Les Origines Du Christianisme (Solange Surdarsky)
Les Origines Du Christianisme (Solange Surdarsky)
Vers l’an 30 de notre ère, Jésus est crucifié par les Romains sous l’accusation d’être
le « roi des Juifs ». Trois siècles plus tard, l’empereur Constantin se convertit au
christianisme, qui devient rapidement la religion officielle de l’Empire romain.
Aujourd’hui, le Vatican est le siège de l’Église catholique apostolique et romaine,
supplantant Jérusalem comme centre spirituel. Cela pose la question fondamentale :
Jésus est-il à l’origine du christianisme ? A-t-il fondé l’Église ?
Jésus a vécu à l’intérieur d’Israël, a pensé sa théologie – son image de Dieu – au sein
du judaïsme et pour Israël ; même s’il a fallu attendre le Concile Vatican II pour que
l’Église lui rende sa judaïté (paragraphe 4 de Nostra Aetate): « Elle rappelle aussi
que les Apôtres, fondements et colonnes de l’Église, sont nés du peuple juif, ainsi
qu’un grand nombre des premiers disciples qui annoncèrent au monde l’Évangile du
Christ.»
Jésus n’est pas un fondateur de schisme. Jésus n’a pas fondé l’Église au sens
institutionnel. Il n’a pas mis en place un dispositif organisationnel qui servirait de base
à ce que l’Église est devenue.
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a pas de « christianisme » du vivant de Jésus ; son but était de rassembler un Israël
véritable.
Une conscience chrétienne naît plus tard, relativement rapidement, vers la fin du
Ier siècle, lorsque le mouvement se positionne de manière autonome. Le terme
« christianisme » est donc anachronique pour le Ier siècle ; on parle plutôt de groupes
de fidèles de Jésus, et ce n’est qu’au IVe siècle que la religion se distingue et
s’institutionnalise.
Les historiens soulignent une absence de documentation précise sur les mois et
années suivant la mort de Jésus. Les points fixes proviennent du Nouveau Testament :
la sortie de Jérusalem, la formation d’une communauté à Antioche (décisive pour le
développement ultérieur).(
Cette confession de foi donne naissance à l’Église, mais à l’origine, l’Église n’est pas
une institution structurée. C’est un ensemble de communautés unies par la même foi,
sans organisation centralisée. On parle de petits groupes de fidèles se retrouvant dans
des maisons (30-40 personnes), très différent du christianisme comme religion
mondiale.
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de « communion » ou « disciples ». Influencé par la tradition juive (ecclesia pour
l’assemblée d’Israël dans la Bible grecque) et le monde grec (assemblée des hommes
libres), le terme s’impose progressivement. Paul, dans ses lettres, l’utilise pour des
communautés locales (ex. : l’église des Corinthiens, ou celle chez Priscille et Aquilas).
Selon une formule célèbre, Jésus a annoncé le Royaume, et c’est l’Église qui est
venue. Cette distance sépare-t-elle Jésus de Paul, vu comme l’inventeur de la nouvelle
religion ?
Le Royaume annoncé par Jésus est très différent de l’Église naissante. Après la mort
de Jésus, l’Église s’éloigne du judaïsme originel. Si Jésus revenait, il ne reconnaîtrait
probablement pas la religion développée par Paul.
Les écrits de Paul aident des communautés païennes à vivre le christianisme. Son
apport est fondamental pour façonner le christianisme actuel, mais pas comme
inventeur radical.
Avec vingt siècles de recul et peu de sources, Paul ressort énormément car on a ses
épîtres (le plus de renseignements). Son succès vient du christianisme qu’il propose,
séducteur : un homme (Jésus) a prêché le salut, est mort et ressuscité. Paul est le
grand apôtre des Gentils (non-Juifs), qui deviennent majoritaires, le rendant central.
Le christianisme qui émerge est paulinien : il réfute la Loi juive, critique la circoncision,
refuse le casher et les fêtes juives. Jésus s’est transformé en Jésus-Christ,
personnalité divine, éloignée du prophète messianique juif. Au fil du temps, on
s’éloigne du Jésus terrestre, juif, pour un Jésus spiritualisé, fils de Dieu dès l’origine
(au lieu de fils de David, messie d’Israël). Les Évangiles montrent ce doublement :
Jésus humain (marchant sur l’eau, calmant la tempête comme Dieu). Le nœud est là :
Jésus devient homme et Dieu, Verbe incarné.
Jésus évolue dans le judaïsme, même s’il peut être vu comme un grand hérésiarque.
Le christianisme se forme quand on professe « Jésus est Dieu », nouveauté absolue.
Les conciles des IVe-Ve siècles débattent de cela : Jésus est-il totalement homme,
totalement Dieu, ou les deux ? On accepte la double nature.
L’exécution de Jésus sur la croix marque la ruine des espoirs de ses disciples. La
croyance en sa résurrection permet de surmonter cela. La crucifixion prend les
disciples au dépourvu ; ils attendaient une ère triomphale. Dans Luc, ils changent leurs
espérances via des apparitions ou un processus intime. Les premières confessions de
foi : « Il est mort et ressuscité » – une mort infamante (croix pour esclaves, abominable
pour Juifs et païens). C’est un scandale pour les Juifs (messie crucifié introuvable dans
les Écritures), une folie pour les Grecs. Les Évangiles montrent un désarroi : trahison
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(Judas), reniement (Pierre), fuite des disciples ; seules des femmes regardent de loin.
Le groupe se reconstitue car Jésus se manifeste. Quelque chose s’est passé :
résurrection pour les croyants, expérience religieuse pour d’autres.
Les croyances en immortels existaient déjà (ex. : Platon sur Socrate enlevé aux cieux),
mais elles ne sont pas universelles. Dans « Matthieu, certains doutent même face au
ressuscité. Paul liste les témoins : Pierre d’abord, puis les Douze, 500 frères, Jacques,
apôtres, et lui-même (comme avorton). C’est une tradition des années 30, un credo
liturgique.
L’historien ne juge pas la vérité, mais constate les effets : cet événement fonde le
christianisme.
Le rôle de Pierre : une figure complexe
Pierre est porte-parole des Douze, mais mal comprenant (paroles, passion). la
Tradition ne l’idéalise pas ; il illustre le croyant faillible par de multiples portraits :
impulsif, inconstant, reconnaissant Jésus comme Christ, mais remettant en cause sa
mort.
D’autres figures comme Pierre, Paul, Jacques (frère de Jésus) sont emblématiques,
variant selon les textes. Pierre symbolise plus qu’il n’exerce un pouvoir ; proche de
Jésus, continuant en Palestine, puis ailleurs (Corinthe, Rome ?). Cependant, il n’est
pas désigné chef unique par Jésus ; dans Matthieu,16, le pouvoir est, certes, donné à
Pierre, il l’est aussi aux autres (Matthieu. 18,4).
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rencontre pas un accord unanime chez les historiens. Traditionnellement identifié à un
frère de l’Apôtre Jude, on voit en lui non point l’un des Douze, mais un parent de Jésus.
Alors, « Jésus avait-il un frère ? » comme l’écrit aussi Matthieu en 13,55 : « N’est-ce
pas le fils du charpentier ? n’est-ce pas Marie qui est sa mère ? Jacques, Joseph,
Simon et Jude, ne sont-ils pas ses frères ? »
Persuadé que le royaume de Dieu se manifesterait de son vivant, Jésus n’a pas
organisé sa succession. Cette question ne se pose qu’après sa mort, et parmi les
disciples, Pierre semble initialement désigné pour succéder au maître. Cependant,
l’Évangile de Matthieu est le seul à soutenir ouvertement la cause de Pierre. À
l’inverse, le Livre des Actes des Apôtres, qui décrit la première communauté
chrétienne, met en avant la famille de Jésus, et particulièrement Jacques, le frère du
Seigneur.
Dans les premiers chapitres des Actes, l’organisation de la communauté semble
tourner autour de personnalités comme Pierre, Jacques et Jean, les disciples de
Jésus. Pourtant, au fil des années, il apparaît que c’est en réalité la famille qui assure
une forme de succession dynastique. Jacques, en tant que représentant de la famille
de Jésus, prend en charge la communauté chrétienne de Jérusalem. Cela est
étonnant, car les Actes placent la famille de Jésus, y compris Marie sa mère, au milieu
du cercle des Douze Apôtres, une attestation unique que les Évangiles ne relatent pas.
L’interprétation proposée est que Luc, l’auteur des Actes et historien de la continuité,
cherche à manifester les éléments reliant les événements entre eux pour tisser une
continuité théologique. Il met ainsi en évidence la position de la famille de Jésus,
notamment de sa mère, avec les Douze, juste après la Résurrection et avant
l’Ascension. Cela rassemble les éléments constitutifs du réseau relationnel de Jésus
durant sa vie. L’auteur des Actes tend à décrire non pas ce qui se passe réellement,
mais ce qui devrait se passer : une communauté profondément unie. Il sait qu’il y a
des tensions à Jérusalem, mais il invite à l’unité, en insistant sur des sommaires où la
communauté est décrite comme unanime, d’un seul cœur, assidue à la prière, incluant
les disciples, quelques femmes, Marie la mère de Jésus et ses frères. Luc laisse
entendre qu’il n’y a plus de tensions entre les disciples et la famille de Jésus. Pourtant,
il est probable que la famille ait eu une attitude réservée, voire négative, envers les
activités de Jésus. Dans l’Antiquité, les rapports familiaux étaient très forts, et Jésus
était perçu comme un marginal, un outsider. Il est fort probable que la famille ait réagi
négativement à cela.
Dans l’Évangile de Luc (14,26), Jésus déclare que quiconque vient à lui sans haïr son
père, sa mère ou son épouse ne peut être son disciple. Dans celui de Matthieu 10,37,
celui qui aime son père ou sa mère plus que lui n’est pas digne de lui.
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Il est étrange que les Évangiles insistent sur les aspects négatifs de la famille de Jésus,
excepté sa mère. Par exemple, dans Luc, il est question des rapports de Jésus avec
les siens lors de son activité à Nazareth, où sa famille habite et où ses sœurs sont
mariées. Dans l’Évangile de Marc, les membres de sa famille tentent de l’arrêter,
s’opposant à son messianisme et à sa manière de propager ses idées. Ils attendent
dehors pour lui parler, et Jésus répond : « Qui sont ma mère et mes frères ? »,
désignant ceux assis autour de lui comme sa vraie famille.
Marc décrit ces tensions au chapitre 3 : Jésus exorcise des démons et guérit des
malades, mais sa famille le croit fou ou possédé par un démon. Jésus affirme alors
que sa vraie famille est composée de ses disciples. Dans la jeune communauté
chrétienne après Pâques, on est conscient du scandale de cette incompréhension de
la part de la famille et des gens de Nazareth.
Une hypothèse défendue par des spécialistes est que les Évangiles de Marc et de
Jean ne reflètent pas la situation exacte des rapports familiaux, mais des luttes de
pouvoir et d’influence entre les communautés associées à ces textes. Ils chercheraient
à déconsidérer la famille en montrant qu’elle ne l’avait pas soutenu ni compris, et que
Jésus les avait implicitement déshérités, affirmant que sa vraie famille est celle des
croyants.
Même si la famille croit, elle n’a pas de statut supérieur.
Un autre texte intéressant est celui de Jésus sur la croix, où il confie sa mère au
disciple bien-aimé. Certains y voient une preuve qu’il n’avait pas de frères, mais cela
passe à côté du sens : Jésus constitue une nouvelle communauté rassemblant
disciples et famille, où le vrai disciple et membre de famille est celui qui se comporte
comme le disciple aimé.
Dans l’Évangile de Marc au chapitre 6, l’évangéliste cite les noms des frères de Jésus :
Jacques, Joseph, Judas et Simon, et sous-entend qu’il avait au moins deux sœurs.
Derrière ces noms traduits en hébreu se cachent subtilement ceux des grands
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fondateurs d’Israël : Jacques (Jacob), Joseph, Judas et Simon (patriarches des tribus).
C’est une famille très patriote. Marc parle sans réticence de la mère, des frères et des
sœurs de Jésus. Ce texte a posé des problèmes dans l’Église en raison d’une
affirmation christologique : Jésus comme Fils unique du Père, interprétée
biologiquement, rendant indécente l’idée de frères et sœurs.
Marc ignore la naissance virginale, mais même Luc et Matthieu, qui la reprennent,
parlent des frères et sœurs. Il n’y a aucune raison de prendre les mots au sens figuré ;
les textes doivent être compris littéralement. Dans Luc, Marie met au monde son
« premier-né », suggérant d’autres enfants. Les évangélistes après Paul parlent des
frères et sœurs sans interprétation artificielle, et c’est cette lecture qui prévaut
aujourd’hui, même dans l’exégèse catholique.
Des sources non chrétiennes, comme le philosophe païen Celse, rapportent que Jésus
était fils d’un soldat romain, mais cela vient de sources juives, et les chrétiens y voient
une calomnie. L’historien peine à gérer ces documents manipulés. Sur la naissance
virginale, il faut interroger l’intention théologique avant l’historicité. Affirmer que Marie
était vierge avant la naissance est une chose ; prétendre qu’elle l’est restée toute sa
vie (dogme de l’Immaculée Conception) est un développement tardif difficile à soutenir.
Pourtant, la théologie affirme que Marie a donné des frères et sœurs à Jésus sans
relations sexuelles, voyant la sexualité négativement.
Les protestants refusent de dénigrer les fondements catholiques, notant que les
protestants ont leurs propres fables. Le problème des frères émerge quand on insiste
sur la virginité pendant et après la naissance. Il est résolu de plusieurs manières : un
texte du IIe siècle (le Protoévangile de Jacques, ou Nativité de Marie) dit que Joseph,
en IX.2, âgé, avait des enfants d’un premier mariage, faisant des frères des demi-
frères de Jésus, fils de Joseph mais pas de Marie.
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Une autre ligne, développée par Jérôme au IVe siècle, affirme que les frères sont fils
d’une autre Marie, rendant Jacques cousin de Jésus. Sa démonstration est peu
crédible, mais convainc les convaincus. Dans la tradition catholique, Jacques reste
cousin. On argue que les textes grecs sont marqués par une culture sémitique, où
« frères » (adelphos) signifie proches parents ou cousins. Mais en grec, il y a des
termes distincts pour frères et cousins (anepsios), et l’historien n’a pas de raison
d’interpréter autrement.
Cette lecture est confirmée par Paul, qui parle de « Jacques le frère du Seigneur », et
adelphos signifie frère, pas cousin. Paul n’utilise pas anepsios. Au niveau historique,
en respectant l’autre position, ces frères sont de même père et mère, pas au sens
large de parenté. La question reflète l’étonnement entre l’identité juive palestinienne
de Jésus et l’affirmation de foi en son unicité, menant à des spéculations sur les deux
natures. Maintenir que Jésus appartient biologiquement à une famille avec frères et
sœurs confirme son appartenance au judaïsme, son humanité concrète.
C’est un personnage clé mais problématique, avec des images contradictoires chez
Paul et dans les Actes. Comment est-il devenu majeur ? Paul dans la Première épître
aux Corinthiens témoigne que le Christ ressuscité est apparu à Jacques, une histoire
unique que seul Paul connaît. Cette apparition, listée dans 1 Corinthiens 15,
représente une deuxième vague après celle centrée sur Pierre.
Le texte est construit comme un TGV avec deux rames parallèles : apparitions à
Pierre, aux Douze, à plus de 500 frères, puis à Jacques. Le reste du Nouveau
Testament n’y fait aucune allusion, montrant que les documents ne donnent pas
beaucoup d’importance à Jacques. Pierre et Jacques n’ont laissé aucune trace
directe ; on en parle via des conflits ou des présentations extérieures.
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comme Luc. Selon les Actes, la disparition de Pierre (mort ou exil) correspond à la
prise de pouvoir par Jacques. Durant la première décennie et une partie de la
deuxième après la mort de Jésus, Pierre est le principal chef, mais dans les réunions,
Pierre parle en premier, Jacques en dernier, avec ambivalence.
Selon Luc et les apocryphes, Pierre disparaît : il se déplace, sort de prison libéré par
un ange, part vers d’autres lieux. Jacques a alors champ libre à Jérusalem. Lors de
l’assemblée de Jérusalem (48-49), Jacques est l’homme fort.
Deux mystères : pourquoi Jacques succède-t-il à Pierre ? Et pourquoi une telle autorité
à quelqu’un hors des Douze ? Réponses : dans la famille, succession dynastique ;
pour les disciples, par affinité. En 30 après J.-C., le christianisme est naissant : Jésus
est perçu différemment par Galiléens, Judéens. Suite aux apparitions, Jacques
émerge comme figure nouvelle, avec la famille.
C’est une rivalité classique entre famille et compagnons, comme dans l’école
lacanienne ou philosophique. Parallèles dans l’islam après Mahomet, ou chez les
Mormons : propagation via famille ou disciples.
Dans le christianisme primitif, succession affinitaire avec Pierre (disciple succède au
maître), dynastique avec Jacques (membre de famille).
On fait appel à la famille pour régler les problèmes. Jacques est un juif pieux, respecté,
pratiquant la loi, allant au temple, comme les premiers chrétiens à Jérusalem. Il incarne
une continuité familiale et inscrit la foi au Christ dans le judaïsme. L’Épître de Jacques
reflète peut-être ses opinions conservatrices, proches d’un juif pieux orthodoxe, fidèle
à Jésus.
La tradition chrétienne place une épître sous son nom à la fin du Nouveau Testament,
mais efface paradoxalement son souvenir. Jacques apparaît initialement central, puis
marginal, oublié, réutilisé symboliquement.
2) Juif strict, fidèle à la loi mosaïque, pas positif envers les païens, alors que l’histoire
va vers l’abandon de la loi et la prééminence des gentils (fossile dépassé).
3) Chef de l’Église de Jérusalem, initialement dominante, mais Rome devient
principale avec Pierre et Paul comme patrons (anachronique).
Il perd son identité : de frère, il devient cousin, identifié à Jacques d’Alphée, un apôtre
sans personnalité. Victime de la déjudaïsation progressive de l’Église.
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Juste après la mort de Jésus, du vivant de Jacques, Pierre et les Douze, la
communauté primitive est animée par l’espérance imminente du royaume. Ils se
disputent les places dans ce nouvel ordre, un royaume d’Israël purifié de l’occupation
romaine, terrestre.
Selon les Évangiles, Jésus avait promis à ses disciples qu’ils partageraient avec lui le
royaume de Dieu. Ce royaume est désigné de manière ambivalente : tantôt comme le
royaume d’Israël, évoquant une restauration politique et terrestre de la nation juive,
tantôt comme le royaume des cieux, suggérant une dimension spirituelle,
eschatologique ou céleste. Jésus proclamait l’éruption imminente de ce royaume, avec
une espérance à court terme. Il espérait que son message recevrait un accueil
favorable du peuple juif, menant à une adhésion massive et à une instauration quasi
naturelle du royaume, que Dieu parachèverait rapidement. Cette promesse s’inscrit
dans un contexte messianique où la mort de Jésus pose des questions cruciales :
marque-t-elle le déclenchement immédiat d’une crise divine pour réaliser le royaume,
ou un report à l’avenir ? Pour de nombreux Juifs non convertis, Jésus apparaît comme
un faux prophète, car le royaume ne s’est pas matérialisé malgré ses annonces.
Juste après la mort de Jésus, les attitudes des disciples varient d’un récit évangélique
à l’autre, oscillant entre espoirs persistants et désespoir profond. Cependant, les
Évangiles s’accordent sur un point central : le désarroi général des disciples, leur
défaitisme face à l’échec apparent.
La crucifixion s’est déroulée sans signe prodigieux, sans prodige divin, et sans le
retournement des événements que les disciples avaient peut-être espéré jusqu’au
dernier moment – un rebond miraculeux de Jésus ou une intervention divine pour
annoncer l’arrivée du royaume.
L’annonce de la résurrection les prend à revers, comme une nouvelle inattendue qui
les force à se retourner et à revenir à Jérusalem. Un exemple symbolique fort est
l’histoire des pèlerins d’Emmaüs, qui tournent le dos à Jérusalem, métaphore probable
du constat d’échec messianique après la mort de Jésus, crucifié par les Romains avec
possible implication des autorités juives. Pour ceux n’ayant pas bénéficié d’apparitions
du ressuscité, rien ne suggère un événement radicalement nouveau ; Jésus reste un
prophète trompé pour une grande partie des Juifs.
Le royaume promis par Jésus est envisagé sous un horizon principalement terrestre,
avec une conclusion imminente sur la terre d’Israël. Dans l’Évangile
selon Matthieu,19,28, le logion des 12 trônes – une parole attribuée à Jésus – promet
aux disciples qui l’ont suivi de siéger sur douze trônes lors de la nouvelle création,
lorsque le Fils de l’homme sera assis sur son trône de gloire, pour juger (ou régir) les
douze tribus d’Israël. Ce texte est riche : le verbe grec pour «juger» traduit l’hébreu
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«chafat», qui signifie non seulement juger mais aussi gouverner ou exercer un pouvoir.
Si cette parole remonte au Jésus historique, elle permet une double lecture : une
promesse de participation des disciples à un gouvernement terrestre d’Israël dans son
entier, ou une vision eschatologique plus large. C’est en exprimant l’abandon total des
biens des disciples que Pierre reçoit en réponse cette assurance de leur rôle dans le
renouvellement d’Israël. Cela implique que les douze doivent rénover Israël, anticipant
un royaume céleste pour certains (où ils monteront à l’appel du ressuscité) ou terrestre
pour d’autres (sur la terre d’Israël purifiée des Romains).
Dans les Actes des Apôtres (Chap.1,06), les disciples interrogent le ressuscité pendant
ses 40 jours avec eux : « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le
royaume pour Israël ?» Cela reflète l’attente dominante dans le judaïsme palestinien
des années 30 : une restauration d’Israël par Dieu ou un envoyé, libérant le peuple du
poids des païens romains.
L’occupation romaine est humiliante pour un peuple conscient de témoigner de la
sainteté de Dieu dans un monde païen ; elle empêche même cette mission, avec des
non-Juifs (Grecs) habitant la Terre sainte et des temples païens. Pour les
traditionalistes, la situation est inacceptable. L’espoir varie mais converge sur la
restauration de la pureté d’Israël : terrassement des impies (Romains comme vecteurs
du mal), conversion des pécheurs internes, instauration d’une théocratie.
Les zélotes (ou «élotes») défendent cette lecture théocratique, avec des mouvements
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de rébellion croissants contre les gouverneurs romains féroces – pillages, rançons,
qualifiés de « brigands » ou « sikarioi » (porteurs de sica, poignard court). Entendre
parler du royaume de Dieu évoque inévitablement une théocratie rétablie sur la terre
d’Israël, remplaçant l’économie artificielle sous occupation, où rois et grands prêtres
collaborent avec l’ennemi. Cependant, les Évangiles sont silencieux sur une épaisseur
politique à l’action de Jésus ; les sources postérieures réécrivent l’histoire à la lumière
de l’échec politique, ne permettant pas d’hypothétiser que la libération militaire était
prioritaire pour lui.
Jésus défend un idéal de réforme d’Israël, mais sans discours nationaliste légitimant
la violence. Les disciples s’attendaient à la restauration du royaume d’Israël, comme
en témoigne l’histoire d’Emmaüs où les pèlerins expriment leur tristesse : ils espéraient
que Jésus libérerait Israël du joug romain.
Des pièces de monnaie de l’an 66 portent des slogans pour la libération d’Israël,
reflétant des espoirs partagés par de nombreux Juifs partis en guerre. Pourtant, la
prédication de Jésus manque de traits spécifiques du nationalisme juif. L’occupation
romaine est vue comme source d’exactions et d’impureté, mais Jésus l’aborde
symboliquement : l’exorcisme du démon « Légion » (évoquant les troupes romaines)
implique que Dieu intervient en chassant les démons matérialisant l’occupation, sans
organiser de révolte politique. Il déclare : « C’est par le doigt de Dieu que j’expulse les
démons, alors le royaume de Dieu a fait éruption jusqu’à vous.» Ses actes sont
apolitiques a priori, liés à la libération personnelle plutôt qu’activiste. Jésus se présente
comme un prophète annonçant l’irruption incroyable du royaume, avec des disciples
plutôt que des partisans armés.
Flavius Josèphe décrit d’autres prophètes exécutés par les Romains pour promesses
de signes (comme un prophète égyptien promettant la chute des murailles de
Jérusalem), perçus comme menaces séditieuses. Josèphe, dans ses œuvres (Guerre
des Juifs vs. Antiquités juives), atténue ces aspects dans les versions tardives pour ne
pas présenter les figures juives comme dangereuses pour Rome. Les Évangiles
minimisent la menace, avec des phrases comme « rendre à César ce qui est à César
», mais pour les Romains, deux royaumes ne coexistent pas ; Pilate voit une guerre
potentielle. Paradoxalement, pour Jésus, le royaume commence déjà
indépendamment de l’expulsion romaine ou d’une purification militaire.
Dans les Évangiles synoptiques, des éléments soutiennent deux tendances : un
royaume intérieur (« le royaume de Dieu est en vous », parabole de la graine de
moutarde comme petite chose grandissante) et un eschatologique (fin des temps,
destruction du Temple). Cela pourrait résulter d’un processus éditorial, attribuant la
première au Jésus historique et la seconde à des rédacteurs tardifs, ou refléter des
réactions variées de Jésus. Historiquement, sa crucifixion avec un panneau « roi des
Juifs » montre que sa proclamation fut comprise politiquement par certains (dans
l’évangile selon Marc : C’était la troisième heure, quand ils le crucifièrent. L’inscription
indiquant le sujet de sa condamnation portait ces mots : Le roi des Juifs. ».
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Rien ne confirme que Jésus espéra régner sur Israël, mais Israël n’était pas secondaire
pour lui.
Aucune prophétie attribuée à Jésus ne s’est réalisée, pourtant les premières
générations persistent dans l’attente, comme dans les Actes
Dans les Actes (chapitre 1), Jésus répond aux disciples : « Vous n’avez pas à
connaître les temps que le Père a fixés, mais vous recevrez la puissance du Saint-
Esprit.» Cela témoigne du problème persistant : les disciples demandent la
restauration du royaume d’Israël. Luc présente cela comme interrogation initiale, puis
change les priorités via tout le livre : déni de maîtrise apocalyptique du temps (pas de
calendrier pour la fin), transfert de l’attention à un programme de témoignage animé
par l’Esprit (sur le ressuscité), et déplacement de l’espoir d’une restauration pour Israël
à un témoignage universel (Jérusalem, Judée, Samarie, extrémités de la terre). Les
disciples sont détournés d’un rétablissement politique imminent vers un
accomplissement divin seul, avec un écart temporel rempli par une œuvre
missionnaire. Cette promesse, proclamée par le ressuscité (seule parole dans les
Actes), est prodigieusement habile : elle énonce le plan du livre, où le Christ agit à
travers les disciples.
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Vingt à trente ans après la crucifixion, il est clair que le royaume d’Israël ne sera pas
restauré ; le royaume de Dieu ne s’établit pas sur terre incluant Israël. Pourtant, les
disciples (y compris gentils) peinent à abandonner l’espérance eschatologique
attachée à Israël 20-40 ans plus tard. L’auteur des Actes crée une situation où cette
espérance n’existe plus, glissant d’un royaume historique à un spirituel. À l’époque des
premiers écrits chrétiens, l’avenir suscite débats : attentes impatientes, mouvements
apocalyptiques, ou position pharisienne (accepter l’occupation, prier pour l’occupant,
conscience d’une réalité céleste supérieure, remplaçant temps par espace). Paul
modifie les interprétations : Jésus comme professeur de morale attendant un royaume
politique/national, exécuté par Rome craignant son instauration. Paul élimine le
nationalisme, faisant agir le ressuscité au plan individuel : résurrection comme
système théologique promettant immortalité et salut à ceux attachés à Jésus. Dans
ses épîtres anciennes (aux Thessaloniciens, Corinthiens), Paul anticipe son retour
imminent comme juge, sans royaume mondain, mais transformation d’un monde
ravagé par le péché. Pour Jésus, le royaume commence déjà ici-bas, transformable.
L’apocalyptique éclate le particularisme : pas d’opposition terrestre/eschatologique ;
eschatologique signifie fin des temps ou futur simple. Jésus parlait araméen ; pour lui
et les Juifs, le royaume signifie salut politique d’Israël, indépendance, retour de la
Diaspora, vie exemplaire sur la terre d’Israël – manifestation du règne de Dieu.
Avec le temps, « l’écart grandit entre espoirs des disciples vivants (restauration
nationale) et post-mortem (croyance en la résurrection transformant Jésus en
Seigneur/Christ). Les disciples attendent son retour (parousie) pour la pleine
réalisation du royaume, combiné à la résurrection : vivants transformés, morts
ressuscités, victoire sur forces hostiles avant remise au Père.
La première génération voit cela comme bouleversement intégral (monde
humain/céleste), forme extrême de judaïsme « radioactif » évoluant vite. Paul, après
voyages, proclame encore le salut imminent (épître aux Romains,13,11) : «le salut est
plus près de nous maintenant qu’à l’époque où nous sommes devenus croyant»),
malgré 20 ans sans avènement. En prison, il envisage sa mort avant le retour, mais
maintient l’imminence. Le problème s’aggrave avec le retard ; il faut interpréter
théologiquement le présent (entre résurrection/ascension et retour).
Paul le pense bref ; Luc (Actes) offre la première réflexion profonde, marginalisant le
retour comme horizon non décisif. Dans le Nouveau Testament, plus le texte est tardif
(Paul aux évangiles), plus l’urgence diminue. Marc (chap. 13) lie destruction du Temple
à une fin imminente ; Matthieu/Luc l’infléchissent. La 2e épître de Pierre (texte
pseudépigraphe en excellent grec) aborde les doutes sur le retard : preuve des
derniers jours, Dieu mesure le temps différemment, accordant généreusement du
repentir. Chez les Pères (Justin Martyr, Irénée ~180, Tertullien), on trouve des
variétés : fin approchant, résurrection des corps, saints à Jérusalem, visée millénariste
orthodoxe. « Bientôt » évolue jusqu’à « aujourd’hui ». Pour la communauté primitive,
un horizon lointain est inconcevable. Sans manifestation du royaume, les problèmes
reprennent : s’organiser, s’installer dans la durée.
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Les défis de la reconstruction historique du christianisme primitif
Les sources les plus anciennes sont cruciales : les sept épîtres authentiques de Paul
(1 Thessaloniciens, vers 50 ; Romains, vers 56-57 ; Philippiens, peut-être 62, bien que
discuté), suivies de l’Évangile selon Marc (vers 70). Luc est particulièrement remercié
pour avoir offert l’Évangile de Luc et les Actes des Apôtres. Les Évangiles sont
essentiels pour les paroles de Jésus, tandis que les Actes constituent une source
incontournable pour situer chronologiquement les épîtres de Paul et écrire l’histoire du
christianisme primitif, de la mort et résurrection de Jésus jusqu’à l’emprisonnement de
Paul à Rome en 62.
Cependant, un problème majeur est que Luc, historien des premières communautés
chrétiennes, se focalise sur le groupe de Jérusalem, le valorisant à l’excès. Quelques
semaines après la mort de Jésus, les disciples semblent tous réunis à Jérusalem. Luc,
pour des raisons diverses, s’attache à cette communauté, montrant son premier acte
à la Pentecôte : profitant d’une grande fête de pèlerinage juive, ils annoncent la Bonne
Nouvelle du Christ ressuscité à tous les présents.
Pourquoi Jérusalem ? Risques et attentes apocalyptiques
Dans un premier temps, cette attente extrêmement courte entraîne un choix radical :
la communauté des biens. Inspirée peut-être par la communauté essénienne de
Qumrân (pratiquant le partage des biens), la communauté primitive de Jérusalem
cherche à réaliser dès à présent ce qui sera effectif dans le Royaume : une vie de
15
partage parfait et de fraternité intégrale. Les Actes relatent ce choix, qui semble
plausible au vu des pratiques esséniennes.
La communauté des biens et ses tensions : l’exemple d’Ananie et Saphira
Dans les Actes, les biens sont mis en commun ; ceux qui gardent pour eux suscitent
crainte ou respect. Beaucoup admirent la communauté sans la rejoindre, nécessitant
un acte volontaire d’adhésion. Comme dans le judaïsme de l’époque, on distingue
prosélytes (convertis au judaïsme) et “craignant-Dieu” (sympathisants païens). La
communauté fait la différence entre membres officiels et non-membres, mais son
organisation exacte reste inconnue. Les premières communautés chrétiennes
semblent très strictes, observantes, similaires aux communautés esséniennes, avec
des règles et une discipline rigoureuse.
Le texte des Actes suggère une tendance ascétique : les Actes mentionnent des
veuves (exclues de la sexualité), Philippe convertissant un eunuque (chapitre 8, 27 à
39, exclu de la sexualité), et quatre filles vierges (chapitre 21, ayant choisi la virginité).
Cela reflète un renoncement à la vie sexuelle, donc à la reproduction interne. La
communauté ne peut se perpétuer qu’en recrutant des adeptes extérieurs, lié à
l’attente de la fin des temps : pas besoin de se marier ou d’avoir des enfants, car le
Royaume est proche. Cette attente motive un mode de vie tendu vers l’annonce
imminente de la parousie (retour du Seigneur).
Cette attente de la fin des temps mène à une faillite économique. La communauté des
biens, viable à court terme, devient problématique en quelques années (ou mois). La
communauté de Jérusalem, initialement fraternité chaleureuse, doit envisager un autre
16
mode d’existence pour durer face au retard de la parousie. Questions : pourquoi le
Royaume n’arrive-t-il pas ? Les pratiques ou doctrines sont-elles erronées ? Qui a
raison ? Que faire ? Face à la longue durée, il faut systématiser les pratiques,
organiser les églises, établir des responsabilités et hiérarchies.
Les sectes millénaristes (attendant la fin des temps) face à l’échec ont deux options :
se dissoudre ou se solidifier via des mécanismes de protection et d’autorité. Le
christianisme primitif choisit la seconde voie. Dès la fin du Ier siècle, on distingue des
rôles : prédicateurs, prophètes, organisateurs administratifs ou spirituels. Les
sociologues montrent que, dans les mouvements millénaristes, le démenti catalyse
l’activité, poussant à surmonter l’échec par l’organisation.
Le Livre des Actes est quasiment la seule documentation sur les débuts du
mouvement, mais, écrit un demi-siècle après les événements, il exige une lecture
minutieuse. Les expressions comme “en ces jours-là” manquent de précision
chronologique, et les chiffres (3000, 4000 convertis) sont aussi réels que “voir 36
chandelles” : symboliques. Les disciples sont dénommés diversement (“saints”,
“partisans de la Voie”, “fidèles”, “disciples”), sans uniformité.
Malgré la présentation irénique de Luc (unanimité, harmonie), des tensions
apparaissent. Actes 6,1 note que “le nombre des disciples augmentait, et les
Hellénistes récriminaient contre les Hébreux parce que leurs veuves étaient oubliées
dans le service quotidien.”
Qui sont ces Hébreux et Hellénistes ? Les Hébreux, parlant araméen/hébreu, sont
associés aux apôtres (Pierre nommé “Kephas” en araméen). Les Hellénistes,
influencés par la culture grecque, ne se limitent pas à parler grec ; ils représentent un
christianisme se développant en Égypte, dans la diaspora araméenne, voire jusqu’aux
Indes, fondé sur les paroles de Jésus.
Jérusalem est une cité judéo-hellénistique : 40 % des inscriptions sur 280 ossuaires
sont en grec ; 15-20 % de la population (surtout femmes) ne parle pas araméen. Les
Juifs hellénophones, souvent de la diaspora, s’installent à Jérusalem pour être près
du Temple, lieu sacré où le Messie doit advenir. Ne pouvant suivre le culte en araméen,
ils créent des communautés distinctes en grec (20-30 fidèles). Cela entraîne des
tensions linguistiques et culturelles.
Luc relate un conflit sur la distribution des secours aux veuves (chapitre 6) : les
Hellénistes estiment leurs veuves négligées par rapport à celles des Hébreux. Sept
diacres, dont Étienne et Nicolas (prosélyte païen converti au judaïsme), sont désignés
pour le “service des tables” (diaconie, service social). Mais cela ne fonctionne pas
bien ; la communauté n’est pas aussi harmonieuse que Luc le décrit. Inspiré de
l’Ancien Testament, il présente une communauté idéale (“un corps, une âme, pas de
pauvres”), mais des affrontements surgissent.
17
Luc hiérarchise deux mouvements parallèles : les Hébreux (fidèles au judaïsme, à la
Loi) et les Hellénistes (Juifs libéraux, imprégnés de philosophie grecque,
universalistes). Il projette une subordination à Jérusalem, mais les intervenants
pensent à deux communautés distinctes : les Sept (leaders hellénistes) face aux
Douze (leaders pétriniens). La famille de Jésus collabore peut-être occasionnellement,
mais il ne faut pas accepter Luc sans esprit critique.
La crise (Actes 6) est probablement plus profonde qu’une question de distribution. Les
tensions touchent l’application de la Loi de Moïse, essence du judaïsme. Les
Hellénistes (Étienne) ont une vision libérale, les Hébreux sont prudents.
Étienne, premier diacre, devient prédicateur à succès, premier martyr chrétien, non
pour sa diaconie mais pour sa prédication. Originaire des synagogues de la diaspora,
il défend ses convictions contre la communauté juive de Jérusalem, suscitant
résistances et accusations de provocation. Son discours (Actes 7) critique l’attribution
de la construction du Temple à Salomon (« “Dieu n’habite pas une demeure faite de
main d’homme” » Mais ce fut Salomon qui lui construisit une maison. Pourtant, le Très-
Haut n’habite pas dans ce qui est fait de main d’homme, comme le dit le prophète : 4
Le ciel est mon trône, et la terre, l’escabeau de mes pieds. Quelle maison me bâtirez-
vous, dit le Seigneur, quel sera le lieu de mon repos ? N’est-ce pas ma main qui a fait
tout cela ? »). C’est un écho de l’accusation contre Jésus (Marc). Luc, s’appuyant sur
des sources archaïques, ne camoufle pas le conflit mais minimise ses éléments.
Les judéo-chrétiens conservateurs auraient été contents de leur départ, car ils
compliquaient leurs relations avec le judaïsme.
18
paisibles avec l’Empire. La persécution, déchaînée par la caste sacerdotale et les
Pharisiens, vise les Hellénistes.
Les Hellénistes fuient vers Antioche, évangélisant les païens, souvent des “craignant-
Dieu” (païens judaïsés, plus faciles à convertir). Leur mission, d’abord centripète (vers
Jérusalem), devient centrifuge, dépassant le judaïsme. Ils portent l’Évangile aux
païens, cherchant à abolir le Temple et la Loi, provoquant un affrontement inévitable
avec la communauté de Jacques et des traditionalistes.
Avant sa conversion, Paul, alors appelé Saul, est décrit comme un adversaire acharné
de l’Église chrétienne naissante. Selon les Actes des Apôtres (chapitre 9), Saul
« respirait toujours la menace et le meurtre contre les disciples du Seigneur » (Actes
9:1). Il demandait des lettres au Grand Prêtre pour persécuter les adeptes de Jésus
dans les synagogues de Damas, cherchant à les arrêter et à les ramener enchaînés à
Jérusalem. Cette image d’un Saul zélé, pharisien rigoriste, reflète son engagement
initial dans le judaïsme, où il se présente comme un défenseur fervent de la Loi
mosaïque.
Paul lui-même confirme cette période de persécution dans ses épîtres. Dans l’Épître
aux Galates (1:13), il écrit : « Vous avez entendu parler de mon comportement
naguère dans le judaïsme, avec quelle frénésie je persécutais l’Église de Dieu et je
cherchais à la détruire. » Le terme grec utilisé, porthein, traduit par « ravager »,
souligne l’intensité de son opposition. Cette période sombre constitue l’« avant » dans
le schéma narratif de sa vie, qu’il oppose radicalement à l’« après » de sa vocation.
Le moment clé de la transformation de Saul en Paul est son expérience sur le chemin
de Damas, décrite à trois reprises dans les Actes des Apôtres (chapitres 9, 22 et 26).
Alors qu’il approche de Damas, une lumière céleste l’enveloppe, le faisant tomber à
terre. Une voix divine lui demande : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? »
(Actes 9:4). Jésus se révèle à lui, déclarant : « Je suis Jésus, c’est moi que tu
19
persécutes. » Incapable de voir, Saul est conduit à Damas, où il reste aveugle pendant
trois jours, sans manger ni boire, jusqu’à ce qu’Ananiae, un disciple, le guérisse et le
baptise.
Les Actes insistent sur l’aspect héroïque et providentiel de cet épisode, qui marque le
passage de Saul, le persécuteur, à Paul, l’apôtre des Gentils. Cependant, ce récit est
avant tout littéraire, conçu pour souligner l’intervention divine dans la vie de Paul et
son rôle dans l’expansion du christianisme.
Dans ses propres écrits, Paul évoque sa vocation de manière plus sobre, mais le
schéma fondamental reste similaire. Dans Galates 1:15-16, il affirme : « Lorsqu’il a plu
à Dieu de révéler son Fils en moi pour que je l’annonce parmi les nations… » Il ne
mentionne pas explicitement l’épisode du chemin de Damas tel que décrit par Luc,
mais il insiste sur une révélation directe de Dieu, qui le distingue des apôtres ayant
connu Jésus de son vivant. Cette expérience mystique, où le Christ ressuscité lui
apparaît, confère à Paul une autorité apostolique qu’il revendique avec force, malgré
son absence de lien direct avec le Jésus historique.
Paul lui-même ne parle pas d’« abjuration » du judaïsme, contrairement à ce que
certains récits postérieurs pourraient suggérer. Sa transformation est davantage
une vocation, un appel à annoncer le Christ aux non-Juifs, plutôt qu’un abandon total
de son identité juive. Cette nuance est essentielle pour comprendre la continuité entre
son passé pharisien et sa mission chrétienne, même si les Actes tendent à dramatiser
cet événement pour en faire une rupture nette.
Paul, vecteur du courant helléniste issu d’Antioche, représente une branche spécifique
du christianisme, marquée par son ouverture aux Gentils (non-Juifs). Cependant, il
n’est pas le premier à prêcher aux non-Juifs, contrairement à ce que sa centralité dans
le canon du Nouveau Testament pourrait laisser croire. D’autres missionnaires, moins
documentés, ont également joué un rôle dans la diaspora juive.
20
Paul occupe une place démesurée dans le Nouveau Testament, en partie à cause de
la conservation de ses lettres authentiques (comme Romains, 1 et 2
Corinthiens, Galates, Philippiens, 1 Thessaloniciens et Philémon). Ces écrits, rares
pour un penseur religieux de l’Antiquité, offrent un témoignage direct et personnel,
contrastant avec le silence des sources sur d’autres figures contemporaines, comme
Yohanan ben Zakkai, le père du judaïsme rabbinique. Cette abondance de sources
pauliniennes crée un effet de « lumière excessive », où Paul semble éclipser d’autres
missionnaires chrétiens de son époque.
Les épîtres de Paul constituent une source majeure pour comprendre sa pensée et
son rôle. Contrairement aux Actes, qui présentent une vision extérieure et postérieure,
les lettres offrent un accès direct à la théologie et à la personnalité de Paul. Elles
révèlent un homme complexe, à la fois humble et audacieux, revendiquant son titre
d’apôtre tout en se décrivant comme « le moindre des apôtres » (1 Corinthiens 15:9)
ou un « avorton » (terme utilisé pour exprimer son indignité face à ceux qui ont connu
Jésus de son vivant).
Les lettres authentiques, rédigées entre les années 50 et 60, abordent des questions
théologiques (comme la justification par la foi), des conflits avec ses communautés, et
des débats avec ses adversaires. Elles témoignent de son activité missionnaire
intense, marquée par la fondation de communautés chrétiennes dans des régions
comme la Galatie, la Macédoine et l’Achaïe.
La pensée de Paul se distingue par son accent sur la mort et la résurrection du Christ
comme événements centraux du salut. Contrairement aux judéo-chrétiens, qui
mettaient l’accent sur la vie et les enseignements de Jésus, Paul considère que la vie
terrestre de Jésus est secondaire par rapport à son rôle cosmique. Dans ses épîtres,
il cite rarement les paroles de Jésus (seulement quatre mentions explicites,
principalement dans 1 Corinthiens), ce qui a conduit certains chercheurs à supposer
qu’il connaissait peu la vie de Jésus. Cependant, le texte soutient que Paul en savait
probablement davantage, mais qu’il choisissait de se concentrer sur la dimension
rédemptrice de la mort et de la résurrection du Christ.
Cette focalisation théologique s’explique par la vision mystique de Paul : pour lui,
Jésus est avant tout un « personnage céleste », révélé par Dieu, et non un maître
terrestre dont les paraboles ou les miracles seraient centraux. Cette perspective entre
en conflit avec celle de ses adversaires judéo-chrétiens, qui prônaient un Jésus
attaché à la Loi mosaïque et à la tradition juive.
Un point frappant du texte est le silence des Actes des Apôtres sur l’activité épistolaire
de Paul, pourtant centrale dans sa mission. Les lettres, qui représentent un labeur
considérable et une expression clé de sa théologie, ne sont jamais mentionnées par
Luc, l’auteur présumé des Actes. Ce silence intrigue, d’autant plus que les épîtres
21
circulaient probablement à la fin du Ier siècle, période où les Actes auraient été rédigés
(vers 80-90).
Plusieurs hypothèses expliquent cette omission :
1. Ignorance de Luc : Bien que peu probable, il est possible que Luc n’ait pas eu
connaissance des lettres de Paul.
2. Choix délibéré : Luc aurait choisi de ne pas mentionner les épîtres, soit parce
qu’elles ne cadraient pas avec son projet narratif, soit parce qu’elles contenaient
des éléments théologiques ou conflictuels qu’il préférait passer sous silence.
3. Priorité aux voyages : Luc met l’accent sur les voyages missionnaires de Paul,
présentés comme des actes héroïques, plutôt que sur son activité intellectuelle
et épistolaire. Les Actes privilégient une image de Paul en action, prêchant et
fondant des communautés, plutôt qu’un théologien écrivant des lettres.
Les Actes dépeignent Paul comme un missionnaire héroïque, mais aussi comme un
personnage « domestiqué » et orthodoxe, subordonné à l’autorité de l’Église de
Jérusalem. Contrairement à ses épîtres, où il apparaît comme un penseur radical,
prenant ses distances avec certains aspects du judaïsme, les Actes le présentent
comme un Juif pieux, respectueux de la Loi mosaïque. Par exemple, Luc insiste sur le
lien de Paul avec Jérusalem, suggérant qu’il aurait étudié auprès de Gamaliel, un
maître pharisien, une affirmation absente des épîtres et contredite par Paul lui-même,
qui affirme n’être allé à Jérusalem que trois ans après sa vocation (Galates 1:18).
Cette image aseptisée répond à un projet littéraire : Luc cherche à harmoniser l’histoire
du christianisme naissant, en minimisant les conflits et en présentant Paul comme un
continuateur de la tradition juive. Les divergences entre les Actes et les épîtres
reflètent donc une tension entre l’autoportrait de Paul et le portrait postérieur de Luc,
rédigé une génération plus tard.
Plusieurs contradictions sont évidentes entre les Épîtres de Paul et les Actes des
Apôtres :
2. L’identité juive de Paul : Dans ses lettres, Paul revendique son identité
pharisienne et sa fidélité à la tradition juive (Philippiens 3:5), mais il ne
mentionne jamais avoir étudié à Jérusalem ou auprès de Gamaliel,
contrairement aux Actes. De même, l’idée qu’il soit citoyen romain ou qu’il
maîtrise l’hébreu, avancée par Luc, semble peu plausible à la lumière des
22
épîtres, où Paul s’appuie exclusivement sur la Septante (la Bible grecque) et
non sur le texte hébraïque.
3. Les conflits et les crises : Les épîtres révèlent des tensions entre Paul et ses
communautés, ainsi qu’avec d’autres missionnaires chrétiens, notamment les
judéo-chrétiens. Les Actes, en revanche, minimisent ces conflits pour présenter
une image harmonieuse de l’Église primitive.
Contrairement à l’idée ancienne selon laquelle le christianisme aurait été unifié à ses
débuts avant de se diversifier, la recherche contemporaine montre que la diversité
théologique et institutionnelle était première. Le christianisme primitif était marqué par
une pluralité de courants, de pratiques et de rapports à la tradition juive. Ce n’est qu’au
IIe siècle que des efforts d’unification, comme la constitution du canon du Nouveau
Testament ou l’adoption de confessions de foi, ont cherché à réguler cette diversité.
Paul s’inscrit dans cette diversité, mais sa centralité dans le canon donne l’impression
qu’il domine le mouvement chrétien. En réalité, il n’est qu’un acteur parmi d’autres,
bien que son influence ait été déterminante pour le christianisme occidental, en raison
de son ouverture aux Gentils et de sa théologie universaliste.
Le texte suggère que les ennemis de Paul sont plus utiles que ses collaborateurs pour
comprendre sa théologie, car ils mettent en lumière les idées contre lesquelles il
s’oppose. Par exemple, en Galates, Paul critique ceux qui exigent la circoncision des
chrétiens non juifs, défendant l’idée que la foi en Christ suffit pour le salut.
Vers l’an 49, un incident majeur éclate autour de la question : faut-il être juif avant
d’être chrétien ? Jacques, le frère de Jésus, convoque les représentants de l’Église
d’Antioche, dont Paul, pour débattre de cette question à Jérusalem (Actes 15). Ce
« concile » marque un tournant dans l’histoire du christianisme, car il officialise
l’ouverture aux Gentils sans l’obligation de se conformer à la Loi mosaïque. Paul, dans
ses épîtres, revendique son rôle dans cette décision, affirmant son apostolat auprès
des non-Juifs (Galates 2:7-9).
Paul, apôtre des Gentils : une mission universelle
Paul se revendique comme apôtre, un titre qu’il défend avec vigueur dans ses lettres,
bien qu’il n’ait pas connu Jésus de son vivant. Dans 1 Corinthiens 9:1, il déclare :
« N’ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur ? » Cette vision du Christ ressuscité, qu’il
mentionne également dans 1 Corinthiens 15:8 (« Il m’est apparu à moi aussi, comme
23
à un avorton »), constitue la base de son autorité apostolique. Paul refuse de se
considérer comme inférieur aux autres apôtres, malgré les critiques de ceux qui
valorisent le lien direct avec le Jésus historique.
À l’évidence il y a une tension fondamentale entre deux portraits de Paul : celui des
épîtres, où il apparaît comme un penseur radical, et celui des Actes, où il est dépeint
comme un missionnaire héroïque mais orthodoxe. Cette dualité reflète les objectifs
distincts des sources : les épîtres sont des écrits contextuels, où Paul défend sa
théologie et répond à des crises spécifiques, tandis que les Actes visent à construire
une histoire harmonieuse du christianisme naissant.
Pour l’historien, cette diversité des sources pose un défi : les Actes ne sont pas une
biographie fiable, mais un récit littéraire destiné à unifier l’Église. Les épîtres, bien que
fragmentaires, offrent un témoignage direct sur la pensée de Paul.
Paul reste une figure énigmatique, dont l’influence sur le christianisme occidental est
indéniable, mais dont la vie et la théologie doivent être abordées avec prudence, en
tenant compte de la diversité originelle du christianisme et des silences des sources.
24
Douze en mission (10:5-6), “Ne prenez pas le chemin des païens, n’entrez pas dans
une ville de Samaritains, allez plutôt vers les brebis perdues de la maison d’Israël.” Au
chapitre 15 (parallèle en Marc), une femme cananéenne suit Jésus ; elle insiste, les
disciples demandent de la renvoyer ; Jésus répond : “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis
perdues de la maison d’Israël.” Il y a un coude manifeste dans Matthieu : interdiction
formelle d’évangéliser les païens au chapitre 10, mission universelle à la fin.
Pour Matthieu, Jésus est venu pour les Juifs ; les missionnaires ne doivent pas
évangéliser les païens. Après la résurrection, cela change : mission devient
universelle. Matthieu en dira : on est allé chez les païens parce que cela a raté avec
les Juifs.
La véritable question : comment des gens d’origine juive, par formation et manière
d’être persuadés de l’importance de la communauté juive, ont-ils pu s’ouvrir aux
autres ? La réponse est simple : dans le judaïsme ancien, dès le VIe siècle avant notre
ère (début de l’exil des Juifs dans la diaspora, environ 600 ans avant la période
discutée), deux phénomènes marquent la vie des Juifs en diaspora. Deux faces de la
même médaille : d’un côté, la haine pour les Juifs (antisémitisme, terme créé par un
Allemand il y a 123 ans, mais phénomène ancien) ; de l’autre, l’admiration totale pour
les Juifs, le judaïsme, la Torah, le mode de vie juif, culminant dans un grand
mouvement de judaïsation et de prosélytes.
Cela se voit dans les derniers livres de la Bible hébraïque : prophéties d’Isaïe
(anonyme, chapitres 40-66), dernier prophète Malachie, Livre d’Esther. Page
merveilleuse d’Isaïe (60) : “Lève-toi, Jérusalem, et voici que vers toi toutes les nations.”
À la fin des temps, les nations montent vers Jérusalem, rejoignant Israël. Il y a ainsi
deux courants dans le judaïsme palestinien : avec ceux refusant de s’occuper des
autres, se concentrant sur les brebis d’Israël ; et avec ceux comme le grand Isaïe
(venant de Babylone, extérieur), disant qu’il faut faire rentrer les autres, convoquer les
nations à Jérusalem sous la mouvance du Dieu unique.
Les livres des prophètes envisagent la place des non-Juifs ; dans le Nouveau
Testament, Paul semble faire de la mission aux païens une question nouvelle et vitale.
La question des Gentils apparaît : qu’arrive-t-il aux Gentils ? Vont-ils rejoindre sur la
montagne de Dieu et recevoir la Torah ? Au moment eschatologique (fin des temps), il
faut décider de leur sort. Ce n’est pas créé par Paul, mais résulte d’un mélange
d’éléments particuliers de sa biographie et des circonstances. Jésus, né en Galilée,
est un Juif dont l’horizon semble exclusivement tourné vers le peuple d’Israël. Les
Évangiles, notamment celui de Matthieu, prêtent à Jésus des paroles qui restreignent
explicitement sa mission aux Juifs. Par exemple, dans Matthieu 10:5-6, Jésus envoie
ses douze disciples en mission avec cette instruction claire : « Ne prenez pas le
chemin des païens, n’entrez pas dans une ville de Samaritains, mais allez plutôt vers
les brebis perdues de la maison d’Israël. » Cette directive, inscrite dans un contexte
de mission précoce, reflète une focalisation sur la restauration spirituelle d’Israël.
25
Un autre épisode significatif, rapporté dans Matthieu 15:21-28 (avec un parallèle
dans Marc 7:24-30), illustre cette exclusivité. Une femme cananéenne, une païenne,
implore Jésus de guérir sa fille. Les disciples, agacés par son insistance, demandent
à Jésus de la renvoyer. Jésus répond : « Je n’ai été envoyé que pour les brebis
perdues de la maison d’Israël » (Matthieu 15:24). Bien qu’il finisse par exaucer la
demande de la femme en raison de sa foi, cet épisode renforce l’idée que la mission
de Jésus est d’abord orientée vers les Juifs.
Ces paroles restrictives, souvent perçues comme « embarrassantes » pour un
christianisme ultérieurement universaliste, sont probablement authentiques. Selon le
texte, les déclarations limitant la mission aux Juifs reflètent une tradition ancienne,
antérieure à l’ouverture aux païens. Cette focalisation sur Israël pourrait être
postérieure à la chute du Temple en 70, mais elle correspond à la réalité historique de
Jésus, qui, en tant que Galiléen, n’aurait eu que peu d’occasions d’interagir avec des
non-Juifs, vivant dans un contexte géographique et culturel juif.
Un passage révélateur dans sa lettre aux Romains (chap.1), Paul en fin de carrière
missionnaire écrit que Dieu lui a donné la grâce d’être “officiant de Jésus-Christ en
direction des nations”, se consacrant à l’Évangile pour que l’offrande des païens
devienne agréable, sanctifiée dans l’Esprit Saint : « selon l’Esprit de sainteté, a été
établi dans sa puissance de Fils de Dieu par sa résurrection d’entre les morts, lui,
Jésus Christ, notre Seigneur. Pour que son nom soit reconnu, nous avons reçu par lui
grâce et mission d’Apôtre, afin d’amener à l’obéissance de la foi toutes les nations
païennes ».
26
Le judaïsme de la diaspora, dès le VIe siècle avant notre ère, est marqué par deux
phénomènes opposés, décrits comme « les deux faces de la même médaille » :
– La haine envers les Juifs : Bien que le terme « antisémitisme » soit anachronique,
les Juifs de la diaspora ont souvent été confrontés à l’hostilité des populations locales.
– L’admiration pour le judaïsme : Parallèlement, le judaïsme attire de nombreux
païens par son monothéisme, sa Torah, son éthique rigoureuse et son ancienneté. Ce
mouvement de « judaïsation » se manifeste par l’émergence de prosélytes (païens
pleinement convertis au judaïsme, y compris par la circoncision pour les hommes) et
de « craignants-Dieu », des païens attirés par le judaïsme sans s’y convertir
totalement.
2. Les prosélytes, des païens ayant adopté le judaïsme, souvent circoncis pour
les hommes.
3. Les craignants-Dieu, un groupe plus fluide, fasciné par le judaïsme sans s’y
convertir pleinement. Ces derniers, sensibles à l’éthique et à l’histoire d’Israël,
constituent un public réceptif à l’annonce chrétienne, surtout lorsque celle-ci,
dans sa version paulinienne, dispense de la circoncision.
27
Les deux sources, bien que divergentes sur certains détails, convergent sur
l’essentiel : les païens n’ont pas à devenir juifs pour être chrétiens.
Dans Actes 15, Jacques, le frère de Jésus, joue un rôle central. Il cite Amos 9:11-
12 pour justifier l’inclusion des païens : « En ce temps-là, je relèverai de sa chute la
maison de David, J’en réparerai les brèches, j’en redresserai les ruines, Et je la
rebâtirai comme elle était autrefois Afin qu’ils possèdent le reste d’Édom et toutes les
nations… »
Dans ce chapitre 15 des Actes, Jacques fixe conditions admission païens : « Frères,
écoutez-moi. Siméon (Pierre) a exposé comment dès le début Dieu a pris soin de tirer
d’entre les païens un peuple réservé à son nom. Cela concerne avec les paroles du
prophète [Amos]».
Pour Jacques, le christianisme n’est pas troisième entité entre judaïsme et monde
païen, mais un mouvement de réforme intérieur au judaïsme qui prépare la fin des
temps en intégrant les nations.
Ces règles, considérées comme une version simplifiée de la Loi juive, permettent une
coexistence entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens. Elles représentent un
compromis : les païens ne sont pas tenus d’adopter la Torah dans son intégralité, mais
ils doivent respecter un minimum éthique pour intégrer la communauté.
Les tensions communautaires : l’incident d’Antioche
28
Paul reproche à Pierre, qui initialement partageait les repas avec les païens, de s’être
retiré sous la pression de représentants de Jacques, adeptes d’une observance stricte.
Paul qualifie cette attitude d’« hypocrisie » et s’oppose fermement à toute séparation
des communautés à table. Pour lui, imposer la Torah aux païens crée une fracture
inacceptable, car la foi en Christ doit transcender les distinctions ethniques et rituelles.
Paul identifie la Torah comme un élément de division. Si les judéo-chrétiens continuent
à observer la Loi, il n’y a aucune raison d’exiger des païens qu’ils abandonnent leurs
pratiques pour adopter la Loi mosaïque. Dans Galates 2:16, Paul affirme : « L’homme
est justifié par la foi en Jésus-Christ et non par les œuvres de la Loi. » Cette théologie
de la justification par la foi devient le cœur de son message, distinguant son approche
de celle des judéo-chrétiens traditionnalistes.
Paul ne rejette pas la Torah pour les Juifs – il continue lui-même à respecter certains
rites juifs, comme le montrent les Actes – mais il s’oppose à son imposition aux païens
comme condition de salut. Cette position, qualifiée de « circoncision du cœur »
(Romains 2:28, 29), met l’accent sur une transformation intérieure par la foi, plutôt que
sur des pratiques rituelles : « 28 Ce n’est pas ce qui est visible qui fait le Juif, ce n’est
pas la marque visible dans la chair qui fait la circoncision ; 29 mais c’est ce qui est
caché qui fait le Juif : sa circoncision est celle du cœur, selon l’Esprit et non selon la
lettre, et sa louange ne vient pas des hommes, mais de Dieu ».
Contrairement à une idée répandue, Paul ne commence pas sa mission auprès des
païens isolément. Comme le montrent les Actes, il se rend d’abord dans les
synagogues, où il rencontre des Juifs, des prosélytes et des craignants-Dieu. Ce n’est
qu’en cas de rejet par les autorités juives qu’il « secoue la poussière de ses
chaussures » (Actes 13:51) et se tourne vers les païens. Cette stratégie reflète la
continuité entre sa mission et le judaïsme, tout en exploitant la réceptivité des
craignants-Dieu, sensibles à un message qui dispense de la circoncision.
Dans Galates 2:7-8, Paul établit une symétrie entre sa mission et celle de Pierre :
« L’évangélisation des incirconcis m’a été confiée, comme celle des circoncis l’a été à
Pierre. » Cette polarité – Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens – vise à légitimer
sa mission tout en reconnaissant l’autorité de Pierre. Cependant, Paul insiste sur son
indépendance, affirmant que sa vocation vient directement de Dieu, et non de Pierre
ou des apôtres (Galates 1:1).
29
Les Actes des Apôtres : une reconstruction orientée
Les Actes des Apôtres de Luc, rédigés vers 80-90, présentent une vision harmonisée
du christianisme primitif, minimisant les conflits entre Paul et les apôtres de Jérusalem.
Pierre y joue un rôle de pionnier, notamment dans l’épisode de la conversion de
Corneille, un centurion païen (Actes 10), qui marque la première intégration d’un non-
Juif dans l’Alliance. Paul, quant à lui, est dépeint comme l’instrument qui met en œuvre
cette ouverture, mais sous l’égide de Pierre.
L’auteur des Actes, traditionnellement identifié comme Luc, semble utiliser Pierre pour
légitimer la mission de Paul. En attribuant à Pierre le rôle d’initiateur de la mission aux
païens, Luc cherche à montrer que Paul n’a pas innové, mais a prolongé une
dynamique déjà amorcée. Cette reconstruction, cependant, entre en tension avec le
récit de Paul dans Galates, où il revendique une mission indépendante, sans
dépendance vis-à-vis de Pierre.
Cette position marginalise Paul au sein du christianisme primitif, surtout parmi les
judéo-chrétiens. Les Actes tentent de masquer cette rupture en suggérant un
arrangement à l’amiable, avec une répartition des champs missionnaires : Pierre pour
les Juifs, Paul pour les païens. Cependant, Galates révèle une réalité plus
conflictuelle, où Paul est accusé d’encourager les Juifs à abandonner la circoncision,
une accusation qu’il réfute.
30
Un passage troublant de la Première Épître aux Thessaloniciens est à remarquer
(datée de 50-51, considérée comme le texte le plus ancien du Nouveau Testament),
où Paul exprime une critique virulente contre les Juifs (1 Thessaloniciens 2:14-16).
Ces versets, accusant les Juifs d’avoir tué Jésus et de s’opposer à la mission,
semblent anticiper la rupture consommée entre judaïsme et christianisme un siècle
plus tard. Cette rhétorique reflète les tensions croissantes entre les communautés
chrétiennes et juives, exacerbées par l’ouverture aux païens.
Le texte met en lumière la transition du christianisme d’un mouvement juif centré sur
Israël à une religion universelle englobant les païens. Jésus, ancré dans le judaïsme,
limite initialement sa mission aux Juifs, mais les prophéties universalistes du judaïsme
et l’attraction du judaïsme dans la diaspora préparent le terrain pour une ouverture aux
non-Juifs. Le concile de Jérusalem, en dispensant les païens de la circoncision,
marque un tournant décisif, porté par Paul, dont la théologie de la justification par la
foi redéfinit l’identité chrétienne.
Cependant, cette ouverture crée des tensions, notamment lors de l’incident d’Antioche,
où Paul s’oppose à Pierre et Jacques sur la question de la Loi. Les Actes des
Apôtres tentent d’harmoniser ces conflits, présentant Pierre et Paul comme
complémentaires, mais Galates révèle un Paul indépendant, parfois en conflit avec les
apôtres de Jérusalem.
31
chrétiens traditionalistes, est validée lors du concile, bien que des tensions persistent,
comme le montre l’incident d’Antioche (Galates 2:11-14). Le concile établit une
répartition des champs missionnaires : Pierre pour les Juifs, Paul pour les païens, bien
que les Actes harmonisent cette division pour minimiser les conflits.
Écrite vers l’an 50, la Première Épître aux Thessaloniciens est considérée par la
majorité des exégètes comme le texte le plus ancien du Nouveau Testament.
Adressée à une communauté mixte de Thessalonique, en Asie Mineure, composée de
Juifs et de non-Juifs (avec une majorité de païens), cette lettre reflète les débuts du
christianisme, une période dite « tunnel » où les sources sont rares. Ce document offre
un aperçu précieux des premières communautés chrétiennes, fondées par Paul, et de
leurs défis, notamment les persécutions et les tensions internes.
32
Dans 1 Thessaloniciens 2:14-16, Paul écrit : « En effet, frères, vous avez imité les
Églises de Dieu qui sont en Judée dans le Christ Jésus, puisque vous aussi avez
souffert de vos propres compatriotes, ce qu’elles ont souffert de la part des Juifs, eux
qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés, ils ne
plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes, ils nous empêchent de
prêcher aux païens pour les sauver, et mettent ainsi en tout temps le comble à leurs
péchés. Mais la colère est tombée sur eux à la fin. » Ce passage, d’une virulence
inhabituelle, accuse les Juifs d’avoir tué Jésus et les prophètes, d’être ennemis de
l’humanité et d’avoir attiré la colère divine.
Le texte souligne que ce passage s’inscrit dans un contexte intra-juif. Paul, lui-même
juif, s’exprime dans une logique prophétique, reprenant la tradition deutéronomiste
selon laquelle le peuple d’Israël rejette souvent les envoyés de Dieu. L’accusation
selon laquelle les Juifs ont « tué les prophètes » est un cliché issu du judaïsme post-
exilique, retrouvé dans des textes comme Matthieu 23:37 ou les Actes 7:52. De
même, l’idée que les Juifs sont « ennemis de tous les hommes » reprend des
stéréotypes de la propagande païenne anti-juive, que Paul réinterprète
théologiquement : pour lui, les Juifs s’opposent à la mission chrétienne en empêchant
l’annonce de l’Évangile aux païens, ce qui entrave leur salut.
L’expression finale, « la colère est tombée sur eux à la fin » (1 Thessaloniciens 2:16),
pose un problème particulier. En grec, le verbe à l’aoriste (ephthasen) suggère une
action accomplie, ce qui pourrait évoquer un événement historique précis, comme la
destruction du Temple de Jérusalem en 70. Cependant, cette épître, datée de 50-51,
est antérieure à cet événement. Cette anomalie conduit certains exégètes à suspecter
une interpolation postérieure, rédigée après 70 pour refléter la séparation croissante
entre judaïsme et christianisme.
Plusieurs indices suggèrent que 1 Thessaloniciens 2:14-16 pourrait être une addition
postérieure :
33
4. Contexte de relecture : Après 70, avec la séparation entre le judaïsme
rabbinique et le christianisme, un scribe aurait pu insérer ce passage pour
refléter les tensions croissantes entre les deux communautés.
Paul, ancien persécuteur des chrétiens (Galates 1:13), s’exprime en tant que Juif dans
un débat interne au judaïsme. Sa diatribe reflète sa déception face à l’opposition des
Juifs de Thessalonique, qui ne suivent pas son propre chemin de conversion au
34
christianisme. Cependant, en reprenant des clichés anti-juifs de la propagande
païenne (comme la « misanthropie »), Paul donne à ces accusations une portée
théologique : les Juifs, en s’opposant à la mission chrétienne, entravent le salut des
païens.
Le texte insiste sur la nécessité de contextualiser ces versets. Paul, en tant que Juif,
ne rejette pas son peuple – comme en témoigne Romains 9:1-5, où il exprime sa
douleur pour Israël. Sa colère dans 1 Thessaloniciens reflète un conflit spécifique, lié
à l’opposition rencontrée dans sa mission. Cependant, l’absence de nuance dans le
texte, combinée à son interprétation ultérieure, en fait un « chapitre triste » de l’histoire
de l’Église.
De Jérusalem à la révolte juive
Paul, Pierre et Jacques meurent avant la fin des années 60, probablement entre 62 et
64 pour Paul et Pierre, et vers 62 pour Jacques. En 66, une révolte juive éclate en
Judée contre les Romains, culminant en 70 avec la destruction de Jérusalem et du
Temple. Cet événement, catastrophe majeure pour le judaïsme, marque un tournant
dans la séparation entre judaïsme rabbinique et christianisme naissant.
Rédigés vers 80-90, les Actes des Apôtres racontent la naissance héroïque du
christianisme, minimisant les conflits internes pour présenter une continuité entre
Jésus, Pierre et Paul. Écrits après la destruction du Temple, ils reflètent un contexte
où le christianisme s’affirme comme un mouvement distinct, s’adressant de plus en
plus aux païens.
35
Les épîtres de Paul constituent les premiers textes disponibles, écrits 20 à 30 ans
avant les Évangiles. Avant elles, des traditions primitives éclairent cette période
obscure. En juxtaposant les lettres de Paul aux informations des Actes, on observe
parfois une concordance parfaite, parfois des divergences importantes. Il faut garder
à l’esprit que Luc (ou le rédacteur des Actes, selon la tradition) écrit une génération
après Paul.
Luc compose une histoire non pas au sens de légendes ou de contes pour enfants,
mais une série d’événements dont il cherche à montrer la continuité et le sens profond.
Il s’inscrit dans l’historiographie antique, influencée par des auteurs comme Machiavel,
visant à offrir une image linéaire des origines de la communauté de Jésus. Les Actes
deviennent canoniques vers 200, considérés comme le récit véridique des premières
décennies chrétiennes. Il faut admirer Luc pour sa formation grecque et son souci de
documents, mais se méfier de sa subjectivité antique, non critiquée à l’époque.
L’Évangile de Luc montre des traces de la destruction du Temple en 70. Les Actes,
écrits après l’Évangile, reprennent ses formulations, excluant une rédaction antérieure
sans réécriture. Les Actes ne portent pas de traces nettes de réécriture, contrairement
au quatrième Évangile.
36
Une première hypothèse : juste avant 70, la rédaction à Antioche d’une base de
l’Évangile de Luc à partir du travail de Marc à Rome (environ un quart du livre).
Une autre hypothèse : juste après 70, la rédaction des Actes par Luc, complétant
l’Évangile par un récit du ministère de Paul, parallèle à celui de Jésus, symbolique
plutôt qu’anecdotique.
Luc forme ainsi un couple d’œuvres (Luc 1 : Évangile ; Luc 2 : Actes), affirmant que
l’identité chrétienne ne se comprend pas sans Jésus et Paul – le premier à le dire.
Malgré des différences (exigence morale radicale dans l’Évangile, piété plus modérée
dans les Actes), l’unité d’auteur est évidente : indices grammaticaux, stylistiques et
théologiques identiques. Luc a écrit les 28 chapitres des Actes, avec un style
homogène, des figures stylistiques et des conceptions théologiques analogues à
l’Évangile. Cette unité n’a jamais été remise en doute depuis les Pères de l’Église.
Aucun manuscrit ne conserve l’œuvre originale en deux livres successifs ; tous datent
d’après la constitution du canon, associant Luc à d’autres Évangiles. En exégèse,
parler du « couple Luc-Actes » manque de fondement documentaire ; les Évangiles
furent édités ensemble, les Actes ajoutés secondairement.
Si le rédacteur de l’Évangile de Luc a écrit les Actes, son identité devrait être précisée.
Personne ne peut la nommer avec certitude. La tradition, comme dans le Canon de
Muratori (vers 200, de l’Église de Rome), l’attribue à Luc le médecin, compagnon de
Paul, basé sur Colossiens 4:14 (« salutations de Luc, notre ami le médecin, et de
Démas ») et les Pastorales. Luc accompagnerait Paul lors de son dernier voyage à
Jérusalem, de Philippes à Césarée, puis à Rome après deux ans. Paul, ayant subi
bastonnades et flagellations, aurait besoin d’un médecin.
Cependant, malgré les travaux de Martin Hengel, cette historicité est douteuse. Au IIe
siècle, on cherchait des noms dans le Nouveau Testament ; Luc, mentionné comme
médecin, fut promu auteur. Personnellement, on ne peut s’appuyer sur un « Luc
médecin », ni sur la tradition ultérieure le faisant peintre (comme dans le tableau de
Rogier van der Weyden, où il peint la Vierge avec le taureau symbolique).
37
Le verbe « parakolouthein » au prologue (Luc 1) signifie littéralement
« accompagner » ou figurativement « suivre attentivement ». La plupart des exégètes
prennent le sens figuré, comme dans d’autres prologues antiques : « avoir bien
examiné l’affaire ». Des raisons déterminantes refusent à l’auteur un statut de
compagnon historique : sa connaissance de Paul et de sa théologie est insuffisante.
L’ancienne école de Tübingen (Baur, Strauss) reproche à Luc de n’avoir pas compris
la théologie paulinienne. Luc s’en éloigne après un séjour en Palestine, recevant
l’enseignement de Jésus. Des traces pauliennes persistent : justification par la foi
(Galates, Romains) dans la parabole du fils prodigue, discours de Pierre au concile,
de Paul à Milet. Luc simplifie la pensée de Paul (justice de Dieu, conception du Christ,
fin des temps) pour un public populaire. La théologie de la Croix paulienne
(paradoxale) est absente ; Luc met l’accent sur l’Incarnation et la Résurrection.
La présentation de Paul dans les Actes diffère : plus compromis, moins attaché au titre
d’apôtre. Luc n’en fait pas un disciple de Paul ; un compagnon intime ne dépeindrait
pas Paul comme défenseur de la loi juive, bon observateur juif, ami des Romains. C’est
une reconstruction : Paul destiné aux païens, bâtisseur d’Églises méditerranéennes,
exagérée par rapport aux épîtres.
Luc s’achève à Rome, centre du monde, non en Espagne (projet de Paul). La mission,
de Jérusalem à Rome, incarne la continuité providentielle : “témoins jusqu’aux
extrémités de la terre” (Actes 1:8). Luc amplifie Paul, mais outrepasse : le Paul des
Actes est moins paradoxal que celui des épîtres. Luc n’invente pas la grandeur de Paul
mais l’isole.
Valeur Historique et Littéraire des Actes
Les Actes ont un statut historique particulier : document unique sur la mission de Paul,
mais divergent des épîtres. Ce n’est pas des archives, mais de la littérature. Les Actes,
unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non une chronique.
Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante. Les épîtres,
par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge tardivement (IIe
siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul artisan textile,
38
citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes comme
chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet théologique.
Historiquement, on ne peut vérifier vrai/faux sans sources externes. Luc harmonise,
montrant un christianisme arrangé ; c’est tendancieux, mais indispensable. Les
historiens doivent éviter une lecture naïve : ce n’est pas une chronique, mais une
démonstration. L’histoire est toujours une intrigue composée, sélective et interprétée ;
Luc est subjectif comme tout historien antique.
Luc rapporte des éléments absents des épîtres : Paul citoyen romain (mais fouetté
publiquement, impossible pour un citoyen ; tendances masochistes ?), métier textile,
citoyen de Tarse (douteux, sans autre attestation). La citoyenneté romaine pourrait
légitimer le christianisme face à l’Empire ; Paul étudiant à Jérusalem, montant après
sa vocation, choisissant des collaborateurs juifs, pour se légitimer face au judaïsme.
Revirement : Évangile passe des Juifs aux païens. Luc répète (chapitres 13, 18, 28) :
si Juifs n’entendent pas, tournée vers païens. Charge violente, improbable d’un Juif ;
construction aux dépens des Juifs. Scénario récurrent : Paul parle aux Juifs, rejeté,
expulsé, menacé ; attention de quelques-uns (craignant-Dieu, païens fascinés par
judaïsme). Juifs en méchants, mais pas exclusivement ; petits noyaux continuent,
s’élargissant aux Grecs.
But : montrer que l’identité chrétienne se comprend via sa racine juive ; repartir de là.
Projet : extension de l’Église par l’Esprit Saint, de Jérusalem à Rome (monde entier).
Mais pourquoi Paul pour Rome, puisque l’Évangile y était avant (Romains) ? Pas
passage simple Juifs-païens-universalisme ; Luc montre que la foi en Christ n’existe
pas sans peuple juif.
Écrit vers 80-90, à une chrétienté séparée post-70 ; pas pour convertir Juifs (portrait
trop noir), mais rappeler racines dans promesses à Israël. Luc conserve titres de
noblesse à Israël, sans les transférer aux chrétiens (contrairement à Jean). Témoin de
39
la fracture post-70 entre courants judaïques ; historien et porte-parole du courant
chrétien.
Les Actes, unique source sur la mission paulinienne, sont une œuvre littéraire, non
une chronique. Luc, historien antique, compose une intrigue subjective, harmonisante.
Les épîtres, par leur ancienneté, ont plus de crédit, mais le rôle de Paul émerge
tardivement (IIe siècle, collecte des lettres). Luc rapporte des traditions orales (Paul
artisan textile, citoyen romain), mais diverge des épîtres. Une lecture naïve des Actes
comme chronique est erronée ; ils exigent un esprit critique face à leur projet
théologique.
Dans les décennies et siècles suivants, dès le début du IIe siècle, le christianisme
émerge véritablement en tant que religion distincte lorsqu’il dispose de ses textes
canonisés, autour des années 150 ou 160. Avant cela, il n’existe pas en tant que tel,
mais plutôt comme une extension ou une variante du judaïsme.
En 1920, l’historien juif Joseph Klausner écrit sur Jésus qu’il est « des nôtres », mais
sur Paul qu’il explique comment les choses se sont « gâtées ». Klausner affirme que
Jésus n’avait pas l’intention de créer une nouvelle religion, ce qui pointe vers Paul
comme responsable. Pour l’historien, Paul pose les bases d’une nouvelle religion qui
se démarque rapidement du judaïsme : d’une secte juive au départ, elle devient une
religion à part entière. Les fondements de croyance et de pratique du christianisme
sont en grande partie institués par Paul, via ses textes authentiques et la manière dont
les premiers chrétiens les lisent.
Cependant, Paul n’a pas consciemment fondé une nouvelle religion, pas plus que
Jésus. Historiquement, la forme de christianisme qui s’impose emprunte beaucoup à
40
Paul et un peu à Pierre, marquant ainsi profondément l’histoire chrétienne. Au début
du IIe siècle, lorsque le christianisme s’invente une identité distincte, on se saisit de la
figure de Paul pour la formuler. Paul devient l’inventeur d’une foi en Jésus le Christ,
mort et ressuscité pour le salut du monde, ou l’inventeur du « christianisme » en tant
que catégorie pour des gentils (non-juifs) recevant la foi sans être juifs. Pourtant, Paul
n’est pas l’inventeur du Christ au sens d’une invention ex nihilo ; il voit plutôt la foi en
Jésus comme le véritable judaïsme, une transformation du monothéisme juif pour le
rendre accessible au monde grec et romain.
Paul, mort au début des années 60, a une vision des possibilités d’un judaïsme
réformé, permettant de diffuser le monothéisme juif et sa spiritualité au monde païen
de manière plus facile et large. Les événements historiques, comme la destruction du
Temple en 70, contraignent finalement le christianisme à sortir du judaïsme. Paul est
un transformateur du judaïsme, non un traître : en tant que juif de la diaspora, il
envisage les potentialités du judaïsme dans l’Empire romain. Il affirme que la foi en
Jésus est le vrai judaïsme, accomplissant la révélation de Dieu à Israël. Pour Paul, le
Christ est l’aboutissement de cette révélation, une construction théologique où il
interprète les promesses bibliques comme renvoyant à Jésus.
Selon certains, Paul ne se comprend que dans le judaïsme de son temps ; pour
d’autres, il est l’agent principal de la rupture. Pour les chrétiens, Paul est un juif « selon
leur cœur » ; pour les Juifs, un traître ou apostat. Paradoxalement, ses épîtres justifient
ces deux interprétations. Paul n’a jamais eu l’intention de fonder une nouvelle religion :
il vivait dans l’attente imminente de l’avènement du Seigneur, une période
intermédiaire. Envoyé vers les gentils, il prêche jusqu’à ce que la totalité des païens
entre, moment où le Christ viendra et tout Israël sera sauvé. Ses communautés
chrétiennes n’étaient pas conçues pour durer, leur situation précaire à la limite du
judaïsme étant temporaire.
La Pensée de Paul sur Israël
41
Paul se définit comme israélite, du peuple d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils
d’Hébreu. Israël est un problème charnel pour lui, mais en tant que juif, c’est aussi
personnel : si le Christ est la fin (télos) de la loi, quelle est sa valeur ? En alignant
chronologiquement ses épîtres (1re et 2e aux Thessaloniciens, Corinthiennes,
Galates, Philippiens, Romains), on observe une évolution de sa pensée, une capacité
géniale à argumenter avec les catégories culturelles, théologiques et spirituelles de
ses destinataires. Il reformule le charisme pour eux, inventant un langage et fixant une
théologie dans des catégories qui se recouvrent sans être identiques. Les différences
entre épîtres pourraient être dues à des aspects rhétoriques : Paul adapte ses idées
pour convaincre des communautés différentes, les exagérant parfois jusqu’à la limite,
utilisant des arguments douteux ou paraissant de mauvaise foi. Ainsi, Paul est
multiforme, insaisissable, juif avec les Juifs, gentil avec les gentils, clamant souvent sa
sincérité.
Paul se définit comme Hébreu fils d’Hébreu, de la tribu de Benjamin, mais ses épîtres
témoignent d’une relation conflictuelle avec le judaïsme et ses observances. A-t-il
rompu avec le judaïsme ? Pas vraiment : né juif, circoncis, respectant la loi, il s’en dit
fier. Pourtant, en analysant les trois piliers du judaïsme antique – l’importance de
la terre juive, du peuple juif (filiation), et de la pratique juive (loi) –, Paul déploie des
efforts pour expliquer à ses lecteurs (majoritairement non-juifs) pourquoi ces éléments
ont peu d’importance.
D’abord, la terre juive : liée à l’idée que Dieu choisit une partie du monde pour y résider
(la « maison de Dieu », le Temple), elle pose des problèmes sous domination
étrangère (Grecs, Perses, Romains). Paul minimise son importance : dans la 1re
Épître aux Corinthiens (chapitre 6) et la 2e, il insiste sur le peu d’importance du Temple
de Jérusalem, car le vrai temple est le corps ou la communauté : « Le temple est
l’endroit où Dieu séjourne ; donc, si Dieu est parmi nous, nous sommes le temple. »
Un élève de Paul ajoute que la communauté chrétienne est un grand temple avec le
Christ comme clé de voûte. Le monde entier est potentiellement terre sacrée, ce que
Paul prêche partout.
Ensuite, la filiation juive : être juif, c’est descendre d’Abraham, même dans la diaspora.
Paul, se définissant d’ascendance juive, explique qu’Abraham est une métaphore :
dans l’Épître aux Galates, la foi sauve, et tous ceux qui ont la foi sont fils d’Abraham.
Être fils d’Abraham charnellement n’importe pas ; c’est spirituellement. La chair, pour
Paul, a peu d’importance positive. Il oppose chair et esprit, dévalorisant la filiation
ethnique : ce n’est pas qui sont vos parents, mais en quoi vous croyez. Comme Jean
le Baptiste et Jésus, Paul minimise les liens familiaux.
Enfin, la pratique juive (loi) : beaucoup de Juifs de la diaspora et post-70 avaient déjà
relativisé terre et filiation (acceptant prosélytes, quittant la Judée pour la Galilée ou
Babylone). Mais ils conservaient la loi. Paul explique qu’elle n’est plus importante, voire
source de malédiction et de mort (Épître aux Romains et ailleurs) : avec la loi vient la
42
mort ou la malédiction. Il n’aurait pas enseigné cela à ses enfants s’il en avait eu, ni
continué à l’observer tout en la dénigrant.
En expliquant que ces piliers sont des obstacles au salut, Paul rompt effectivement
avec le judaïsme, même s’il n’en a pas l’intention personnelle.
Paul n’avait pas l’intention de rompre, mais ses actions sur le terrain y conduiront.
On peut faire une analogie avec Martin Luther : il ne voulait pas rompre avec l’Église
catholique, mais ses actes l’ont provoqué. De même, John Wesley en Angleterre ne
voulait pas se séparer de l’Église anglicane, mais sa pratique radicale mena à la
séparation au XVIIIe siècle entre méthodistes et anglicans. Ces trois chefs religieux
n’avaient pas théoriquement l’intention de schisme, mais leurs principes l’ont causé.
Circulation et Réception Initiale des Épîtres de Paul
À partir de 70, trois lignes de réception : une dans Colossiens-Éphésiens ; une dans
les pastorales ; une dans les Actes des Apôtres de Luc. Dès les années 70-80, des
récits légendaires sur Paul se développent, culminant aux Actes apocryphes de Paul
et Thècle fin IIe siècle. Fin Ier siècle, rassemblement des épîtres : Paul devient figure
fondatrice du christianisme tout court. Nous lisons les épîtres dans leur état du IIe
siècle, attestées par Marcion vers 140 (corpus de 10 épîtres).
43
l’humanité de Jésus et se focalisant sur sa divinité. Pour lui, seul Paul a compris Jésus
et avait fixé nettement la ligne de démarcation entre la religion juive et la religion
chrétienne (p157); les apôtres n’ont rien compris (Jésus les traite d’abrutis dans les
Évangiles).
Les apôtres ont entremêlé l’Évangile avec des éléments juifs, et des juifs ont transmis
le message de mauvaise foi, effaçant sa nouveauté.
Jésus, monté aux cieux, se révèle une seconde fois à Paul, qui comprend parfaitement
et fonde communautés et épîtres. Après sa mort, des « faux chrétiens » judaïsants
interpolent les épîtres pour assimiler le Dieu de Paul à celui de l’Ancien Testament.
Marcion expurge ces falsifications, réunit 10 épîtres de Paul et l’Évangile de Luc en un
recueil appelé « Kainè Diathèkè » (Nouvelle Alliance, citant Jérémie via Hébreux). Il
invente ainsi le Nouveau Testament, évacuant les références à l’Ancien Testament.
Sa collection pousse les églises à définir un canon : autour de 150, on passe des écrits
juifs à des écrits chrétiens comme références. Marcion affirme que le message
authentique est seulement dans Luc et les 10 épîtres. Après 70, avec plus de non-juifs
dans les communautés, la relation au judaïsme devient problématique. Pour Marcion,
Paul enseigne une religion entièrement nouvelle, distincte du judaïsme : le Dieu de
l’Ancien Testament (vengeur, des Juifs) n’est pas le Père de Jésus-Christ ; l’alliance
ancienne est erronée, et les chrétiens ne doivent plus s’y référer. La nouvelle religion
naît au baptême de Jésus.
L’église se définit contre Marcion : doit-on se passer des Juifs ou penser que l’alliance
a changé, les chrétiens en étant les nouveaux bénéficiaires ? Pour Marcion, l’ancienne
voie est toujours erronée ; pour l’église, c’était la voix de Dieu, mais il a changé d’avis
ou suivi un plan. L’église descend d’Israël par la chair, ce que Marcion refuse. Le rejet
de la Bible juive n’est pas étranger au christianisme : certains, comme un pasteur du
XXe siècle, prêchent sans Ancien Testament, le voyant contradictoire avec le
Nouveau. Pourtant, c’est hérétique : un seul Dieu, un seul Testament annoncé par
l’autre.
Aucun théologien primitif n’a aussi mal compris Paul que Marcion, en coupant le Dieu
chrétien de l’Ancien Testament. Radical, Marcion influence l’évolution : l’église se
revendique héritière de la tradition juive, comme le « véritable Israël ».
1 COMMENTAIRE
Depuis la constitution des premiers empires, ceux qui détiennent le pouvoir influencent
de manière récurrente la vie politique, sociale et religieuse et façonnent les récits. Nous
ne pouvons aborder une analyse sur les origines du christianisme sans pour autant
éluder les causes et les effets d’une politique de colonisation de la Judée par l’empire
romain. De -6 à 37 de notre ère, sept Grands prêtres du Temple de Jérusalem furent
nommés successivement par les préfets romains. Autrefois, le peuple juif élisait ses
44
candidats. Le Talmud de Babylone rapporte que trois cents Grands prêtres ont officié
à l’époque du Second Temple. A contrario, le Talmud de Jérusalem indique que leur
nombre varie entre quatre-vingts et quatre-vingt-cinq Grands-prêtres. Une telle
différence entre deux Talmuds devrait nous inviter à plus de prudence dans l’exégèse
des textes anciens. Dès l’an 6 avant notre ère, date du recensement de la population
de Judée, les gouverneurs romains furent confrontés à des mouvements de
contestations. Dès l’an 17 ou 18, Joseph Caiaphas, appelé Caïphe dans les évangiles,
fut nommé Grand prêtre du Temple de Jérusalem par Valerius Gratus, préfet romain,
lequel sera remplacé par Ponce Pilate à partir de l’an 26. Au début de l’an 36 ou au
début de 37, Lucius Vitellius, sénateur et gouverneur romain, sous le règne de Tibère
et puis de Caligula, révoqua Ponce Pilate ainsi que le Grand prêtre Caïphe, les deux
personnages essentiels du Procès de Jésus et de sa condamnation à la crucifixion.
Autant méditer sur la parabole de la paille et de la poutre prononcée par Jésus dans
son sermon de la montagne afin d’avertir ses disciples des dangers de juger les autres
car ils seraient aussi jugés selon la même norme. La morale de cette histoire est qu’il
faut éviter de relever les petits défauts de son prochain, alors qu’on n’amende pas ses
propres travers.
À la mort de Jésus, personne parmi ses disciples ne pouvait imaginer qu’en quelques
décennies, ils le verraient comme Dieu fait homme. Aucun d’eux n’aurait supposé que
Jésus ne reviendrait pas, que la fin des temps serait constamment repoussée, et qu’au
lieu du royaume espéré, c’est l’Église qui s’installerait durablement. Les croyants, issus
d’une secte juive considérée comme une détestable superstition aux yeux des
Romains, allaient donner naissance au christianisme, une nouvelle religion qui, en
391, deviendra même la religion officielle de l’Empire romain.
Les Débats Internes au Judaïsme au Ier Siècle
Les discussions entre Juifs sur l’interprétation des Écritures étaient tout à fait banales ;
les Juifs les pratiquaient depuis des siècles. Cela est difficile à comprendre aujourd’hui,
car le christianisme est devenu une religion des Gentils qui se définit contre le
judaïsme, rendant inconcevable l’idée que ces débats étaient des disputes internes
entre différentes interprétations juives.
Si le christianisme devient une religion non juive au IIe siècle, lorsque les Gentils
affirment être le vrai Israël par opposition à l’Israël juif, cette discussion n’a aucune
raison d’être au Ier siècle. À cette époque, les débats opposent Paul aux disciples de
Jésus, à ceux qui l’ont connu selon la chair – une connaissance que Paul qualifie de
mauvaise passe. La discussion est entièrement juive, et le christianisme non juif
autonome émerge plus tard, car sa matrice se trouve dans la Bible hébraïque : le
messie, la rédemption, la résurrection, tout cela est entièrement juif. Ce ne sont pas
des débats entre deux communautés distinctes, mais à l’intérieur d’une même
communauté.
Le positionnement des premiers Chrétiens parmi les partis Juifs
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La question reste de savoir comment le mouvement chrétien se situe par rapport aux
autres partis juifs, qui étaient des concurrents. De ce point de vue, il est clair que
chaque groupe s’efforçait de rallier le plus de monde possible à sa cause, et les
premiers chrétiens n’ont pas failli à cette règle. Globalement, dans un premier temps,
les premiers chrétiens restent relativement marginaux tout en ayant leurs prétentions ;
ils n’ont certainement pas désespéré de convaincre leurs frères juifs de les rejoindre,
jusqu’à la ruine du Temple en 70.
Avant 70, on a toujours affaire à la même géographie politico-religieuse : il y a toujours
un parti essénien, un parti sadducéen, un parti pharisien, et de plus en plus actif, des
zélateurs de la loi, qui exercent une pression accrue sur l’observance nécessaire de
la Torah. Après 70, au sein du judaïsme en général, les pharisiens opèrent un
mouvement de réorganisation autour de leur parti, et on perd la trace de quasiment
tous les autres partis. Les sadducéens semblent avoir perdu leur raison d’être avec la
ruine du Temple, car ils vivaient de et pour le Temple ; sans lui, ils n’avaient plus
vraiment de raison d’exister. Les esséniens, on en perd la trace, même si on est
persuadé qu’ils ont continué à exister et à diffuser leurs idées, mais on ne sait pas
comment. Il reste face aux pharisiens le mouvement chrétien, qui refuse une
assimilation, se présente d’abord comme concurrent, et envisage même dans certains
cas d’emporter sur le mouvement pharisien. Chaque groupe juif prétendait avoir la
bonne interprétation : querelles entre sadducéens et pharisiens, pharisiens et zélotes,
esséniens et sadducéens à propos du Temple.
Mais ce qui est plus significatif, c’est la conscience progressive d’une troisième réalité,
le tertium genus, que les chrétiens utilisent avec hésitation parce qu’au fond, ils se
considèrent comme le reste d’Israël, l’Israël en vérité ou l’Israël de Dieu, depuis Paul
et les débuts. Cette revendication s’affronte à la réalité sociologique des païens qui
entrent dans l’Église, et on se dit : on n’est plus tout à fait purement juif. Alors, qu’est-
ce qu’on est ? On est convaincu d’être dans la ligne de la tradition d’Israël, mais en
même temps, on s’ouvre aux païens, ce qui déjà à l’intérieur d’Israël amène quelques
troubles.
L’appellation moderne de judéo-chrétien donne une fausse image de ces Juifs qui
considéraient Jésus comme le Messie annoncé par les prophètes. Les judéo-
chrétiens, nommés tantôt Nazaréens, tantôt Ébionites, ont en commun leur volonté
d’appartenir au judaïsme ; ils sont les héritiers du courant de Jacques, frère du
Seigneur.
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Les judéo-chrétiens sont des Juifs qui acceptent le message de Jésus d’une façon ou
d’une autre, qui pensent que Jésus est le prophète ou le Messie annoncé, et qui
célèbrent sa mémoire dans un culte particulier, mais qui continuent à s’identifier
comme Juifs dans le monde ancien, de façon traditionnelle. Plus précisément, ils
continuent à pratiquer les commandements de la Torah. Ce qui s’est passé, c’est qu’ils
étaient assis entre deux chaises : ils étaient Juifs, et les Juifs les ont excommuniés.
Les chrétiens les ont reçus en leur disant : vous êtes comme nous, mais si en plus
vous rejoignez, vous êtes devenus chrétiens ; si vous tenez à rester Juifs, alors vous
êtes des pécheurs. Ainsi, la destinée des Nazaréens a été vraiment tragique : ils ont
continué à exister pendant quelques siècles, mais quand le christianisme a triomphé
à partir du IVe siècle, l’une des premières choses que les chrétiens ont faites a été de
régler leur compte, de faire disparaître ces disciples juifs de Jésus.
Ce que l’on peut dire, c’est que le judéo-christianisme a été condamné par une
coalition d’ennemis : le judaïsme de tendance rabbinique en construction dans la
Mishna, et le christianisme qui se développe à peu près à la même époque, fin du IIe
siècle. Au fond, les judéo-chrétiens qui existent encore au IIe, IIIe et IVe siècles vont
être un peu les perdants de l’histoire, et quand on est les perdants, on est aussi
marginalisé dans la documentation que l’on laisse.
C’est vraisemblablement dans ces zones que Mahomet va entendre un certain nombre
de récits et d’idées qui débouchent sur l’islam. On signale quelques petits groupes
comme les Ébionites, les Nazaréens, et un ou deux autres noms dans les écrits
d’Épiphane de Salamine. On en trouve des traces en Éthiopie, et ensuite dans le
Coran, ça vient de là : Jésus comme prophète aux côtés des autres grands, tout ça
c’est du judéo-chrétien. Il y une succession d’indices qui laissent penser que des
traditions, entre autres judéo-chrétiennes, chrétiennes hérétiques d’une façon ou de
l’autre – hérétiques entre guillemets – et aussi judéo-chrétiennes, et peut-être même
manichéennes, se retrouvent à l’origine du texte que nous appelons le Coran.
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XXe siècle, quand de plus en plus les chercheurs de l’islam ne savent plus l’araméen,
ne savent que l’arabe, et essaient de réfléchir sur le Coran seulement à l’intérieur de
l’islam et de façon orthodoxe islamique. Aujourd’hui il faudrait relire le Coran dans son
substrat araméen, donc juif et chrétien.
Souvent, on dit que 70 marque la séparation avec le judaïsme qui se réorganise ; cela
marque une étape importante, mais la rupture définitive semble être 135.
La seconde révolte, révolte de Bar Kokhba, est surnommé ainsi par le grand maître
juif Rabbi Akiva, le fils de l’étoile (en référence au Livre des Nombres, une désignation
messianique). La révolte de Bar Kokhba a été proprement une révolte messianique.
L’empereur Hadrien décide que les Juifs ne pourront plus résider de manière
permanente à Jérusalem. Cela va avoir des conséquences à la fois pour le judaïsme
de tradition rabbinique, c’est-à-dire le judaïsme pharisien qui va s’exprimer à travers
les maîtres d’Israël, puisque très vite on verra se déplacer la réflexion juive en Galilée
et en Mésopotamie. C’est là où il y aura les grands centres où va s’épanouir ce
judaïsme réorganisé autour de la synagogue, et du fait qu’il y a désormais en quelque
sorte un judaïsme monolithique organisé autour des pharisiens. Les chrétiens n’en font
pas partie, donc ils sont chassés des synagogues et, dès lors qu’ils sont chassés, sont
amenés à se positionner autrement qu’au début.
Jusque vers la moitié du second siècle, c’est-à-dire jusque vers 150 de notre ère, on
ne peut pas dire que le christianisme ait pris son autonomie par rapport au judaïsme.
Toutefois, il est impensable que tous les liens aient été coupés entre le christianisme
et le judaïsme : il y a tant de références à Jésus qui est juif, aux Écritures qui sont
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juives, et c’est dans l’histoire du christianisme qu’il est impossible de penser le
christianisme sans le judaïsme comme fondation et arrière-plan.
Vers les années 150, que se passe-t-il ? On sort de la seconde guerre juive ; le
judaïsme palestinien est écrasé, le judaïsme alexandrin est écrasé, le judaïsme de
Chypre et d’Asie Mineure est écrasé.
C’est le moment où on voit apparaître à Rome Justin qui, alors qu’il est originaire de
Naplouse – c’est un oriental venu à Rome – écrit comme s’il avait envie de dire enfin,
de la part des chrétiens : je m’adresse à Rome pour que vous me reconnaissiez
comme différent des Juifs, et je m’adresse aux Juifs – c’est son dialogue avec
Tryphon – pour dire aux Juifs : vous n’avez pas compris vos Écritures, mais moi je sais
vous donner la bonne interprétation des Écritures. Justin ose dire à un rabbin – qui est
un rabbin extrêmement agréable et pacifique – que c’est lui, Justin le chrétien, qui a la
bonne interprétation des Écritures, au point qu’à la fin, Tryphon ce rabbin lui dit : mais
enfin, alors c’est vous qui êtes Israël ?
Tout l’héritage juif qu’on considère peut-être comme perdu avec la perte de la Palestine
et l’écrasement du judaïsme de la diaspora, par substitution, est recueilli par le
christianisme.
Cette association constitue une charge explosive, de la dynamite pour le futur, une
dynamique qui va se développer. Il n’est plus nécessaire de prendre position d’un côté
ou d’un autre ; c’est quelque chose de nouveau considéré comme le « verus Israël »
(« Israël véritable ») du point de vue d’Israël, et du point de vue de ce qui est au centre
de la culture gréco-romaine, à savoir la philosophie.
Justin, appelé Justin Martyr après son exécution à Rome vers 160, est l’un des
premiers intellectuels chrétiens d’origine païenne. Justin, l’un des premiers Pères de
l’Église, dans son texte le plus célèbre, invente un rabbin nommé Tryphon et met en
scène la discussion qui oppose le christianisme naissant au judaïsme.
Attardons-nous sur le Dialogue de Saint Justin avec le juif Tryphon
Le Dialogue avec Tryphon de Saint Justin Martyr est une œuvre apologétique majeure
du IIe siècle, structurée comme un débat philosophique et théologique entre Justin, un
chrétien converti de la philosophie païenne, et Tryphon, un juif érudit et circoncis,
réfugié en Grèce après la guerre de Bar Kokhba. Ce dialogue fictif ou semi-historique,
qui se déroule sur deux jours dans un cadre serein (un gymnase ou une promenade),
vise à démontrer la supériorité et l’accomplissement du christianisme par rapport au
judaïsme, en s’appuyant sur une interprétation christologique des Écritures juives.
L’esprit de l’œuvre est celui d’une défense rationnelle et scripturaire de la foi
chrétienne, marquée par un ton respectueux mais ferme, où Justin invite à la
conversion par la raison et la reconnaissance de Jésus comme Messie, tout en
critiquant les interprétations juives traditionnelles.
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Structure du Dialogue
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Philosophiquement, l’œuvre fusionne de platonisme (le Logos comme Sagesse divine)
et théologie biblique, reflétant la conversion de Justin de la philosophie grecque au
christianisme. Religieusement, elle incarne l’esprit d’un christianisme primitif affirmant
son identité face au judaïsme, en promouvant une foi intérieure, universelle et
gracieuse contre une observance légale jugée obsolète. Historiquement, elle témoigne
des tensions judéo-chrétiennes post-destruction du Temple (70 ap. J.-C.), avec des
allusions à la persécution et à la dispersion juive. L’esprit apologétique est irénique :
Justin vise à convaincre par la logique et les Écritures, non par la force, invitant
Tryphon à « examiner » la vérité pour son salut, tout en priant pour l’unité dans la
reconnaissance du Christ comme accomplissement des promesses divines. Ce texte
reste un pilier de la théologie chrétienne primitive, soulignant la continuité avec
l’héritage juif tout en marquant une rupture décisive.
Ce sont des arguments très puissants pour la neutralisation de la Bible hébraïque, de
l’Ancien Testament.
Justin navigue de manière assez délicate parce que d’un côté il s’oppose à Marcion,
mais de l’autre il s’oppose aux judéo-chrétiens et aux partisans de la synagogue. Il
veut préserver l’Écriture, la notion d’Israël, la notion d’histoire du salut de la création
jusqu’à Jésus, vue à la fois positivement et négativement. Par ailleurs, il veut insister
sur la nouveauté, sur l’accomplissement, sur la réalité ultime marquée par Jésus.
Avec Justin, on arrive vite à ce que les Juifs ont mal compris leurs propres textes.
D’après lui, Abraham n’applique pas la loi non parce que la loi ne sera donnée que
plus tard, mais parce que c’était une déviance. Il y a plusieurs façons d’expliquer que
la doctrine chrétienne est bonne même quand elle diverge du texte biblique : les textes
de l’Ancien Testament sont périmés mais n’ont pas été compris. Le titre de Barnabé
présente une autre version : l’Ancien Testament est tout à fait juif, mais les Juifs ont
pris à la lettre ce qui était métaphorique. C’est différent.
Au deuxième siècle, il y a deux religions distinctes qui partagent un texte en commun :
la Bible.
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historiques profondes, parce que c’est le principal critère que demandent les autorités
romaines à la fois de façon légale et les autorités intellectuelles.
Une religion, c’est une religion qui a des attaches ; et pour les élites romaines, le
christianisme est une superstition.
Ce qui caractérise une superstition, c’est d’une part son caractère irrationnel et d’autre
part son manque de lettres de noblesse : une vraie religion a un passé glorieux, mais
un mouvement qui naît comme ça et qui fait immédiatement un certain nombre
d’adeptes n’est pas une école religieuse noble et sérieuse.
Avec beaucoup de prudence, on peut dire que dans un premier temps, les Romains
l’ont perçu comme un mouvement à l’intérieur du judaïsme. Et puis peu à peu, ce
groupe va prendre une autonomie de plus en plus typée. C’est évident que quand à
propos de Néron on parle des chrétiens, on a tout à fait conscience qu’il y a un groupe
original qui s’est constitué.
Alors, pourquoi chrétiens ? Parce que l’origine du terme de chrétiens n’a aucun rapport
avec ce que nous appelons maintenant des chrétiens. Le mot chrétien, qui est de
formation latine – christiani avec un suffixe latin –, est apparu dans le monde romain
au moment de la fin du règne de Caligula, début du règne de Claude, pour désigner
des juifs messianiques à Antioche, qui étaient poussés par un certain Chrestos – un
messie. Poussés et non pas tirés, c’est-à-dire poussés par une espérance, un
messianisme urgent : la fin du monde arrive. Alors, il se pourrait que cette appellation
de chrétiens dans le monde romain soit une appellation criminelle et y reste longtemps.
Dans les Actes des Apôtres, au chapitre 11,26, c’est à Antioche que des disciples
furent qualifiés de chrétiens, c’est-à-dire chrétiens sur cette appellation criminelle.
Les « cristianos » de Rome, les chrétiens sont du point de vue des Romains des
partisans d’un homme qu’ils avaient exécuté, ou d’un agitateur politique, un bandit, un
asocial.
La lettre de Pline le Jeune, que l’on peut situer aux alentours de 112, témoigne que
non seulement les Romains considéraient les chrétiens comme des criminels
– criminales –, mais également que leur hostilité provenait de l’influence grandissante
des chrétiens, influence embarrassante pour certains ordres de la société civile.
Pline le Jeune, gouverneur de la Bithynie au début du deuxième siècle, écrit à
l’empereur Trajan et lui prend conseil, car comme il veut savoir comment il doit se
comporter vis-à-vis des chrétiens, puisqu’après en avoir exécuté beaucoup, il
commence à avoir des doutes sur la politique. Il dit qu’à ce régime, la province de
Bithynie sera entièrement dépeuplée, car il a découvert qu’elle était pleine de
chrétiens. Dans cette fameuse lettre, il y a des détails très intéressants. En preuve,
ces chrétiens se réunissent à l’aube et chantent un hymne au Christ comme à un dieu.
Le gros problème de Pline le Jeune : il ne comprend pas ce que c’est que ces gens ;
ils disent qu’ils sont chrétiens – qui sait ce que ça veut dire ? Christ, encore comme on
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a le nom propre Chrestos, assez répandu, mais qui sont ces chrétiens ? Ça, c’est
incompréhensible. Et quoi faire avec eux ? Finalement, il n’y a pas de législation : est-
ce qu’ils mettent en danger ou est-ce qu’ils contestent l’autorité de Rome ? Bon, Pline
ne sait pas du tout, parce qu’ils ne sont pas repérables dans le paysage comme ça ;
ou bien ils ne sont pas bien, mais alors ils ne sont pas bien comme tout le monde, ou
bien ils sont juifs. Alors, s’ils sont juifs, ils ont des privilèges qui font qu’on les déteste,
mais on reconnaît leur droit à avoir leur culte à eux, etc. Mais des païens qui sont
comme des juifs, c’est incompréhensible.
Justin et les théologiens chrétiens du deuxième siècle se retrouvent dans une situation
conflictuelle très paradoxale : ils revendiquent l’héritage d’Israël en voulant tous les
bénéfices, et dans une polémique féroce, combattent les Juifs qui ne partagent pas
leur foi.
Dans les cercles rabbiniques, il fallait exclure les disciples de Jésus, et dans les cercles
chrétiens, il fallait revendiquer qu’on était le véritable Israël. D’un seul coup, on ne sait
pas qui a commencé, qui a été le premier. Il y a deux communautés qui prétendent
toutes deux être élues, qui se considèrent comme la communauté de Dieu, qui jouent
sur le même terrain de l’espérance messianique. Alors, reste la question fascinante :
qui a commencé ?
À travers deux mille ans d’histoire, les relations entre les juifs et les chrétiens ne sont
pas des relations idylliques, loin de là. La relation chrétienne aux juifs et au judaïsme
est une relation problématique par essence, puisque le christianisme est né du
judaïsme, a conservé les écrits juifs et s’est appelé très vite verus Israël, le véritable
Israël en volant aux juifs leur identité, par substitution.
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contre le judaïsme représentant une forme non achevée de la vérité, mais une haine
des juifs en tant que juifs ayant tué le Christ, ayant commis le péché de déicide.
Du IIe siècle, nous avons des accusations de déicide, et ayant refusé de se convertir.
Donc, tout est accompli, et maintenant il n’y a plus besoin des juifs ; c’est fini. Alors,
comment cela se fait qu’ils existent encore ? Augustin en dit : ils sont esclaves porteurs
d’Écritures dont ils sont témoins, mais au fond, il justifie mais il ne comprend pas. Il ne
comprend pas parce qu’à la fois il faut que les juifs existent -d’abord parce qu’il y a une
réalité : les juifs existent – et ils existent en tant que juifs, juifs qui ont refusé le Christ.
C’est quelque chose qui est très difficile à comprendre dans la mentalité chrétienne –
chrétienne au sens de non juifs –, parce que là il y a un paradoxe, une difficulté, une
peur ou un doute, en tout cas une question. Quand on est non juif et qu’on professe
que Jésus est le Messie d’Israël, et qu’on constate qu’Israël – en tout cas dans sa
majorité, Israël encore une fois au sens biblique du terme – en tout cas dans la majorité
d’Israël aujourd’hui ne reconnaît pas que Jésus est le Messie d’Israël, que peut dire
un non juif : « c’est le Messie le leur, alors qu’eux disent non, ce n’est pas le nôtre ? »
Donc, quelque part, il doit y avoir un doute, une question, une anxiété qui se joue là-
dedans et qui joue sur la perception aussi du peuple juif, c’est-à-dire du coup s’ils
n’acceptent pas, il faut dire qu’ils sont dans l’erreur, parce que si ils sont pas dans
l’erreur, alors c’est le chrétien qui est dans l’erreur.
Ce thème fait que la tradition chrétienne a estampillé les juifs comme les méchants
par excellence, l’essence même du mal. Même si c’est extrêmement déroutant. Cela
prend tout son sens quand on analyse le chemin emprunté par le christianisme. C’est
un peu une confiscation de l’héritage mais la notion de verus Israël va encore plus
loin : c’est que le peuple lui-même non seulement a été dépossédé de la bibliothèque
sacrée et des personnages sacrés – les pères, ce qu’on appelle les pères dans le
judaïsme –, mais en plus il est dépossédé de son statut de peuple d’Israël. C’est ça
qu’il faut bien se mettre en tête : c’est qu’il y a des écrits chrétiens qui sont allés jusque-
là, c’est que pour eux la notion de verus Israël c’était de dire : nous sommes le
véritable Israël parce qu’il n’y a plus d’Israël et que nous avons pris sa place.
Il faut bien admettre que les disciples de Jésus ont piraté certaines promesses faites
à tout Israël. Ils ont détourné la terminologie, ils ont repris les Écritures, ce que l’on
réinterprète de façon radicale. Un opposant au christianisme aujourd’hui pourrait
accuser les premiers disciples de Jésus d’avoir piraté des Écritures ; un chrétien
présenterait les choses d’une manière différente : il n’y a pas eu de piratage, mais de
nouvelles façons.
À partir du début du deuxième siècle qu’on pourra sans réserve parler du christianisme
comme d’une entité religieuse autonome et structurée. Il est vrai qu’on s’en aperçoit
avec Ignace d’Antioche, puis avec Justin Martyr, avec l’Épître de Barnabé ; alors,
revendiquer pour elle la titulature d’Israël, le bénéfice des promesses, rejeter Israël
dans la mauvaise connaissance de Dieu, dans l’ignorance de la Loi, dans l’infidélité
par rapport à la Loi, et récupérer pour l’ensemble de l’état d’Israël ce qui n’est pas
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affirmé dans le Nouveau Testament, ce qui va être une affirmation des écrits chrétiens
à partir de ce moment.
La théologie de la substitution et l’image du Juif imaginaire
Finalement on va raisonner sur les juifs à partir de l’Ancien Testament ou à partir des
images les plus réductrices qu’on peut construire à partir du Nouveau Testament, et
on va voir se développer dans les sources chrétiennes un juif imaginaire.
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