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Lieux, Outils D'aménagement, Sûreté.

Le document explore la relation entre la sécurité urbaine et l'aménagement des espaces dans les villes contemporaines, en se concentrant sur des études de cas à Milan et Turin. Il examine comment les politiques publiques et les dynamiques sociales influencent la perception de la sécurité et la qualité de vie des habitants. Les auteurs, Massimo Bricocoli et Paola Savoldi, soulignent l'importance de l'urbanisme dans la régulation des espaces et des comportements sociaux.

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Le document explore la relation entre la sécurité urbaine et l'aménagement des espaces dans les villes contemporaines, en se concentrant sur des études de cas à Milan et Turin. Il examine comment les politiques publiques et les dynamiques sociales influencent la perception de la sécurité et la qualité de vie des habitants. Les auteurs, Massimo Bricocoli et Paola Savoldi, soulignent l'importance de l'urbanisme dans la régulation des espaces et des comportements sociaux.

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Dipartimento di Architettura e Pianificazione

PUCA– recherche Territoires urbains et sûreté

Lieux, outils d’aménagement, sûreté.


La production des nouveaux espaces urbains

Sous la direction de Massimo Bricocoli et Paola Savoldi


Lieux, outils d’aménagement, sûreté.
La production des nouveaux espaces urbains

sous la direction de
Massimo Bricocoli et Paola Savoldi
Credits
Giovanni Hänninen a participé à la recherche en tant
que photographe (www.hanninen.it).
Anna Todros a projeté et réalisé l’élaboration des
cartes, la conception graphique et la mise en page,
avec la contribution de Lina Scavuzzo en ce qui con-
cerne le cas de via Artom à Turin.
Anne Grillet-Aubert a traduit des chapitres 1, 2, 3, 4 ;
Laurianne Liviero a traduit les chapitres 5, 6, 7, 8.
Table des matières

1. Introduction, Massimo Bricocoli et Paola Savoldi 9


1.1. Problématiques et hypothèses
1.2. Outils, projet urbain et de l’habiter dans la ville contemporaine
1.3. Lieux, outils
1.4. Cas d’études et méthodologie : note introductive

Première partie. Milan


27
2. Pompeo Leoni.
Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville, 29
Massimo Bricocoli
2.1. Pompeo Leoni. Contexte, outils, transformations
2.2. L’espace urbain négocié : à l’étroit entre public et privé
2.3. Si proche et si lointain. Le rêve suburbain à deux pas du centre?
2.4. Si l’espace n’est pas plat. Anfractuosités et intrus
2.5. La gestion de la vie tranquille et de la sécurité comme pivot de
l’organisation sociale
2.6. Sécurité et auto-organisation? Pouvoir, politique et
gouvernement du territoire

3. Santa Giulia.
De la ville d’avant-garde au quartier périurbain, 65
Paola Savoldi
3. 1. Santa Giulia comme projet urbain
3. 2. Santa Giulia comme produit immobilier
3. 3. Santa Giulia comme chantier habité
3. 4. Santa Giulia entre whishful thinking et marginalité
4. Canonica Sarpi. 105
Un quartier historique en fuite du présent,
Raffaele Monteleone et Lidia C.K. Manzo
4. 1. Canonica Sarpi: genéalogie d’un quartier historique
4. 2. China (sans) Town : quels rapports entre place et people?
4. 3. La naissance de la vente en gros chinoise n’est pas (seulement)
une question de quartier
4. 4. La protestation des habitants : le gouvernement minimum et
le gouvernement au millième
4. 5. De la ville monofonctionnelle : Milan comme résidence ou
Milan, capitale du travail ?
4. 6. Le futur (incertain) du quartier

Deuxième partie. Turin 143

5. Via Artom. 145


Habiter la banlieue de la ville,
Lina Scavuzzo
5. 1. Via Artom dans le décor urbain turinois
5. 2. Un pôle urbain nouveau : le Parco Colonnetti
5. 3. La construction d’une nouvelle identité collective

6. Spina 3. 175
Un ordre spatial dicté par la séparation,
Anna Todros
6. 1. Spina 3 : une aire complexe
6. 2. Le renversement des assiettes de propriété
6. 3. Du projet à la réalisation
6. 4. Mobiliser les intérêts
6. 5. Un comité comme instrument de l’Administration publique
6. 6. Un ordre spatial dicté par la séparation
6.7. Formes de vie en commun
6.8. Vagues images: le Parc Dora
7. San Salvario. 205
Forces et faiblesses d’un quartier multietnhique,
Anna Todros
7.1. Un habitat connoté
7.2. Eléments de criticité et perception d’insécurité
7.3. Quel rôle attribuer aux politiques ?
7.4. Agir par projets
7.5. Le mélange social comme caractère distinctif
7.6. Une gentrification souple
7.7. Glissements de terrain : de la criminalité à la tranquillité

8. Conclusions, 231
Massimo Bricocoli et Paola Savoldi
8.1. Demandes et résultats de la recherche
8.2. Deux mouvements convergents vers le « nouveau urbain »
8.3. Conditions et formes de la réorganisation sociale et spatiale
dans la ville
8.4. Quelques hypothèses sur les tendances
8.5. Qu’est-ce qui se décharge sur le public ? Epilogue à partir de
quelques problèmes émergents dans le gouvernement de la ville

9. Références bibliographiques 257


Introduction1

1.1 Problématiques et hypothèses

La dimension urbaine de la sécurité a des implications importantes. Il ne


s’agit pas tant de considérer la ville comme la scène ou le périmètre des phé-
nomènes d’insécurité ou des problèmes de sécurité mais de mettre la ville au
premier plan. L’espace est la dimension où agissent des politiques qui ne sont
pas seulement spatiales; l’observation de lieux et de nouvelles configurations
spatiales de la ville contemporaine peut contribuer à enrichir une réflexion
sur des questions et des perspectives de gouvernement d’ordre plus général
(Donzelot, 2008).
La prise de conscience de la nature structurelle des changements qui ali-
mentent l’insécurité sociale n’a cessé d’augmenter, la ville tend à constituer un
champ de tensions où se déroulent d’importants processus de réorganisation
sociale et spatiale dépendant des diverses orientations des politiques publiques
et des dynamiques du marché. S’il est évident qu’à une période marquée par le
fondamentalisme du marché et une forte individualisation, aucune forme spa-
tiale ne peut permettre d’échapper au sentiment d’insécurité qui est “chez moi
parce que ce sentiment m’appartient”; les formes et les processus de trans-
formation des lieux peuvent certainement et utilement être aussi considérés
comme les effets mêlés d’une culture sociale dominante (Mazza, 2009).

1. Le texte est le résultat d’un travail collectif de Massimo Bricocoli et Paola Savoldi, néanmoins les
paragraphes 1 et 4 sont à attribuer à Massimo Bricocoli et les paragraphes 2 et 3 sont à attribuer à
Paola Savoldi.

Introduction 9
L’importance politique et culturelle acquise par la question de la sécurité
dans le débat sur les politiques publiques (en Italie comme ailleurs) est très
probablement l’effet de formes de gouvernement et de cohésion sociale tou-
jours plus fragiles. L’augmentation de l’insécurité sociale projette de façon
évidente, et de façons les plus simples et désespérées, l’ombre des peurs indi-
viduelles sur l’agenda des politiques publiques et, comme nous l’avons montré
ailleurs2 (Bricocoli et Savoldi, 2008) la réponse aux problématiques qui émer-
gent éminemment comme demandes de sécurité sociale prend toujours plus
souvent la forme d’une action publique intervenant sur le plan de la sécurité
civile (et donc de l’ordre public) ou bien comme des actions locales (en termes
de politiques pour la sécurité urbaine) qui tentent de remédier localement à
des problèmes certainement de nature structurelle.
Une recherche récente commandée en 2008 par l’association des entre-
prises de construction dans l’agglomération milanaise (Assimpredil - Makno
& consulting, 2008) sur l’évolution du marché des immeubles d’habitation,
montre que la sécurité du quartier est indiquée comme premier critère de
choix du quartier et du contexte du lieu d’habitat (9,1 %) et seulement ensuite,
la “qualité des dessertes et du transport” (8,6%), la facilité de stationnement
(8%), la proximité de parcs et de jardins (8%) et de services commerciaux
(7,2%).
Comme nous le verrons, l’espoir d’un contexte “sûr” n’est pas relatif aux
taux réels de criminalité, mais dépend plutôt de toute une série d’exigences
qui font référence aux caractéristiques, aux usages et aux fréquentations de
ces lieux.
La tendance à un retour des populations vers la ville et la croissance dé-
mographique urbaine s’inscrivent aujourd’hui sur l’agenda des gouverne-
ments locaux et dans le débat sur la ville contemporaine. Il s’agit d’une part,
d’un “retour en ville”, c’est-à-dire d’une croissance urbaine qui se réalise aux
dépens des zones sub-urbaines avec un intérêt renouvelé pour les services et

2. Les hypothèses que nous développons ici sont le résultat d’un travail de terrain intensif qui a suivi
une première recherche réalisée en Italie (dans le cadre du Programme exploratoire de recherche
prospective en Europe, lancé par le PUCA) sur les politiques locales pour la sécurité, sous la direction
de Massimo Bricocoli et Paola Savoldi (Bricocoli, Savoldi, 2008).

10 Introduction
les offres des hyper centres. D’autre part, une demande renouvelée de ville
est exprimée par ceux qui y résident déjà, dans des secteurs urbains cen-
traux et méditent de partir à la recherche d’une meilleure qualité de vie mais
ne sont pas disposés à affronter les coûts et les inconvénients de la densité
urbaine: l’usage intensif et souvent non réglé de certains espaces publics, la
forte mixité et la proximité de fonctions (autres que la fonction résidentielle),
la disponibilité limitée d’espaces verts facilement accessibles, la difficulté
d’accès et de stationnement et de façon générale la médiocre tranquillité et
privacy des espaces domestiques et des espaces les plus proches. A ces deux
dynamiques se superposent les données sur la population immigrée, c’est-à-
dire le pourcentage important d’étrangers qui a caractérisé la renaissance dé-
mographique de nombreuses villes et régions dont les soldes naturels étaient
presque nuls. Dans quelles conditions ces processus de croissance, transfor-
mation et réorganisation se produisent-ils?
Comme l’ont souligné de nombreux auteurs (Bianchetti 2009 ; Cremas-
chi, 2008 ; Donzelot, 2008 ; de Leonardis, 2008), la production de la ville
risque de suivre de plus en plus souvent des principes de séparation, voire
d’éloignement des différents groupes sociaux et de leurs lieux de vie. Ce genre
de ville nous apparaît toujours plus simplifié, toujours plus touché par des
processus de polarisation (sociale, fonctionnelle) qui réduisent ou transfor-
ment le caractère urbain même de la ville.
Si l’on adopte le thème de la sécurité comme la clé de lecture (parmi d’autres
possibles) pour mieux comprendre comment la ville contemporaine est habi-
tée et ses architectures concrètes sont vécues, le pouvoir de l’urbanisme sur les
lieux devient évident, ce même urbanisme apparaît comme un dispositif qui
tente d’agir sur la société même à travers la régulation des espaces (Mazza,
2004), ce qui est différent de dire que les espaces influencent le comporte-
ment des citoyens (comme le soutient la thèse centrale des approches de
prévention situationnelle); l’urbanisme règle des fonctions et donc des catégo-
ries d’activités et de citoyens concernés par ces fonctions; tout ceci a beaucoup
à voir avec la (représentation de la) sécurité : interdire ou déplacer certaines
fonctions, est une tâche qui concerne le pouvoir de l’urbanisme, son champ
d’action plus classique, mais c’est aussi un domaine où se définit une idée de
société, une idée de gouvernement plus ou moins fort et où se forment des

Introduction 11
espaces publics de débat/justification/négociation et, aussi, une idée d’habitat
(Palermo, 2004).
L’urbanisme a en principe le pouvoir d’influencer les façons d’habiter la
ville, en situant les différents types de fonctions et les usages des espaces et ses
outils sont les moyens plastiques, très sensibles aux contextes, par lesquels un
gouvernement réalise ses décisions en matière de transformation de la ville.
Toutefois, si les projets politiques, comme souvent, sont faibles, les politiques
urbaines tendent à prendre en compte les instances d’une société confrontée
à différentes insécurités et à mettre en scène des solutions sans ambition :
la gestion des urgences, les engagements limités, les remèdes à court terme,
l’ouverture aux initiatives immobilières. Cette façon de gouverner a, et aura,
des conséquences importantes sur les formes de l’habitat contemporain et les
caractéristiques des lieux.
L’ambition motivant cette recherche est alors d’analyser comment
l’insécurité, sociale et civile, se lie aux pratiques et aux formes de l’habiter
et au gouvernement des transformations urbaines de la ville contemporaine.
En focalisant notre attention sur l’observation de l’espace où prend forme
la réorganisation de la vie en ville, nous formulons deux hypothèses symé-
triques. La première est que le sentiment d’insécurité est en grande partie lié
à la qualité et aux modes de fonctionnement des espaces urbains. La seconde
est que les formes et l’organisation des espaces urbains contemporains disent
beaucoup de la pénétration des sentiments d’insécurité dans une société lo-
cale et des frames qui opèrent dans la définition des valeurs et des conditions
agissant sur le dessin de la ville et de son renouvellement. Plus précisément,
notre conjecture est ici que l’urbanisme, par ses outils d’intervention, parti-
cipe à l’élaboration de représentations de la sûreté plus ou moins simplistes
mais communément partagées.
Les chercheurs qui s’occupent de questions urbaines s’intéressent au
thème de l’insécurité en raison, entre autres, de la nécessité et de l’opportunité
d’identifier des connexions évidentes avec d’autres thèmes qui peuvent
s’inscrire dans le champ traditionnel des compétences et des responsabilités
de l’urbanisme: les politiques du logement et les caractéristiques de l’offre de
logements, le projet des espaces ouverts, le dessin et la régulation des usages
des espaces publics, la planification du développement d’un secteur urbain

12 Introduction
comme système équilibré et soutenable. En ce sens, il nous semble fondamen-
tal de considérer la sécurité comme le résultat d’un ensemble articulé de poli-
tiques (sociales, de l’habitat, urbaines, de l’emploi, de l’immigration) et tout
autant, comme une question en rapport avec de nombreux facteurs de crise
de la ville contemporaine. En ce sens, des dispositifs et des politiques destinés
à traiter ce qui se situe dans un champ défini de façon variable comme celui de
l’“insécurité” intéressent la ville de très près, en contribuant à en déterminer
certaines caractéristiques, en influençant les orientations de l’Etat, du marché
et de la société pour la préfiguration de transformations urbaines et la produc-
tion de nouvelles parties de ville.
En d’autres termes:
on peut considérer que le besoin de sécurité, exprimé avec toujours
plus d’urgence par certains éléments de la société, est à l’origine de
certaines politiques publiques, dont les matrices sont souvent étroite-
ment liées aux politiques urbaines; elle en est l’origine parce que
politiquement, la réponse à la demande de sécurité obtient un retour
certain et immédiat en terme de consensus; on peut donc opportuné-
ment et utilement observer certaines politiques urbaines en tenant
compte de l’influence de ce thème;
mais le besoin de sécurité influence aussi la nature des demandes
que la société (et parfois de la communauté) exprime à l’égard du
marché et en particulier, du marché immobilier: les caractéristiques
des nouvelles parties urbaines qui marquent le changement de cer-
taines grandes villes répondent à des exigences et des perspectives
individuelles relatives à une garantie de «calme», de sécurité et de
privacy dans des contextes souvent très urbains, très denses et avec
une forte mixité sociale et des fonctions. Par conséquent, en traitant
des politiques urbaines, il est aussi important d’observer et de con-
sidérer cette nécessité (privée et individuelle) pour en analyser les
impacts et les interactions avec les mécanismes de marché d’une part
et avec la capacité de gouvernement et les caractéristiques de l’action
publique qui tente d’y répondre, d’autre part.
Une fois admise l’hypothèse que les politiques pour la sécurité urbaine
traitent fréquemment de problèmes qui renvoient à d’autres politiques, l’idée

Introduction 13
de fond est que si ces autres politiques “faisaient correctement leur métier”, les
citadins seraient plus facilement en condition d’habiter la ville avec ses con-
tradictions historiques et la demande de sécurité serait probablement moins
pressante. Les demandes courantes de sécurité s’expriment souvent en terme
de séparation de ce qui semble menacer des modèles de vie spécifiques, de
surveillance proche (ou à distance) des lieux perçus comme potentiellement
dangereux, de réduction progressive des parcours (liaisons internes/souter-
raines entre parkings et logements, accès à certains espaces ouverts limité par
des créneaux horaires). Mais ce type de demande risque de rester insatisfaite
parce que les raisons de peur sont et seront infinis; par ailleurs, elle risque
d’induire des solutions conformes aux principes de séparation et de distance
entre différentes façons d’être citadins et de faire la ville.
Certains phénomènes d’agrégation des demandes, certaines préférences et
solutions sont déjà évidents. Mais l’agrégation des demandes produit souvent
des réponses homologantes dont fait les frais l’urbanité comme mélange et
variété de fonctions, de populations et d’espaces. On entend parfois et inopi-
nément proposer le recours à la dimension communautaire comme remède
aux problèmes de sécurité. A ce sujet, nous sommes de l’avis que la société
contemporaine qui connaît depuis longtemps des processus de forte indi-
vidualisation, ne peut pas exprimer un «désir de communauté authentique»
(Savoldi, 2006). Et, dans une perspective privilégiant des conditions de liberté
et d’autonomie du sujet, cette aspiration n’est pas souhaitable. La société con-
temporaine semble toutefois exprimer une demande de communauté artifici-
elle, en tant que coalition soudée par la défense d’un intérêt commun (non pas
général mais commun aux adeptes). Si l’on répond à la demande de ces com-
munautés (ou si l’on permet, en qualité d’acteur public, que l’on réponde) par
des projets qui garantissent les exigences de sécurité, en échange d’une qualité
urbaine réduite et tendent à produire des espaces protégés et séparés du reste
de la ville, il est vraisemblable d’imaginer les effets critiques et progressifs de
polarisation qui, de fait, mettent aussi en danger les communautés protégées,
établies dans des enclaves résidentielles.
S’intéresser à ces tendances, en dévoiler les caractéristiques et les logiques,
en anticiper certains effets dans le contexte italien est l’objectif de cette recher-
che : par la sélection et l’observation de lieux, de parties urbaines attestant

14 Introduction
des interactions entre l’action publique de gouvernement, les dynamiques du
marché et les pratiques sociales.
D’autres chercheurs se sont occupés du thème de la sécurité du point de
vue de l’architecte ou de l’urbaniste en donnant naissance à un domaine de
recherches et d’expériences qui dans le débat peuvent être ramenés à une ap-
proche de «prévention situationnelle». Au cours de ces années, nous nous
sommes rendus compte de l’influence de cette orientation dans le domaine
des recherches urbaines et, surtout, nous avons pu vérifier que les cherch-
eurs qui s’occupent de sécurité en faisant référence à des matrices culturelles
autres que celles de l’architecture (par exemple, les criminologues, juristes
ou sociologues déjà cités), construisent une équation directe et univoque en-
tre la recherche urbaine et les perspectives de la prévention situationnelle. Il
ne s’agit pas d’une simple question de distinctions et subtilités disciplinaires:
nous sommes convaincus qu’entre cette approche et celle que nous avons pro-
gressivement tenté de construire, il y a des différences importantes. La préven-
tion situationnelle tend à attribuer à une configuration déterminée de l’espace
le pouvoir de modifier les comportements, de les infléchir dans une direction
spécifique: celle de la ‘propreté urbaine’, de l’ordre, des bonnes manières.
Nous soulevons deux objections.
La première est que l’objectif ne peut se réduire à l’ordre et l’usage civil (au
sens le plus élémentaire d’ ‘éduqué’) des espaces publics. Cette orientation tend
à produire des effets analogues à ceux de banales ordonnances municipales
par exemple, en décrétant l’horaire de fermeture des cafés et des bars pour ne
pas risquer de troubler la tranquillité publique ou bien, en interdisant la con-
sommation de boissons alcoolisées dans les espaces ouverts et publics pour
limiter les possibilités d’usages inappropriés et fastidieux pour les résidents ;
ceci suscite le déplacement des problèmes ailleurs, l’appauvrissement des pra-
tiques et usages des espaces, la spécialisation fonctionnelle et la simplification
des formes de co-habitation urbaine. Dans notre recherche, nous évitons de
raisonner en termes normatifs, nous ne cherchons pas à produire des règles de
projet qui conjurent l’insécurité urbaine de façon linéaire et causale mais nous
préférons observer des lieux qui ‘marchent bien’, tenter d’en saisir et décrire
les caractéristiques comme des ingrédients potentiels d’éventuels futurs pro-
jets en considérant attentivement les spécificités de chaque contexte. Est-il

Introduction 15
possible que différents profils urbains (c’est-à-dire l’ensemble des matériaux
urbains qui composent une partie de ville, les citadins qui l’habitent, les activi-
tés qui s’y déroulent) puissent se prêter de la même façon à des traitements
analogues de l’espace, comme par exemple la forte illumination, l’absence de
bancs ou d’éléments facilitant l’arrêt des piétons ou autres prescriptions typ-
iques de l’architecture de la prévention situationnelle? Nous en doutons.
La seconde: l’objectif doit se situer à un niveau plus élevé que celui d’une
prévision ou détermination de comportements spécifiques des citadins: les
interventions sur la ville doivent préfigurer une perspective de responsabilité
et de concession d’autonomie individuelle, en laissant la possibilité d’usages
indéterminés et non pas définitivement établis (les usages du désordre, comme
les a défini Sennett en 1970), avec une plasticité suffisante des aménagements
pour oeuvrer en direction d’une co-présence de différents citadins pouvant
utiliser les espaces de façons différentes; cette perspective suppose d’assumer
une idée de société ouverte et de créer des conditions de mise en oeuvre locale
en fonction d’une régie institutionnelle compétente (c’est-à-dire opposée aux
formes de délégation à des communautés plus ou moins artificielles pour le
traitement des problèmes urbains).

1.2 Outils, projet urbain et de l’habiter dans la ville contemporaine

Les caractéristiques des projets urbains récents et les relations entre es-
paces et sociétés qu’ils tentent de déterminer montrent clairement les in-
stances d’une société très ‘individualisée’ et la mesure de leur influence sur la
production de la ville.
Pourquoi relever tout cela? Parce que tout cela pose des problèmes
d’habitabilité de la ville et de justice sociale, parce que nous remarquons que
les tendances actuelles révèlent la production d’une ville à plusieurs vitess-
es (Donzelot, 2004) : la polarisation des groupes sociaux qui cherchent leur
place (la leur) en éloignant ceux avec lesquels ils n’ont pas d’affinités, la con-
struction de communautés artificielles et défensives au nom de l’ordre et de
la quiétude. Est-il possible et comment, d’éviter que ces tendances ne devien-
nent irréversibles et ne puissent plus être affrontées? A la base, il y a la ‘ques-

16 Introduction
tion urbaine’: comment se transforme la ville contemporaine en Europe, quels
projets en maîtrisent les transformations (Mangin, Panerai, 1999 ; Boltanski,
Chiapello, 1999 ; Bifulco, de Leonardis, 2006): quelle culture du projet, quels
buts implicites et explicites, quelle idée de ville expriment et soutiennent ces
projets ? Comment les projets urbains distribuent les citoyens dans l’espace et
comment les inégalités sociales et territoriales sont-elles alors traitées à trav-
ers la production de la ville ?
Après avoir examiné une variété de contextes urbains dans nos précédents
travaux (Milan, Turin, Trieste, Rome, Palerme et Naples), nous avons choisi
d’approfondir ici deux cas qui présentent des éléments de similitude avec le
cas français, notamment pour les villes du nord de l’Italie, le développement
social et économique et la forte présence de phénomènes migratoires. Les
deux villes choisies, Milan et Turin, semblent également intéressantes car elles
présentent plusieurs différences importantes avec les cas français, comme le
type de gouvernement local, les relations entre l’administration publique et
la société locale, les politiques urbaines ainsi que l’idée même de sûreté. Par
ailleurs, nous avons distingué plusieurs types d’habitats urbains : d’une part
ceux qui font partie du centre ville, d’autre part les constructions récentes qui
composent la ville émergente. Ces dernières se distinguent des modèles rési-
dentiels d’initiative exclusivement privée et des modèles résidentiels mixtes
(logements en propriété, parc social de type HLM).
Pour mieux comprendre les relations entre espaces et société mis en place
par les projets urbains, les variables qui les influencent et les effets qu’elles
produisent, nous avons travaillé sur le terrain et en observant :
les histoires des habitants: qui sont-ils, d’où viennent-ils, pourquoi
ont-ils choisi d’aller vivre dans des nouvelles parties de ville, avec
quelles attentes, qu’ont-ils trouvé une fois sur place, qu’est-ce qui les
inquiète (qui sont-ils et comment habitent les habitants?);
les outils adoptés pour les transformations, représentent un domaine
où le sujet public, voire le gouvernement local, a (ou n’a pas) négocié
avec les investisseurs du secteur privé ou avec d’autres acteurs locaux
les conditions et les caractéristiques des projets ;
les traces, les signes, les formes de ces processus, l’organisation des
espaces et des pratiques de vie des habitants, les relations avec les au-

Introduction 17
tres parties de la ville (à travers les trajectoires de vie des habitants).
Le travail sur le terrain, qui constitue le cœur de notre travail, permet de
mettre en question les outils de l’urbanisme à partir du relevé des architec-
tures et de leur usage (De Carlo, 1973). Ce qui nous intéresse est donc d’une
part, le point de vue des usagers, d’autre part, les dispositions prévues en prin-
cipe par les outils d’urbanisme et comment ces deux aspects se rencontrent et
interagissent. Nous observons les processus et les formes d’adaptation mutu-
elle entre les mécanismes de régulation qu’ impliquent les outils d’urbanisme
et leur mise en place, leur traduction en espaces urbains et en pratiques de
l’habiter. Qu’en est-il lorsqu’ ils deviennent des lieux de vie. Il émerge de notre
recherche une image plastique des outils comme champ d’expérimentation
et d’apprentissage à travers les lieux. Les lieux résistent aux outils, les lieux
restent forts en tant que témoins des choses, de ce qui se passe, de ce qui a été
décidé, de ce qui a été mis en place ou mis en cause. Cette force des lieux ne se
donne pas au nom d’une idée de local à priori, capable de résister aux logiques
globales; en effet, les lieux se révèlent malheureusement mais souvent faibles
sauf là où la société locale est dynamique, progressiste et bien enracinée dans
le territoire qu’elle habite. La force des lieux tient plutôt à sa nature de pièce
d’archéologie vivante, le ‘corps du délit’. La force des lieux tient plutôt à leur
nature d’archéologie vivante, de ‘corps du délit’; ils peuvent s’opposer (ou se
placer à côté) aux outils de l’urbanisme qui pendant des années ont été au
centre de grands espoirs, de bien des interprétations locales et de promesses
déçues.
Les outils sont observés dans leur application et in loco. L’analyse appro-
fondie des outils est donc exclue : ils sont considérés comme des ‘accidents’
qui croisent des lieux ou bien comme des objets qui se modèlent sur un con-
texte à plusieurs niveaux:
politique, parce que les déclinaisons possibles sont nombreuses et
différentes; on le voit bien macroscopiquement, lorsque par exemple,
un même outil est traduit différemment selon les régions où il est mis
au point et utilisé;
administratif, parce que les modes de construction des décisions et
des transformations urbaines changent selon les compétences, les
orientations, les expériences et la complémentarité des services im-

18 Introduction
pliqués les cas où les projets de transformations et la définition des
procédures correspondent à une prise en charge de la phase de ré-
alisation et de gestion d’espaces et d’activités sont rares mais cette
absence ne peut être imputée à un outil spécifique, elle représente
plutôt une donnée contextuelle, un facteur qui agit sur les outils ;
social, parce que la société locale peut saisir ou non les logiques, les
mécanismes et les chances offertes par un outil d’urbanisme; cer-
taines tendances sont analogues, d’autres, différentes ;
économique, parce que s’il est vrai que l’économie globale pèse sur
les systèmes locaux, il est aussi vrai que les cultures et les ressources
de l’entreprenariat local peuvent avoir des caractéristiques différen-
tes et leurs effets peuvent être analogues ou différentes ;
physique, mais la dimension matérielle ne concerne pas seulement le
terrain où un nouveau projet sera réalisé (qui, dans les cas des friches
industrielles, se réduit souvent à une tabula rasa) mais plutôt ce qui
l’entoure, les caractères et l’organisation des espaces ouverts ou bâtis
qui participeront au développement d’une nouvelle partie de ville.

1.3 Lieux, outils

On a assisté ces dernières années à une production abondante de nou-


veaux outils d’intervention sur la ville (Salamon, 2002 ; Lascoumes, Le Galès,
2004). En principe, ces outils ont redessiné dans son ensemble le cadre des
politiques urbaines en Italie. Jusqu’à présent, beaucoup d’expériences ont été
lancées, mais peu de bilans, achevés. Entre temps, certaines questions sont
devenues urgentes et s’inscrivent dans le débat actuel sur les conditions urba-
ines, parmi lesquelles il faut certainement citer la sécurité. Le moment semble
venu de s’interroger non seulement à partir d’observations sur les pratiques
spatiales des espaces mais aussi, en parcourant à rebours, les caractéristiques
originales et le fonctionnement effectif des dispositifs qui ont provoqué ou
accéléré les transformations des tissus urbains. Il s’agit donc de revenir sur
les lieux qui ont été la cible et le terrain d’expérimentations pour discuter de
l’importance, de l’efficacité et éventuellement, de l’imprévisibilité des effets

Introduction 19
provoqués par les outils mis en œuvre. Entre les différentes hypothèses pos-
sibles, nous avons choisi d’analyser:

a. Les outils destinés à induire des transformations sociales, outils de


zoning– proximité des usages, fonctions et pratiques (dispositifs pour agir
sur les espaces afin d’ agir sur la societé).
Ces instruments en l’occurrence, font partie du panel d’outils adoptés dans
certains des contextes étudiés. Un premier type est celui que l’on peut recon-
duire aux outils traditionnels (utilisés depuis longtemps en Italie) pour modi-
fier des usages considérés impropres et induire des transformations du tissu
social. C’est par exemple le cas du zoning ou des dispositions relatives à la ré-
gulation des flux, à la limitation du trafic motorisé, et de la création d’îles pié-
tonnes. Dans le quartier de Via Sarpi, la chinatown milanaise, où la présence
de nombreux exercices commerciaux gérés par des entrepreneurs chinois est
un motif de controverses avec les habitants qui résident depuis longtemps
dans le quartier. L’hypothèse et la demande est d’intervenir en piétonnisant
les voies les plus commerçantes. Ou bien, c’est le cas des plans de requalifica-
tion (prévus par la loi 457 de 1978), réalisés par des opérateurs privés pour
des municipalités à travers des conventions qui prévoient des interventions
de manutention ordinaire, extraordinaire, de restauration, d’entretien et con-
servation, de restructuration architecturale et urbanistique. Dans le quartier
de San Salvario à Turin, cet outil apparemment daté, a permis de redéfinir le
profil d’un contexte physiquement et socialement critique.

b. Outils visant à intervenir pour une régénération de la ville (et de la


planification) moderne et une recomposition et organisation des valeurs
Une autre catégorie concerne au contraire les outils introduits récemment
dans le champ des politiques urbaines et destinés à intervenir sur des parties
de la ville répondant aux principes typiques de la modernité pour en redéfinir
l’organisation et les valeurs immobilières: c’est le cas fréquent des friches in-
dustrielles ou bien des quartiers résidentiels qui comprennent une part impor-
tante de logements sociaux réalisés entre les années cinquante et soixante-dix,
à forte densité de logements et surtout composés de typologies de barres et
de tours. Il s’agit en général de contextes où la variété des fonctions et des us-

20 Introduction
ages est absente ou très limitée (se situant aux antipodes d’une idée de mixité)
comme dans les cas des projets de requalification urbaine et de récupération
urbaine (Priu et Pru, prévus par le décret ministériel 24 de 1994). A Turin,
par exemple, un de ces instruments a été utilisé pour requalifier un quartier
périphérique fortement dégradé (Programme de Recuperation de via Artom)
en lien avec un système d’actions articulant projets sociaux et interventions
sur les bâtiments, y compris la démolition d’un édifice résidentiel. En opposi-
tion, nous montrons une interprétation dans le cas milanais où le Programme
de requalification urbaine Pompeo Leoni concerne une friche industrielle et
sa reconversion en nouveau complexe résidentiel (avec un quota obligatoire
de logements sociaux), tertiaire et commercial; la composition s’appuie sur
le dessin moderne d’un boulevard qui rassure (le quartier a une forme, une
hiérarchie, un ordre!) mais dont le dessin décourage de fait des usages autres
que sa traversée en automobile. Des parcs urbains séparent et mettent à dis-
tance suffisante la ville bruyante et chaotique.

c. Les outils de production de la ville nouvelle/les buffer zones et les îles


de la ville contemporaine
Le dernier exemple étudié dans notre recherche est celui des outils desti-
nés au dessin et à la réalisation ex novo d’une vaste partie de ville: ce sont les
cas du projet Spina 3 à Turin, un projet urbain prévu par le plan d’urbanisme
réalisé par Vittorio Gregotti au cours des années 90 et du projet pour le quart-
ier S. Giulia à Milan, grand projet urbain qui prévoyait une variété de con-
structions destinées aux secteurs élevés du marché immobilier, actuellement
en cours de réalisation et drastiquement redimensionné par rapport au projet
initial. Il s’agit dans les deux cas, d’interventions achevées sur des aires urba-
ines où de nouvelles architectures ont été dessinées et de nouvelles fonctions
et de nouveaux usages prévus.
Dans tous les cas, les outils permettent de passer de l’analyse des lieux à
celle des préoccupations sécuritaires; ils représentent le moyen de montrer
des interprétations diverses ou semblables et d’étudier comment l’urbanisme,
ici dans l’acception de juxtaposition de différentes dispositions, influence des
questions qui dépassent la seule dimension physique de la ville, en mettant
constamment en tension/relation espace et société.

Introduction 21
1.4 Cas d’études et méthodologie: note introductive

Il nous semble nécessaire de présenter ici plus précisément les cas choisis
ainsi que la méthode adoptée pour leur analyse, le recueil des données et les
descriptions qui ont constitué les matériaux empiriques permettant de vérifier
les hypothèses générales de la recherche.
Comme nous l’avons anticipé, le choix des contextes de Milan et Turin
dépend de leur relative analogie avec certaines conditions territoriales de
centres urbains français de dimensions semblables. La nature des problèmes,
l’assise urbaine, les activités économiques et les géographies sociales ont des
caractéristiques plus facilement comparables aux villes françaises, à la dif-
férence d’autres contextes comme les grands centres urbains du sud de la
péninsule italienne: Naples, Palerme et même Rome (qui ont fait l’objet de
notre recherche précédente) présentent en effet des spécificités radicalement
originales (Bricocoli, Savoldi, 2008).
Les cas étudiés montrent:
- des différences ou des similitudes entre les diverses formes de gou-
vernement local, ainsi que le traitement du thème de la sûreté dans les cas de
Milan et Tourin;
- les spécificités des différents types d’habitats urbains, appartenant à
la ville historique ou à la ville émergente; les cas étudiés ont mis en évidence
la distinction faite entre les opérations d’aménagement à l’initiative exclusive

22 Introduction
des acteurs privés et les opérations d’aménagement réalisées dans le cadre
d’un partenariat entre acteurs publics et privés.
Pour chaque cas, nous avons développé les étapes suivantes :
définition du contexte urbain : profil démographique, social et
économique de la ville, phénomènes émergents;
travail de terrain: observation directe des usages des espaces, docu-
mentation photographique ;
entretiens avec les habitants, les responsables des administrations
publiques, les associations, les promoteurs immobiliers, etc. ;
repérage des diverses initiatives, programmes et projets qui concern-
ent les politiques urbaines de sûreté ;
rencontre des acteurs ayant un rôle déterminant dans la perception
du sentiment de sûreté ;
revue critique des outils existants en matière d’urbanisme, descrip-
tion des outils, des mécanismes de fonctionnement et des pratiques
d’usage des espaces.
Un aspect important de la méthodologie concerne le travail de terrain et
notamment, les interviews des habitants. En effet, cette opération a occupé
une part importante de notre activité de recherche car la reconstruction des
‘parcours résidentiels’ et des raisons motivant les déménagements et le choix
de nouveaux lieux d’habitation représentent un outil privilégié de l’analyse de
phénomènes émergents, aujourd’hui encore peu étudiés en Italie. Bien que
notre recherche s’appuie sur des matériaux empiriques partiels, elle essaie
de pointer des hypothèses qui rendent compte de la localisation et des car-
actéristiques des nouveaux complexes résidentiels projetés et réalisés dans
la ville consolidée. De ce point de vue, le thème de la sécurité est solidaire de
celui de l’habiter et pour en saisir les déclinaisons individuelles et spécifiques,
dans chaque contexte observé, nous avons choisi de ne pas centrer explicite-
ment les entretiens avec les habitants sur la sécurité mais de laisser le thème
émerger de la discussion et de l’explicitation des choix et des pratiques de
l’habiter.
Nous proposons ci-dessous un autre outil de lecture, un schéma global qui
montre pour chaque cas considéré, la déclinaison spécifique de plusieurs
thèmes communs.

Introduction 23
24 Introduction
Introduction 25
Première partie. Milan

Milan 27
28 Milan
Pompeo Leoni.
Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville

Massimo Bricocoli

2.1. Pompeo Leoni. Contexte, outils, transformations

Pompeo Leoni est un lieu de transformation urbaine où des fonctions ré-


sidentielles et des équipements se sont substitués à la production manufac-
turière et où la “ré-articulation des rapports entre production de l’économie
et production de la ville devient plus lisible, ou si l’on préfère, où “le rôle actif
du secteur immobilier de nouveau impétueux” s’exprime au mieux (Bianch-
etti, Todros, 2009). Précisément, il s’agit d’une friche industrielle de la ‘OM’
(Officine Meccaniche Milano, puis Iveco), une industrie du groupe Fiat qui
construisait dans le passé des véhicules industriels dont il ne reste qu’une mé-
moire symbolique, mais aucune trace matérielle.
Le secteur concerné par le ‘Programma di recupero urbano Pompeo Le-
oni’ (Programme de récupération urbaine) est adossé à la ligne ferroviaire
circulaire affectée au transport de marchandises qui, à part quelques inter-
ruptions, entoure presque toute la ville consolidée. La ligne a été remise en
service récemment pour le transport de voyageurs et le terrain en question est
situé le long du tronçon ferroviaire compris entre deux gares. L’urbanisation
du secteur situé immédiatement au nord, au-delà de la ligne et de l’axe routier
de rocade, date du dix-neuvième siècle. On distingue le parc Ravizza dessi-
né à la fin du dix-neuvième et au début du vingtième siècle, quelques blocs
d’immeubles et des maisons bourgeoises de la même époque, un quartier ou-
vrier du début du vingtième siècle complètement réhabilité, certaines maisons
de maître et, un peu au-delà, l’Université privée Bocconi, considérée comme

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 29


une business school d’excellence européenne. Le long du versant est, le secteur
est délimité par la rue Ripamonti, qui limite un tissu mixte organisé en grande
partie par blocs datant du début du XX° siècle. Le terrain est inclus de fait
dans une partie de ville immédiatement adjacente, au centre ville, à quelques
centaines de mètres.
La ligne ferroviaire et la voie de rocade constituent indubitablement des
coupures importantes, surtout du point de vue de la mobilité piétonne. Bien
que le secteur de Pompeo Leoni dans une vue “zénithale” soit intégré et en
continuité idéale avec le contexte dense environnant en réalité, en étant cir-
conscrit sur son périmètre par des voies rapides sur trois côtés et par un canal
sur le quatrième côté, au sud, il est en substance imperméable au contexte.
C’est aussi l’organisation spatiale globale qui montre un mode d’habiter es-
sentiellement “à part”, étranger au fonctionnement de la ville autour, tant
est que selon une habitante, “quelques barrières et quelques emplacements
auraient suffi à exercer le contrôle total des accès”. Mais il n’y a ni barrières, ni
checkpoint, ni points de contrôle formels; pour saisir le caractère «insulaire»
de ce secteur, il faut affiner le regard.
La transformation de la friche en secteur résidentiel et tertiaire, réalisée au

1. Le Pru Pompeo Leoni (ou encore “ex OM Fiat”) a été réalisé grâce à un “Programma di Riqualifica-
zione Urbana” (Programme de requalification urbaine) qui permet de définir un plan d’intervention
en variante au plan d’urbanisme à travers un accord de programme souscrit entre le ministère
des Travaux publics, la Région Lombardie et la Municipalité, signé en l’occurrence en 1995. Les
«Programmi di riqualificazione urbana» ont été introduits par la loi 493 de 1993; le ministère des
Travaux publics assigne directement à ces programmes des financements sur la base d’un concours
national de projets présentés par les Municipalités, qui les choisissent entre les différentes proposi-
tions des opérateurs privés. Un coefficient territorial global est défini et fixe les quantités construct-
ibles partagées entre activités tertiaires et commerciales, résidentielles et de production; un certain
pourcentage des terrains est concédé pour les équipements publics. Le processus de désindustriali-
sation a commencé au milieu des années 80. Le Pru a été adopté en 1995 et approuvé en 1998. Les
travaux de démolition ont commencé en 1999. La surface globale de l’intervention est de 313.000
m2, dont 153.000 m2 de constructions distribuées ainsi:
logements 79.450 m2 soit 52 % correspondant à 1.589 habitants (50% dans le secteur privé, 25%
de logements conventionnés, 25% de logements subventionnés),
production 30.630 m2: 20 %,
commerce 9.000 m2: 6 %,
tertiaire 34.000 m2: 22 %.
Les terrains correspondant aux normes représentent 168.600 m2 soit 50% du terrain. Les terrains
pour la viabilité représentent 17.200 m2. Ils sont à la charge des opérateurs privés aussi chargés de
l’aménagement d’espaces verts et de mobilier urbain en plus de la démolition de l’existant. La répar-
tition des logements est la suivante: 50% des logements pour le secteur libre, 25%, de logements
conventionnés et 25% de logements subventionnés.

30 Milan
moyen d’un programme d’urbanisme appelé “Pru - Programma di recupero
urbano”1 s’est achevée au début des années 2000. Les Pru réalisés à Milan,
au nombre de cinq, sont tous situés dans le périmètre administratif de la ville,
toujours à l’intérieur de l’anneau périphérique extérieur dessiné par les voies
de rocade mais, dans certains cas, comme celui de Pompeo Leoni, dans un
secteur immédiatement adjacent à la ville consolidée. Comme nous le verrons
ensuite, toute une série de caractéristiques qualifient ce complexe résidentiel
comme une destination choisie par qui a décidé de s’éloigner du centre histo-
rique ou de densités excessives mais n’arrive pas à opter pour une localisation
extra- urbaine.
Sur le plan des outils opérationnels et des processus de transformation
urbaine, le profil et les caractéristiques du projet de requalification réalisé
paraît d’une certaine façon représentatif du compromis qui a caractérisé la
négociation entre acteurs publics et privés pendant toute une saison de trans-
formation urbaine à Milan. Comme nous le verrons, elle se présente comme
un idéal-type de la façon dont le développement et la valorisation de vastes
friches ont été gouvernés à la suite de la crise industrielle et de la reconver-
sion ou relocalisation, de la production de la fin des années 70 et du début des
années 80. L’outil adopté – le programma di riqualificazione urbana – est un
outil de l’urbanisme opérationnel défini à une période où la programmation
urbanistique en Italie cherchait à favoriser le développement et la requalifica-
tion urbaine par une négociation directe entre les acteurs publics et les pro-
moteurs immobiliers, et ceci, en soi, semblait fournir certaines garanties de
résultats publics aux interventions de rénovation.
Les ressources ministérielles publiques disponibles pour la réalisation des
Pru sont destinées à favoriser la récupération de vastes friches industrielles
et la satisfaction d’objectifs d’intérêt public et privé, conjointement, en pré-
voyant la mixité de fonctions et l’articulation de l’offre résidentielle en dif-
férents profils économiques et sociaux. Dans le cadre de ces programmes, la
Municipalité de Milan, instruit la procédure de candidature des Pru auprès
du Ministère, identifie les secteurs urbains qui feront l’objet de Pru, élabore
un document pour guider les propositions de projet sur les terrains choisis,
évalue les projets proposés par les acteurs privés. Les propriétaires des sols
et des immeubles, élaborent des projets de transformation, d’assainissement,

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 31


de requalification et de nouvelles constructions sur les terrains sélectionnés
par l’administration communale, en cédant aux acteurs publics une partie de
la surface de terrains dont il sont propriétaires pour la réalisation des travaux
d’urbanisation.
Comme nous le verrons, cette démarche a souvent été adoptée à Milan
pour permettre le réemploi d’emprises industrielles depuis longtemps aban-
données et a souvent donné lieu à des résultats inférieurs aux attentes, surtout
quand les opérations pâtissent des effets conjugués d’un gouvernement défi-
cient et d’une négociation guidée d’une part, par un secteur immobilier impé-
tueux et d’autre part, par des acteurs publics voulant satisfaire à des normes
qui se réfèrent, de façon simplifiée, aux éléments classiques d’un urbanisme
moderne tardif (c’est-à-dire, en substance, visant des objectifs exprimés en
terme quantitatifs notamment pour les espaces verts).
Même si les Pru milanais ont été rapidement condamnés et bannis du dé-
bat sur les processus de gouvernement des transformations urbaines comme
des interventions corrigées à la baisse et simplificatrices, il faut toutefois sig-
naler qu’ils correspondent à cinq interventions de dimension importante;
par conséquent, ces programmes ont joué un rôle considérable autant dans
la caractérisation de l’offre de logements dans le neuf (à une période où la
production de nouveaux logements est modeste) que dans la définition d’un
modèle de référence, même s’il ne s’agit que de représentation symbolique et
d’imaginaire, pour les (nouveaux) modes d‘habiter à Milan.
Les Pru ont marqué à Milan une phase de reprise des transformations
urbaines parallèlement à la révision des outils de l’urbanisme opérationnel
plus classiques. Dans l’ensemble, ils ont constitué les premières interventions
inscrites dans le cadre plus global et systématique d’une révision et d’une in-
novation de la planification urbaine à Milan et, en particulier, des nouveaux
processus de développement immobilier et de construction de la ville (Bolo-
can, Bonfantini, 2008).
A Pompeo Leoni, dans le périmètre de la zone industrielle qui a long-
temps complètement occupé ces terrains délimités au nord par la voie ferrée
et au sud, par le canal Vettabbia, l’urbanisation s’est appuyée précisément
sur ses bords, levier de la transformation, mais en a aussi pris les distances.
Le dessin du quartier a un caractère conclusif, tourné vers l’intérieur et sa

32 Milan
morphologie semble dictée par des principes fonctionnalistes d’autonomie et
d’autosuffisance.
Le secteur s’articule essentiellement en deux parties, situées respective-
ment à l’est et à l’ouest de la rue Pompeo Leoni, distinctes significativement
que ce soit du point de vue de l’organisation spatiale que de leurs fonctions.
Nous nous occuperons principalement de la partie située à l’ouest, celle qui
est la plus précisément concernée par le Pru.
A l’est de la rue Pompeo Leoni, le site a conservé certains bâtiments in-
dustriels et accueille une célèbre discothèque (les Magazzini Generali, seule
activité préexistante à toute l’opération immobilière), le siège dissocié d’une
école de design, quelques ateliers ou cabinets de professions libérales et des
logements dans des bâtiments en bande à deux étages réalisés dans les anciens
laboratoires industriels. Les logements sont distribués en bande ou autour
d’une cour. Leur accès est régulé par une série de dispositifs assez rigides (de
la rue aux logements, bien trois barrières successives et une loge de concierge
sont prédisposées). La réalisation de cette intervention ‘non organique’ au
Pru, a suivi un calendrier différent. Comme le relate un habitant “quand nous
sommes arrivés ici, il y avait déjà le parc, le Pru était déjà là et ça nous semblait un
monde à part. Entre les deux, il y a la discothèque: les Magazzini Generali; personne
ici, rue Pietrasanta, ne connaît ce secteur; Pietrasanta est un complexe résidentiel,
mais formellement ce n’en est pas un parce que son affectation est celle d’un labora-
toire avec un autre cadastrage”. Sur le côté sud de la route se situe la seule activ-
ité commerciale de tout le complexe (un grand supermarché alimentaire de la
chaîne Esselunga que complète aussi une petite galerie commerciale); il s’agit
d’un élément de grande attraction avec une aire de chalandise assez vaste.
Le supermarché fonctionne en fait dans une situation de complet monopole
et constitue même les jours ouvrables, le seul lieu d’approvisionnement en
denrées alimentaires.
Sous bien des angles, cette partie du terrain n’a rien en commun avec la
partie située à l’ouest. Ici le complexe résidentiel et tertiaire se développe le
long d’un axe est-ouest, la rue Spadolini, derrière laquelle se serrent les im-
meubles de logements qui donnent sur cette rue, en laissant sur les bords nord
et sud deux larges bandes inoccupées et destinées à de futurs espaces verts
publics. Le ‘parc des mémoires industrielles’ (210 000 m2) s’étend ondoyant,

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 33


avec des mouvements de terrain et un dessin de la végétation qui montrent un
certain travail paysager dans la bande nord à la limite de la voie ferrée et où
se dresse comme une sculpture un grand portique en mémoire d’une fonc-
tion par ailleurs complètement oblitérée dont il ne reste aucune trace visible.
Au sud, au contraire, le “parc de la Vettabbia”, accoté au canal homonyme,
consiste en un grand prés sur une étendue plate. Plus que véritablement d’un
parc, il s’agit de grandes zones vertes, dont l’aménagement minimum se réduit
à quelques sentiers et à de simples bancs pour s’arrêter. Par sa situation et
son dessin global, l’impression immédiate est que la réalisation du parc in-
scrite au cahier des charges des promoteurs en contrepartie des travaux
d’aménagement, représente à la fois un facteur de valorisation des immeubles
de logements et la mise à distance respectable de la limite, en périmètre du
terrain. Comme nous le verrons ci- dessous, l’espace ouvert et de la végéta-
tion sont utilisés comme des éléments de distanciation de façon récurrente
dans le projet, en déterminant de façon significative le fonctionnement des
espaces et en influençant leur perceptions et leur usages par les habitants.
Pompeo Leoni est comme un balcon sur la ville: les équipements et les lieux
les plus symboliquement urbains sont proches mais situés à une distance qui
atténue les externalités négatives de la ville dense: il n’y a pas de bruits, le
mélange des populations et d’activités se limite à quelques lieux isolés. La
rue Spadolini qui forme une sorte de seconde ligne de partage entre les dif-
férents secteurs résidentiels, caractérisés par une offre de logements et des
profils sociaux clairement différents. Comme le relate un habitant, “c’est un
peu comme la rive droite et la rive gauche”. Au sud se situent les logements sub-
ventionnés, conventionnés et collectifs (4 tours, 2 couples de bâtiments qui
forment respectivement 2 cours, dont l’une est destinée à une résidence étudi-
ante), au nord se concentre le quota de logements privés (2 tours donnant sur
la ville – celle qui est appelée ‘tours Fuksas’, du nom de l’architecte – et deux
bâtiments à cour– appelées les ‘cours Benati’). L’organisation et la distribu-
tion des bâtiments s’écartent de la rue et suivent les principes traditionnels de
l’urbanisme moderne. Les bâtiments résidentiels et tertiaires sont distribués
par lots, les bâtiments sont en retrait de la rue. Chaque lot est délimité par une
clôture. Ce trait distinctif général est appliqué aux tours comme aux bâtiments
sur cour. Aux différentes typologies correspondent différentes catégories du

34 Milan
marché immobilier. Les immeubles de bureaux forment deux blocs compacts,
distincts, disposés sur les deux côtés.
Les arrêts des transport publics sont assez éloignés, situés à l’extérieur du
périmètre de l’opération qui n’est traversé pas aucune ligne de transport pub-
lic; de toute façon, le profil du boulevard central ne le permettrait pas. Comme
nous le verrons, les déplacements de la plupart des habitants sont pour cette
raison confiés à l’automobile ou aux scooters. De façon générale, on accède
aux bâtiments après avoir franchi les barrières qui donnent sur la rue, des por-
tails successifs en correspondance des loges de concierges ou des interphones
(les deux dispositifs sont présents dans les bâtiments du secteur privé).

2.2. L’espace urbain négocié: à l’étroit entre public et privé

Le dessin urbain, la composition des différents bâtiments, l’organisation


générale de l’espace reflètent et racontent de façon claire et évidente les
contenus et les orientations du programme urbanistique: comme si le fonc-
tionnement, la réalisation et l’achèvement d’un dispositif urbanistique – le
Pru – avait soustrait toute possibilité d’‘écarts’, de ‘jeu’, que l’on trouve ail-
leurs. Il s’agit d’un thème majeur qui marque les limites du dessin et du mode
de gouvernement qui construisent aujourd’hui la nouvelle ville: la “protec-
tion” et la définition formelle de relations (avant tout entre acteurs public et
privé), la régulation des coûts et des fonctions correspond à la ‘stricte’ défense
des pratiques et des usages possibles et envisagés.
L’objectif d’une mixité des fonctions et des profils résidentiels présenté
comme ligne de conduite et pivot des programmes de rénovation urbaine,
correspond à Pompeo Leoni un complexe où les différents bâtiments se suiv-
ent, placés les uns à côté des autres le long d’un axe routier, sur le périmètre
du terrain.
Les clôtures délimitent le terrain en soulignant les frontières et en mar-
quant la différence. Mais ce ne sont pas seulement les clôtures qui détermi-
nent les caractéristiques de la composition. Les typologies des immeubles de
logements tendent à la reproduction, sous forme de tour ou de bâtiments sur
cour ouverte, mais ce sont surtout le dessin et les matériaux de façade qui

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 35


annoncent clairement les différents profils et valeurs immobilières, comme
une logique de distinction qui joue sur la ‘peau’ des bâtiments. Chaque bâti-
ment a son propre accès à son propre espace de parking souterrain. Les es-
paces publics au-dessus des garages sont complètement privés de la moindre
qualité; la faible épaisseur du sol empêche pratiquement d’y planter des ar-
bres: les sols sont recouverts par des revêtements en surfaces dures, pavés
ou par un tapis d’herbe assez misérable. A bien des points de vue, l’espace
public est “ce qui reste”. L’origine industrielle du site, les préexistences, tout
a été éliminée, nivelée, toute trace enlevée. L’espace ouvert et public corre-
spond à deux grands espaces verts sur les deux côtés extérieurs et dans la
partie plus centrale à un boulevard, la rue Spadolini, qui de fait, constitue le
principal élément de connexion. Il s’agit d’un boulevard au profil assez étroit
avec de chaque côté, un cheminement piétonnier, une rangée d’arbres et une
bande profonde de buissons qui de fait, séparent le boulevard des clôtures des
habitations. L’idée qui vient immédiatement à l’esprit est qu’un espace vert
de cette nature (un espace planté de buissons bas, denses et continus le long
du boulevard) joue littéralement le rôle d’une sorte de “buffer”, une zone qui
distancie, sépare, limite l’espace de la marche à pied et empêche quiconque
de s’arrêter entre le boulevard et les clôtures des immeubles. Ce traitement
de l’espace devient un dispositif de “prise de distance” –dans l’acception de
Zizek- comme s’il s’agissait d’affirmer de façon la plus visible la volonté de ne
pas trop se compromettre dans les relations sociales.
Une première observation critique consiste à relever que, comme le mon-
tre leurs effets spatiaux, la négociation entre acteurs publics et promoteurs
privés et la conduite conjointe du programme de re-qualification urbaine ont
favorisé et engendré l’appauvrissement inexorable et la réduction de la gamme
et de la qualité des espaces publics. La pauvreté de l’articulation des espaces
correspond à l’indigence du projet et à la banalisation du dessin urbain (de
façon analogue d’ailleurs, dans les autres opérations de Pru réalisées à Milan
au même moment). Certainement une telle organisation de l’espace est prise
au piège des prévisions et des attentes du marché qui vise à placer au plus vite,
sur plan et sur le marché ses produits pour lesquels toute demande de qualité
qui déborde d’‘une stricte et simple valorisation de l’immeuble peut devenir la
source de ‘complications inutiles’. Un habitant confirme durement cette inter-

36 Milan
prétation: “Il s’agit simplement d’un projet hyper rentable. Ce fatras de bâtiments a
été mis sur pied par un capital, par une série d’entreprises issues de la FIAT qui s’est
permis de faire et défaire comme elle voulait. L’industrie OM était une horreur, à part
des camions, elle produisait des armes, on a retrouvé des mines et des restes de muni-
tions, aucun travaux d’assainissement n’ont été directement réalisés par l’entreprise.
La Fiat s’est fait tout financer et a reproposé dans ce quartier son projet autoritaire:
les logements se font comme ça et on habite ensuite comme ça”.
Si on examine les relations ente les différentes parties, on constate que
c’est la séparation et certainement pas la composition, qui marque constam-
ment l’organisation de l’espace (Bianchetti, Todros, 2008). C’est la simplifica-
tion des catégories qui a guidé le dessin et l’organisation des espaces publics
dépourvus de tout élément pouvant susciter, d’une façon ou d’une autre, un
quelconque “accident”. C’est-à-dire que la prévisibilité et la visibilité du dessin
de l’espace ouvert/édifié ne réserve aucune surprise, empêche toute autre pra-
tique plus complexe que l’arrêt ou la traversée de l’espace public et apparem-
ment, personne n’est mis en condition de prendre la moindre responsabilité
en la matière. En ce sens, la déclinaison des caractéristiques et des rapports
entre les domaines privé et public semble se résoudre à la stricte opposition
de «privé, construit, fermé, clôturé et à usage exclusif» et «public, sans affec-
tation, ouvert, traversable et indifférencié», en parfait accord et coïncidence
avec leurs respectifs statuts juridiques et avec les modalités – individuelles et
collectives – des pratiques de l’espace. Ce jusqu’au-boutisme apparaît sur les
deux fronts.
Sur le front privé. Chaque complexe privé est gardé sur son périmètre et
son accès est limité à une seule entrée. L’articulation des espaces résidentiels
est réduit à l’essentiel, dans un seul cas, les façades des immeubles sur cour
sont animées de terrasses décalées; en général les immeubles de logements
sont des corps compacts, avec des accès centralisés, sans différences significa-
tives aux rez-de-chaussée. Dans certains bâtiments, réunis par le même pro-
moteur, certains accès sont “en commun”: c’est la cas de la tour Fuksas et
de la cour Benati qui partagent l’accès aux garages souterrains et la loge de
concierge. Il s’agit en réalité d’une gestion conjointe de flux qui se séparent
rapidement, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser des problèmes de gestion.
Les cours, les espaces environnants sont rigoureusement réduits au minimum

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 37


et n’invitent en aucune façon à un quelconque usage. Même dans la résidence
universitaire, la cour, délimitée par des surélévations, n’est donc pas immédi-
atement accessible.
Une des tours, réalisée par une coopérative de construction proche de Co-
munione e Liberazione (un groupe religieux de matrice catholique très enraci-
né et présent en Lombardie) se caractérise en réalité par la disponibilité d’un
espace à usage collectif, non visible de l’extérieur et réservé exclusivement aux
habitants. Un espace utilisé pour des fêtes et des rencontres; sans les services
minimums (hygiéniques et de cuisine) que l’on pourrait pourtant attendre. Le
même bâtiment est indiqué par d’autres habitants comme le “petit fort”, en
référence évidente à son caractère dur et introverti, avec ses petites fenêtres
et de profondes loggias. Les propos d’une femme qui habite l’immeuble sont
presque embarrassants: se plaignant de la totale absence d’espaces aménagés
pour le jeu (pour les 56 enfants qui habitent l’immeuble), elle regarde avec
envie la cour attenante du bloc des immeubles subventionnés, cour complète-
ment pavée, sans aucun arbre ni aucun abri contre le soleil mais équipée de
jeux d’extérieur très spartiates pour enfants: un toboggan, quelques balan-
çoires et de rares bancs autour.
Dans ces espaces qualifiés comme ‘privé- construit - clôturé- exclusif ’, les
terrasses et les balcons font l’objet d’un grand investissement des habitants,
dans l’imaginaire symbolique et dans les pratiques. Ils représentent un des
aspects les plus valorisants du secteur situé au nord de la rue Spadolini et con-
stituent un intéressant sujet d’observation: “Il y a des gens qui ont planté sur leurs
terrasses des érables de deux mètres, un pré, des oliviers”; d’autres y ont installé des
baignoires Jacuzzi entre les arbres de ce qu’ils décrivent avec orgueil comme
un verger luxuriant. La proximité du centre et la tranquillité figurent au nom-
bre des arguments qui poussent à habiter ce quartier, la tranquillité dont on
jouit dans un jardin qui ne se mélange pas à la ville: la terrasse ou les terrasses.
Le dessin des deux immeubles de logements sur cour sont fondés sur ces dis-
positifs, les tours de Fuksas déclinent le thème avec plus de finesse par une
façade animée de terrasses moins grandes dont les dimensions varient en dé-
terminant la valeur du logement et le prestige de celui qui l’habite: “Je voulais
avoir une bout de jardin et ici, je l’ai. Le voisin de l’étage au dessus est jaloux parce que
ma terrasse est plus grande que la sienne. Mais souvent on bavarde et on boit un verre

38 Milan
en partageant une bouteille qu’on se passe à travers la balustrade”.

Sur le front public. Les espaces publics correspondent aux terrains corre-
spondant aux charges d’urbanisation. La nature et la propriété de ces espaces
sont officiellement (c’est une des caractéristiques du programme) publics.
L’absence de clôtures en atteste de façon évidente. Absence qui fait écho de
façon assez impérative à l’absence de tout corps ou volumes. En effet, les
surfaces sont toujours plates, comme s’il s’agissait de garantir à la lettre des
quotas d’espaces verts et non pas de prévoir des espaces complexes et organ-
isés. D’ailleurs, la présence des vides, des surfaces plates, la totale visibilité
d’espaces potentiellement accessibles au public sont des qualités requises et
des exigences que soulignent explicitement et avec fermeté les habitants: “le
terrain est tout en dénivelés et nous avons fait remarquer à la municipalité que cette
configuration se prête facilement à abriter des personnes indésirables. Chaque bar-
rière visuelle créera des problèmes, il faut au moins mettre des phares. Ou bien utiliser
un système d’irrigation automatique”. La nécessité d’espaces qui ne peuvent en
aucune façon préfigurer des situations susceptibles d’abriter des individus et
des usages imprévus, de leur complète visibilité dans toute leur extension est
répétée de façon presque obsessionnelle. Il s’agit d’un point important, parce
qu’il permet d’observer la convergence de logiques étrangères: celle du projet
fonctionnaliste et celle des convictions anxiogènes. Tout élément vertical, on
a envie de dire tout corps, pourrait potentiellement poser un problème là où
il réduit la visibilité et invite à un usage qui ne soit pas le plus simple et le
plus ‘licite’: “A côté des cheminements internes au parc, ils ont mis définitivement une
végétation permanente de pampa qui cache les gens qui sont derrière. Il s’agit bien
sûr d’une intervention en échange de charges d’urbanisation et nous avons commencé
à dire de ne mettre que de l’herbe”. “On l’a écrit, on a recommandé ne mettez” que
du gazon”. Il s’agissait seulement d’une variante en cours de travaux. Naturellement,
l’entreprise a tout de suite été d’accord, parce que pour eux, ça voulait dire une réduc-
tion des coûts. Mais la Municipalité non, elle n’a pas voulu”.
La ‘stricte’ régulation des contextes publics et privés apparaît excessive et
systématique; par ailleurs l’organisation des services et l’approvisionnement
des habitants sont fortement centralisés, laissent bien peu d’autonomie ou
de possibilité de changement et d’auto-organisation. Un exemple clef, étant

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 39


donnée l’importance de la négociation entre promoteurs immobiliers et ac-
teurs public, est celui de l’Esselunga. Le supermarché offre la seule possibilité
d’ achat, quelle que soit sa nature. Il n’existe pas d’autres fournisseurs dis-
ponibles à une distance raisonnable: “Ce complexe a été conçu comme un quartier
dortoir-avec-Esselunga. Il n’y a que Esselunga. Tu es obligé à Esselunga. Si tu veux
autre chose: ou bien tu fais un long parcours à pied ou bien tu es obligé de prendre
la voiture. Il n’y a pas un seul m2 disponible pour ouvrir quelque autre activité. La
moitié des gens ici achète par internet, ailleurs. Il n’y a pas de kiosque à journaux. Pas
un glacier, pas une laverie, pas un bureau de tabacs, pas de lieu où se promener, pas
de boutique de vêtements”.
L’unicité de ce fournisseur est, de fait, le résultat de la négociation avec les
pouvoirs publics municipaux : la ville a garanti formellement une position de
monopole à cet acteur privé par une clause qui interdit pour un certain nombre
d’années l’ouverture d’activités commerciales, qu’elle qu’en soit leur nature.
Un bar fonctionne grâce à sa qualification de ‘cantine interne de l’entreprise’
dans le plus grand immeuble de bureaux et laisse entrer clandestinement
quelques clients par les sorties de secours. De même, le système de chauffage
centralisé fonctionne avec une installation de téléchauffage et aussi dans ce
cas, le distributeur privé opère dans une situation de quasi monopole à la suite
des accords souscrits entre l’administration communale et les promoteurs im-
mobiliers. Il en découle une situation très contradictoire là où précisément la
rhétorique du développement résidentiel était centrée sur la liberté de choix
et le processus de requalification suivait les préceptes de l’urbanisme d’un
gouvernement libéral. Si la rhétorique urbanistique rappelle souvent avec un
certain cynisme qu’il n’est pas possible d’espérer atteindre des densités com-
merciales et de services de façon extensive dans les territoires périurbains,
cet exemple montre de façon paradoxale une condition perverse où c’est la
régulation urbanistique à inhiber, en l’interdisant, l’ouverture d’activités com-
merciales. Dans le Milan libéral, un quartier comme celui ci semble plutôt
“bulgare”: dans son agencement, rigide et répétitif, dans les façades d’une mé-
diocre architecture résidentielle de l’après guerre, dans son fonctionnement
avec un seul distributeur pour l’approvisionnement, avec des parcours rigide-
ment marqués et des espaces publics substantiellement ‘en friche’, non dessi-
nés et sans équipements.

40 Milan
2.3. Si proche et si lointain. Le rêve suburbain à deux pas du centre?

“Nous habitions depuis neuf ans, dans un immeuble des années 50 rue Sarfatti,
près de l’Université Bocconi. On cherchait un appartement plus grand, plus de tran-
quillité et pas trop éloigné du centre. Pouvoir prendre l’ascenseur et finir directement
dans le box. On a fait des repérages dans plusieurs secteurs. Le contexte ici nous a
beaucoup plu, l’espace vert où promener son chien. L’avantage ici est d’être à 10 min-
utes du centre et de pouvoir disposer de grande zones vertes où courir avec les chiens,
descendre avec les voisins et faire connaissance. Avant on avait du mal à connaître 20
personnes, ici tout est différent. On est cinq ou six à avoir des Labrador et un groupe
s’est formé. Dans de nouvelles constructions, une sorte de groupe se crée forcément”.

“Ici la ceinture verte nous isole de la circulation. En ville il n’y a pas de parkings,
c’est vrai que tu vois la ville, mais nous d’ici, la ville, on ne la voit pas. Elle n’est pas
loin, je mets vingt minutes à pied pour arriver au bureau, piazza Missori’. ‘Ce qui nous
a poussé à venir ici c’est une brochure, elle représentait un nouveau quartier au centre
de Milan, et pourtant avec cette ceinture verte tout autour, on avait l’impression d’être
à Milano due2. Je vais chercher mon journal à pied, au centre et je n’ai vraiment pas
l’impression de faire un voyage en périphérie de Milan”.

Comme si parmi les habitants arrivaient beaucoup de ceux qui renient


en partie leur expérience ‘urbaine’. La mise à distance de la ville est évidente
et forte mais il est en même temps, tout aussi évident dans bien des propos
que la ville est diffuse, le suburbain au sens strict n’est pas si désirable, moins
encore pour ceux qui ont connu un mode d’habiter et la densité d’opportunités
qu’offre la ville consolidée. De là, la conscience de ne pas vouloir ‘partir’, de ne
pas vouloir quitter, ‘complètement’, la ville. Les récits et les parcours résiden-
tiels de nombreux habitants montrent que plus qu’un lieu qui attire par ses
qualités extraordinaires, Pompeo Leoni est un complexe qui rassemble ceux

2. Il s’agit d’un célèbre complexe réalisé dans les années soixante dix par le groupe Edilnord, dirigé
alors par Silvio Berlusconi et qui se présente comme un quartier résidentiel de luxe, extérieur à la
ville, complètement autonome, entouré entièrement d’une clôture et aux accès fortement réglemen-
tés.

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 41


qui résidaient dans la partie sud de la ville consolidée et choisissent une locali-
sation à proximité. Mais en plus de considérations centrées sur la spatialité et
la distance, il est important, comme nous le verrons, de noter un changement
marquant de l’univers symbolique de référence. Dans les récits des habitants,
de façon de plus en plus évidente, s’affirme une orientation à se reconnaître
dans le quartier, dans l’immeuble que l’on habite. C’est un trait qui rappelle les
caractéristiques des modes de vie spécifiques de l’habiter suburbain et qui est
certainement à considérer en rapport étroit avec l’investissement symbolique,
plus qu’économique, que beaucoup d’habitants ont exprimé dans ce choix
d’habitat. A la fin d’une longue interview, riche de sarcasmes et de critiques
sur le mauvais fonctionnement du quartier et sur sa pauvreté du point de vue
des relations sociales; à la question “mais si vous pouviez changer où iriez-
vous?”, une habitante répond: “Nulle part si non ma vie n’aurait pas de sens. Prob-
ablement la seule option possible serait le monastère, la tranquillité et la paix des lieux
où tu peux ne plus tenir compte du quotidien de façon stupide comme nous sommes en
train de le faire. Des réalités hors du quotidien qui t’aident à être hors de toute réalité”.
Entre l’urbain et le suburbain, l’imaginaire projeté sur Pompeo Leoni par ceux
qui y habitent semble souvent orienté par un désir de “suspension” qui semble
correspondre par bien des aspects au caractère en quelque sorte “abstrait” de
ces espaces qui s’offrent à la vue plus qu’ils ne se prêtent à l’usage.
La ville derrière soi. Du reste, la ville que l’on laisse derrière soi (De Titta,
Zilli, 2005), dans la plupart des récits, est avant tout une ville qui semble avoir
franchi les seuils de tolérance à l’égard des problèmes de circulation, de bruit,
de cohabitation civile. Les conditions de vie dans des quartiers plus centraux,
étaient devenus ‘insoutenables’ pour certains, du point de vue des difficultés
de stationnement et d’une dégradation générale qui est indiquée comme une
caractéristique des espaces publics et de l’organisation citadine mais concerne
aussi les usages ‘immodérés’ de la ville par des populations qui viennent de
l’extérieur et utilisent intensément certaines de ses parties spécifiques (c’est
en particulier le cas d’un habitant qui vient de l’un des quartiers investi par ce
qui est appelé la Movida milanaise et très intensément fréquentée, le soir et
la nuit). Ville que l’on quitte et par ailleurs, vers laquelle gravitent la plupart
des habitants pour n’importe quel service de base ou supérieur. “Ce qui nous
manque le plus est ce qu’on avait avant”: des lieux de culte aux blanchisseries,

42 Milan
du marchand de journaux au glacier, rien de ce qui fait partie du tissu urbain
ordinaire n’est présent dans ce contexte.
Dans la partie résidentielle de la rue Pietrasanta, dans le secteur est de la
rue Pompeo Leoni, pour certains habitants l’imaginaire de l’habitat apparaît
beaucoup plus caractérisé. Par certains aspects, la typologie des logements
en bande de seulement deux étages, le caractère reclus du milieu résidentiel,
son affectation à “laboratoires et activités productives” (et donc le statut plus
incertain par rapport à une seule destination résidentielle) a peut-être ras-
semblé les plus radicaux de ceux qui avaient en tête de rester en ville mais
en découpant un “bout de maison hors la ville”, loin du bruit. Ici ils ont pu le
faire en s’accommodant d’une urbanisation diffuse, du type cité jardin, qui
se rapproche encore plus explicitement du périurbain et du rêve du “bout de
terrain”. C’est le cas de personnes interrogées qui ne demeurent pas très loin,
dans un appartement de grand standing au septième étage d’un immeuble
donnant sur un boulevard de la ville consolidée et qui ont acheté ici un espace
sur trois niveaux pour un atelier et un logement, où ils passent volontiers une
partie du temps qui reste disponible après la fréquentation de leurs autres
habitations à la montagne et au bord de mer: “je dis parfois pour plaisanter, que
notre maison de Pietrasanta est notre maison de campagne”. Comme si l’imaginaire
des habitants qui de fait, sont ‘hyper urbains’ n’arrivaient pas à se passer d’une
image résidentielle opposée à celle de l’édifice canonique moderne bourgeois
(aux étages élevés, serré dans la ville Centrale) et se projetait dans la mai-
son ‘isolée’ sur son lot de terrain, en série, à côté des autres mais différente
parce qu’on redessine personnellement la distribution interne et où la cuisine
est aussi un bureau, comme on peut l’imaginer dans une maison anglaise de
jeunes à l’avant-garde, entre le potager et l’intellect. Tout cela est cependant
encastré dans la ville, dans une partie de la ville qui apparaît extérieure et
éloignée du bruit et de la mixité mais qui est pourtant dans une position tout
à fait semi–centrale. Ce sont d’ailleurs les inconvénients de la campagne, ses
odeurs, ses rythmes et son étendue qui sont en réalité loin de ce lieu.

Relations sociales. Si la perception d’une ‘communauté’ est constatée, elle


semble avant tout dépendre du choix d’habiter dans cette partie de ville: c’est
la contemporanéité des arrivées, des déménagements, le fait de se reconnaître

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 43


entre semblables qui portent au rapprochement. Du reste, ce sont les im-
meubles où l’on habite qui marquent ensuite l’identité et le profil économique
et social de chacun. Chaque bâtiment a une image claire, définie et identifi-
able. Rive Droite et Rive Gauche: c’est de cette façon ironique qu’un habitant
désigne les deux parties nord et sud de la rue Spadolini. Et puis, plus en détail:
les tours Fuksas 1 et 2, les cours Benati 1 et 2, la tour Greggio, le ‘petit fort’, les
‘maisons jaunes’ Bien que le comité fondé fasse explicitement référence au
‘quartier’, comme beaucoup d’habitants l’ont remarqué, le «quartier» Spado-
lini peut difficilement être considéré comme tel; il n’ a pas les caractéristiques
essentielles d’un quartier, qui au contraire, semblent ici désavouées. Comme
le remarquent Bianchetti et Todros (2009), la référence au quartier renverrait
en effet à la reconnaissance de formes de convivialité et au sens plus profond
de la notion d’urbanité. Alors que les habitants font constamment référence
au ‘quartier’ et à sa définition générique, les récits, les pratiques, les usages,
les styles de vie renvoient clairement et fortement aux modes d’organisation et
de fonctionnement d’un habitat suburbain. Ce n’est peut-être pas par hasard
si la référence au quartier prend souvent un sens péjoratif, en référence aux
caractéristiques d’un ‘quartier dortoir’: “C’est un quartier conçu comme ça. C’est
un quartier de logements ” ou encore, “Ici tu descends le chien ou les enfants et tu ren-
contres des gens qui se lient, sinon c’est la mort civile; quand il m’est arrivé de rester
chez moi pour des raisons de santé, je faisais juste le tour du parc et à peine plus, mais
si une amie vient me voir on ne peut certainement pas faire une promenade et regard-
er les vitrines, il n’y a rien!”. Il faut souligner que cette réflexion critique sur la
nature du quartier et la pauvreté des processus d’organisation sociale en acte
est surtout exprimée par la population féminine. Ce sont les femmes qui ten-
dent à reconnaître que “ce qui d’une part, fait la confusion d’autre part, donne aussi
l’impression de vivre en ville et de ne pas être abandonné au milieu de nulle part”. De
façon différente la majorité de la population masculine, énumèrent le calme
et les espaces verts– justement des caractéristiques généralement attribuées à
l’habitat suburbain– comme des aspects appréciés et valorisants.
Certains poursuivent le raisonnement et arrivent à reconnaître l’absence
complète “d’une sensibilité pour ce que signifie l’agrégation forcée de beaucoup de
personnes, et quand tu en parles avec les représentants institutionnels, même les élus
du secteur qui ont une délégation aux services sociaux, il ne leur vient pas à l’esprit que

44 Milan
ces sujets et ces questions puissent relever de leur compétence et les inciter à prendre
des mesures”.

2.4. Si l’espace n’est pas plat. Anfractuosités et intrus

“Le maire Marco Formentini, en pleine campagne électorale, l’avait dit et répété
à chaque occasion: “Non seulement aucun albanais n’arrivera dans notre ville, mais
on chassera de la ville tous les clandestins présents à Milan.” A douze jours des élec-
tions, à l’aube, sur la base d’un arrêt de l’Agence Sanitaire, une imposante opération
de délogement des immigrés sans papier a été déclenchée. En tout, cent vingt membres
des forces de l’ordre (police nationale, municipale et gendarmerie) ont entouré le gi-
gantesque terrain vague situé entre la rue Carlo Bazzi et la rue Pompeo Leoni, l’ancien
siège de l’ Om, puis expulsé les albanais et africains des bâtiments et hangars qu’ils
avaient transformé depuis longtemps en logements de fortune. A la fin de la rafle, 139
immigrés encore endormis ont été mis sur des autobus et conduits vers le bureau des
étrangers de la préfecture de police: 110 arrivés à Milan de l’Albanie, presque tous
bien avant les premières vagues de réfugiés, 15 citoyens tunisiens, 11 marocains et 3
kenyans. Il a été permis aux étrangers “expulsés” de rassembler des vêtements et des
objets personnels, puis les décapeuses de la société immobilière propriétaire du ter-
rain sont entrées en action. Les bennes ont éventré les bâtiments pleins de gravats et
de déchets, de façon à éviter leur réoccupation ” (Lorenza Pleuteri, La Repubblica, 16
avril 1997).

“Un petit garçon Rom de cinq ans avec le maillot du Milan (l’équipe de football)
montre avec orgueil sa maison. «C’est à moi», en indiquant sa poitrine de la main.
C’est une baraque en panneaux de contre-plaqué, d’un mètre et demie de haut, sans
portes et qui permet de s’abriter de la pluie, mais certainement pas d’y vivre. Elle a
été construite sur un sorte d’esplanade qui s’ouvre entre les collines de gravats d’un
ancien chantier, derrière de la voie ferrée, entre le boulevard Toscana et le parc des
Mémoires industrielles qui donne rue Spadolini, là où autrefois il y avait le siège de la
Om, la fabrique de camions. Ici – et dans deux autres camps– se sont installés plus de
soixante nomades. Comme Costantinu, qui est encore en train monter sa tente avec sa
femme et d’autres parents. « On vient de l’ex Marchiondi –dit-il – et maintenant on

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 45


est là. La police est venue, ils ont dit qu’on peut rester là encore un peu, à condition de
bien se comporter. On ne doit pas allumer de feux, pas faire de fumée. On a promis de
ne pas déranger»” (Davide Carlucci, La Repubblica, 8 juin 2009,).

Ce qui reste. 12 ans après, le même lieu, un bâtiment industriel abandonné


est au centre de l’attention politique et des médias. En 1997, la presse fait
référence à cette vaste friche de l’ex-industrie OM, où se sont installés des
groupes d’immigrés albanais et africains, désespérément à la recherche d’une
solution habitative. L’administration communale – qui avait alors proclamé
l’expulsion de tous les clandestins de la ville – conjointement à l’Agence pour
les services sanitaires et aux forces de police organise l’éloignement de 139
occupants et permet ainsi le démarrage du chantier de démolition du bâti-
ment industriel et le développement immobilier; ce qui d’une certaine façon,
apporte une solution définitive au problème.
Dans un second article de quotidien, bien 12 ans plus tard, sur ce même
terrain, le bâtiment a été rasé au sol et le complexe de Pompeo Leoni est com-
plètement réalisé. L’espace auquel il est aujourd’hui fait référence, est assez
modeste par rapport au complexe industriel entier qui entre temps, a été récu-
péré et affecté à des espaces verts et à des usages industriel et tertiaire. Il s’agit
d’une langue de terrain située au nord du parc des mémoires industrielles et
coincée entre la voie ferrée et le boulevard de rocade à grande vitesse. Dans
cette bande de terrain destinée par le projet à la réalisation d’un “parc des
cultures”, se trouve un bâtiment modeste (jusqu’à peu utilisé comme garage
de la police de proximité). Ce terrain inoccupé se présente aujourd’hui comme
un terrain vague où le projet prévu d’amphithéâtre en plein air apparaît assez
improbable au vu de la fréquence et du bruit des trains qui passent sur le côté.
Le bâtiment et le terrain en attente d’un aménagement, sont devenus des lieux
d’asile temporaire en accueillant la population aujourd’hui la plus défavorisée
et abandonnée de la ville; dans ce cas il s’agit de Roms. Le journaliste les
définit de façon impropre de “nomades”, sans tenir compte de la forte voca-
tion à la sédentarité que la plupart des Roms qui habitent à Milan expriment
aujourd’hui. Un habitant du complexe Pompeo Leoni en désigne le profil: “Je
les appelle gitans parce que ce nom me plait et évoque la culture gitane, même si ces
gens n’ont rien à voir avec ce monde; ils se sont nichés ici et en l’espace d’une heure,

46 Milan
quarante tentes et automobiles ont disparu, ont arraché les clôtures des terrains qu’ils
ont occupés, mais en trois jours seulement ils ont été évacués et le secteur a été mis en
sécurité.”
Le maire et le maire adjoint se sont occupés activement du bâtiment mu-
nicipal et de la culture à la fin de l’été 2009, et ont réalisé un repérage conjoint-
ement avec les responsables du comité de quartier Spadolini qui déclarent: “Ils
avaient annoncé que tout était prêt mais nous avons prouvé qu’au contraire ce n’était
pas le cas et que l’occupation du terrain avait repris. Le maire et le maire adjoint ont
fait intervenir la Brigade d’intervention rapide de la Police Locale qui a encerclé tout
le terrain. Maintenant une discussion est en cours parce que la Municipalité a deman-
dé à la société des chemins de fer italienne la “mise en sécurité” de tous ses terrains en
ville (gares de marchandise et espaces ouverts en marge des voies ferrées)”.

Le bâtiment abandonné de propriété communale. Des travaux sont ac-


tuellement en cours sur le bâtiment abandonné de propriété communale. Le
chantier est ouvert pour une intervention de requalification qui prévoit de des-
tiner un immeuble à l’accueil de mineurs en difficulté. L’opérateur immobilier
s’appelle “Compagnia dell’abitare” (compagnie de l’habiter). L’intervention
prévoyait initialement un développement vertical du bâtiment. Le comité de
quartier qui s’est constitué au moment où les SDF logés dans des logements
informels ont été expulsés, a demandé une renégociation des volumétries. Un
habitant propose son interprétation critique de la question: d’une certaine
façon, la municipalité aurait consenti l’occupation illégale du terrain pour
alimenter le problème et construire le conflit en provoquant les réactions des
habitants et de leur comité afin de pouvoir ensuite présider la négociation con-
cernant le réemploi du terrain et son édification. La renégociation du dessin
des immeubles de la part du comité a ensuite conduit à une réduction des hau-
teurs: “Certains programmes de télévision s’en sont aussi occupé comme ceux de Rai
3 (une chaîne publique de la télévision italienne), comment s’appelle ce programme…
Reporter? Le résultat le plus important a été d’obtenir que le nouveau bâtiment se
développe non pas verticalement, en cachant la vue sur la ville à tous ceux qui habi-
tent dans la partie nord du quartier, mais au contraire, horizontalement”.
De ce point de vue, la provocation d’un conflit sur le dos des SDF a servi
à accréditer le comité et ses leaders aux yeux des habitants comme interlocu-

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 47


teurs importants auprès de l’administration; il a aussi favorisé successivement
la construction d’un consensus autour d’une intervention immobilière qui
avait pourtant soulevé des réactions et des critiques. Ce qui revient à dire que
la construction vaut toujours mieux qu’un espace résiduel au destin incertain
ainsi que des pratiques et usages indésirables.
De façon presque consécutive, autour d’un objet (le bâtiment communal
abandonné) et de son utilisation informelle, la question se précise et se pose à
chaque fois de façon différente en appelant donc des actions et des solutions
diverses:
a. Le premier pas est la délimitation de l’immeuble et de son terrain :
l’intervention du Pru, bien qu’il soit gouverné par la Municipalité de Milan (au
moins en théorie), paradoxalement néglige et laisse de côté un immeuble et un
terrain, justement de propriété de la ville, hors du secteur d’intervention;
b. l’utilisation de l’immeuble par les SDF rappelle la nécessité d’un assain-
issement, d’un nettoyage, d’une intervention sanitaire et le comité commence
activement à solliciter les institutions, à décréter l’état d’ “urgence” et la né-
cessité d’une intervention extraordinaire;
c. l’espace est soustrait aux usages informels et à la fréquentation des SDF
(qui ne sont pas délocalisés, mais simplement éloignés) et il est remis par la
Municipalité à un acteur privé au nom d’un projet aux connotations “socia-
les”;
d. les volumes du projet avancé deviennent un nouveau terrain de discorde
et de négociation pour le comité qui aboutit à un accord satisfaisant les différ-
entes parties (à l’exception des SDF qui n’ont pas voix au chapitre).

Le “parc des cultures”. Le parc des cultures représente également un objet


de discorde et de discussion et prend un poids significatif en tant que lieu
d’accueil, producteur d’insécurité et de danger dans le quartier. Tandis que sa
situation, à l’étroit entre la voie ferrée et la route à grande circulation n’est pas
sans susciter quelques perplexités quant à la qualité et à la pertinence du pro-
jet d’aménagement permanent d’un parc, les travaux de réalisation connais-
sent un ralentissent évident; le parc était en effet inscrit au cahier des charges
du promoteur immobilier cependant en difficulté financière: “Le maire Moratti
maintenant s’en mêle mais le parc devait être réalisé en 2005 et il nous a été vendu une

48 Milan
liaison verte directe entre le parc des mémoires industrielles et le parc Ravizza, situé
au-delà de la voie ferrée et de la route.” Il apparaît difficile à quiconque s’approche
de la ligne ferroviaire d’identifier et de reconnaître l’espace destiné idéale-
ment au parc des cultures par les plans du projet et précisément décrit par le
concepteur. Il s’agit en effet d’une sorte d’anfractuosité, à l’étroit entre la route
à grande circulation et le talus de la voie ferrée, deux infrastructures égale-
ment surélevées de plusieurs mètres.
Dans les deux cas, l’insécurité et le danger sont identifiés comme des prob-
lèmes de fait qui ne concernent que deux lieux du complexe entier et n’ont été
ni traités, ni résolus par le projet et précisément pour cette raison, ces espaces
préfigurent la possibilité d’usages intersticiels qui en aucune façon n’étaient et
ne sont envisagés par le dessin du Pru. Ce qui veut dire que le projet a démoli,
mis au clair, effacé ou aplani les formes de l’industrie, sa mémoire et sa culture
(l’intitulé des deux parcs consacrés à la mémoire industrielle et aux cultures
devenant alors grotesque) et les a remplacé par un dessin de pleins et de vides,
clair et précis, circonscrit et défini. Dans ce dessin, un bâtiment ayant perdu
sa fonction d’origine et un espace ouvert “non résolu” restent disponibles et
sont investis par des pratiques d’habitat irrégulières ou des usages indésir-
ables; ils posent alors un problème dont on souligne le caractère d’urgence et
qui suscite une levée de boucliers.
Tout ceci résulte de la convergence de différents intérêts qui se croisent:
les résidents qui défendent la qualité et la valeur de leurs biens im-
mobiliers,
l’administration qui au fil des années semble systématiquement por-
ter une grande l’attention et faire preuve d’intolérance marquée vis à
vis des usages non régulés (comme s’il s’agissait d’éduquer les cita-
dins à s’indigner, réagir et exercer leur propre civisme),
des acteurs porteurs d’intérêt opérant dans le secteur non profit qui
interviennent (ici comme dans d’autres secteurs de la ville) en pro-
posant des projets d’intérêt social et en choisissant leurs destinataires
(ils n’ont pas vocation à traiter les problèmes sur place) et ont sou-
vent des intérêts immobiliers corrélatifs.

I Magazzini Generali. La discothèque ‘I Magazzini Generali’ a aussi

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 49


suscité une levée de boucliers, un établissement qui a pourtant joué un rôle
pionnier dans le nouveau développement du secteur. La discothèque naît à
l’automne 1995 dans un ensemble de dépôts du début du XX° siècle, raccor-
dés et desservis par le réseau ferré national. Le secteur était encore considéré
comme une aire industrielle; l’établissement a rapidement obtenu un grand
succès en contribuant à transformer l’image du secteur qui s’est justement fait
connaître dans la ville par cette publicité. Mais suite à la progressive et nou-
velle édification résidentielle, la présence sur les lieux de la discothèque est
devenue un facteur de grande gêne: le bruit assourdissant de la musique, dit-
on d’une part, l’incivilité et la barbarie des usagers qui sont assez nombreux, se
garent partout et qui sortent de la discothèque très tard la nuit, souvent ivres.
La nature du conflit est dans une certaine mesure très semblable à celui qui se
forme dans des milieux suburbains où la diffusion de la fonction résidentielle
nourrit les conflits entre les nouveaux habitants et les activités agricoles, sou-
vent malodorantes, bruyantes et source de nuisances. De la même façon, dans
les quartiers du centre historique touchés par des processus de gentrification
les nouveaux habitants se plaignent des externalités négatives, des bruits, des
mauvaises odeurs, produites par les activités présentes dans le quartier.

Ainsi, quand la ville devient trop ’’ville’’, elle pose problème et Pompeo
Leoni veut être proche de la ville mais entend se préserver de ces externalité
négatives. Pompeo Leoni veut la ville de façon unilatérale, sans accepter ces
nécessaires et inévitables effets. Le quartier gentrifié et le périurbain industri-
alisé, représente au fond un même type de problème: l’incapacité à admettre la
coprésence d’activités différentes (habitat /loisir; habitat/production) comme
le caractère inconciliable des mondes auxquels semblent aspirer les habitants
de Pompeo Leoni: ‘un périurbain citadin’ en donne l’idée. Il s’agit d’une idée de
périurbain qui n’a rien à voir avec les aspirations de ceux qui dans les années
80, quittaient la ville à la recherche d’une maison individuelle sur son lot de
terrain; ces derniers en effet, étaient prêts à renoncer à une dimension urbaine
de l’habiter, étaient conscients que le prix à payer pour une propriété avec un
jardin aurait été l’éloignement de certains équipements et activités typique-
ment urbains dont ils auraient continuer à profiter en tant que navetteurs,
tandis qu’au contraire, les habitants de Pompeo Leoni n’ont pas l’intention de

50 Milan
renoncer aux avantages de la ville ‘adjacente’. Dans le cas de la discothèque,
le fait est cependant que la friction entre la fonction de l’établissement et les
habitations alentours prend immédiatement la configuration d’un problème
d’insécurité. Et ceci surtout en raison de l’implication systématique et continu
dans le traitement du problème des forces de police (de tout grade et de tout
ordre, c’est-à-dire: la police nationale, la gendarmerie, la police municipale,
les City Angels: un groupe de volontaires qui, en fonction d’une convention
onéreuse avec la municipalité de Milan, assurent la défense des secteurs ur-
bains que l’administration communale considèrent à risque. La relation en-
tre le ‘quartier’, son comité et la discothèque a connu plusieurs phases. Une
réponse significative aux problèmes de cohabitation serait l’insonorisation de
l’établissement, mais jusqu’aujourd’hui le conflit perdure avec les usagers de
la discothèque et qui portent des gênes, du bruit et de la saleté.
L’espace vert non résolu, l’édifice abandonné, la présence préalable de la
discothèque sont donc trois éléments évoqués par les habitants comme des
facteurs d’insécurité et des cibles de l’action publique. “Vous voyez vous n’avez
pas compris que les trois problèmes de sécurité du quartier sont le parc, les immi-
grés et la discothèque!” précise avec force un habitant irrité quand au cours de
l’entretien nous nous montrons récalcitrants face à l’identification des prob-
lèmes d’insécurité. Et de cette façon cet habitant rappelle explicitement un
lien direct entre les usages et les espaces qui ne passent pas à travers le filtre
d’une négociation formelle et d’une considération du danger. Ainsi le thème
de l’insécurité aplatit complètement les caractéristiques et les usages de ces
trois lieux qui dans leur traitement par les institutions, sont assimilés et devi-
ennent semblables de bien des points de vue, bien qu’ils soient radicalement
différents les uns des autres, par leur signification et leur histoire.
Si l’espace n’est pas complètement plat et si des volumes ou des sépara-
tions persistent en renvoyant à un niveau de complexité supérieur à celui du
simple schéma: terrain public-séparation-clôture-volume privé, ces éléments
sont vite perçus comme des anfractuosités dans lesquelles peuvent facilement
se nicher des facteurs de déviance. Dans la perspective d’un espace plat, lisse
et isomorphe, en l’absence d’éléments formels de médiation, tout élément
étranger et non conforme, devient une source de conflit direct, aigu (Bifulco,
de Leonardis, 2006). Dans ces cas, là où le dessin de l’espace a déjà opéré et

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 51


là où d’autres acteurs compétents seraient évidemment concernés, la média-
tion est directement assignée aux forces de l’ordre. Le problème ne semble
pas pouvoir être autrement défini qu’en terme de danger et d’insécurité. La
solution en perspective devient la fermeture de la discothèque, la clôture de
l’espace vert, la transformation sécuritaire de l’immeuble.
Comme nous le verrons, les facteurs qui alimentent les réactions et les
conflits sont importants pour lancer des processus de participation et de con-
struction d’un consensus sur des sujets extérieurs aux questions privées et
personnelles de la copropriété; en ce sens, ils favorisent l’émergence d’un rôle
dont la nature devient progressivement celui d’une représentation politique
(le président du comité ensuite élu conseiller communal dans les rangs de la
majorité garantit certainement la médiation systématique entre les habitants
et les membres, non seulement politiques, de l’administration communale).

2.5. La gestion de la vie tranquille et de la sécurité comme pivot de


l’organisation sociale

“Tu ne te sens pas un goûte d’eau dans la mer mais tu fais partie d’une mer qui
travaille comme ça ”, un habitant de Pompeo Leoni.

Pompeo Leoni est en majorité un quartier de propriétaires. La grande ma-


jorité des personnes qui y habitent ont acquis leur logement, en cherchant
certainement à améliorer leur condition de logement mais en prenant tous
les risques inhérents à un achat sur plan, dans la perspective d’investir leur
capital. Les récits des difficultés relatives à la construction et à la gestion des
immeubles atteignent souvent l’exaspération. Sur bien des fronts, les copro-
priétés ont dû gérer des conflits d’une part, avec l’entreprise de construc-
tion et d’autre part, avec l’administration communale pour réussir à faire
front aux absences et retards, dans un contexte certainement assez éloigné
de l’image initiale du projet. En ce sens, une donnée importante qui émerge
est la conscience que malgré les nombreuses difficultés, pendant ces années
de boom immobilier, le patrimoine immobilier du complexe s’est valorisé et
que le contexte est devenu appétissant en raison de sa position semi centrale.

52 Milan
L’indication émerge dans toute son évidence dans l’expression d’un habi-
tant: “le principale préoccupation à Pompeo Leoni est que son appartement perde
de la valeur. Tout un tas de gens préfère se taire plutôt que dire qu’il y a des infiltra-
tions et laisser échapper des informations qui pourraient donner une image néga-
tive de l’immeuble!”. En même temps et de façon différente, les tensions des
copropriétés, les problèmes de fonctionnement des immeubles et les facteurs
extérieurs qui minent la vie tranquille représentent des facteurs clef dans la
détermination des processus d’organisation sociale entre les habitants, en at-
tribuant un rôle à ‘ce qui ne fonctionne pas’ et en portant les habitants-copro-
priétaires à se rencontrer à partir de ce qui pose problème, ce qu’illustre bien
Zigmunt Bauman par le concept de “communauté pivot” qui renvoie à des
formes instrumentales d’organisation communautaire constituées pour faire
face à des menaces extérieures (Bauman, 2003). “Ces gênes nous ont uni”,
explique un habitant quand il raconte les relations établies entre les habitants.
L’expression frappe d’autant plus quelle se réfère à un ensemble résidentiel de
type privatif et parce qu’elle rappelle au contraire les processus qui concern-
ent généralement l’habitat HLM, l’habitat dans des contextes défavorisés qui
pâtissent de lourds problèmes d’entretien et de gestion. En des termes très
explicites, deux habitants rappellent le système d’organisation fordiste de la
Fiat comme un modèle qui a inspiré l’opération immobilière de ce secteur jus-
tement autrefois consacré à la production de véhicules et à la gestion des pro-
cessus de construction puis de fournitures et de gestion centralisée selon un
modèle proche du collectivisme “pour maximaliser les profits et à cause de la sim-
plification de l’opération, beaucoup d’infrastructures et de fournitures de services ont
été organisés de façon indivisible. Nous avons découvert que les propriétaires d’une
piscine sur une terrasse du denier étage se servait de l’eau– potable – comptabilisée à
la copropriété! Tout le monde ici paye tout, même des dépenses qui devraient être à la
charge des seuls usagers sont imputées à tout le monde. Comme dans un kolkhoz!”.
L’importance accordée à la défense de la valeur de son immeuble explique
ainsi la tendance à minimiser et réduire, contenir le plus possible la représen-
tation des problèmes connexes à la vie de cohabitation dans l’immeuble et à
projeter au contraire sur l’environnement immédiat, les insécurités les plus
graves: “le problème est que manque complètement un tissu social. Si tu mets cent
nouvelles personnes dans le quartier du Vigentino, personne ne s’en aperçoit. Ici au

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 53


contraire la discussion s’envenime quand on discute de questions ‘internes’ et il devi-
ent alors plus facile de s’occuper de ce qui est tout de suite à l’extérieur”. Certains
ajoutent des considérations importantes sur la forte présence d’étudiants
universitaires. Tandis que dans la ville, on discute précisément de la nécessité
d’une production de logements pour les étudiants, ici, face à un pensionnat de
dimension consistante et d’une nouvelle résidence pour étudiants en phase
d’achèvement (en plus de la présence diffuse d’étudiants qui louent des ap-
partements dispersés dans les différentes copropriétés), on relève ici l’effet
potentiel de “désagrégation” que les étudiants peuvent avoir sur un quartier
de nouvelle construction. Les étudiants sont décrits comme des acteurs qui
habitent sans faire aucun investissement sur le territoire qu’ils fréquentent:
ce qui revient à dire que leur présence est certes vitale en terme d’animation
(et souvent, quand elle est intempérante, cause de tensions et de conflits) mais
c’est un présence qui tend à un usage utilitariste de l’environnement local, im-
provisée et qui ne se sédimente pas ni ne sollicite l’amélioration de la qualité
des services existants. Elle ne contribue certainement pas ici, où elle est con-
centrée dans un bloc, à tisser du lien social. Tandis que certains se plaignent
du peu de soin que les étudiants accordent à l’espace qu’ils habitent, d’autres
se soucient de l’influence que cette expérience (le fait d’habiter une résidence
étudiante dans un tel quartier) pourrait exercer sur leur façon de regarder et
d’habiter la ville, comme si elle pouvait faire perdre une éducation et soustrai-
re les étudiants – surtout ceux qui ne viennent pas de Milan– à l’apprentissage
d’un autre mode d’habiter et d’urbanité (dans la ville dense) à Milan.
Les problèmes de fonctionnement des immeubles, la discothèque, l’espace
vert du parc, le supermarché, les SDF créent et épuisent en même temps les per-
spectives d’une dimension collective. L’organisation sociale à bien des points
de vue semble dépendre des effets impliqués par les dispositifs et les formes
construites à l’intérieur des immeubles et alentour. Pour d’autres, dans un
contexte où il a été fait table rase et où il n’existe aucune forme d’organisation
collective de ceux qui à titre divers habitent le complexe, l’organisation sociale
est laissée à l’initiative et aux actions des seuls individus.
D’une part, le copartage concerne les unités immobilières, les coproprié-
tés considérées individuellement ou simplement ceux qui partagent le statut
d’acquéreur dans un immeuble où l’on est aux prises avec des dispositifs qui

54 Milan
fonctionnent mal, avec des questions de propriétés et de responsabilités. Cer-
tains habitants ont peu à peu assumé le rôle de mandataire sur ces questions
et déploient de fait une grande quantité d’énergies et de ressources pour s’en
occuper. Leur langage est absolument technique, ils parlent avec désinvolture
de questions légales, d’installations technologiques, avec une compétence qui
va au-delà de leur propre formation et d’un tout autre type. L’impression est
que l’habiter devient ici vraiment un ‘métier’, mais dans une perspective sans
ambition, selon laquelle l’habiter dans certains lieux ne demande pas peu
d’efforts aux individus pour garantir le fonctionnement ordinaire de la ma-
chine. Certains habitants de Pompeo Leoni ont certainement acquis toute une
série de compétences fonctionnelles importantes, mais beaucoup de perplexi-
tés demeurent quant à la possibilité de décanter et sédimenter cette expéri-
ence.
D’autre part, l’organisation sociale s’étend à l’extérieur de la copropriété et
met en rapport les différentes unités quand on est aux prises avec des évène-
ments, extérieurs justement. Dans ce cas, comme on l’a vu, les urgences devi-
ennent les bans d’essais pour évaluer l’efficacité, la crédibilité et l’autorité
que certains chefs de file arrivent à déployer dans le traitement des problèmes
et la médiation entre les demandes des habitants et les instituions. La consti-
tution d’un comité de quartier et l’organisation d’un blog sur Internet3, qui est
opérationnel et constitue une base d’information sur les activités du comité
représentent certainement deux passages importants et centraux de ce pro-
cessus. Par la promotion du comité de quartier Spadolini, “On a pris les différen-
tes questions problème par problème et on a peu à peu repéré les interlocuteurs com-
pétents. On ne s’est pas contenter de constituer un comité de quartier habituel mais
on est allé vérifier précisément quels sont les interlocuteurs pour pouvoir défaire les
noeuds et résoudre les problèmes. Il n’existait pas de vision d’ensemble des questions et
problèmes qui se sont posés dans ce secteur. Après huit ans d’existence, à la mairie ils
confondent encore la rue Bazzi et la rue Ripamonti! Sur bien des plans, on s’est com-
plètement substitué à la municipalité de Milan et on s’est disputé de façon incroyable.
On a pratiquement fait le tour de tous les services de la municipalité, de l’urbanisme
aux travaux publics, aux espaces verts, au service unique pour la construction (elle fait

3. www.comitatospadolini.org

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 55


la liste d’une série infinie de noms …). La seule figure qui pouvait tenir ensemble les
diverses compétences était le Directeur Central de l’Urbanisme, mais il n’est plus là.
Maintenant la personne de référence travaille au Cabinet du maire qui nous oriente
ensuite vers les différents fonctionnaires de mairie. Sur bien des plans, les géomètres
des entreprises étaient beaucoup plus proches, ils comprenaient les questions et étaient
plus disposés à une confrontation ”.

2.6. Sécurité et auto-organisation? Pouvoir, politique et gouverne-


ment du territoire

“Nous nous occupons en partie directement de la sécurité. Nous avons un bon rap-
port avec le commissariat de la Police nationale qui se trouve rue Chopin, au 52, près
de la gare de marchandises Romana. Mais aussi avec la gendarmerie de la rue Noto
2. Bien sûr on travaille constamment avec la police municipale. Les deux chefs sont
deux personnes vraiment exceptionnelles, dans les limites du possibles elle ont tout fait
tout ce qu’elle pouvaient : patrouilles diurnes et nocturnes. Il y a eu beaucoup de vols
dans les immeubles. Les voleurs sont entrés en général par les balcons, même en plein
jour ou bien la nuit, quand les gens sont chez eux. Ca se passait surtout le vendredi et
ils escaladaient jusqu’au 5° étage. Maintenant de 22 à 6heures du matin, nous avons
une patrouille privée qui contrôle les lieux. Elle fonctionne pour quatre copropriétés
(les deux tours et les deux cours) au nord de la rue Spadolini. Les copropriétés qui
sont au sud de la rue Spadolini n’ont pas ce service. Cet argent on pourrait le dépenser
différemment”, un habitant de Pompeo Leoni.

L’exploration des lieux, leur observation directe et guidée par les habitants
interrogés permet de vérifier que l’organisation de l’espace, la pauvreté du
dessin et ses simplifications à Pompeo Leoni correspondent aux principes
d’un projet urbain guidé par des critères de mise en sécurité. Si par sécurité on
entend la visibilité publique des lieux et la possibilité effective d’une protec-
tion formelle et informelle, Pompeo Leoni est certainement un exemplaire de
premier ordre. Comme le signalait un habitant, les seuls secteurs qui peuvent
échapper et se soustraire à ces critères sont le parking de l’immeuble de bu-
reau, en cul de sac, accessible au public et insuffisamment protégé et l’arrière

56 Milan
d’un bâtiment qui donne directement sur la rue, non clôturé et qui paye cette
‘témérité’ par une bonne dose de graffitis colorés. Certains soulignent que
l’illumination de la zone verte au nord suit plutôt des principes esthétiques
paysagers et est trop faible pour garantir la pleine visibilité du secteur la nuit,
mais d’autre part on reconnaît que personne n‘a intérêt à se rendre le soir dans
ce secteur.
De façon plus générale, comme on l’a vu, c’est l’ensemble du dispositif
physique et fonctionnel du complexe qui garantit des conditions de sécurité
et réduit les possibles facteurs de risque. Les bâtiments et les secteurs privés
sont systématiquement clôturés; dans les parties publiques, toute une série
d’éléments du dessin des espaces dissuadent leur usage ou facilitent leur con-
trôle (les buissons, les parcs privés d’équipements, le boulevard où l’on ne
peut que marcher à pied ou traverser en voiture; la concentration dans un seul
lieu des activités commerciales …). Et pourtant la tentation de prédisposer
d’autres dispositifs physiques de dissuasion semble irréfrénable: “En plus des
patrouilles, nous avons souvent demandé des interventions pour la réorganisation et
la dissuasion physique de certains usages. Des moyens de dissuader l’arrêt, des in-
hibiteurs des accès ” surtout destinés à inhiber l’utilisation des espaces publics
par ceux qui ne résident pas dans le quartier comme les habitués de la dis-
cothèque mais aussi, ceux qui pourraient “s’infiltrer” le soir dans certaines
parties du parc. Mais dans l’ensemble, la séparation de l’entropie urbaine et
la distinction nette des flux semble fournir une certaine garantie: la totale ab-
sence d’équipements publics (de transport, de services à la personne) qui par
nature, pourraient attirer une plus grande variété de citadins. En regardant le
boulevard central d’en haut, un habitant, parmi les plus critiques, commente
sur un ton rassuré “ce qu’il y a de bien dans cette rue, c’est que l’absence de lieux
d’agrégation laisse tout en paix ”.
Dans ce cadre, comme nous l’avons déjà eu l’occasion d’anticiper, préserv-
er à tout prix la tranquillité devient pour beaucoup le principal objectif, ob-
jectif en mesure de faire converger des intérêts différents et de rassembler
les forces. L’objectif de garantir et préserver la tranquillité de Pompeo Leoni
pour ceux qui se sont le plus activement engager dans le comité prend la forme
d’un véritable mandat de représentant politique. Les compétences acquises
au cours de la gestion des problèmes de copropriété ont rapidement été trans-

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 57


férées sur les problèmes avoisinants et le réseau de relations qui avait été
déclenché pour faire front aux étapes finales de la construction, en quelque
sorte, a été réorienté pour traiter ce qui progressivement et systématiquement
a été représenté en terme de problèmes de sécurité. Les habitants, le comité,
ont peu à peu demander et construit les conditions destinées à préserver et
garantir une meilleure sécurité, de façon d’abord informelle puis peu à peu
formalisée, en traitant et en négociant avec des interlocuteurs institution-
nels, en constituant une sorte d’unité opérationnelle. L’extension du mandat
et de la fonction d’une telle activité apparaît assez vaste. D’une part, elle est
certainement destinée à gérer en détail les questions critiques, d’autre part,
elle semble assumer les fonctions ordinaires de gestion et de valorisation de
tous les secteurs urbains, comme s’il s’agissait d’un common-interest develop-
ment4.
La menace des SDF qui à plusieurs reprises se sont infiltrés et ont envahi
les terrains communaux abandonnés a certainement constitué une occasion
de chercher et construire la convergence entre l’anxiété des habitants et une
certaine disposition de l’administration communale qui, à maintes reprises,
a combattu l’installation sur le territoire communal d’immigrés clandestins.
Mais aussi la lutte contre les usagers de la discothèque est devenu un second
cheval de bataille, l’objet d’une redéfinition et d’une reconstruction des alli-
ances et le moyen de mettre à l’épreuve la capacité et la crédibilité des respon-
sables du comité. D’ailleurs, selon une information de juillet 2009, c’est jus-
tement la discothèque en question qui est l’un des lieux sur lesquels opèrent
les “City Angels”, une organisation de “volontaires de l’urgence de rue qui
aident les citadins et luttent contre la criminalité”, une association née sur le
volontariat mais qui bénéficie de financements importants des administra-
tions communale et provinciale) qui surveille les situations critiques et dont
le statut est en réalité toujours controversé sur deux plans: celui de l’action

4. “Tous les common-interest developments présentent certaines caractéristiques qui les distinguent
de n’importe quelle autre mode d’habiter; entre autres, la propriété dans une copropriété de cer-
tains espaces et structure et l’inscription obligatoire à une association de propriétaires. Les résidents
d’un CID sont propriétaires de leur unité et partagent celle de certains espaces communs comme les
parcs, les prés, les rues, les parkings, les piscines, les cours de tennis et les centres de loisir” (Rifkin,
2000).

58 Milan
directe contre la criminalité (et donc un profil qui se configure comme auxili-
aires de police) et l’action de protection et de soutien de groupes et d’individus
défavorisés ou en difficulté (et donc un profil d’assistance sociale).
Ce qui apparaît évident et significatif est l’étendue et l’intensité des rela-
tions établies par le comité Spadolini avec l’éventail entier d’acteurs qui ont
des compétences et une légitimité sur des questions d’ordre public et, en même
temps, la nature et la consistance des investissements en terme de représen-
tation symbolique mais aussi de ressources (humaines et économiques) inves-
ties sur ces deux fronts de l’action, dans une perspective sécuritaire des prob-
lèmes. Il est évident que, autant dans le cas des usagers du parc, que dans les
cas de l’affectation et de l’utilisation de l’immeuble de propriété communale
et aussi, celui de la discothèque, il ne s’agit pas de criminalité au sens strict;
ces questions pourraient facilement être inscrites au chapitre de la gestion
urbaine, plus ou moins ordinaire.
Etant donné que la définition des problèmes a pris un pli sécuritaire, il
semble important de souligner la dimension des coûts (pour l’état, pour la
ville) d’interventions qui plus que traiter les questions de façon globale et ef-
ficace, ont éminemment la finalité de “préserver la tranquillité” à Pompeo Le-
oni. Si l’on considère que typiquement, la police nationale et la gendarmerie,
en tant que forces de l’ordre de niveau étatique, ne sont pas enclines à tra-
vailler de façon “discrète” sur le territoire, justement parce qu’elles sont ap-
pelées à répondre de façon extensive et dé-contextualisée, l’investissement de
leurs ressources sur Pompeo Leoni apparaît vraiment remarquable. Beaucoup
de doutes persistent quant à la stratégie globale de l’utilisation des forces de
l’ordre et de la police municipale dans la ville, quant à l’emploi “ad hoc”, privé
et localisé de la police nationale et de la gendarmerie qui semble désormais
habituelle à Pompeo Leoni. L’impression est que le pouvoir contractuel du co-
mité et de ses leaders est effectivement solide et certainement plus élevé que
dans d’autres quartiers de la ville aux prises avec des situations où l’infiltration
de la criminalité est objectivement plus grave.
Enfin, il apparaît après approfondissement, presque une moquerie, que
la vulnérabilité du complexe à l’égard de la plénitude et de la variété de la vie
urbaine ne se limite pas à l’intolérance à l’égard de la présence des SDF, ni
à la compromission des espaces verts ni encore, au désordre produit par la

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 59


discothèque. Le panorama des vols dans les appartements, les innombrables
cambriolages de voleurs qui en plein jour, escaladent les immeubles jusqu’au
cinquième étage est surprenant: “Les empreintes des pieds nus qui remontent la
paroi jusqu’au quatrième étage, comme sur un pavement vertical ont été effacés par
pluie du week-end. Les signes de la visite sont restés dans l’appartement cambriolé
samedi, le dernier d’une série dans la cour Benati 1, via Spadolini 11/B, jumelle de
l’autre cour au numéro 9/A (…). Des appartements devenus des cibles: une trentaine
de vols depuis le début de l’année, cinquante dans les douze derniers mois, tous de
même type. Les «souris» arrivent la nuit, escaladent les barrières basses pour entrer
dans les cours, repèrent les appartements aux volets ouverts, lancent leur crampon
et escaladent avec une corde. Un trou dans la vitre, on ouvre la poignée de la porte
fenêtre et on rafle tout ce qu’on trouve, télé et ordinateurs, montres et vêtements, des
butins jamais inférieurs à cinq mille euros, mais jamais supérieurs à dix mille euros”
(Massimo Pisa, La Repubblica, 15 juillet 2008).
Et ainsi, presque par hasard, on apprend que les habitants de la cour Bena-
ti 2 ont fait appel à un service de surveillance privé. La loi exige une majorité
d’adhésions de la part de l’assemblée de copropriétaires. La copropriété a re-
cueilli des adhésions de l’ordre de 75% et, en partage avec l’autre cour Benati
et les deux tours Fuksas, a été mis en place un service nocturne (de 22 heures
à 6 heures du matin) qui patrouille quotidiennement ce secteur du quartier.
L’extension du service nocturne a été proposée à tout le complexe, mais au
sud de la rue Spadolini, les habitants ont jugé les coûts excessifs et rejeté la
proposition. Les vols par ailleurs se poursuivent: 7 dans la Cour Benati 2, 4
dans le bâtiment de logements sociaux, 6 dans celui construit par les coopéra-
tives.

60 Milan
Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 61
62
Milan
A

espace public espace public commerce logement bâti


végétal minéral
A

Simplification fonctionnelle des espaces; coupes

Pompeo Leoni. Un lieu moyen. Ni hors, ni dans la ville 63


64 Milan
Santa Giulia.
De la ville d’avant garde au quartier périurbain

Paola Savoldi

Dans le futur, quand on parlera des expériences de transformations ur-


baines commencées à Milan, à cheval sur le vingtième et le vingt et unième
siècle, Santa Giulia occupera probablement une place importante. Et on peut
vraisemblablement prévoir qu’il sera question d’une opération controversée.
Une opération née à une époque qui semblait marquer une renaissance de
la ville dans son ensemble (Nicolin, 2007), née sous les bons auspices d’un en-
trepreneur immobilier émergent, un ‘homme nouveau’ qui jouissait de l’appui
d’une importante coalition politique et financière et semblait agir différem-
ment des lobbies qui avaient marqué l’histoire du marché immobilier milanais
pendant les années 80 et 90. Pourtant en peu d’années, de 2004 à 2009,
cette opération a connu des interruptions si nombreuses et des modifications
si profondes qu’elles ont sensiblement limité le rang et la portée du projet
d’origine sur le développement urbain milanais.

Actuellement Santa Giulia apparaît en pleine parabole descendante: la


société immobilière responsable du projet de transformation est au bord de
la faillite, le secteur qui devait héberger des fonctions stratégiques et de lance-
ment de l’opération, non seulement pour le nouveau quartier mais pour la
ville entière n’est toujours pas construit; les travaux d’aménagement de la par-
tie déjà édifiée sont encore inachevés mais les acquéreurs commencent déjà
à s’installer dans les nouveaux logements du parc subventionné, réalisés en
majeure partie par un consortium de coopératives milanaises (Alfieri, 2009).

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 65


On discute depuis plusieurs semaines sur les possibles façons de redess-
iner les formes et les fonctions de parties inachevées. Le destin de ce lieu est
pour le moins incertain. Mais il est certain qu’une nouvelle partie de ville a
pris forme et est habitée; d’une façon ou d’une autre, il faudra donc s’en oc-
cuper.
Bien que l’histoire soit encore loin d’une conclusion, nous avons choisi de
parler du cas de Santa Giulia pour plusieurs raisons, relatives aux différents
regards que l’on peut porter sur cette expérience.

La première raison est que l’on peut considérer l’opération réalisée Santa
Giulia comme le paradigme du projet urbain dans le contexte milanais qui
suit l’enquête judiciaire Mains propres. Dans un contexte réglementaire en
cours de transformation (institution d’un document stratégique comme ré-
férence des nouveaux projets, en alternative à l’ancien plan d’urbanisme), le
projet, régulé par l’outil Programma integrato di intervento (PII-programme
intégré d’intervention), teste un système de planification formellement dif-
férent du système traditionnel (Oliva, 2002 ; Bonfantini, Bolocan, 2008).
La seconde raison est que Santa Giulia peut représenter le prototype d’un
produit immobilier émergent dans les conditions institutionnelles que nous
venons de décrire; avec d’autres expériences semblables, gouvernées par de
mêmes règles, Santa Giulia permet en effet de comprendre plus précisément
les processus de production de nouvelles parties urbaines, en désignant par
ce terme: les engagements demandés aux acteurs concernés, la variété des
fonctions prévues, la composition sociale des destinataires, les présupposés
du dessin du projet (modèles de références, idée de ville sous jacente), la con-
ception et la qualité des espaces construits et des espaces ouverts (Marinoni,
2007).
La troisième raison est que Santa Giulia peut constituer un champ
d’observation d’un chantier complexe dans lequel ont été mis à l’épreuve des
savoir-faire, des compétences et des responsabilités dépendant de différents
acteurs: l’administration communale et régionale, les promoteurs immobil-
iers, les consortiums de coopératives immobilières, d’autres investisseurs,
les nouveaux habitants (Gaeta, 2009). Le projet ainsi conçu est observé dans
son déploiement, qu’il s’agisse des étapes où il faut gouverner des conditions

66 Milan
de précarité, c’est-à-dire savoir dessiner des configurations temporaires et
transitoires du nouveau quartier (formes et fonctions des espaces, parcours
d’accès et traversées, équipements publics de référence) mais aussi savoir
faire face à l’inattendu par de nouvelles solutions de projet (de l’espace, des
investissements, de la gestion).
Enfin, Santa Giulia peut être considérée comme un laboratoire où se
produit la ville dans ses formes les plus contradictoires, un lieu d’où observ-
er à leur l’origine (certains déterminants des) caractéristiques et qualités de
l’habiter (Bianchetti, 2009). En ce sens, l’attention se porte sur deux ordres
de questions: d’une part, il est utile d’observer les aspects les plus spécifiques
du projet comme la nature effective de la mixité sociale et fonctionnelle et leur
articulation, la qualité des espaces construits, le dessin de parcours et liaisons,
l’éventail et la qualité des espaces ouverts; d’autre part, il est important de ré-
fléchir aux relations entre le projet et la ville, une relation qu’il faut explorer à
l’échelle du quartier et du contexte proche et du point de vue de questions ur-
baines plus vastes comme la polarisation/intégration de groupe hétérogènes
par les politiques du logement, la distinction/superposition des différents flux
dans les déplacements (Donzelot, 2004) et en général, dans les usages des
espaces publics, y compris les lieux de la consommation, du loisir et du jeu.
Le thème de la sécurité est envisagé mais comme une question d’ordre
secondaire qu’il faut considérer conjointement aux interrogations évoquées
ci-dessus. Ce qui nous semble d’autant plus opportun dans un cas comme
celui de Santa Giulia, où la sécurité n’est pas (encore) une priorité. Elle le
deviendra très probablement. Le point de vue qui nous intéresse ici est d’en
observer les prodromes.
En effet à Santa Giulia, le thème de la sécurité ne pose pas explicitement
un problème, il n’est pas au centre des témoignages des néo résidents et très
peu présent dans ceux des hommes politiques ou des techniciens des organ-
ismes décentralisés (conseil d’Arrondissement, police de proximité). Seules
quelques membres d’un comité fondé par les nouveaux habitants demandent
aux autorités formellement préposées d’y porter une attention particulière
(commissariats de secteur), mais très clairement ce n’est pas une nécessité,
mais une forme de précaution, en termes préventifs. Un fait incontestable est
que Santa Giulia n’est pas encore une “ville” et qu’elle n’en a pas non plus le

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 67


rang en matière de sécurité. Quelques vols ont bien eu lieu, mais l’idée est qu’il
s’agit plus d’une terre de personne que d’une terre à vandaliser. En ce sens,
Santa Giulia est encore un entre-deux. Notre enquête est alors surtout gui-
dée par des questions relatives à l’imaginaire de l‘habiter qui y est construit et
proposé, ainsi qu’au type de citoyenneté que préfigure un tel contexte urbain.

3.1. Santa Giulia comme projet urbain

Contexte. Le territoire en mutation auquel fait référence le projet appelé


Santa Giulia est un secteur situé dans la portion sud-est du territoire com-
munal milanais, entouré au sud et au sud-ouest par la gare de voyageurs et de
marchandises de Rogoredo, une gare de dimension importante où se croisent:
les voies ferrées vers Pavie et Plaisance et que longe aussi, depuis 2008, la
ligne à grande vitesse qui relie Milan à Rome; le tracé du Passante ferrovi-
ario, une ligne appartenant au réseau de moyenne distance (‘ligne ferroviaire
suburbaine’) qui sort des limites communales et dont le système de points
d’accès, à l’intérieur, est moins capillaire qu’un réseau de métro et donc plus
rapide; le tracé de la ligne métropolitaine milanaise qui traverse la ville du
nord au sud-est, en passant par le centre et en particulier place du Dôme, con-
sidérée non seulement comme le cœur de Milan, mais aussi comme le point
géographique d’où mesurer la distance avec les autres lieux de la ville. Santa
Giulia, comme le répètent tous les documents de promotion de l’opération, est
à ‘dix minutes du centre, huit stations de métro’. Santa Giulia marque donc la
sortie ou l’entrée dans la ville, la marge périphérique ou le territoire qui peut
se prévaloir du privilège d’appartenir à la ville de Milan. Le défi majeur posé
au projet est d’en faire un lieu central, une partie de ville heureuse, proche de
la ville consolidée et tranquille, comme beaucoup de quartiers de Milan ne le
sont pas.

A l’est, le nouveau quartier de Santa Giulia limite et s’appuie sur le petit


centre de Rogoredo, un ancien bourg intégré à la commune de Milan dans
les premières décennies du siècle dernier, caractérisé par une importante in-
dustrialisation entre la fin du XIX° siècle et le début du vingtième siècle qui

68 Milan
détermina une urbanisation très importante. Ce noyau urbain était spatiale-
ment distinct de la ville jusqu’à ce que la ligne trois du métro milanais le re-
joigne au début des années quatre-vingt dix. La rocade est qui relie la ville aux
plus importante autoroutes qui desservent Milan vient clôturer le bourg de
Rogoredo; immédiatement au sud, se situe la bretelle d’entrée à l’Autoroute
du Soleil (l’A1, autoroute historique qui parcourt toute la péninsule, du nord
au sud).
Enfin au nord, l’aire de projet jouxte le quartier de Morsenchio (plus connu
sous le toponyme de boulevard Ungheria) édifié dans le second après-guerre,
composé de bâtiments en bandes à plusieurs étages, séparés par des espaces
verts de petite dimension situés le long du boulevard, un secteur périphérique
et ‘loin’ du centre, située pourtant plus près du centre que Santa Giulia, le
long de l’axe qui, à partir du dôme, croisent les cercles concentriques du dével-
oppement urbain milanais.

Tabula rasa. Comme c’est souvent le cas avec les opérations de requali-
fication de friches industrielles, il semble vraisemblable aux concepteurs de
Santa Giulia d’envisager une image du futur qui n’a rien à voir ni avec la len-
teur et l’isolement de Rogoredo, ni avec la modestie du boulevard Ungheria.
Une intervention qui prévoit la reconversion complète des fonctions d’un
lieu et la complète transformation de ses formes engendre une tabula rasa,
une soucoupe volante au dessus de la ville dont on peut fonder ex novo le
destin, sans risquer de contagion avec ce qui l’entoure. La seule forme de
contamination admise consiste à profiter des liaisons, c’est-à-dire des voies
préférentielles, comme les lignes de métro ou ferroviaires, qui traversent la
ville rapidement, sans permettre d’en saisir progressivement les modifica-
tions. Immédiatement après la rocade, au nord est, se dresse Ponte Lambro,
un autre lieu dont Santa Giulia, dans les intentions des promoteurs, prend
les distances, un quartier de logements sociaux, cible depuis plusieurs années
des politiques de la ville destinées à intervenir sur les bâtiments et les aspects
sociaux les plus critiques du quartier.

Outils. Santa Giulia, en termes techniques, s’appelle Programma inte-


grato d’intervento (PII) Rogoredo-Montecity et représente non seulement un

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 69


projet de dimension importante, mais aussi l’expérimentation d’un nouveau
modèle de gouvernement des transformations urbaines. Santa Giulia en effet
n’est pas seulement le projet de valorisation d’une friche industrielle, mais
aussi un terrain d’intérêt stratégique dans le cadre du développement de la
région de Milan. Un tel développement devrait s’en tenir aux indications con-
tenues dans le Documento di Inquadramento La grande Milano, non pas un
plan ayant valeur normative, mais un ensemble d’orientations avec lesquelles
chaque Programma integrato d’intervento doit être en cohérence, des out-
ils de caractère opérationnel qui définissent l’assise du projet, les quantités
constructibles, les dimensions et les coûts des travaux d’aménagement et
d’équipement, les travaux d’aménagement, les responsabilités et les garanties
des opérateurs immobiliers (Marinoni, 2007).
Le plan d’urbanisme, bien que très daté, est toujours en vigueur mais les
transformations prévues dans les Programma integrato d’intervento sont
approuvées, par une procédure administrative rapide, comme variante au-
tomatique du plan d’urbanisme, selon l’avis de l’administration communale
qui en évalue de façon discrétionnaire la cohérence avec le Documento di In-
quadramento. Ce système de gouvernement du territoire est réglé par une loi
régionale de 1999 qui sanctionne une période d’expérimentations précédentes
à l’échelle locale et nationale (Mazza, 2004).
En effet, les premières années 90 ont inauguré en Italie une saison
d’expérimentations dans les domaines de la planification urbaine et de la pro-
grammation économique. A la suite de tentatives, qui ont souvent échouées,
de concilier les ambitions de la planification globale et synoptique, caracté-
ristique des plans d’urbanisme, et l’évidence de projet et opérationnelle des
opérations de transformation urbaine - affrontées de façon innovante par Vit-
torio Gregotti et Bernardo Secchi (Gregotti, 1986 ; Secchi, 1989), de nouveaux
outils définis «programmes complexes» sont apparus au niveau national. Les
programmes de requalification urbaine font partie des programmes complex-
es ; ils sont expérimentés dans les contextes régionaux selon des principes
qui peuvent être différents. Ainsi les cas dont nous parlons ici montrent qu’en
Lombardie et à Milan ont prévalu les opérations de re-construction de friches
industrielles, comme dans le cas du Pru Pompeo Leoni. Dans le Piémont,
l’outil des Pru est utilisé avec plus de souplesse et peut aussi concerner des in-

70 Milan
terventions de requalification de quartiers de logements sociaux, comme celui
de la rue Artom.
Au delà des contenus, les programmes de requalification urbaine ont
en commun un même point innovant: une fois que les acteurs concernés ont
souscrit à l’accord de programme qui détermine leurs rôles et engagements
respectifs, le projet réglé par le Pru produit automatiquement une variante
du plan d’urbanisme en vigueur, ce qui abrège et simplifie beaucoup la procé-
dure d’approbation du projet par rapport aux variantes traditionnelles au plan
d’urbanisme qui, en principe, réglaient les transformations incompatibles
avec les dispositions du plan en vigueur (Ombuen, Ricci, Segnalini, 2000).
En rapport avec ces outils, les compétences en matière de dessin et de gestion
des transformations urbaines s’affinent dans une direction qui conduit à con-
cevoir le projet urbain non seulement comme le dessin des espaces, construits
ou non, mais comme une opération complexe qui implique des capacités de
coordination et de négociation entre acteurs publics et privés, de management
des sujets promoteurs, autant sur des questions d’ordre financier que sur des
questions d’ordre logistique (la séquence des opérations, la gestion intelli-
gente du chantier, le marketing auprès des acquéreurs potentiels autant pour
les fonctions résidentielles que commerciales ou tertiaires) .

“Le projet urbain est diffèrent du projet d’architecture, au moins car il ne peut pas
être conçu pour une réalisation immédiate. Pour cette raison, il ne peut pas contrôler
complètement la future assise, mais doit ouvrir des possibilités d’évolution. Les de-
mandes sont cependant incertaines et donc, le cours des évènements indéterminés. En
ce sens c’est un processus qui met en jeu non seulement une rationalité intentionnelle et
instrumentale mais qui exige aussi des capacités d’interprétation des principes orientant
le projet même, dans le contexte et dans les dynamiques des interactions entre intérêts
et stratégies concurrentes. Le dessin urbain n’est plus dominant comme autrefois, bien
qu’une dimension technique du problème ne soit pas absente”, P.C. Palermo, 2006.

Les Programma integrato d’intervento, en Lombardie, représentent donc


un outil qui hérite et poursuit l’expérience des programmes de requalification
urbaine; il sanctionne un mode de gouvernement du territoire qui procède
par des transformations de secteurs promues par des opérateurs privés dont

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 71


on vérifie certaines qualités essentielles par rapport à un cadre de principe,
préalablement défini.
En ce sens, le Documento di Inquadramento devient la seule occasion où
le gouvernement local exprime, si elle existe, une stratégie d’ensemble pour le
développement de la ville. Le Programma integrato d’intervento Montecity-
Rogoredo fait référence au Documento di Inquadramento milanais qui repère
en particulier deux axes de développement déjà consolidés et le long desquels
se situent les infrastructures les plus importantes et les fonctions les plus com-
pétitives; le deux directrices font apparaître un modèle d’organisation spa-
tiale en T renversé. Le premier axe est celui qui projette la ville vers le nord,
renforcé par des interventions telles que le projet Bicocca déjà bien avancé, le
projet de reconversion des aires Falck, plus au nord, au-delà des limites com-
munales, le projet Garibaldi-Repubblica, plus au sud, un centre directionnel
assimilé par la rhétorique médiatique à l’image de «ville de la mode». Le sec-
ond axe, du nord-ouest au sud-est, est celui qui à partir du tracé historique de
l’axe du Sempione, relie idéalement les aéroports de Linate et Malpensa; le
long de cet axe se situent le projet de la nouvelle foire de Milan, dans la com-
mune de Rho; les terrains destinés à accueillir les structures de la prochaine
exposition universelle; le pole universitaire de Bovisa, le projet Citylife qui
redessine à traits forts le secteur de l’ancienne foire, le nœud de Garibaldi-
Repubblica et la nouvelle Bibliothèque Européenne de Porta Vittoria, plus au
sud suit le projet de Santa Giulia.
Au cours des dernières décennies, les orientations du Documento di In-
quadramento ont été interprétés par l’administration communale comme la
référence pour la ratification les propositions, souvent sans exiger des promo-
teurs, en échange d’une rapide approbation des candidatures, la conformité à
un cahier des charges garantissant la qualité de projet sur:
le niveau d’ouverture et d’échange avec la ville existante, par la pro-
duction de nouvelles normes non seulement au service des nouveaux
quartiers,
un dessin global, plus ou moins sensible aux caractéristiques du con-
texte, capable de construire des raccords et des complémentarités,
le dessin de chaque édifice, garanti par la signature d’une ‘archistar’
ou bien confié à la supervision d’un concepteur chargé par un consor-

72 Milan
tium de coopératives de produire de nouveaux quotas de logements
sociaux.
En principe une administration propose et exige le respect de qualités req-
uises quand une vision politique d’ensemble atteint sa maturité et établit
les priorités et les assises des transformations urbaines dans leur ensemble.
Comment doter la ville d’un réseau de services matériels et immatériels qui
offrent à la collectivité la garantie d’une qualité de l’habiter à Milan? Comment
répondre à une demande de logements que les produits et les prix du marché
immobilier milanais laissent souvent sans réponse? Comment soutenir par
des infrastructures de transport public et privé le processus de développement
de certains secteurs où se concentrent des fonctions stratégiques pour la com-
pétitivité milanaise?
Politiques du logement, politiques sociales, politiques de l’environnement,
politiques des infrastructures: les composants essentiels d’un gouvernement
du futur d’une ville. Et pourtant, si l’on observe le projet de Santa Giulia,
l’impression est que l’opération, plus que correspondre à un dessin politique
clair sur la façon d’agir par rapport à ces questions en décidant quoi, où et
comment faire sur le territoire urbain soit en fait la ratification d’une candida-
ture élaborée par un promoteur immobilier qui, légitimement, agit et choisit
selon des critères de rationalité différents de ceux d’un acteur public.

“Aujourd’hui la production de la ville par parties peut difficilement être ramenée


à des visions politiques d’ensemble. Les justifications habituellement offertes pour les
projets urbains contemporains sont liés aux problèmes de compétitivité entre ville, ur-
ban marketing, ou bien sont fondées sur les effets bénéfiques attendus des partenariats
public-privé, par des consortiums d’entreprises, par des accords de programme. Dans
le meilleur des cas, on les ramène à des raisons financières et économiques, comme si
de légitimes associations d’intérêts et la poursuite légitime de profits et de rentes pou-
vait en soi exprimer une dessin collectif, un projet politique”, L. Mazza, 2004.

Une autre ville. Santa Giulia, de ce point de vue, représente une oasis
dans le désert méridional de la ville, un monde autarchique, une ville idéale
miniaturisée dont le projet distingue deux secteurs : au nord, le complexe ac-
cueille les fonctions commerciales et tertiaires, un grand centre de congrès, les

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 73


quartiers résidentiels de luxe; au sud, un quartier résidentiel qui s’ ouvre au
nord, accueille une part majoritaire de logements sociaux et une part minori-
taire sur le secteur libre; l’aménagement de la partie sud forme un évasement
en entonnoir au sud et est traversé par un large boulevard (‘la promenade’) dé-
limité par les immeubles de logements avec des portiques au rez-de-chaussée
sur lesquels donnent une série d’espaces commerciaux. Les deux secteurs sont
reliés (ou séparés) par un vaste espace vert, qui correspond, dans la portion
sud, à la création d’un parking souterrain. Le projet prévoit au nord, la ré-
alisation d’une école maternelle au centre de l’espace vert. A l’extrême sud,
un front bâti d’immeubles de bureaux isole le quartier de la ligne ferroviaire
limitrophe, et à l’arrière, vers le centre de Rogoredo, est prévue la réalisation
d’un petit quota de logements sociaux (13.655 m2 sur 257.220 m2 prévus sont
destinés au logement).

La création d’un lieu attractif. L’idée sous entendue du projet est de créer
un lieu attractif par la présence de fonctions urbaines supérieures diversifiées:
du complexe cinématographique au terrain de golf, une ville minimum par
son extension mais capable de reproduire les conditions typiques des villes
consolidées. Non pas le quartier dortoir où prédomine l’habitat mais un sys-
tème plus articulé qui garantit la protection constante et dynamique des ré-
sidents et des consommateurs. Le projet s’appuie sur une idée d’urbanité qui
apparemment se distingue du modèle expérimenté dans les Programmi di
riqualificazione urbana (Pru-programmes de requalification urbaine). Non
pas un quartier tranquille qui donnerait sur la ville, mais une partie vitale de
la ville, une ‘ville dans la ville’, comme le répètent les documents publicitaires
des promoteurs. La qualité de l’habiter est présentée comme le résultat heu-
reux de la mixité des usages et des populations, un lieu calme car immergé
dans les espaces verts, mais animé. C’est aussi pour cette raison que dans les
rhétoriques du projet initial, le thème de la sécurité n’est jamais explicite. Il
ne s’agit pas de réaliser un système clos et défensif, ce n’est pas le projet d’une
communauté élitaire ségréguée et enfermée dans ses murs, mais l’expression
plus actuelle d’une société à la fois exclusive et cosmopolite.
Dans la phase ascendante de l’histoire de Santa Giulia, en 2007, Luigi
Zunino, promoteur immobilier et organisateur de toute l’opération, proposait

74 Milan
pour objectif de créer un ‘effet Swatch’: personne n’aurait comparé sur la carte,
les futurs acquéreurs se seraient battus pour le privilège d’un appartement à
Santa Giulia: ‘on ne cherche pas à vendre: ce sont les clients potentiels qui
aspirent à un appartement à Santa Giulia qui feront la queue. Ils achèteront
quand le parc sera aménagé et les bâtiments construits, quand les boutiques
de grandes marques seront sur le point d’ouvrir leurs portes et les hôtels à
cinq et sept étoiles, sur le point d’inaugurer. Et ils y trouveront la meilleure
qualité d’habitat du monde. Pourtant, dès l’origine, et sans vouloir anticiper le
destin du projet dont nous parlerons ensuite, nous pouvons relever plusieurs
contradictions qui apparaissent, à notre avis, à la simple lecture du projet et
de certaines de ces caractéristiques.

Le dessin. A l’image de ville ouverte qui fait de Santa Giulia non pas un
quartier mais un lieu d’excellence de la ville correspond toutefois un dessin in-
troverti. Un écrin protégée par un écran de constructions denses et compactes
aux extrémités qui marque la frontière avec le désordre du nœud ferroviaire
au sud et avec la géographie découpée et décomposée des quartiers plus popu-
laires au nord (Ungheria, Ponte Lambro). Plusieurs dénivelés façonnent de
petits bastions apparemment naturels et le nouvel aménagement prend place
au sommet de ces terrains escarpés, se détachant du vieux monde, resté plus
bas.
Au coeur de l’écrin, jalousement gardés comme s’il s’agissait de la cour d’un
palais de la renaissance, les espaces verts, ce que le langage du projet appelle
le ‘parc’; et là se trouve une autre contradiction parce que le parc est précieux
aux deux corps de la néo-cour, parce qu’il valorise les façades mais aussi, a
clairement la fonction de les séparer et de mettre les deux systèmes à distance.
La disposition des immeubles de logements sociaux forme un entonnoir ouvert
vers le parc, les bâtiments donnent sur une oeuvre de l’architecture contempo-
raine, dessinée par le célèbre architecte Norman Foster, qui ne sera peut-être
jamais construite mais dont la forme en colimaçon, une spirale s’enroulant sur
elle-même réaliserait une autre centralité, un autre cœur, encore plus valo-
risé, convoité et peu accessible; par ailleurs, le parc longe la rocade de raccord
à une route nationale (Paullese) dont le prolongement prévu partiellement en
tranchée, devrait traverser tout le parc.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 75


Le paradoxe est que là où le projet croise un important projet
d’infrastructure, cette intervention nuit à l’assise du projet (de fait, le parc
sera victime d’un grave handicap): si les projets de transformation urbaine,
comme les PII sont souvent indépendants des politiques d’infrastructures à
échelle métropolitaine, les projets d’infrastructures sont aussi indifférents au
dessin et à la cohérence des différents projets de transformation urbaine. Un
effet symétrique de réciprocité négative qui montre clairement la difficulté de
gouverner les transformations territoriales à des échelles différentes.

La composition sociale. Le dessin des espaces tend d’une part, à


l’introversion et d’autre part, à distinguer deux polarités physiques et socia-
les: les fonctions les plus valorisées sont concentrées dans la partie nord, les
constructions conventionnées et certains équipements publics, dans la partie
sud. La mixité sociale se joue donc à l’intérieur d’un même périmètre mais
présente de fortes discontinuités: les deux univers ne se mélangent pas. Le
parc de logements sociaux sera situé dans une position de fait extérieure à
l’aire de projet, en continuité plus étroite avec la réalité de Rogoredo. Pour-
tant, à Milan une partie de la demande de logement la moins solvable est in-
satisfaite depuis longtemps, tandis que dans d’autres villes de même poids, la
gamme de l’offre est plus étendue. La question de la polarisation des inégali-
tés est en fait traitée par un antidote: c’est l’image qui dilue les écarts entre
les différents groupes sociaux dans la déclinaison métropolitaine du concept
‘world class’: comme l’affirme Norman Foster ‘avec Milano Santa Giulia, un
projet extraordinaire de niveau et d’envergure internationale prend une forme
achevée que mérite la métropole lombarde et que j’ai envie de définir, en syn-
thétisant à l’extrême: a world class project for a world class city’.
Mais ce n’est pas tout, de façon générale la mixité sociale reste limitée.
L’éventail social des futurs résidents n’est pas très large. L’élite qui aurait
pu acquérir les logements dotés des meilleures prestations technologiques du
complexe dessiné par Norman Foster côtoie une classe moyenne en mesure
d’acquérir un logement à 3000 euro le m2. Comme le montre la reconstruction
des parcours résidentiels des acquéreurs, les constructions conventionnées
comme le secteur immobilier libre de la portion sud du terrain, représentent
le point d’arrivée des primo accédants, de jeunes ménages qui souvent bénéfi-

76 Milan
cient du soutien de leur famille qui payent intégralement ou en grande partie
le logement; ou bien de familles déjà propriétaires qui cherchent un logement
plus grand ou plus près de Milan.

“On voulait installer nos filles mais on s’est réveillé tard. Tard c’est à dire en 2007-
2008. Je suis sûre que si on y avait pensé plus tôt, on aurait eu un plus grand choix. On
a d’abord pensé utiliser notre capital disponible pour acheter un logement à chacune
de nos deux filles, mais ce n’était pas suffisant. On a alors décidé de vendre une partie
de notre maison de famille, celle de la rue Altaguardia et de vendre un lieu d’exercice
commercial et un box pour avoir de liquidités.
Nous avons choisi Santa Giulia surtout pour deux raisons principales: parce que le
métro est proche et que les appartements étaient à un prix accessible. Nulle part ail-
leurs, à Milan, dans une positon comparable à celle de Santa Giulia, il n’était pas pos-
sible d’acheter dans le neuf à un tel prix. En choisissant d’acheter deux appartements à
Santa Giulia, on a évité de contracter un emprunt. C’était une médiation raisonnable
entre nos désirs et les contraintes.”

“Quand nous nous sommes mariés, nous avons décidé d’aller vivre hors de Milan,
on était à la recherche d’un lieu agréable où élever nos enfants. On a alors habité à
Inzago de 2000 à 2005, dans un petit immeuble collectif, avec quelques espaces verts.
C’était nouveau et inconnu pour nous; ceux qui viennent de l’extérieur, surtout quand
ils viennent de Milan sont vus avec suspicion par ceux qui habitent depuis toujours
ce petit centre. Vivre là nous donnait une impression d’étrangeté et d’éloignement,
éloignement de la ville. L’idée d’acheter à Santa Giulia est née comme ça, avec
l’intention de revenir à Milan. On a pris connaissance de Santa Giulia grâce à une
coopérative dont nous nous avons ensuite fait partie pour acheter l’appartement où
nous vivons actuellement.
La chose la plus importante, autrefois comme aujourd’hui était d’avoir un nou-
veau logement, spacieux et non plus loin du centre, accessible. C’est ce qui nous tenait
à coeur et de ce point de vue, je pense avoir fait le bon choix”.

“Nous avons acheté un logement à Santa Giulia en 2004. Avant nous habitions
boulevard Corsica. L’Acli nous a mis au courant, ce qui nous attirait était d’avoir un
logement neuf, dans une zone accessible, bien reliée à la ville, tranquille et agréable.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 77


La zone sud de Milan nous semblait un endroit où on peut vivre bien, contrairement
au nord de Milan”.

“On habitait corso Lodi, dans un logement qui appartenait à ma femme. Le loge-
ment était confortable et bien situé; mais à Santa Giulia, nous avons acheté un loge-
ment plus grand de 130 m2 à l’avant dernier étage. Ce qui a été possible aussi grâce
à l’aide de mon père. Maintenant on cherche où acheter un second box. Nous avons
deux voitures et on trouve encore de la place à l’extérieur, mais quand le quartier
sera complètement habité ce sera plus difficile; et ceux de Sky se garent aussi près des
immeubles d’habitation”.

“Avant d’arriver à Santa Giulia, j’habitais rue Magliocco, au sud du boulevard


Tibaldi, c’est-à-dire dans un secteur moins périphérique mais toujours dans la partie
sud de la ville. Je vivais dans un appartement de famille, où j’habitais à l’origine avec
mes parents et ma soeur. L’appartement a ensuite été partagé en deux logements: l’un
occupé par mes parents et l’autre par ma femme et moi.
Quelques années après notre mariage, ma femme qui, avant notre mariage vivait
rue Ripamonti, m’a fait part de son intention, partagée également par mes parents, de
vendre l’appartement proche de ma famille d’origine pour aller vivre ailleurs. Ainsi,
alors que j’habitais à 250 mètres de mon travail et que je ne sentais pas du tout la né-
cessité de quitter cet appartement où j’étais même très bien, j’ai accepté la proposition
de ma femme et nous avons commencé à chercher où aller.
Ma terreur était d’arriver dans un quartier dortoir où tout le monde est au travail
pendant la journée, le soir devant sa télé et le matin, de nouveau au travail.
Du point de vue de l’environnement Santa Giulia n’est pas mal, les personnes sont
positives. Peut-être qu’il y en a beaucoup que je ne vois jamais, peut-être que les 100
personnes que je connais sont les meilleures en circulation, mais pour l’instant j’ai
une bonne impression. Quand j’ai choisi de passer de l’hypothèse du logement social
à celle du marché immobilier j’ai pensé que je pourrais peut-être garantir mon envi-
ronnement, côtoyer des gens moins minables que d’autres. Il est de toute façon difficile
de comprendre dès maintenant ce que ça deviendra, sans Promenade» et sans bou-
tiques, il n’y a aucune occasion de vivre le quartier dehors”.

Sélection à l’entrée. L’image d’un lieu où la sécurité ne figure pas comme

78 Milan
un problème potentiel n’est donc pas tant à ramener à une vision plurielle de
la société contemporaine, ni à un modèle d’urbanité qui garantit l’expérience
intégrale de la ville (et donc aussi les risques et les incertitudes qu’elle com-
porte), mais plutôt à une hypothèse de projet qui filtre préalablement les fu-
turs habitants. L’effet Swatch est la métaphore des mécanismes sélectifs sous
entendus par les processus de compétition pour des biens «rares», une sélec-
tion à l’entrée qui garantit un niveau suffisant de sécurité interne au système.
Simplement, les conditions d’accès aux logements rendent très improbables la
présence d’une proportion importante de ménages vulnérables, tout au moins
d’un point de vue économique. Mais comme c’est souvent le cas surtout des
grands projets urbains, tout ne marche pas comme prévu et aujourd’hui, la
plus grande menace en terme de sécurité peut être ramenée à la grave incer-
titude qui règne quant à l’achèvement du projet. Le facteur de risque découle
de l’association malencontreuse entre l’audace d’un promoteur et la faiblesse
du gouvernement. Comme nous le verrons mieux ensuite, plusieurs des con-
ditions initiales se sont dissipées et, jusqu’à ce jour, seuls les bâtiments rési-
dentiels du secteur sud, en grande partie composés de logements sociaux sont
réalisés.
Ceux qui habitent déjà Santa Giulia ne veulent pas ou n’arrivent pas à
envisager un épilogue trop funeste à l’histoire, personne ne présage un déclin
qui les possibilités de sélection des prochains ‘voisins’ et rendrait plus exposée
la néo et pseudo communauté établie.
Mais certains cherchent déjà à vendre, ici et là plusieurs annonces té-
moignent de quelques tentatives de fuite. Et dans les cours des immeubles,
des processus de consultation sur le choix d’un dessin unitaire des grilles à
mettre aux fenêtres sont en cours.

3.2. Santa Giulia comme produit immobilier

L’image du produit. Le projet pour le “nouveau quartier de Milan Santa


Giulia” surtout quand il devient un produit à placer sur le marché, est présen-
té au public comme une sorte d’addition urbaine du XXI° siècle, une nou-
velle ville qui se rapproche de la ville existante et qui en rappelle certaines

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 79


caractéristiques habituellement reconnues comme positives, fonctionnelles:
un quartier “pourvu de tous les équipements qu’une ville moderne peut of-
frir”; selon le président de la région “un projet de requalification qui marque
une révolution historique parce qu’elle est capable de conjuguer ville et envi-
ronnement. Ses deux mille appartements, ses 333000 mètres carré de parc
urbain, le centre de congrès de 8000 places, les hôtels, la nouvelle église, les
parkings, les espaces commerciaux et les vastes réseaux de transport (routes,
voies ferrées, tram et aéroport) sont une preuve de la réussite du nouveau
projet dans la réalisation d’une fusion équilibrée entre public et privé, entre
urbanisation et espaces verts. Une métropole au milieu d espaces verts, celle
que Foster définit la ville du futur”.
La construction de l’image de ce nouveau secteur urbain s’appuie sur cer-
taines caractéristiques prédominantes:
l’accessibilité, un des éléments décisifs du choix des nouveaux ha-
bitants; Santa Giulia est desservie par la ligne 3 de métro qui relie
la zone sud de Milan au coeur de la ville par un trajet d’environ 15
minutes, et par le passante ferroviario, la jonction ferroviaire souter-
raine qui relie rapidement le quartier aussi à la partie nord de la ville;
par ailleurs il est facilement accessible en voiture et le projet d’origine
prévoit un grand nombre de places de parkings couverts et décou-
verts (24.000 au total, dont 17.000 places en parkings couverts);
la densité, celle spécifique de la nouvelle unité qui, dans les prévi-
sions, garantit la présence d’équipements et de façon générale, de
services urbains pouvant générer une variété suffisante d’activités
dans le quartier; l’image n’est pas celle d’un quartier exclusive-
ment résidentiel, mais plutôt d’une aire urbaine capable d’attirer
des fonctions urbaines supérieures (le siège de Sky et puis toute une
série d’hypothèses non avérées: un grand hôtel, de grands magasins
comme La Rinascente, un complexe cinématographique, un centre
de congrès, l’atelier de Dolce e Gabbana, un boulevard appelé avec
emphase ‘promenade’ avec de nombreuses activités commerciales):
“sur le boulevard principal, il y a des espaces publics: les premiers
sont destinés à des commerces de vente au détail, les autres à la cul-
ture. La vie sociale de Milan Santa Giulia se déroulera le long d’une

80 Milan
promenade exclusivement piétonne, longue d’environ 600 mètres,
où l’on trouvera toutes les boutiques et les services utiles; cette nou-
velle “avenue” s’ajoutera aux voies principales de Milan comme
Corso Vittorio Emanuele, Corso Vercelli et Corso Buenos Aires”;
enfin la quiétude, la tranquillité de l’ensemble où, en tout état de
cause, domine la fonction résidentielle avec une offre destinée aux
couches sociales moyennes ou un peu plus élevées, la prévision d’un
vaste parc et de terrains de golf: “le Parc de Santa Giulia donnera
de la qualité à la vie collective et aux relations sociales”. Santa Giu-
lia s’annonce et se vend comme la quadrature du cercle, elle offre
des logements à prix accessible, hors du chaos de la ville et pourtant
suffisamment proches de la ville pour se distinguer du périurbain, à
l’extérieur des limites communales ou de la périphérie des quartiers
dégradés: “Milan Santa Giulia sera une “ville dans la ville”. Toutes
ces structures qui font d’une agrégation d’hommes une communauté
seront présentes de façon à donner vie à un quartier évolué et par-
faitement desservi. Les écoles, l’église, le centre médical, le centre
de congrès, les centres sportifs favoriseront la création d’un milieu
harmonieux et familier”.

Antécédents. L’histoire morphologique de Santa Giulia commence en


2004 quand, suite à la révision du plan d’urbanisme autorisant les volumé-
tries prévues, le propriétaire des terrains, la Risanamento Spa, présente pub-
liquement le plan directeur et les contenus de ce qui semblait le plus grand et
le plus ambitieux projet de transformation de Milan. Dès lors, une campagne
publicitaire lancée tambour battant colore pendant des mois, avec une régu-
larité méthodique, bien des coins de la ville, mettant savamment en lumière,
et progressivement, les différents aspects du projet.
Mais l’histoire de Santa Giulia commence un peu auparavant. Au début
des années 80, le processus de restructuration industrielle de différents
secteurs situés sur le territoire de Milan est engagé. Dans le secteur sud con-
cerné par le Programma integrato d’intervento Montecity-Rogoredo exis-
tent les aciéries Redaelli et Montedison. En 2001, EDF acquiert Montedison,
un groupe industriel et financier italien important et prédispose un premier

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 81


schéma de reconversion du site qui comprend une proposition de révision du
plan d’urbanisme. Peu de temps après, à l’initiative de Montedison s’ajoute les
aciéries Redaelli sur le point d’abandonner leurs activités de production. Les
deux sites sont pris en considération par une société, la Sviluppo Linate Spa,
qui pour la première fois en 1984 propose le développement immobilier et une
mixité de fonctions pour les deux secteurs. Le développement urbain suit une
évolution parallèle, si bien qu’avant 1990 pour les terrains Montedison puis
en 1992 pour les terrains Redaelli, les révisions du plan d’urbanisme sont ap-
prouvées par la municipalité de Milan, sanctionnant le destin multifonction-
nel des deux secteurs.

Force des lieux, faiblesse des instruments. Ces histoires, qui peuvent être
considérées comme les antécédents du projet de Santa Giulia, sont importantes
et, bien que dans la période successive, la campagne immobilière-publicitaire
s’efforce de proposer une image unique de l’intervention, l’organisation du
plan directeur et, plus encore, la phase de réalisation gardent encore les traces
mal dissimulées de cette division d’origine en deux grands contextes.
La force des lieux semble se superposer à la faiblesse des outils: l’artifice
de l’opération immobilière qui renvoie à l’utilisation d’un unique outil, le pro-
gramma integrato di intervento, succombe dans les faits à la genèse binaire de
l’initiative. Par le terme de lieu, nous voulons évoquer une idée de palimpseste
des transformations, l’inertie et la capacité de résistance à des interventions
de reconstruction (comme après un bombardement qui a tout rasé) plus que
de requalification urbaine. Mais nous évoquons aussi l’héritage des acteurs
et des intentions de la transformation, des processus qui ne sont pas la pré-
rogative exclusive des candidats à la promotion d’une opération immobilière
mais sont aussi socialisés dans les organisations et par ceux qui en font partie
comme les techniciens et l’administration de la municipalité de Milan et de
la région Lombardie qui, en interne, ont suivi les différentes phases du pro-
jet. C’est-à-dire qu’il existe une forte inertie de l’interprétation technique du
thème de la transformation urbaine.
La composition du produit. En 1998, après des années d’incertitude sur
l’avenir de ces terrains, l’entrepreneur Zunino acquiert les deux secteurs pour
environ 250 millions d’euro et en 2001, lance la procédure pour la prépara-

82 Milan
tion d’un Programma integrato d’intervento prévoyant la transformation du
terrain dans le cadre d’un programme de développement unitaire. En 2004, le
programme est approuvé et l’Accordo di programma (Accord de programme)
est souscrit entre la Municipalité, la Région et les acteurs privés. En aval de ces
événements qui accompagnent la mutation autant de l’organisation des pro-
priétés que des outils de gouvernance, le projet change de nom et les terrains
jusqu’alors était connus sous le nom de Montecity (du projet Montedison) Ro-
goredo (ex terrains Redaelli) devient ‘Santa Giulia’. La nouvelle appellation
du projet n’a rien à voir avec le passé, aucun tribut n’est versé à la mémoire des
lieux. Et c’est à Santa que serait consacrée l’église prévue dans le projet.
L’ex centrale électrique de la Montedison, rebaptisée Power House et re-
structurée par Norman Foster, préside et inaugure toute l’opération; lieu de
représentation et symbole des ambitions de l’ensemble, le bâtiment est des-
tiné à accueillir débats, expositions, représentations et autres événements cul-
turels. Foster, est aussi l’architecte du ‘Montecity Residence’ (dénomination
dans la langue du marketing du complexe résidentiel déjà cité en forme de
spirale). S’ajoutent dans les carnets de commandes passées aux concepteurs
appelés à contribuer au projet: l’artiste Sol LeWitt pour la réalisation des deux
peintures murales dans la Power House, Arnaldo Pomodoro avec une sculp-
ture à l’entrée; Adian H. Geuze, directeur de l’agence d’architecture West 8
landscape architects à Amsterdam pour le projet de parc, l’architecte suisse
Peter Zumthor pour l’église de Santa Giulia.
La Power House est un hybride entre un Urban Center et la vitrine d’une
agence immobilière. Elle donne une image cohérente de l’histoire: d’une part
Santa Giulia est “une ville dans la ville’ et donc, comme une administration
publique, elle expose une maquette en bois du territoire communal et une
série de projets de transformations urbaines”; la société immobilière crée ici
un lieu public où reproduire à une échelle opportune la maquette de la partie
urbaine où s’insère le projet, elle en présente les caractéristiques et en illustre
les éléments (comme composition d’un système de transformations); d’autre
part, la Power House est le lieu de représentation d’une propriété, celle de la
société immobiliaire, où l’on traite les affaires, où l’on accueille les clients, la
porte devant laquelle ils auraient dû faire la queue dès que ‘l’effet Swatch’ se
serait déclenché.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 83


Variables. En 2006, la municipalité de Milan commence à délivrer les per-
mis de construire. Dès lors la transformation immobilière suit un calendrier
apparemment subordonné aux opportunités commerciales qui s’offrent à Ri-
sanamento: les deux premières parties, les seules réalisées encore aujourd’hui,
sont le centre directionnel, destiné au siège de Sky Italia, et toute la partie
résidentielle adossée au quartier de Rogoredo pour un total di 153.000 m2,
acquis en bloc par un consortium de coopératives de construction pour en-
viron 145 millions d’euros. Tandis que se poursuivent les travaux de réalisa-
tion de la partie résidentielle, à l’occasion de chaque accord préliminaire avec
des entreprises qui choissent d’ouvrir leurs sièges ou leurs points de vente
à Santa Giulia, la campagne publicitaire marque l’évènement et annonce ici
l’arrivée d’une importante chaîne hôtelière; là, d’une boutique de luxe ou d’un
mégastore. Mais, malgré les annonces en rafales, la méfiance des opérateurs
immobiliers augmente au fil du temps. Les promoteurs du projets se fiaient
à un marché en mesure d’absorber n’importe quel produit (surtout l’habitat,
surtout à Milan), mais vendre des résidences de luxe près de la rocade Est de
Milan, dans un contexte encore fortement connoté comme ‘banlieue’, à des
prix qui approchent ceux du centre, n’a convaincu ni les opérateurs, ni les
potentiels acquéreurs.
Par la suite, Risanamento, comme d’autres sociétés immobilières mila-
naises, avant de lancer le vrai ‘coeur’ de Santa Giulia, subit le contrecoup de la
crise économique et accuse vite un manque de liquidités pour pouvoir pour-
suivre l’opération. Si ces derniers mois Risanamento poursuit avec difficulté
les travaux d’urbanisation nécessaires à la livraison des logements, en dépas-
sant aussi des moments de forte incertitude et de tension avec les acquéreurs,
par ailleurs, l’avenir de la partie la plus importante de l’opération, restée sur le
papier, subit différents coûts d’arrêt. Le plus grave étant la décision commu-
nale de Milan de déplacer l’important centre de congrès prévu Santa Giulia sur
l’emprise en voie de mutation de l’ancienne foire de Milan qui fait l’objet d’un
autre grand projet urbain, Citylife. On peut considérer cette décision comme
le dernier acte du drame de Santa Giulia, tel qu’il a été pensé à partir de 1998.
La suite de l’histoire aura des rapports avec des stratégies réparatrices dont on
commence aujourd’hui à parler et que nous exposerons plus avant.

84 Milan
L’âge d’or de Santa Giulia n’a jamais eu lieu. L’agressivité des campagnes
de promotion a certes construit un imaginaire du futur aspect de cette partie
de ville mais n’a jamais vraiment pu mobiliser les capitaux nécessaires à la
réalisation de la partie nord du projet. La Power House, marque aujourd’hui
l’entrée d’une ville inexistante et la frontière d’une grande zone vide, d’un
chantier ouvert et vite arrêté. La décision de la municipalité de dépouiller le
projet d’une fonction considérée stratégique pour la destiner à une opération
qui, semble-t-il, aura meilleure fortune, sanctionne évidemment la fin d’une
saison où le projet a pu compter sur le consensus et l’appui politique du gou-
vernement local.
Aujourd’hui Risanamento est au bord de la faillite et la partie de Santa
Giulia déjà réalisée et habitée est au bord d’un ‘trou noir’: dans ce cadre incer-
tain, les scénarios possibles se multiplient: beaucoup d’opérateurs s’efforcent
d’ entrer dans un processus dont, aujourd’hui plus que jamais, la régie est alé-
atoire: la société est dans la pratique contrôlée par un conseil d’administration
émanant des banques créditrices de Risanamento dont le seul objectif est
de réduire au minimum les dommages pécuniaires et donc à la recherche
d’investisseurs auxquels céder l’opération partiellement ou intégralement.

Fondements d’urbanisme. Pendant les deux périodes qui ont précédé et


suivi la nouvelle appellation de l’opération, un principe qui a des implications
importantes sur les caractéristiques du projet, reste inchangé: les prévisions,
les conditions, la préfiguration des futurs bâtiments sont ségréguées dans deux
secteurs fonctionnels homogènes. Autrement dit, le premier plan détaillé pour
l’ancien terrain Montedison distinguait sept ‘unités d’intervention’ correspon-
dant au même nombre de fonctions principales. La convention entre la Mu-
nicipalité de Milan et Milano Santa Giulia spa distingue neuf ‘unités de coor-
dination de projet’ ayant chacune des destinations fonctionnelles homogènes
et bien distinctes les unes des autres. La façon de distribuer ces mêmes activi-
tés aurait pu être différente; un changement de stratégie dans une autre direc-
tion serait peut-être plus onéreux en terme de gestion de l’opération, mais
contribuerait certainement à une meilleure mixité fonctionnelle et sociale.
A la fragmentation fonctionnelle des unités, suit évidemment celle du
projet dans son ensemble dont la forme unitaire n’apparaît presque seule-

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 85


ment que dans les plans directeurs dont beaucoup de variables de projet ne
sont cependant encore ni préfigurées, ni évaluées. La même fragmentation
est ensuite reconduite, pendant la réalisation par un processus autistique qui
produit d’importantes zones d’ombre:
des parcours de raccord entre les unités fragiles ou inexistants et
donc la création d’espaces ouverts comme des précipices, impratica-
bles, inaccessibles, une circumnavigation impossible, comme ce sera
vraisemblablement le cas de certaines parties du ‘parc’; des parcours
de connexion avec la ville tangentiels à l’emprise du projet, comme
ceux qu’emprunte aujourd’hui qui se déplace à pied de Santa Giulia
vers le nord où sont situés des bureaux et des sièges sociaux et doit
parcourir un chemin de fortune, ensoleillé le jour, sans éclairage la
nuit, serré entre les emprises ferroviaires et des zones industrielles
bientôt à l’abandon.
la composition de partie isolées et de flux ségréguées, comme c’est
déjà le cas des deux parties réalisées: l’île de Sky et l’île résidentielle.
On accède à Sky par une voie privée dont l’accès est réglé par une
barrière commandée à distance et qui ne conduit qu’ à l’entrée de ce
bâtiment, l’accès à l’unité résidentielle à partir de la gare de Rogoredo
comprend un parcours le long d’une route sans arbres, à deux voies
de circulation sur laquelle donnent d’un côté, l’arrière du siège de
Sky, donc sans la moindre ouverture au rez-de-chaussée et entouré
d’une grille; de l’autre côté, un bâtiment actuellement inutilisé avec
des accès murés au rez-de-chaussée et des fenêtres fermées par de
vieux volets en bois aux étages; à la suite, un terrain inoccupé, destiné
à une future opération de logements sociaux.
Mais la division fonctionnelle est strictement subordonnée à celle du
processus de réalisation, aux unités de gestion et de coordination du
projet qui procèdent de façon souvent indépendante et en fonction
non seulement de différents concepteurs mais aussi des multiples so-
ciétés et entreprises.
On peut aussi lire le lourd héritage des principes de l’urbanisme mod-
erne dans l’organisation de l’ensemble.
la séparation entre les bâtiments modestes et importants, la con-

86 Milan
centration des fonctions attractives sur deux pôles (au sud, adossé à
la voie ferrée, Sky et d’autres établissements destinés aux fonctions
tertiaires et d’hébergement; au nord, les bureaux, le multiplexe et le
centre de congrès).
le dessin de la partie sud s’appuie sur un axe central, les fonctions
résidentielles et commerciales étant disposées tout autour.

3.3. Santa Giulia comme chantier habité

Aujourd’hui Santa Giulia est un chantier habité. Les habitants qui y ont
acheté des logements sont arrivés plus tard que ce qui avait été annoncé en
raison des retards du chantier. Les pionniers de Santa Giulia sont souvent
ceux qui ont été contraints de s’installer avant la fin des travaux souvent pres-
sés par le calendrier de vente de l’appartement qu’ils habitaient auparavant.
Ceux qui le peuvent attendent et diffèrent le déménagement à une phase ulté-
rieure, quand le quartier sera habitable. C’est le cas de ceux qui quittent leur
famille pour vivre seuls ou en couple. Les travaux d‘aménagement ne sont pas
encore complétés, mais quelques observations sur la façon dont on habite ces
espaces peuvent déjà être formulées.

Surfaces. Un premier ordre de considérations concerne le traitement des


espaces ouverts. L’élément commun est celui typique d’une surface dure et
glissante, le revêtement extérieur correspond aux sols en résine récemment
beaucoup utilisés à l’intérieur des bâtiments. Donc des espaces ni poreux ni
plastiques, des espaces qu’il est difficile d’utiliser de façon improvisée, des es-
paces qui semblent bien plus suggérer les usages associés aux lieux fermés (le
centre commercial, les lieux d’exposition) que les pratiques caractéristiques
des cours et des rues de quartier. Il s’agit en effet de surfaces cristallisées,
sillonnées par des dessins géométriques qui dans certains cas suggèrent des
parcours préférentiels, dans d’autres cas rappellent le dessin des volumes con-
struits qui les bordent; des surfaces glissantes car elles empêchent de don-
ner des appuis et de retenir ceux qui la parcourent, découragent l’inertie et
l’arrêt.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 87


C’est par exemple le cas des espaces ouverts internes au parcours scandé
par trois ensembles de bâtiments à huit ou neuf étages, disposés en forme
de cour semi ouverte avec, au centre, un autre corps de bâtiment de même
hauteur (ou légèrement plus élevée) que les autres. Ici la surface est uniformé-
ment et complètement pavée, seules varient les couleurs des grandes dalles
carrées du revêtement de sol. Au dessin du pavement, qui joue principalement
sur des nuances de gris, se superpose celui des grilles rectangulaires qui éclai-
rent les parkings souterrains situés au-dessous. C’est aussi pour cela, en plus
des raisons relatives au caractère onéreux de la gestion des espaces verts, que
ces espaces ouverts sont complètement dépourvus d’arbres. Les seuls autres
volumes présents, mis à part ceux des édifices, sont les minces lampadaires
fixés au sol par de gros cubes de ciment et des vasques circulaires ou rectan-
gulaires pleines de terre, avec parfois au centre, des grilles- fenêtres pour les
parkings.
Le boulevard appelé ‘la promenade’ en cours de réalisation, semble aussi
préfigurer des conditions semblables à celles que nous venons de décrire. La
«promenade» est le seul lieu qui fasse l’objet d’espoirs encore thaumaturg-
es, comme si l’achèvement de cette partie du projet était une condition suf-
fisante à ‘faire la ville’ et à conjurer le cauchemar du quartier dortoir. Dans
le projet d’origine, les rails d’un tramway devaient sillonner le pavage de la
surface piétonne, actuellement en cours de réalisation. Cette hypothèse est
aujourd’hui écartée, le boulevard reste piétonnier, ponctué par un système de
miroirs d’eau au raz du sol et longé sur ses côtés par les portiques des immeu-
bles d’habitation qui limitent la ‘promenade’. Sur les portiques donnent des
espaces commerciaux toujours invendus, à l’exception de deux bars qui ou-
vriront sous peu. Sa largeur très réduite ne permet le passage que d’une seule
personne à la fois. Ce n’est pas un espace couvert que l’on peut emprunter en
alternative au boulevard pour se protéger du soleil ou de la pluie, en hésitant
ou en s’attardant devant la vitrine d’une boutique. C’est plutôt la superpo-
sition sans épaisseur d’un dessin plat appliqué sur la façade des bâtiments;
les colonnes ne sont presque plus qu’un décor, le trompe l’oeil d’une galerie
marchande qui n’existe pas. Ceci a probablement un rapport avec la volonté
d’éviter que l’espace couvert ne devienne un lieu d’arrêt ou le bivouac de celui
qui souhaiterait y trouver un abri plus ou moins temporaire. C’est ce qu’atteste

88 Milan
le partage du portique en deux bandes : la position des colonnes crée en ef-
fet deux espaces peu profonds dont la partie externe aux colonnes est offerte
aux regards et au contrôle des promeneurs ou des habitants des appartements
situés aux étages des immeubles qui limitent le boulevard.

Volumes. Un des aspects valorisants des constructions actuelles du pro-


jet concerne l’impression de variété que donne le traitement des surfaces et
des volumes, difficile à trouver ailleurs à Milan, dans des opérations à peu
près contemporaines. Comparé au dessin des réalisations dei Progetti di ri-
qualificazione urbana (Pru) (Projets de requalification urbaine) on note ici la
tentative de produire des effets de distinction, de faire en sorte que chacune
des unités qui composent le complexe soit identifiable par un signe distinctif1.
Les variations sont surtout chromatiques et volumétriques. Les couleurs de
base sont claires, mais en façade des couleurs plus vives font souvent irrup-
tion: la bande d’un même étage est peinte en bleu; l’angle des deux derniers
étages d’un autre bâtiment, en rouge repris pour une façade entière ou les
parapets en maçonnerie de certains balcons. L’autre variable de distinction est
la composition des volumes: la façade est rarement pleine et au même nu, plus
souvent, elle alterne des volumes en porte à faux ou séparés par des failles sur
toute la hauteur du bâtiment. Enfin, le jeu de la distinction concerne la forme
et le rythme des ouvertures qui ne sont presque jamais réguliers ni répétitifs.
Bien sûr les variations sont plus ou moins importantes selon les cas; par ex-
emple les façades arrières des bâtiments disposés autour d’une cour tendent
à être plus monotones, comme celles qui donnent à l’est, vers le vieux centre
de Rogoredo.
Le mécanisme de la variation se déploie et s’oppose à la répétition et à la
production d’une construction et d’une périphérie anonyme pour devenir un
dispositif ostentatoire qui révèle la géographie des logements (plus rares aux
marges de l’aire de projet, plus fréquentes à proximité de la promenade) et des

1. L’exception, dans le cas des programmi di riqualificazione urbana, est réservée aux édifices des-
tinés à des catégories élevées du marché, où dans certains cas la même stratégie est appliquée, il
suffit de penser à la façade des tours résidentielles projetées par Massimiliano Fuksas dans le Pru
Pompeo Leoni, où le caractère imprévisible du rythme des façades, où des terrasses de différentes
dimensions entrent en jeu, est un motif de fierté pour certains résidents.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 89


valeurs immobilières. Le stratagème rappelle, actualisées, certaines expéri-
ences de projet dans les quartiers de logements sociaux construits après la
seconde guerre mondiale, qui visaient à produire un processus d’identification
et d’appropriation des habitants par une diversité des façades et des volumes,
s’inspirant à l’époque des caractéristiques morphologiques vernaculaires.
Certaines de ces expériences ont ensuite été jugées ingénues ou inefficaces.
L’enracinement, l’appropriation et donc la qualité de l’habitat ne peuvent cer-
tainement pas être seulement l’effet de solutions formelles, d’autres condi-
tions sont nécessaires pour ne pas faire d’un quartier résidentiel un lieu ano-
nyme et déserté par les citadins, par exemple: la qualité des services et des
espaces publics, la mixité et la diversité des activités et des fonctions. Dans le
cas de Santa Giulia le risque encouru est peut-être en partie analogue à celui
qui a autrefois brisé certaines ambitions des concepteurs. Dans l’élan vers la
“ville” nous en sommes restés au “bourg” écrivait Quaroni en 1957, dans un
article au titre auto- ironique ‘Le pays des baroques’, mettant en discussion le
projet du quartier Tiburtino auquel il avait participé, en jouant un rôle actif2
(Quaroni, 1957a).
Aux variations de couleurs, de volumes et d’ouvertures correspond un
traitement souvent homogène des façades au rez-de-chaussée. L’organisation
spatiale du nouveau complexe résidentiel dépend de deux boulevards: d’une
part, la promenade et d’autre part, la rue du Futurisme (à l’est de la prom-
enade, vers Rogoredo). Six barres de dix étages, disposés parallèlement à l’axe
du boulevard donnent sur la rue du Futurisme. La séquence des édifices ori-
entés vers le parc forme un écran continu au rez-de-chaussée, interrompu
seulement par les entrées principales et par quelques accès de service mais
complètement dépourvu d’autres ouvertures; traité en bossage rustique, il

2. Quaroni ajoute ailleurs, à propos de la même expérience: on continue à faire précéder, presque
par obligation, le détail au général: le plan de quartier à celui de la ville, comme s’il pouvait avoir une
vie indépendante, sans rapport avec les autres quartiers et la ville entière. (…) Le nouveau quartier
est seulement apparemment l’objet de soins spéciaux des organismes, quels qu’ils soient; de fait, il
finit par s’éloigner, mis à l’écart, séparé de la masse urbaine, abandonné à lui même, sans les services
et les espaces collectifs qui, sont nécessaires à chaque noyau habité et deviennent même indispens-
ables à un quartier qui vient de se constituer, sans traditions, sans un esprit, une âme commune à
tous les habitants, qui cherchent justement dans un centre social ou dans les boutiques l’occasion de
ne plus se sentier seuls, Quaroni, 1957b.

90 Milan
rappelle les contreforts d’un manoir. Le parcours parallèle au boulevard longe
donc un mur aveugle qui s’interrompt seulement à certains points, en cor-
respondance des rampes, protégées par une barrière, donnant accès au parc
surélevé par rapport au boulevard. Donc si les façades sont dessinées selon
un principe de variété, cette variété semble s’interrompre en correspondance
du passage entre espace privé et public, entre le logement et la rue. L’arrière
du bâtiment de Sky présente la même configuration, mais à une autre échelle:
un mur opaque forme un écran de presque six mètres de haut entouré par une
grille d’une hauteur d’environ quatre mètres. Les édifices sont disposés autour
d’une cour, de l’autre coté du terrain, et présentent le même type de traite-
ment au rez-de-chaussée coté rue. Dans le cas des immeubles d’habitation col-
lectif, le mur contient un des deux niveaux des parkings souterrains, auquel
on accède de la rue, du même côté que les entrées piétonnes.
L’effet est par certains aspects surprenant: aucune charge symbolique
n’est attribuée à l’espace des entrées; dépouillées, elles ressemblent à des ac-
cès de service et n’abritent que, bien visibles, les compteurs (de gaz ou élec-
triques). Si l’on pense à certains halls d’entrée des immeubles de Milan, non
seulement ceux du XIXe siècle, mais aussi ceux des années 50 et 60, on est
déconcerté à Santa Giulia par la modestie et la banalité des espaces aux fonc-
tions équivalentes. La rationalité sous jacente pourrait dépendre de facteurs
différents, concomitants: la garantie d’un facile accès automobile (et donc
d’une place dans un parking couvert en sous sol de l’immeuble); le marquage
d’une séparation nette entre l’extérieur et l’intérieur et l‘illusion d’une plus
grande sécurité (le bâtiment est aujourd’hui seulement apparemment moins
abordable et il est très facile d’accéder aux étages); l’optimisation en termes
immobiliers des espaces construits: les logements en rez-de-chaussée sont
difficiles à vendre, il est plus avantageux de destiner ce niveau à des espaces
de parking.

Infrastructure et services: la stratégie de la béquille. A Santa Giulia, on


rencontre le dimanche matin un flot de familles qui se dirigent vers l’est, vers
Rogoredo. D’autres personnes suivent la voie ferrée dans la direction opposée;
quelques uns empruntent un chemin limité par deux grillages et après avoir
parcouru un peu plus d’un kilomètre à pied, rejoignent le quartier du Corvetto,

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 91


au nord ouest de Santa Giulia, au-delà de la voie ferrée, où ils trouveront un
grand magasin d’alimentation ouvert aussi les jours fériés, quelques bancs où
s’asseoir à l’ombre d’un arbre, un kiosque; quelques autres tiennent un chien
en laisse, marche sur une route non goudronnée, large, limitée d’un côté par
la voie ferrée et de l’autre, par des secteurs en voie d’abandon.
Les espaces publics, les espaces verts, les boutiques, les écoles, les ser-
vices de santé pour ceux qui habitent à Santa Giulia sont à chercher et à at-
teindre aux alentours. Pour l’instant, à l’exception du siège de Sky, c’est un
quartier dortoir. C’est le noyau de Rogoredo qui soutient le nouveau complexe
résidentiel dans cette phase que l’on peut légitimement définir de pré-habit-
abilité. Rogoredo souffre cependant de plus en plus d’une surcharge de la de-
mande par rapport aux infrastructures disponibles. L’école de l’enfance est en
cours de réalisation à Santa Giulia. Il n’y a pas d’école maternelle et pas plus
d’école élémentaire. Beaucoup d’enfants d’age scolaire des familles de Santa
Giulia sont orientés ailleurs et accueillis pour l’instant dans les écoles de Ro-
goredo ou dans d’autres écoles de proximité. Il se passe la même chose pour
les équipements: les centres de santé, les exercices commerciaux, l’église. Si
aujourd’hui Santa Giulia survit, c’est parce que Rogoredo sert de béquille, de
façon provisoire.
La logique du moment est celle d’un mécanisme parasitaire par rapport
à la ville existante: le quartier ne fait pas ville et donc n’offre pas de nouvelle
ville (ni donc de nouveaux services) à la ville. Mais l’état du contexte rend
l’appui faible et périlleux. Le risque est qu’à l’image de « la ville dans la ville »
correspondent dans les faits une périphérie aux marges de la ville. La situation
critique est encore aggravée par l’absence substantielle de transport public
pouvant garantir des déplacements aussi internes au quartier, différents du
métro. La présence du métro qui a contribué avec force à rendre le secteur
attractif, tend de fait à anéantir toute autre solution locale et tout autre trajet
du transport public, ce qui produit ou aggrave le risque d’un rapport de forte
subordination au centre ville et donc, l’effet de quartier satellite. Certes il est
encore difficile d’établir clairement si tout cela est à imputer à une gestion peu
avertie de la période du chantier ou si ces difficultés vont perdurer.

Comité: apolitique et communautaire. C’est précisément en raison des

92 Milan
problèmes objectifs de la vie quotidienne à Santa Giulia, que s’est constitué
en 2007 un comité de résidents qui a commencé à demander des comptes
et des solutions à des interlocuteurs de l’administration communale et de
Risanamento spa. L’expérience du comité nous porte à interpréter certaines
caractéristiques des modes d’habiter à Santa Giulia comme des dynamiques,
artificielles ou spontanées, qui tendent à produire des réseaux de relations,
des coalitions, des groupes de pression, des communautés dont la fonction est
plus ou moins instrumentale.
Le comité est animé par peu de personnes, il émane des consortiums de
coopératives concernés par la construction d’une grande partie des quotes-
parts de logements et de commerces. Dans l’histoire de Santa Giulia, le con-
sortium de coopératives a joué par ailleurs un rôle important de médiation
entre les acquéreurs-résidents, d’une part, et les propriétaires ou l’ adminis-
tration, d’autre part. Ce qui ne surprend pas dans un processus d’actualisation
et de réalisation du projet où, à l’exception de la coordination des projets ar-
chitecturaux, ne fait pas l’objet d’une régie globale (ni politique, ni technique),
mais dépend d’un archipel de promoteurs/concepteurs/entreprises de con-
struction qui ont agi de façon indépendante. Le rôle et le type d’action du con-
sortium de coopératives, même dans la phase initiale de définition du projet,
est celui de se porter garant auprès de l’administration de la mixité sociale:
non seulement des résidences de luxe mais aussi des logements à prix moyen,
plus conformes aux principes de justice sociale qui peuvent aussi tenir à cœur
des factions de l’opposition dans l’arène politique communale.
Ainsi, en raison de l’absence d’interlocuteurs intermédiaires, le comité
s’est auto-organisé à partir d’un noyau d’adhérents des coopératives puis s’est
élargi aux résidents qui souhaiteraient représenter le point de vue des pro-
priétaires de logements du secteur libre. Les membres du comité partagent le
même intérêt d’attirer l’attention des acteurs responsables du destin de Santa
Giulia. Ils exigent avant tout le respect des temps de réalisation des aménage-
ments et demandent qu’existent les conditions nécessaires pour la réalisation
d’au moins une partie des fonctions prévues dans le projet d’origine. C’est une
bataille qui se joue sur un enjeu minimum: l’achèvement et la fermeture des
chantiers adjacents aux bâtiments d’habitation et sur un enjeu plus impor-
tant qui vise à écarter l’éventualité que Santa Giulia ne devienne un quartier

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 93


monofonctionnel, dépendant de Milan ou pire, de Rogoredo.
Les membres du comité renoncent de façon déclarée à défendre les po-
sitions et les valeurs d’une tendance politique spécifique. Selon un pacte ta-
cite, les questions de politique nationale sont proscrites des discussions du
comité dont la fonction est au contraire très pragmatique: il a réalisé un forum
sur le web pour mettre en commun des informations et des expériences des
habitants; il a produit des documents qui ont obtenu un bon écho dans les
médias et dans lesquels les images du produit immobilier en phase de promo-
tion étaient efficacement rapprochées de celles du chantier en cours, suscitant
ainsi la réaction et une première mobilisation des pouvoirs publics locaux; il a
organisé des dimanches écologiques où les habitants ont été invités à prendre
soin des espaces publics de Santa Giulia et à se rencontrer; il veut revoir le
système de gestion complexe des espaces publics actuellement administrés
par des organismes qui réunissent les copropriétés situées du même côté des
routes (super copropriété) mais aussi toutes les copropriétés confédérées (hy-
per- copropriété), selon un système pyramidal de représentation qui n’est en-
core ni complètement défini, ni expérimenté.
Une auto organisation forcée qui est moins ’effet d’une volonté partagée
de gouverner et de prendre soin du bien commun, que le résultat des défail-
lances des acteurs publics et privés concernés par l’opération et qui tendent
à se débarrasser des charges de gestion des parties communes et des espaces
publics. Pour le comité s’occuper de tout ça suffit, il n’y a ni le temps, ni la
place pour autre chose.
Les interlocuteurs du comité, plus que des représentants des institutions
décentralisées sont plutôt des acteurs impliqués à l’origine probablement de
façon informelle. Face à l’urgence de la situation, les demandes formulées
par le comité apparaissent raisonnables, mais soulèvent des interrogations
générales sur la tendance diffuse des pouvoirs publics (qui à Milan devient
parfois une habitude) à traiter directement avec les comités et institutions
sub-locales, au cas par cas. Ce jeu à somme nulle tend à limiter les occasions
de débat public et à distribuer les ressources de façon inefficace et inique du
point de vue du gouvernement de la ville entière.
C’est notamment le cas des questions de sécurité urbaine quand les forces
de police de tous ordres et niveaux sont déployées et concentrées dans un seul

94 Milan
endroit pour défendre la tranquillité publique ou bien sont appelées à proté-
ger des quartiers où la situation n’est pas très critique mais où la population
a demandé avec plus de virulence la présence des forces de l’ordre. Bien qu’à
Santa Giulia le thème ne soit pas encore à l’ordre du jour, les positions des
habitants et de certains membres du comité, expriment déjà une demande
préventive d’attention et de surveillance:

“Il n’y a pas de vrai problème de sécurité à Santa Giulia, mais il est toujours mieux
de demander une vidéo surveillance et des patrouilles. Si ensuite ça ne sert pas, tant
mieux”.

“Depuis un peu plus d’un an, il y a des rondes de police, c’est une chose positive qui
garantit une meilleure tranquillité, mais je voudrais plus de sécurité et pour cela je
suis disposé à mobiliser des formes de surveillance privées”.

3.4. Santa Giulia entre whishful thinking et marginalité

Dans l’imaginaire de ses habitants, Santa Giulia reste un endroit où il est


possible de satisfaire contextuellement diverses exigences, souvent incom-
patibles: le calme, inexistant à proximité du centre ville; des logements d’une
surface impossible à trouver ailleurs ou bien, plus près du centre, à des prix
inaccessibles; des conditions de cohabitation civile dès l’origine: c’est le rôle
presque pédagogique que s’est donné le comité. Le comité semble animé par
une double finalité: d’une part, la défense d’un placement et donc la protection
de la valeur immobilière des logements acquis, pourtant gravement menacée
par une situation de crise et de grande incertitude; d’autre part, faire vivre le
quartier comme moyen d’atteindre des conditions minimales de qualité de
l’habiter: l’éducation environnementale au nettoyage de la voirie et au soin
des rares espaces communs; la construction de relations et d’amitiés dans un
quartier qui se sent pionnier et sous bien des angles, avant garde solitaire; et
peut-être aussi pour donner plus de consistance et donc un meilleur fonde-
ment au système compliqué de gestion des espaces et des activités.
Comme nous l’avons anticipé, le thème de la sécurité n’est pas un prob-

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 95


lème explicitement posé, bien que certains membres du comité demandent
une attention particulière aux autorités préposées (services de police). Parce
que Santa Giulia est encore et surtout un chantier habité et pas encore une
ville, certaines questions ne sont pas encore à l’ordre du jour. D’autres de-
mandes sont au contraire suscitées par la présence des chantiers, une condi-
tion toutefois perçue comme anormale et passagère.
D’une part, la prise en compte des risques que comporte un accès peu réglé
aux terrains en construction est constante; en l’espace de quelques mois les
systèmes de clôture ont été fortement renforcés et rigidifiés. Ceci est peut être
en rapport avec les évolutions plus récentes de la propriété qui font penser à
une longue période de suspension du chantier et donc au risque d’occupation
informelle des terrains.
D’autre part, les habitants partagent l’impression que dans la première
période où l’on habite un nouveau quartier, il est difficile de savoir si le vis-
age d’une personne que l’on rencontre dans une cage d’escalier est celui d’un
voisin de fortune ou d’un intrus et il est presque impossible d’exercer un con-
trôle social. D’autant plus que la présence des chantiers explique les allées et
venues continuelles de gens inconnus.
Quelques vols ont eu lieu, surtout dans les parkings souterrains, pourtant,
les habitants de Santa Giulia semblent savoir co-habiter sans s’alarmer dans
des conditions de relative confusion par rapport à la situation plus stable et
codifiée d’un ‘espace urbain achevé’ fonctionnant depuis longtemps. Il ne
s’agit pas, je crois, d’habitants plus téméraires que d’autres, mais de considér-
er que le niveau de contrôle habituel ne peut pas s’exercer dans certaines situ-
ations; une sorte d’exposition à l’incertitude et au changement (des espaces,
de ceux qui les peuplent) que la ville donne rarement l’occasion de connaître.
Somme toute, certains problèmes sont encore latents: que deviendront
les espaces commerciaux? S’ils restent vides, qu’est-ce qu’ils pourraient de-
venir? En outre, l’absence de certaines fonctions d’intérêt collectif qui pour
l’instant, est considérée temporaire, est précisément ce qui fait de Santa Giu-
lia un lieu “hors la ville” et donc étranger aux tensions qui pourraient surgir
de la cohabitation entre des foncions et des activités qui ne sont pas toujours
complémentaires. Si dans le programma di riqualificazione urbana Pompeo
Leoni la proximité de la discothèque et de plusieurs bâtiments aux destina-

96 Milan
tions multiples en cours de réalisation génèrent une confusion (acoustique,
sanitaire et sociale), Santa Giulia ne connaît pas encore ces difficultés et tout
compte fait, nul ne sait si elle pourra un jour bénéficier de ce privilège. Ici, les
préexistences, la ville héritée consistent en un quartier de logements réalisé
au cours des années quatre vingt dix à Rogoredo et qui soutient généreuse-
ment les premiers pas de l’encombrant nouveau complexe en prêtant écoles,
centres de santé et exercices commerciaux de petite et moyenne dimension.
La voie ferrée qui limite le site, frontière mais aussi point d’arrivée de la ligne
de métro est pour l’instant la seule infrastructure qui rapproche le quartier de
la ville. Le terrain vague adossé au nouveau complexe qui aurait dû accueillir
des établissements de luxe n’est pour l’instant pas un far west, mais seulement
une sorte de ‘couronne verte’ qui sépare de lieux ou quartiers bien plus prob-
lématiques que Santa Giulia. Un habitant nous dit:

“En ce qui concerne la partie nord, il est évident qu’il n’y a plus les conditions pour
vendre des biens immobiliers à 7000 ou 8000 euro le m2. L’hypothèse actuelle est la
réalisation du palais de Justice: il y aurait la place; pour moi c’est bien comme ça;
au lieu de la spirale de Foster, il y a des faisans et des hérons. Ca ne me déplait pas.
Mais comme Zunino a payé ce petit prés des dizaines de millions d’euros, ils doivent
forcément faire quelque chose. En tant que comité, on fera en sorte de ne pas être trop
pénalisé par des volumétries nouvelles et excessives”.

Dans le regard de certains habitants, paradoxalement, Santa Giulia est en


état de grâce, même si cet état est bref et fictif, en équilibre précaire entre les
espoirs soulevés par l’image initiale et la solution aux problèmes intervenus
by doing. Personne ne se résigne, personne ne croît vraiment que les choses se
passeront mal, tant que cela ne sera pas indéniable et évident. C’est-à-dire que
prévaut le désir que s’avère le meilleur scénario, souvent en dépit des signes
qui affleurent du contexte. Cet optimisme obstiné est peut-être moins ingénu
qu’il ne le semble: nombreux sont ceux qui à Santa Giulia n’ont pas seulement
réalisé un choix de logement, mais aussi un choix de vie qui semble difficile-
ment réversible; les coûts d’une réflexion seraient trop élevés, autant du point
de vue économique que peut-être, du point de vue existentiel. La stratégie de
survie consiste donc à se convaincre d’avoir agi correctement et à défendre sa

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 97


propre décision face au reste du monde. Mais ceci implique de mettre tout en
œuvre pour que Santa Giulia ne sombre pas, que ne parte pas en fumée un
investissement immobilier qui a souvent coûté des sacrifices. Cette conviction
est peut-être ce qui soude le plus solidement les membres du comité de quart-
ier. Et ceux qui n’adhérent pas à cette stratégie en reproduisent la matrice en
version familiale: les cas fréquents d’habitants qui, après un déménagement
à Santa Giulia ont demandé à leurs parents proches d’acheter eux aussi un
logement dans le quartier, pour conforter une rassurante homogénéité de la
communauté établie. En perspective, s’évanouissent aussi les peurs les plus
classiques concernant la sécurité urbaine:

“Notre quartier est fait de logements beaux et agréables. Marcher rue du Futur-
isme ou sur la Promenade peut permettre une bonne qualité de vie. Certes, la qualité de
la vie c’est toi qui la fais, selon la façon dont tu vis, de qui tu es. Mais s’impliquer dans
le nouveau quartier peut aider à le rendre vivant, à dépasser l’insécurité policière. La
vraie sécurité pour moi c’est de sortir, de rencontrer les autres: le quartier ce sont les
gens qui le font. En périphérie c’est plus difficile, mais ce n’est pas impossible. Ce qui
compte, ce sont les tentatives de socialisation”.

Et pourtant le risque que Santa Giulia devienne un quartier aux marges de


la ville n’est pas éloigné, non seulement pour sa position, mais pour son profil.
Les programmi di riqualificazione urbana (Pru) ont au moins et forcément
une armée de destinataires et donc aussi de formes et de matériaux de con-
struction. A Santa Giulia, dans des conditions de plus grand éloignement des
fonctions urbaines supérieures, c’est la monotonie qui risque au contraire de
prévaloir. La béquille c’est Rogoredo, et certes pas la ville limité par la rocade,
comme c’est le cas du programma di riqualificazione urbana Pompeo Leoni.
Pour essayer d’anticiper certains aspects futurs, un exercice implacable
mais utile est celui de la remémoration des évènements: d’abord les images
scintillantes du projet lancé il y a seulement deux ans: la ville dans la ville, la
métropole au vert, la world class city; puis un ensemble consistant de con-
structions conventionnées, des travaux d’aménagement inachevés à la charge
d’une société en faillite, une grande partie du projet à repenser où l’on prévoit
la localisation de fonctions publiques (la justice), hors du marché immobilier.

98 Milan
Le libéralisme débridé de l’opération a conduit de fait, dans ce cas comme dans
d’autres, à la nécessité d’investissements publics de compensation; le market-
ing territorial du projet contraste aujourd’hui avec une déclinaison datée et en
urgence du projet public; un peu comme les travaux d’infrastructures financés
par project financing ou le partenariat public-privé de certains grands projets
de transformation résolus par des investissements publics réparateurs.
Quel est le destin de Santa Giulia? Est-ce que les couches moyennes qui
l’habitent le sauveront? Est-ce que le désir de vivre dans un quartier bien,
exprimé et mis en pratique par le comité de résidents, suffira à en sauvegarder
le profil, les caractéristiques et la perception de ses habitants? Les problèmes
les plus actuels de sécurité à Santa Giulia sont aujourd’hui ceux-ci.

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 99


100 Milan
Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 101
Promesses de projet et réalisations; images en confrontation

102 Milan
bâti
logement
commerce
espace public
minéral
espace public
végétal

Santa Giulia. De la ville d’avant garde au quartier périurbain 103


104 Milan
Canonica Sarpi.
Un quartier historique en fuite du présent

Raffaele Monteleone et Lidia K. C. Manzo1

4.1. Canonica Sarpi: genéalogie d’un quartier historique

Le quartier Canonica Sarpi est limité par les frontières dessinées par le
boulevard Montello, les rues Canonica, Ceresio et Procaccini. C’est un quartier
historique, situé entre l’Arc de la Paix, l’amphithéâtre de l’arena, Porta Volta
et le Cimetière Monumental. Il se situe derrière le parc Sempione, à proximité
du centre historique et du quartier de la foire, il est aujourd’hui connu comme
le quartier chinois de Milan. Cette zone de la ville a toujours eu une identité
marquée, reconnaissable dans son tissu urbain. Le tracé des voies principales
a maintenu à peu près inaltéré l’allure d’origine: la présence de vieux im-
meubles à coursives avec des espaces pour des laboratoires d’artisanat et une
connotation sociale artisanale et populaire qui seulement au cours de cette
dernière décennie ont été menacées par la tendance du marché immobilier
à la requalification (Farina et al., 1997). Cette partie de ville est en effet très
convoitée, située sur un l’axe qui relie “Citylife” à la “Cittadella della Moda”
(la citadelle de la mode) près du secteur Garibaldi), deux des plus grands et
des plus controversés projets urbains de Milan aussi réalisés dans la perspec-
tive de l’Expo 2015.
Le quartier a un passé très ancien; les premiers témoignages historiques
de cette urbanisation remontent à l’époque préromaine, quand un axe viaire

1. Les auteurs ont réalisé la recherche ethnographique en commun, les interviews citées ont été
réalisées par Lidia K. C. Manzo, tandis que Raffaele Monteleone s’est chargé de l’analyse des docu-
ments.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 105


correspondant au tracé de l’actuelle rue Canonica reliait Milan à la celtique
Golasecca, important nœud d’échanges commerciaux entre le nord et le sud
des Alpes. A l’époque romaine, la rue a pris une plus grande importance et
le long de cette voie s’est développé un réseau dense de fermes autour des-
quelles s’organisait le travail rural. La production agricole a été constante pen-
dant tout le Moyen Age; le bourg situé à l’extérieur des remparts de la ville
était identifié sous le nom de “Borgo degli Ortolani”2 (Farina et al., 1997).
L’organisme était organisé en lots étroits et rectangulaires avec, à l’arrière, les
terrains destinés aux activités agricoles, tandis que les bâtiments donnaient
sur la rue. L’habitation était située à l’étage supérieur des établissements, tan-
dis qu’au rez-de-chaussée de petits portiques, des locaux pour les boutiques
et les cages d’escalier s’ouvraient sur cour, utilisée à la fois pour des activités
agricoles et artisanales.
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIX° siècle que le secteur a
connu un véritable processus d’urbanisation, inséré dans le contexte plus gé-
néral d’édification des territoires situés à l’extérieur des remparts de la ville.
L’ancien bourg paysan a été fortement construit, des usines et de nombreuses
habitations économiques avec des solutions à coursives se sont installées.
L’affirmation de l’économie industrielle a révolutionné et façonné le quart-
ier; les habitations “populaires” accueillaient la croissance démographique
soutenue par l’arrivée de nombreux travailleurs provenant des campagnes
ou de territoires plus pauvres. Farina et al. (1997) soulignent comment la
présence importante de l’industrie et de habitat ouvrier et son insertion dans
les tissus ruraux et artisanaux d’origine n’ont pas complètement dénaturé,
à la fin du XIX° siècle, certaines caractéristiques préexistantes constitutives
comme la composition en petits espaces et l’association des fonctions résiden-
tielles et productives.
Pendant les vingt premières années du XX° siècle, le quartier s’insère dans
les développements radiaux de Milan et est intégré au tissu urbain consolidé:
de nombreux équipements publics citadins (comme la caserne de pompi-
ers, la centrale de la société électrique, le dépôt de la société municipale des

2. Plus tard le quartier a été désigné par le toponyme dialectal “el borgh di scigulatt”, littéralement
“le bourg des producteurs d’oignons”.

106 Milan
tramways) et des établissements industriels (garages et ateliers d’artisans)
se mélangent dans un tissu mixte résidentiel et productif. Dans le cadre des
transformations décrites, elle maintient une structuration autonome, interne
à l’espace et une identité propre renforcée par la coupure nette avec le centre
historique, marquée par la présence du Parc du Sempione et du Cimetière
Monumental.
A partir des années vingt, la rue Paolo Sarpi devient la localisation privilé-
giée des activités commerciales et acquiert une grande importance et une cen-
tralité dans l’économie spatiale du quartier. Sur cet axe commercial important
sont principalement construits des “maisons à loyer”, c’est-à-dire des édifices
à plusieurs étages sur cour intérieure avec les façades sur rue, des boutiques
au rez-de-chaussée et une stratification sociale verticale des habitants3.
A la fin des années vingt, un premier noyau d’immigrés chinois provenant
de France et originaires de la province du Zhejiang4 s’établit rue Canonica.
Les caractéristiques populaires du quartier, avec ses nombreux ateliers et
boutiques et l’accès économique aux logements favorisaient l’intégration des
immigrés chinois, comme des nombreux migrants italiens à la recherche de
travail. L’enracinement et le développement progressif de la communauté
chinoise de Milan commence avec cette première intégration dans ce quartier
qui deviendra les années suivantes, une des nouvelles destinations de la dias-
pora chinoise en Europe. Cette présence – dont nous nous rendrons compte
de façon détaillée dans le prochain paragraphe – deviendra au fil du temps un
élément qualifiant l’identité de cette partie de ville.
Après avoir commencé par exercer de petites activités de commerce am-
bulant, les chinois du quartier Canonica Sarpi se consacrèrent au travail de

3.Le premier et le second étage sont destinés aux couches moyennes, tandis que les étages supérieurs
et les combles sont loués aux couches populaires salariées.
4. Le Zhejiang ou Cho-kiang est une province de la République populaire de Chine qui donne sur la
mer de Chine orientale. Le terme Zhejiang était l’ancien nom du fleuve Qiantang, qui traverse Hang-
zhou, le chef lieu de la province. En particulier, l’arrière pays de la ville de Wenzhou, dans le Zhejiang
méridionale, où se trouvent les villages d’origine des chinois établis en Europe, est une zone dont
la vocation entrepreneuriale est enracinée socialement depuis toujours en Europe. Les premiers
germes du capitalisme à l’époque Ming et Qing se sont développés précisément dans le Zhejiang, la
première banque privée de la Chine populaire a été ouverte à Wenzhou en 1988 (Ceccagno, 1998).
Au cours des années quatre-vingt le “modèle de Wenzhou”, basé sur l’initiative privée, la production
à bas prix et la vente ambulante, a été considérée comme un bon exemple de développement local
autonome, indépendant du soutien du gouvernement central (Cologna et Mancini, 2000).

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 107


la soie (en particulier à la fabrication de cravates), grâce à la proximité des
établissements industriels de Comasco. Le tissu urbanistique caractérisé par
a forte concentration d’ateliers dans des cours avec des habitations adjacentes
et la présence dans le quartier de nombreux ateliers de couture italiens favori-
saient l’intégration de nouvelles activités chinoises dans le domaine du textile
puis dans l’artisanat du cuir.
Successivement, à partir des années cinquante, le quartier a connu différ-
entes transformations urbanistiques significatives, les projets de reconstruc-
tion de l’après guerre ont été les principaux vecteurs d’un premier processus
de gentrification: de nouvelles constructions plus denses et certains bâtiments
destinés à des milieux sociaux assez élevés se sont lourdement substitués, su-
perposés ou associés aux typologies préexistantes d’habitat et de production.
Il faut souligner comment la communauté chinoise avec ses formes spécifiques
d’organisation sociale, économique et ses usages de l’espace urbain a contribué
à la conservation de la structure socio-morphologique d’origine du quartier,
caractérisé par la coprésence et le mélange des lieux de travail et d’habitation.
Farina et al. soulignent un certain “niveau de congruence entre d’une part, une
configuration matérielle du quartier, consolidée et stable et d’autre part, une
population, chinoise, avec une organisation socioéconomique et de l’habitat
spécifique. Les différentes typologies historiques, la maison à coursive ou
la maison à loyers (…) sont des éléments physiques et morphologiques qui
représentent des ressources importantes pour les nouveaux arrivés”.
Même si les nouveaux bâtiments de l’après-guerre avaient introduit
quelques discontinuités architectoniques et sociales, la permanence des car-
actéristiques traditionnelles de la forme urbaine a fait du quartier un milieu
très vital et articulé, avec un bon mélange de lieux, d’acteurs et d’activités.
Pendant toute la période des “Trente glorieuses”, le quartier s’est développé
en s’appuyant sur la cohabitation et la coprésence de populations et de fonc-
tions différentes: en d’autres termes, il s’est constitué comme un lieu et un fait
“urbains” au sens propre.
Au cours des années quatre vingt, l’explosion du marché immobilier et
la tertiarisation du centre transforment profondément les quartiers histo-
riques milanais et la ville entière: des dynamiques spéculatives et de valorisa-
tion immobilières provoquent l’expulsion des habitants et leur remplacement

108 Milan
dans de nombreux quartiers du centre. Ces processus ont concerné le quartier
Canonica Sarpi en retard et ne sont devenus visibles qu’à la fin des années
quatre vingt. La réévaluation immobilière incite à la requalification d’anciens
bâtiments populaires que les sociétés immobilières placent sur le marché
comme des immeubles du “vieux Milan”, la crise de la production industrielle
forme de vastes friches; le système commercial du quartier se transforme et
accompagne le renforcement de la voie Sarpi comme une rue d’importance
citadine.
A la fin des années quatre vingt et au début des années quatre vingt dix,
les dimensions et les caractéristiques de la présence chinoise dans le quartier
changent: aux ateliers d’artisanat (textile et maroquinerie), s’ajoutent des exer-
cices commerciaux publics (restaurants et bars), des commerces alimentaires,
de sacs et le premier import/export de produits chinois (Novak, 2002). A la fin
des années quatre vingt dix, on assiste à une accélération du développement
commercial du secteur Canonica Sarpi et à une transformation de sa struc-
ture et de son organisation interne. Plusieurs facteurs favorisent la multiplica-
tion et la différentiation des activités chinoises: la crise des petites boutiques
de quartier et la nouvelle loi sur le commerce5 qui simplifie l’ouverture de
petites activités, le renforcement et la stabilisation de l’immigration chinoise
à Milan. Enfin, ces dix dernières années, une évolution ultérieure du système
commercial dans le quartier a eu lieu avec l’entrée de nouvelles activités gérées
par des chinois, principalement focalisées sur le trading en gros du vêtement,
des chaussures et de la maroquinerie. Ces activités ont peu à peu remplacé
le commerce de détail et les ateliers d’artisanat italiens en payant des pas-
de-porte à des prix très élevés pour acquérir des espaces souvent assez mal
situés, à des emplacements peu attractifs d’un point de vue commercial. Pour
comprendre ces dynamiques, il faut cependant croiser l’histoire des lieux et

5. Le décret D. Lgs. 114/1998 “Riforma della disciplina relativa al settore del commercio, a nor-
ma dell’articolo 4, comma 4, della legge 15 marzo 1997, n. 59” (réforme de la discipline relative au
secteur commercial, article 4, comma 4 , de la loi du 15 mars 1997, n°59) et le décret successif D. Lgs.
223/2006 “Disposizioni urgenti per il rilancio economico e sociale, per il contenimento e la razion-
alizzazione della spesa pubblica, nonché interventi in materia di entrate e di contrasto all’evasione
fiscale” (dispositions urgentes pour la relance économique et sociale, pour contenir et rationaliser
les dépenses publiques, et interventions en matière de recettes et de lutte à la fraude fiscale) ont
réformé la législation sur le commerce et sur la libre concurrence de notre réglementation.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 109


celle de la population et situer la micro histoire urbaine que nous sommes
peu à peu en train de tracer dans le cadre plus vaste des métamorphoses du
contexte social et économique, afin d’expliquer et de saisir les relations entre
l’évolution du quartier, les acteurs qui le peuplent et l’utilisent, le framing des
problèmes et des questions émergentes et les politiques publiques mobilisées
et mises en œuvre pour les affronter.

4.2. China (sans) Town: quels rapports entre place et people?

Le quartier Canonica Sarpi est resté pendant plusieurs années le princi-


pal, presque exclusif, secteur d’accueil de la population chinoise à Milan. La
permanence de cette forte concentration spatiale s’explique par les besoins
de proximité de l’économie ethnique et informelle, en plus de l’enracinement
de liens de solidarité entre tongxiang (individus issus de la même région) au
niveau du quartier. Il faut dire que la présence chinoise a toutefois été très
limitée jusqu’au milieu des années quatre vingt, se stabilisant à une hauteur
d’environ 500 résidents, dont la majorité était à une étape avancée de leur
carrière migratoire, certains étant même en Italie depuis trois ou quatre gé-
nérations, comme dans le cas de la minorité des lao huaqiao, les “vieux cita-
dins chinois à l’étranger” qui se sont installés à Milan dans les années vingt
(Cologna et Mancini, 2000). C’est seulement au cours des années qui suivent
l’ouverture des frontières de la République Populaire de Chine, que le flux
migratoire vers l’Italie s’est accru numériquement, aussi grâce aux conditions
relativement favorables à l’insertion en Italie, ce pays devenant seulement
alors, une destination privilégiée de l’immigration étrangère. En 1995, juste
après la promulgation du décret-loi sur l’immigration, on enregistre un pic
des arrivées de citadins chinois provenant principalement d’autres pays euro-
péens et se rendant en Italie dans l’espoir de sortir de la clandestinité. Les rap-
prochements familiaux, les taux de croissance naturels et les flux de nouvelle
immigration expliquent des taux de croissance élevés: en sept ans, de 1999 à
2006, la population immigrée chinoise de Milan a presque doublé, passant de
7.494 résidents en 1999 à 13.095 en 2006. Selon les estimations actuelles, la
communauté compte aujourd’hui entre 18.000 et 20.000 personnes6.

110 Milan
A partir du début des années quatre vingt dix, le quartier Canonica Sarpi
n’accueille plus qu’un tiers des chinois résidant à Milan, désormais relative-
ment distribués sur le territoire, en particulier dans les zones périphériques
de la ville, au nord de la gare centrale, boulevard Monza, boulevard Padova ou
bien dans le secteur Certosa. Un des principaux vecteurs de cette dispersion
sur le territoire citadin a été la recherche d’habitations et d’ateliers à des coûts
accessibles pour l’entreprenariat de subsistance qui caractérisent souvent la
première insertion des immigrés chinois (Novak, 2002).
Aujourd’hui le quartier Canonica Sarpi est fermé en fait aux nouveaux
arrivants: les logements atteignent des prix au m2 beaucoup plus élevés que
dans certains quartiers plus extérieurs comme Bovisa ou Affori (Cologna,
2002b: 29). Par ailleurs, la vocation productive du quartier s’épuise: “les ate-
liers s’installent avec des difficultés toujours croissantes soit parce que cer-
tains processus récents de valorisation immobilière limitent l’offre d’espaces
appropriés, soit parce que s’accroît l’intolérance des résidents (…)” (Novak,
2002). Gérer une habitation-atelier dans ce quartier n’est plus rentable: les
coûts de location sont trop élevés, la production directe a des marges de gain
limitées et il devient plus avantageux d’investir dans des activités plus renta-
bles comme le commerce en détail ou le trading en gros.
Actuellement la population chinoise qui réside dans le quartier ne dépasse
pas 8%, face à 92% d’habitants italiens. L’étiquette de “Chinatown” souvent
utilisée par la presse et dans le débat politique pour identifier ce secteur de
la ville apparaît pour le moins discutable ou même, complètement inexacte.
L’installation de la communauté chinoise a en effet des caractéristiques dif-
férentes des traditionnelles Chinatown du monde. La définition de “China-
town” implique en effet la prédominance numérique de la population chinoise
dans un quartier déterminé, son autonomie élevée et sa forte séparation de la
société d’accueil. Ce modèle fait penser aux grands quartiers chinois où non
seulement toutes les boutiques et leurs clients mais aussi, la majorité de leurs
habitants, sont chinois.

6. Approximation basée sur les données fournies par le Bureau des statistiques et de l’Etat civil de
la municipalité de Milan. Le Ministère de l‘Intérieur estime que les irrégularités atteignent au maxi-
mum 33% auprès des immigrés chinois, cf. Ministero dell’Interno 1998.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 111


Au contraire, la plupart des chinois qui travaillent dans le secteur Sarpi
n’y habitent pas, et désormais le quartier n’accueille ni la majorité absolue,
ni la majorité relative, des résidents chinois de Milan. La fréquentation est
très hétérogène et on ne peut certainement pas définir cette partie de ville
comme un “ghetto ethnique”. Plutôt, comme l’affirme Christian Novak, “les
commerçants chinois qui utilisent le quartier, l’habitent peu; tandis que les
italiens qui habitent le quartier, l’utilisent peu”7. Le rapport entre fonctions,
espaces et usages “publics” et “privés” dans ou du quartier, et la tendance à
les considérer comme des éléments concurrents (ou bien, comme nous le ver-
rons, qui s’excluent mutuellement) a produit ces dernières années une tension
constante, entre place et people, qui a fait l’objet de mesures spécifiques de la
part de l’administration publique qu’il est intéressant d’observer, aussi pour
une mise en perspective.

4.3. La naissance de la vente en gros chinoise n’est pas (seulement)


une question de quartier

Comme nous l’avons vu, à partir des années quatre vingt dix, les flux mi-
gratoires provenant de la Chine vers l’Italie augmentent tout comme les flux
de marchandises et les importations de produits chinois en Italie et ailleurs.
La production artisanale chinoise dans les secteurs textile et de la maroquin-
erie qui était installée historiquement dans le quartier Canonica Sarpi cesse
d’être rentable par rapport au commerce en gros et en détail de produits finis
importés directement de Chine. Des fabricants chinois installés en Italie se
sont souvent transformés en intermédiaires de biens de consommation fab-
riqués dans leur patrie d’origine et commercialisés en Italie (Bàculo, 2006).
Au niveau national, la majorité des entreprises individuelles chinoises8 qui
se concentraient dans le secteur de la production textile–habillement a pro-

7. Verbatim extrait d’une interview avec Christian Novak, professeur de Analyse urbaine au Politec-
nico de Milan.
8. L’entreprenariat chinois est le second en nombre en Italie après l’entreprenariat Marocain. En
2005, on comptait 21.743 entreprises individuelles chinoises. La Lombardie est la seconde région
italienne, après la Toscane, pour la concentration d’entreprises dont les propriétaires sont chinois
(Bàculo, 2006).

112 Milan
gressivement perdu du poids. Une évolution analogue s’est produite dans les
secteurs du cuir et du tannage. Parallèlement le pourcentage d’entreprises
commerciales chinoises actives a augmenté: de 19,8% en 2000, on est passé
à 46,5% en 2005 (ibid.: 14). La quantité de produits provenant de la Chine a
progressé au fil des années. Les migrants chinois installés en Italie (et en Eu-
rope), en se transformant en importateurs sont devenus le moteur du dével-
oppement (ultérieur) de leurs régions d’origine. La ville de Wenzhou et toute
la province du Zhejiang, dont provient la majeure partie de la population
chinoise de Milan, sont devenus les centres les plus importants de produc-
tion et d’exportation de la confection, de jeans, de pulls et chaussures, qui
constituent en effet les produits de référence du trading en gros du quartier
Canonica Sarpi. Comme le soutient Bàculo (2006), la nouvelle figure professi-
onnelle qui s’affirme parmi les immigrés chinois joue en même temps le “rôle
d’entrepreneur en Italie et d’importateur ou de bénéficiaire des importations
de la Chine ”.
Dans ce contexte, la fermeture progressive des petites activités commer-
ciales et artisanales italiennes dans le quartier, pénalisées par l’impact de la
grande distribution et par des emplacements dans des voies secondaires par
rapport à l’axe du shopping de la rue Paolo Sarpi, favorise l’installation de
nouvelles activités commerciales chinoises dans des établissements qui ont
été relevés et aussi acquis au travers de prêts fiduciaires, très fréquents dans
la communauté chinoise entre parents ou personnes d’une même région. A
côté des commerces de détail et des services s’adressant autant à la clientèle
chinoise qu’à la clientèle italienne, se développent les trading en gros, avec
des magasins qui sont un peu plus que de simples points de vente et devien-
nent des lieux de référence importants pour le monde de la vente ambulante,
italienne et étrangère (Cologna, 2002b).
Pour comprendre et analyser l’expansion du commerce chinois en gros
dans le quartier Canonica Sarpi, il faut aussi tenir compte d’un facteur: la loi-
cadre 114 de 1998 déjà citée qui, intégrant les orientations de l’ordonnance
communautaire pour la défense de la concurrence et de la libre circulation
des marchandises et des services, réforme le champ des activités commercia-
les dans le sens d’une simplification bureaucratique et d’une libéralisation.
Cette loi favorable aux entrepreneurs (y compris chinois) désireux d’initier

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 113


une activité commerciale leur a ouvert de nouvelles opportunités. En particu-
lier l’article. 3 du décret introduit d’importantes dispositions sur les condi-
tions pour l’ouverture d’un commerce, les distances minimums entre activités
commerciales, la liberté d’assortiment de marchandises, les quotas de marché
régional, en encourageant la liberté d’entreprise et la concurrence. La Ré-
gion Lombardie, en traduisant la norme nationale avait à sa disposition, avec
la loi régionale 14 de 1999 et le plan d’urbanisme, des outils qui auraient pu
permettre de distribuer les différents types d’activités commerciales dans les
aires urbaines mais qui n’ont pas été utilisés comme il se doit. Le décret
législatif précisait en effet que les régions devaient définir les orientations gé-
nérales pour l’aménagement des activités commerciales et poursuivre, entre
autres, les objectifs suivants:
rendre acceptable l’impact territorial et environnemental des
établissements commerciaux en faisant particulièrement attention
à certains aspects comme la mobilité, la circulation et la pollution
et valoriser la fonction commerciale en vue d’une requalification du
tissu urbain (…);
sauvegarder et requalifier les centres historiques, aussi par le main-
tien de leurs caractéristiques morphologiques et par le respect des
obligations relatives à la protection du patrimoine artistique et de
l’environnement (...).
Bien que le législateur préconise l’adéquation des outils urbanistiques gé-
néraux et opérationnels et des règlements de police aux dispositions nationale
sur la libéralisation du commerce, ni la Région Lombardie, ni la Municipalité
de Milan n’ont travaillé à la mise en oeuvre d’outils de programmation en
mesure de réguler et de conjuguer liberté du commerce et planification de
l’espace urbain, dans le respect de critères de qualité sociale.
Comme nous le verrons, c’est aussi en raison d’un mode de gouvernement
que nous définirons plus loin comme “minimum”, que des problèmes et des
questions difficiles à résoudre se sont précipités et accumulés sur le quartier
Canonica Sarpi dont l’ampleur et la complexité ont augmenté en raison de
l’inadéquation des outils opérationnels clairement réducteurs.

La régulation ratée du secteur commercial n’est cependant pas à attribuer

114 Milan
à une incapacité administrative. Elle correspond plutôt à un dessein politique
de déréglementation néo-libéraliste des administrateurs locaux, convaincus de
la nécessité d’un re-dimensionnement drastique de la présence publique dans
la régulation des activités économiques et sociales. L’idée de réduire au mini-
mum le rôle de gouvernement et les fonctions publiques en faveur de l’auto
organisation opérée par le marché comme principal (unique?) mécanisme ré-
gulateur, la prépondérance de la dimension privée sur la dimension publique,
sont en effet au centre du programme politique des forces de centre-droit. Un
des éléments les plus intéressants à souligner à nos fins est que l’absence de
régulation (ou plus exactement la “déréglementation”) a produit - en partie-
et sûrement accru, le sentiment d’insécurité chez les citadins, en justifiant
et en légitimant des interventions instrumentales (et instrumentalisées à des
fins électorales) pour garantir et défendre l’ordre, le décorum et la “sécurité ”
des résidents italiens.

Organisation, caractéristiques et dimensions du commerce chinois dans


le quartier9

Après la présentation de quelques clefs d’interprétation de l’évolution du


commerce chinois en Italie ces dernières années, nous préciserons mainten-
ant les spécificités du phénomène dans le quartier Canonica Sarpi, en en
décrivant précisément et en détail les dimensions, les caractéristiques et les
spécificités locales. L’hypothèse que nous avons ici retenu est que le quartier
représente un miroir et un lieu de cristallisation de changements plus vastes,
nous cherchons cependant et en même temps à raconter une micro histoire
inscrite dans des limites physiques bien précises; dans ces pages, nous focali-
serons notre attention sur ce territoire, en décrivant les lieux, les acteurs, les
frames et les politiques en action, alors qu’ils participent à la construction
d’un discours, d’une perspective et d’un récit sur la ville.
Se promener rue Paolo Sarpi, la main street du quartier, ne donne pas
l’impression de se trouver à l’intérieur d’un quartier exclusivement chinois.

9. Relevé réalisé par Lidia Manzo de janvier à février 2009 des exercices commerciaux présents
dans les voies qui constituent les prolongements naturels de la rue Sarpi (Manzo, 2009).

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 115


Au début de la rue; les commerces sont presque tous italiens puis les bou-
tiques chinoises deviennent progressivement plus nombreuses: librairies,
magasins d’électroniques, alimentaires, joailliers, coiffeurs; agences de voy-
age, immobilières, photographes, mais surtout des boutiques de vêtements,
de chaussures et de frivolités. Rue Paolo Sarpi, presque toutes les boutiques
sont des magasins de détail, tandis que le trading en gros se sont installés
au contraire dans les voies de traverse. L’inventaire des activités commercia-
les du quartier montre un équilibre substantiel entre boutiques italiennes et
chinoises dans le commerce de détail et au contraire, une prépondérance ital-
ienne, dans le domaine des services, tandis que la gestion des établissements
qui opèrent en gros est complètement chinoise.
Le système commercial du quartier tend progressivement à une spécialisa-
tion fonctionnelle de certaines voies plus que d’autres. Le long de la rue Sarpi
se sont établies des activités de représentation, des restaurants beaucoup util-
isés pour des repas de mariage ou d’affaires, des boutiques de maroquinerie,
d’orfèvrerie; les rues arrières, Rosmini, Bruno et Giusti, grâce à la présence de
salles de jeux, de bars, de restaurants, de phone shop, de supermarchés sont
devenus des lieux de sociabilité et de rencontres. Rue Messina est en train de
naître un petit pôle culturel avec l’ouverture de librairies, de bars; de clubs et

Tableau des exercices commerciaux italiens et chinois dans le quartier Canonica Sarpi.

116 Milan
d’associations, tandis que rue Bramante et dans certaines rues transversales
comme les rues Niccolini et Montello, se sont installés des grossistes de vête-
ments (Novak, 2002).
Les grossistes représentent globalement 45,60% de la totalité des établisse-
ments gérés par des chinois du quartier Canonica Sarpi. Le tableau 2 et le
graphique 1 mettent en évidence les rues à plus forte concentration de gros-
sistes et montrent le primat de la rue Bramante où se concentrent 97 bou-
tiques de trading en gros et en détail d’habillement.
Historiquement, la traversée difficile et la médiocre visibilité de la rue

Répartition par catégories de marchandises du trading chinois dans le quartier Canonica Sarpi.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 117


Détail sur la répartition en pourcentage du trading chinois dans le quartier Canonica Sarpi.

Bramante (une voie à l’étroit entre les rails du tram; avec une circulation à
double sens limitée et bordée de deux trottoirs étroits) avaient rendu problé-
matique l’installation d’activités commerciales. C’est précisément ici, et dans
d’autres voies du quartier Sarpi (Niccolini, Giusti, Bruno, Rosmini, Montello,
Messina), qu’au cours des années quatre vingt dix, les premiers grossistes
chinois ont décidé d’investir. Plus intéressés par les potentialités offertes par
l’emplacement stratégique que par l’exposition de vitrines et surtout attirés
par la valeur commerciale plus basse que celle de la rue centrale Paolo Sarpi,
les petits commerçants chinois ont lancé la concentration du commerce en
gros dans le quartier. Les entrepreneurs qui se sont installés dans le quartier
ont révélé leurs activités des vendeurs italiens, aussi à des prix beaucoup plus
élevés que ceux du marché. La crise commençait à toucher une bonne partie
des activités artisanales traditionnelles, comme les cordonniers, les tapissiers,
les marchands de meuble et ateliers de restaurations, encadreurs, magasins
de coiffure, etc. ont cédé des espaces et parfois leurs licences aux nouveaux
acheteurs. En profitant de la loi sur la libéralisation du commerce, les entre-
preneurs chinois ont peu à peu repris ces boutiques sans avenir. L’installation
progressive du trading en gros dans un quartier caractérisé par un maillage
viaire plutôt étriqué, étouffée par la circulation privée et les transports publics

118 Milan
(le quartier est traversé par deux lignes de tramway et trois lignes d’autobus) a
posé de nouveaux problèmes à ce secteur de la ville, en créant une situation de
souffrance objective, perçue et stigmatisée par certains habitants comme in-
soutenable. La forte concentration des grossistes a gravement congestionné la
circulation surtout à cause du chargement et déchargement de fournisseurs et
clients contraints d’encombrer une chaussée déjà étroite. La présence du com-
merce chinois commence à être perçu et de fait – produit un “état de siège”
qui contraint le quartier dans des limites physiques inadaptées à soutenir la
pression constante dictée par les temporalités d’échanges commerciaux dont
la nature et l’importance relèvent désormais d’une échelle résolument plus
large que l’échelle locale.

4.4. La protestation des habitants: le gouvernement minimum et le


gouvernement au millième

Vivisarpi est une association constituée en 2005 qui regroupe 250 habi-
tants italiens et poursuit l’activité d’un précédent comité de quartier formé au
milieu des années quatre vingt dix; elle décrit le contexte global par ses mots:

“(…) l’activité commerciale en gros s’étend inexorablement, insouciante non seule-


ment des normes, des contrôles, des limitations, mais aussi des règles de cohabitation
civique les plus élémentaires et traditionnelles entre les habitants et les activités du
même quartier. Les espaces communs, les bateaux, les trottoirs, les carrefours, rien
n’échappe à l’occupation arrogante qui peu à peu s’empare du quartier. Les agents
préposés au contrôle du territoire disparaissent et quand ils sont présents, font sem-
blant de ne pas voir. Les plus faibles, les personnes âgées et les enfants, sont les plus
pénalisés. Les boutiques préexistantes sont progressivement affaiblis par cette dégra-
dation et cèdent presque toujours à l’argent facile offert par ceux qui les relèvent pour
les exclure d’un flux commercial normal et vital, selon un dessin stratégique bien dé-
fini”.

“Des boutiques, des grossistes et les ateliers, tout à fait monothématiques et sou-
vent inadaptés aux caractéristiques du quartier, sont de plus en plus gérées par des

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 119


chinois de “la seconde immigration” (sic) et remplacent la diversité commerciale et
résidente préexistante, facteurs essentiels de vitalité et d’habitabilité des centres histo-
riques italiens, avec des chariots et des fourgonnettes qui envahissent les trottoirs, les
rues et les croisements, des montagnes de cartons et des matériaux d’emballage qui,
mis à part le fait de mettre l’AMSA à genoux, conduisent les résidents à l’exaspération.
Tout le quartier perçoit la transformation en cours en quartier ethnique, en grand
magasin en plein air dont les gestion est complètement chinoise, fermé et réfractaire
à tout ce qui entrave son expansion (…)”10

La question du trading chinois en gros est représentée comme un phé-


nomène d’invasion et d’aliénation: les immigrés chinois seraient en train de
prendre possession du quartier, tandis que les résidents italiens ne se senti-
raient plus «chez eux» (Cologna, 2002a).
Selon cette interprétation, un processus “d’expropriation identitaire”
serait en cours, un framing de la question qui dépasse (et largement) les
problèmes réels que génère le commerce en gros, par exemple, les difficul-
tés concrètes expérimentées quotidiennement, dues au chargement et au
déchargement dans des voies très étroites qui bloquent fréquemment la cir-
culation. En reprenant l’intitulé du troisième paragraphe, on pourrait dire
que la naissance du commerce en gros chinois n’est pas qu’une “question
de quartier”, plusieurs organisateurs de la protestation instrumentalisent le
problème pour construire un consensus électoral. En particulier la Ligue du
Nord (Lega Nord)11, présente dans le quartier depuis plus de quinze ans, a
organisé des manifestations, des défenses, des retraites aux flambeaux, des
pétitions et des interventions au conseil municipal. Matteo Salvini, Chef du
groupe de la Ligue du Nord au conseil municipal de Milan et président de
la commission Sécurité au Palazzo Marino résume ainsi la question: “quand
les nombres sont exagérés, quand une communauté (ndr.) l’emporte aussi

10. Texte tiré de l’article 2 “L’histoire et les racines” de l’acte constitutif de l’Association Vivisarpi
fondée en 2005.
11. La Lega Nord est une fédération de mouvements politiques autonomistes principalement en-
racinée dans l’Italie septentrionale. Elle se présente somme un sujet politique très populiste et est
caractérisée par des positions ouvertement xénophobes et racistes qui se fixent pour objectif la
criminalisation des migrants. Aujourd’hui elle fait partie à plein titre de la famille de la Nouvelle
Droite Européenne dont elle partage programmes et mots d’ordre.

120 Milan
numériquement, elle risque de vouloir imposer ses règles. Et donc (la situ-
ation) s’est aggravée dans le total mépris de toute règle commerciale et de
cohabitation civile (…)”. Il faut rappeler que la Ligue agite depuis plusieurs
années l’épouvantail de “l’invasion chinoise”, en proposant d’introduire des
mesures protectionnistes comme les droits de douane pour rendre moins
avantageux l’importation de marchandises de la Chine; par ailleurs la lutte à
l‘immigration (clandestine) a été placée au cœur de son programme électoral
et de gouvernement. Au mois d’octobre 1999, une manifestation de protesta-
tion est organisée par le quartier à l’occasion de la journée appelée Crime Day.
Cette journée de mobilisation des commerçants des plus importantes villes
italiennes pour dénoncer l’insécurité, est promue et soutenue par les forces de
centre-droit et pour la première fois, prend des accents manifestement anti-
chinois. En octobre et novembre 2000, le malaise des résidents italiens a cul-
miné avec une série de manifestations de protestation qui ont eu un large écho
dans la presse locale et qui sollicitent l’intervention des forces de l’ordre pour
rétablir la légalité dans le quartier.
La question du commerce chinois en gros a été rapidement thématisée
par l’opinion publique comme un problème de sécurité urbaine; le registre
des interprétations mobilisées de façon récurrente par les promoteurs de la
protestation considère l’immigration comme une menace et les immigrés
(surtout) clandestins comme des criminels. La représentation du quartier Ca-
nonica Sarpi comme une Chinatown mystérieuse, impénétrable et dangereuse
dans ce contexte devient un stéréotype et déploie tout son pouvoir performatif
(Manzo, 2009). Une enquête sur la cohabitation entre italiens et chinois dans
le quartier commandée en 2001 par le bureau des étrangers de la Munici-
palité de Milan révèle que parmi les mesures le plus souvent invoquées par
les commerçants et les résidents figure la demande, générale, de renforcer la
présence des forces de l’ordre dans le quartier et celle, plus précise, adressée
à la police municipale de sanctionner les infractions au code de la route mais
aussi les comportements qui portent atteinte à la propreté, à la tranquillité et
au décorum, en surveillant en permanence le quartier.
Ainsi en hommage au théorème de Thomas selon lequel “si les hommes
définissent réelles des situations, ces dernières seront réelles dans leurs con-
séquences”: dans un premier temps, les interventions réclamées des forces

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 121


de l’ordre auront lieu puis dans un second temps, le nombre des contrôles
de police, loin de rassurer, va amplifier l’impression de danger. Les contrôles
constants des commerçants chinois souvent “spectaculaires” finissent par
alarmer et accroître le sentiment d’insécurité des résidents, en renforçant les
lieux communs, la méfiance et les soupçons.
Les résidents organisés de l’association Vivisarpi, ne se contentent pas de
réclamer des interventions sécuritaires et commencent à exercer une pression
continue sur les forces de gouvernement de la ville pour une décentralisation
progressive du commerce en gros en favorisant au contraire, l’intégration de
nouvelles activités artisanales et en interdisant l’expulsion des détaillants. Des
contrôles sur le territoire par les organismes compétents sont constamment
requis (agents municipaux, forces de police, pompiers, service de la répres-
sion des fraudes, service d’Hygiène et de Salubrité publiques) pour le respect
des lois et des ordonnances communales qui réglementent les activités com-
merciales, la circulation, l’arrêt, l’utilisation des trottoirs et le commerce en
gros et ambulant.
L’administration communale affecte une vingtaine d’agents de la police
municipale au contrôle du commerce chinois dans le quartier, certains disposi-
tifs sont mis en oeuvre pour contrarier l’activité des grossistes: le rétrécisse-
ment de la chaussée, des dispositifs pour décourager l’arrêt, la surélévation
des trottoirs, la délimitation des horaires et des espaces pour le chargement et
le déchargement des marchandises. Le stationnement horaire payant est in-
troduit sur certaines voies et beaucoup de places sont réservées aux résidents
munis d’une carte signalant leur lieu de domicile , tandis que la circulation
est surveillée et de plus en plus sanctionnée par la police municipale. La cir-
culation des chariots utilisés pour le chargement et déchargement des march-
andises devient l’objet de sanctions par la police municipale, les véhicules à
“traction humaine” sont arrêtés, le dépassement des hauteurs consenties pour
les chargements est mesuré afin de “garantir la sécurité routière”, la même
chose se produit avec les bicyclettes équipées de porte bagage, utilisées dans
le quartier par les “porteurs” pour suppléer aux difficultés rencontrées par
les véhicules à moteur. Dans certains cas, le transport piéton de sacs volu-
mineux est empêché. En d’autres termes, l’administration communale gêne
l’exercice commercial en sanctionnant systématiquement toutes les activités

122 Milan
nécessaires aux trading chinois.
Le maire Moratti, commentant les interventions prévues dans le quartier,
a précisé comment le rétablissement de la légalité devait passer avant tout par
le respect du code de la route. Et ceci représentera en effet un levier impor-
tant pour la régulation des usages et des populations qui n’est pas sans im-
portance. De fait, sous de fausses apparences, une approche “tolérance zéro”
s’affirme:“l’idée de fond est l’absolue rigueur dans l’action de répression non
seulement des infractions, mais de tous les comportements qui peuvent in-
quiéter la population et représentés par les soi disantes incivilities, par des
comportements indisciplinés à l’égard du code de la route ou, plus simple-
ment, par la présence de figures considérées indésirables par une partie de la
population” (Chiesi, 2004).
Le “gouvernement minimum” de l’administration communale, comme
nous l’avons vu, a d’abord renoncé à appliquer les normes contenues dans la
loi-cadre sur la réforme du commerce; délaissant les instruments de program-
mation qui auraient permis de mieux distribuer les exercices commerciaux
sur le territoire, puis s’est approprié des demandes des résidents et de leur
aspiration à un “gouvernement au millième”12, un régime justement “domes-
tique” et très peu adapté à résoudre les controverses publiques aussi com-
plexes et délicates. La perspective d’un gouvernement minimum se prête bien
à accueillir les “intérêts privés” des résidents italiens comme des références
électives (mais surtout électorales) auxquelles prêter une attention tout aussi
“intéressée”. L’administration communale décide de contenter l’association
Vivisarpi avant tout en thématisant publiquement les problèmes du quartier,
en faisant systématiquement référence au cadre interprétatif et au vocabulai-
re mobilisés par les propriétaires immobiliers, et en second lieu, en mettant à
disposition de ces derniers des solutions et des outils d’intervention suggérés
par cette perspective et cette disposition “partiales”. Dans un certain sens, les
administrateurs renoncent à la fonction de médiation entre intérêts opposés

12. Le tableau des millièmes représente les quotas de propriété de la copropriété, exprimés comme
rapport entre la valeur de chaque unité et la valeur de l’ édifice entier, faite égale à 1000. Le tableau
des millièmes est, par conséquent, constitué par un tableau synthétique, dans lequel sont reportés
les valeurs proportionnelles relatives à chaque unité immobilière; les valeurs sont relevés soit pour
le vote à l’assemblée, soit pour la contribution aux dépenses.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 123


qui devrait caractériser la spécificité du politique et de la dialectique démocra-
tique et agissent au contraire comme un gouvernement “privé” qui acquiert
et relance dans la sphère publique des intérêts “de parti” en les légitimant
comme des intérêts “généraux”. La confusion entre intérêts privés et publics,
la superposition et la complémentarité de “gouvernement au millième” et de
“gouvernement minimum”, l’association de la déréglementation (laissez faire)
et d’interventions de sécurisation des territoires et des populations, sont dif-
férents aspects– seulement apparemment contradictoires – d’une idée néo-
libérale de la politique.

La conviction d’être persécuté commence à s’affirmer chez les commer-


çants chinois; les grossistes sont quotidiennement confrontés à de grosses dif-
ficultés opérationnelles: “nous avons ouvert une boutique ici parce qu’ils nous ont
permis d’ouvrir et maintenant ils veulent nous chasser non pas de façon explicite… mais
par des méthodes assez indirectes, pour employer un euphémisme, désagréables, par
des amendes et des contrôles très rigides”13. La communauté chinoise de Sarpi se
sent victime d’attitudes discriminatoires, comme un membre de l’association
“Associna seconde generazioni”(Assochine secondes générations) le déclare
dans une interview: “beaucoup de journaux ont porté l’attention sur un problème
de sécurité, le maire adjoint en personne a parlé de sécurité et le maire en personne
a parlé de respect des règles là où, au contraire, c’était vraiment les commerçants à
être maltraités et d’une certaine façon, discriminés… Les commerçants italiens, par
exemple celui qui allait charger et décharger les produit laitiers et devait apporter les
produits du fourgon à la boutique, était complètement ignoré par les agents, même s’il
utilisait le chariot pour aller se promener; tandis que les chinois sont systématique-
ment bloqués, qu’on leur dressait des amendes, etc.”
La pression des contrôles alimentera constamment la tension qui explosera
en une véritable révolte en avril 2007. Pour la première fois environ deux cents
chinois ont réagi violemment à l’égard des dispositions des forces de l’ordre,
en manifestant dans la rue, en renversant des automobiles (un fait complète-
ment inouïe pour une communauté habituellement considérée silencieuse et
pacifique). Les protestations et les échauffourées successives auraient été pro-

13. Verbatim extrapolé par un interview avec un commerçant chinois.

124 Milan
voquée par un fait isolé, une contravention pour interdiction de stationner
infligée à une femme alors qu’elle livrait des marchandises, qui a déclenché la
réaction de la communauté chinoise dans le quartier Canonica Sarpi, depuis
longtemps sous pression à cause des contrôles répétés effectués par les agents
de police. A la fin des échauffourées, une centaine de chinois, surtout des
jeunes, ont improvisé un cortège rue Paolo Sarpi ouvert par une banderole
qui dénonçait des “Violences et abus sur la communauté chinoise”. Pour con-
clure la journée, à l’improviste un groupe de personnes a bloqué la circulation
rue Bramante. Le Consul Général de la République populaire chinoise à Milan
a souligné comment cet épisode ne peut pas être considéré fortuit, en référant
aux journalistes: “Il y a des mois que nous sommes soumis à une forte pression, je
veux savoir qui s’est trompé; je suis là pour comprendre et protéger les intérêts légaux
des commerçants chinois qui payent leurs impôts et sont en règle”14.
La question du trading en gros a provoqué à un incident diplomatique et,
même les quotidiens chinois suivent discrètement les événements.
Une table des négociations s’est ouverte les mois suivants où siègent
l’administration avec les différentes parties concernées (les représentants
des résidents du quartier, des commerçants et de la communauté chinoise de
Milan) pour discuter de la délocalisation du commerce en gros. Les parties
n’arrivent pas à trouver un accord global sur le terrain où établir la plateforme
logistique du trading chinois de Milan. Trois solutions sont proposées pour le
transfert des boutiques en gros: un secteur localisé dans la commune de Arte,
dans l’arrière pays milanais (environ à 15 Km au nord du quartier), le quartier
Gratosoglio (environ à 12 Km du quartier dans la banlieue sud de Milan),
la Commune de Lachiarella (environ à 25 Km au sud). Des divergences sur
la disposition, les dimensions et les modalités du transfert dans les secteurs
désignés divisent les interlocuteurs. La municipalité de Milan décide donc de
poursuivre une politique d’obstacles: le conseil municipal approuve la créa-
tion en des temps rapides d’une Zona a Traffico Limitato (ZTL- Zone à Trafic
Limité) dans le secteur.
Réguler le trafic: la ZTL et la politique de l’obstacle

14. Déclaration tirée de l’article “Guerre de rue entre chinois et forces de l’ordre” paru sur le Corriere
delle Sera du 13 avril 2007 et consultable à l’adresse internet suivante du web:
http://milano.corriere.it/cronache/articoli/2007/04_Aprile/12/cinesi_sarpi_vigili.shtml

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 125


“Et là ils te détruisent, là ça veut dire que l’économie italienne… sous peu, ils vont
nous cloner, avec la différence que, quand ils nous clonent, ça coûte la moitié, tu com-
prends? Et comment on fait pour leur faire la guerre… et nous, nous somme destinés à
être submergés par eux, si on ne trouve pas une solution quelconque ”15. (Riccardo De
Corato, Maire adjoint et Adjoint à la sécurité de la municipalité de Milan)

A partir du 17 novembre 2008, l’administration municipale transforme la


rue Paolo Sarpi en ZTL (Zone à Trafic Limité) seulement ouverte à la cir-
culation automobile des résidents circonscrite toutefois au propre “milieu
d’appartenance”; cette mesure qui figure parmi les plus restrictives de la ville
exclut de la circulation les taxis, les cyclomoteurs et les motos et limite le cré-
neau horaire pendant lequel le transport de marchandises est autorisé. La
principale artère commerciale du quartier a été concernée par les interven-
tions nécessaires sur la voie pour réduire la chaussée, dans l’attente d’une fu-
ture réalisation d’une véritable zone piétonne. Pour garantir ces mesures, des
cameras de surveillance ont été placées dans tout le secteur pour contrôler la
circulation. Pour comprendre les objectifs poursuivis par ces mesures, on peut
examiner le texte de la délibération qui l‘institue:
La circulation à l’intérieur de la ZTL est autorisée exclusivement:
- aux voitures des résidents et domiciliés, de façon limitée au propre sous
secteur d’appartenance;
- aux voitures consacrées au transport de marchandises dans les créneaux
horaires, qui seront définis à l’intérieur des tranches horaires 10h00 – 14h00
(jusqu’à 16h 00 pour le transport de marchandises destinées aux exercices
publics et/ou aux commerces qui vendent des produits alimentaires) et de
19h30 – à 7h30, toujours dans le respect des exigences des boutiques existan-
tes et sans créer des obstacles à la mobilité et à la circulation (article 140 du
code de la route).
En dehors des créneaux horaires autorisés, la circulation et l’arrêt de tout
véhicule commercial, le transport, le chargement et le déchargement des

15. Verbatim extrapolé par une interview.

126 Milan
marchandises, sont interdits, même celui des chariots conduits à la main ou
de toute autre façon. Le non respect de cette interdiction et la présence de
chariots ou de véhicules à bras, que ce soit sur la chaussée ou sur les trot-
toirs sera sanctionné aux sens du code de la route et du Règlement de Police
Urbaine.
Par ailleurs, l’installation du chargement sur des véhicules sur des chari-
ots doit aussi s’effectuer dans le respect du code de la route et du Règlement
relatif, de façon à éviter la chute ou la dispersion de ce même chargement, à
assurer la visibilité au conducteur et aux autres usagers et sur les trottoirs, la
compatibilité avec le passage des piétons handicapés et de poussettes, à cette
fin l‘encombrement du chargement devra laisser un passage sur le trottoir d’au
moins 90 centimètres de large. L’arrêt dans les simples ZTL ne sera consenti
qu’aux résidents, dans des espaces délimités et seulement dans certaines rues:
rue Albertini, rue Signorelli, rue Messina. Le contrôle du respect des règles
sera garanti par les caméras situées à chaque entrée des cinq secteurs.
Les propos du maire adjoint De Corato exprime encore plus clairement
cette stratégie d’obstacles au commerce chinois dans le quartier: “Nous avons
tenté de les convaincre pendant un an sans devoir recourir à la ZTL, à la zone piétonne
… mais il n’y a rien eu à faire; ils pensaient toujours être plus malins que les italiens,
c’est un peu la mentalité chinoise, même si nous sommes italiens et peut-être moins
futés qu’eux, on savait déjà depuis un an, cependant on a du essayer pour éviter que
l’on puisse imaginer qu’on faisait ça pour faire la guerre aux chinois”16. Même Mat-
teo Salvini, chef de groupe de la Ligue de Nord au conseil municipal de Milan
et Président de la Commission Sécurité du Palazzo Marino, ne fait pas mystère
de la finalité réelle de ces mesures de restriction du trafic: “Il ne peut pas y avoir
de fourgons, fourgonnettes, camions et camionnettes qui entrent charger et décharger
donc la ZTL; la ZTL est un premier pas vers la reconquête des détaillants et des cita-
dins de leurs quartiers”17 .
Les derniers doutes du maire adjoint De Corato se sont aussi dissipés; il
explique comment l’administration a pris des mesures pour la fermeture de
la rue Sarpi, toujours convaincu que les chinois auraient commencé à se

16. Verbatim extrait d’une interview.


17. Idem.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 127


déplacer parce qu’ “ils ne peuvent pas rester (…). Maintenant rue Sarpi, il y a un
secteur piétonnier et ils n’ont pas compris que ce petit passage, ce n’est pas qu’ils ne
l’aient pas compris puisque si nous l’avons compris vous et moi … hé ! hé ! ça veut
dire qu’ils l’ont bien compris eux aussi! Quel est le but du secteur piétonnier? Celui de
chasser le commerce en gros. Pourquoi l’avons nous fait ici? Ce n’est pas parce qu’on
veut améliorer la qualité de l’air de la rue Paolo Sarpi, mais parce qu’on veut les chas-
ser.”18
Ce processus de transformation urbaine est donc une tentative déclarée
d‘expulsion du quartier des commerçants chinois qui gèrent des activités en
gros. Le même maire adjoint dans une conférence de presse du 8 mai 2009
au terme de la réunion de la table des négociations techniques sur la ZTL19
dresse un premier bilan du projet de “mise en sécurité” et de “requalification”
du quartier:
“L’opération de la ZTL- zone piétonne est un grande opportunité pour la requali-
fication du quartier. Elle a amélioré aussi la sécurité du secteur. Sécurité qui d’ailleurs
n’a jamais fait défaut grâce à l’incessante activité de la Police locale. Depuis novembre
2008 (date de l’introduction de la ZTL, ndr.) jusqu’aujourd’hui les agents qui n’ont ja-
mais baissé la garde, ont infligé 431 amendes pour les chargements et déchargements
et 13056 pour violation du code de la route. Ils ont sanctionné 150 sujets pour la cir-
culation des chariots et effectué 23 saisis de marchandises. Il ont par ailleurs contrôlé
3 123 personnes: 54 ont été fichées, 33 accompagnées à la Préfecture de police, 29
dénoncées et 8 arrêtées. Une action intense qui accompagne les nombreux blitz de la
Police locale en défense de la légalité à Sarpi: au cours de cette seule année on compte
35 interventions pour contrefaçons, dortoirs de clandestins, maisons de passe, tripots,
faux cabinets de consultation médicale. Sept appartements ont été saisis. Sans oublier
les nombreuses violations du règlement sanitaire dans les exercices commerciaux. Il
suffit de penser que le noyau de Protection du Consommateur de la Police Municipale
a effectué 115 contrôles des activités commerciales de Chinatown en 2008, (entre les

18. Idem.
19. Les Adjoints Edoardo Croci (Mobilité, Transports et Environnement), Maurizio Cadeo (Amé-
nagement, Decorum urbain et Espaces Verts) et Bruno Simini (Travaux Publics), en plus des
représentants des associations de résidents et des commerçants du quartier et des Conseils de Zone
1 e 8 on pris part à la table des négociations techniques présidée par le Maire adjoint et l’Adjoint à
la sécurité Riccardo De Corato.

128 Milan
restaurants, les supermarchés, les boucheries et les bars), constaté 150 violations des
normes et règlements, dont 90 relatives à la sécurité sanitaire”20.

L’Adjoint à la Mobilité, Edoardo Croci, relate par ailleurs une diminution


de 65% du trafic dans la ZTL et “une augmentation de quelques centaines de véhi-
cules par jour dans les zones limitrophes”. Le nombre de véhicules rue Paolo Sarpi
est passé de 7.525 à 2.613 véhicules/jour, tandis que la baisse du transport
de marchandises a été de 55,3%, passant de 1.240 à 554 véhicules/jour. Mais,
comme nous le verrons, le bilan de la ZTL apparaît plus controversé dans les
propos des commerçants italiens et chinois de l’ALES (Associazione Liberi
Esercenti Sarpi - Association des commerçants Sarpi), et aussi des résidents
italiens de l’association Vivisarpi qui dénoncent les limites de l’intervention,
même dans la perspective limitée d’un “gouvernement au millième”

4.5. De la ville monofonctionnelle: Milan comme résidence ou Mi-


lan, capitale du travail?

“Comme ça, l’île ne fonctionne pas. Elle n’apporte pas de clients, elle apporte seule-
ment des inconvénients. C’est une farce ! Et comment ! La semaine prochaine nous
nous réunirons en assemblée. Nous étudierons les mobilisations, les manifestations.
Nous demandons au maire de nous aider: que Letizia Moratti remette en question
ces dispositions”. Giorgio Montingelli, délégué territorial pour l’Union du commerce
(l’Unione del commercio)21.

“Pas de bus, pas de taxi, pas de voiture et pas de commerce. Pourquoi ne pas con-
struire un mur ’intérieur?” Voici ce que déclarait un placard affiché par les com-
merçants de l’ALES rue Sarpi au moment des fêtes de Noël de 2008, environ

20. Déclaration extraite d’un communiqué du Service de Presse de la Municipalité de Milan du


8 mai 2009. http://www.comune.milano.it/portale/wps/portal/CDM?WCM_GLOBAL_CON-
TEXT=/wps/wcm/connect/contentlibrary/Giornale/Giornale/Sala+Stampa/.
21. L’Unione del Commercio (L’ Union du Commerce), constituée en 1945, est l’organisation qui
représente et coordonne tous les opérateurs actifs dans le secteur du commerce, du tourisme, des
services et des professions, présentes à Milan et en Province.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 129


un mois après l’introduction de la ZTL.
L’ALES réunit plus de cent quatre vingt commerçants de la zone Sarpi,
dont la moitié sont des négociants chinois, qui partagent le même objectif de
développement commercial du quartier. Un commerçant “historique” résume
le point de vue de l’association sur la ZTL et la question du commerce chinois:
“ici, dans cette rue, il y avait douze bouchers et chacun de nous cherchait à faire au
mieux: en se différentiant comme qualité, comme produit, comme prix. Eux (les chi-
nois, ndr.) font la même chose avec d’autres types de produits, mais dans le même
esprit et on voit pas pourquoi ne pas les encourager. Cette rue peut devenir un marché
économique, mais elle ne peut pas le devenir si nous la fermons à nos clients, sans of-
frir de parkings, sans rien donner”22.
Selon Antonella Ceccagno “il faut souligner une chose certaine: qu’il est difficile
de penser que les intérêts de la communauté chinoise sont complètement disjoints de
ceux de la communauté italienne”23. Mais il faut distinguer, parmi les italiens, au
moins trois groupes d’intérêt différents: les commerçants, les résidents et les
city users.
Les commerçants se sentent brimés, ils déclarent qu’ils protesteront con-
tre les mesures introduites par la ZTL. Notamment, les détaillants italiens (et
chinois), dénoncent le grave dommage économique du à la fermeture de la
rue à la circulation automobile des non résidents: “en ce moment commente un
commerçant, cela nuit à notre travail, au point que le commerce de proximité, auquel
on fait tant de publicité pourrait aller se faire voir”. L’ALES dénonce un abus de
l’administration communale: forcément obligés de choisir entre piétonisation
et ZTL, les commerçants ont demandé la réalisation de la zone piétonne, en
espérant un démarrage immédiat des travaux, pour réduire au minimum la
contraction des ventes. La commune a opté pour l’introduction transitoire
de la ZTL, tandis que les temps de démarrage (et de réalisation) du projet
de requalification qui portera à la complète piétonisation de la rue ne sont
pas certains, bien que la commune se soit engagée à commencer les travaux
à l’automne 2009. Les commerçants critiquent le choix, en allant au fond du

23. Extrait d’une interview à Antonella Ceccagno, professeur de langue et littérature chinoises à
l’Université de Bologne. L’interview de Nicola Grigion pour le projet Progetto Melting Pot Europa
peut être consultée à l’adresse suivante: http://www.meltingpot.org/articolo10385.html.
22. Verbatim extrait d’une interview.

130 Milan
problème: “pourquoi faut-il partir, pourquoi les chinois ne partent pas. C’est
toute l’absurdité de ce discours. Quand on commence en faisant quelque chose
de négatif à quelqu’un d’autre, on ne fera jamais rien de positif, par principe.
Dire “qu’ils doivent s’en aller” est une complète erreur, c’est anti-humain”24.
Remo Vaccaro, président de l’ALES, est très clair: “les résidents pensent avoir
obtenu un avantage, en pouvant se garer dans la rue sans payer et nous, les commer-
çants, nous n’avons même pas l’autorisation de pouvoir charger et décharger, nous
qui travaillons du matin au soir”. Maintenant que la circulation est interdite, les
opérations de chargement et déchargement sont devenues fatigantes pour les
commerçants: Paolo Sarpi est une rue d’un kilomètre, étroite et longue, sans
métro, où le parcours de l’autobus a été dévié et la fréquence du tramway est
considérée insuffisante.
L’opposition entre commerçants et résidents, et donc entre fonction
commerciale et d’habitation dans le - ou du - quartier, interroge la mixité de
l’espace, c’est-à-dire la trame fine selon laquelle les populations et les fonc-
tions se mélangent à l’intérieur du quartier. Un commerçant interrogé pose la
question en ces termes: “nous nous adressons à Milan comme capitale du travail ou
à Milan comme habitat? Parce qu’à Messieurs les Résidents qui veulent habiter avec
les espaces verts, il leur convient d’aller habiter dans une autre ville ou tout au moins
à la campagne et d’éviter une ville comme celle-ci où l’on travaille du matin au soir et
où ceux qui aiment leur travail, le font très volontiers”.
L’ALES ne se contente pas de mettre en cause l’action de la municipalité,
elle propose une véritable alternative pour le développement du quartier.
Depuis quelque temps, elle porte un projet dans lequel se sont engagés les
boutiques historiques; leur transformation est en cours, elles pointent tou-
jours plus la qualité et se proposent de travailler avec les détaillants chinois
en visant un même objectif. La politique des commerçants de Sarpi s’inscrit
dans une double perspective: d’une part, elle tend à valoriser les caractéris-
tiques historiques des boutiques italiennes, d’autre part elle évolue vers un
commerce ethnique-chic pour les détaillants chinois:
“Avec d’autres commerçants l’an dernier et au début de cette année, nous
avons commencé … non pas des cours, mais… à accompagner certains pro-

24. Verbatim extrait d’une interview à un commerçant.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 131


priétaires chinois pour leur montrer comment leurs boutiques pourraient être
transformés. Une chose mieux présentée est sans aucun doute aussi mieux
mise en valeur ”.
Cette position qui rassemble les commerçants italiens et chinois, tout au
moins dans la défense d’un intérêt commun, a provoqué la scission d’une tren-
taine de commerçants de l’ALES regroupés dans l’Association “Sarpi doc”25
qui, quant à elle, se propose de défendre avec l’association des résidents, les
intérêts “italiens” du quartier. L’association Vivisarpi accueille favorablement
les mesures introduites par la ZTL, mais critique que l’objectif d’un transfert
des activités chinoises ne soit pas complètement atteint:

“Par ailleurs, le problème de l’emplacement du commerce en gros reste irrésolu:


l’institution expérimentale de la ZTL (…) n’a déterminé que très peu de transferts de
grossistes vers Lacchiarella, en aggravant au contraire le désordre et la dégradation
des rues alentours où ont conflué le chargement et le déchargement de la rue Sarpi,
s’ajoutant aux activités qui existaient déjà auparavant (...)”26.

Et l’association appelle à de nouvelles interventions de l’administration,


en sollicitant une délibération communale qui interdirait l’exercice du com-
merce en gros dans les centres historiques, sans considérer que toutes les ac-
tivités de trading ont été lancées régulièrement:

“ (…) (la) loi pour la réorganisation du commerce en gros (…) aurait pu résoudre
de façon définitive le problème de notre quartier. Trois ans après, non seulement au-
cune loi régionale n’a été approuvée mais même le texte préparatoire du projet de loi
(PdL) dont nous avons entendu parlé, s’est perdu entre les mille diatribes des différents
intérêts en jeu (y compris, comme nous avons aussi de bonnes raisons de croire, ceux
de l’entreprenariat chinois), de sorte que jusqu’aujourd’hui, elle n’a même pas été
présentée au conseil régional. Et pourtant, si elle le veut, l’administration communale
peut déjà, immédiatement, à travers une simple délibération d’abord des adjoints puis

25. “Doc” est l’ acronyme de “dénomination d’origine contrôlée”, une marque utilisée pour désigner
un produit de qualité et renommé.
26. Associazione Vivisarpi, document du 14 juillet 2009 consultable à l’adresse web: http://www.
vivisarpi.it/

132 Milan
du conseil municipal, anticiper les contenus relatifs à la volonté du Maire d’interdire
l’exercice des activités en gros dans les centres historiques et dans les quartiers dont
les caractéristiques morphologiques et résidentielles ne le permettent pas; une dé-
libération qui deviendrait un engagement à intégrer dans le PGT et dans le plan com-
munal du Commerce et une référence pour la Région Lombardie, si celle-ci se lançait
sérieusement dans l’élaboration d’une propre normative en ce sens (…)”. Associazione
Vivisarpi, document du 6 mai 2009.
Selon le représentant des commerçants chinois Angelo Ou: “Parmi les grossistes,
pas plus de 50 ont décidé de quitter le secteur, et parmi ces derniers, vingt se sont
transférés à Lacchiarella. Les 300 autres pensent rester sur le territoire, en transfor-
mant leurs activités en commerces de détail: bars, brasseries, restaurants, boutiques
de vêtement et de bibelots, salons de coiffure. Si rue Sarpi devient une rue Dante en
petit, la vente au détail nous intéresse”27.

Dés les derniers mois de l’année 2007, commence le processus de recon-


version du gros de la rue Sarpi et de nombreux négociants chinois choisissent
de reconvertir leur activité en commerce de détail.
Certains grossistes chinois de Milan et d’autres parties d’Italie, ont au
contraire décidé de délocaliser le trading à Lachiarella, près du Centre pour
le Commerce International “Il Girasole”. “Ingrosso 1” est une plateforme lo-
gistique qui réunit cent entreprises chinoises provenant principalement de
Paolo Sarpi mais aussi de Prato, Naples et Turin. Un groupe d’entrepreneurs
chinois a acquis et restructuré un terrain de vingt mille mètres carrés afin
de promouvoir la délocalisation de Paolo Sarpi à Lacchiarella. La Commune
de Milan n’a pas soutenu l’opération que les commerçants ont complètement
géré toute l’opération de façon autonome. Les commerçants qui, de Sarpi se
sont transférés à Lacchiarella l’ont fait pour obtenir de meilleures conditions
pour la pratique quotidienne de leur activité: “trop de limites, trop d’interdictions,
se transférer est devenu une obligation!”28. Les entrepreneurs chinois de Lacchi-
arella proviennent précisément de Sarpi et parmi eux, beaucoup conservent

27. Déclaration citée in : “Milano/Chinatown, sulla Ztl il Comune non torna indietro. Botta e ris-
posta con i cinesi” (Milan Chinatown, sur la ZTL la municipalité ne fait pas marche arrière. Du tac
au tac avec les chinois) Affari Italiani, 2 février 2009.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 133


encore un point de vente dans le quartier: ils ont baissé leur rideau de fer en
attendant de prendre une décision sur le futur.

4.6. Le futur (incertain) du quartier

Dans ce dernier paragraphe, nous jetons un rapide regard sur les hy-
pothèses de requalification du quartier qui ont été discutées ces derniers mois.
Ce qui est certain, c’est que l’actuelle ZTL devrait être transformée en une véri-
table zone piétonne avec un chantier qui durera vingt deux mois et concernera
la rue Paolo Sarpi et une partie de la rue Albertini. L’intervention compren-
dra un investissement de 5,5 millions d’euros. L’opération de requalification
devrait conduire à la création d’un axe commercial surtout à usage piétonnier
avec la formation d’une voie au même plan, sans dénivelés l’espace de tran-
sit véhiculaire autorisé et des trottoirs piétonniers; il prévoira des éléments
d’aménagement urbain pour dissuader l’accès motorisé comme des bornes,
des chasse-roues, de nouveaux arbres et des bandes vertes29.
Le projet de piétonisation est par ailleurs à la base d’une proposition présen-
tée par la municipalité de Milan à la Région le 15 janvier 2009 pour obtenir un
financement ultérieur de 1,7 million d’euros sur appel à projets pour la pro-
motion de “Districts du Commerce”30. Cette initiative régionale alloue des fi-
nancements spécifiques aux terrains où sont présentés des “systèmes commer-
ciaux” pour lesquels des “sujets publics et privés proposent des interventions
de gestion intégrée dans l’intérêt commun du développement social, culturel
et économique et de la valorisation de l’environnement du contexte urbain et
territorial de référence”. L’objectif est celui de développer la compétitivité des
commerces de détail et des établissements publics pour en faire des “moteurs de
développement” et des éléments de cohésion et de reconnaissance pour les col-
lectivités territoriales. L’appel à projets considère le développement commercial
comme un levier important pour revitaliser les contextes urbains:

28. Verbatim extrait d’une inteview avec un grossiste chinois.


29. En annexe on été reproduits des rendering du projet.
30. Délibération du conseil de la Région Lombardie du 24 Juillet 2008 n. 8/7730 “Piano Triennale
degli interventi 2008-2010 sul commercio”.

134 Milan
“La distribution commerciale en détail, la restauration et l’administration
d’aliments et de boissons sont des activités qui existent depuis toujours dans les lieux
urbains, en caractérisent l’identité et constituent un facteur primaire d’organisation
des espaces et des rythmes urbains. La tendance rapide à l’externalisation des fonc-
tions commerciales et d’autres fonctions attractives qu’on connu les villes pendant
ces dernières décennies, a rendu prioritaires les politiques publiques de soutien de
l’attractivité des fonctions commerciales et de divertissement des lieux urbains. A ce
sujet, la capacité de contribuer à l’animation, à la qualification du tissu urbain et à
entraîner des processus de transformation du bâti et socio économique, propre au
domaine commercial apparaît dans toute son importance. La redécouverte de l’offre
commerciale comme ressource pour la qualité urbaine est donc aujourd’hui, aussi en
Lombardie, un des facteurs plus puissants et novateurs pour repenser les politiques
urbaines”, Bollettino Ufficiale Regione Lombardia, 5 juin 2009.

La création d’un Distretto Urbano del Commercio (DUC- District Urbain


du Commerce) dans le secteur Sarpi pourrait potentiellement valoriser les
spécificités et la complexité du quartier en considérant la présence commerci-
ale chinoise comme une ressource précieuse à valoriser et non pas comme un
problème à neutraliser ou une externalité négative à situer de préférence hors
les murs. Les entrepreneurs chinois, pour leur part, sont très intéressés par
la reconversion de leurs activités en gros et attendent que le cadre global des
interventions prévues dans le quartier devienne plus clair. Même les commer-
çants de l’ALES qui agissent déjà dans une logique d’un “système commercial”
pourraient tirer des bénéfices d’un projet de développement de ce type.
Un second projet devrait passer au contraire intéresser Porta Tenaglia
et rue Montello, à la limite sud est du quartier, à proximité de l’Arena. Dans
ce secteur est prévue la réalisation d’un parking très important pour soutenir
le système piéton et l’environnement autour de la rue Paolo Sarpi. Le projet
signé par l’archistar Jacques Herzog devrait requalifier le système de la Porta
(avec deux péages) et réaliser un parking à étages. L’administration commu-
nale serait en discussion avec la maison d’édition Feltrinelli pour décider si
situer dans ce milieu une bibliothèque et l’head-quarter de la même maison
d’édition. Cette initiative soutenue par l’Adjoint au Développement du Ter-
ritoire, Carlo Masseroli qui voudrait attirer de jeunes universitaires qui ap-

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 135


partiennent à la soi disante “classe créative” et pourraient s’installer dans un
quartier ouvert sur les nouvelles possibilités offertes par le secteur piétonnier,
comme la movida des boîtes de nuit milanaises l’a déjà montré dans le proche
secteur Garibaldi-Brera: “Nous voulons des créatifs et des jeunes à Milan. On pour-
rait parler d’une gentrification des jeunes autour des Universités et nous voudrions
qu’elle ait lieu. Les jeunes quittent Milan, parce que… parce qu’il n’y a pas les condi-
tions économiques et souvent pas de vitalité. Je dis qu’au-delà des mots, ce qui im-
porte est qu’une ville devrait réussir à produire les conditions d’une forte attractivité
et choisir qui elle veut attirer. C’est ça la vraie partie, le reste, c’est de l’académie!”31.
L’espoir d’une île “embellie” par les projets de piétonisation pourrait poser de
nouveaux problèmes aux résidents. L’île piétonne commerciale serait en effet
fréquentée et bruyante durant la journée mais aurait aussi développé sa vie
nocturne avec l’ouverture de cafés attrayants pour les jeunes: “Si nous pensons
à ce que sont devenus en quelques mois les zones piétonnes dans le quartier des Navi-
gli et les problèmes de cohabitation créés, c’est précisément ce que les habitants du
quartier ne voudront jamais”32 (Manzo, 2009).
Un dernier projet devrait enfin concerner sur la marge nord du quartier
Canonica Sarpi, le secteur de l’ex centrale électrique Enel près de Porta Volta
qui comprend trois îlots de bâtiments industriels abandonnés. Cette partie du
quartier fait l’objet d’un Piano Integrato d’Intervento dont les perspectives de
l’action publique ne sont pas claires.
Mais entre temps, de façon tout à fait inattendue et répondant à une initia-
tive surprenante à de nombreux points de vue, l’Associazione Vivisarpi di-
manche 7 juin 2009, a présenté au quartier un projet de faisabilité complexe,
vaste et détaillé, développé avec l’agence d’architecture RRC. L’étude appelée
“Sarpi project” est un véritable schéma directeur étendu à tout le quartier et
identifiant cinq secteurs d’intervention, pour une superficie totale à requalifier
de 100.000 m²: le secteur Fabbrica del Vapore (40.000 m²), l’ancien secteur
ex Enel (30.000 m²), le secteur Cimetière Monumental (10.000 m²), le secteur
Montello (5.000 m²), le secteur Pasubio (15.000 m²). Le projet délimite pré-
cisément des secteurs d’intervention qui concernent les friches, mais aussi le
tissu existant et dense de l’aire entière, dans l’hypothèse d’une délocalisation

31. Verbatim extrait d’une interview.


32. Verbatim extrait d’une interview avec Christian Novak.

136 Milan
du commerce chinois en gros; d’une redistribution du commerce de proximité
et des structures moyennes dans le quartier historique. En particulier, dans le
secteur de l’ex Enel seraient construites des résidences, des logements sociaux,
des bureaux et un hôtel, et avec les charges d’urbanisation seraient réalisées
au contraire des travaux et des espaces verts d’intérêt public (une crèche, un
centre social, une bibliothèque et autres équipements publics). Le plan, nous
le disions, prévoit donc le transfert du commerce de gros hors du quartier et la
constitution d’un “Asian Trade Center” qui inclut des activités commerciales,
de nouvelles résidences, des parkings, des édifices culturels et un espace cen-
tral, flexible, capable d’abriter différentes activités (marchés, foires, concerts,
manifestations variées)33.
A ce point, il nous reste à comprendre quels sens et quelle direction vont
prendre les différentes hypothèses (trop nombreuses?) de projet pour le
quartier. Cette partie de ville, plus que d’autres, est exposée au risque de dé-
composition et de simplification des lieux de la vie quotidienne urbaine au
profit d’usages rigidement monofonctionnels destinés et organisés par des
populations rigoureusement distinctes; les perspectives de développement
urbain offertes par l’Expo 2015 et les dynamiques de valorisation immobilière
risquent de faire exploser ces tendances déjà généralisées.
Au début de chapitre, nous avons parlé de la façon dont l’installation des
chinois dans le quartier a concouru à la conservation du tissu urbain et rési-
dentiel historique caractérisé par une mixité fonctionnelle de l’habitat, pro-
ductive et commerciale. L’expulsion de cette population aussi au nom de la ré-
cupération du patrimoine et de l’identité du quartier pourrait nier une partie
importante de l’histoire des lieux et des acteurs qui ont contribué à l’écrire, en
remettant à la ville, dans la pire des hypothèses, des espaces vides et vidés de
sens, prêts à être occupés par l’appétit de ciment, italien.

33. On peut consulter en annexe les rendering du projet.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 137


138 Milan
Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 139
140 Milan
espace public espace public commerce logement bâti
végétal minéral et artisanat
Variété des usages et solutions élémentaires; zone à trafic limité.

Canonica Sarpi. Un quartier historique en fuite du présent 141


Deuxième partie. Turin

Turin 143
144 Turin
Via Artom.
Habiter la banlieue de la ville

Lina Scavuzzo

5.1.1. Via Artom dans le décor urbain turinois

Arriver du centre de Turin à via Artom signifie parcourir une partie de


l’histoire de la ville et, tout particulièrement, des trames de l’habitat qui se sont
développées autour des vicissitudes de FIAT relatives aux processus de pro-
duction et aux industries associées, à la cessation progressive des activités in-
dustrielles jusqu’à la transformation de ce territoire en un pôle d’expositions.
Le quartier se trouve, en effet, dans la zone de Turin connue comme Mirafiori
Sud ou Basse Lingotto, une aire marginale, qui marque la frontière sud de la
ville avec les communes limitrophes de Moncalieri et de Nichelino, et qui a
grandi autour des usines de FIAT qui, en 1923, avait inauguré l’usine de Lin-
gotto et successivement celle de Mirafiori.
A partir du début des années 50, Turin devient la capitale de l’industrie
automobile et des grandes vagues migratoires provenant des régions du
sud de l’Italie. Turin n’est pas préparé à accueillir un flux migratoire d’une
telle importance; en quelques années la population turinoise augmente de
50%, la ville fait tache d’huile et l’administration a des difficultés à gérer ce
changement. Les fonds manquent pour les ouvrages essentiels d’urbanisation
(routes, égouts, aqueducs) et de nombreuses familles turinoises vivent dans
des logements malsains, sans services hygiéniques ou dans des situations de
surpeuplement. Pour les immigrés la situation est encore plus difficile.
A la fin des années 50 la question de l’habitat explose comme une véritable
urgence sociale: les abris de fortune, les baraques, les installations abusives

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 145


deviennent toujours plus nombreux et la FIAT, la Municipalité et les autres
organismes publics se mobilisent pour accueillir les nouveaux habitants.
Le bidonville le plus grand se situe le long du Pô, mais d’autres lieux de la
ville, parmi lesquels les aires autour du quartier de via Artom, sont aussi con-
stellés de baraques et de logements de fortune. Monseigneur Tinivella, alors
évêque de Turin, dénonça avec l’aide des journaux nationaux et locaux la situ-
ation scandaleuse dans laquelle vivaient les habitants des baraques.
En 1962 la Municipalité, en concomitance avec l’approbation de la loi 1671
du gouvernement Fanfani, délibère l’extension du plan “Torino Casa” avec
la prévision de construire 800 logements environ à attribuer en location. A
l’avis au public sont présentées 13.000 demandes et, vu la situation, sont ren-
forcés les financements et les plans de construction qui, entre 1963 et 1971,
permettent de réaliser 17.000 nouveaux logements.
Les caractéristiques urbaines de Mirafiori témoignent de l’importance de
cette typologie d’intervention qui, à travers la réalisation de nombreux édi-
fices, habitations et non, voit de nombreux acteurs (parmi lesquels le Public
au premier rang) “appliquer au sol des politiques”2 capables de fournir des
logements et des services à la collectivité. Les caractéristiques de Mirafiori
montrent aussi une portion de territoire construite à travers des interventions
unitaires de grand volume, qui dessinent des secteurs urbains bien définis,
marqués parfois par la présence de clôtures, parfois par la présence de grands
édifices alignés, parfois encore par la présence d’espaces ouverts dans lesquels
se situent des services, des maisons, des jardins. Les caractéristiques de Mira-
fiori montrent aussi des matériaux urbains hétérogènes en relation entre eux:
des édifices résidentiels de quelques étages côtoient d’énormes édifices de
plusieurs étages, des ateliers industriels et des espaces pour l’artisanat à côté
d’établissements scolaires, des routes à forte circulation et des petites allées
ombragées, des clôtures industrielles, des aires de décharge et des aires en
transformation. Il s’agit de décors changeants qui, au cours du XXe siècle, ont
engendré de nouveaux modes d’habitat et des usages différents de l’espace.

1. La loi 167/1962 dotait les Municipalités d’instruments pour procéder à l’expropriation des ter-
rains à bâtir à destiner aux logements sociaux.
2. Di Biagi, 2008.

146 Turin
L’implantation de via Artom, réalisée entre 1964 et 1966 sur une portion
de l’aire de l’ancien terrain d’aviation Gino-Lisa, fait partie des interventions
les plus significatives promues par la Municipalité dans les années 60.
Le projet original comporte huit édifices de dix étages pour un total de 780
logements, réalisés rapidement avec un système de préfabrication lourde, im-
porté de France (Traboca 1), pratique et peu onéreux, mais déjà obsolète dans
le pays d’origine, à tel point qu’ avec le temps il deviendra l’un des facteurs de
la dégradation physique du quartier.
Cette implantation occupe un lotissement triangulaire positionné le long
de via Artom et traversé par via Fratelli Garrone et les édifices sont alignés
(cinq de ceux-ci) selon des critères modernistes: axe héliothermique nord-
est/sud-ouest; ou bien (les trois restants) selon les caractéristiques du lot-
issement le long de l’axe routier principal. La composition planimétrique de
l’implantation dessine au sol des espaces ouverts de différente nature:
a. une série d’espaces ouverts de petites dimensions le long de via Artom
entrecoupés par des corps de bâtiment;
b. une grande place-jardin au milieu de l’implantation;
c. quelques cours utilisées comme parkings pour les automobiles entre les
barres derrière via Artom et le long de via Fratelli Garrone. A l’origine, ces
espaces ouverts, appelés par les habitants «cours», étaient clôturés et consi-
dérés comme des espaces réservés aux habitations, mais après quelques an-
nées, l’administration municipale a décider d’éliminer les clôtures et de trans-
former cette aire en espace public.
Derrière les habitations se trouvent deux établissements scolaires et un
petit centre sportif ; sur le côté opposé à via Artom se trouve la partie restante
de l’ancien terrain d’aviation (la plus grande) qui, après le projet de réhabilita-
tion, deviendra le Parc Colonnetti.
Les nouveaux logements, attribués rapidement, accueillent surtout des
personnes venues des bidonvilles, des bénéficiaires qui avaient demandé un
changement de domicile et des bénéficiaires par concours. En particulier, dans
les immeubles au 73 via Fratelli Garrone et au 99 via Artom, les premiers à
être terminés, les appartements sont attribués à d’ anciens habitants des bi-
donvilles ou bien à ceux provenant d’installations provisoires (vieilles usines,
édifices dégradés, anciennes casernes).

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 147


5.1.2. Un quartier à problèmes, symbole de la dégradation et de
l’insécurité urbaine.

En peu de temps à via Artom se manifestent des problèmes d’insécurité et


d’ordre public. Si le transfert des bidonvilles représente la fin d’une urgence
citadine, d’un autre côté il propose en vertical des problèmes de cohabitation
et de marginalisation sociale. En quelques années le quartier change radicale-
ment de dimensions, d’ image, de nature, comme cela se produit d’ailleurs
dans d’autres lieux de Turin. Mais tandis que beaucoup d’entre eux, avec le
temps, sont englobés dans la ville et dotés de tous les services nécessaires, via
Artom reste isolée et sans services, sans routes asphaltées, sans transports
en commun. Le quartier prend rapidement la couleur d’un lieu marginal et
désespéré, une réputation négative dont il ne réussira pas à se débarrasser
pendant longtemps3.
Via Artom est une histoire de cohabitations, de renversements et de su-
perpositions ; une histoire faite de passages, de changements, de retours; de
terrain d’aviation à étendue de baraques; de point d’arrivée pour celui qui a
obtenu ici le logement après des années de privations, de symbole de sécu-
rité et de réalisation d’une vie convenable à lieu malfamé. C’est une histoire
faite de personnes qui s’en vont, qui reviennent, qui arrivent pour la première
fois dans un entrecroisement de parcours et de destinées. Letizia a dix ans
quand elle arrive à Turin de la Calabre au début des années soixante et le
premier appartement où elle habite consiste pratiquement en une seule pièce
divisée en deux par un drap blanc qui sépare des lits de ses parents et de ses
trois frères de la partie commune. Après quelques années d’attente, la famille
se voit attribuer un logement à peine terminé via Artom. C’est un grand ap-
partement, quatre pièces et une cuisine où pouvoir manger tous ensemble et
les voisins arrivent tous du sud, Pouilles, Campanie, Calabre et Sicile. Beau-
coup d’entre eux habitaient dans des bidonvilles, “avec la misère peinte sur
la figure”. Quelques mois suffisent pour connaître les noms, les histoires,
les visages. Dans le quartier cohabitent deux âmes, celle de la solidarité et

3. Guiati, 2008.

148 Turin
du secours mutuel et celle de l’arrogance et des abus. Les difficultés engen-
drent des processus d’instabilité, ce qui entraîne, paradoxalement, que “le
plus fort pense avoir plus de droits”. Salvatore arrive à Turin dans les années
cinquante. Après avoir vécu pendant quelque temps avec sa femme Anna dans
les baraques le long du Pô, il obtient un logement dans les édifices de via
Artom. Un appartement neuf qu’il n’aurait jamais pu se permettre de louer
et encore moins d’acheter sur le marché, mais en quelques années ce rêve se
transforme en un cauchemar. Via Artom pour Salvatore devient “le lieu oublié
de tous”, où pas même “les réfugiés viendraient habiter”, caractérisé par une
concentration de personnes à forte incidence de problèmes sociaux. Quelques
familles n’ont jamais habité en copropriété et ne sont pas préparées à cette
nouvelle vie de cohabitation, elles jettent la poubelle directement des balcons
dans la rue, elles n’utilisent pas les conduits d’expulsion des ordures dont les
logements sont équipés. Il fait froid à Turin et beaucoup enlèvent les huis-
series pour alimenter les poêles pour le chauffage et la cuisine.
Via Artom est, dans une large mesure, un récit de vies dont l’histoire est
faite de lieux, un canevas d’activités illégales, de deal et de violences, mais
aussi de rencontres et de socialisation. La variété et la richesse des espaces
ouverts dans le quartier, si d’une part ils représentent un lieu important de
rencontre pour les habitants surtout en été quand on organise des dîners col-
lectifs, d’autre part la fermeture et le repliement des cours entre les corps de
bâtiment hauts de 10 étages crée un espace caché peu visible de la rue. “Un
fond de cour qui a vu tout ce que l’on peut imaginer et plus encore ce que l’on
ne peut imaginer: de la délinquance organisée au recyclage de voitures et
cyclomoteurs volés, au trafic illicite de personnes, au trafic d’armes, au trafic
de drogue, n’importe quoi” (Magnano, interview 2009).
Cette situation (d’insécurité et de dégradation), bien qu’elle se soit atté-
nuée à la fin des années quatre-vingts, a continué dans le temps, laissant les
cours dans une condition d’incurie, avec “une présence constante de dealeurs
et l’abandon fréquent de voitures volées”. Les habitants ont peur de fréquent-
er les cours le soir et Letizia, qui travaille comme serveuse dans une cantine
ouverte le soir, quand elle rentre à 23h, demande à son père ou à ses frères de
venir la chercher via Vigliani. Elle n’aime pas parcourir ces rues seule, ce sont
des lieux dangereux, “où l’on fait de mauvaises rencontres”. L’utilisation de

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 149


l’espace à via Artom est un jeu d’équilibres; pour les enfants les cours et les
espaces ouverts du quartier représentent un immense parc de jeux, mais ils ne
doivent pas s’éloigner des «terrains sûrs», ils doivent rester loin de la “Mont-
agnola”, le coin des dealeurs; de plus, l’immense étendue du terrain d’aviation
Gino-Lisa constitue pour le quartier un problème très important: laissé en
friche et sans aucune fonction spécifique, il est devenu un lieu dangereux et
peu habité. Les habitants de Basse Lingotto évitent cette zone et personne
provenant du reste de la ville ne s’y rend, si ce n’est pour jouer au football ou
pour utiliser les structures du centre sportif universitaire près de via Panetti.
Historiquement via Artom subit les conséquences pénibles des graves
carences d’entretien et les nombreux projets proposés au cours du temps,
avant le PRU, n’ont jamais eu de suites. Quand le Programme a décollé (1999),
la méfiance des habitants du quartier à l’égard de l’administration publique,
qu’il s’agisse de la Municipalité ou de l’Azienda Territoriale della Casa (ATC),
était très forte (De Vecchi, interview 2009).
De la fin des années 70 jusqu’au début des années 90, la Municipalité, en
effet, avait mis en chantier une série d’hypothèses d’interventions pour équip-
er l’aire de Basse Lingotto de services: pharmacie, écoles, espaces d’agrégation
(jeux de boules, terrains de football, installations sportives), services sociaux
et sanitaires, meilleures liaisons avec les transports en commun. Quelques-
unes seulement avaient été réalisées, et ainsi la dimension des problèmes
était telle que la Municipalité, dans les années 70 et 80, prit en considération
la possibilité de démolir les huit édifices Erp. Le projet ne produisit aucun
résultat concret à cause du montant économique important que l’opération
aurait demandé et de la difficulté de trouver des logements où transférer les
habitants.
Dans l’imaginaire collectif , à partir des années 60, via Artom finit ainsi
par représenter le symbole de la dégradation physique et de la marginalisation
sociale, presque une métaphore d’un processus de désagrégation socio-éco-
nomico-culturelle. Un quartier particulièrement difficile “que peu ont visité
mais que tous connaissent”, un lieu “où, à part les habitants, personne, si ce
n’est un individu malintentionné, n’avait l’intention de se rendre (habitants
du village FIAT)”. “Via Artom” devient un véritable stigmate, presque une
malédiction. Avoir sur la carte d’identité l’une des adresses de via Artom, via

150 Turin
Mille Lire ou F.lli Garrone a représenté pendant longtemps un élément car-
actérisant en négatif. Cette perception n’était pas seulement celle du reste de
la ville, mais aussi celle des habitants des logements Erp et de ceux qui hab-
itaient dans les quartiers avoisinants: les jeunes qui ont grandi dans la zone
de Basse Lingotto ne fréquentaient pas “ceux de via Artom” parce que, même
s’ils habitaient à 50 mètres de distance, leur monde était considéré “un autre
monde”. On raconte que même les artisans de la zone, ne réussissant pas à
trouver suffisamment de travail, modifiaient de façon fictive leur adresse sur
l’en-tête de leur carte de visite, en la mettant ailleurs, et que miraculeusement
ils commençaient à avoir un plus grand nombre de commandes.
On arrive à un point tel que l’une des premières idées proposées dans le
projet du PRU, au début des années 90, a été de changer le nom des rues, en
premier lieu via Artom, comme si la dimension sémantique différente pouvait
exorciser les problèmes. Cette proposition n’a pas eu de suites mais elle mon-
tre bien l’image négative qui pesait sur via Artom5.

5.1.3. Une image nouvelle et le rachat du quartier

Aujourd’hui beaucoup de choses ont changé. L’image du quartier s’est


transformée: Le programme de réhabilitation a misé sur la renaissance du
quartier, en investissant sur quelques ressources existantes et en donnant des
signaux bien précis de changement, à travers la démolition de deux des huit
édifices de construction publique de via Artom, le projet du Parc Colonnetti
dans l’aire de l’ancien terrain d’aviation, la réhabilitation du complexe Erp
(édifices et espaces ouverts), le remplacement des jardins potagers abusifs
situés sur les rives du Sangone avec de nouveaux potagers attribués par la
Municipalité et la création d’un Parc naturel. Aujourd’hui via Artom n’est plus
synonyme de dégradation: par exemple le Parc Colonnetti, autrefois lande dé-
solée du terrain d’aviation, se caractérise actuellement comme l’un des lieux
préférés des familles du quartier, mais aussi du reste de la ville, où emmener
jouer les enfants, faire du footing, organiser des pique-niques. Le parc est de-
venu aussi un lieu de manifestations. Depuis 2003, même si le projet de re-
structuration globale du parc n’est pas entièrement réalisé, s’y succèdent des

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 151


fêtes et des concerts qui ont une grande importance pour la ville. Le premier
événement a été le récital d’un chanteur-compositeur italien, Edoardo Ben-
nato, qui a inauguré l’opération de démolition des deux édifices Erp. Cet évé-
nement a attiré 10 mille personnes environ et a marqué le début d’une nou-
velle histoire pour le quartier dans la nouvelle géographie urbaine de Turin.
La dernière grande manifestation a eu lieu le 3 juillet 2009, à l’occasion de la
fin des travaux de réhabilitation du quartier et de l’attribution des logements
du nouveau complexe au n.73 de via F.lli Garrone. Aujourd’hui, en effet, via
Artom signifie surtout de nouveaux habitants. La démolition des deux édifices
Erp a laissé de la place, autant pour réaménager l’implantation urbaine du
lotissement que pour projeter un nouvel édifice résidentiel et commercial. Les
nouveaux logements, réalisés par des coopératives de construction, ne sont
pas de propriété publique: 32 ont été vendus aux membres des coopératives et
les 39 restants ont été loués à des loyers modérés, à travers un avis au public
public, à de jeunes couples. Autant pour les logements en vente que pour ceux
en loyer, les demandes ont dépassé grandement les attentes des coopératives
et de la Municipalité. Pour chaque typologie d’attribution ont été présentées
400 demandes, un nombre considérablement supérieur à l’offre, une situa-
tion qui, il y a quinze ans encore, ne se serait pas produite. Mais aujourd’hui,
avec le parc réhabilité, la place, le nouvel édifice, la nouvelle atmosphère de
vie a fondamentalement changé l’image et augmenté les demandes au-delà de
toute attente.
C’est le Parc qui a gagné le pari de requalifier le quartier. Les interviews
des nouveaux habitants montrent que “de via Artom on aime le vert, les jardins, la
nature”. Presque personne ne voudrait déménager: avec le centre urbain tou-
jours plein de monde et d’automobiles, ici à via Artom il est facile de se gar-
er, les appartements sont beaux et économiques et en outre les autres zones
périphériques ou “elles ne jouissent pas d’un parc aussi beau» ou «elles ne sont pas
économiquement accessibles”. Pour Saverio et Francesca, leur logement est vrai-
ment une maison de rêve. Ils cherchaient un bel appartement, dans un décor
vert et tranquille, qui soit aussi un investissement, mais les prix des logements
étaient trop chers pour leurs finances. Puis ils ont trouvé celle qu’eux-mêmes
définissent une occasion: “un appartement via F.lli Garrone avec le séjour qui don-
ne directement sur le parc, dans une zone qui jouit de la qualité d’habiter en ville sans

152 Turin
en avoir tous les inconvénients”.
Comment est arrivé tout ceci ? Comment ont changé les espaces autour
de via Artom? Et surtout, comment a-t-il été possible de renverser une image
négative? Qu’est-ce qui a déterminé la transformation des zones dangereuses
en lieux de détente et de loisirs ? Pourquoi un lieu marginal et dégradé s’est-il
transformé en une sorte de lieu agréable (en termes de cohabitation) pour qui
veut vivre en ville?

5.2. L’espace de la transformation

En projetant un “nouveau visage pour le quartier”, la Municipalité de Tu-


rin a su intelligemment trouver le joint de résolution des problèmes qui af-
fligeaient le quartier, en misant sur une démarche urbanistique centrée sur
la cohabitation, sur le vécu territorial, sur la sécurité urbaine, par rapport à la
dégradation physique et à la marginalisation sociale qui précédemment en-
veloppaient ces lieux. En d’autres termes, la réhabilitation des lieux devait
converger avec une image nouvelle avec laquelle se présenter devant la ville,
qui soit conforme aux expérimentations positives des politiques turinoises en
matière d’habitat. Le programme de réhabilitation de via Artom constitue,
en effet, une pièce du Progetto Speciale Periferie (Projet Spécial Périphéries)
(constitué en décembre 1997), l’un des projets les plus innovateurs du pan-
orama italien, qui a comme mandat plus général celui d’une régénération in-
tégrée des quartiers dégradés et, en même temps, la promotion culturelle des
territoires faisant l’objet des interventions.

5.2.1. Un pôle urbain nouveau: le Parco Colonnetti

“Le pari de créer un pôle d’attraction pour le reste de la ville, c’est en fait le Parc
qui l’a gagné. Il est difficile que l’on vienne visiter les logements ATC d’autres zones de
la ville, mais il y a au contraire un afflux de personnes à moto, en voiture, à vélo qui se
rendent via Artom parce qu’il y a le Parc Colonnetti, la bibliothèque dans le mausolée
de la Bela Rosin, les terrains de football et le Centre Universitaire Estudiantin, le Cen-
tre Sportif Universitaire” (Magnano, 2009).

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 153


Si l’on parcourt les allées du Parc Colonnetti6, il est facile de tomber sur des
bandes d’enfants des écoles du quartier qui utilisent cet espace pour diverses
activités ludiques. Le parc semble fait exprès pour eux, ils peuvent jouer, ap-
prendre, courir et connaître. Mais il n’y a rien d’étrange à cela ; au fond ce sont
eux qui ont projeté le parc, avec le Bureau Technique de la Municipalité de
Turin, les habitants eux-mêmes et les opérateurs sociaux (Mentelocale).
Quand, de via Vigliani on arrive au Parc, à peine au nord de via Artom,
on est immédiatement frappé par l’énorme espace vert arboré, équipé, habité.
La partie plus au nord du Parc se présente comme un jardin urbain facile-
ment accessible depuis les habitations de via Artom; là il y avait les terrains
de football, le centre sportif universitaire, le jeu de boules et, près de celui-ci
vers via Panetti, la vieille piste de patinage aujourd’hui récupérée. Au nord de
cette aire, le manège pour l’hippothérapie dirigé par une coopérative sociale
sert de décor à une petite colline verte placée à l’intérieur du Parc, où l’on peut
monter pour observer le paysage, et le jardin urbain est un lieu à parcourir car
il est équipé d’aires de jeux, de buttes vertes, de bancs, de platebandes fleu-
ries, qui ont pour fonction d’accueillir et d’accompagner les visiteurs vers la
partie sud du Parc. Le jardin accueille une vaste aire de jeux pour les enfants,
protégée du trafic de via Artom par les arbres et par un muret qui entoure
tout le périmètre avec des bancs en lattes de bois. Le muret sert aussi à soute-
nir le terre-plein ondulé qui entoure le terrain et qui fournit en même temps
une protection adéquate sans pour cela masquer l’intérieur de l’aire à la vue
des adultes. La zone de jeux est souvent utilisée par les enfants des écoles du
quartier et, les fins de semaine, elle devient l’un des lieux les plus fréquentés
des petits visiteurs du Parc.
La zone nord dépassée, le paysage graduellement finit par construire un
passage du petit jardin public au parc urbain, jusqu’au parc naturel. L’aire sud
est caractérisée par de grands prés, par de nombreuses espèces arborées et

6. La zone, aujourd’hui occupée par le Parc Colonnetti, a été reconnue par le PRU comme l’une des
ressources le plus importantes du quartier. L’espace vert de 3,5 hectares, occupé dans le passé par
le terrain d’aviation Gino-Lisa s’étend de via Vigliani (limite nord) jusqu’à la strada Castello di Mi-
rafiori et côtoie à l’est via Artom et à l’ouest les installations de production et de recherche du CNR.
Le parc est formé de deux domaines distincts: l’aire «Colonnetti nord»à la limite avec via Vigliani et
“Colonnetti sud” de via Panetti vers strada Castello di Mirafiori.

154 Turin
par une zone à grande valeur naturaliste à la limite ouest du Parc. Le long de
via Artom se trouve un parc équipé, caractérisé par la présence d’installations
de jeux et par la “Casa Parco”, une structure ayant des fonctions de centre de
services, qui offre des espaces pour des activités didactiques, location de vélos,
bars. Si l’on se déplace dans la bande centrale, on trouve un parc historico-ag-
ricole avec un parcours qui raconte l’histoire du quartier, un autre qui décrit
les essences végétales et un autre encore gymnique pour faire du sport. En-
fin, adossée à la limite ouest, on trouve l’autre bande qui comprend le parc
naturaliste avec des essences arborées déjà existantes. Cette gradation per-
met d’occuper de façon variée et intense un espace très vaste (3,5 hectares);
en outre cet espace accueille des activités différentes et joue sur l’alternance
de paysages et de milieux présentant des caractéristiques dissemblables. Le
Parc est un lieu de récitals et concerts, de fêtes et de manifestations, mais
aussi de promenades au milieu de la nature; un lieu de détente et de jeux où,
les fins de semaine, s’intensifient des activités de tous types; un lieu où les
turinois aiment aller. C’est un lieu ouvert vers la ville, autant physiquement
qu’allégoriquement. Il n’est pas clôturé. A l’intérieur se trouvent quelques
bornes d’alarme, en cas de besoin, même si la plupart des habitués déclare
que le Parc est très sûr (pendant la journée).
Le projet de réhabilitation de l’ancien terrain d’aviation a concerné la
forme de l’espace, mais aussi le programme fonctionnel, en insérant de nou-
velles activités (manège, centre “Casa del Parco”) en plus de celles déjà ex-
istantes (terrains de football, centre sportif universitaire, jeu de boules). La
réhabilitation de la partie sud est un projet qui touche le sol dans l’acception
la plus générale du terme, parce qu’il a prévu le déplacement de 10.000 mètres
cubes de terre, de façon à créer un pré ondulé qui redimensionne l’effet aéro-
port, en utilisant l’élément végétal pour organiser l’espace, en sauvegardant la
végétation arborée et en prévoyant la réfection de 5700 mètres de parcours à
l’intérieur du Par et l’élimination des routes asphaltées.

5.2.2. Un symbole de changement: la démolition des deux édifices publics

Le choix de démolir deux des huit édifices a été le résultat d’une réflexion
qui a concilié des facteurs économiques, des motivations symboliques et des

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 155


considérations liées à la qualité urbaine. La démolition a été le support de tout
le programme de réhabilitation, autant de par sa valeur connotative que pour
le processus complexe de déplacement de 200 familles qu’elle a provoqué. Le
choix de démolir les édifices est un choix inhabituel par rapport aux modalités
opérationnelles appliquées dans la réhabilitation des quartiers Erp en Italie.
Si, ces dernières années, la démolition est entrée dans l’agenda des politiques
publiques comme instrument d’intervention, jusqu’au projet de via Artom elle
était considérée presque comme un tabou. Turin a représenté une anomalie
dans le panorama italien7.
L’objectif du projet était de diminuer le nombre des logements Erp
présents sur le territoire et d’introduire de nouvelles typologies d’habitat de
façon à garantir une plus grande mixité sociale et l’arrivée de nouveaux profils
d’habitants plus jeunes par rapport aux habitants historiques. Le thème des
démolitions était resté à l’arrière-plan des politiques publiques turinoises à
partir de la fin des années 70 (voir ci-dessus), si bien que la première proposi-
tion d’intervention du PRU, au début des années 90, prévoyait la démolition
de tous les huit édifices et la reconstruction successive sous forme de trois
interventions en construction subventionnée et deux en construction facilitée.
Cette fois encore, comme de par le passé, l’hypothèse fut abandonnée à cause
des coûts élevés de l’opération et à cause des difficultés pratiques de gérer la
mobilité de 780 familles. Paradoxalement ceci a représenté une chance parce
que ces facteurs ont entraîné une redéfinition générale du projet. Sur les huit
édifices on a identifié les deux plus problématiques, le 73 via F.lli Garrone et
le 99 via Artom, à cause d’un ensemble de motifs liés aux conditions de dé-
gradation des bâtiments et à cause de considérations plus générales relatives
aux opérations de démolition et aux conséquences éventuelles sur l’espace ou-
vert. Dans le cas spécifique, le n°73 de via F.lli Garrone présentait une forte
dégradation du bâtiment et l’opération de réfection allait être beaucoup plus
importante que pour les autres édifices; le n°99 de via Artom abritait 75% des
cas suivis par les services sociaux.
La démolition impliquait le déplacement de 200 familles environ, aux-

7. Infussi, 2008.

156 Turin
quelles furent données trois options de choix: rester dans les logements vides
du quartier; se transférer dans des logements de la zone; ou bien changer de
quartier. La Municipalité se chargea de trouver les appartements. Beaucoup
de ceux-ci furent achetés par des particuliers dans des copropriétés non pub-
liques, inaugurant ainsi un mécanisme innovateur dans le panorama des poli-
tiques de l’habitat en Italie, devenu ensuite une routine dans les interventions
promues par la ville de Turin. De cette façon la Municipalité d’une part évi-
tait que se répètent des phénomènes de concentration sociale et d’autre part
distribuait sur le territoire (et par ricochet aux services sociaux) les cas plus
problématiques à suivre.
L’emplacement des deux édifices, différent de par leur positionnement
urbain et de par leur voisinage avec d’autres édifices, a fait opter pour deux
techniques différentes de démolition. Dans le cas du 73 via F.lli Garrone
l’emplacement de l’édifice, qui donnait sur un grand parking, permettait
d’abattre tout le bâtiment sans provoquer de dégâts sur le tissu urbain en-
vironnant, si bien que le 28 décembre 2003 l’édifice fut démoli à l’aide de
charges explosives. La démolition, suivie d’ un écroulement spectaculaire, a
eu un fort impact sur le public grâce aux médias et a fait comprendre de façon
éclatante que réellement quelque chose était en train de changer à via Artom8.
Quant au n°99 de via Artom, situé au contraire derrière une école et un petit
centre sportif, il n’était pas assez sûr pour pouvoir être démoli par explosion
et écroulement et donc on a utilisé une pince mécanique pour démanteler la
structure; l’opération a duré environ trois mois et a attiré, sur les prés du Par-
co Colonnetti, un grand nombre de spectateurs.

5.2.3. Une expérimentation à plusieurs niveaux : le nouvel édifice de via F.lli


Garrone9

“Le projet de remplacement a été une expérience nouvelle pour la Municipalité.


Pour une fois on n’a pas vendu le terrain au plus offrant, procédure prévue par la
loi, mais on a fixé un prix inférieur aux valeurs du marché et en même temps assez

8. Pour fêter la démolition, la Municipalité avait organisé le récital de Edoardo Bennato (sur l’ancien
terrain d’aviation) qui a attiré dans le quartier 10.000 personnes.

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 157


rémunérateur pour la Municipalité, en examinant surtout la qualité du projet. Ça n’a
pas été simple” (Magnano, 2009).

Le projet du nouvel édifice au n°73 via F.lli Garrone se présente comme


une sorte de laboratoire expérimental dans plusieurs domaines (architecture
et aménagement urbain ; attribution des logements ; promotion territoriale),
en favorisant une série de possibilités dans lesquelles les entrepreneurs privés
aussi ont été encouragés à se charger d’une partie de l’expérimentation et à
essayer de faire quelque chose de complètement différent de ce qu’ils étaient
habitués à faire.
L’expérimentation inclut, en premier lieu, l’avis au public. Dans cette aire
le PRU prévoyait la réalisation de 14.000 mètres carrés au maximum de sur-
face hors- œuvre nette, une nouvelle place et un parking souterrain. La ré-
alisation du nouvel édifice a été promue à travers une adjudication publique
(Nuova Artom 2005) ouverte aux opérateurs privés appelés à présenter un
projet en mesure de satisfaire les critères de qualité architecturale et envi-
ronnementale. On demandait à l’opérateur qui s’adjugeait l’intervention de
réaliser un nouveau bâtiment capable d’améliorer le contexte urbain à travers
un projet de qualité de l’environnement qui reproduise des éléments de dura-
bilité écologique et qui adopte des mesures techniques particulières finalisées
à obtenir des économies d’énergie. De plus, l’avis proposait de projeter une
édifice qui soit “plusieurs choses en même temps” (Magnano,2009), à savoir
une structure qui ne soit pas seulement résidentielle mais qui renferme aussi
des espaces pour le commerce et pour d’autres types d’activités, de façon à
attirer des populations différentes et à éliminer l’isolement traditionnel de ce
territoire. La participation à l’avis au public établissait que l’opérateur devait
se présenter en association avec des acteurs privés, qu’ils devaient garantir
l’utilisation des nouveaux espaces commerciaux et placer dans le chantier le
plus grand nombre possible de résidents-chômeurs de longue durée du quart-
ier, en particulier les jeunes. On demandait aux participants de présenter

9. Le groupement qui s’est adjugé le projet pour la construction du nouvel édifice de via F.lli Garrone
est formé de la Coopérative de construction G. Di Vittorio, de la Coopérative de construction San
Pancrazio et de l’Association des Commerçants et Artisans Mirafiori 2000.

158 Turin
l’offre la meilleure relative aux prix des loyers permanents, un quota consis-
tant de logements autofinancés, une sélection ciblée des demandes d’achat des
logements construits, qui devait donner la priorité aux résidents du quartier
et aux membres de leurs familles. L’édifice devait accueillir au maximum 80
nouveaux appartements. L’opérateur qui s’adjugeait l’opération aurait reçu
ensuite une aide régionale de 3 millions d’euros.
L’expérimentation a touché la position spatiale des édifices. Celle-ci avait
été fixée par un Document Urbanistique qui se référait au Piano di Zona (Plan
de Zone) établi par la loi 167 de 1962. Ce document donnait des indications
en matière de profils, hauteurs et volumes à construire et ne prévoyait aucune
modification en cas de démolition et de nouvelle construction. Pour éviter la
réalisation d’une structure identique à celle abattue, les opérateurs de la Mu-
nicipalité de Turin ont proposé une variante au Plan 167 et une nouvelle défini-
tion des normes pour la nouvelle construction, qui fixaient le nouvel aménage-
ment urbanistique du territoire, le gabarit, la hauteur maximale des étages des
édifices. A travers la variante du Document Urbanistique, les coopératives ont
réussi à projeter un édifice aux caractéristiques urbaines complètement différ-
entes, ce qui permet une perméabilité majeure vers la cour centrale. La démo-
lition des 2 édifices est devenue une occasion de réfléchir sur l’aménagement
urbain de l’implantation et de modifier l’organisation de l’espace à l’intérieur
des cours, en l’ouvrant vers la rue et en donnant au quartier une nouvelle
forme urbaine, une nouvelle connotation physique et sociale.
Relativement à la conception architecturale de l’immeuble, on a développé
des expérimentations dans le domaine de l’architecture durable; le projet s’est
présenté comme un laboratoire de bioconstruction et a satisfait les conditions
requises d’économies d’énergie demandées par l’avis, en proposant l’énergie
solaire, la limitation de la dispersion thermique, le chauffage par des pan-
neaux irradiants qui permettent d’avoir une économie de 30% dans la con-
sommation d’énergie, et aussi des huisseries plus grandes pour obtenir une
plus grande luminosité.
Dans le respect des indications de l’avis au public, le nouvel édifice se
présente ainsi comme une combinaison articulée d’espaces et de fonctions.
Au rez-de-chaussée se trouve un espace commercial qui donne directement
sur la place, formé d’un système de fonctions commerciales réparties autour

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 159


d’une galerie centrale. Cette typologie indique une tentative de faire dialogu-
er le complexe avec le contexte, de le mettre en relation avec les espaces du
quartier et avec la nouvelle place. Le choix aussi de positionner le parking
entièrement en sous-sol permet d’avoir un sol ouvert aux contaminations et
usages. Les magasins s’ouvrent sur l’espace public et ceci assure aux opéra-
teurs commerciaux un accès facile à la structure et à la place, une sensation
d’habitabilité différente de celle du passé, et la possibilité pour les activités
commerciales, au niveau supra-zonal, d’attirer de nouvelles demandes et de
constituer un support et un achèvement de l’offre commerciale locale.
L’édifice offre une mixité de logements différents par typologie, métrés et
destinataires. Sur un nombre total de 71 logements, 32 sont de propriété et
39 en loyer modéré10. La priorité dans l’attribution des logements a été don-
née aux jeunes couples et aux ménages avec moins de 40 ans afin d’abaisser
l’âge moyen du quartier où prédominent encore les personnes âgées. L’espace
destiné aux habitations s’articule en deux volumes qui déterminent une forme
en V de 10 étages. Ces deux édifices s’abaissent de deux étages à la fois, ce qui
laisse un vaste espace pour les terrasses à strict usage de l’habitation, mais
aussi pour les terrasses à usage collectif. La Municipalité était perplexe sur cet
élément, parce que “ d’habitude ces espaces engendrent des conflits entre les
résidents ” (Magnano, 2009). Toutefois, comme l’immeuble est géré directe-
ment par les coopératives de construction, la Municipalité a estimé que les
terrasses communes pouvaient fonctionner avec le temps et que, si des prob-
lèmes de cohabitation devaient surgir, ces mêmes opérateurs se chargeraient
de les résoudre. En ce qui concerne le cadre privé, chaque logement est doté
d’un balcon, les logements les plus prisés sont, cela va sans dire, ceux avec vue
sur le Parc. Les habitants estiment que leur appartement est confortable et
grand et qu’il peut être modifié. Quelques problèmes ont été soulevés par des
locataires, surtout les jeunes couples, qui se plaignent que les appartements

10. Pouvaient y participer les salariés au-dessous de quarante ans, de préférence avec enfants, et
avec un revenu annuel non supérieur à 40 mille euros par an. De la liste des candidats font donc
partie les salariés, qu’ils soient italiens ou habitant en Italie depuis un an au moins et résidant à
Turin. Le 21 avril 2009 la Municipalité a commencé l’adjudication publique pour l’attribution des
39 logements en location permanente. 400 demandes sont arrivées. La Municipalité s’est chargée
de sélectionner 195 familles (5 fois le nombre des habitations); le gérant a choisi les destinataires
des logements parmi ces dernières.

160 Turin
sont trop petits au cas où les familles s’agrandiraient.

5.2.4. Une exploration du quartier: les cours des habitations publiques

Les cours de via Artom se présentent comme un espace ouvert continu


sur lequel ponctuellement on construit, un milieu unitaire mais constitué
d’éléments différents capables de caractériser différemment le sol où ils se
situent. Le long de via Artom se trouvent de grandes platebandes vertes closes
par des murets en ciment coloré qui servent de bancs. Ces éléments rempla-
cent les anciens trottoirs où se garaient les véhicules. C’est là que se retrou-
vent les habitants historiques du quartier. Salvatore, Antonio, Pasquale, en
été, passent leurs après-midis à l’ombre des arbres de via Artom, assis sur les
nouveaux murets. De là ils surveillent les mouvements du quartier, observent
les enfants plus petits qui jouent sur le nouveau terrain équipé au coin de via
Garrone, pendant qu’ils discutent de tout ce que pourra apporter, à l’avenir, la
nouvelle construction devant leurs yeux. C’est en effet la structure du nouveau
complexe qui a le dessus, qui attire le regard de celui qui parcourt via Artom,
parce que le nouvel édifice donne sur un vaste espace découvert, (peut-être)
la future place du quartier, où se trouvent l’entrée du parking souterrain du
nouvel édifice et un théâtre en plein air. Et même si toutes les parties du chan-
tier ne sont pas encore complètement terminées, on perçoit un changement
par rapport à la situation précédente et on devine que ce lieu changera encore
une fois.
Pour qui traverse le chantier en direction du centre de l’implantation,
ce qui une fois était considéré comme le lieu le plus à risque du quartier est
aujourd’hui un jardin équipé pour le jeu, aménagé avec des murets-bancs qui
entourent les platebandes vertes. L’aire dite “La Montagnola” est elle-même
cultivée en épices et légumes, et elle est confiée à la gestion directe des habi-
tants. Si ensuite on revient sur via Artom, là où se dressait l’édifice démoli
(Artom 99), on voit aujourd’hui un terrain de football, un skatepark et un
mur équipé pour le jeu. Certainement l’usage de ces espaces est aussi un jeu
d’équilibres, comme de par le passé, mais à via Artom les coins à ne pas tra-
verser, ceux à éviter le soir, n’existent plus; le seul inconvénient (l’élément “à
problèmes”) est que probablement “les murs seront vite barbouillés”, mais il

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 161


y a une grande différence par rapport au passé.
Ceci a été possible grâce à l’implication des habitants dans l’élaboration du
projet des nouvelles cours11, et parce que ce projet de réhabilitation a compris
que ces espaces peu attractifs, scène d’activités illégales, pouvaient être une
ressource importante pour les habitants.
Pour définir la nouvelle organisation spatiale des cours on a effectué des
explorations conceptuelles, représentées par des dessins et des images que
l’on a présentés aux habitants pendant les réunions du Comité des Locataires,
et qui ont été coordonnées par la coopérative qui s’est occupée de l’implication
des habitants. Ces explorations avaient le double rôle de fournir des sugges-
tions sur la transformation future des cours et en même temps de mettre les
habitants en condition d’exprimer leurs exigences et leurs idées d’espace.
Dans le même temps on a mené une expérience de projet avec les enfants des
écoles du quartier, visant à repérer l’emplacement des aires de jeux et leurs
caractéristiques, ce qui a abouti à la réalisation d’un terrain de baby-foot, d’un
skatepark, d’un mur pour jouer à la balle et de plusieurs espaces équipés pour
le jeu.
Au début les habitants ont été sollicités à travers des promenades dans le
quartier, de telle sorte que les concepteurs ont pu avoir des indications sur la
perception et sur l’usage qu’ils voulaient faire de cette aire; ensuite des de-
mandes spécifiques ont été formulées sur l’emplacement des installations, des
parkings, des platebandes. Par exemple, les habitants demandaient que l’on
empêche le passage des cyclomoteurs sous les fenêtres des rez-de-chaussée et
aussi l’arrêt des véhicules devant les portails d’entrée des maisons, et que l’on
puisse équiper les espaces verts pour les jeux des enfants et des adolescents. A
travers ces premières explorations conceptuelles il a été possible de position-
ner les installations ludiques: par exemple, les habitants demandaient que le
terrain de football soit déplacé loin des habitations, de façon que les jeunes
puissent jouer sans déranger pendant les heures de l’après-midi et du soir.
Les éléments qui en ont résulté ont été recueillis dans un dossier qui a
servi au Bureau Technique de la Municipalité comme référence pour le projet

11. Le projet a été développé par les bureaux techniques de la Municipalité de Turin, par l’association
Mentelocale et par les habitants des logements Erp.

162 Turin
préliminaire de l’aire, qui ensuite a été de nouveau soumis à l’attention des
habitants pour arriver à un projet partagé.
La présentation du texte définitif a fait apparaître un problème relatif aux
parkings, en moindre quantité par rapport à ceux qui existaient déjà, parce
que, pour éviter l’occupation occasionnelle de l’espace ouvert, le projet de la
Municipalité avait proposé de concentrer les parkings dans quelques lieux
spécifiques. Même si les concepteurs avaient expliqué que dans les rues avoi-
sinantes se trouvaient des parkings libres, à utiliser en remplacement de ceux
manquants, les habitants se plaignaient de ne pas pouvoir contrôler leur au-
tomobile, et ainsi le projet a été de nouveau réélaboré, avec une augmentation
des places auto à proximité des édifices (De Vecchi, interviw 2009).
Le projet a modifié l’espace ouvert, sans en transformer radicalement la
forme, mais en travaillant sur les choses et en en changeant la perception, la
qualité, les usages à travers des interventions minimales, comme les éléments
d’aménagement urbain, les équipements de jeux, les murets, les platebandes,
les parcours, les revêtements du sol. De plus, le projet est intervenu sur les
inerties, sur les usages consolidés comme celui de garer son véhicule devant
la porte d’entrée, de ne pas soigner les espaces verts, de ne pas s’occuper des
cours et de vandaliser les espaces collectifs.

5.3. La construction d’une nouvelle identité collective.

5.3.1. Impliquer les habitants et la ville dans le projet de la transformation.

La tendance du Progetto Periferie (Projet Périphéries), dès sa première


expérience, a été de s’ouvrir à la participation et à l’implication des habitants,
ce qui s’est concrétisé par l’introduction, dans chacune des aires de réhabilita-
tion, d’un “Plan d’Accompagnement Social”, à savoir une série d’initiatives et
d’interventions visant à encourager et à coordonner l’implication active des
habitants dans le processus de réhabilitation et de développement.
Ceci constitue une caractéristique fondamentale, parce qu’à via Artom le
travail de réhabilitation a été accompagné pendant 10 ans d’un parcours social
qui avait pour objectifs la communication et l’implication des habitants dans

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 163


l’élaboration du projet de la transformation, mais aussi l’aide économique,
le développement culturel et l’empowerment des sujets locaux. Chaque in-
tervention réalisée dans le cadre du PRU a été marquée par des actions
d’information, par des actions conceptuelles en participation, par des événe-
ments et des réunions guidés, qui avaient pour objectif de communiquer les
opérations en cours et celles au programme et aussi de recevoir du quartier
une contribution d’idées, de compétences et d’expériences utiles pour inter-
venir dans cette aire.
L’outil fondamental, pour amorcer une participation active de la commu-
nauté locale et pour informer le reste de la ville sur les transformations encours
à via Artom, a été une activité intense de communication qui s’est exprimée
par la réalisation d’une image graphique coordonnée, par l’activation d’un bu-
reau de presse, par la réalisation d’une structure informatisée. L’information
s’est faite à plusieurs niveaux, au moyen de newsletter périodiques, de pro-
spectus, d’affiches, d’expositions itinérantes, de publications, de représenta-
tions théâtrales et musicales, de video, de fêtes de quartier, de télévisions de
communauté. Le but était de faciliter la compréhension des interventions,
d’installer et de développer la dimension communicative, de ressouder la
relation d’identité entre les habitants et le territoire, en faisant apparaître le
quartier sous des aspects qui n’étaient pas uniquement liés à la criminalité et
à la dégradation. A Turin, depuis 1997, le travail sur la communication (au
sens d’accompagnement des pratiques et des instruments pour la réhabili-
tation des lieux) constitue l’un des éléments fondamentaux du processus
innovateur entrepris par l’administration publique. Pour les programmes
relatifs à la réhabilitation urbaine et à la récupération des aires dégradées,
l’Administration a adopté et adopte un type de communication qui a beaucoup
de points communs avec le marketing territorial. Pour rendre ce choix plus
concret, toujours depuis 1997, l’Union Européenne a choisi d’assigner un bud-
get spécifique aux activités de communication en les rapportant en pourcent-
age au coût total de l’intervention.
L’effort et l’engagement de la Municipalité de Turin sont évidents quand il
s’agit de redéfinir concrètement et d’améliorer l’image de ces quartiers, dans
le passé chargés de problèmes, et d’en saisir et valoriser les potentialités au-
paravant non appliquées et latentes. Dans les documents du PRU de via Ar-

164 Turin
tom apparaît clairement l’effort de donner au quartier une identité nouvelle
et l’utilisation même d’expressions comme “innover l’habitat”, “inventer les
espaces d’un centre attractif citadin” fait allusion en partie au changement de
la perception du quartier et en partie à la tentative d’amorcer des processus de
réhabilitation qui puissent mettre en jeu les ressources existantes et les nou-
velles potentialités. L’une de ces dernières est l’histoire locale, reconstruite à
travers la préparation d’expositions photographiques, de films, de livres qui
recueillent les histoires et le matériel fournis par les habitants.
Travailler sur la communication et sur l’information a offert et offre la pos-
sibilité de se voir représentés dans une situation meilleure, de voir sa propre
image revalorisée par rapport au passé, de comprendre comment le quarti-
er est en train de changer. Ceci a été une étape très importante pour briser
l’isolement.
S’occuper de la communication ajoute de la valeur à d’autres aspects, en
premier lieu à la qualité des projets. En effet, les habitants historiques de via
Artom, avant le PRU, pensaient que la qualité architecturale était un privilège
du centre ville et des quartiers plus prestigieux, alors que leur quartier avait
une mauvaise image, était abandonné, mal soigné. Cette idée était ancrée dans
l’imaginaire de la ville et, pour communiquer que ce lieu deviendrait meilleur,
il n’était pas possible d’utiliser une simple feuille de papier avec le dessin du
lieu. Personne ne l’aurait cru. Aujourd’hui la réalité montre une inversion de
jugement et améliore les conditions du rapport des habitants avec non seule-
ment le territoire mais aussi avec les institutions.
Le Progetto Periferie (Projet Périphéries) a été le premier expérimentateur
de formes innovatrices de promotion territoriale, par exemple en se chargeant
aussi des chantiers-événements, expérimentés à Lyon en 1995 et utilisés deux
ans après à Turin, qui sont devenus l’un des effets les plus intéressants et cer-
tainement les plus éclatants de cette politique.
L’espace laissé libre par la démolition de l’édifice au 73 via F.lli Garrone
a été utilisé de juin 2004 jusqu’en septembre comme parking pour les auto-
mobiles et comme arène pour des représentations théâtrales et musicales. La
Municipalité a organisé 16 soirées dans le but de promouvoir le territoire et de
renforcer le rapport avec les habitants, parce que ce chantier a été considéré
comme faisant partie du processus de réhabilitation et non comme le dernier

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 165


stade du malaise et de la dégradation.
A partir de 2007 les manifestations ont été organisées par l’opérateur qui
s’est adjugé la construction du nouvel édifice conjointement à un programme
de promotion territoriale (parrainé par la Municipalité de Turin), dénommé
“Love Artom. D’un quartier on tombe amoureux”, dans le but d’accompagner
le processus de transformation par un parcours de nature culturelle, à travers
des actions communicatives – le site web www.loveartom.it, donnant toutes
les informations sur les initiatives en cours dans le quartier; des espaces inter-
net interactifs comme le blog lovearton.blogspot.com et les pages My Space
www.myspace.com/loveartom; des affiches, de documents, des vidéo – et un
partenariat avec des sujets du territoire pour organiser des événements dans
le quartier.
En plus le projet Love Artom a continué le travail commencé après la dé-
molition avec le “Cantiere Evento”, en proposant des festivals de musique de
groupes locaux, des festivals de théâtre et de danse comme “MurArtom”, une
manifestation où les meilleurs writers du panorama turinois et milanais ont
raconté le processus de transformation de l’aire. Entre juillet et septembre
2007 s’est tenu le festival musical “Live Artom. Musica in cantiere”(musique
en chantier) et, à partir d’avril 2008, a été organisé le concours photographique
“Shot Artom. Perchè di un quartiere ci si innamora” (Pourquoi on tombe
amoureux d’un quartier): images de lieux, de visages, d’architectures qui se
transforment et deviennent partie intégrante de l’identité et du quotidien
du quartier. L’itinéraire “Via Artom un quartiere da amare” (un quartier à
aimer), inséré dans les parcours culturels “Gran Tour 2008. Torino e oltre”
(Turin et encore) accompagne les visiteurs dans les lieux de la réhabilitation,
pour raconter comment se sont réorganisés les espaces ces dernières années.
Un film recueille et montre tout le parcours de construction de l’édifice du 73
via F.lli Garrone.
Le responsable du chantier aime dire que parmi tous les chantiers que les
coopératives ont suivis à Turin, celui-ci a été celui qui a subi le moins de dom-
mages et de vols. Un signal que «le chantier n’est pas tombé du ciel, mais qu’il a
été vécu».

166 Turin
5.3.2. Une démarche en coparticipation pour définir et promouvoir la sécurité
urbaine.

En 2002 la ville de Turin a commencé sous forme expérimentale


l’élaboration d’un projet sur la sécurité urbaine comme action complémen-
taire aux activités promues par les projets de réhabilitation urbaine. Le projet
prévoit de collaborer avec la Police Municipale pour coordonner des actions
spécifiques sur le thème de la sécurité urbaine, pour renforcer la perception
de la sécurité de la part de la population, pour créer un rapport différent entre
agents de police et habitants à partir de leur présence sur le territoire et pour
miser sur l’information et l’éducation plutôt que sur la répression.
L’activation de formes nouvelles de communication, collaboration et coor-
dination entre les divers interlocuteurs locaux et la Police Municipale apparaît
comme une condition non seulement favorable mais stratégique et fondamen-
tale pour l’efficacité d’une série d’actions dans le quartier qui ont déjà com-
mencé, mais par rapport auxquelles ont affleuré dans le temps des problèmes
qui ne peuvent pas être traités dans les mailles (pourtant larges et malléables)
du programme de régénération urbaine. On a donc fait démarrer un pro-
gramme expérimental dans lequel la contribution de la Police Locale a pour
but de soutenir les politiques de réhabilitation urbaine intégrée et surtout les
actions locales d’intervention, avec une attention particulière à cet ensemble
de situations de malaise, de dégradation et de conflictualité qui sont restées
longtemps en marge des processus de réhabilitation physique et sociale des
quartiers. A la base de la proposition présentée à la Police Locale il y a la prise
de conscience que, si d’un côté les habitants posent aux sujets institutionnels
(et au gouvernement local en premier lieu) une forte demande d’interventions
en matière de sécurité, d’un autre côté ces mêmes habitants se configurent
sous plusieurs aspects comme les interlocuteurs-clés pour comprendre les
problèmes et définir des solutions efficaces. Avec les habitants de via Artom
et les sujets qui fréquentent ou travaillent dans le quartier on a élaboré une
carte du risque apte à mettre en évidence les problèmes que le quartier perçoit
davantage. Pour dessiner ce cartogramme, les opérateurs sociaux ont organisé
des promenades dans le quartier avec les habitants et les agents de police, ils
ont organisé des rencontres thématiques sur des arguments particulièrement

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 167


intéressants pour les habitants, ainsi que des collaborations avec les écoles du
territoire pour comprendre le type de perception que les lieux suscitaient chez
les enfants. Toutes ces activités ont été utiles, autant pour renforcer la relation
entre les habitants et les agents de police que pour activer une communication
plus efficace entre sujets locaux et institutions de référence. Grâce au travail
de recherche il a été possible de repérer sur quels lieux être plus attentifs et
avec quelles modalités intervenir. Quelques zones des cours de via Artom, les
caves des immeubles publics, les rues, là où il était difficile de traverser à cause
de la vitesse des automobiles et beaucoup d’autres lieux encore sont devenus
un objet d’étude pour éviter que se reproduisent des situations de danger.
Pour définir et promouvoir la sécurité urbaine, la démarche adoptée a été
celle de la collaboration et de la participation. La confrontation continuelle
avec une pluralité de sujets différemment impliqués a permis d’identifier en
même temps les phénomènes qui déterminent une perception de risque, les
conflits, les fréquentations des espaces publics.

5.3. Apostille

En dernière analyse, via Artom (et la zone avoisinante) se présente


aujourd’hui comme la synthèse féconde d’un projet d’habitation, utilisation
des ressources, adhérence aux lieux, rencontre avec le territoire, connexion
avec les problèmes socio-économiques et culturels des habitants, promotion
des processus de communication et de cohabitation interculturelle, capacité
de comprendre les espaces du vécu privé, en le modulant sur les problèmes de
la sécurité, de l’ordre public et des processus d’appropriation territoriale. C’est
un quartier de Turin comme les autres mais, bien qu’inséré dans un cadre
de réhabilitation des banlieues de la ville, il présente des éléments uniques.
Aujourd’hui via Artom se propose comme un milieu stratégique de régénéra-
tion urbaine ; une centralité nouvelle pour la ville qui met en place des res-
sources environnementales et paysagistes en mesure d’attirer des populations
différentes, d’offrir des espaces à la ville pour des activités et manifestations
à caractère urbain, de changer sa propre connotation d’espace marginal et
dangereux pour devenir “une zone régénérée et agréable, dans laquelle se promen-

168 Turin
er sans devoir protéger ses arrières”. Le quartier se présente avec un nouveau
visage, aussi parce qu’il est favorisé par les ressources paysagistes et envi-
ronnementales du territoire, comme Parco Colonnetti et le Parc naturel des
rives du Sangone12 . Ceci est évident, non seulement dans la réhabilitation des
lieux, mais aussi dans les pratiques sociales qui dans ces mêmes lieux pren-
nent forme, dans l’utilisation de l’espace et dans les populations différentes
qui fréquentent cette zone. On peut le voir aussi dans les ressources sociales
mises en jeu et relatives aux habitants historiques du quartier et aux opéra-
teurs qui ici ont travaillé pendant des années, et qui ici ont décidé d’investir
leur avenir en y installant leurs bureaux. On le voit dans les traces historiques
du quartier, dans les vicissitudes qui ont amené à la transformation des lieux.
Et, encore une fois, en positif, dans les cohabitations, dans les revirements et
dans les superpositions.

12. Sur les rives du Sangone, après la démolition des jardins potagers abusifs, il a été possible de
réaliser un parc naturaliste et une aire à destiner à des jardins potagers à confier à la gestion des
habitants au moyen d’un avis au public.

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 169


170 Turin
via Artom
Parco Colonnetti

Parco Sangone

Parco naturale

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 171


172 Turin
espace public espace public commerce logement bâti
végétal minéral
verde_aree pavimentate_commercio e artigianato_residenza_edificato
Le nouveau dessin de projet; démolitions et nouvelles constructions

Via Artom. Habiter la banlieue de la ville 173


174 Turin
Spina 3.
Un ordre spatial dicté par la séparation

Anna Todros

6.1. Spina 3: une aire complexe

Spina 3 – avec une surface de 1.002.956 m2, à savoir six fois environ
celle occupée par les usines Fiat Lingotto et un tiers de toute la Fiat Mirafiori
– représente le cadre principal de transformation du Piano Regolatore de la
Ville de Turin. Il s’agit de l’ancien district des Ferriere, enjambant la Doire
au nord-ouest de la ville, adjacent au centre historique. Un territoire qui, il
y a quelque temps encore, était entièrement occupée par les aciéries et qui
constitue, maintenant, par extension et davantage encore par concentration
de permis de construire, presque la moitié de toute la Spina centrale1 dont elle
est partie intégrante.
L’aire de Spina 3 est un territoire complexe: de par ses dimensions, de par
la position qu’elle occupe à l’intérieur de la ville, de par les temps qui ont mar-
qué sa transformation, de par les acteurs qu’elle a impliqués et de par l’usage
des instruments dont elle s’est servie.
Etant donné ses dimensions étendues et sa position dans une zone cen-
trale par rapport au développement de la Ville (600 mètres seulement sépar-

1. Le Viale della Spina Centrale, conjointement au projet du Passante Ferroviario (qui prévoit
l’enfouissement du tracé ferroviaire) constitue le cœur d’une réorganisation générale de la ville, qui
vise à intégrer en une seule vision les thèmes du transport ferroviaire, des liaisons véhiculaires, de
l’utilisation des aires désaffectées ou en voie d’abandon et de la requalification des milieux urbains
congestionnés ou dégradés. Le Viale della Spina, né sur le tracé des voies ferrées et dont dépendent
les principales aires de transformation est créé comme un axe de dégagement rapide, mais aussi
comme un élément de suture entre les parties de la ville un temps séparées par la voie ferrée et
comme l’épine dorsale du renouvellement urbain.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 175


ent sa limite sud de Piazza Statuto, siège de la gare citadine principale), sa
transformation a impliqué la construction d’un véritable morceau de ville.
Un lieu qui devait être équipé de routes, carrefours, arbres, espaces publics,
magasins, bureaux, habitations, services; en somme de tous ces éléments que
nous sommes habitués à reconnaître comme caractéristiques d’un milieu ur-
bain. Sans pour autant négliger la nécessité de donner une identité au nouveau
quartier qui ne s’est pas formé par la lente superposition d’actions au cours du
temps, et dont les mémoires, traditions et habitudes renvoyaient à un passé
industriel désormais remplacé. En même temps l’opération de transformation
s’est insérée dans une structure déjà consolidée avec laquelle elle a dû instau-
rer une quelconque forme de dialogue. Les quartiers adjacents San Donato et
Madonna di Campagna ont eux aussi une histoire riche et complexe: ce sont
les faubourgs ouvriers qui ont grandi au moment de l’essor industriel de la fin
du XIXe siècle et où le tissu des habitations est compact, le pavé de cailloux
encore visible par endroits et où persiste la présence de petites activités et jar-
dins potagers au rez-de-chaussée où l’on reconnaît encore l’influence du tracé
des canaux. L’emplacement de cette aire en transformation dans une position
centrale l’a rendue de plus appétissante du point de vue financier, en augmen-
tant la somme des intérêts en jeu et en rendant possible l’exploitation de ren-
tes foncières? précédemment gelées ainsi que la recentralisation d’activités et
de fonctions plus rémunératrices que celles qui existaient déjà2.
Un facteur ultérieur de complexité est déterminé par les fonctions im-
plantées: Il s’agit de la coprésence de destinations publiques et privées (ce
qui caractérise désormais la presque totalité des interventions dans la ville
contemporaine) et de typologies de construction différentes. Cette nouvelle
opération a vu naître en effet des habitations, des espaces commerciaux, des
bureaux, des centres de recherche et de production, avec en plus la récupéra-
tion et la reconversion de quelques édifices historiques ainsi que l’insertion
d’un grand parc urbain. Le projet de Spina 3 s’étend le long d’un arc de temps
qui sous certains aspects semble de courte durée et rigidement fixé: l’adhésion
à un Programme de Requalification Urbaine, fondamental pour disposer des

2. Lami, 2004.

176 Turin
moyens économiques nécessaires, a imposé des délais sévères, et la construc-
tion à l’intérieur de la zone de deux édifices pour héberger les journalistes à
l’occasion des Jeux Olympiques d’hiver a dicté des rythmes serrés. En outre
les modalités d’implication des opérateurs privés ont entraîné une contrac-
tion des temps par rapport à certaines phases de la transformation (quelques
édifices ont été construits en quelques mois) qui doit toutefois affronter une
durée globale de l’opération qui continuera pendant une période de plus de
quinze ans. L’utilisation aussi des instruments urbanistiques a été marqué par
un parcours pas toujours linéaire: au Piano Regolatore, qui donnait des indi-
cations pour définir un plan unitaire, s’est vite superposée une série de pro-
grammes différents qui ont concerné plusieurs portions de Spina 3 et qui ont
concouru à la division du territoire en compartiments distincts, caractérisés
par des projets diversifiés.

6.2. Le renversement des assiettes de propriété

Si l’on considère la dislocation des établissements industriels à Turin à la


fin des années 80, quand la plupart des usines était désaffectée mais encore
présente sur le territoire, on peut facilement observer que la plus grande partie
des industries avait été adossée à la voie ferrée et au fleuve, la Doire, et que la
surface successivement appelée Spina 3 accueillait sur son territoire les deux
principaux facteurs de localisation. En effet, dans ce morceau de ville, encore
au début des années 90, se dressaient quelques-unes des industries turinoises
historiques: de la production sidérurgique de la Fiat Ferriere à celle du ma-
tériel ferroviaire de la Savigliano, en passant par la production textile de la
Paracchi sans oublier la production de pneus de la Michelin. Les quartiers
limitrophes - San Donato et Campidoglio au sud et Lucento et Madonna di
Campagna au nord – représentaient le cœur de la «barriera operaia» (le fau-
bourg ouvrier) qui, en vertu de sa connotation sociale, avait engendré chez ses
habitants un puissant sentiment d’appartenance et un climat de solidarité,
alimenté aussi par le réseau touffu des associations, des paroisses aux associa-
tions boulistes et successivement aux activités politiques des syndicats et des
partis.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 177


En un peu plus de dix ans ce territoire change complètement de main: si,
encore au début des années 90, ce sont cinq particuliers qui détiennent 80%
de la propriété des sols, quinze ans plus tard la propriété privée, morcelée
entre plusieurs nouveaux acteurs, est réduite à 30%.
En particulier, encore en 1998, l’aire Cimimontubi (Fiat) occupait 480
mille m23, Michelin 200 mille, Ingest 90 mille, Savigliano 40 mille et Parac-
chi 30 mille et il ne restait à l’Administration municipale que la chaussée, les
trottoirs et un court tronçon des berges de la Doire. Quand les travaux seront
achevés, probablement vers 2012, la Ville de Turin sera propriétaire de 70%
environ de Spina 3, avec une augmentation de ses sols de 400 mille m2 envi-
ron. Aussi du point de vue économique les divers programmes ministériels qui
insistent sur cette aire, conjointement à la localisation des Villaggi Media, ont
fait en sorte que l’investissement public étatique et local soit consistant.
Au moment de la proposition du Programme de Requalification Urbaine
à la Municipalité (PRiU), en 1994, la situation patrimoniale décrite ci-dessus
était la même et, en effet, ce seront les sociétés Ingest SpA, Cimimontubi SpA,
Officine Savigliano SpA, Rinnovamento Dora Riparia Srl, Centro Sportivo
Dora Riparia Srl et Paracchi qui souscriront la première version de l’Accord
de Programme.
C’est à la seconde modification du Programme, en 2003, que la Munici-
palité de Turin relève et détient la majorité des sols et que le territoire res-
tant est fractionné en une pluralité de nouveaux propriétaires. Il s’agit pour la
plupart de sociétés immobilières ou d’entreprises de construction présentes
depuis des années dans le panorama turinois, qui ont acheté des portions de
territoire, dans certains cas en constituant des sociétés ad hoc. Parmi les sujets
qui possèdent un nombre conséquent de mètres carrés on trouve toujours la
Cimimontubi qui, bien qu’elle ait cédé environ les trois-quarts de ses proprié-
tés, continue de posséder environ 30% de la surface bâtissable, suivie par une
série d’entreprises locales (Impresa Costruzioni Deiro, Franco Costruzioni,
Inpresa Rosso, Dega), par les coopératives Novacoop, San Pancrazio et Di
Vittorio et par la Finpiemonte. Le seul grand propriétaire exclu du PRiU est la

3. Ainsi subdivisés: Vitali 250 mille, Valdocco 200 mille, Valdellatorre 30 mille.

178 Turin
Società delle Ferrovie dello Stato (Compagnie Nationale des Chemins de Fer)
qui, après avoir renoncé à la première proposition du Programme, a cherché
par la suite à récupérer sa propre position et à bloquer les travaux.
Au cours de l’avancement des travaux et au fur et à mesure que les loge-
ments et espaces commerciaux seont achevés, l’assiette de la propriété privée
deviendra évidemment toujours plus fragmentée et concernera des surfaces
moyennes infiniment plus petites. Quand cette transformation sera complé-
tée, en 2011, on prévoit qu’habiteront à Spina 3 plus de dix mille membres de
nouvelles familles, distribués sur plus de quatre mille appartements, auxquels
il faut ajouter les activités commerciales, artisanales et tertiaires.
Le revirement des rapports de propriété public/privé et la réappropriation
de la part du sujet public visent à incorporer ce territoire urbain, autrefois
enfermé dans les murs des usines, dans la ville habitée, et donc à lui donner
une configuration différente, marquée par une construction intensive et par
de vastes espaces destinés à des activités et à des ouvrages d’intérêt collectif,
dont le premier est le Parco della Dora.
Le renversement des assiettes de propriété et, conséquemment, la pos-
sibilité pour l’opérateur public de réacquérir un rôle central dans la transfor-
mation et dans la gestion du territoire et de ses politiques ont donc représenté
l’un des principaux enjeux qui ont caractérisé l’opération de Spina 3. Cette
volonté retrouvée du sujet public de se mettre en avant se heurte, toutefois, à
deux ordres de problèmes. Avant tout elle subit les conséquences d’une poli-
tique qui a fait de la construction le secteur pilote pour sortir de la crise de
l’industrie et qui doit tenir compte d’un consortium de constructeurs qui dans
la pratique gouverne les temps et les modes de la transformation4. Ensuite
elle doit se confronter à l’exigence de trouver de nouvelles formes d’autorité,
là où celles-ci ne sont pas reconnues et l’acteur public semble investir unique-
ment sur sa propre “capacité de rendre perméable le système des décisions à
l’influence de la société civile”5.
Spina 3 représente donc une occasion ratée: l’Administration publique qui,

4. Olmo, 2006; Bianchetti, 2006.


5. Bianchetti, 2006.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 179


au départ, se trouvait dans les conditions de guider et d’orienter la transfor-
mation d’un domaine urbain stratégique et consistant, en créant un modèle
d’urbanité attentif aux besoins collectifs, s’est retrouvée sans consensus ni lé-
gitimation, étouffée par l’anxiété de conclure dans des délais rigoureusement
scandés et, de fait, elle a laissé la place à des sujets privés poussés par des in-
térêts individuels. Le résultat est un projet formé de parties séparées les unes
des autres, où chaque promoteur a construit des édifices retranchés sur eux-
mêmes, évitant ainsi le risque de se mettre en relation avec l’environnement,
tandis que les espaces communs manifestent toutes les difficultés d’une ges-
tion publique incapable de guider un processus aussi complexe.

6.3. Du projet à la réalisation

Le projet de transformation de Spina 3 a prévu l’implantation d’un vaste


mix fonctionnel – comprenant des résidences, des espaces commerciaux, des
bureaux, des laboratoires, des centres de recherche et de production ainsi que
des espaces de loisirs – avec en plus l’insertion d’un vaste parc de 450.000 m2
pour la récupération et la reconversion, dans des espaces aptes à accueillir des
activités productives de pointe, des édifices de valeur autrefois occupés par les
Officine Savigliano et par la Société Paracchi.
Le territoire a été divisé en sept aires d’intervention – Valdellatorre, Val-
docco, Vitali (comme les trois anciens établissements sidérurgiques Cimimon-
tubi), Paracchi, Savigliano, Ingest (Fiat-Nole), Michelin – qui correspondent
aux usines primitives et, par conséquent, à la subdivision initiale des proprié-
tés. L’élaboration des projets des divers secteurs a été confiée à des opérateurs
privés, tandis que la Municipalité, la Région et l’Etat se sont engagés dans la
réalisation des ouvrages d’urbanisation.
Les interventions privées dans les sept aires présentent des caractéris-
tiques hétérogènes et se différencient par les fonctions installées, par les car-
actéristiques morphologiques du bâti ainsi que par la composition spatiale.
On y voit des édifices à cour, des dalles, des tours d’habitation de 21 étages, et
l’église du Sacro Volto projetée par Mario Botta.
Le projet du Parc a constitué un élément central dans la transformation,

180 Turin
à tel point qu’il représente l’un des rares éléments restés stables pendant le
cheminement du projet. Le Piano Regolatore prévoyait déjà de concentrer
la construction de façon à laisser un vaste espace central, contigu au tracé du
fleuve, à destiner à espace vert ; cette idée a été reconfirmée par le Programme
de Requalification qui mettait l’accent sur la nécessité de créer des éléments
de transversalité capables de lier les parties au nord et au sud du grand vide
et, en même temps, de développer le parc parallèlement aux berges du fleuve
de façon à déterminer un milieu naturel sur lequel pouvaient donner les nou-
velles constructions.
La différente scansion temporelle avec laquelle ont été réalisées les inter-
ventions et qui a vu la réalisation des complexes résidentiels bien avant la
construction du parc, a cependant contribué à déterminer une faible compé-
nétration des espaces ouverts et des espaces construits, si bien que ces derni-
ers tendent à se replier sur eux-mêmes, établissant un rapport avec la zone
verte qui gratifie la vue plutôt que d’en faciliter l’utilisation.
L’étude des infrastructures qui créent l’ossature de l’aire a été et est ex-
trêmement importante dans Spina 3, autant pour la voirie que pour la voie
ferrée qui borde l’une de ses limites.
Le réseau routier, qui n’est plus au service des industries mais qui doit
satisfaire les usages urbains et donner une forme nouvelle aux îlots, a été en-
tièrement redéfini: des interventions de renforcement des parcours existants
ont été prévues et de nouveaux tracés ont été projetés, sur la base aussi des
lignes ferroviaires utilisées précédemment pour le transport interne des en-
treprises. Au sud on a continué la maille carrée typique de la ville historique,
tandis qu’au nord on s’est référé aux lotissements définis par le Plan de 1908;
le parc, placé au centre, représente une charnière entre les différentes matri-
ces d’implantation.
En 2002 on a apporté une modification importante au projet du Passante6
qui a entraîné un aménagement différent du tracé de la voie ferrée qui, dans sa
nouvelle configuration, passe au-dessous de la Doire et permet une structura-

6. Le nouveau projet a été approuvé en 2003 et concordé dans un protocole d’entente entre la Mu-
nicipalité de Turin, la Région Piemonte, leMinistère de l’Equipement, la Rete Ferroviaria Italiano
S.p.A. et le Gruppo Torinese Trasporti S.p.A signé en octobre 2002.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 181


tion différente du Viale della Spina et un impact mineur des infrastructures
sur le territoire de Spina 3.

Michelin Sud – Le grand centre commercial


L’aire Michelin Sud, séparée de l’aire nord à la suite de la désaffectation
industrielle à partir des années 80, a été occupée par un vaste centre com-
mercial et par un complexe résidentiel. Le projet de la partie résidentielle,
composée de 340 unités environ au métrage important et divisée en deux lot-
issements séparés par une route interne de desserte, a été confié à l’architecte
Elio Luzzi et a proposé la réalisation d’un ensemble d’édifices disposés sur le
périmètre de deux cours intérieures servant de jardin de copropriété, dont la
hauteur varie de neuf à quinze étages, s’élevant en correspondance des angles
et permettant d’obtenir de grandes terrasses. Les matériaux traditionnels – la
brique apparente et la pierre pour le soubassement – et les mesures réduites
contribuent à différencier cette intervention des grands édifices aux revête-
ments translucides qui caractérisent le paysage de Spina 3. Le projet de Luzzi
semble appartenir à une époque précédente et lie davantage l’aire transformée
et les aires limitrophes.
La réalisation du Centre Commercial a représenté, avec la construction du
parc technologique limitrophe Envipark, la première intervention à l’intérieur
de Spina 3 et elle a donc constitué une sorte de volant pour amorcer le proces-
sus de requalification de toute l’aire urbaine. Le projet de l’espace commercial,
avec incorporés un cinéma multisalles et des locaux pour bureaux, a amené à
définir un ensemble distribué autour d’un espace central et structuré en trois
niveaux, qui constitue la clé de voûte de l’opération. L’espace public central,
caractérisé par l’emploi de matériaux différents qui soulignent la perception
des diverses trajectoires possibles, constitue une sorte de place et fait fonction,
en partie, de lieu d’agrégation, pour autant que sa configuration invite au pas-
sage plutôt qu’à la halte. Dans la partie nord de la zone s’étend une dalle haute
comme deux étages servant de parking et revêtue de treillis métalliques sur
lesquelles grimpent des arbustes verts pouvant créer des jardins suspendus.
L’artère routière à grande circulation placée entre le parking du cinéma
multisalles et le parc empêche toute communication entre l’aire et l’espace
vert et contribue à justifier le caractère fermé de l’intervention. Cette carac-

182 Turin
téristique de fermeture devient particulièrement évidente si l’on veut entrer
dans l’espace à pied, opération non parfaitement facile à cause de la dénivella-
tion entre le plan du centre commercial et la route.

Valdocco – Le Parc Technologique et les îlots


L’aire Valdocco s’étend le long de la voie ferrée dans le tronçon compris
entre via Livorno et corso Mortara et elle est divisée en deux sous-zones
constituées respectivement par le parc scientifique technologique pour
l’environnement Environment Park au nord et par un secteur résidentiel au
sud.
L’EnviPark naît à partir de 1997, précédant la transformation globale de
Spina 3, sur l’initiative de la Regione Piemonte, Città di Torino et Union Euro-
péenne grâce au Fondo Europeo di Sviluppo Regionale (FESR) pour les aires
en déclin industriel7. L’implantation, qui accueille des entreprises spécialisées
dans la diffusion de l’innovation de la culture de l’environnement, comprend
quatre blocs de construction à la couverture verte qui s’appuient sur une dalle
servant de parking et placés de sorte à laisser un espace vide central qui per-
met de créer un axe visuel parcourant toute l’aire.
Le secteur résidentiel, situé dans la partie sud de l’aire, prend appui sur
une grille décalée par rapport à la maille turinoise traditionnelle qui carac-
térise l’édifice voisin et il est formé d’îlots aux vastes dimensions. Vu la forte
extension de l’intervention – il s’agit de 1352 logements, dont 611 convention-
nés – les concepteurs de chaque lotissement ont été coordonnés par le Bureau
d’Etudes Isola Architetti qui a rédigé un master plan général dans le but de
relier les divers «îlots» résidentiels à travers un projet unitaire. L’intervention
est caractérisée par des édifices ayant une hauteur comprise entre cinq et dix
étages, qui s’élèvent sur une dalle de parkings et qui sont placés de façon à
former de grandes cours dont l’accès, autorisé pour les seuls résidents, est
caractérisé par d’imposants portails. une longue rangée de tout petits balcons
caractérise la façade vers l’extérieur, tandis que pour la vue vers la cour inté-
rieure il s’agit d’espaces aux dimensions plus grandes, souvent utilisés comme
dépendance d’été de la salle à manger et servant aussi à surveiller les enfants

7. Docup 1994-1996, action 3.1.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 183


qui jouent dans la cour. Les entrées des ensembles résidentiels sont caracté-
risées par des espaces très vastes, même si la plupart sont occupées par les
seules boîtes aux lettres. Toujours au rez-de-chaussée on trouve des pièces de
copropriété, s’ouvrant aussi bien sur le jardin intérieur que vers les parcours
extérieurs, utilisées théoriquement pour des activités collectives (par exemple
les assemblées des locataires ), mais actuellement complètement vides. Un
système de passerelles piétonnes trace un passage surélevé par rapport aux
routes de passage de véhicules et dessine un parcours privilégié au centre du
complexe, mais son utilisation est toutefois découragée par l’état dégradé qui
le caractérise déjà et par le fait que le débouché prévu sur le parc est, pour le
moment, encore bloqué.

Savigliano – L’édifice historique, les lofts et les bâtiments industriels


Le projet pour l’aire Savigliano prévoit la requalification de la partie his-
torique du complexe (avec autorisation de la Direction des monuments histo-
riques) et la construction de six bâtiments industriels. La restructuration de
l’édifice historique, long de 350 mètres, prévoit la conversion de l’espace cou-
vert autrefois traversé par les trains en un espace public sur lequel s’ouvrent
des unités commerciales partiellement insérées à l’intérieur de l’édifice et dé-
calées par rapport à la maille traditionnelle. Les édifices de fraîche construc-
tion, placés dans le dos du bâtiment historique, sont disposés en épi et revêtus
de panneaux modulaires en aluminium et plaques de verre.
Les fonctions de musée et d’auditorium attribuées dans une première
phase ont été remplacées par des activités industrielles et artisanales, dans
l’optique des finalités prévues par le Piano Strategico de la Municipalité de
Turin pour le développement de nouveaux entreprenariats. Toujours dans
une phase successive on a ajouté un lot de résidences sous la forme de loft aux
derniers étages de l’édifice historique, et on a prévu de nouveaux accès vers
le parc.

Michelin Nord – Les trois tours


L’aire Michelin Nord, située au nord de la Doire entre corso Mortara et
via Tesso, comprend trois hauts édifices, les soi-disant “tours”, formés de plu-
sieurs corps de bâtiment qui atteignent les vingt et un étages de hauteur et

184 Turin
dont la conception a été confiée à plusieurs professionnels, dans la tentative
d’obtenir une diversification de matériaux et de langages. Six édifices plus bas
sont placés le long du périmètre du lotissement et unifiés grâce à un soubasse-
ment commun qui permet aussi de surmonter la dénivellation de 5 mètres
caractérisant cette aire.
Le Piano Regolatore, ainsi que la première proposition du PRiU, prévoyait
des édifices aux dimensions réduites; c’est seulement avec le projet pour la
variante du PRiU qu’est proposée la construction des tours positionnées aux
angles de l’îlot.
A partir de 2003 cette aire est identifiée comme le siège de l’un des Villag-
gi Media devant recevoir les journalistes durant les Jeux Olympiques d’hiver
2006; une fois éliminées les divisions internes spécifiques à l’événement
olympique, la destination résidentielle avec des micro-activités tertiaires et
commerciales a été renforcée au rez-de-chaussée. La Municipalité de Turin
a acheté 117 unités d’habitation où a été élaboré un projet d’habitat soucieux
de calibrer les assignations des logements, en puisant dans des listes formées
par des catégories spécifiques de demandeurs, de façon à corriger d’éventuels
déséquilibres dans la composition du tissu social. Bien que la Municipalité ait
organisé un service intéressant qui prévoyait l’introduction de jeunes média-
teurs sociaux résidant dans les édifices, l’assignation des tours à trois sujets
de nature différente – l’Agenzia Territoriale per la Casa sur la part de loge-
ments conventionnés, les coopératives et les particuliers – a comporté une
gestion elle aussi tripartite de l’espace semi-public interne et la division des
flux d’accès aux édifices.

Vitali –Les bâtiments industriels, l’hôtel, la place commerciale avec vue


sur le parc
L’aire Vitali renferme un vaste territoire situé dans la partie Nord de Spina
3, dont la récupération a été prévue en deux phases successives différentes et
indépendantes l’une de l’autre : la première, relative à la portion de lotisse-
ment qui donne sur via Orvieto jusqu’à atteindre l’angle avec via Verolengo,
est en train de se conclure, grâce aussi au choix d’y placer quelques-unes des
structures olympiques d’accueil. La deuxième, parallèle à via Verolengo, doit
encore commencer.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 185


La première phase a vu naître un grand mix fonctionnel, avec des habita-
tions privées et publiques, des activités d’accueil, des activités commerciales,
tertiaires et industrielles. A l’angle de via Orvieto et via Verolengo la place,
sur laquelle donnent des édifices réservés à des usages divers (espaces com-
merciaux, un hôtel et un édifice avec tour de dix-huit étages pour logements et
bureaux) constitue le point de jonction entre les deux blocs de construction et
le principal nœud d’accès à tout le système.
Le long de l’axe nord-sud les habitations (327 appartements dont 227 con-
ventionnés) sont en position reculée par rapport à via Orvieto et sont car-
actérisées par un double front: le premier constitué par un embasement en
briques sur lequel s’élèvent quatre édifices en L, le second situé au niveau du
parc dans une position rehaussée par rapport à la route.
L’aire qui côtoie via Orvieto prévoit la réalisation de vastes espaces pour
introduire des activités artisanales, industrielles de pointe et tertiaires, sur
lesquels s’élèvent quatre édifices placés de façon à former une galerie centrale
couverte par une structure en acier.

Ingest et Valdellatorre – L’Eglise et les résidences «Gran Paradiso»


Les aires Ingest et Valdellatorre sont situées dans la partie sud de l’aire et
comprennent la Paroisse du Santo Volto et trois lotissements.
Le vaste complexe religieux projeté par l’architecte Mario Botta se com-
pose d’une église à plan central entourée par sept tours, d’un centre congrès
réalisé sous le parvis et de locaux pour bureaux et activités paroissiennes pla-
cés dans deux édifices de trois étages perpendiculaires entre eux et adossés à
l’église. La tour des anciennes aciéries, haute de 55 mètres, a été conservée,
symbole et mémoire de l’activité industrielle précédente et, enveloppée dans
une structure hélicoïdale lumineuse, elle fait fonction de clocher.
Les nouvelles implantations résidentielles – 786 logements en tout, dont
70 conventionnés, dénommées “Olimpo Center” et “Residenza Gran Parad-
iso” se font face le long d’une rue qui côtoie l’église et se termine vers le parc et
sont composées de blocs articulés de trois à quatorze étages. Une série infinie
de petits balcons, loggias et terrasses ainsi que les cages d’escalier se dégagent
des volumes principaux, tour à tour revêtus de matériaux différents.
Paracchi – Les résidences le long du fleuve

186 Turin
L’aire Paracchi s’étend dans une position décentralisée par rapport aux
autres aires de Spina 3, sur une longue et étroite bande de terrain qui longe
la Doire.
Le projet propose la construction d’édifices résidentiels, disposés de façon
à former des cours ouvertes sur le fleuve au sud, un hôtel et un autre édifice ré-
sidentiel au nord. Des modifications successives8, apportées aussi sur le sché-
ma planivolumétrique et sur les quantités et les fonctions, amèneront à la con-
figuration actuelle: un long édifice linéaire avec des hauteurs variant de cinq à
neuf étages, placé dans la partie centrale du lotissement, accueille les habita-
tions (122 appartements); au Nord les fonctions commerciales sont regrou-
pées dans un bâtiment bas renfermant un supermarché, tandis qu’au sud la
récupération de l’ancien bâtiment réservé aux bureaux permettra d’introduire
des activités tertiaires, avec en plus 6000m2 de loft. Une attitude prudente à
l’égard de la Doire a fait en sorte que les résidences et le tertiaire occupent le
second étage, ce qui entraîne, dans la partie résidentielle, le positionnement
d’une dalle parking revêtue extérieurement d’un ouvrage de maçonnerie de
4 mètres de hauteur sur la couverture duquel sont aménagés des jardins de
copropriété, et un espace commercial sur un remblai de terre.

6.4. Mobiliser les intérêts

L’utilisation des instruments urbanistiques à travers lesquels prend forme


cette nouvelle portion de ville n’est qu’apparemment traditionnelle: à côté du
Piano Regolatore qui vise à définir un projet unitaire de l’aire, on assiste très
vite à l’apparition d’instruments exceptionnels9 et à des actions dans la pra-
tique qui semblent opérer par objets et par interventions, chacun poussé par
des logiques qui lui sont propres.
Le territoire est concerné par un Programma di riqualificazione urbana e
sviluppo sostenibile del territorio (PRUST) et par un Programma di Riquali-

8. Il s’agit de la convention stipulée en 2002 avec la Municipalité à la suite de la seconde variante


du PRiU.
9. En particulier le PRiU et les conventions spéciales pour les lotissements olympiques.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 187


ficazione Urbana (PRiU). Ce dernier, approuvé en 1998 et remplaçant de fait
le Piano Regolatore, touche presque 90% de l’aire et, mêlant des fonds pub-
lics et privés, représente presque 70% de la surface faisant l’objet de tous les
programmes turinois de requalification. En outre, à partir de 2003 et avec une
série de modifications quantitatives, le Conseil Municipal a établi que dans
Spina 3 soit placée une partie des logements relatifs aux Jeux Olympiques. Les
constructions du Villaggio Media suivront à partir de ce moment-là leur pro-
pre parcours, marqué par des financements, des temps et des procédures par-
ticulières, et aussi par la nécessité future de reconvertir ces structures après
l’événement sportif.
Le Piano Regolatore élaboré par les architectes Gregotti et Cagnardi, ap-
prouvé en 1995, prévoyait de compenser les coûts de revalorisation et de boni-
fication des aires de transformation par des indices de constructibilité élevés
et par une forte densité foncière, pour pallier au manque de services des aires
environnantes. Dans le cadre de Spina 3 les opérateurs privés ont insisté en
faveur d’une augmentation des cubages pour s’adosser le risque de bonifier un
terrain dont on pouvait seulement imaginer le niveau de pollution et de dégra-
dation. La solution de compromis enfin trouvée a été la cession de la part de
la Municipalité d’une grande quantité de permis de construire, avec l’accord
toutefois qu’elle soit concentrée, de façon à obtenir de vastes espaces publics
et de réaliser le parc.
Au cours de la seconde moitié des années 90 il devint évident que les hy-
pothèses de développement prévues par le Plan ne correspondaient pas à la
réalité du moment: il n’y avait ni cette croissance de la demande d’espaces
pour des activités tertiaires ni ces changements dans la structure économique
de la ville que le Plan avait supposés.
Dans cette difficile situation applicative du Plan sont intervenus les Pro-
grammi Complessi, dont le démarrage a constitué une occasion supplémen-
taire pour en vérifier les choix et permettre, grâce à leur action de stimulation
aussi bien procédurale que financière, la reconversion sans cela difficile vu
la situation de crise du marché immobilier. Le Programme de requalification
de Spina 3 se caractérise par l’ampleur des ouvrages projetés et par les re-
spectives bonifications et assainissements environnementaux, ainsi que par
la présence, avec les institutions, de nombreux acteurs, propriétaires des aires

188 Turin
ou opérateurs intéressés à la requalification.
A partir de ce moment-là et dorénavant, mobiliser les intérêts des opéra-
teurs privés afin qu’ils s’activent dans la transformation deviendra la préoc-
cupation centrale de l’Administration publique. Dans la saison de la con-
certation, pendant laquelle les choix publics dépendent d’une tractation
plurilatérale10, l’Administration turinoise n’a pas su exercer pleinement son
pouvoir contractuel. Si, d’une part, les nouveaux instruments constituent une
possibilité de surmonter les rigidités du plan traditionnel, grâce à la capacité
de saisir avec plus d’à-propos les urgences et les opportunités, d’autre part la
possibilité des récents programmes à opérer au sein de stratégies globales et
la légitimation effective de choix effectués à travers un parcours de concerta-
tion avec des sujets privés11 peuvent susciter de fortes perplexités. A Spina 3
les conventions passées avec les opérateurs privés dans le cadre de l’Accord
de Programme n’établissent pas avec suffisamment de rigueur les temps, les
modalités et les commandes avec lesquels les particuliers s’engagent dans la
réalisation et les dispensent d’exécuter les ouvrages publics. Le résultat en est
que les habitations ont été vendues et que Spina 3 est en train de se peupler,
mais qu’aucune contrainte n’a pesé sur les constructeurs pour qu’ils fournis-
sent dans l’immédiat plus que la simple accessibilité et que les services publics
ne seront disponibles que dans un moment successif.

6.5. Un comité comme instrument de l’Administration publique

Au cours de l’année 2006 l’Administration publique a constitué le Comita-


to Parco Dora afin de diriger la transformation de Spina 3, en accompagnant
le gouvernement local et en encourageant la nouvelle communauté qui est en
train de s’installer et qui s’installera dans les années à venir. La complexité
spécifique d’une métamorphose aussi radicale et étendue, les problématiques
dérivant des modalités et des temps de réalisation ainsi que de la préparation
tardive des services, la difficulté de coordonner les divers secteurs publics en
des actions conjointes, et, tout aussi important, les protestations des habi-

10. Bobbio L., 2000.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 189


tants, voilà les principales raisons qui ont induit la Municipalité à se doter de
cet instrument exceptionnel pour gérer cette phase de transition. Si, dans un
premier temps, la Municipalité avait affronté la transformation de Spina 3 en
laissant que chaque secteur de l’Administration publique agisse séparément
et, comme cela arrive souvent, avec un niveau minime de collaboration, avec
le temps et devant les sollicitations des habitants, il devint évident que les
problèmes n’étaient pas uniquement de nature normative, mais que, en impli-
quant une multiplicité de thèmes – ils avaient assumé une valeur politique.
Les expériences et les expérimentations turinoises dans la gestion des pro-
grammes urbains complexes ont été la référence à laquelle l’Administration
publique a fait recours dans le but de capitaliser et de mettre à la disposition
du développement du cadre urbain de Spina 3 le vaste ensemble des «bonnes
pratiques» mises à son actif au cours des dernières années. La Municipalité a
pu en effet appuyer et encourager la naissance du Comitato Parco Dora parce
qu’elle avait déjà affronté deux expériences précédentes: celle du Comitato
Urban2 pour l’aire de Mirafiori Nord et celle du Comitato Progetto Porta
Palazzo – The Gate; à cette dernière, en particulier, elle a emprunté sa mo-
dalité de travail et de gestion ainsi que son équipe de concepteurs.
L’exigence et la décision consécutive d’instituer un instrument spécifique
pour gérer l’aire de Spina 3 ont été clairement exprimées par l’Administration
publique après une assemblée publique12 pendant laquelle, pour la première
fois, le Maire, accompagné d’une partie consistante du Conseil municipal, a
présenté le projet du nouveau quartier à la néopopulation. Il y eut beaucoup
de participants et le débat fut plutôt animé.
L’année précédente les Circonscriptions IV et V avaient préparé un plan
d’information et avaient placé deux info point pour recueillir les instances des
habitants et constituer une interface directe entre les habitants et la Munici-
palité; la Circonscription V avait aussi monté , dans une école de la zone, une
exposition sur le territoire.
Dans un premier temps donc on avait tenté la voie de la communication,
et seulement successivement on a senti le besoin et la volonté politique de se

11. Saccomani,2004; Corsico, 1998.


12. Le 18 juin 2005.

190 Turin
doter d’un instrument supplémentaire possédant les compétences spécifiques
pour accompagner la transformation.
Déjà en 2005, quelques-uns des habitants des zones adjacentes à l’aire
transformée s’étaient réunis dans le Comitato Borgo Dora/SpinaTre pour
partager leurs expériences et opinions et les porter à l’attention des Organ-
ismes Publics et ils revendiquaient un rôle de protagonistes dans les choix
concernant leur quartier.
Sur la base d’une insatisfaction pour les modes avec lesquels avait été af-
fronté et mis en pratique le projet Spina 3, le comité s’est proposé comme le
porte-parole des résidents, pour adresser à l’Administration leurs critiques
vis à vis de la construction d’édifices “à fort impact sur l’environnement et qui
compromettent la qualité de la vie dans les maisons voisines”, de “a destruc-
tion de la mémoire industrielle” et de “la disproportion entre la prolifération
de structures privées et le retard dans la définition des services publics”, dans
la conviction que l’opération Spina 3 représente “une occasion perdue pour
requalifier non seulement les aires industrielles mais aussi les quartiers envi-
ronnants qui pouvaient être dotés de services publics efficients”.
Le nouveau comité du même nom, promu par la Municipalité, ne touchera
pas cependant les habitants des aires limitrophes et n’aura aucun lien avec le
comité spontané, de fait délégitimé par l’Administration à travers le silence et
les non-réponses aux instances présentées.
Le Comitato Parco Dora, autofinancé par les constructeurs qui ont versé
1 euro par m2 bâti, réunit la Municipalité de Turin, les Circonscriptions IV
et V, les opérateurs économiques engagés dans la réalisation des implanta-
tions résidentielles et commerciales, la curie métropolitaine et les habitants
résidant dans l’aire de transformation. C’est un organisme de médiation, un
lieu où endiguer et régler les conflits, ayant pour tâche de servir de pont en-
tre l’Administration publique et la population et d’encourager le partage des
responsabilités dans la gestion du processus. C’est un sujet hybride entre une
sorte de urban center sur mission – curieusement financé par des sujets privés
– et une agenzia di sviluppo de l’Administration publique. Le Comité, en effet,
naît par volonté des institutions: à savoir un projet voulu par la Municipalité
pour pallier à ce qui ne va pas ou qui pourrait être mieux. Il montre, d’un côté,
une attention et une capacité particulière dans l’accompagnement des trans-

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 191


formations et, d’un autre côté, la faiblesse de l’organisation sociale dans un
lieu si nouveau comme nouveau est le projet, et donc l’exigence et le paradoxe
de produire une participation active des résidents pilotée d’en haut.
Dans une phase où, dans le cas particulier de Spina 3, mais plus en gé-
néral dans la ville de Turin, l’autorité publique semble faible13, incapable de
faire valoir sa propre force contractuelle, de jouer un rôle de médiation so-
ciale, et surtout à la recherche continuelle de légitimation, le Comité semble
être l’instrument utilisé par les institutions pour créer un consensus sur ses
propres actions et ressouder le rapport avec une opinion publique qui semble
distante.

6.6. Un ordre spatial dicté par la séparation

Le projet de Spina 3 est donc un projet qui s’appuie sur une certaine idée
d’innovation, bien exprimée, par exemple, par quelques constructions – com-
me les tours (hauts édifices qui à Turin ne sont certes pas habituels) et par
quelques architectures importantes – l’Eglise projetée par Mario Botta est
une référence – ainsi que par la volonté de devenir un nouveau district de la
production postfordiste où placer des espaces pour des activités tertiaires et
industrielles de pointe.
Une idée de ville qui se fonde sur les capacités connectives d’un grand parc
qui, en tant que lieu d’agrégation, devrait légitimer amplement l’action insti-
tutionnelle comme celle du marché. Une image d’urbanité qui s’exprime dans
le mélange des fonctions, dans la tentative de briser la monofonctionnalité
de la grande parcelle industrielle en imaginant des destinations inédites et
en traçant de nouvelles limites. Et aussi une image de ville qui se construit
à travers des instruments qui ne sont plus ceux traditionnels, où le principe
guide n’est plus la régulation, où la définition d’un projet unitaire s’effrite en
laissant la place à des actions basées sur les principes de la concertation et de
la tractation. Dans le jeu de Spina 3, gouverné par cette démarche, ce n’est pas
l’Administration publique qui l’a emporté.

13. Olmo, 2006; Bianchetti, 2006.

192 Turin
La question alors est de savoir comment cette idée de ville vertueuse peut
affronter un ordre spatial dicté par la séparation, où chaque aire, chaque lot-
issement et chaque unité se confronte à une efficience minime et toute tournée
vers l’intérieur et dont l’ensemble produit justement une image de ville faite
de parties isolées et centrées sur elles-mêmes.
Si l’on prend par exemple quelques éléments et leur mode d’organisation
dans l’espace, on peut facilement observer la redondance d’un projet qui ne
laisse aucune ambiguïté et même qui définit avec force des droits de propriété
et établit nettement les fonctions prévues dans chaque division. Un projet qui
construit des barrières et réduit les options. Il s’agit des îlots Valdocco formée
par une succession de parallélépipèdes qui, si à l’intérieur ils forment une cour
circulaire enrichie de grands balcons où l’échange relationnel est prévu et au-
torisé, à l’extérieur ils dévoilent les arêtes vives, les balcons devenus minus-
cules et les murs aveugles, définissant ainsi une sorte de forteresse impéné-
trable. Ce sont les parcours pour véhicules et les parcours obligés qui, comme
dans le cas des passerelles surélevées, laissent très peu de marge à la créativité
industrielle qui voudrait s’approprier de cet espace. Ou encore ce sont les bas-
tions qui séparent les résidences Paracchi de la voie piétonne publique et qui
sont tellement hauts qu’il est garanti de ne pas voir au-delà.
Si l’on observe avec un peu d’attention le projet de Spina 3, on se rend
compte donc que les parties qui le composent sont désarticulées les unes par
rapport aux autres, que les aires sont repliées sur elles-mêmes, séparées par
de larges infrastructures, que les vastes espaces ouverts et les grandes artères
de circulation rendent difficile toute forme de mobilité lente et que le grand
parc constitue, encore aujourd’hui, une fracture plutôt qu’un élément de jonc-
tion.

6.7. Formes de vie en commun

“C’est notre moitié. Nous en sommes les propriétaires, nous avons fait beaucoup
de sacrifices pour acheter un logement et maintenant nous ne voulons pas supporter
les dégâts et tapages des enfants de «ceux-là» qui, au contraire, sont en location et ne
savent pas se comporter civilement. Ils nous défoncent la porte d’entrée, nous cassent

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 193


les fenêtres en jouant au ballon, nous piétinent les platesbandes…” Tiré de “Il muro di
Torino che divide i bambini” (“Le mur de Turin qui sépare les enfants”), Diego Longhin,
La Repubblica, 14 juillet 2009.

A travers une lecture des éléments du lexique utilisé dans le domaine des
mesures de sécurité, des barrières aux clôtures pour arriver aux balustrades
qui ferment les balcons, éléments qui, au nom de la protection, séparent, Spi-
na 3 semble être un bon exemple de l’introduction de ces principes dans les
modalités de construction de la ville contemporaine.
A Spina 3 les grandes cours intérieures des édifices sont des espaces com-
muns fermés et rigidement définis, à leur tour entourés et séparés par une
bordure de petits espaces privés, jardins microscopiques, entrepôts de jeux,
espaces de service, traités comme une extension de l’appartement et encore
plus rigidement défendus des violations et des intrusions. C’est un territoire
urbain conçu comme un quartier au moyen d’un projet d’implantation com-
plètement tourné vers l’intérieur, qui ne tente pas un raccomodement avec le
tissu urbain environnant mais qui semblerait plutôt guidé par les principes
d’autonomie et d’autosuffisance de l’idéologie fonctionnaliste des premières
décennies de l’après-guerre (à tel point que, quand il est représentée, tout ce
qui le positionne dans la ville disparaît). Une homogénéité centrée sur la divi-
sion, la ségrégation, le maintien des distances, défendue par l’intensification
des clôtures et des divisions, qui expriment les droits de quelques-uns à pos-
séder, contrôler et utiliser l’espace. C’est le résultat d’une transformation qui
a imposé des délimitations continues et des frontières et dont la conséquence
est la segmentation. Une segmentation peu perméable, ressemblant plus à un
puzzle où les éléments coïncident. C’est l’expression d’une communauté qui se
forme par séparation plutôt que par négociation.
Le choix d’habiter dans cette partie de ville, accompagné du pari d’investir
dans une situation convoitée telle qu’est le Nouveau Turin, engendre un senti-
ment de partage et de communauté. C’est se voir ensemble dans les mêmes
lieux, c’est se reconnaître. Quelque chose de différent de l’appartenance à une
seule communauté. Plutôt un être-en-commun qui se joue principalement sur
les mêmes temps d’arrivée et qui est renforcé par des aspects touchant les
générations, par des typologies familiales et par des analogies de revenu. En

194 Turin
contradiction avec le principe de la mixité répété maintes fois dans la défini-
tion du projet de Spina 3, les habitations semblent ainsi construites en partant
d’une offre rigoureusement définie par le marché et guidée par la recherche
d’une homogénéité typologique et sociale. Habiter à Spina 3 – ou, mieux, dans
les «Terrazze» de l’aire Michelin sud, à l’intérieur des îlots de l’aire Valdocco,
ou dans les Tours qui longent le futur parc – devient pour beaucoup un facteur
de définition de leur propre identité et position sociale.
Il s’agit d’une de ces communautés que Bauman appelle “communauté
béquille”14, fondées sur des préoccupations partagées: quelque chose sur quoi
porter des inquiEtudes vécues individuellement. Dans les édifices appelés
Îlots qui se différencient l’un de l’autre uniquement par des variations chro-
matiques, dans la succession verticale des balcons des gratte-ciels sur lesquels
est préparée la même place à table, répétée et absolument individuelle, on
remarque la volonté de trouver un remède temporaire aux désagréments de
l’incertitude en éliminant les différences, en réduisant les possibilités d’en
rencontrer, en se garantissant “un niveau minimum de variétés dans une mer
d’éléments identiques”15. Une grande emphase est donnée aux balcons d’où
l’on peut jouir d’un panorama toujours montré avec orgueil. Au coucher de
soleil aussi l’éclairage public est intense et diffus, de façon à garantir une vue
homogène des espaces. Le principe est toujours le même : on regarde la ville
de chez soi. Ce qui a de la valeur c’est la possibilité de voir au-dehors en restant
chez soi.
L’apparition des problèmes relatifs à la sécurité se manifeste dans ce cas
de la façon la plus classique, à savoir la peur de l’autre. Dans l’expérience quo-
tidienne les insécurités se traduisent par une hausse de la valeur du lieu où
l’on vit, dont la défense devient le moyen pour éloigner et s’éloigner. Jusqu’à
arriver au cas extrême de la clôture autofabriquée16, montée au centre de la
cour projetée par le Bureau d’Etudes Isola pour empêcher que les enfants qui
habitent d’un côté, enfants des locataires, jouent sous les fenêtres de ceux qui
sont propriétaires. Une fermeture qui est assurée par des actions de contrôle
et de surveillance: comme à via Valdellatorre, où des groupes de coproprié-

14. Bauman, 2001.


15. Ivi.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 195


taires se retrouvent le soir pour inspecter les espaces communs. Une surveil-
lance improvisée qui exprime aussi le sentiment d’abandon que l’on éprouve
dans une partie de ville encore précaire sous plusieurs aspects. Le sentiment
de communauté se manifeste alors dans le partage de ces petites astuces aux-
quelles on est contraint pour vivre dans un lieu qui est seulement partielle-
ment défini, pour être les “pionniers” du nouveau Turin. Le zig-zag entre les
tôles des chantiers, la découverte des parcours les plus courts pour franchir les
clôtures, les menues formes d’appropriation de l’espace. Il s’agit de partager
des expériences analogues, mais surtout des espaces de vie structurellement
identiques.

6.8. Vagues images: le Parc Dora

“Le Parc au début nous semblait une bonne chose, pour vivre davantage en con-
tact avec la nature, pour que les enfants puissent y aller jouer, mais aujourd’hui tout
cet espace ouvert ne me persuade pas du tout. C’est seulement un grand pré plein de
mauvaises herbes et rempli de saletés aussi (…) et même quand ils l’auront arrangé,
comment contrôler qui y va? Mes enfants jouent déjà dans la cour sous la maison, avec
les enfants des voisins, des familles que nous connaissons, et jamais je ne les enverrai
dans le parc, comment fait-on pour savoir qui ils pourraient y rencontrer?” Giovanni,
employé, habitant dans les résidences «Isole» de l’aire Valdocco.

Les interviews17 accordées par les nouveaux résidents de Spina 3 montrent


un sentiment de peur et d’inquiétude provoqué par le grand espace attribué au
parc, c’est-à-dire par cet espace qui ne se compose pas des éléments relatifs au
lexique précédemment cité mais qui, encore aujourd’hui, représente un flou
qui élude les rapports clairs et les espaces définis.
Le Parco della Dora, le seul projet turinois à recevoir des financements
pour la célébration des 150 ans de l’Unité d’Italie, a représenté l’une des
figures dominantes et l’un des pivots du renouveau structural de Turin. Le

16. Diego Longhin, La Repubblica, 14 juillet 2009, “Il muro di Torino che divide i bambini”.
17. Interview faite le 4/7/09.

196 Turin
thème du Parc avait déjà été un élément fusionnant des projets présentés à
la Triennale de Milan en 1987 et un aspect important du PRG qui assignait à
Spina 3 un grand nombre d’espaces publics, pour la plupart concentrés dans
la création d’un nouveau «poumon vert». Le Projet de Requalification aussi
donnait à cette aire le rôle principal d’élément connectif capable de redonner
une image unitaire18 à toutes les interventions et au vide laissé par l’industrie,
outre que de servir de charnière entre la structure primitive de l’implantation,
caractérisée par les îlots du XIXe siècle à l’intérieur de la barrière de l’octroi
de 1858, qui caractérise la partie sud de l’aire, et celle définie sur les parcours
des canaux et des axes routiers hors-les-murs de la zone nord.
Le Parc occupe une surface de 450.000m2, presque la moitié de toute la
superficie de Spina 3, et il enjambe la Doire, dont la requalification devrait en
constituer un des principaux facteurs de qualité. Une longue partie du fleuve
avait été en effet confinée dans le sol pour satisfaire les exigences industrielles,
et on devrait procéder à la démolition de la couverture, en permettant ainsi le
rétablissement de la branche fluviale. En tenant compte du niveau élevé de
compromission des terrains et des ressources limitées, celle qui s’esquissait
dans les projets de Andreas Kipar dans la phase préliminaire et de Peter Lats
dans la version définitive, était une image de Parc Post Industriel caractérisée
par la récupération de plateformes en béton armé, à réserver comme espaces
pour des manifestations temporaires, et d’anciennes structures industrielles
qui auraient pu servir de sièges aux fonctions publiques. Il s’agit des piliers
en fonte dans le parc, de la tour d’évaporation, des structures souterraines de
l’aire Michelin, du hangar des aciéries Fiat. Ce sont des éléments qui pour la
plupart sont encore dans l’état où les démolitions les ont laissés. Certains ont
changé de fonction, comme la tour des anciennes aciéries, enveloppée par une
structure hélicoïdale lumineuse et qui fait fonction de clocher de l’église proje-
tée par Mario Botta; d’autres ont encore une destination inconnue, comme par
exemple le hangar de stripping des aciéries dont on pensait garder seulement
la toiture, en imaginant une grande surface pour concerts et manifestations
sportives. L’imprécision de l’idée a fait pencher pour l’introduction d’une ac-

18. De Rossi, 2004.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 197


tivité forte. Qui, toutefois, reste introuvable.
L’image que la ville de Turin a construit de Spina 3 est fortement centrée
sur le projet du parc et la récupération du fleuve. Les noms les plus fréquents
à attribuer au nouveau quartier ont au centre la Doire (Parco Dora, Dora
Ferriere), et les brochures informatives fournies par la ville montrent sur la
couverture l’image d’un milieu fluvial et décrivent le parc comme l’élément
central constitué par “456.000 mètres carrés de vert qui s’étendent entre les
anciennes aires industrielles en partant du fleuve qui réserve encore, dans
cette partie de ville, un paysage naturel surprenant”. Aussi les messages pub-
licitaires pour promouvoir la vente des appartements font du parc un motif
d’orgueil: les appartements projetés par Luzzi dans le cadre de Michelin Sud
sont appelés “Le Terrazze di Parco Dora” et sont réclamisés par la formule
“habiter dans le centre et vivre au vert”; tandis que les édifices projetés selon
les directives du Bureau d’Etudes Isola dans l’aire Valdocco sont surnommés
“Le Isole del Parco”.
Par rapport à cet imaginaire que le Projet de Spina 3 a soutenu, on a cepen-
dant deux ordres de problèmes superposés. Dans un premier temps est ap-
parue une dichotomie entre les possibilités réelles de construction d’un parc
– qui se heurtent à des difficultés de caractère technique et économique, avec
en plus la volonté spécifique de ne pas effacer complètement la mémoire du
passé industriel – et le modèle de «poumon vert» qui fait partie de l’imaginaire
collectif, alimenté par les représentations proposées par les constructeurs, et
aussi parfois par la légèreté avec laquelle la Municipalité a affronté le thème.
L’espace ouvert, terrain en friche sans clôtures ni protections, ni utilisé ni
vécu, reste la toile de fond des spots publicitaires de la Municipalité. Décor
abstrait qui devient avertissement et mémorandum de ce qui avait été promis
et qui au contraire n’est pas.
Dans une phase successive, pendant laquelle les images ont laissé la place
au quotidien de ceux qui habitent dans les constructions donnant sur le parc, le
consensus dont jouit19 notoirement un projet paysager a commencé à s’effriter
face au terrain en friche qui constitue encore le noyau de Spina 3. Comment
sera délimitée et divisée une aire aussi vaste, comment pourra être contrôlé et

19. Sampieri, 2008; Bianchetti, Todros, 2009.

198 Turin
véhiculé l’accès, comment seront protégés les espaces privés, voilà les préoc-
cupations majeures des nouveaux habitants. De nouveau ce qui fait peur est
l’imprécision, la non-fixation de limites nettes, la présence de structures qui
peuvent accueillir ou cacher à la vue des usages imprévus. Et, pire encore, at-
tirer des personnes qui viennent du “dehors” et qui ne vivent pas à Spina 3.
Et enfin la peur que le grand parc imaginé comme un élément de qualité ne
se transforme en un “no man’s land” et ne finisse par devenir un facteur de
dépréciation du bien – le logement – dans lequel souvent on a investi tout son
avoir.

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 199


200 Turin
Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 201
202 Turin
espace public espace public commerce logement bâti
végétal minéral
Le projet par parties. Propriété foncière et secteurs tranches du projet

Spina 3. Un ordre spatial dicté par la séparation 203


204 Turin
San Salvario.
Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique

Anna Todros

San Salvario est une aire urbaine adossée au centre historique: un


rectangle long et étroit délimité à la base par l’axe de corso Vittorio et coincé
sur les deux côtés par la gare Porta Nuova et par le parc du Valentino. Au
milieu passe via Madama Cristina, grande rue commerciale qui se prolonge
vers le sud jusqu’à atteindre la zone des hôpitaux.
Etablir où San Salvario prend fin n’est pas une opération banale: le
quartier fait partie d’une vaste circonscription, qui comprend aussi une partie
du parc du Valentino et des territoires de colline, au-delà du Pô. Ce qui est sûr,
c’est que l’on peut appeler San Salvario la tête du quartier, celle adjacente
au centre ville, qui gravite autour du marché de place Madama Cristina. Un
carré1 fermé par corso Marconi, boulevard ombragé qui relie le château du
Valentino – ancienne résidence de Marie-Christine de France et actuellement
siège de la Faculté d’Architecture – et par l’église de San Salvatore di Cam-
pagna2 à laquelle le faubourg doit son nom. C’est la partie de San Salvario la
plus animée – pleine de boutiques, d’activités commerciales, d’établissements
nocturnes, et habitée par des populations de provenance diverse – et, en même
temps, siège des contradictions les plus fortes. Le tracé du boulevard ombragé
ne constitue pas toutefois une ligne nette de démarcation, parce que les rela-
tions et les échanges continuent et s’intensifient même au-delà du boulevard.

1. Zone statistique de recensement numéro 9.


2. Le Château du Valentino et l’Eglise, avec couvent annexé, remontent au XVIIe et ont été construits
par Castellamonte. Pendant deux siècles environ ils restèrent les seuls édifices importants dans un
environnement encore agricole.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 205


Le bâti remonte au XIXe siècle et l’édification s’est faite dans un laps
de temps limité3: dans les années qui vont de la construction des immeubles
de via Nizza adjacents aux rails du chemin de fer (1852), à l’obligation, pour
les propriétaires, de se raccorder aux égouts publics (1897). Le bâti se présente
dense et compact, caractérisé par une certaine homogénéité architectonique.
Les édifices, destinés dès le départ à être des habitations, furent souvent for-
més, dans une première phase, d’une seule façade sur la rue et, par la suite,
enrichis de deux blocs latéraux ajoutés pour former des ensembles en L ou en
U, jusqu’à fermer le front principal sur la rue, à double bloc. Typique est la
distribution par corridors internes qui donna cours, dans les années 1880, à la
typologie caractérisée par une distribution escalier-palier. L’occupation inten-
sive du sol, selon une logique rationnelle d’exploitation foncière, a déterminé
la forme régulière des lots, en plus de l’absence totale d’espaces publics, ex-
ception faite pour la place du marché et largo Saluzzo4 où, cependant, passent
les automobiles. Le grand parc du Valentino, qui s’étend le long d’une bande
parallèle au Pô et tangent au quartier, constitue le poumon vert de San Sal-
vario, comme d’ailleurs de toute la ville: centre de grandes expositions et, en-
core aujourd’hui, lieu de sports et de loisirs. Sur le parc donne toute une ran-
gée d’édifices cossus, quelques-uns résultant de remplacements d’éléments de
construction datant de la seconde moitié du XXe siècle. Si l’on parcourt trans-
versalement le quartier, dans les sept îlots qui séparent cette partie du tracé
de la voie ferrée, on comprend immédiatement combien San Salvario est hé-
térogène, un réceptacle de populations, us et coutumes et modes d’habitation
différents.

7.1. Un habitat connoté

La composition sociale du quartier a toujours été marquée par une très


forte mobilité de sa population due aux flux migratoires cycliques qui, de prov-

3. 73% des habitations furent construites avant 1919.


4. Unique exemple turinois de place octogonale avec Piazza della Repubblica,

206 Turin
enance diverse – des campagnes autour de Turin au début du XXe siècle, des
régions de l’est et du sud de l’Italie dans l’après-guerre et dans les années 70,
et des pays non appartenant à l’Union européenne dans les vingt dernières an-
nées – ont débarqué dans ce quartier adjacent à la gare. La présence de Porta
Nuova en effet a contribué sensiblement à caractériser San Salvario comme
un quartier à forte présence d’immigrés, un lieu d’accueil et de référence pour
les nouveaux venus.
A partir des années 50, ce qui contribua à attirer les nouveaux venus
fut la construction de la première usine Fiat, née dans l’aire de corso Dante, le
long de via Madama Cristina. Malgré cette importante présence industrielle,
le quartier n’assuma pourtant jamais complètement, à la différence d’autres
quartiers de Turin, les traits typiques du quartier ouvrier. Le fait qu’une partie
du territoire soit habitée par une classe moyenne bourgeoise et la présence dis-
crète d’entrepreneurs et de professions libérales ont contribué à en préserver
la caractéristique de zone résidentielle.
De nos jours, pour autant qu’ait changé la provenance en faveur de
contextes extranationaux, San Salvario reste un quartier d’immigration: dans
le seul «quadrilatère» réside plus de la moitié des étrangers de toute la Circon-
scription, et le quartier, même s’il ne renferme pas le pourcentage le plus élevé
d’immigrés, compte parmi ses habitants le le plus grand nombre d’ethnies
différentes5. Parmi les principales nations représentées nous trouvons la Ro-
manie, qui a vu, ces dernières années, une explosion de présences et de régula-
risations; le Maroc, dont les représentants constituent l’une des communautés
les plus enracinées, arrivée à la phase de la stabilisation et du regroupement
familial; et le Pérou qui, à San Salvario, atteint des pourcentages très élevés
par rapport à la moyenne citadine. Dans la foulée, les Philippines, l’Albanie,
l’Egypte, la Chine, La Moldavie, le Brésil, Le Nigéria, la Tunisie, le Bangladesh.
Il s’agit dans la plupart des cas d’une population jeune, qui se situe surtout
dans la tranche d’âge 20-25 ans6.
La prédominance d’habitations laissées en état de dégradation (ou tout

5. On en a compté 14.
6. On se réfère ici aux données statistiques de la Municipalité de Turin pour Circonscription et
Quartier en 2008.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 207


au moins dans des conditions qui les rendent moins attirantes sur le marché
de la location pour la population autochtone) et la possibilité qu’elles soient,
en tant que propriétés privées, placées sur le libre marché sans les contraint-
es en règlementant l’accès pour les étrangers, alors que c’est la norme pour
l’attribution des logements appartenant à la construction publique, ont rendu
le marché immobilier économiquement plus favorable et ont contribué à ren-
dre le quartier particulièrement perméable et réceptif à l’égard de la popula-
tion étrangère. Les installations sont souvent précaires : pièces et mansardes
sont louées dans des conditions hygiéniques dramatiques et à ces difficultés
d’habitabilité viennent s’ajouter des situations extrêmes de surpeuplement.
“Le parc du Valentino le samedi et le dimanche est plein comme on ne l’avait
jamais vu. Manifestement tous les migrants occupent des espaces trop étroits dans
les maisons et dès qu’ils le peuvent ils se défoulent dans le parc. Il y a les cingalais qui
jouent au cricket, des masses de roumains qui se promènent”.
Les nombreux centres culturels et les associations de volontariat, sou-
vent gérées par les étrangers eux-mêmes, qui s’occupent de l’accueil et de l’aide
aux immigrés et qui ont trouvé à San Salvario leur siège naturel, ainsi que les
nombreuses activités économiques, établissements et magasins de produits
typiques qui occupent les rez-de-chaussée des édifices, concourent à rendre
cette partie de la ville particulièrement riche en informations et en occasions
de soutien pour les étrangers.
Les nombreuses confessions présentes dans le quartier, historique-
ment depuis sa construction7, qui ont édifié des monuments religieux ap-
partenant à des professions différentes, sont encore tangibles aujourd’hui: on
trouve, à une distance de quelques pâtés de maisons, deux églises, la syna-
gogue, le temple vaudois, et deux mosquées situées dans de basses construc-
tions à l’intérieur des cours. La présence de ces structures et des services – des
services d’assistance aux services scolaires – que ces institutions fournissent,
constitue un facteur d’attraction supplémentaire.
Au cours de ces dernières années surtout, une population jeune a com-
mencé à peupler le quartier. Il s’agit surtout d’étudiants, en partie liés aux fac-

7. La raison en est que San Salvario a été le premier quartier de l’expansion citadine dans les années
successives au Statuto Albertino, qui tolérait la pratique publique des cultes non catholiques.

208 Turin
ultés universitaires d’Architecture, de Sciences Mathématiques et Physiques
et de Sciences Naturelles qui ont leur siège principal dans le quartier, ou bien
résidant au collège universitaire de via Galliari, attirés généralement par les
loyers à bas prix. En outre la possibilité d’occuper des espaces centraux à des
prix modérés et de disposer de locaux abandonnés par des activités en ré-
gression a canalisé sur le quartier de jeunes professionnels ayant souvent des
professions créatives. Une caractéristique importante en effet du quartier a
toujours été sa vocation artisanale et commerciale et nombreuses sont les ac-
tivités occupant le rez-de-chaussée: boutiques historiques où l’on travaille le
bois et le cuir, laboratoires de restauration, ateliers de couture et pâtisseries,
auxquels ces dernières années se sont ajoutés, en plus des activités s’adressant
à une clientèle principalement étrangère, des bureaux d’études et des ateliers
liés au monde de l’édition, des arts graphiques et de l’architecture. Un jeune
résident qui a récemment ouvert son propre laboratoire d’art graphique dans
le quartier raconte: “Selon moi un jeune homme de vingt-six/trente ans peut trouver
intéressant et stimulant de vivre à San Salvario plus que dans un autre quartier. Si l’on
me demandait un conseil sur où aller vivre à Turin, je n’aurai aucun doute à proposer
San Salvario parce que je suis sûr qu’il peut être un lieu plein de stimuli, à cause des
possibilités qu’il présente et des personnes que l’on y rencontre”.
Les habitants de San Salvario, comme leurs activités, sont donc carac-
térisés par un niveau très important de mixité, et ceci aussi à cause d’un effet
de remplacement toujours progressif et partiel de la population. Les caracté-
ristiques socio-professionnelles des résidents soulignent la forte polarisation
entre des personnes possédant un haut degré d’instruction et les pourcent-
ages élevés d’analphabétisme. Sur un seul territoire cohabitent des personnes
âgées propriétaires d’appartements de prestige, des étudiants en cohabitation,
des artisans, des commerçants, des familles d’étrangers désormais intégrées
et des migrants en situation irrégulière souvent cooptés par la pègre, et tous
contribuent à créer un tissu social particulièrement hétéroclite et vital.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 209


7.2. Eléments de criticité et perception d’insécurité

“Il y a eu, dans ces 30-40 dernières années de ma connaissance du quartier,


des changements: évolutions et involutions. La plus mauvaise période a été probable-
ment celle des années 95 où – peut-être parce que le trafic de stupéfiants était arrivé
presque sous chez soi – se sont additionnés pas mal de problèmes: on avait ouvert sous
chez moi ces établissements d’africains (je ne me rappelle plus de quelle nationalité) qui
faisaient du bruit toute la nuit, c’était vraiment très difficile; puis beaucoup de maga-
sins ont fermé, les rideaux de fer baissés et donc beaucoup de saleté aussi. Maintenant
le commerce semble reprendre vie, même si malheureusement les destinations d’usage
ont changé. Maintenant ce sont surtout les établissements publics et les restaurants
qui ouvrent”. Une professeur retraitée de mathématiques, habitant via Baretti.
Au cours des années 90 San Salvario a été au centre de l’attention à
cause d’une situation diffuse de criminalité et d’insécurité, connu comme un
lieu de trafic de stupéfiants et de prostitution, lieu de dégradation progressive
du milieu urbain ainsi que théâtre de conflits entre résidents et habitués du
quartier et opérations répressives des forces de l’ordre.
La phase critique, concentrée entre 1995 et 1997, a vu le quartier faire
l’objet d’une intense campagne médiatique qui a contribué à diffuser l’idée
qu’il s’agissait d’un lieu dangereux. “Loi du silence dans la casbah”8, “Disci-
pliner la casbah”9 et “La casbah à l’ombre de la Mole”10, tels sont les titres des
journaux au cours du printemps où la protestation s’est faite plus intense. Le
comble du mécontentement fut atteint quand le curé de l’église locale déclara
au quotidien “La Stampa” que si la situation ne s’améliorait pas, il prévoyait
de fortes répercussions en matière d’ordre public11. L’explication proposée par
ce même prêtre fut simple: “Les gens supportent de tout mais quand ils voient
leur patrimoine en danger (…) alors ils s’insurgent”. L’article fut publié sous
le titre “Envie de passages à tabac à San Salvario”. La presse, non seulement
la citadine, s’intéressa beaucoup à cette affaire, avec des tons toujours plus

8. La Stampa, 12 mai 1995.


9. La Stampa, 2 juin 1995.
10. La Stampa, 24 juin 1995.
11. La Stampa, 13 septembre 2005, Père Piero Gallo déclare: “Si avant la fin du mois on ne verra pas
de résultats en matière d’ordre public (les habitants) passeront aux voies de fait”.

210 Turin
virulents: “La vie désormais bouillonne presque seulement là où les nigériens
ont ouvert leurs magasins avec de l’argent venu on ne sait d’où”; “Après cinq
heures il n’y a plus que des noirs dans la rue. Les blancs se terrent, comme
les rats”12. La réponse immédiate fut un déploiement des forces de l’ordre qui
constitua une task force qui plaça des barrages de police aux accès au quartier
et aux principaux carrefours. L’alarme lancée par le prêtre eut en outre pour
conséquence de rallumer la protestation: quelques jours après se constitua le
comité spontané San Salvario et les politiciens locaux durent affronter des
assemblées enflammées. Le cas San Salvario captura l’attention locale et na-
tionale et devint rapidement, dans le débat public et politique, l’emblème des
crises urbaines13 qui ont comme toile de fond les thèmes de la vie en commun
des races.
L’état de dégradation qui a progressivement touché de nombreux édi-
fices a constitué le cadre autour duquel une partie de la société a structuré ses
propres sentiments et construit ses propres formes de réaction. La condition
de détérioration de certains logements, dans des situations de propriétés très
fractionnées ou d’exploitation myope des possibilités d’habitation, s’est rap-
idement aggravée, compromettant en premier lieu la condition de l’immeuble,
et ensuite celle des espaces adjacents. Ce furent les années où une partie des
résidents historiques commença à vendre son logement, en le bradant même,
à cause de la très mauvaise réputation et du climat difficile qui pesait sur le
quartier.
Prostitution et trafic de drogue constituent, aujourd’hui comme alors,
les phénomènes criminels les plus visibles. A San Salvario vit une centaine
de prostituées et, bien qu’elles n’exercent pas toutes leur profession dans le
quartier, leur présence a contribué à augmenter la sensation d’illégalité dif-
fuse. Ce sont des filles de provenance différente, souvent arrivées des pays
de l’est européen, qui au cours du temps se sont ajoutées aux prostituées it-
aliennes.
Le trafic de drogue a vécu des moments plus ou moins intenses, mais

12. La Stampa, 16 et 17 septembre 1995.


13. Allasino, Bobbio, Neri, 2000.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 211


sûrement il s’agit d’un phénomène toujours présent et visible, pour autant que
rarement il ait entraîné la présence des consommateurs. Les jeunes dealeurs,
surtout nigériens ou sénégalais, semblent avoir bien expliqué à leurs clients
qu’ils doivent se shooter ailleurs. “Il y a eu un moment terrible où ils distribuaient
les seringues juste à côté d’ici, au Valentino, et alors on voyait ceux qui se shootaient.
Mais ça a été bref. les dealeurs au contraire n’emmènent pas avec eux les drogués, qui
sont pour la plupart des italiens, ils vendent mais ils obligent leurs clients à aller ail-
leurs, justement pour ne pas avoir de problèmes”.
La demande de politiques à caractère sécuritaire, pour autant qu’elle
dérive d’une condition réelle de dégradation physique et sociale, avait aussi
un lien étroit avec des aspects de type perceptif, parce qu’en réalité les don-
nées quantitatives relatives aux crimes commis dans cette aire n’ont jamais
été, même dans les moments de plus forte tension, trop dissemblables de
celles relevées dans d’autres quartiers de la ville où le «problème sécurité»
était entré à l’ordre du jour avec moins de virulence. Sûrement la présence
de l’immigration étrangère a provoqué des modifications dans les styles de
vie, dans les formes de l’habitat et dans les modalités d’utilisation de l’espace
public, à travers la sédimentation de pratiques sociales différentes, et dev-
enant ainsi la cause de frictions et d’incompréhensions avec la population
autochtone. “Le problème, c’ est qu’il y a ceux qui prennent les rues et les poubelles
pour un cabinet public, et donc le gros problème selon moi est celui de l’éducation des
personnes qui habitent dans cet endroit. Le fait que ce sont surtout les immigrés qui
utilisent les poubelles comme cabinets est prouvé, nous les italiens nous n’avons pas
cette habitude mais nous en avons beaucoup d’autres, de mauvaises habitudes. Ceci en
ce qui concerne le respect et la propreté”.

7.3. Quel rôle attribuer aux politiques ?

San Salvario a été l’une des aires faisant l’objet du Progetto Speciale
Periferie (Projet Spécial Banlieues), dans l’optique innovatrice que ce n’étaient
pas seulement les quartiers géographiquement les plus éloignés du centre qui
avaient besoin d’interventions de régénération urbaine, mais qu’aussi les soi-
disant “Hémipériphéries”, à savoir ces “quartiers historiques, populaires et

212 Turin
riches en fonctions, caractérisés par un patrimoine habitable dégradé bien que
privé et où la crise urbaine, les difficultés de cohabitation et la relation entre
les différents groupes de population risquaient d’affleurer avec des éléments
de conflictualité très forte”, nécessitaient d’attentions spécifiques et ciblées.
Sur le quartier avait déjà été menée une recherche relative à la situa-
tion de l’immobilier et à la situation sociale, et avait été proposée une étude de
faisabilité sur les interventions possibles de requalification, toutes deux dével-
oppées sur mandat de la Municipalité de Turin par le Cicsene, une association
non-profit qui s’occupe de coopération internationale et qui s’intéressait à ces
quartiers touchés par une forte présence de migrants. La réalisation de l’Etude
de faisabilité, qui annonçait de nombreuses interventions, quelques-unes par-
ticulièrement imposantes, fut en partie possible à la suite de l’insertion du
quartier dans le cadre du Progetto Speciale Periferie mais elle ne fut jamais
complétée: d’autres territoires urbains furent considérés comme plus problé-
matiques et le quartier n’a jamais fait l’objet d’un programme intégré spécial
et n’a jamais recouru de façon unitaire à des programmes régionaux ou euro-
péens. Le Cicsene fut chargé par l’Administration municipale de constituer un
Comité formé des représentants de groupes et d’associations présents dans
le quartier, qui avait pour objectif l’amélioration de la qualité de la vie dans
ses aspects sociaux, économiques, environnementaux, culturels ainsi que des
conditions de vie, et l’élaboration de projets de développement local.
L’Agenzia di Sviluppo locale de San Salvario naît en 2003: c’est un su-
jet juridique privé comprenant au départ 12 associations et réalités présentes
dans le «quadrilatère» qui se constituent comme membres fondateurs. Sur
indication des statuts, la gestion de l’Agenzia est confiée au Cicsene qui, tout
en n’en faisant jamais partie comme association, nomme le directeur qui, à
son tour, a la faculté d’identifier une structure technique d’aide aux activités.
La tâche de l’Agenzia est d’orienter et de coordonner sur le quartier des
interventions relatives au milieu construit (à travers la promotion d’actions
de requalification de l’espace public et privé et d’assainissement des loge-
ments dégradés habités par des personnes vivant une vie de marginalisation
sociale); d’encourager le développement économique et commercial (en fa-
cilitant l’installation dans le quartier de nouvelles entreprises, en offrant un
suivi et une assistance-conseil sur les occasions particulières de financement,

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 213


en aidant la requalification des activités commerciales et artisanales rares
et ethniques à travers la réalisation de projets de marketing territorial); de
promouvoir le développement social et la formation (en créant des actions
de développement en coparticipation avec les habitants sur des microzones
fortement problématiques et en assistant des groupes d’intérêt non représen-
tés pour qu’ils se constituent en sujets collectifs); de favoriser l’élaboration de
projets culturels et la communication (en travaillant pour valoriser les voca-
tions culturelles du quartier en encourageant les projets et les synergies entre
institutions, opérateurs et associations culturelles).
Durant les premières années de son mandat l’Agenzia a aussi activé
deux info point pour les citoyens: le premier s’occupe des entreprises, le deux-
ième des thèmes relatifs à la sécurité. Ce dernier est né comme un service à la
disposition des habitants du quartier pour écouter et recueillir des informa-
tions sur des cas d’illégalité, de malaise social ou de désordre urbain, et pour
élaborer et transmettre ces communications aux autorités compétentes. L’info
point s’est servi de la coparticipation des agents de police et du comité spon-
tané de quartier: le résultat le plus appréciable a été l’implication directe des
habitants qui y ont volontairement consacré quelques heures de leur temps,
ce qui a signifié une prise de conscience de leurs responsabilités et de leur
perception de la complexité des problèmes.
En 2007 l’Agenzia qui, au départ, avait un mandat de six ans, a pro-
longé sa durée de 30 ans, différant par conséquent ses objectifs sur un laps de
temps plus long et transformant ainsi un instrument, né pour répondre à une
situation critique particulière à court terme, en une réalité dont la présence
sur le territoire est constante. Cette décision de prorogation a toutefois suscité
des perplexités dans une partie des opérateurs de l’Agenzia: “L’Agenzia est un
sujet qui a sa légitimation si elle est insérée dans un projet, autrement il devient dif-
ficile de la distinguer d’une simple association, ou bien elle ne réussit pas à faire grand-
chose parce qu’elle ne s’appuie pas sur une politique spécifique qui finance. Via Nizza
terminée, San Salvario n’est plus une aire prioritaire pour des interventions”.
Sur le rôle joué par l’Agenzia di Sviluppo Locale dans le processus
de requalification qui a touché le quartier, la question reste ouverte. Elle a
sûrement été un instrument important, capable de canaliser et d’orienter une
série de politiques sur le quartier. En même temps la régénération a été le ré-

214 Turin
sultat de l’action d’une variété bien plus vaste d’associations qui ont travaillé
et investi dans le quartier, favorisée par la présence d’une population variée
qui a su réagir devant la criticité, dans une certaine mesure endémique, d’un
quartier dont la position engendre une forte valeur.

7.4. Agir par projets

Les politiques qui ont concerné San Salvario ces dernières années se
sont basées principalement sur des aspects immatériels, liés d’un côté à la
lutte contre le malaise et l’exclusion sociale et d’un autre côté à la lutte contre
la criminalité. La seule intervention physique d’une certaine importance a été
l’aménagement de Piazza Madama Cristina et la construction d’un parking
souterrain, auxquels s’est ajoutée une série de microinterventions privées sur
les édifices résidentiels.
San Salvario n’ayant jamais fait l’étude de projets complexes, les inter-
ventions réalisées dans le quartier sont le résultat de l’assemblage de plusieurs
projets, quelques-uns coordonnés sous la direction de l’Agenzia di Sviluppo
Locale, d’autres liés à de plus amples politiques citadines.
Aujourd’hui la plus grande partie des politiques pour San Salvario est
concentrée sur via Nizza: les arcades parallèles à la gare Porta Nuova et les
rues qui perpendiculairement rejoignent cette rue sont en effet le lieu où se
concentrent davantage le malaise social et la dégradation des édifices, une sit-
uation qui s’est progressivement aggravée, provoquant la fermeture de beau-
coup de commerces qui animaient ces arcades14. Les causes en sont en par-
tie à attribuer aux chantiers du métro qui ont empêché toute intervention de
requalification et qui, entre autres, dans ce tronçon, étaient à ciel ouvert15, ce
qui a produit un impact particulièrement pesant. Toujours sur via Nizza don-
nent les deux seuls édifices de propriété publique présents dans le quartier où
les logements anciennement attribués ont concentré des situations de grave

14. Dans le tronçon de via nizza adjacent à la gare en 2006 il y avait 7 locaux commerciaux à louer,
aujourd’hui il y en a 22
15. En effet il n’a pas été possible de creuser avec la taupe.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 215


malaise social avec la présence de nombreuses familles assistées par les Ser-
vices Sociaux: “Aux numéros 15 et 17 il y a des situations indescriptibles: un immeuble
où sont concentrés tous les cas psychiatriques” raconte un opérateur social.
Le plan pour le métro prévoit, quand les travaux seront achevés en
2011, l’aménagement de via Nizza à travers la réalisation d’une allée ombra-
gée et d’un jardin devant l’église de San Salvario.
Deux îlots de via Nizza ont aussi fait l’objet des Piani di Recupero16,
dans la tentative d’assainir le patrimoine immobilier existant, caractérisé par
des phénomènes graves de dégradation physique (pas de services hygiéniques,
manque total d’entretien, précarités statiques) et de frapper ces propriétaires
qui n’investissent pas dans leurs immeubles en profitant de la faiblesse con-
tractuelle de leurs locataires.
A l’Agenzia di Sviluppo Locale de San Salvario a été confiée la tâche
de mettre au point un programme de consultation avec les résidents, les loca-
taires, les propriétaires et les syndics des immeubles inclus dans le Piano di
Recupero, afin d’exposer les raisons qui ont poussé l’Administration à pren-
dre cette mesure et de trouver des solutions partagées pour éviter que soient
expulsées les composantes sociales les plus faibles, du fait de la nécessité de
réaliser la récupération dans les termes décrits par le Plan. En particulier on a
prévu des aides pour primer les résidents et les locataires disposant d’un con-
trat de location régulier, de façon à frapper au contraire ces propriétaires qui,
profitant des situations pénibles de marginalisation sociale, laissent les im-
meubles dégradés. Ces interventions impliquent en outre une grande activité
de monitorage qui permet à l’Agenzia de disposer d’un tableau plus précis des
conditions des immeubles et des divisions de propriété.
Un investissement supplémentaire sur via Nizza est organisé par la Di-
vision du Commerce, du Tourisme, des Activités Productives et il vise à soute-
nir l’installation de nouvelles activités économiques et à développer celles qui
existaient déjà. Le projet “Accedo Nizza” prévoit l’attribution de financements
liés à une démarche qui porte à l’élaboration de solides projets d’entreprise.
Dans la constellation des projets et des politiques qui ont concerné San

16. Délibération du Conseil Municipal du 27/03/01, aux termes de la Loi 457/1978.

216 Turin
Salvario ces dernières années, il est important de rappeler que la Municipalité
de Turin a inséré le quartier parmi les aires citadines auxquelles réserver la
possibilité de demander à l’Etat les financements facilités en compte capital
accordés sur la base du décret de loi 225/98, le dénommé décret Bersani, pour
le financement des petites activités économiques. Au cours de ces dernières
années de nombreux sujets ont bénéficié de cette opportunité qui a consi-
dérablement encouragé la relocalisation dans cette aire de petites entreprises
artisanales, industrielles, commerciales et de services.
Parmi les actions stratégiques élaborées par le Comité de Projet de
l’Agenzia nous rappelons le projet d’un centre polyvalent, la Maison du Quart-
ier, qui devra accueillir une bibliothèque, des espaces pour la culture et pour
les associations, dans l’intention de constituer un lieu de rencontre et de loi-
sirs pour les habitants du quartier.
La recherche du lieu adéquat où placer ce centre a été longue et com-
plexe, résultat d’une négociation avec l’Administration municipale pour la lo-
calisation et la cession des locaux et d’une étude de projet en coparticipation
avec les habitants, faite avec le Département Gioventù della Città et avec un
groupe de créatifs qui avait collaboré avec l’Agenzia dans de précédentes oc-
casions. Le projet, en cours de réalisation grâce à un financement de la Fonda-
tion Vodafone et de la Municipalité de Turin, prévoit la transformation d’un
édifice de prestige, précédemment siège des bains publics.

7.5. Le mélange social comme caractère distinctif

“Quand j’ai connu le quartier c’était vers les années 70, parce que mon futur
mari était venu y habiter, et je l’ai tout de suite apprécié parce qu’il me semblait, et il
l’est encore aujourd’hui, assez riche et varié du point de vue humain. Aussi du point de
vue du contact entre les personnes, selon moi il peut y avoir ici des choses que l’on ne
trouve pas ailleurs: par exemple Piazza Vittorio, où nous avons habité sept ans, était
une très belle zone du point de vue architectural et des commodités parce qu’on est
pratiquement dans le centre, mais elle n’avait pas la même chaleur”, un habitant de
via Baretti.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 217


“Le problème est que les gens avaient peur. De sortir, des étrangers. Parce
qu’avec tous ces désastres que montre la télévision (meurtres, trafic de stupéfiants,
infanticides) les gens après ont peur. Il y a eu cet égyptien ou peut-être marocain,
qui à Trieste a tué sa femme et son fils. Les gens ici, en Italie, et à San Salvario aussi,
ont peur. Quand tu marches avec ton sac et que tu vois un étranger, même si moi je
suis net, tu as peur et de suite tu serres ton sac sous le bras. Tu me fais sentir à moi,
qui marche derrière toi tranquille en pensant à mes affaires et qui te vois tenir ton
sac comme ça, que tu as peur. Comment résoudre tout ça…il faut beaucoup de temps
pour changer les choses. Les gens ici, quand ils te connaissent bien, alors ils te font
confiance. Mais quand ils ne te connaissent pas, c’est plus difficile. Les italiens sont
comme ça, ils ne t’ouvrent pas leur porte de suite. Au début ils ont un peu peur, après
ils commencent à te connaître mieux et alors ils t’accordent leur confiance”, un épicier
égyptien de Piazza Madama Cristina.

A quinze ans de distance l’image de San Salvario a considérablement


changé: les prix des appartements ont augmenté jusqu’à se stabiliser dans la
moyenne de la circonscription; beaucoup d’activités commerciales ont été in-
augurées; des populations nouvelles ont découvert et repeuplé le patrimoine
de l’habitat; les habitants historiques ont recommencé (qui plus timidement,
qui moins) à marcher tranquillement dans les rues de leur quartier.
Les processus de requalification et les initiatives de soutien au dével-
oppement local sont en train de revitaliser l’économie locale, tandis que la
structure productive est en train de tenter d’intégrer des éléments d’innovation
et de tradition, faisant naître, dans plusieurs cas, de nouvelles identités et fai-
sant affleurer, comme dans toutes les phases transitoires, des contrastes plus
ou moins latents.
Le nombre élevé de petits propriétaires a stimulé une réaction ac-
tive face à la croissante perte de valeur des logements de propriété, due à
la conjoncture économique et accentuée par la progressive détérioration de
l’environnement.
De nombreux habitants historiques – ceux qui ont vécu San Salvario
dans la période la plus forte de malaise – relisent aujourd’hui les moments
de tension, les difficultés quotidiennes et les craintes répétées, avec une cer-
taine fierté. Pour comment l’histoire a évolué et pour avoir montré un attache-

218 Turin
ment à leur quartier qui leur a permis de surmonter les moments plus dif-
ficiles. La variété, le mélange social qui a toujours caractérisé cette partie de
la ville adjacente à la gare sont devenus, au cours des dernières années, un
signe distinctif, exhibé par une partie des habitants avec un certain orgueil
dans la mesure où il sous-entend la capacité de cohabiter avec des cultures
différentes. Une cohabitation qui, à travers des échanges denses et intenses, se
transforme souvent en communauté, sans pour cela exclure un certain niveau
de conflictualité. De quelques-unes des interviews il ressort que habiter à San
Salvario est une façon de se reconnaître par rapport à d’autres parties de la
ville: “Habiter à San Salvario sous-entend l’acceptation de l’illégalité comme élément
constant du quartier. Je considère la prostitution une chose normale depuis toujours,
parce que quand j’avais sept ans ma mère bavardait avec les prostituées, nous con-
naissions celles au-dessous de chez nous, que je considérais comme des personnes de
famille; les premiers toxicomanes je les ai vus dans la rue à l’âge de neuf-dix ans, et
aussi les rondes de police. Certainement habiter à San Salvario et s’y sentir bien sig-
nifie que toutes ces choses n’ont jamais été prises comme un problème mais comme
quelque chose de naturel, et donc, dans ce sens, habiter à San Salvario signifie une
certaine familiarité avec la délinquance, selon moi plus grande que dans les autres
quartiers. Ça signifie aussi, maintenant, un pourcentage assez élevé de jeunes, et donc
faire partie d’une population assez jeune”.
“Selon moi il arrive que celui qui habite à San Salvario, quand il se trouve ail-
leurs, ne se scandalise pas s’il est le seul italien, tandis qu’au contraire j’ai remarqué
que les personnes qui ne sont pas de San Salvario (ou de quartiers similaires comme
type de cohabitation) ont des difficultés quand elles se trouvent dans la situation d’être
les seuls italiens, Peut-être c’est ça l’élément qui nous unit, l’élément commun”.

7.6. Une gentrification souple

“San Salvario de toute évidence est en train de devenir plus précieux, ça se


voit dans plusieurs aspects, il est en train d’abandonner sa caractéristique «de dé-
linquance», il est en train de la perdre (ou de s’en libérer selon les points de vue). Il
s’embellit, ce qui fait que les logements augmenteront de prix et qu’augmentera la val-
eur économique et commerciale de tout le quartier”, un commerçant de San Salvario.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 219


En dix ans San Salvario a été le protagoniste d’un processus de requal-
ification qui a vu naître de multiples activités nouvelles et se développer des
potentialités séductrices à l’égard de nouvelles tranches de population, sans
pour cela changer radicalement sa nature. Ce à quoi nous assistons semble
être une forme différente de gentrification, moins agressive et moins envelop-
pante que celle décrite par Ruth Glass dans les années soixante et que nous
sommes désormais habitués à reconnaître dans beaucoup d’aires centrales de
nos villes17. Un changement progressif de la population, qui se fait à partir
de la porosité du tissu de l’habitat, capable d’accueillir de petites intrusions,
résultat d’activités incrémentielles et individuelles. Certes, à San Salvario
nous retrouvons les étudiants – dont le rôle, non seulement en fonction des
choix de logement mais de la recherche d’espaces et de lieux pour le social et
les loisirs, devient important dans la transformation des quartiers populaires
– et aussi l’atmosphère vaguement de bohème qui attire ces jeunes dotés d’un
capital culturel élevé et qui caractérise les premières phases des processus de
gentrification18. Mais il s’agit de réalités mineures, qui s’ajoutent aux habi-
tants historiques et aux situations de malaise qui persistent.
Le morcellement excessif du patrimoine de l’habitat, fractionné entre
de petits propriétaires, souvent aussi résidents, contribue à éviter un proces-
sus d’expulsion et de remplacement massif. Les édifices appartenant à un
seul propriétaire représentent des cas isolés: ils font souvent l’objet de spécu-
lations ou bien, là où tous les logements sont en location, ils présentent de
mauvaises conditions d’habitabilité (il arrive fréquemment que le propriétaire
n’ait aucun intérêt à investir dans l’entretien et dans l’observance des normes
hygiéniques et sanitaires, mais qu’au contraire il profite de la condition de
précarité et d’illégalité de ses locataires).
La configuration du XIXe siècle du tissu de l’habitat – dans laquelle
chaque édifice renferme une série d’espaces très différents les uns des autres
: boutiques artisanales au rez-de-chaussée, mansardes sous les combles, en
passant par les grands métrés de l’étage noble – a en outre favorisé le mélange

17. A Turin le cas du Quadrilatère romain est significatif.


18. Berlini, Memo, 2008.

220 Turin
d’habitants dont les origines culturelles, ethniques et sociales sont les plus
diverses. Le surpeuplement de quelques mansardes cohabite avec les pièces
vides des logements habités par des couples désormais sans enfants et avec
la division de certains appartements effectuée par des jeunes qui les adaptent
à leurs exigences de vie en commun. Comme le déclare l’un des habitants in-
terviewés “Le quartier a changé, mais quelques caractéristiques de San Salvario sont
restées. Le fait d’être un quartier d’immigrés. Une fois il y avait les vénitiens, qui sont
arrivés dans les années 30 et qui à ce moment-là étaient spécialisés dans le bâtiment,
aujourd’hui les sénégalais, en somme les immigrés”.
Si souvent on investit dans la requalification de la construction dans
l’espérance de déclencher aussi une requalification sociale, à San Salvario,
d’un certain point de vue, il s’est passé le contraire: le changement social a
été une condition préliminaire à la requalification ponctuelle des espaces de
l’habitat et des lieux commerciaux. San Salvario devient donc le témoin d’un
changement qui se conforme à la composition sociale mais qui en préserve la
variété: un mélange de personnes différentes qui depuis toujours a caractérisé
le quartier et qui, tout en prenant des formes diverses, continue à en con-
stituer le caractère distinctif.

7.7. Glissements de terrain: de la criminalité à la tranquillité

Ces jours-ci San Salvario a recommencé à occuper la première page


des faits divers citadins: cette fois-ci c’est le bruit qui est au centre de la con-
testation.
A cheval des années 80 et 90, le quartier a été le siège historique de
quelques mouvements musicaux qui gravitaient autour du premier domicile
de l’association Hiroshima Mon Amour19. Ensuite plus rien ou presque, dans
des années pendant lesquelles l’offre s’était beaucoup réduite et, de toute fa-
çon, à San Salvario, après sept heures du soir il était jugé plus prudent de ne
pas sortir.
Aujourd’hui plusieurs nouveaux établissements animent les rues du
“Quadrilatère” jusqu’à tard dans la nuit, ce qui attire beaucoup plus de per-
sonnes que les seuls habitants des rues environnantes, et donc certains rési-

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 221


dents protestent.
Déjà en 2008, à la suite des premières protestations, le bureau d’études
Avventura Urbana20 dirigea un parcours en coparticipation avec les habitants
pour imaginer des propositions créatives visant à diminuer le bruit et à amé-
liorer les comportements des clients des établissements nocturnes. A travers
des focus group et des laboratoires d’élaboration de projets, les habitants du
quartier, les gérants des établissements, les agents de police et les représent-
ants de la Circonscription furent appelés à se confronter et à imaginer des
solutions possibles. Un groupe d’architectes et de designer fut chargé de pro-
jeter des objets d’aménagement urbain qui pouvaient répondre aux problèmes
soulevés. Le projet se conclut par la réalisation de petites terrasses construites
avec des panneaux insonores et des «lampes ssst», c’est-à-dire des signaux lu-
mineux de dissuasion qui clignotent quand le seuil de bruit acceptable est dé-
passé. Mais l’initiative n’obtint pas un succès complet, si bien que les lampes
et la terrasse furent installés dans un seul établissement et pendant un seul
été, et donc les habitants et les opérateurs restèrent déçus: “Ce fut un effet boo-
merang: les habitants ont été impliqués, ils y ont consacré leur temps et leurs énergies,
et tout est resté comme avant”. Un restaurateur de la zone commente: “J’ai pensé à
une manœuvre politique, l’avant-garde d’investissements immobiliers. Au moins Père
Gallo à la première réunion a été net : il s’est produit ce qui, 10 ou 15 ans auparavant
se serait terminé à coups de baffes”.
Le moment de conflit majeur a coïncidé avec la publication, à la suite
d’une pétition présentée par quelques habitants, d’un arrêté signé par le maire
qui imposait la fermeture anticipée à minuit de deux des établissements les
plus populaires de la zone. En guise de réponse une autre tranche de la popu-
lation de San Salvario – qui défendait au contraire la présence des établisse-
ments nocturnes, perçus comme agents de dissuasion contre la criminalité et
comme charnières d’agrégation des réseaux sociaux – a organisé des mobili-

19. Hiroshima Mon Amour est une association née en 1968 pour produire et organiser des spec-
tacles et des événements culturels. Au cours des années elle est devenue un point de référence pour
tous les amateurs de musique.
20. Avventura Urbana est un bureau professionnel qui travaille dans le cadre des projets en copar-
ticipation avec les habitantspour les politiques publiques et les interventions privées sur le territoire.
Son siège est à San Salvario, via Belfiore.

222 Turin
sations passant des traditionnelles pétitions aux flash mob rapides et spon-
tanés21. L’arrière-plan paradoxal de ces mouvements à été la programmation
d’un événement – de la part d’un cartel d’associations, cercles et artistes turi-
nois guidés par la rencontre entre le guitariste des Subsonica22 et la coordina-
tion antimafia Libera23 - qui devait concerner justement San Salvario. La soi-
rée, intitulée «San Salvario de minuit à quatre heures du matin», inaugurait la
campagne d’opposition à la consommation de cocaïne et à celle de promotion
du quartier, et invitait la population à «ne pas avoir peur» de sortir de chez
elle et d’animer les rues du quartier24.
Les réponses données par L’Administration publiques ont été des
mesures coercitives. La répression est un instrument simple, immédiate-
ment utilisable, et extrêmement traditionnel. Elle témoigne d’une difficulté à
se confronter avec les problèmes et à imaginer des solutions complexes. Elle
frappe davantage quand le contexte est une ville comme Turin qui, depuis
quelques années désormais, vante une expérience dans le cadre des politiques
publiques innovatrices et qui a accumulé un certain nombre de «bonnes pra-
tiques». Elle frappe quand des instruments alternatifs ont déjà été constitués.
C’est le cas de l’Agenzia dello Sviluppo, instituée à partir d’un projet de la
Municipalité et pourtant exclue de la gestion des derniers conflits.
Le fait que ce furent, il y a 10 ans, deux événements médiatiques
qui consacrèrent San Salvario comme lieu de criminalité et d’insécurité et,
aujourd’hui, comme pôle de la vie nocturne, en plus de souligner le rôle des
médias dans la perception de la sécurité ou de l’insécurité dans nos villes, in-
dique avant tout le changement, révélé de façon éclatante par des conflits de
nature aussi différente. Si, dans une première phase, les problèmes étaient liés
à la concentration de pratiques illégales, actuellement ils renvoient à ceux que

21. Il s’agit d’une forme de protestation très en vogue à l’étranger, où un groupe de personnes se
réunit spontanément dans un espace public, improvisant une action insolite de courte durée pour se
disperser ensuite. Cette manifestation est généralement organisée via Internet ou par l’intermédiaire
des portables.
22. Groupe rock né à Turin et devenu célébre au niveau National. Lauréat de nombreux prix parmi
lesquels le MTV Europe Music Award.
23. Coordination regroupant plus de 1500 associations, groupes et écoles engagés sur la territoire
dans la lutte contre les mafias et dans la promotion de la culture et de la légalité.
24. http//torinosistemasolare.it/.

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 223


Gorz définirait “des problèmes écologiques”25. Du bruit à la propreté, ces pro-
blèmes qui démolissent l’habitat et le quotidien. Le seuil d’acceptation se dé-
place: Dans le passé le tapage pouvait être supporté en échange d’une sécurité
majeure, mais quand désormais on se sent plus sûrs, on avance de nouvelles
exigences. C’est la rupture d’une routine, de ces “formes de l’action collective
dont les règles sont escomptées tant qu’elles fonctionnent”26 et qui, une fois
brisées, provoquent l’apparition de conflits et la nécessité de réorienter les
actions. Elles entraînent un usage politique des pratiques quotidiennes27. La
question devient: qu’est-ce qu’impose la variété et quels sont les instruments
à travers lesquels elle peut être gouvernée? Ceci nous amène à réfléchir sur les
formes de cohabitation dans une société où la notion de public.

25. Gorz, 2009.


26. Crosta, 2007.
26. Crosta, 2007.
27. Crosta, 2006.

224 Turin
San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 225
226 Turin
San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 227
228 Turin
espace public espace public commerce logement bâti
végétal minéral et artisanat
Mixité fonctionnelle et articulation des espaces; plan et coupes d’un îlot

San Salvario. Forces et faiblesses d’un quartier multiethnique 229


Conclusions et notes interprétatives1

8.1. Demandes et résultats de la recherche

Les hypothèses interprétatives que nous développons à la suite de notre


travail de recherche identifient conjointement des thèmes plus classiques et
des questions qui semblent au contraire évoquer une évolution plus récente
des sociétés urbaines et des politiques de gouvernement urbain. Il est avant
tout important d’avancer des résultats et des interprétations qui répondent
plus directement au contexte dans lequel cette recherche a été organisée et
aux objectifs de base qui ont guidé l’étude des relations qui se nouent entre
dimensions de l’insécurité et transformations urbaines.
A ce sujet, il faut tout d’abord signaler que l’insécurité, référée aux deux
dimensions d’insécurité sociale et civile, (Castel, 2003) n’apparaît pas – à Mi-
lan et à Turin – comme un élément référentiel explicite qui agit directement
sur les décisions et sur les formes des transformations urbaines. Il ne s’agit
jamais d’un thème conceptuel pris ouvertement comme l’une des conditions
requises prioritaires. La peur, plutôt, est sous-jacente et reste implicite. Elle
se manifeste comme une clé de lecture qui, à dire vrai, est très efficace pour
interpréter les désirs, les demandes et les attentes des populations urbaines et
dont l’écho se retrouve dans les choix de gouvernement qui se référent à ces

1. Le texte est le résultat d’un travail collectif des Massimo Bricocoli et Paola Savoldi, néanmoins les
paragraphes 1, 3, 7 sont à attribuer à Massimo Bricocoli et les paragraphes 2, 4, 5 sont à attribuer
à Paola Savoldi.

Conclusions et notes interprétatives 231


instances en priorité (Body Gendrot, 2008 ; Pitch, 2006).
Il est plus que jamais évident que l’influence progressive que l’insécurité
exerce dans le carnet politique des gouvernements locaux enfonce certaine-
ment ses racines dans les raisons d’ordre structurel du changement social et
économique : “ à la différence des peurs du passé, les peurs contemporaines
sont aspécifiques, non enracinées, évasives, fluctuantes et changeantes ”
(Bauman, 2008). Ce qui certainement est produit dans une dimension glo-
bale et sous plusieurs aspects “ extraterritoriale ” “ gît littéralement au aire de
la route ” (Bauman, 2008). Dans la rue on observe “ en public ” la faiblesse
économique de beaucoup de tranches de population, la visibilité de processus
migratoires importants ; dans l’espace public est visible la difficulté de l’action
publique de gouverner les résultats et les précipitations locales des proces-
sus de changement qui ont des racines lointaines et l’espace, souvent, devient
l’objet de traitements et de projets uniformes qui visent à limiter les pratiques
et les flux. Si, dans une phase marquée par une progressive crise de l’emploi
et par des processus migratoires articulés, il s’avère que la cohésion sociale est
un objectif qui difficilement peut être atteint avec les outils et les ressources
à la disposition des gouvernements locaux, sûrement les villes restent des ac-
teurs importants dans l’organisation et dans la création des nouvelles mesures
et aménagements spatiaux et sociaux. Sur ce versant, nous avons déjà argu-
menté (Bricocoli, Savoldi, 2008) que, dans les villes italiennes, la question
de l’insécurité pèse fortement en termes d’ “ urgence ” sur la représentation
des problèmes et sur la recherche de solutions chaque fois que, face à des
problèmes typiquement liés à la criticité et aux tensions provoquées par la
cohabitation urbaine, on a sous-estimé la nécessité d’une action conjointe sur
les lieux et les personnes qui ait, comme référence, la dimension de la vie quo-
tidienne.
En reprenant les réflexions de Jacques Donzelot qui admet que n’existent
presque plus les facteurs (essentiellement reliés à un mode de développement
centré sur l’économie industrielle) qui alimentaient autrefois la production de
ville et, en même temps, d’organisation sociale, c’est comme si aujourd’hui “
faire la société ” était une demande encore systématiquement ouverte (Don-
zelot, 2003). Devant l’impact sur la ville des nouveaux flux migratoires, des
nouveaux processus de polarisation et de paupérisation, les institutions pub-

232 Conclusions et notes interprétatives


liques locales sont structurellement en difficulté dans la recherche de solutions
à long terme qui demandent un investissement qui va au-delà des mandats
électoraux. Le fondamentalisme du marché et un libéralisme qui se soustrait
à des estimations à long terme concourent à accentuer une interprétation en
termes sécuritaires de plusieurs questions qui, en réalité, devraient générer une
réforme des modes de réalisation de l’aménagement urbain et des politiques
de welfare, à savoir du gouvernement de la ville. Dans une phase précédente,
deux domaines d’action publique qui plus traditionnellement ont constitué le
terrain d’articulation et de traitement public de ces processus d’organisation
spatiale et sociale de la vie en ville, ont été ceux des politiques urbaines (les
politiques du logement et celles du développement urbain en premier lieu) et
des politiques sociales (Donzelot, 2008). Notre recherche montre bien que ces
deux cadres d’action se sont en fait soustraits à une confrontation prolongée
avec les territoires, avec ce qui s’y passe. Dans une certaine mesure, autant
l’urbanisme que les politiques sociales semblent opérer dans une logique dis-
tante et sectorielle et considérer le territoire, les lieux de vie des personnes,
comme insignifiants :
dans le cas de l’urbanisme un écart est évident entre la dimension du
projet et du programme et la gestion successive des dispositifs et des
processus d’activation nécessaires à garantir que les lieux deviennent
des espaces complexes d’articulation sociale
dans le cas des politiques sociales, le fait de ne pas se confronter
avec la séparation des politiques sociales par rapport aux territoires
représente dans ce sens un facteur actif de la désarticulation des ter-
ritoires et ceci, selon Ota de Leonardis, est en grande partie à l’origine
de la croissante centralité de la dimension territoriale et spatiale dans
la demande de sûreté (de Leonardis, 2008). “ La catégorie du risque
” use et transforme toute chose, elle obéit à la règle du tout ou rien,
selon Ulrich Beck (Beck, 2009), si un groupe constitue un facteur de
risque, toutes ses autres caractéristiques disparaissent et la “sûreté
fonctionne comme une catégorie qui s’approprie rapidement du ter-
rain d’autres politiques et champs d’action publique.
Comme nous l’avons vu, les deux cas de Turin et de Milan présentent des
caractères très différents en matière d’orientations du gouvernement et de

Conclusions et notes interprétatives 233


traitement des problèmes.
Certainement Turin montre une présence plus forte de l’administration
publique, non seulement dans l’orientation mais aussi dans la gestion directe
des politiques, des projets et des processus de transformation urbaine, même
si cette capacité de gouverner et d’orienter montre quelques éléments de
faiblesse dans les cas où le rôle des promoteurs privés est très important. Au
contraire, la matrice du gouvernement local à Milan est de type néolibéral et
voit l’administration publique moins active sur le terrain des interventions à
forte présence publique et jouer un faible rôle d’orientation sur ces opérations
dans lesquelles les opérateurs privés ont des marges plus grandes d’autonomie.
Mais c’est justement par rapport aux perspectives de l’habiter dans la ville
contemporaine que l’hypothèse appliquée ici est que l’urbanisme, de par ses
outils d’intervention, participe grandement à l’élaboration de représentations
de la sûreté, plus ou moins simplistes mais communément partagées.
Parmi les cas turinois, San Salvario et Via Artom mettent bien en évidence
l’évolution de la configuration spatiale et de l’organisation sociale, conformé-
ment aux programmes d’action que l’administration a entrepris pour guider
de nouvelles configurations de l’espace et de la société locale. Ici, les thèmes
touchant à l’insécurité urbaine semblent avoir été traités avec une approche
intégrée, capable d’articuler des solutions qui prennent les problèmes dans
toute leur complexité et tentent de les résoudre en travaillant sur plusieurs
fronts. Sous ce point de vue le cas turinois peut être analysé en distinguant
deux champs d’expériences. Le premier est représenté par l’ensemble des
expériences de requalification intégrée des quartiers plus ou moins en crise,
expériences qui peuvent être ramenées à un ensemble cohérent et efficace
de politiques publiques qui tombent ensuite dans un système de véritables
projets publics, dans la mesure où la conception, la direction et la réalisa-
tion relèvent de la stricte compétence et de la responsabilité publiques. Le
second peut être ramené à cet ensemble de projets dont la réalisation est es-
sentiellement liée au rôle des acteurs privés et en particulier aux promoteurs
immobiliers sans les capitaux desquels il serait impossible d’effectuer les
opérations de transformation prévues. A la preuve des faits, le premier champ
d’expériences a su produire des résultats intéressants dans la requalification
intégrée des quartiers ; le cas de Spina 3, pouvant être ramené au second

234 Conclusions et notes interprétatives


champ d’expériences, semble révéler sur plusieurs versants qu’une nouvelle
portion de ville a été projetée et réalisée en suivant une approche tout à fait
ordinaire et traditionnelle et que, devant un nouveau cadre de développement
de la ville, une série de facteurs de criticité apparaît, résultant de la séparation
avec laquelle on procède dans l’élaboration et l’organisation de l’espace.
D’autre part, dans le cas milanais, marqué par une forte tendance à la
dérégulation et marqué par un libéralisme pour lequel c’est un marché peu
régulé qui oriente et dirige les processus de développement et de transforma-
tion, on remarque l’émergence sous une forme souvent aigue et pressante, de
quelques criticités reliées au fonctionnement des lieux par rapport aux pra-
tiques sociales qui tombent dans la catégorie du “ non désirable ”. C’est sur le
terrain de la vie quotidienne, du fonctionnement “ ordinaire ” de la ville que
les politiques urbaines et sociales semblent se soustraire à un rôle de guide,
de responsabilité et de gouvernement, et c’est exactement à ce niveau que
l’acteur public est ensuite appelé à intervenir en aval, dans ces mêmes con-
textes qui se sont en quelque sorte construits sur un projet et sur une organi-
sation autonome mais qui soulèvent une demande d’action publique qui se
manifeste en grande partie sous la forme d’une demande d’ordre public. C’est
une caractéristique plusieurs fois remarquée au cours des interviews durant
lesquelles les habitants du quartier signalent que les institutions de référence
pour les problèmes ordinaires du fonctionnement social du quartier devien-
nent les forces de police. Car ces mêmes politiciens et ces mêmes administra-
teurs communaux, qui devraient être responsables de la dimension sociale des
problèmes urbains, s’en montrent si peu intéressés qu’ils laissent à découvert
un terrain sur lequel les seuls sujets actifs restent les forces de police. La con-
séquence la plus éclatante (soulignée par le cas de Pompeo Leoni ou de Paolo
Sarpi a Milan) est que, là où interviennent des forces de police plurielles pour
manifester subrepticement la présence d’une institution sur le territoire, la
demande de sûreté publique va très vite en crescendo. Ce qui est sûr, c’est
que sur ce terrain, sur les problématiques qui affleurent à l’intérieur du fram-
ing strict de l’insécurité (qu’il s’agisse de la présence d’immigrés ou d’espaces
verts mal fréquentés), les politiques locales ont vraiment le « souffle court »,
à savoir qu’elles agissent dans une optique réparatrice qui, en fait, contribue
à reproduire sans cesse et d’une manière toujours plus obsédante un désir de

Conclusions et notes interprétatives 235


sûreté de fait impossible à satisfaire (Castel, 2004 ; Diamanti et al., 2007) .
La recherche a mis en évidence que, sous plusieurs aspects, il est beau-
coup plus important de dévoiler et expliquer la connexion entre le frame de
l’insécurité/sûreté et des lignes de tendance, d’ordre plus général, qui con-
cernent les thèmes des modes d’habiter dans la ville contemporaine et par
rapport auxquels la recherche sur le terrain a produit un matériel empirique
intéressant. A partir de l’exploration des six quartiers mis sous observation
et d’une réflexion plus globale sur les deux villes, il apparaît que deux ques-
tions inhérentes aux dynamiques récentes des changements dans la ville con-
temporaine sont importantes et qu’il est intéressant de les souligner aussi par
rapport au débat qui, sur ces mêmes questions, est en train de se développer
autant en Italie qu’en France et en Europe. Il s’agit de questions majeures
parce qu’elles impliquent la corniche dans laquelle s’inscrivent, d’une part les
processus de production des nouveaux espaces urbains, et d’autre part elles
représentent le terrain où aujourd’hui sont appliqués les instruments de gou-
vernement de l’espace et de la sûreté :
a. le renouveau de l’intérêt d’habiter en ville : quelques tendances
d’ordre plus général marquent un intérêt renouvelé pour habiter dans un con-
texte urbain et, donc, une augmentation de la population qui habite en ville,
b. les conditions et les formes de la réorganisation spatiale et sociale de
la ville, à savoir les attentes et les expectatives de qui choisit de se localiser et
d’habiter dans un aire urbain, les criticités et les tensions provoquées par le
voisinage de populations diverses et, donc, les nouveaux caractères de l’espace
et les formes d’articulation, de sélection et de séparation que l’on donne au
niveau de l’organisation urbaine.
La recherche relève et approfondit la déclinaison de ces thèmes. Une
première série de considérations peut à ce sujet être anticipé : quelques élé-
ments sont discriminants dans la construction des conditions qui concilient et
soutiennent les processus d’urbanisation et de réurbanisation dans les villes
que nous avons examinées.
Avant tout de tels processus semblent être subordonnés à l’élaboration de
projets et de solutions qui se situent à une distance suffisamment éloignée
des situations de risque et d’incertitude. Ceci signifie que les implantations
résidentielles, qui sont le but de ceux qui choisissent de vivre (ou de reve-

236 Conclusions et notes interprétatives


nir) en ville, sont caractérisées par une position d’éloignement relatif de ces
fonctions urbaines qui peuvent entrer en quelque sorte en conflit avec les
formes tranquilles et protégées de l’habiter (loisirs, équipements à usage col-
lectif, espaces ouverts aux usages peu réglementés, activités commerciales
qui se réfèrent à des segments de marché diversifiés). Souvent les zones rési-
dentielles nouvellement construites concernent surtout des portions urbaines
décentralisées par rapport au tissu urbain plus compact et toutefois elles sont
perçues comme trop périphériques. A l’intérieur de cette distance alchimique
des implications plus problématiques de la ville compacte et de l’image néga-
tivement contagieuse de la périphérie se situent quelques-uns des nouveaux
espaces de l’habiter que nous avons étudiés. Il va de soi que la « juste distance
» des facteurs de risque peu pondérables (le voisinage d’une aire abandonnée
où ont lieu, à intervalles plus ou moins réguliers, des activités récréatives, la
présence d’une construction résidentielle publique, un système commercial
géré par des entrepreneurs immigrés…) met ceux qui achètent un nouveau
logement dans des conditions de sûreté (présumée) de la valeur immobilière
du bien qu’ils achètent. Cette tendance à la distance est confirmée par les in-
terviews réalisées sur le terrain.
Nous discuterons ci-après de façon plus approfondie quelques-unes des
évidences qui ressortent de notre recherche en argumentant :
le thème d’un mouvement tendanciel vers des contextes urbains de
construction récente ou vers une réhabilitation, soit en partant de
contextes plus fortement urbains, soit en partant de contextes péri-
urbains ;
les conditions émergentes des formes de l’habiter dans ces “ nouveaux
” contextes, soit par rapport à la forme urbaine, soit par rapport aux
habitants et aux modes d’usage des espaces.
A partir du cadre tracé à travers les opérations de recherche effectuées, le
chapitre se conclut par quelques explorations sur les tendances futures.

Conclusions et notes interprétatives 237


8.2. Deux mouvements convergents vers le “ nouveau urbain ”

“ Quand nous nous sommes mariés, nous avons décidé d’aller vivre hors de Mi-
lan, on était à la recherche d’un lieu agréable où élever nos enfants. On a alors habité
dans une petite ville à 20 km de Milan de 2000 à 2005, dans un immeuble collectif,
avec quelques espaces verts. Mais vivre là nous donnait une impression d’étrangeté et
d’éloignement, éloignement de la ville. L’idée d’acheter à Santa Giulia est née comme
ça, avec l’intention de revenir à Mila ”, un habitant de Santa Giulia, à Milan.

“ Nous habitions depuis neuf ans dans un immeuble des années 50, tout près du
centre historique. On cherchait un appartement plus grand, plus de tranquillité et pas
trop éloigné du centre. Pouvoir prendre l’ascenseur et finir directement dans le box. Le
contexte ici nous a beaucoup plu, l’espace vert où promener le chien ” , un habitant de
Pompeo Leoni, à Milan.

Les situations et les solutions offertes par l’aboutissement des nouveaux


projets urbains représentent le point d’arrivée de deux types de choix habi-
tatifs, le but des deux mouvements qui naissent l’un dans les contextes péri-
urbains, l’autre dans les contextes urbains très denses. Les nouveaux projets
urbains configurent à notre avis une sorte de ‘nouveau urbain’ : un espace
suspendu entre des modèles de vie périurbains (les espaces verts à portée de
main, l’accès en voiture garanti partout, la privacy et la quiétude) et une idée
simpliste de proximité urbaine ( au lieu de travail et aux services plus quali-
fiés, aux lieux où quelque chose d’intéressant se passe).
Le premier mouvement révèle qu’un retour à l’urbain est en cours . Les gé-
nérations qui étaient parties hors la ville vieillissent et se préoccupent d’un fu-
tur où elles pourraient avoir besoin ‘des autres’ et la perspective d’un contexte
dense et doté de tous les services et des infrastructures devient plus agréable
et rassurante ; parallèlement les coûts sociaux, économiques et symboliques
des distances avec la ville compacte ont augmenté ; la ville devient ainsi un
lieu de convergence entre ceux qui habitaient au-dehors, dans le périurbain, et
ceux qui changent d’habitation mais choisissent de demeurer en ville.
Le deuxième mouvement révèle qu’une fuite de la ‘ville à haute mixité’
est en cours. Parmi les habitants des nouveaux complexes, plusieurs renient

238 Conclusions et notes interprétatives


en partie leur expérience ‘urbaine’. La mise à distance de la ville est évidente
et forte mais il est en même temps tout aussi évident, dans bien des propos,
que la ville diffuse n’est pas si désirable et qu’elle l’est encore moins pour ceux
qui ont connu un mode d’habiter et la densité d’opportunités qu’offre la ville
consolidée. De là, la conscience de ne pas vouloir ‘partir’, de ne pas vouloir
quitter complètement la ville. Les récits et les parcours résidentiels de nom-
breux habitants montrent que, plus qu’un lieu qui attire par ses qualités ex-
traordinaires, Pompeo Leoni à Milan est un complexe qui rassemble ceux qui
résidaient dans la partie sud de la ville de Milan et qui choisissent une locali-
sation à proximité. Mais en plus de considérations centrées sur la spatialité et
la distance, il est important de noter un changement marquant de l’univers
symbolique de référence. Dans les récits des habitants, de façon de plus en
plus évidente, s’affirme une orientation à se reconnaître dans le quartier, dans
l’immeuble où l’on habite (Cremaschi, 2009). Entre l’urbain et le périurbain,
l’imaginaire projeté sur Pompeo Leoni par ceux qui y habitent est souvent
orienté par un désir se distancer qui semble correspondre par bien des aspects
au caractère en quelque sorte abstrait de ces espaces qui s’offrent à la vue plus
qu’ils ne se prêtent à l’usage.
L’augmentation de la population urbaine est un objectif déclaré des ad-
ministrations locales. En corrélation avec l’exposition universelle prévue pour
2015, le gouvernement local de Milan a fixé l’objectif d’une augmentation de la
population des 1.300.000 actuels à 2 millions d’habitants. Bien que l’on reste
prudent sur la faisabilité et sur le bien-fondé de cet objectif, il faut considérer
que la portée symbolique de telles déclarations produit des conséquences rée-
lles en matière de transformations concrètes des contextes, de perspectives
de nouvelles constructions, de réalisation de services et aussi une mixité so-
ciale future. Dans un communiqué public en hiver 2009, l’adjoint au maire
pour l’urbanisme déclarait avec emphase “ Milan devra être la downtown de
la Lombardie ” , confirmant ainsi une certaine sélection dans le profil des nou-
veaux projets d’expansion résidentielle. L’augmentation de la population et la
densification des portions urbaines centrales suscite donc beaucoup de ques-
tions controversées concernant les processus de recomposition sociale dans
les portions urbaines plus centrales. C’est un phénomène évident dans les
deux quartiers historiques Sarpi et San Salvario qui se prêtent certainement à

Conclusions et notes interprétatives 239


accueillir des processus classiques de gentrification (Gaeta, 2009). Mais c’est
aussi un problème qui touche d’autres portions urbaines, lieux en transforma-
tion dans lesquels de grandes implantations industrielles désormais abandon-
nées sont remplacées par des implantations résidentielles souvent destinées à
des destinataires qui précédemment résidaient dans l’aire périurbaine ou dans
les aires urbaines plus denses et consolidées. Terres de frontière, ni centrales,
ni périphériques, apparemment plastiques et versatiles, souvent dures et inca-
pables d’interpréter à plein titre le rôle de nouveaux “ quartiers ” , dépourvues
d’espaces et de services qui les transforment en lieux réellement “ urbains ”.
En particulier ces contextes servent à observer “ comment mettre la main
à la ville ”, comment on élabore les projets et comment on donne consistance,
actuellement, à de nouveaux projets de développement urbain. Ensuite, en
rappelant quelques-uns des matériaux déjà discutés dans chaque étude de cas,
nous montrons et argumentons quelques caractères des processus en cours.
A ces deux mouvements nous pouvons faire correspondre quelques carac-
tères qui apparaissent dans les cas que nous avons observés.
Dans les portions historiques de la ville, qui se présentent encore comme
des enclaves accueillantes pour la population étrangère immigrée et qui sont
caractérisées en grande partie par une propriété privée et fractionnée, la ten-
sion est très élevée, surtout à cause de la pression s’exerçant sur la valori-
sation immobilière de portions urbaines aux espaces attractifs et localisées
dans le centre. Ici la conflictualité est croissante entre populations résidentes
et usages différents de l’espace public (en plus de l’habiter et du commerce
étranger, les nouveaux habitants se confrontent aux désagréments provoqués
par les usages intensifs liés à la densité croissante des établissements publics
et des lieux de divertissement). Dans de telles aires urbaines, les problèmes
liés à l’insécurité affleurent sous la forme du risque d’un dérèglement, de com-
portements qui toujours plus mettent à l’épreuve la cohabitation civile et qui
se traduisent souvent dans une demande prise à la lettre d’ordre public ren-
forcé.
Les nouvelles portions de ville sont fortement marquées par les profils et
les attentes des nouveaux habitants. Contrairement à un débat qui, dans un
passé récent, avait mis au centre l’importance de transformer l’existant dans
la ville contemporaine, ces espaces se configurent en réalité comme “ redevel-

240 Conclusions et notes interprétatives


opments ”, morceaux de ville construits “ ex novo ”, après avoir entièrement
rasé au sol les traces des précédentes infrastructures industrielles et qui, plus
que comme de nouveaux centres, semblent se présenter comme des unités
urbaines qui adhèrent à la ville centrale et qui dépendent d’elle en matière de
fonctions. Mais, et c’est alors que devient évidente la contradiction des ten-
dances décrites, face à une forme de véritable dépendance de la ville consoli-
dée, les nouvelles implantations urbaines s’en séparent nettement pour pou-
voir préserver une distance de tout ce qui, de cette ville centrale, provoque un
problème. Sous ce point de vue la séparation est un caractère plus que jamais
évident et le vert, l’espace ouvert, utilisé rhétoriquement comme élément de
liaison, se configure au contraire systématiquement comme un élément dont
la qualité limitée correspond surtout à des fonctions de buffer zone.
Après des décennies qui ont vu un quota élevé de population quitter la
ville, on observe aujourd’hui des choix d’habitation qui semblent appuyer un
processus de croissance de la ville centrale. Ce mouvement est expliqué en
partie par une tendance à recomposer sur base spatiale (à partir de son lieu de
vie) l’organisation des familles et à réduire les déplacements liés au travail, qui
tendent à se multiplier et à ne plus se baser sur la routine du va et vient quoti-
dien de type fordiste. La diminution progressive d’une série de prestations du
welfare state, par exemple l’aide à la petite enfance, explique toujours dans ce
sens la tendance des familles jeunes à rester le plus près possible des noyaux
d’origine. Ce processus entraîne souvent un déplacement des jeunes couples
avec enfants à proximité des lieux d’habitation des parents qui s’occupent
toujours plus souvent des petits-enfants. Les nouvelles implantations rési-
dentielles dans le cas milanais dessinent une géographie relativement diffuse
(par rapport au cas de Spina 3 par exemple, où une partie importante de la
nouvelle offre d’habitation se concentre en une seule grande portion urbaine),
ce qui semble satisfaire le besoin d’exercer un choix qui est dicté plus par la
nécessité de compter sur des réseaux familiaux proches et sûrs plutôt que du
désir d’habiter une partie de ville qui a des caractéristiques précises (sociales,
fonctionnelles, matérielles ou symboliques). D’autre part on assiste aussi à la
tendance de revenir dans le contexte urbain de la part de couples qui, après
avoir passé la phase adulte dans des contextes périurbains qu’ils jugeaient
plus adaptés aux habitudes et aux exigences des jeunes enfants, décident de

Conclusions et notes interprétatives 241


se rapprocher des structures collectives que seule la ville peut offrir (struc-
tures sanitaires, proximité des commerces, mobilité garantie par un réseau
de transports en commun relativement capillaire). Et en se rapprochant de
la ville consolidée ils se rapprochent aussi des lieux de vie des enfants qui,
désormais adultes à leur tour, ont choisi, quand leur revenu le leur permet,
de ne pas se déplacer en banlieue. En substance il s’agit d’un processus de
rapprochement réciproque et réciproquement utile, qui considère la ville con-
solidée comme un lieu d’arrivée ou de retour toujours plus fréquent. Beau-
coup d’habitants rencontrés sur le terrain confirment ces profils de choix. Il
est opportun cependant de considérer le cadre structurel plus global et, donc,
ce qui dans les quartiers et dans les interviews n’apparaît pas. Il faut en effet
signaler que la population “ urbaine ” en augmentation, à cause des déplace-
ments comme des naissances, est en grande partie étrangère. Les données
relatives aux deux villes le confirment. Il s’agit en partie d’immigrés à peine
arrivés, mais plus en général d’une population étrangère qui est employée
dans des activités variées d’assistance aux personnes, qui arrive à proximité
d’une communauté de référence et qui souvent a besoin d’une forte proximité.
Sous ce point de vue un élément qu’il est intéressant de souligner concerne
l’absence quasi-totale de citoyens étrangers que nous avons relevée dans les
contextes urbains de construction récente. Dans des contextes comme celui
de l’implantation Pompeo Leoni et Santa Giulia à Milano et Spina 3, les desti-
nataires sont presque exclusivement des citoyens italiens au revenu moyen et
moyen-élevé. Par rapport aux cas que nous avons pris en considération, le lieu
d’arrivée des populations étrangères coïncide au contraire avec les quartiers
de la ville historique qui, par tradition (comme dans le cas de San Salvario) et
à cause des caractères et de l’articulation des espaces construits et des espaces
ouverts (comme dans le cas de Paolo Sarpi), semblent être plus poreux et en
mesure d’absorber le choc de la présence nombreuse de nouveaux résidents,
de la transformation/torsion des usages des espaces et en fait plus équipés
pour assurer des formes minimales d’assistance et de soutien formel et in-
formel à des situations de fragilité et de malaise.
En d’autres termes : la question de la présence de populations immigrées
ne fait pas l’objet des politiques qui concernent les nouveaux projets urbains,
il s’agit plutôt d’une situation qui précipite là où elle réussit à se frayer un

242 Conclusions et notes interprétatives


chemin entre les mailles plus ou moins molles d’un tissu urbain déjà métissé
(dans les formes) et mixte (dans la composition sociale).
Dans quelques cas, comme par exemple à Milan, le processus d’implantation
d’activités commerciales gérées par des entrepreneurs chinois a suivi il y a
quelque temps encore un cours totalement indépendant des formes de régu-
lation fixées par le gouvernement local. Le problème entre dans les priorités
politiques des pouvoirs publics lorsque le niveau d’ “ alarme ” et de conflit
est déjà très élevé et il est traité selon des logiques précisément d’urgence,
plus liées à l’épiphénomène qu’à ses raisons et dynamiques plus profondes.
Donc, la solution au problème n’est pas une politique qui prend en compte le
système des activités commerciales et ses limitations possibles (localisation,
nombre d’établissements et caractères des espaces).
Dans d’autres cas, comme par exemple à Turin, la présence croissante de
nouveaux immigrés constitue le point de départ pour définir un programme
d’actions publiques visant à gouverner les problèmes émergents et à créer les
conditions suffisantes pour entreprendre des initiatives de soutien et de ren-
forcement des ressources locales existantes (les initiatives de réhabilitation
des logements prises par les propriétaires encouragés à le faire, les activités
des associations déjà actives dans le quartier relativement à l’intégration des
immigrés, la création d’une agence ad hoc capable de défendre le système des
actions publiques dans le quartier).
Là où le tissu urbain est dense et la propriété immobilière fortement
parcellisée, le bâti se transforme donc par petites étapes, par activités inces-
santes, ou bien par des opérations conjointes place/people, tantôt dictées par
les politiques et tantôt dictées par le marché qui trouve son répondant dans
les politiques. C’est le cas des deux quartiers historiques analysés, Paolo Sarpi
à Milan et San Salvario à Turin. On peut certainement parler de transforma-
tion gouvernée en prêtant attention au patrimoine physique et à la structure
sociale dans le cas de via Artom, qui constitue un cas intéressant dans lequel
la démolition de deux édifices de construction résidentielle publique s’est ac-
compagnée d’un processus intense d’accompagnement social et d’une savante
réélaboration en aval. Mais le débat sur la requalification urbaine se référait
surtout à la réutilisation des espaces de la ville industrielle après sa crise. C’est
le cas des trois friches industrielles dans lesquelles sont localisés les trois pro-

Conclusions et notes interprétatives 243


jets de développement urbain. Dans ces lieux on a construit en ville en rasant
totalement le préexistant. Il s’agit – et c’est ainsi qu’on le raconte – de villes
ex novo. Et pour cette raison les trois cas représentent une certaine façon de
comprendre l’habiter contemporain.

8.3. Conditions et formes de la réorganisation sociale et spatiale


dans la ville

L’urbanisme tente d’exercer le pouvoir d’influencer les modes d’habiter la


ville, en situant les types de fonctions et les types d’usage des espaces (Mazza,
2004) ; les instruments de l’urbanisme, tels que ceux qui règlent les projets
urbains, sont les moyens à travers lesquels un gouvernement oriente ses déci-
sions sur les transformations de la ville ; les projets politiques sont souvent
faibles. Dans ce cadre les politiques urbaines tendent à prendre en compte
les instances d’une société devenue la proie de plusieurs insécurités (Castel,
2003) et à mettre en scène des solutions à basse résolution : émergence, en-
gagements limités, remèdes à court terme, portes ouvertes aux initiatives im-
mobilières. Cette façon de gouverner a et aura d’importantes conséquences
sur les formes de l’habitat contemporain, sur les caractères des lieux urbains.
La ville se simplifie : les caractères des nouvelles portions urbaines peu-
vent être assumées comme réponses aux attentes de quiétude et d’intimité qui
émergent dans des contextes urbains à haute densité et proximité. Sous ce
point de vue, la dimension individuelle et privée est un terrain utile et néces-
saire pour mieux comprendre les directions auxquelles tendent les transfor-
mations urbaines, pour comprendre comment le marché réagit à une demande
individuelle qui se prête à des agrégations importantes, pour comprendre
comment gouvernement et action publique font face à ces demandes et aux
tendances du marché. Notre intérêt s’est concentré moins sur la ville publique
(et sur l’habitat social) que sur la ville qui va se composer sur l’initiative des
aménageurs privés.
C’est quand la population d’une nouvelle implantation habite de nouvelles
portions urbaines produites par les outils urbanistiques les plus innovateurs
(Pompeo Leoni et Santa Giulia à Milan, Spina 3 et, en partie, Via Artom à Tu-

244 Conclusions et notes interprétatives


rin) que l’on réussit à mieux explorer les liaisons et les correspondances entre
les attentes d’ “ urbanité mitigée ” et une action publique qui tend à apaiser
tout facteur de criticité. Sous ce point de vue, la recherche met en évidence la
nécessité d’approfondir les attentes, les expectatives, les desideratas – et dans
certains cas les prétentions – que les “ nouveaux ” habitants expriment quand
ils font leur choix d’habitation ou immédiatement après (Bianchetti, 2009).
Au-delà des rhétoriques diffuses qui, aussi dans les quartiers de construc-
tion récente, se réfèrent au multiculturalisme (par exemple le “ parc des cul-
tures ” dans le quartier de Pompeo Leoni), c’est par rapport aux attentes sur
les alentours de son logement que s’exprime de façon éclatante une demande
fortement sélective d’ urbanité, qui tend à exclure toutes ces externalités typ-
iques de la ville considérées négatives (trafic, désordre, usages indésirables,
confusion, irritation, bruit) ou bien les nouvelles évolutions visibles de la so-
ciété locale, d’autant plus là où elles assument la physionomie de “ classes
dangereuses ” : les jeunes, les étrangers, les sans-abris, les rom. Dans le de-
sign, dans le projet, dans la gestion des transformations des quartiers exami-
nés on assiste à des interventions récurrentes tendant systématiquement à
circonscrire, nettoyer, réduire et assainir ; là où on a cédé des espaces pour
usages publics, on accorde une grande attention à préciser et circonscrire les
usages possibles et désirés, avant tout à travers le pouvoir normatif que ce
même design des espaces exprime.
Mais quels sont quelques-uns des caractères de la simplification croissante
qui semble frapper les opérations de réhabilitation et de développement ur-
bain dans les contextes observés au cours de la recherche ?

8.3.1. Les habitudes du périurbain

“ Ici la ceinture verte nous isole de la circulation. La ville n’est pas loin, je mets
vingt minutes à pied pour arriver au bureau, piazza Missori’. ‘Ce qui nous a poussés
à venir ici c’est une brochure, elle représentait un nouveau quartier dans le centre de
Milan et avec une ceinture verte tout autour. Je vais chercher mon journal à pied,
au centre et je n’ai vraiment pas l’impression de faire un voyage dans la banlieue de
Milan ” , un habitant de Pompeo Leoni, à Milan.

Conclusions et notes interprétatives 245


“ Il y a des gens qui ont planté sur leurs terrasses des érables de deux mètres, un
pré, des oliviers. Je voulais avoir une bout de jardin et ici, je l’ai. Le voisin de l’étage
du dessus est jaloux parce que ma terrasse est plus grande que la sienne. Mais souvent
on bavarde et on boit un verre en partageant une bouteille qu’on se passe à travers la
balustrade ” , un habitant de Pompeo Leoni, à Milan.
Ceux qui retournent à l’urbain portent en dot les habitudes et les attitudes
du périurbain qui s’expriment dans l’imaginaire et dans les attentes par rap-
port au marché immobilier ; l’héritage du périurbain une fois qu’il migre en
ville produit des oxymores parfois grotesques : la basilique qui se reflète de
loin dans le miroir de la salle à manger dans un des appartements qui font
partie d’une tour ‘moderne’ séparée de la ville par des zones vertes ; la petite
piscine et les oliviers sur une petite terrasse d’un immeuble situé sur le terrain
vague entre ‘ville’ et ‘banlieue’ ; une tour prétentieuse en style Mouvement
Moderne qui partage une conciergerie avec un immeuble plus modeste et un
tunnel brutaliste pour accéder aux garages du complexe.
Dans les projets pris en considération, l’espace ouvert et de la végétation
représentent souvent des éléments de distanciation qui marquent le fonc-
tionnement des espaces et influencent leur perception et leur usages par les
habitants. Ces nouveaux quartiers d’habitation évoquent de façon récurrente
l’image d’un balcon sur la ville: les équipements et les lieux les plus symbol-
iquement urbains sont proches mais situés à une distance qui réduit les exter-
nalités négatives de la ville dense: il n’y a pas de bruits, le mélange des popula-
tions et d’activités se limite à quelques lieux isolés. On assiste à une négation
de l’urbanité dans son aspect le plus complexe ; et quand l’urbanité échappe à
ces processus de normalisation et de réduction des variété typiques des nou-
veaux projets urbains, l’alarme insécurité se déclenche, ainsi que l’appel à
l’ordre public et l’activation des forces de l’ordre à usage exclusif du quartier
qui le réclame.
Dans la plupart des récits, la ville que l’on laisse derrière soi (De Titta, Zilli,
2005), est avant tout une ville qui semble avoir franchi les seuils de tolérance à
l’égard des problèmes de circulation, de bruit, de cohabitation civile. Les con-
ditions de vie dans les quartiers les plus centraux, étaient devenus ‘insouten-
ables’ pour beaucoup de résidents, à cause des difficultés de stationnement
et d’une dégradation diffuse qui est indiquée comme une caractéristique des

246 Conclusions et notes interprétatives


espaces publics et de l’organisation citadine mais qui concerne aussi les us-
ages ‘immodérés’ de la ville par des populations qui viennent de l’extérieur et
qui utilisent de façon intensive certaines de ses parties spécifiques. Ville que
l’on quitte et, par ailleurs, ville vers laquelle gravitent la plupart des habitants
pour n’importe quel service de base ou supérieur. “Ce qui nous manque le plus
est ce qu’on avait avant”, dit en soupirant une des habitantes du complexe
Pompeo Leoni, à Milan : des lieux de culte aux blanchisseries, du marchand
de journaux au glacier, rien de ce qui fait partie du tissu urbain ordinaire n’est
présent dans ce contexte.

8.3.2. Formes éclectiques mais réduites de l’habiter

Les nouveaux projets urbains trahissent souvent, dans leurs formes et


dans l’organisation des espaces, un éclectisme qui tend d’ailleurs à l’épuration
de toutes les variété et les contradictions; un éclectisme sélectif, défensif, dis-
criminant ; l’imaginaire du périurbain est obligé d’endosser les formes et les
tailles des logements caractéristiques de la ville dense et compacte. La quié-
tude et la protection, les espaces ouverts en propriété privée et la taille des
logements, la facilité d’accès en voiture et l’ampleur des garages : tous ces
éléments se fraient un chemin dans les discontinuités urbaines des friches
industrielles et s’accorderaient en principe avec la proximité visuelle des
flèches de la cathédrale, avec l’accessibilité aux écoles sélectionnées selon
la confession dominante, avec l’opportunité de rejoindre rapidement les es-
paces de consommation matérielle et culturelle, reconnus comme importants
et à l’avant-garde sur le plan symbolique. Mais, pour satisfaire ces exigences
schizophréniques, il n’y a pas d’expérimentation de formes urbaines ou de
nouvelles typologies de logement ; le répertoire des modèles plus traditionnels
des logements résidentiels urbains ne se renouvelle pas. Les misères et les ar-
tifices de la ville moderne au sens le plus commun se multiplient : les façades
des édifices comme des affiches banales qui révèlent la condition sociale des
habitants : les fenêtrages amples et irréguliers des habitations de luxe, les fa-
çades marquées par des fenêtres nombreuses et petites qui laissent entrevoir
et imaginer la répétition sérielle des types et tailles des unités de logement
social qui n’est présente que dans quelques cas, en pourcentage minime, selon

Conclusions et notes interprétatives 247


les dispositions de loi. Dans le Milan néolibéral, un quartier comme Pompeo
Leoni semble plutôt “bulgare”: dans son agencement, rigide et répétitif, dans
les façades d’une médiocre architecture résidentielle de l’après-guerre, dans
son fonctionnement avec un seul distributeur pour l’approvisionnement, avec
des parcours rigidement marqués et des espaces publics substantiellement ‘en
friche’, non aménagés et sans équipements.
Par contre, selon la rhétorique et la rationalité du marché immobilier, un
des aspects valorisants des constructions actuelles du projet est l’impression
de variété que donne le traitement des surfaces et des volumes, difficile à trou-
ver ailleurs à Milan et à Turin, dans des opérations à peu près contemporaines.
On note la tentative de produire des effets de distinction, de faire en sorte que
chacune des unités qui composent le complexe soit identifiable par un signe
distinctif. Les variations sont surtout chromatiques et volumétriques.
Le mécanisme de la variation se déploie et s’oppose à la répétition et à la
production d’une construction et d’une périphérie anonyme pour devenir un
dispositif ostentatoire qui révèle la géographie des logements (plus rares aux
marges de l’aire de projet, plus fréquentes à proximité de la promenade) et des
valeurs immobilières. Le stratagème rappelle, actualisées, certaines expéri-
ences de projet dans les quartiers de logements sociaux construits après la
seconde guerre mondiale, qui visaient à produire un processus d’identification
et d’appropriation des habitants par une diversité des façades et des volumes,
s’inspirant à l’époque des caractéristiques morphologiques vernaculaires.
Certaines de ces expériences ont ensuite été jugées ingénues ou inefficaces.
L’enracinement, l’appropriation et donc la qualité de l’habitat ne peuvent cer-
tainement pas être seulement l’effet de solutions formelles, d’autres condi-
tions sont nécessaires pour ne pas faire d’un quartier résidentiel un lieu ano-
nyme et déserté par les citadins, par exemple : la qualité des services et des
espaces publics, la mixité et la diversité des activités et des fonctions. Dans les
cas examinés le risque encouru est peut-être en partie analogue à celui qui a
autrefois brisé certaines ambitions des concepteurs.

248 Conclusions et notes interprétatives


8.4. Quelques hypothèses sur les tendances

L’observation des nouveaux projets d’expansion urbaine et des modes de


fonctionnement des lieux est un passage fondamental pour explorer les formes
de réorganisation des espaces de la ville en concomitance avec des processus
de réorganisation sociale et économique profonds et incertains (Donzelot,
2006 ; Bricocoli, de Leonardis, Tosi, 2008). Les nouvelles configurations spa-
tiales de ces nouveaux morceaux de ville représentent un point de vue signi-
ficatif afin d’observer les tendances émergentes dans le domaine des change-
ments urbains à large échelle. Il nous semble utile de mettre en évidence celles
qui nous semblent les plus importantes.
Homologation, par rapport aux formes et aux typologies, les nouveaux
projets urbains d’habitation n’ont pas le chiffre stylistique des pastiches de
l’habitat individuel ni celui de la variété et de la stratification des matériaux
urbains de la ville historique ; néanmoins des signes de distinction très vis-
ibles affleurent entre les logements qui appartiennent à différents segments
de marché. Le processus d’homologation suppose une telle agrégation des
préférences que l’offre qui en découle devient très uniforme. Le dénomina-
teur commun des demandes individuelles consiste en protection, quiétude,
intimité. Les variables concernent le pouvoir d’achat des acheteurs, à chaque
niveau de pouvoir d’achat correspond un type de produit, une sorte de paquet
standardisé. D’ailleurs le marché de la construction préfère ne pas se frag-
menter et articuler ses produits et l’offre tend à réduire les réponses possibles.
La demande ne pose au présent aucun défi, elle suit et favorise l’offre. Et cette
compulsion de répétition dans la production des solutions résidentielles se
heurte à une demande insatiable de sécurité : un paradoxe qui est seulement
apparent !
Simplification, par rapport à l’organisation, les fonctions se simplifient,
elles se composent selon des zones de pertinence à vocation unique ; c’est
le cas du logement résidentiel lorsque les projets distinguent et localisent
séparément les logements selon le standing ; il s’agit d’un procès qui réduit au
maximum la variété des destinataires, chaque groupe social homogène ayant
son propre bâtiment pour éviter le mélange. Mais la réduction et la simplifica-
tion peuvent concerner aussi le monopole d’un sujet dans le cas des fonctions

Conclusions et notes interprétatives 249


commerciales (souvent une grande surface). Enfin la simplification frappe
aussi les espaces communs, ouverts ou bâtis, qui sont souvent inaccessibles ou
inhospitaliers : les espaces bâtis et inutilisés dans les copropriétés, les espaces
ouverts infestés par des haies-ronces qui entourent le périmètre des édifices
ou marquent la frontière entre l’espace ouvert le long d’une route et l’espace
attribué aux logements.
Dépendance, par rapport aux relations entre les nouveaux projets urbains
et la ville existante . Le degré d’autonomie des nouveaux aménagements est
presque nul, tous les services le plus importants sont ceux préexistants, lo-
calisés dans la ville antécédente : santé publique, écoles, petits commerces
(boulangerie, pharmacie, kiosque à journaux…) et même les espaces verts, les
espaces ouverts étant souvent tout à fait dépourvus d’équipements : aucun
banc ni jeux pour les enfants. Sous cet aspect les nouvelles portions de ville
sont toujours à la charge de la ville préexistante et ne produisent aucune aug-
mentation dans l’offre des services aux citoyens et donc dans la production
de biens publics. Les conséquences sont une surcharge des équipements déjà
existants et donc une forme de dépendance très forte qui entame aussi l’image
des nouveaux ‘quartiers’. Il y a déjà des habitants-propriétaires qui craignent
que le lieu qu’il ont choisi d’habiter puisse se révéler un quartier-dortoir. Cette
image entre dramatiquement en collision avec celle de lieu calme et protégé et
met en cause l’exclusivité et la valeur immobilière des immeubles.
Le coût de la ‘quiétude urbaine’, qui implique une simplification fonction-
nelle et sociale, peut devenir très élevé quand l’image et le destin d’un nouveau
quartier d’habitation changent. De plus, à côté de ces problèmes de carac-
tère individuel, il y a un problème collectif qui concerne la tenue de la ville
: jusqu’où est-il possible de surcharger les systèmes des services et équipe-
ments déjà existantes ? Un effet de séparation et ségrégation dérive de la com-
binaison de ces tendances, une séparation qui touche les choses autant que la
collectivité. La réponse aux questions urbaines de sécurité (avant tout sociale)
consiste à séparer et à disposer selon un ordre qui ramènerait au calme. Les
lieux nous témoignent cette astuce mais nous montre aussi quelles pourraient
en être les limites.

250 Conclusions et notes interprétatives


8.5. Qu’est-ce qui se décharge sur le public? Epilogue à partir de
quelques problèmes émergents dans le gouvernement de la ville

Nous avons mis en relation changement urbain et insécurités et nous


avons vu que dans plusieurs aspects étaient reconnues ces hypothèses initiales
qui voyaient l’insécurité “ informer ” de façon diffuse la culture du projet, les
modes de gouvernement, les orientations du marché. “ Insécurités ” plus que
sûretés: ce n’est pas un projet qui garantit des niveaux de sûreté certifiés ou
à certifier, ce sont plutôt des projets et des politiques qui tentent d’ “ apaiser
”, de mettre au repos les anxiétés et les insécurités. D’autant plus dans le cas
italien et dans les contextes étudiés, la population qui avance des demandes
de sûreté et qui alimente une demande d’action publique qui s’exprime en
ces termes est une population de propriétaires. Dans les deux villes, les ter-
ritoires placés sous observation sont marqués par un trend diffus et péné-
trant, qui est celui d’une augmentation importante du nombre des proprié-
taires. Il s’agit d’une donnée qui distingue typiquement le cas italien mais qui
a connu ces dernières années une hausse significative. La transformation de
ces portions urbaines est marquée par une majorité consistante (sauf dans
le cas de Via Artom) d’habitants-propriétaires. Des habitants qui ont choisi
non seulement d’habiter, mais d’investir leur patrimoine personnel dans ces
lieux. L’insécurité, pour beaucoup, est l’insécurité qui dérive des risques de
cet investissement, de la crainte d’avoir mal choisi, que l’aire où l’on habite
puisse être marquée par un facteur négatif quelconque qui provoquerait la
perte de la valeur immobilière. A travers la recherche sur le terrain s’affirme
toujours plus la vision d’une ville qui produit (là où il s’agit de construction
récente) et se re-produit (là où il s’agit de transformation de l’existant) dans
un cadre de gouvernement “ minime ” qui, en laissant le champ au marché et
aux avantages politiques à court terme, voit avancer un gouvernement que
nous pourrions définir “ au millième ” (voir Monteleone et Manzo dans ce
volume), qui mesure le poids et l’importance des acteurs par rapport à leurs
parts de propriété.
Par rapport aux usages indésirables, aux pratiques sociales peu appréciées,
aux conflits dans l’usage des espaces ouverts, la règle semble systématique-
ment être: circonscrire, assainir, soustraire de l’espace. L’intervention de

Conclusions et notes interprétatives 251


l’acteur public, dans les quelques aires urbaines qui ont encore échappé à un
projet et à un aménagement, plusieurs fois consiste en un premier temps en
une opération de police et ensuite en une nouvelle édification. C’est le cas de la
zone Sarpi où, aux nombreux arrêtés et règlements de police, ont suivi de véri-
tables barrières physiques pour limiter les activités de la population chinoise.
Dans le cas-limite de Via Pompeo Leoni, on arrive à renégocier les volumétries
d’un nouvel édifice dans lequel placer des fonctions, certes, sociales, mais avec
le résultat positif de chasser les usages temporaires qui ont – inopinément
– causé le désagrément plus grave d’avoir des étrangers sans-abris sous les
terrasses des nouveaux immeubles. Dans les cas examinés qui concernent des
expériences de construction récente, il est récurrent de se référer ou d’intégrer
un grand parc, et d’utiliser la force symbolique du parc (public) comme un
argument de légitimation. Mais il est évident que la réalisation d’un grand
espace vert est un processus qui introduit certainement aussi quelques élé-
ments de fragilité, justement en partant du fait que, souvent, ces aires vertes
sont les seules aires publiques en quelque sorte ouvertes aux citoyens qui ne
sont pas résidents Et, fréquemment, le bien public se traduit en un mal public.
Une exception importante est représentée par Via Artom, où le parc a été un
élément qualifié d’un projet qui autrement pouvait passer pour une simple
réhabilitation d’un contexte de construction résidentielle publique. Dans ce
cas, la qualité extraordinaire du projet du parc est associée à l’activation d’un
réseau de sujets et à la mise en œuvre d’une série d’activités qui font de cet
espace vert un élément fortement attractif, non seulement à échelle locale et
qui, justement à partir d’une complexité des usages et des populations, ne
constitue pas un facteur critique par rapport à l’insécurité des habitants.
Le “danger” signale Cristina Bianchetti, est constitué par ceux que De Cer-
tau appellerait les “usages ingénieux”, à savoir des usages non prévus qui sont
acceptés plus difficilement par l’espace simplifié de la négociation et par ses
logiques. C’est ce caractère banalisé, le caractère de l’espace réduit à la norme
donc normalisé qui rend quelques usages non plausibles, qui rend difficile,
pour ne pas dire impossible, la médiation entre usages différents (Bianchetti,
2009).
Là où des usages différents ne sont pas prévus, l’accès à des groupes so-
ciaux qui toutefois font partie de la ville, en qualité de résidents ou bien de tra-

252 Conclusions et notes interprétatives


vailleurs plus ou moins formellement employés est en fait interdit. L’espace
de la ville se rétrécit donc, le terrain sur lequel une multiplicité d’usages des
espaces (place) et une variété de citoyens (people) sont possibles, diminue
de plus en plus. Et c’est justement à l’intérieur de ces “ zones franches ” que
s’intensifie et se concentre une série de problèmes banalement ramenés en-
suite à des questions d’ordre public. Il s’agit souvent d’aires urbaines “ libres ”,
dans lesquelles on laisse que le “ désordre ” advienne, tolérées et souvent utili-
sées comme caissons de décompression face à une pression sociale toujours
forte sur les thèmes de l’immigration, de la précarité et de l’insécurité. Mais
quand le niveau de garde dépasse le seuil de la tolérance urbaine ( aux limites
très fluides et très liées à des facteurs politiques et médiatiques), voilà que ces
lieux deviennent des aires-cibles, des contextes dans lesquels on intervient à
des fins de démonstration, avec des solutions à effet immédiat mais souvent
non durables.
En effet, devant les demandes et les protestations, l’action publique sem-
ble de façon récurrente être appelée à s’articuler en une modeste et silencieuse
perspective réparatrice. Là où précédemment elle n’a pas orienté le processus
et n’a pas gouverné la qualité des résultats, l’intervention publique est récla-
mée à choses faites, charges déjà versées. D’autre part, vu l’état des faits, qui
peut trouver un avantage dans un travail préliminaire sur les dimensions pro-
blématiques ?
Pas les opérateurs, qui semblent encore aujourd’hui avoir confiance en un
marché généreux qui achète sans avancer d’attentes particulières relatives à la
dimension urbaine, et qui agissent dans une situation d’entrave limitée de la
part du sujet public. Pas les politiques, qui agissent dans un horizon à court et
moyen terme, dans lequel la satisfaction des attentes et le succès d’une opéra-
tion urbaine se limitent à l’achèvement et à la remise du programme, sans
s’occuper de son application. Sous ce point de vue, il reste à enquêter sur le
passage complexe et non indolore des responsabilités que les secteurs urban-
istiques – responsables des procédures et rédacteurs des projets – déchargent
sur les autres secteurs de l’administration publique (construction privée, ser-
vices sociaux, police locale) qui sont au contraire beaucoup plus proches de
la dimension quotidienne et de la dimension d’usage courant des divers con-
textes urbains.

Conclusions et notes interprétatives 253


A la suite d’un changement progressif des appareils de l’administration
publique qui s’oriente vers des approches tendant fortement à l’optimisation
des ressources et à la diminution des dépenses publiques à la suite d’une baisse
importante de la quantité des ressources transférées par le gouvernement
central aux gouvernements locaux, en raison d’une conjoncture économique
critique générale, et d’une situation politique dramatique dans le cas de l’Italie
en particulier, les modes de “ faire l’urbanisme ” sont en train de changer, par
rapport aux rôles, compétences et responsabilités de l’acteur public. Ce que
la recherche nous a permis de mieux comprendre est une situation de désar-
ticulation profonde des compétences et des responsabilités qui concernent les
secteurs qui plus typiquement se sont occupés et s’occupent des opérations
de transformation urbaine. En aval d’ une période pleine d’emphase sur les
défis innovateurs comme l’intégration des politiques intersectorielles et, con-
séquemment, des projets capables de traiter une variété de problèmes urbains,
les résultats semblent tenir du paradoxe (Crosta, 1984 ; Palermo, 2009).
A l’exception de quelques expériences-pilotes, plus ou moins réussies, la
gamme des tâches de chaque secteur semble s’être amenuisée. Le secteur de
l’administration municipale, compétent en matière d’aménagement urbain,
dirige les questions concernant la conformité des outils urbanistiques en vi-
gueur, établit les actes administratifs inhérents aux transformations prévues,
entreprend et porte à bonne fin la procédure. Quand tout est correctement dé-
fini sur le plan formel et que la réalisation des ouvrages est terminée, le projet
de transformation lui-même est jugé conclu et cette même division renonce à
sa responsabilité sur le terrain. En réalité le processus de transformation doit
encore advenir et il va bien au-delà de la pure réalisation des ouvrages. Les
faits, les lieux montrent que ce n’est pas la présence d’in investisseur immobil-
ier ou celle d’un consortium de coopératives de construction qui garantissent
le bon résultat d’un projet : c’est certainement une condition nécessaire mais
non suffisante. Aucun de ces sujets n’est un expert ou un partisan de la qualité
de l’intérêt public, et il est normale qu’il en soit ainsi. Le destin d’une nouvelle
aire de développement urbain, la qualité des lieux, le renforcement d’un tissu
social local sont liés à des dynamiques et à des processus qui sont systéma-
tiquement abandonnés par ceux qui s’occupent d’urbanisme et d’édification,
de la même façon qu’ils ne sont pas relevés par ceux qui s’occupent des poli-

254 Conclusions et notes interprétatives


tiques et des services sociaux. A ce propos, les cas de Milan et de Turin mettent
bien en évidence qu’un projet de développement urbain ne peut avoir pour
chef de régie qu’un sujet public compétent, capable de surveiller les temps et
les modes de réalisation des infrastructures d’intérêt collectif, les liaisons en-
tre les parties qui composent un projet où participent plusieurs investisseurs,
la qualité des espaces publics que chacun d’eux doit s’engager à produire et
à gérer, les formes de gestion de ce patrimoine, le système des services pub-
lics et privés nécessaires et réellement activés, l’efficience des liaisons par les
transports en commun. Ce ne sont que quelques-unes des dimensions qui font
partie de la qualité et du succès d’un projet, mais en Italie et dans quelques-
uns des cas analysés en particulier, celles-ci ne sont pas prises en considéra-
tion et “ cultivées ” par le secteur compétent. Cette sphère, qui relève de la
question de l’usage et du fonctionnement des espaces, demande des capacités
d’organisation du début à la “ fin ” du projet, du moment qu’on en discute
l’opportunité quand il est réalisé, habité et pratiqué. Et elle doit être capable
de projeter et de saisir les mécanismes avec lesquels la ville vit et se transforme
: compétences raffinées mais fondamentales qui semblent manquer ou avoir
été abandonnées par beaucoup de ces secteurs qui historiquement avaient la
tâche de s’en occuper, comme celui de l’urbanisme.

Conclusions et notes interprétatives 255


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