècle avant notre ère, est marqué par deux
phénomènes opposés, décrits comme « les deux faces de la même médaille » :
– La haine envers les Juifs : Bien que le terme « antisémitisme » soit anachronique,
les Juifs de la diaspora ont souvent été confrontés à l’hostilité des populations locales.
– L’admiration pour le judaïsme : Parallèlement, le judaïsme attire de nombreux
païens par son monothéisme, sa Torah, son éthique rigoureuse et son ancienneté. Ce
mouvement de « judaïsation » se manifeste par l’émergence de prosélytes (païens
pleinement convertis au judaïsme, y compris par la circoncision pour les hommes) et
de « craignants-Dieu », des païens attirés par le judaïsme sans s’y convertir
totalement.

Les prophéties bibliques, notamment dans Isaïe, Malachie ou le Livre d’Esther,


anticipent une ouverture aux nations. Par exemple, Isaïe 60:1-3 imagine les nations
affluant vers Jérusalem pour se placer sous la mouvance du Dieu d’Israël. Cette vision
universaliste coexiste avec une tendance plus exclusiviste, qui limite la mission aux
« brebis d’Israël ». Ces deux courants au sein du judaïsme préparent le terrain pour
l’ouverture chrétienne aux païens.

Dans les synagogues de la diaspora, Paul rencontre trois groupes distincts :

1. Les Juifs de naissance, attachés à la Torah et à l’identité juive.

2. Les prosélytes, des païens ayant adopté le judaïsme, souvent circoncis pour
les hommes.

3. Les craignants-Dieu, un groupe plus fluide, fasciné par le judaïsme sans s’y
convertir pleinement. Ces derniers, sensibles à l’éthique et à l’histoire d’Israël,
constituent un public réceptif à l’annonce chrétienne, surtout lorsque celle-ci,
dans sa version paulinienne, dispense de la circoncision.

Environ 10 % de la population de l’Empire romain (soit 6 à 6,5 millions de personnes


sur 60 millions) était juive vers l’an 50, un pourcentage significatif qui reflète l’attraction
du judaïsme. Cette ouverture relative, bien que freinée par des exigences comme la
circoncision, facilite l’annonce de l’Évangile aux païens.

Le concile de Jérusalem : une décision cruciale


Vers 48 ou 49, une réunion décisive, souvent appelée l’« assemblée de Jérusalem »
(à ne pas confondre avec un concile institutionnel), réunit les leaders chrétiens pour
trancher une question cruciale : les païens convertis au christianisme doivent-ils se
faire circoncire et adopter la Loi mosaïque pour être sauvés ? Cette question,
rapportée dans Actes 15 et Galates 2, oppose deux visions :
– Une position traditionnaliste, défendue par certains judéo-chrétiens, exige que les
païens deviennent prosélytes juifs, c’est-à-dire qu’ils se fassent circoncire et suivent la
Torah.
– Une position ouverte, portée par Paul et Barnabé, considère la circoncision et
l’observance de la Loi comme non indispensables pour le salut des païens.

27
Les deux sources, bien que divergentes sur certains détails, convergent sur
l’essentiel : les païens n’ont pas à devenir juifs pour être chrétiens.
Dans Actes 15, Jacques, le frère de Jésus, joue un rôle central. Il cite Amos 9:11-
12 pour justifier l’inclusion des païens : « En ce temps-là, je relèverai de sa chute la
maison de David, J’en réparerai les brèches, j’en redresserai les ruines, Et je la
rebâtirai comme elle était autrefois Afin qu’ils possèdent le reste d’Édom et toutes les
nations… »
Dans ce chapitre 15 des Actes, Jacques fixe conditions admission païens : « Frères,
écoutez-moi. Siméon (Pierre) a exposé comment dès le début Dieu a pris soin de tirer
d’entre les païens un peuple réservé à son nom. Cela concerne avec les paroles du
prophète [Amos]».

Pour Jacques, le christianisme n’est pas troisième entité entre judaïsme et monde
païen, mais un mouvement de réforme intérieur au judaïsme qui prépare la fin des
temps en intégrant les nations.

Dans Galates 2, Paul raconte sa participation à cette réunion, où il expose « l’Évangile


qu’il prêche parmi les païens » (Galates 2:2). Il insiste sur le fait que les leaders de
Jérusalem (Jacques, Pierre et Jean) ne l’ont pas contredit et n’ont pas exigé la
circoncision de Tite, son compagnon grec (Galates 2:3). Paul présente cette décision
comme une victoire pour sa vision : la foi en Christ suffit pour le salut, sans passer par
la Loi.

La solution adoptée, connue comme le « décret apostolique » (Actes 15:20, 29),


impose aux païens un minimum éthique inspiré des lois noachiques, des
commandements donnés à Noé avant la Loi mosaïque et la circoncision (établir des
lois et interdire de maudire Dieu, l’idolâtrie, la sexualité illicite, l’effusion de sang, le vol
et de manger de la chair d’un animal vivant). Ces interdits retenus incluent les
souillures des idoles, les unions illégitimes, la viande non saignée et le sang.

Ces règles, considérées comme une version simplifiée de la Loi juive, permettent une
coexistence entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. Elles représentent un
compromis : les païens ne sont pas tenus d’adopter la Torah dans son intégralité, mais
ils doivent respecter un minimum éthique pour intégrer la communauté.
Les tensions communautaires : l’incident d’Antioche

La question de la coexistence entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens atteint son


paroxysme lors de l’« incident d’Antioche » (Galates 2:11-14). À Antioche, une ville
abritant une forte communauté juive, la communauté chrétienne est confrontée à un
problème pratique : le partage du repas eucharistique. Les judéo-chrétiens,
respectueux des lois alimentaires de la Torah, refusent de manger avec les païens, qui
ne suivent pas ces prescriptions. Cette division menace l’unité de la communauté.

28
Paul reproche à Pierre, qui initialement partageait les repas avec les païens, de s’être
retiré sous la pression de représentants de Jacques, adeptes d’une observance stricte.
Paul qualifie cette attitude d’« hypocrisie » et s’oppose fermement à toute séparation
des communautés à table. Pour lui, imposer la Torah aux païens crée une fracture
inacceptable, car la foi en Christ doit transcender les distinctions ethniques et rituelles.
Paul identifie la Torah comme un élément de division. Si les judéo-chrétiens continuent
à observer la Loi, il n’y a aucune raison d’exiger des païens qu’ils abandonnent leurs
pratiques pour adopter la Loi mosaïque. Dans Galates 2:16, Paul affirme : « L’homme
est justifié par la foi en Jésus-Christ et non par les œuvres de la Loi. » Cette théologie
de la justification par la foi devient le cœur de son message, distinguant son approche
de celle des judéo-chrétiens traditionnalistes.

Paul et la mission aux païens : une vision révolutionnaire

Paul développe une vision radicalement nouvelle : la mort et la résurrection de Jésus


constituent le seul chemin de salut, rendant la Torah superflue pour les païens.
Dans Romains 15:16, il décrit sa mission comme une offrande cultuelle : « La grâce
m’a été donnée par Dieu afin que je sois officiant de Jésus-Christ en direction des
nations, me consacrant à l’Évangile de Dieu afin que l’offrande des païens devienne
agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint. » Cette image cultuelle positionne les païens
comme une offrande à Dieu, intégrés dans le plan divin sans passer par la circoncision.

Paul ne rejette pas la Torah pour les Juifs – il continue lui-même à respecter certains
rites juifs, comme le montrent les Actes – mais il s’oppose à son imposition aux païens
comme condition de salut. Cette position, qualifiée de « circoncision du cœur »
(Romains 2:28, 29), met l’accent sur une transformation intérieure par la foi, plutôt que
sur des pratiques rituelles : « 28 Ce n’est pas ce qui est visible qui fait le Juif, ce n’est
pas la marque visible dans la chair qui fait la circoncision ; 29 mais c’est ce qui est
caché qui fait le Juif : sa circoncision est celle du cœur, selon l’Esprit et non selon la
lettre, et sa louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu ».
Contrairement à une idée répandue, Paul ne commence pas sa mission auprès des
païens isolément. Comme le montrent les Actes, il se rend d’abord dans les
synagogues, où il rencontre des Juifs, des prosélytes et des craignants-Dieu. Ce n’est
qu’en cas de rejet par les autorités juives qu’il « secoue la poussière de ses
chaussures » (Actes 13:51) et se tourne vers les païens. Cette stratégie reflète la
continuité entre sa mission et le judaïsme, tout en exploitant la réceptivité des
craignants-Dieu, sensibles à un message qui dispense de la circoncision.
Dans Galates 2:7-8, Paul établit une symétrie entre sa mission et celle de Pierre :
« L’évangélisation des incirconcis m’a été confiée, comme celle des circoncis l’a été à
Pierre. » Cette polarité – Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens – vise à légitimer
sa mission tout en reconnaissant l’autorité de Pierre. Cependant, Paul insiste sur son
indépendance, affirmant que sa vocation vient directement de Dieu, et non de Pierre
ou des apôtres (Galates 1:1).

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Les Actes des Apôtres : une reconstruction orientée

Les Actes des Apôtres de Luc, rédigés vers 80-90, présentent une vision harmonisée
du christianisme primitif, minimisant les conflits entre Paul et les apôtres de Jérusalem.
Pierre y joue un rôle de pionnier, notamment dans l’épisode de la conversion de
Corneille, un centurion païen (Actes 10), qui marque la première intégration d’un non-
Juif dans l’Alliance. Paul, quant à lui, est dépeint comme l’instrument qui met en œuvre
cette ouverture, mais sous l’égide de Pierre.

Cette construction narrative, qualifiée de « judicieusement et artistement construite »,


vise à montrer une continuité entre Jésus, Pierre et Paul. Pierre assure le lien avec le
Jésus historique, tandis que Paul étend la mission aux païens. Les Actes minimisent
les divergences théologiques, présentant Pierre et Paul comme des « frères
jumeaux » avec des rôles complémentaires.

L’auteur des Actes, traditionnellement identifié comme Luc, semble utiliser Pierre pour
légitimer la mission de Paul. En attribuant à Pierre le rôle d’initiateur de la mission aux
païens, Luc cherche à montrer que Paul n’a pas innové, mais a prolongé une
dynamique déjà amorcée. Cette reconstruction, cependant, entre en tension avec le
récit de Paul dans Galates, où il revendique une mission indépendante, sans
dépendance vis-à-vis de Pierre.

Les tensions avec le judaïsme : une rupture inévitable ?


L’incident d’Antioche révèle les limites de l’accord de Jérusalem. Paul reproche à
Pierre et aux représentants de Jacques d’imposer des distinctions qui divisent la
communauté. Cette confrontation, qualifiée d’« engueulade » dans le texte, marque
un point de rupture. Paul, fidèle à sa vision de la foi comme seul critère d’unité,
s’oppose à toute tentative de réintroduire la Torah comme condition de salut.

Cette position marginalise Paul au sein du christianisme primitif, surtout parmi les
judéo-chrétiens. Les Actes tentent de masquer cette rupture en suggérant un
arrangement à l’amiable, avec une répartition des champs missionnaires : Pierre pour
les Juifs, Paul pour les païens. Cependant, Galates révèle une réalité plus
conflictuelle, où Paul est accusé d’encourager les Juifs à abandonner la circoncision,
une accusation qu’il réfute.

L’intégration croissante des païens semble comme la cause principale de la séparation


entre judaïsme et christianisme. À mesure que les non-Juifs deviennent majoritaires
dans les communautés chrétiennes, celles-ci s’éloignent des pratiques juives, un
phénomène qualifié de « déjudaïsation ». Les différences dans les pratiques – comme
les lois alimentaires, le respect du shabbat ou la circoncision – rendent la coexistence
difficile. Contrairement aux divergences théologiques, comme la croyance en la
résurrection de Jésus, ces questions pratiques (repas, mariages, observance de la
Loi) créent un schisme inévitable.

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Un passage troublant de la Première Épître aux Thessaloniciens est à remarquer
(datée de 50-51, considérée comme le texte le plus ancien du Nouveau Testament),
où Paul exprime une critique virulente contre les Juifs (1 Thessaloniciens 2:14-16).
Ces versets, accusant les Juifs d’avoir tué Jésus et de s’opposer à la mission,
semblent anticiper la rupture consommée entre judaïsme et christianisme un siècle
plus tard. Cette rhétorique reflète les tensions croissantes entre les communautés
chrétiennes et juives, exacerbées par l’ouverture aux païens.
Le texte met en lumière la transition du christianisme d’un mouvement juif centré sur
Israël à une religion universelle englobant les païens. Jésus, ancré dans le judaïsme,
limite initialement sa mission aux Juifs, mais les prophéties universalistes du judaïsme
et l’attraction du judaïsme dans la diaspora préparent le terrain pour une ouverture aux
non-Juifs. Le concile de Jérusalem, en dispensant les païens de la circoncision,
marque un tournant décisif, porté par Paul, dont la théologie de la justification par la
foi redéfinit l’identité chrétienne.

Cependant, cette ouverture crée des tensions, notamment lors de l’incident d’Antioche,
où Paul s’oppose à Pierre et Jacques sur la question de la Loi. Les Actes des
Apôtres tentent d’harmoniser ces conflits, présentant Pierre et Paul comme
complémentaires, mais Galates révèle un Paul indépendant, parfois en conflit avec les
apôtres de Jérusalem.

L’intégration des païens, facilitée par la réceptivité des craignants-Dieu et l’abandon


des exigences de la Torah, conduit à la « déjudaïsation » du christianisme, posant les
bases de sa séparation d’avec le judaïsme.
Paul, bien qu’il ne soit pas l’initiateur de cette dynamique, y contribue de manière
décisive, façonnant un christianisme universel qui marque l’histoire religieuse de
l’Occident.
Le concile de Jérusalem : une décision fondatrice

Vers 48 ou 49, le concile de Jérusalem réunit les figures majeures du christianisme


primitif : Jacques (le frère de Jésus), Pierre et Paul. Cette assemblée vise à trancher
une question cruciale : quelles sont les conditions d’admission des non-Juifs (païens)
dans le mouvement chrétien ? Faut-il leur imposer la circoncision et l’observance de
la Loi mosaïque, comme l’exigent certains judéo-chrétiens, ou peuvent-ils être intégrés
sans ces obligations ? Cette réunion, décrite dans Actes 15 et Galates 2, marque un
tournant en officialisant l’ouverture aux païens, avec un compromis basé sur les lois
noachiques (interdiction des viandes sacrifiées aux idoles, du sang et des viandes
étouffées).
Jacques, figure dominante à Jérusalem, exerce un droit de regard sur les pratiques
missionnaires, tandis que Paul, représentant d’Antioche, plaide pour une ouverture
sans ces exigences.
Paul, représentant de l’Église d’Antioche, défend l’idée que la foi en Christ suffit pour
le salut, sans nécessité de devenir juif. Cette position, qui s’oppose aux judéo-

31
chrétiens traditionalistes, est validée lors du concile, bien que des tensions persistent,
comme le montre l’incident d’Antioche (Galates 2:11-14). Le concile établit une
répartition des champs missionnaires : Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens, bien
que les Actes harmonisent cette division pour minimiser les conflits.

La Première Épître aux Thessaloniciens : le texte le plus ancien

Écrite vers l’an 50, la Première Épître aux Thessaloniciens est considérée par la
majorité des exégètes comme le texte le plus ancien du Nouveau Testament.
Adressée à une communauté mixte de Thessalonique, en Asie Mineure, composée de
Juifs et de non-Juifs (avec une majorité de païens), cette lettre reflète les débuts du
christianisme, une période dite « tunnel » où les sources sont rares. Ce document offre
un aperçu précieux des premières communautés chrétiennes, fondées par Paul, et de
leurs défis, notamment les persécutions et les tensions internes.

La communauté de Thessalonique, comme d’autres fondées par Paul, est caractérisée


par sa diversité : elle inclut des Juifs d’origine, des prosélytes et des « craignants-
Dieu » (païens attirés par le judaïsme). Cette mixité reflète la spécificité de la mission
paulinienne, qui s’adresse à un public varié dans les synagogues de la diaspora.
Cependant, la composition exacte de la communauté reste difficile à reconstituer, faute
de sources détaillées.

L’authenticité des épîtres de Paul : un débat fondamental


Sur les 14 lettres attribuées à Paul dans les Bibles catholiques, certaines soulèvent
des questions d’authenticité et d’intégrité. Le texte distingue plusieurs catégories :

1. Lettres unanimement authentiques (7) : Romains, 1 et 2


Corinthiens, Galates, Philippiens, 1 Thessaloniciens et Philémon. Ces
lettres, dictées par Paul, sont reconnues comme des témoignages directs
de sa pensée.
2. Lettres contestées (3) : 2 Thessaloniciens, Colossiens et Éphésiens, dont
l’authenticité est débattue en raison de différences stylistiques ou
théologiques.
3. Lettres non pauliniennes (3) : Les épîtres pastorales (1 et 2
Timothée, Tite), presque universellement considérées comme rédigées par
un disciple postérieur.
4. L’Épître aux Hébreux : Non incluse dans le corpus paulinien dans les
Bibles protestantes, elle est attribuée à un autre auteur.

Un problème central est l’intégrité des lettres : certaines, comme 1 Thessaloniciens,


pourraient être des compilations de plusieurs écrits de Paul ou contenir des
interpolations (ajouts postérieurs). Cette question est cruciale, car elle affecte
l’interprétation des textes et leur valeur historique.

La polémique de 1 Thessaloniciens 2:14-16 : une diatribe controversée

32
Dans 1 Thessaloniciens 2:14-16, Paul écrit : « En effet, frères, vous avez imité les
Églises de Dieu qui sont en Judée dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez
souffert de vos propres compatriotes, ce qu’elles ont souffert de la part des Juifs, eux
qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés, ils ne
plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes, ils nous empêchent de
prêcher aux païens pour les sauver, et mettent ainsi en tout temps le comble à leurs
péchés. Mais la colère est tombée sur eux à la fin. » Ce passage, d’une virulence
inhabituelle, accuse les Juifs d’avoir tué Jésus et les prophètes, d’être ennemis de
l’humanité et d’avoir attiré la colère divine.

Le texte souligne que ce passage s’inscrit dans un contexte intra-juif. Paul, lui-même
juif, s’exprime dans une logique prophétique, reprenant la tradition deutéronomiste
selon laquelle le peuple d’Israël rejette souvent les envoyés de Dieu. L’accusation
selon laquelle les Juifs ont « tué les prophètes » est un cliché issu du judaïsme post-
exilique, retrouvé dans des textes comme Matthieu 23:37 ou les Actes 7:52. De
même, l’idée que les Juifs sont « ennemis de tous les hommes » reprend des
stéréotypes de la propagande païenne anti-juive, que Paul réinterprète
théologiquement : pour lui, les Juifs s’opposent à la mission chrétienne en empêchant
l’annonce de l’Évangile aux païens, ce qui entrave leur salut.

L’expression finale, « la colère est tombée sur eux à la fin » (1 Thessaloniciens 2:16),
pose un problème particulier. En grec, le verbe à l’aoriste (ephthasen) suggère une
action accomplie, ce qui pourrait évoquer un événement historique précis, comme la
destruction du Temple de Jérusalem en 70. Cependant, cette épître, datée de 50-51,
est antérieure à cet événement. Cette anomalie conduit certains exégètes à suspecter
une interpolation postérieure, rédigée après 70 pour refléter la séparation croissante
entre judaïsme et christianisme.

Débat sur l’authenticité des versets 2:14-16

Plusieurs indices suggèrent que 1 Thessaloniciens 2:14-16 pourrait être une addition
postérieure :

1. Contexte historique : La référence à la « colère » divine semble renvoyer


à la destruction du Temple (70), un événement postérieur à la rédaction de
l’épître. Certains proposent que le texte évoque plutôt la crise de Caligula
(vers 40), mais cette interprétation est moins convaincante.
2. Tonalité inhabituelle : La virulence du passage contraste avec le ton
généralement mesuré de Paul envers les Juifs, notamment
dans Romains 9-11, où il exprime un amour profond pour son peuple.
3. Cohérence textuelle : En supprimant les versets 14-16, le texte passe
fluidement du verset 13 au verset 17, suggérant que ces versets pourraient
être une « rustine » ajoutée ultérieurement. Le mot « en effet » (gar) au
début du passage semble artificiel, comme une transition forcée.

33
4. Contexte de relecture : Après 70, avec la séparation entre le judaïsme
rabbinique et le christianisme, un scribe aurait pu insérer ce passage pour
refléter les tensions croissantes entre les deux communautés.

D’autres exégètes défendent l’authenticité du passage :

1. Vocabulaire paulinien : Les termes comme « Christ Jésus », « plaire à


Dieu » ou le thème de l’imitation sont typiques des épîtres authentiques de
Paul.
2. Présence dans les manuscrits : Le passage figure dans tous les
manuscrits connus, y compris les plus anciens (comme le Codex
Claromontanus du VIe siècle). L’absence de variantes textuelles affaiblit
l’hypothèse d’une interpolation.
3. Contexte communautaire : Le passage s’inscrit dans la situation de
Thessalonique, où la communauté mixte subit des persécutions, peut-être
de la part de Juifs ou de païens. Paul, exaspéré par l’opposition à sa
mission, pourrait avoir utilisé un langage prophétique pour exprimer sa
frustration.

Le débat reste ouvert, sans certitude définitive. Les défenseurs de l’interpolation


soulignent la rupture stylistique et historique, tandis que ceux de l’authenticité insistent
sur la cohérence avec le contexte paulinien. Le texte invite à une approche critique :
même si le passage est authentique, il reflète un moment de tension intra-juive, et non
une condamnation universelle des Juifs.

Cependant, son interprétation ultérieure, notamment dans le christianisme postérieur,


a contribué à l’antisémitisme, en faisant des Juifs les « ennemis de l’humanité ».

Les persécutions et l’identité des « compatriotes »

Dans 1 Thessaloniciens 2:14, Paul compare les souffrances des Thessaloniciens à


celles des Églises de Judée, persécutées par leurs « compatriotes » (en
grec, sumphuletēs, litt. « de la même tribu » ou « groupe »). Le texte explore deux
interprétations possibles :

1. Païens persécutant les chrétiens : Les « compatriotes » pourraient être


des Thessaloniciens païens, hostiles aux convertis chrétiens, perçus
comme un mouvement révolutionnaire perturbant l’ordre social.
2. Juifs persécutant les judéo-chrétiens : Plus probablement, Paul fait
référence aux Juifs de Thessalonique qui s’opposent à sa prédication dans
les synagogues, un schéma récurrent dans les Actes (ex. Actes 17:5-9).
Cette opposition crée des divisions au sein des communautés juives, les
chrétiens étant vus comme une secte dissidente.

Paul, ancien persécuteur des chrétiens (Galates 1:13), s’exprime en tant que Juif dans
un débat interne au judaïsme. Sa diatribe reflète sa déception face à l’opposition des
Juifs de Thessalonique, qui ne suivent pas son propre chemin de conversion au

34
christianisme. Cependant, en reprenant des clichés anti-juifs de la propagande
païenne (comme la « misanthropie »), Paul donne à ces accusations une portée
théologique : les Juifs, en s’opposant à la mission chrétienne, entravent le salut des
païens.

Impact historique : un texte au service de l’antisémitisme

Les versets 2:14-16, qu’ils soient authentiques ou interpolés, ont eu un impact


désastreux dans l’histoire chrétienne. Interprétés hors de leur contexte intra-juif, ils ont
servi de fondement théologique à l’antisémitisme chrétien, en présentant les Juifs
comme responsables de la mort de Jésus et comme « ennemis de l’humanité ». Cette
lecture, amplifiée après la séparation entre judaïsme et christianisme (après 70), a
alimenté des siècles de persécutions.

Le texte insiste sur la nécessité de contextualiser ces versets. Paul, en tant que Juif,
ne rejette pas son peuple – comme en témoigne Romains 9:1-5, où il exprime sa
douleur pour Israël. Sa colère dans 1 Thessaloniciens reflète un conflit spécifique, lié
à l’opposition rencontrée dans sa mission. Cependant, l’absence de nuance dans le
texte, combinée à son interprétation ultérieure, en fait un « chapitre triste » de l’histoire
de l’Église.
De Jérusalem à la révolte juive

Paul, Pierre et Jacques meurent avant la fin des années 60, probablement entre 62 et
64 pour Paul et Pierre, et vers 62 pour Jacques. En 66, une révolte juive éclate en
Judée contre les Romains, culminant en 70 avec la destruction de Jérusalem et du
Temple. Cet événement, catastrophe majeure pour le judaïsme, marque un tournant
dans la séparation entre judaïsme rabbinique et christianisme naissant.

Rédigés vers 80-90, les Actes des Apôtres racontent la naissance héroïque du
christianisme, minimisant les conflits internes pour présenter une continuité entre
Jésus, Pierre et Paul. Écrits après la destruction du Temple, ils reflètent un contexte
où le christianisme s’affirme comme un mouvement distinct, s’adressant de plus en
plus aux païens.

Le concile de Jérusalem (48-49) pose les bases de l’ouverture du christianisme aux


païens, une décision portée par Paul, mais dans un cadre encore juif.
La Première Épître aux Thessaloniciens (50-51), texte clé du Nouveau Testament,
reflète les tensions de cette période, notamment dans le passage controversé de 2:14-
16. Ces versets, qu’ils soient de Paul ou interpolés, expriment une frustration intra-
juive, mais leur réinterprétation postérieure a alimenté l’antisémitisme chrétien. Le
débat sur leur authenticité – soutenu par des indices comme la référence à la
« colère » divine ou la fluidité du texte sans ces versets – reste irrésolu, mais il souligne
la complexité de l’histoire du christianisme primitif.

Importance de la Chronologie et des Sources Primaires

35
Les épîtres de Paul constituent les premiers textes disponibles, écrits 20 à 30 ans
avant les Évangiles. Avant elles, des traditions primitives éclairent cette période
obscure. En juxtaposant les lettres de Paul aux informations des Actes, on observe
parfois une concordance parfaite, parfois des divergences importantes. Il faut garder
à l’esprit que Luc (ou le rédacteur des Actes, selon la tradition) écrit une génération
après Paul.

Luc et l’Historiographie Antique

Luc compose une histoire non pas au sens de légendes ou de contes pour enfants,
mais une série d’événements dont il cherche à montrer la continuité et le sens profond.
Il s’inscrit dans l’historiographie antique, influencée par des auteurs comme Machiavel,
visant à offrir une image linéaire des origines de la communauté de Jésus. Les Actes
deviennent canoniques vers 200, considérés comme le récit véridique des premières
décennies chrétiennes. Il faut admirer Luc pour sa formation grecque et son souci de
documents, mais se méfier de sa subjectivité antique, non critiquée à l’époque.

Le Prologue de Luc et le Destinataire Théophile

Au début de l’Évangile de Luc, un texte d’une extrême importance historique, l’auteur


explique que, puisque beaucoup ont entrepris (en grec, « epicheirô« , littéralement
« mis la main à la pâte ») de composer un récit ordonné des événements, il a lui-même
suivi attentivement tout depuis le début pour écrire avec exactitude. Luc écrit avec un
point de vue chrétien manifeste, visant à guider Théophile vers la foi, sans la froide
distance d’un historien moderne. Il produit une œuvre en deux volets : l’Évangile selon
Luc et les Actes, tous deux adressés au « très cher Théophile ».

Théophile pourrait être un personnage historique riche, mécène chargé de diffuser


l’œuvre via des copies en scriptorium, pratique courante dans l’Antiquité.
Alternativement, il pourrait être fictif, signifiant « ami de Dieu » (en grec), permettant à
tout lecteur animé d’amour pour Dieu de s’identifier.

Manuscrits, Datation et Apparition des Actes


Le manuscrit Codex Bezae, conservé à Cambridge et copié vers le Ve siècle, contient
une version ancienne des Actes. Cependant, les Actes n’apparaissent dans la
littérature chrétienne qu’au milieu du IIe siècle, utilisés à partir de 160. Les écoles
théologiques romaines entre 140 et 170 ne les connaissent pas, ce qui est curieux.
Les Actes existaient avant 160, sous une forme antérieure.

L’Évangile de Luc montre des traces de la destruction du Temple en 70. Les Actes,
écrits après l’Évangile, reprennent ses formulations, excluant une rédaction antérieure
sans réécriture. Les Actes ne portent pas de traces nettes de réécriture, contrairement
au quatrième Évangile.

Hypothèse sur la Rédaction des Œuvres de Luc

36
Une première hypothèse : juste avant 70, la rédaction à Antioche d’une base de
l’Évangile de Luc à partir du travail de Marc à Rome (environ un quart du livre).
Une autre hypothèse : juste après 70, la rédaction des Actes par Luc, complétant
l’Évangile par un récit du ministère de Paul, parallèle à celui de Jésus, symbolique
plutôt qu’anecdotique.

Luc forme ainsi un couple d’œuvres (Luc 1 : Évangile ; Luc 2 : Actes), affirmant que
l’identité chrétienne ne se comprend pas sans Jésus et Paul – le premier à le dire.

Luc réalise en miniature le premier Nouveau Testament.

Unité d’Auteur entre l’Évangile et les Actes

Malgré des différences (exigence morale radicale dans l’Évangile, piété plus modérée
dans les Actes), l’unité d’auteur est évidente : indices grammaticaux, stylistiques et
théologiques identiques. Luc a écrit les 28 chapitres des Actes, avec un style
homogène, des figures stylistiques et des conceptions théologiques analogues à
l’Évangile. Cette unité n’a jamais été remise en doute depuis les Pères de l’Église.

Aucun manuscrit ne conserve l’œuvre originale en deux livres successifs ; tous datent
d’après la constitution du canon, associant Luc à d’autres Évangiles. En exégèse,
parler du « couple Luc-Actes » manque de fondement documentaire ; les Évangiles
furent édités ensemble, les Actes ajoutés secondairement.

L’identité de l’Auteur des Actes

Si le rédacteur de l’Évangile de Luc a écrit les Actes, son identité devrait être précisée.
Personne ne peut la nommer avec certitude. La tradition, comme dans le Canon de
Muratori (vers 200, de l’Église de Rome), l’attribue à Luc le médecin, compagnon de
Paul, basé sur Colossiens 4:14 (« salutations de Luc, notre ami le médecin, et de
Démas ») et les Pastorales. Luc accompagnerait Paul lors de son dernier voyage à
Jérusalem, de Philippes à Césarée, puis à Rome après deux ans. Paul, ayant subi
bastonnades et flagellations, aurait besoin d’un médecin.

Cependant, malgré les travaux de Martin Hengel, cette historicité est douteuse. Au IIe
siècle, on cherchait des noms dans le Nouveau Testament ; Luc, mentionné comme
médecin, fut promu auteur. Personnellement, on ne peut s’appuyer sur un « Luc
médecin », ni sur la tradition ultérieure le faisant peintre (comme dans le tableau de
Rogier van der Weyden, où il peint la Vierge avec le taureau symbolique).

Les Passages en « Nous » et leur Interprétation


Quatre passages des Actes sont écrits à la première personne du pluriel (« nous »),
suggérant un témoignage oculaire, comme si l’auteur accompagnait Paul. Cela
pourrait indiquer un compagnon de Paul, mais ce n’est pas certain. Les descriptions
maritimes montrent une familiarité avec les itinéraires, inscrivant l’œuvre dans le
voyage de Paul. Le « nous » pourrait être une reprise littéraire d’un élément ancien
pour crédibiliser le récit.

37
Le verbe « parakolouthein » au prologue (Luc 1) signifie littéralement
« accompagner » ou figurativement « suivre attentivement ». La plupart des exégètes
prennent le sens figuré, comme dans d’autres prologues antiques : « avoir bien
examiné l’affaire ». Des raisons déterminantes refusent à l’auteur un statut de
compagnon historique : sa connaissance de Paul et de sa théologie est insuffisante.

Divergences avec la Théologie Paulinienne

L’ancienne école de Tübingen (Baur, Strauss) reproche à Luc de n’avoir pas compris
la théologie paulinienne. Luc s’en éloigne après un séjour en Palestine, recevant
l’enseignement de Jésus. Des traces pauliennes persistent : justification par la foi
(Galates, Romains) dans la parabole du fils prodigue, discours de Pierre au concile,
de Paul à Milet. Luc simplifie la pensée de Paul (justice de Dieu, conception du Christ,
fin des temps) pour un public populaire. La théologie de la Croix paulienne
(paradoxale) est absente ; Luc met l’accent sur l’Incarnation et la Résurrection.

La présentation de Paul dans les Actes diffère : plus compromis, moins attaché au titre
d’apôtre. Luc n’en fait pas un disciple de Paul ; un compagnon intime ne dépeindrait
pas Paul comme défenseur de la loi juive, bon observateur juif, ami des Romains. C’est
une reconstruction : Paul destiné aux païens, bâtisseur d’Églises méditerranéennes,
exagérée par rapport aux épîtres.

Reconstruction de la Figure de Paul


Luc présente Paul comme le héros missionnaire, éclipsant Pierre et Jacques dès Actes
15. Ce choix exclusif marginalise d’autres figures, oubliées faute de sources. Dans les
épîtres, Paul est un apôtre radical (justification par la foi, théologie de la Croix) ; dans
les Actes, il est un Juif pieux, respectueux de la Loi, citoyen romain, subordonné à
Jérusalem. Ce portrait, édulcoré, légitime le christianisme face au judaïsme (Paul
étudiant sous Gamaliel, collaborant avec Juifs) et à l’Empire (citoyen romain, évitant
châtiments infamants). Les épîtres contredisent : Paul flagellé, incompatible avec la
citoyenneté romaine ; pas d’études à Jérusalem mentionnées.

Luc s’achève à Rome, centre du monde, non en Espagne (projet de Paul). La mission,
de Jérusalem à Rome, incarne la continuité providentielle : “témoins jusqu’aux
extrémités de la terre” (Actes 1:8). Luc amplifie Paul, mais outrepasse : le Paul des
Actes est moins paradoxal que celui des épîtres. Luc n’invente pas la grandeur de Paul
mais l’isole.
Valeur Historique et Littéraire des Actes

Les Actes ont un statut historique particulier : document unique sur la mission de Paul,
mais divergent des épîtres. Ce n’est pas des archives, mais de la littérature. Les Actes,
unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non une chronique.
Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante. Les épîtres,
par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge tardivement (IIe
siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul artisan textile,

38
citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes comme
chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet théologique.
Historiquement, on ne peut vérifier vrai/faux sans sources externes. Luc harmonise,
montrant un christianisme arrangé ; c’est tendancieux, mais indispensable. Les
historiens doivent éviter une lecture naïve : ce n’est pas une chronique, mais une
démonstration. L’histoire est toujours une intrigue composée, sélective et interprétée ;
Luc est subjectif comme tout historien antique.
Luc rapporte des éléments absents des épîtres : Paul citoyen romain (mais fouetté
publiquement, impossible pour un citoyen ; tendances masochistes ?), métier textile,
citoyen de Tarse (douteux, sans autre attestation). La citoyenneté romaine pourrait
légitimer le christianisme face à l’Empire ; Paul étudiant à Jérusalem, montant après
sa vocation, choisissant des collaborateurs juifs, pour se légitimer face au judaïsme.

Le Projet de Luc et la Relation au Judaïsme

Le but des Actes : montrer la continuité de Jérusalem à Rome (extrémités de la terre


pour Luc, centre du monde).

Jésus ressuscité dit : témoins à Jérusalem, Judée, Samarie, extrémités de la terre.


Importance des rencontres avec fonctionnaires romains ; une fois Paul à Rome, le livre
s’arrête. Légitimité missionnaire depuis Pierre à Jérusalem jusqu’à Paul à Rome.
Multiplie les voyages à Jérusalem contre les épîtres (Galates).
Dans la première partie, expansion de la communauté : à Jérusalem, puis extérieur ;
nombreux Juifs croient initialement, puis accueil diminue, païens augmente. Fin : Paul
prisonnier à Rome reçoit des responsables de la synagogue, essaie de les convaincre
via Moïse et prophètes ; certains croient, d’autres incrédules. Citation d’Isaïe sur
l’endurcissement du peuple ; Paul : « le salut de Dieu est envoyé aux païens ».

Revirement : Évangile passe des Juifs aux païens. Luc répète (chapitres 13, 18, 28) :
si Juifs n’entendent pas, tournée vers païens. Charge violente, improbable d’un Juif ;
construction aux dépens des Juifs. Scénario récurrent : Paul parle aux Juifs, rejeté,
expulsé, menacé ; attention de quelques-uns (craignant-Dieu, païens fascinés par
judaïsme). Juifs en méchants, mais pas exclusivement ; petits noyaux continuent,
s’élargissant aux Grecs.

But : montrer que l’identité chrétienne se comprend via sa racine juive ; repartir de là.
Projet : extension de l’Église par l’Esprit Saint, de Jérusalem à Rome (monde entier).
Mais pourquoi Paul pour Rome, puisque l’Évangile y était avant (Romains) ? Pas
passage simple Juifs-païens-universalisme ; Luc montre que la foi en Christ n’existe
pas sans peuple juif.

Écrit vers 80-90, à une chrétienté séparée post-70 ; pas pour convertir Juifs (portrait
trop noir), mais rappeler racines dans promesses à Israël. Luc conserve titres de
noblesse à Israël, sans les transférer aux chrétiens (contrairement à Jean). Témoin de

39
la fracture post-70 entre courants judaïques ; historien et porte-parole du courant
chrétien.
Les Actes, unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non
une chronique. Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante.
Les épîtres, par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge
tardivement (IIe siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul
artisan textile, citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes
comme chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet
théologique.

La chute du Temple redessine le christianisme : avant, un mouvement juif ; après, une


identité universaliste. Luc, narrateur providentiel, tisse une continuité de Jésus à Paul,
de Jérusalem à Rome, sans rompre avec les racines juives. Sa vision tragique reflète
une séparation non désirée, marquée par des violences rhétoriques. Les épîtres de
Paul, premières archives, contrastent avec les Actes, œuvre d’un historien antique où
la foi guide la plume. Ensemble, ils témoignent d’un christianisme forgé dans la tension
entre héritage juif et ouverture aux nations.

Dans les décennies et siècles suivants, dès le début du IIe siècle, le christianisme
émerge véritablement en tant que religion distincte lorsqu’il dispose de ses textes
canonisés, autour des années 150 ou 160. Avant cela, il n’existe pas en tant que tel,
mais plutôt comme une extension ou une variante du judaïsme.

Le Débat sur Paul comme Inventeur du Christianisme

Paul est souvent soupçonné d’avoir inventé le christianisme, transformant la figure de


Jésus, qui s’inscrit dans la polyphonie du judaïsme du Ier siècle, en quelque chose de
radicalement différent. Cependant, cette idée est réfutée : il n’y a pas de différence
fondamentale entre la religion de Jésus et celle de Paul. Jésus était un juif palestinien,
tandis que Paul, juif de la diaspora, portait des idées influencées par des mystiques
variés. Pourtant, la religion chrétienne n’est pas vue comme une trahison de la religion
de Jésus.

En 1920, l’historien juif Joseph Klausner écrit sur Jésus qu’il est « des nôtres », mais
sur Paul qu’il explique comment les choses se sont « gâtées ». Klausner affirme que
Jésus n’avait pas l’intention de créer une nouvelle religion, ce qui pointe vers Paul
comme responsable. Pour l’historien, Paul pose les bases d’une nouvelle religion qui
se démarque rapidement du judaïsme : d’une secte juive au départ, elle devient une
religion à part entière. Les fondements de croyance et de pratique du christianisme
sont en grande partie institués par Paul, via ses textes authentiques et la manière dont
les premiers chrétiens les lisent.

Cependant, Paul n’a pas consciemment fondé une nouvelle religion, pas plus que
Jésus. Historiquement, la forme de christianisme qui s’impose emprunte beaucoup à

40
Paul et un peu à Pierre, marquant ainsi profondément l’histoire chrétienne. Au début
du IIe siècle, lorsque le christianisme s’invente une identité distincte, on se saisit de la
figure de Paul pour la formuler. Paul devient l’inventeur d’une foi en Jésus le Christ,
mort et ressuscité pour le salut du monde, ou l’inventeur du « christianisme » en tant
que catégorie pour des gentils (non-juifs) recevant la foi sans être juifs. Pourtant, Paul
n’est pas l’inventeur du Christ au sens d’une invention ex nihilo ; il voit plutôt la foi en
Jésus comme le véritable judaïsme, une transformation du monothéisme juif pour le
rendre accessible au monde grec et romain.

Paul comme Transformateur du Judaïsme

Paul, mort au début des années 60, a une vision des possibilités d’un judaïsme
réformé, permettant de diffuser le monothéisme juif et sa spiritualité au monde païen
de manière plus facile et large. Les événements historiques, comme la destruction du
Temple en 70, contraignent finalement le christianisme à sortir du judaïsme. Paul est
un transformateur du judaïsme, non un traître : en tant que juif de la diaspora, il
envisage les potentialités du judaïsme dans l’Empire romain. Il affirme que la foi en
Jésus est le vrai judaïsme, accomplissant la révélation de Dieu à Israël. Pour Paul, le
Christ est l’aboutissement de cette révélation, une construction théologique où il
interprète les promesses bibliques comme renvoyant à Jésus.

Selon certains, Paul ne se comprend que dans le judaïsme de son temps ; pour
d’autres, il est l’agent principal de la rupture. Pour les chrétiens, Paul est un juif « selon
leur cœur » ; pour les Juifs, un traître ou apostat. Paradoxalement, ses épîtres justifient
ces deux interprétations. Paul n’a jamais eu l’intention de fonder une nouvelle religion :
il vivait dans l’attente imminente de l’avènement du Seigneur, une période
intermédiaire. Envoyé vers les gentils, il prêche jusqu’à ce que la totalité des païens
entre, moment où le Christ viendra et tout Israël sera sauvé. Ses communautés
chrétiennes n’étaient pas conçues pour durer, leur situation précaire à la limite du
judaïsme étant temporaire.
La Pensée de Paul sur Israël

Dans sa correspondance authentique, Paul ne manifeste aucune volonté de rompre


avec le judaïsme. Au contraire, au début de l’Épître aux Romains (chapitre 9), il
exprime un bilan douloureux de l’échec de sa prédication auprès d’Israël : « En Christ,
je dis la vérité, je ne mens pas ; par l’Esprit Saint, ma conscience m’en rend
témoignage. J’ai au cœur une grande tristesse et une douleur incessante. Oui, je
souhaiterais être anathème, être moi-même séparé du Christ pour mes frères, ceux
de ma race selon la chair, eux qui sont les Israélites, à qui appartiennent l’adoption, la
gloire, les alliances, la loi, le culte, les promesses et les pères ; eux enfin de qui, selon
la chair, est issu le Christ qui est au-dessus de tout, Dieu béni éternellement. Amen. »
Paul constate dramatiquement la séparation entre Israël refusant l’Évangile et ses
communautés naissantes. Il surmonte cela par l’annonce du salut final de tout Israël,
repoussé à la fin de l’histoire, après la conversion de l’humanité entière. Vers 56, Paul
acquiert la conviction de l’échec de sa mission envers Israël.

41
Paul se définit comme israélite, du peuple d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils
d’Hébreu. Israël est un problème charnel pour lui, mais en tant que juif, c’est aussi
personnel : si le Christ est la fin (télos) de la loi, quelle est sa valeur ? En alignant
chronologiquement ses épîtres (1re et 2e aux Thessaloniciens, Corinthiennes,
Galates, Philippiens, Romains), on observe une évolution de sa pensée, une capacité
géniale à argumenter avec les catégories culturelles, théologiques et spirituelles de
ses destinataires. Il reformule le charisme pour eux, inventant un langage et fixant une
théologie dans des catégories qui se recouvrent sans être identiques. Les différences
entre épîtres pourraient être dues à des aspects rhétoriques : Paul adapte ses idées
pour convaincre des communautés différentes, les exagérant parfois jusqu’à la limite,
utilisant des arguments douteux ou paraissant de mauvaise foi. Ainsi, Paul est
multiforme, insaisissable, juif avec les Juifs, gentil avec les gentils, clamant souvent sa
sincérité.

Paul et les Piliers du Judaïsme Antique

Paul se définit comme Hébreu fils d’Hébreu, de la tribu de Benjamin, mais ses épîtres
témoignent d’une relation conflictuelle avec le judaïsme et ses observances. A-t-il
rompu avec le judaïsme ? Pas vraiment : né juif, circoncis, respectant la loi, il s’en dit
fier. Pourtant, en analysant les trois piliers du judaïsme antique – l’importance de
la terre juive, du peuple juif (filiation), et de la pratique juive (loi) –, Paul déploie des
efforts pour expliquer à ses lecteurs (majoritairement non-juifs) pourquoi ces éléments
ont peu d’importance.

D’abord, la terre juive : liée à l’idée que Dieu choisit une partie du monde pour y résider
(la « maison de Dieu », le Temple), elle pose des problèmes sous domination
étrangère (Grecs, Perses, Romains). Paul minimise son importance : dans la 1re
Épître aux Corinthiens (chapitre 6) et la 2e, il insiste sur le peu d’importance du Temple
de Jérusalem, car le vrai temple est le corps ou la communauté : « Le temple est
l’endroit où Dieu séjourne ; donc, si Dieu est parmi nous, nous sommes le temple. »
Un élève de Paul ajoute que la communauté chrétienne est un grand temple avec le
Christ comme clé de voûte. Le monde entier est potentiellement terre sacrée, ce que
Paul prêche partout.

Ensuite, la filiation juive : être juif, c’est descendre d’Abraham, même dans la diaspora.
Paul, se définissant d’ascendance juive, explique qu’Abraham est une métaphore :
dans l’Épître aux Galates, la foi sauve, et tous ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham.
Être fils d’Abraham charnellement n’importe pas ; c’est spirituellement. La chair, pour
Paul, a peu d’importance positive. Il oppose chair et esprit, dévalorisant la filiation
ethnique : ce n’est pas qui sont vos parents, mais en quoi vous croyez. Comme Jean
le Baptiste et Jésus, Paul minimise les liens familiaux.

Enfin, la pratique juive (loi) : beaucoup de Juifs de la diaspora et post-70 avaient déjà
relativisé terre et filiation (acceptant prosélytes, quittant la Judée pour la Galilée ou
Babylone). Mais ils conservaient la loi. Paul explique qu’elle n’est plus importante, voire
source de malédiction et de mort (Épître aux Romains et ailleurs) : avec la loi vient la

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mort ou la malédiction. Il n’aurait pas enseigné cela à ses enfants s’il en avait eu, ni
continué à l’observer tout en la dénigrant.
En expliquant que ces piliers sont des obstacles au salut, Paul rompt effectivement
avec le judaïsme, même s’il n’en a pas l’intention personnelle.

Paul n’avait pas l’intention de rompre, mais ses actions sur le terrain y conduiront.
On peut faire une analogie avec Martin Luther : il ne voulait pas rompre avec l’Église
catholique, mais ses actes l’ont provoqué. De même, John Wesley en Angleterre ne
voulait pas se séparer de l’Église anglicane, mais sa pratique radicale mena à la
séparation au XVIIIe siècle entre méthodistes et anglicans. Ces trois chefs religieux
n’avaient pas théoriquement l’intention de schisme, mais leurs principes l’ont causé.
Circulation et Réception Initiale des Épîtres de Paul

Quoi qu’il en soit de l’attitude de Paul, ses épîtres influencent déterminément la


rupture. Pourtant, son œuvre n’occupe pas immédiatement une place capitale. Les
épîtres circulent entre communautés proches, conservées dans des archives sans
transmission systématique. Étrangement, entre 70 et 90, il y a un « trou paulinien »
dans la littérature chrétienne : pas de suites littéraires ou théologiques fortes dans la
lignée paulinienne, comme si le paulinisme avait disparu.

Cependant, Paul n’est pas absent : les épîtres deutéro-pauliniennes (Colossiens,


Éphésiens, pastorales comme 2e Timothée) sont attribuées à Paul pour renforcer
l’autorité. Cela montre que son autorité est reconnue dans certains milieux.
Dans les Éphésiens, Paul est un missionnaire et théologien détonateur d’une réflexion
nouvelle. Dans les pastorales (années 80-90), peu reste de sa théologie, mais il est
l’autorité apostolique fondatrice. Ignace d’Antioche (110-120) cite Paul sans prendre
en compte sa théologie propre, intégrant des éléments dans une théologie différente.
Le christianisme reconnaît l’importance de Paul pour légitimer de nouveaux
développements. La 2e Épître de Pierre note que les lettres de Paul sont compliquées,
transmises comme un trésor mais peu ouvertes.

À partir de 70, trois lignes de réception : une dans Colossiens-Éphésiens ; une dans
les pastorales ; une dans les Actes des Apôtres de Luc. Dès les années 70-80, des
récits légendaires sur Paul se développent, culminant aux Actes apocryphes de Paul
et Thècle fin IIe siècle. Fin Ier siècle, rassemblement des épîtres : Paul devient figure
fondatrice du christianisme tout court. Nous lisons les épîtres dans leur état du IIe
siècle, attestées par Marcion vers 140 (corpus de 10 épîtres).

Marcion : Un Personnage Clé et son Influence


Marcion, fils de l’évêque de Sinope en Asie Mineure, vit au début du IIe siècle.
Excommunié, il fonde sa propre église influente plus de 300 ans, jusqu’aux extrémités
de la terre selon Tertullien. Chrétien en lisant Paul, il voit sa théologie comme la seule
expression de l’Évangile. Vers 140 à Rome, dans une école théologique chrétienne
(parmi trois : Justin, Valentin, Marcion), il incarne le courant paulinien radical, ignorant

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l’humanité de Jésus et se focalisant sur sa divinité. Pour lui, seul Paul a compris Jésus
et avait fixé nettement la ligne de démarcation entre la religion juive et la religion
chrétienne (p157); les apôtres n’ont rien compris (Jésus les traite d’abrutis dans les
Évangiles).

Les apôtres ont entremêlé l’Évangile avec des éléments juifs, et des juifs ont transmis
le message de mauvaise foi, effaçant sa nouveauté.

Jésus, monté aux cieux, se révèle une seconde fois à Paul, qui comprend parfaitement
et fonde communautés et épîtres. Après sa mort, des « faux chrétiens » judaïsants
interpolent les épîtres pour assimiler le Dieu de Paul à celui de l’Ancien Testament.
Marcion expurge ces falsifications, réunit 10 épîtres de Paul et l’Évangile de Luc en un
recueil appelé « Kainè Diathèkè » (Nouvelle Alliance, citant Jérémie via Hébreux). Il
invente ainsi le Nouveau Testament, évacuant les références à l’Ancien Testament.

Sa collection pousse les églises à définir un canon : autour de 150, on passe des écrits
juifs à des écrits chrétiens comme références. Marcion affirme que le message
authentique est seulement dans Luc et les 10 épîtres. Après 70, avec plus de non-juifs
dans les communautés, la relation au judaïsme devient problématique. Pour Marcion,
Paul enseigne une religion entièrement nouvelle, distincte du judaïsme : le Dieu de
l’Ancien Testament (vengeur, des Juifs) n’est pas le Père de Jésus-Christ ; l’alliance
ancienne est erronée, et les chrétiens ne doivent plus s’y référer. La nouvelle religion
naît au baptême de Jésus.

L’Opposition de l’Église à Marcion et ses Conséquences

L’église se définit contre Marcion : doit-on se passer des Juifs ou penser que l’alliance
a changé, les chrétiens en étant les nouveaux bénéficiaires ? Pour Marcion, l’ancienne
voie est toujours erronée ; pour l’église, c’était la voix de Dieu, mais il a changé d’avis
ou suivi un plan. L’église descend d’Israël par la chair, ce que Marcion refuse. Le rejet
de la Bible juive n’est pas étranger au christianisme : certains, comme un pasteur du
XXe siècle, prêchent sans Ancien Testament, le voyant contradictoire avec le
Nouveau. Pourtant, c’est hérétique : un seul Dieu, un seul Testament annoncé par
l’autre.

Aucun théologien primitif n’a aussi mal compris Paul que Marcion, en coupant le Dieu
chrétien de l’Ancien Testament. Radical, Marcion influence l’évolution : l’église se
revendique héritière de la tradition juive, comme le « véritable Israël ».
1 COMMENTAIRE

Depuis la constitution des premiers empires, ceux qui détiennent le pouvoir influencent
de manière récurrente la vie politique, sociale et religieuse et façonnent les récits. Nous
ne pouvons aborder une analyse sur les origines du christianisme sans pour autant
éluder les causes et les effets d’une politique de colonisation de la Judée par l’empire
romain. De -6 à 37 de notre ère, sept Grands prêtres du Temple de Jérusalem furent
nommés successivement par les préfets romains. Autrefois, le peuple juif élisait ses

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candidats. Le Talmud de Babylone rapporte que trois cents Grands prêtres ont officié
à l’époque du Second Temple. A contrario, le Talmud de Jérusalem indique que leur
nombre varie entre quatre-vingts et quatre-vingt-cinq Grands-prêtres. Une telle
différence entre deux Talmuds devrait nous inviter à plus de prudence dans l’exégèse
des textes anciens. Dès l’an 6 avant notre ère, date du recensement de la population
de Judée, les gouverneurs romains furent confrontés à des mouvements de
contestations. Dès l’an 17 ou 18, Joseph Caiaphas, appelé Caïphe dans les évangiles,
fut nommé Grand prêtre du Temple de Jérusalem par Valerius Gratus, préfet romain,
lequel sera remplacé par Ponce Pilate à partir de l’an 26. Au début de l’an 36 ou au
début de 37, Lucius Vitellius, sénateur et gouverneur romain, sous le règne de Tibère
et puis de Caligula, révoqua Ponce Pilate ainsi que le Grand prêtre Caïphe, les deux
personnages essentiels du Procès de Jésus et de sa condamnation à la crucifixion.
Autant méditer sur la parabole de la paille et de la poutre prononcée par Jésus dans
son sermon de la montagne afin d’avertir ses disciples des dangers de juger les autres
car ils seraient aussi jugés selon la même norme. La morale de cette histoire est qu’il
faut éviter de relever les petits défauts de son prochain, alors qu’on n’amende pas ses
propres travers.
À la mort de Jésus, personne parmi ses disciples ne pouvait imaginer qu’en quelques
décennies, ils le verraient comme Dieu fait homme. Aucun d’eux n’aurait supposé que
Jésus ne reviendrait pas, que la fin des temps serait constamment repoussée, et qu’au
lieu du royaume espéré, c’est l’Église qui s’installerait durablement. Les croyants, issus
d’une secte juive considérée comme une détestable superstition aux yeux des
Romains, allaient donner naissance au christianisme, une nouvelle religion qui, en
391, deviendra même la religion officielle de l’Empire romain.
Les Débats Internes au Judaïsme au Ier Siècle

Les discussions entre Juifs sur l’interprétation des Écritures étaient tout à fait banales ;
les Juifs les pratiquaient depuis des siècles. Cela est difficile à comprendre aujourd’hui,
car le christianisme est devenu une religion des Gentils qui se définit contre le
judaïsme, rendant inconcevable l’idée que ces débats étaient des disputes internes
entre différentes interprétations juives.

Si le christianisme devient une religion non juive au IIe siècle, lorsque les Gentils
affirment être le vrai Israël par opposition à l’Israël juif, cette discussion n’a aucune
raison d’être au Ier siècle. À cette époque, les débats opposent Paul aux disciples de
Jésus, à ceux qui l’ont connu selon la chair – une connaissance que Paul qualifie de
mauvaise passe. La discussion est entièrement juive, et le christianisme non juif
autonome émerge plus tard, car sa matrice se trouve dans la Bible hébraïque : le
messie, la rédemption, la résurrection, tout cela est entièrement juif. Ce ne sont pas
des débats entre deux communautés distinctes, mais à l’intérieur d’une même
communauté.
Le positionnement des premiers Chrétiens parmi les partis Juifs

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La question reste de savoir comment le mouvement chrétien se situe par rapport aux
autres partis juifs, qui étaient des concurrents. De ce point de vue, il est clair que
chaque groupe s’efforçait de rallier le plus de monde possible à sa cause, et les
premiers chrétiens n’ont pas failli à cette règle. Globalement, dans un premier temps,
les premiers chrétiens restent relativement marginaux tout en ayant leurs prétentions ;
ils n’ont certainement pas désespéré de convaincre leurs frères juifs de les rejoindre,
jusqu’à la ruine du Temple en 70.
Avant 70, on a toujours affaire à la même géographie politico-religieuse : il y a toujours
un parti essénien, un parti sadducéen, un parti pharisien, et de plus en plus actif, des
zélateurs de la loi, qui exercent une pression accrue sur l’observance nécessaire de
la Torah. Après 70, au sein du judaïsme en général, les pharisiens opèrent un
mouvement de réorganisation autour de leur parti, et on perd la trace de quasiment
tous les autres partis. Les sadducéens semblent avoir perdu leur raison d’être avec la
ruine du Temple, car ils vivaient de et pour le Temple ; sans lui, ils n’avaient plus
vraiment de raison d’exister. Les esséniens, on en perd la trace, même si on est
persuadé qu’ils ont continué à exister et à diffuser leurs idées, mais on ne sait pas
comment. Il reste face aux pharisiens le mouvement chrétien, qui refuse une
assimilation, se présente d’abord comme concurrent, et envisage même dans certains
cas d’emporter sur le mouvement pharisien. Chaque groupe juif prétendait avoir la
bonne interprétation : querelles entre sadducéens et pharisiens, pharisiens et zélotes,
esséniens et sadducéens à propos du Temple.

La conscience progressive d’une troisième réalité

Mais ce qui est plus significatif, c’est la conscience progressive d’une troisième réalité,
le tertium genus, que les chrétiens utilisent avec hésitation parce qu’au fond, ils se
considèrent comme le reste d’Israël, l’Israël en vérité ou l’Israël de Dieu, depuis Paul
et les débuts. Cette revendication s’affronte à la réalité sociologique des païens qui
entrent dans l’Église, et on se dit : on n’est plus tout à fait purement juif. Alors, qu’est-
ce qu’on est ? On est convaincu d’être dans la ligne de la tradition d’Israël, mais en
même temps, on s’ouvre aux païens, ce qui déjà à l’intérieur d’Israël amène quelques
troubles.

Quand le judaïsme se réorganise après 70 dans la ligne pharisienne, le christianisme


de son côté tient un discours désormais beaucoup plus précis sur Jésus, et on peut
dire que le mouvement chrétien véritablement, vers les années 80-90, se sépare du
judaïsme. Il y a tout de même un pont qui demeure à un certain point : ces mouvements
qui donneront les Ébionites et les Nazaréens, qu’on appelle parfois de manière un peu
rapide les judéo-chrétiens, et qui sont très liés à la communauté de Jérusalem.

L’appellation moderne de judéo-chrétien donne une fausse image de ces Juifs qui
considéraient Jésus comme le Messie annoncé par les prophètes. Les judéo-
chrétiens, nommés tantôt Nazaréens, tantôt Ébionites, ont en commun leur volonté
d’appartenir au judaïsme ; ils sont les héritiers du courant de Jacques, frère du
Seigneur.

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Les judéo-chrétiens sont des Juifs qui acceptent le message de Jésus d’une façon ou
d’une autre, qui pensent que Jésus est le prophète ou le Messie annoncé, et qui
célèbrent sa mémoire dans un culte particulier, mais qui continuent à s’identifier
comme Juifs dans le monde ancien, de façon traditionnelle. Plus précisément, ils
continuent à pratiquer les commandements de la Torah. Ce qui s’est passé, c’est qu’ils
étaient assis entre deux chaises : ils étaient Juifs, et les Juifs les ont excommuniés.
Les chrétiens les ont reçus en leur disant : vous êtes comme nous, mais si en plus
vous rejoignez, vous êtes devenus chrétiens ; si vous tenez à rester Juifs, alors vous
êtes des pécheurs. Ainsi, la destinée des Nazaréens a été vraiment tragique : ils ont
continué à exister pendant quelques siècles, mais quand le christianisme a triomphé
à partir du IVe siècle, l’une des premières choses que les chrétiens ont faites a été de
régler leur compte, de faire disparaître ces disciples juifs de Jésus.
Ce que l’on peut dire, c’est que le judéo-christianisme a été condamné par une
coalition d’ennemis : le judaïsme de tendance rabbinique en construction dans la
Mishna, et le christianisme qui se développe à peu près à la même époque, fin du IIe
siècle. Au fond, les judéo-chrétiens qui existent encore au IIe, IIIe et IVe siècles vont
être un peu les perdants de l’histoire, et quand on est les perdants, on est aussi
marginalisé dans la documentation que l’on laisse.

Certains vont disparaître ; d’autres vont donner naissance indéniablement à certaines


de ces Églises d’Orient, en particulier celle qui se revendique d’une liturgie de saint
Jacques de Jérusalem ; d’autres donneront des courants qui vont devenir marginaux
et que l’on qualifiera d’hérétiques, c’est-à-dire qu’ils ne pensent pas comme le courant
majeur. Des groupes vont se retrouver à l’est du Jourdain, ce qui est la Transjordanie,
la Jordanie actuelle.

C’est vraisemblablement dans ces zones que Mahomet va entendre un certain nombre
de récits et d’idées qui débouchent sur l’islam. On signale quelques petits groupes
comme les Ébionites, les Nazaréens, et un ou deux autres noms dans les écrits
d’Épiphane de Salamine. On en trouve des traces en Éthiopie, et ensuite dans le
Coran, ça vient de là : Jésus comme prophète aux côtés des autres grands, tout ça
c’est du judéo-chrétien. Il y une succession d’indices qui laissent penser que des
traditions, entre autres judéo-chrétiennes, chrétiennes hérétiques d’une façon ou de
l’autre – hérétiques entre guillemets – et aussi judéo-chrétiennes, et peut-être même
manichéennes, se retrouvent à l’origine du texte que nous appelons le Coran.

Jésus dans le Coran et ses racines araméennes


Dans le Coran, Jésus est présenté comme le prophète qui précède Mahomet ;
plusieurs sourates lui sont consacrées, évoquant sa naissance miraculeuse et sa mort
sur la croix qui n’aurait été qu’une illusion. Les premiers savants ayant travaillé sur le
Coran savaient que le substrat dans lequel s’inscrit le Coran est l’Arabie préislamique,
la poésie arabe préislamique, et la littérature religieuse de l’Antiquité tardive en
araméen, c’est-à-dire des textes écrits par des Juifs, par des chrétiens, par des judéo-
chrétiens, par des manichéens, etc. Cette découverte du XIXe siècle s’est effacée au

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XXe siècle, quand de plus en plus les chercheurs de l’islam ne savent plus l’araméen,
ne savent que l’arabe, et essaient de réfléchir sur le Coran seulement à l’intérieur de
l’islam et de façon orthodoxe islamique. Aujourd’hui il faudrait relire le Coran dans son
substrat araméen, donc juif et chrétien.

La Révolte Juive de 66-70 et la Reconstruction des Religions

En 66 éclate la révolte juive contre Rome en Judée, en Galilée, en Samarie. En 70,


les troupes de Titus incendient le Temple de Jérusalem. Privée de son lieu le plus
sacré, la religion d’Israël est entièrement à reconstruire ; de là naîtront le judaïsme
rabbinique que nous connaissons aujourd’hui et le christianisme. Les grands conflits
dont nous avons traces dans le Nouveau Testament sont des conflits qui ont eu lieu
entre 70 et 90 ; les traces s’en trouvent pour l’essentiel dans l’Évangile de Matthieu,
dans l’Évangile de Jean, dans l’Apocalypse de Jean. Il est des traces de conflits où les
conflits ne se sont résolus que par le fait que les communautés chrétiennes sont
sorties, ou ont été exclues de la synagogue.

Souvent, on dit que 70 marque la séparation avec le judaïsme qui se réorganise ; cela
marque une étape importante, mais la rupture définitive semble être 135.

La seconde révolte de Bar Kokhba en 135 et ses conséquences

La seconde révolte, révolte de Bar Kokhba, est surnommé ainsi par le grand maître
juif Rabbi Akiva, le fils de l’étoile (en référence au Livre des Nombres, une désignation
messianique). La révolte de Bar Kokhba a été proprement une révolte messianique.

L’empereur Hadrien décide que les Juifs ne pourront plus résider de manière
permanente à Jérusalem. Cela va avoir des conséquences à la fois pour le judaïsme
de tradition rabbinique, c’est-à-dire le judaïsme pharisien qui va s’exprimer à travers
les maîtres d’Israël, puisque très vite on verra se déplacer la réflexion juive en Galilée
et en Mésopotamie. C’est là où il y aura les grands centres où va s’épanouir ce
judaïsme réorganisé autour de la synagogue, et du fait qu’il y a désormais en quelque
sorte un judaïsme monolithique organisé autour des pharisiens. Les chrétiens n’en font
pas partie, donc ils sont chassés des synagogues et, dès lors qu’ils sont chassés, sont
amenés à se positionner autrement qu’au début.

On a quelques signes historiquement de cette apparition d’un mouvement chrétien


comme ce qu’on a appelé le tertium genus, c’est-à-dire une troisième race au sein de
l’échiquier politico-religieux de l’Antiquité, en dehors des Juifs et des païens. Mais là
encore, ce sont des écrits du second siècle qui emploient le terme ; avant, il n’est pas
formulé.
L’autonomie progressive du christianisme au IIe siècle

Jusque vers la moitié du second siècle, c’est-à-dire jusque vers 150 de notre ère, on
ne peut pas dire que le christianisme ait pris son autonomie par rapport au judaïsme.
Toutefois, il est impensable que tous les liens aient été coupés entre le christianisme
et le judaïsme : il y a tant de références à Jésus qui est juif, aux Écritures qui sont

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juives, et c’est dans l’histoire du christianisme qu’il est impossible de penser le
christianisme sans le judaïsme comme fondation et arrière-plan.
Vers les années 150, que se passe-t-il ? On sort de la seconde guerre juive ; le
judaïsme palestinien est écrasé, le judaïsme alexandrin est écrasé, le judaïsme de
Chypre et d’Asie Mineure est écrasé.

C’est le moment où on voit apparaître à Rome Justin qui, alors qu’il est originaire de
Naplouse – c’est un oriental venu à Rome – écrit comme s’il avait envie de dire enfin,
de la part des chrétiens : je m’adresse à Rome pour que vous me reconnaissiez
comme différent des Juifs, et je m’adresse aux Juifs – c’est son dialogue avec
Tryphon – pour dire aux Juifs : vous n’avez pas compris vos Écritures, mais moi je sais
vous donner la bonne interprétation des Écritures. Justin ose dire à un rabbin – qui est
un rabbin extrêmement agréable et pacifique – que c’est lui, Justin le chrétien, qui a la
bonne interprétation des Écritures, au point qu’à la fin, Tryphon ce rabbin lui dit : mais
enfin, alors c’est vous qui êtes Israël ?

Tout l’héritage juif qu’on considère peut-être comme perdu avec la perte de la Palestine
et l’écrasement du judaïsme de la diaspora, par substitution, est recueilli par le
christianisme.
Cette association constitue une charge explosive, de la dynamite pour le futur, une
dynamique qui va se développer. Il n’est plus nécessaire de prendre position d’un côté
ou d’un autre ; c’est quelque chose de nouveau considéré comme le « verus Israël »
(« Israël véritable ») du point de vue d’Israël, et du point de vue de ce qui est au centre
de la culture gréco-romaine, à savoir la philosophie.

Justin Martyr et son dialogue avec Tryphon

Justin, appelé Justin Martyr après son exécution à Rome vers 160, est l’un des
premiers intellectuels chrétiens d’origine païenne. Justin, l’un des premiers Pères de
l’Église, dans son texte le plus célèbre, invente un rabbin nommé Tryphon et met en
scène la discussion qui oppose le christianisme naissant au judaïsme.
Attardons-nous sur le Dialogue de Saint Justin avec le juif Tryphon

Le Dialogue avec Tryphon de Saint Justin Martyr est une œuvre apologétique majeure
du IIe siècle, structurée comme un débat philosophique et théologique entre Justin, un
chrétien converti de la philosophie païenne, et Tryphon, un juif érudit et circoncis,
réfugié en Grèce après la guerre de Bar Kokhba. Ce dialogue fictif ou semi-historique,
qui se déroule sur deux jours dans un cadre serein (un gymnase ou une promenade),
vise à démontrer la supériorité et l’accomplissement du christianisme par rapport au
judaïsme, en s’appuyant sur une interprétation christologique des Écritures juives.
L’esprit de l’œuvre est celui d’une défense rationnelle et scripturaire de la foi
chrétienne, marquée par un ton respectueux mais ferme, où Justin invite à la
conversion par la raison et la reconnaissance de Jésus comme Messie, tout en
critiquant les interprétations juives traditionnelles.

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Structure du Dialogue

Introduction et cadre : Justin raconte sa rencontre fortuite avec Tryphon et ses


compagnons, après une discussion philosophique initiale. Le débat s’étend sur des
thèmes théologiques, avec des échanges alternés : Tryphon pose des objections (sur
la Loi, les rites juifs, la messianité), et Justin répond longuement avec des citations
bibliques.
Développement principal : Divisé en chapitres thématiques, le texte explore la
divinité du Christ, la validité de la Loi mosaïque, l’accomplissement des prophéties, et
la nouvelle alliance. Il culmine sur l’universalité du salut chrétien, sans résolution
formelle, mais avec une invitation à la réflexion et à la conversion.
Conclusion : Tryphon exprime un respect pour Justin, mais reste sceptique ; Justin
prie pour sa conversion, soulignant l’ouverture au dialogue.

Thèmes principaux et arguments théologiques

L’essence apologétique réside dans l’idée que le christianisme n’abolit pas le


judaïsme, mais l’accomplit et l’universalise, en remplaçant une observance rituelle
temporaire par une foi spirituelle éternelle. Justin s’appuie massivement sur l’Ancien
Testament (Torah, Prophètes, Psaumes) pour prouver ses points, accusant parfois les
rabbins d’avoir altéré ou mal interprété les textes.

Divinité et Nature du Christ : Justin présente Jésus comme le Verbe (Logos)


préexistant, Fils de Dieu engendré par la volonté divine, à la fois Dieu et homme. Il est
le « Seigneur » apparu aux patriarches (Abraham, Jacob) et le médiateur du salut.
Arguments clés : naissance virginale (Isaïe 7:14), souffrance et résurrection (Isaïe 53,
Psaume 22), royauté éternelle (Psaume 110, Daniel). Cela réfute l’idée juive d’un
Messie purement humain ou politique.
Validité et Abolition de la Loi Mosaïque : La Loi (circoncision, sabbat, sacrifices,
fêtes) est temporaire, donnée à cause de la « dureté de cœur » et des péchés des
Juifs (Jérémie, Amos). Elle est remplacée par une nouvelle alliance spirituelle :
circoncision du cœur, sabbat éternel par la foi, baptême au lieu des ablutions. Justin
argue que Dieu préfère la justice et la miséricorde aux rites extérieurs (Psaume 50,
Isaïe 1), et que ces pratiques étaient des signes prophétiques du Christ.
Accomplissement des Prophéties : Jésus est le Messie souffrant et glorieux
annoncé : né à Bethléem, adoré par les mages, crucifié, ressuscité, et destiné à un
retour triomphal. Exemples : le serviteur d’Isaïe 53, les deux venues du Messie
(humble puis royale). Justin critique les interprétations juives (attribuant ces prophéties
à Ézéchias ou d’autres), insistant sur une lecture typologique et spirituelle.
Universalité du Salut et Critique du Judaïsme : Le christianisme s’adresse à tous
les peuples (Gentils inclus), héritant des promesses faites aux patriarches comme
Abraham (justifié par la foi avant la circoncision). Les nations deviennent « lumière »
(Isaïe 49), et les chrétiens sont le vrai Israël spirituel. Justin dénonce l’idolâtrie passée
des Juifs et leur attachement à une Loi limitée, tout en appelant à la repentance pour
éviter le jugement.

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Philosophiquement, l’œuvre fusionne de platonisme (le Logos comme Sagesse divine)
et théologie biblique, reflétant la conversion de Justin de la philosophie grecque au
christianisme. Religieusement, elle incarne l’esprit d’un christianisme primitif affirmant
son identité face au judaïsme, en promouvant une foi intérieure, universelle et
gracieuse contre une observance légale jugée obsolète. Historiquement, elle témoigne
des tensions judéo-chrétiennes post-destruction du Temple (70 ap. J.-C.), avec des
allusions à la persécution et à la dispersion juive. L’esprit apologétique est irénique :
Justin vise à convaincre par la logique et les Écritures, non par la force, invitant
Tryphon à « examiner » la vérité pour son salut, tout en priant pour l’unité dans la
reconnaissance du Christ comme accomplissement des promesses divines. Ce texte
reste un pilier de la théologie chrétienne primitive, soulignant la continuité avec
l’héritage juif tout en marquant une rupture décisive.
Ce sont des arguments très puissants pour la neutralisation de la Bible hébraïque, de
l’Ancien Testament.

Justin navigue de manière assez délicate parce que d’un côté il s’oppose à Marcion,
mais de l’autre il s’oppose aux judéo-chrétiens et aux partisans de la synagogue. Il
veut préserver l’Écriture, la notion d’Israël, la notion d’histoire du salut de la création
jusqu’à Jésus, vue à la fois positivement et négativement. Par ailleurs, il veut insister
sur la nouveauté, sur l’accomplissement, sur la réalité ultime marquée par Jésus.
Avec Justin, on arrive vite à ce que les Juifs ont mal compris leurs propres textes.
D’après lui, Abraham n’applique pas la loi non parce que la loi ne sera donnée que
plus tard, mais parce que c’était une déviance. Il y a plusieurs façons d’expliquer que
la doctrine chrétienne est bonne même quand elle diverge du texte biblique : les textes
de l’Ancien Testament sont périmés mais n’ont pas été compris. Le titre de Barnabé
présente une autre version : l’Ancien Testament est tout à fait juif, mais les Juifs ont
pris à la lettre ce qui était métaphorique. C’est différent.
Au deuxième siècle, il y a deux religions distinctes qui partagent un texte en commun :
la Bible.

Pourquoi le christianisme conserve-t-il l’Ancien Testament ?


Pourquoi Justin et pourquoi le christianisme ou la grande tradition chrétienne qui
deviendra le christianisme orthodoxe conserve-t-elle l’Ancien Testament ?

Pour trois raisons apparentes :


– La première, c’est que c’était leur premier texte sacré ; c’est qu’ils se croient et ils se
sentent, ils se veulent véritablement verus Israël et la révélation, c’est la révélation
biblique.
– La deuxième raison de cette conservation de l’Ancien Testament, c’est parce que les
hérétiques, les gnostiques, les dualistes, les marcionites le récusent
– La troisième raison, c’est que c’est très utile dans le monde romain quand on veut
passer du statut de religio illicita à celui de religio licita, de religion illégitime à religion
légale ; c’est très bien, c’est presque impératif de montrer qu’on a des attaches

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historiques profondes, parce que c’est le principal critère que demandent les autorités
romaines à la fois de façon légale et les autorités intellectuelles.
Une religion, c’est une religion qui a des attaches ; et pour les élites romaines, le
christianisme est une superstition.

Ce qui caractérise une superstition, c’est d’une part son caractère irrationnel et d’autre
part son manque de lettres de noblesse : une vraie religion a un passé glorieux, mais
un mouvement qui naît comme ça et qui fait immédiatement un certain nombre
d’adeptes n’est pas une école religieuse noble et sérieuse.

La perception romaine des chrétiens

Avec beaucoup de prudence, on peut dire que dans un premier temps, les Romains
l’ont perçu comme un mouvement à l’intérieur du judaïsme. Et puis peu à peu, ce
groupe va prendre une autonomie de plus en plus typée. C’est évident que quand à
propos de Néron on parle des chrétiens, on a tout à fait conscience qu’il y a un groupe
original qui s’est constitué.

Alors, pourquoi chrétiens ? Parce que l’origine du terme de chrétiens n’a aucun rapport
avec ce que nous appelons maintenant des chrétiens. Le mot chrétien, qui est de
formation latine – christiani avec un suffixe latin –, est apparu dans le monde romain
au moment de la fin du règne de Caligula, début du règne de Claude, pour désigner
des juifs messianiques à Antioche, qui étaient poussés par un certain Chrestos – un
messie. Poussés et non pas tirés, c’est-à-dire poussés par une espérance, un
messianisme urgent : la fin du monde arrive. Alors, il se pourrait que cette appellation
de chrétiens dans le monde romain soit une appellation criminelle et y reste longtemps.
Dans les Actes des Apôtres, au chapitre 11,26, c’est à Antioche que des disciples
furent qualifiés de chrétiens, c’est-à-dire chrétiens sur cette appellation criminelle.

Les « cristianos » de Rome, les chrétiens sont du point de vue des Romains des
partisans d’un homme qu’ils avaient exécuté, ou d’un agitateur politique, un bandit, un
asocial.
La lettre de Pline le Jeune, que l’on peut situer aux alentours de 112, témoigne que
non seulement les Romains considéraient les chrétiens comme des criminels
– criminales –, mais également que leur hostilité provenait de l’influence grandissante
des chrétiens, influence embarrassante pour certains ordres de la société civile.
Pline le Jeune, gouverneur de la Bithynie au début du deuxième siècle, écrit à
l’empereur Trajan et lui prend conseil, car comme il veut savoir comment il doit se
comporter vis-à-vis des chrétiens, puisqu’après en avoir exécuté beaucoup, il
commence à avoir des doutes sur la politique. Il dit qu’à ce régime, la province de
Bithynie sera entièrement dépeuplée, car il a découvert qu’elle était pleine de
chrétiens. Dans cette fameuse lettre, il y a des détails très intéressants. En preuve,
ces chrétiens se réunissent à l’aube et chantent un hymne au Christ comme à un dieu.
Le gros problème de Pline le Jeune : il ne comprend pas ce que c’est que ces gens ;
ils disent qu’ils sont chrétiens – qui sait ce que ça veut dire ? Christ, encore comme on

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a le nom propre Chrestos, assez répandu, mais qui sont ces chrétiens ? Ça, c’est
incompréhensible. Et quoi faire avec eux ? Finalement, il n’y a pas de législation : est-
ce qu’ils mettent en danger ou est-ce qu’ils contestent l’autorité de Rome ? Bon, Pline
ne sait pas du tout, parce qu’ils ne sont pas repérables dans le paysage comme ça ;
ou bien ils ne sont pas bien, mais alors ils ne sont pas bien comme tout le monde, ou
bien ils sont juifs. Alors, s’ils sont juifs, ils ont des privilèges qui font qu’on les déteste,
mais on reconnaît leur droit à avoir leur culte à eux, etc. Mais des païens qui sont
comme des juifs, c’est incompréhensible.

La situation conflictuelle des théologiens chrétiens du IIe siècle

Justin et les théologiens chrétiens du deuxième siècle se retrouvent dans une situation
conflictuelle très paradoxale : ils revendiquent l’héritage d’Israël en voulant tous les
bénéfices, et dans une polémique féroce, combattent les Juifs qui ne partagent pas
leur foi.
Dans les cercles rabbiniques, il fallait exclure les disciples de Jésus, et dans les cercles
chrétiens, il fallait revendiquer qu’on était le véritable Israël. D’un seul coup, on ne sait
pas qui a commencé, qui a été le premier. Il y a deux communautés qui prétendent
toutes deux être élues, qui se considèrent comme la communauté de Dieu, qui jouent
sur le même terrain de l’espérance messianique. Alors, reste la question fascinante :
qui a commencé ?

Si l’on se place sur le terrain de l’idéologie de la séparation, il y a des Gentils convertis


au christianisme dès le début ou le milieu du IIe siècle ; certains d’entre eux continuent
de fréquenter la synagogue, c’est-à-dire des non-circoncis qui reçoivent l’eucharistie
mais continuent à manger casher et à observer le shabbat. La virulence de la
polémique montre bien qu’il y avait toujours un aller-retour entre les deux religions.

Quand on arrive au christianisme officiel de l’Empire, Justinien légifère ; le fait même


qu’il y ait des lois sur séparer les chrétiens des juifs montre bien que cet effort avait
encore toute sa raison d’être. Il n’y a clairement séparation qu’au moment de
l’effondrement de la cité méditerranéenne au Moyen Âge. Depuis, cette séparation a
eu des conséquences terribles sur les relations à travers l’histoire.

Les relations historiques entre Juifs et Chrétiens

À travers deux mille ans d’histoire, les relations entre les juifs et les chrétiens ne sont
pas des relations idylliques, loin de là. La relation chrétienne aux juifs et au judaïsme
est une relation problématique par essence, puisque le christianisme est né du
judaïsme, a conservé les écrits juifs et s’est appelé très vite verus Israël, le véritable
Israël en volant aux juifs leur identité, par substitution.

Ce qu’il faut comprendre de façon plus précise, c’est le passage de l’antijudaïsme, de


la polémique contre le judaïsme qui n’est pas une religion fausse mais qui n’est pas la
religion véritable dans son modèle définitif – c’est de l’antijudaïsme qui est inéluctable
dans toute la théologie chrétienne – à l’antisémitisme. Il ne s’agit pas de la polémique

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contre le judaïsme représentant une forme non achevée de la vérité, mais une haine
des juifs en tant que juifs ayant tué le Christ, ayant commis le péché de déicide.
Du IIe siècle, nous avons des accusations de déicide, et ayant refusé de se convertir.
Donc, tout est accompli, et maintenant il n’y a plus besoin des juifs ; c’est fini. Alors,
comment cela se fait qu’ils existent encore ? Augustin en dit : ils sont esclaves porteurs
d’Écritures dont ils sont témoins, mais au fond, il justifie mais il ne comprend pas. Il ne
comprend pas parce qu’à la fois il faut que les juifs existent -d’abord parce qu’il y a une
réalité : les juifs existent – et ils existent en tant que juifs, juifs qui ont refusé le Christ.
C’est quelque chose qui est très difficile à comprendre dans la mentalité chrétienne –
chrétienne au sens de non juifs –, parce que là il y a un paradoxe, une difficulté, une
peur ou un doute, en tout cas une question. Quand on est non juif et qu’on professe
que Jésus est le Messie d’Israël, et qu’on constate qu’Israël – en tout cas dans sa
majorité, Israël encore une fois au sens biblique du terme – en tout cas dans la majorité
d’Israël aujourd’hui ne reconnaît pas que Jésus est le Messie d’Israël, que peut dire
un non juif : « c’est le Messie le leur, alors qu’eux disent non, ce n’est pas le nôtre ? »
Donc, quelque part, il doit y avoir un doute, une question, une anxiété qui se joue là-
dedans et qui joue sur la perception aussi du peuple juif, c’est-à-dire du coup s’ils
n’acceptent pas, il faut dire qu’ils sont dans l’erreur, parce que si ils sont pas dans
l’erreur, alors c’est le chrétien qui est dans l’erreur.
Ce thème fait que la tradition chrétienne a estampillé les juifs comme les méchants
par excellence, l’essence même du mal. Même si c’est extrêmement déroutant. Cela
prend tout son sens quand on analyse le chemin emprunté par le christianisme. C’est
un peu une confiscation de l’héritage mais la notion de verus Israël va encore plus
loin : c’est que le peuple lui-même non seulement a été dépossédé de la bibliothèque
sacrée et des personnages sacrés – les pères, ce qu’on appelle les pères dans le
judaïsme –, mais en plus il est dépossédé de son statut de peuple d’Israël. C’est ça
qu’il faut bien se mettre en tête : c’est qu’il y a des écrits chrétiens qui sont allés jusque-
là, c’est que pour eux la notion de verus Israël c’était de dire : nous sommes le
véritable Israël parce qu’il n’y a plus d’Israël et que nous avons pris sa place.

Il faut bien admettre que les disciples de Jésus ont piraté certaines promesses faites
à tout Israël. Ils ont détourné la terminologie, ils ont repris les Écritures, ce que l’on
réinterprète de façon radicale. Un opposant au christianisme aujourd’hui pourrait
accuser les premiers disciples de Jésus d’avoir piraté des Écritures ; un chrétien
présenterait les choses d’une manière différente : il n’y a pas eu de piratage, mais de
nouvelles façons.

À partir du début du deuxième siècle qu’on pourra sans réserve parler du christianisme
comme d’une entité religieuse autonome et structurée. Il est vrai qu’on s’en aperçoit
avec Ignace d’Antioche, puis avec Justin Martyr, avec l’Épître de Barnabé ; alors,
revendiquer pour elle la titulature d’Israël, le bénéfice des promesses, rejeter Israël
dans la mauvaise connaissance de Dieu, dans l’ignorance de la Loi, dans l’infidélité
par rapport à la Loi, et récupérer pour l’ensemble de l’état d’Israël ce qui n’est pas

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affirmé dans le Nouveau Testament, ce qui va être une affirmation des écrits chrétiens
à partir de ce moment.
La théologie de la substitution et l’image du Juif imaginaire

On va construire, sur et à partir de la théologie de la substitution, on va construire sur


la notion du châtiment, et on va construire toute une image qui en plus est tout à fait
curieuse. Quasiment jusqu’à aujourd’hui, c’est une image d’un juif imaginaire qui est
construite dans les sources chrétiennes. Parce que plus on va avancer dans le temps
plus les chrétiens vont avoir une connaissance exacte et précise de ce que sont leurs
juifs contemporains. On sait qu’ils existent, mais qu’est-ce que c’est qu’être juif au
cinquième siècle ou au VIIIe siècle, comment ils vivent ? Il va y avoir des conciles et
des mesures qui vont être prises à l’encontre des juifs, mais quelle conscience y a-t-il
parmi les chrétiens de la réalité de ce que vivent les juifs ? Ça va être extrêmement
limité et de plus en plus limité.

Finalement on va raisonner sur les juifs à partir de l’Ancien Testament ou à partir des
images les plus réductrices qu’on peut construire à partir du Nouveau Testament, et
on va voir se développer dans les sources chrétiennes un juif imaginaire.

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