Corpus cours n°3 – L’écrivain est-il doué d’une sensibilité particulière ?
 Texte n°1 : Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1856, troisième partie,
    chapitre 1
Emma Bovary rejoint Léon à Rouen. Les deux amants s’enferment dans un fiacre qui parcourt la ville en
tous sens.
(…) Les stores s’abaissèrent, et la lourde machine se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta
court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au
grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit ! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes.
Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des
contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté
d’Oyssel, au-delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue
d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
– Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux
Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital,
où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des
lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-
Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à
Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillardbois ; rue Maladrerie, rue Dinanderie,
devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille-
Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux
cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces
individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir
des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans
prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant
de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois
ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores
tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un
navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les
vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des
déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs,
sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en
descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
 Texte n°2 : Emile Zola, Le Rêve, 1888, chapitres 4 et 5
 Extrait n°1 (Chapitre 4)
 Derrière, à l’angle d’un pilier, brûlait une lampe de sanctuaire. Justement, cette
chapelle était celle que les abbés d’autrefois avaient donnée à Jean V
d’Hautecœur et à ses descendants, avec le droit d’y être ensevelis, en
récompense de leur largesse. Consacrée à saint Georges, elle avait un vitrail du
douzième siècle, où l’on voyait peinte la légende du saint. Dès le crépuscule, la
légende renaissait de l’ombre, lumineuse, comme une apparition ; et c’était
pourquoi Angélique, les yeux rêveurs et charmés, aimait la fenêtre.
 Le fond du vitrail était bleu, la bordure, rouge. Sur ce fond d’une sombre
richesse, les personnages, dont les draperies volantes indiquaient le nu,
s’enlevaient en teintes vives, chaque partie faite de verres colorés, ombrés de
noir, pris dans les plombs. Trois scènes de la légende, superposées, occupaient
la fenêtre, jusqu’à l’archivolte. Dans le bas, la fille du roi, sortie de la ville en
habits royaux, pour être mangée, rencontrait saint Georges, près de l’étang,
d’où émergeait déjà la tête du monstre ; et une banderole portait ces mots : Bon
chevalier, ne te péris pas pour moy, car tu ne me pourrois ayder ne delivrer,
mais periroys avec moy. Puis, au milieu, c’était le combat, le saint à cheval
traversant le monstre de part en part, ce qu’expliquait cette phrase : George
brandit tellement sa lance qu’il navra le dragon et le gecta à terre. Enfin, au-
dessus, la fille du roi emmenait à la ville le monstre vaincu :
« George dist : Gecte luy ta ceinture entour le col, et ne te doubte en rien, belle
fille. Et quant elle eut ce faict, le dragon la suyvit comme un tres débonnaire
chien. Lors de son exécution, le vitrail devait être surmonté, dans le plein cintre,
d’un motif d’ornement. Mais, plus tard, quand la chapelle appartint aux
Hautecœur, ils remplacèrent ce motif par leurs armes.
  Et c’était ainsi que, durant les nuits obscures, flambaient, au-dessus de la
légende, des armoiries de travail plus récent, éclatantes. Écartelé, un et quatre,
deux et trois, de Jérusalem et d’Hautecœur ; de Jérusalem, qui est d’argent à la
croix potencée d’or, cantonnée de quatre croisettes de même ; Hautecœur, qui
est d’azur à la forteresse d’or, avec un écusson de sable au cœur d’argent en
abîme, le tout accompagné de trois fleurs de lis d’or, deux en chef, une en
pointe. L’écu était soutenu, de dextre et de senestre, par deux chimères d’or, et
timbré, au milieu d’un plumail d’azur, du casque d’argent, damasquiné d’or, taré
de front et fermé d’onze grilles, qui est le casque des ducs, maréchaux de
France, seigneurs titrés et chefs de compagnies souveraines. Et, pour devise :
« Si Dieu volt je vueil ».
 Peu à peu, à force de le voir perçant le monstre de sa lance, tandis que la fille
du roi levait ses mains jointes, Angélique s’était passionnée pour saint Georges.
À cette distance, elle distinguait mal les figures, elle les apercevait dans un
agrandissement de songe, la fille mince, blonde, avec son propre visage, le saint
candide et superbe, d’une beauté d’archange.
 C’était elle qu’il venait délivrer, elle lui aurait baisé les mains de gratitude. Et, à
cette aventure qu’elle rêvait confusément, une rencontre au bord d’un lac, un
grand péril dont la sauvait un jeune homme plus beau que le jour, se mêlait le
souvenir de sa promenade au château d’Hautecœur, toute une évocation du
donjon féodal, debout sur le ciel, peuplé des hauts seigneurs de jadis. (…)
 Enfin, un soir qu’une obscurité plus chaude tombait du ciel sans lune, quelque
chose commença. Elle craignit de se tromper, cela était si léger, presque
insensible, un petit bruit, nouveau parmi les bruits qu’elle connaissait. Il tardait
à se reproduire, elle retenait son haleine. Puis, il se fit entendre plus fort,
toujours confus. Elle aurait dit le bruit lointain, à peine deviné d’un pas, ce
tremblement de l’air annonçant une approche, hors de la vue et des oreilles. Ce
qu’elle attendait venait de l’invisible, sortait lentement de tout ce qui frissonnait
à son entour. Pièce à pièce, cela se dégageait de son rêve, comme une
réalisation des vagues souhaits de sa jeunesse. Était-ce le saint Georges du
vitrail qui, de ses pieds muets d’image peinte, foulait les hautes herbes pour
monter vers elle ? La fenêtre justement pâlissait, elle ne voyait plus nettement le
saint, pareil à une petite nuée pourpre, brouillée, évaporée. Cette nuit-là, elle
n’en put apprendre davantage. Mais, le lendemain, à la même heure, par la
même obscurité, le bruit augmenta, se rapprocha un peu. C’était un bruit de
pas, certainement, des pas de vision effleurant le sol. Ils cessaient, ils
reprenaient, ici et là, sans qu’il lui fût possible de préciser l’endroit. Peut-être lui
arrivaient-ils du jardin des Voincourt, quelque promeneur nocturne attardé sous
les ormes. Peut-être, plutôt, sortaient-ils des massifs touffus de l’évêché, des
grands lilas dont l’odeur violente lui noyait le cœur. Elle avait beau fouiller les
ténèbres, son ouïe seule l’avertissait du prodige attendu, son odorat aussi, ce
parfum accru des fleurs, comme si une haleine s’y fût mêlée. Et, pendant
plusieurs nuits, le cercle des pas se resserra sous le balcon, elle les écouta
s’avancer jusqu’au mur, à ses pieds. Là, ils s’arrêtaient, et un long silence se
faisait alors, et l’enveloppement s’achevait, cette étreinte lente et grandissante
de l’ignoré, où elle se sentait défaillir. (…) Peu à peu, en effet, le Clos-Marie
sortait de l’obscurité, avec les ruines de son vieux moulin, ses bouquets
d’arbres, son ruisseau rapide. Et alors, dans la lumière, la création continua. Ce
qui venait du rêve finit par prendre l’ombre d’un corps. Car elle n’aperçut
d’abord qu’une ombre effacée se mouvant sous la lune. Qu’était-ce donc ?
l’ombre d’une branche balancée par le vent ? Parfois, tout s’évanouissait, le
champ dormait dans une immobilité de mort, elle croyait à une hallucination de
sa vue. Puis, le doute ne fut plus possible, une tache sombre avait franchi un
espace éclairé, se glissant d’un saule à un autre. Elle la perdait, la retrouvait,
sans jamais arriver à la définir. Un soir, elle crut reconnaître la fuite leste de
deux épaules, et ses yeux se portèrent aussitôt sur le vitrail : il était grisâtre,
comme vidé, éteint par la lune qui l’éclairait en plein. Dès ce moment, elle
remarqua que l’ombre vivante s’allongeait, se rapprochait de sa fenêtre,
gagnant toujours, de trous noirs en trous noirs, parmi les herbes, le long de
l’église. À mesure qu’elle la devinait plus proche, une émotion grandissante
l’envahissait, cette sensation nerveuse qu’on éprouve à être regardé par des
yeux de mystère, qu’on ne voit point. Sûrement, un être était là, sous les
feuilles, qui, les regards levés, ne la quittait plus. Elle avait, sur les mains, sur le
visage, l’impression physique de ces regards, longs, très doux, craintifs aussi ;
elle ne s’y dérobait pas, parce qu’elle les sentait purs, venus du monde enchanté
de la légende ; et son anxiété première se changeait en un trouble délicieux,
dans sa certitude du bonheur. Une nuit, brusquement, sur la terre blanche de
lune, l’ombre se dessina d’une ligne franche et nette, l’ombre d’un homme,
qu’elle ne pouvait voir, caché derrière les saules. L’homme ne bougeait pas, elle
regarda longtemps l’ombre immobile.
  Dès lors, Angélique eut un secret. Sa chambre nue, badigeonnée à la chaux,
toute blanche, en était emplie. Elle restait des heures, dans son grand lit, où elle
se perdait, si mince, les yeux clos, mais ne dormant pas, revoyant toujours
l’ombre immobile, sur le sol éclatant. À l’aube, quand elle rouvrait les paupières,
ses regards allaient de l’armoire énorme au vieux coffre, du poêle de faïence à la
petite table de toilette, dans la surprise de ne pas retrouver là ce profil
mystérieux, qu’elle eût dessiné d’un trait sûr, de mémoire. Elle l’avait revu en
dormant, glisser parmi les bruyères pâles de ses rideaux. Ses songes comme sa
veille en étaient peuplés. C’était une ombre compagne de la sienne, elle avait
deux ombres, bien qu’elle fût seule, avec son rêve. (…)
Deux soirées s’étaient passées encore, lorsque, la troisième nuit, en venant
s’accouder, Angélique reçut au cœur un choc violent. Là, dans la clarté vive, elle
l’aperçut debout, tourné vers elle. Son ombre, ainsi que celle des arbres, s’était
repliée sous ses pieds, avait disparu. Il n’y avait plus que lui, très clair.
 À cette distance, elle le voyait comme en plein jour, âgé de vingt ans, blond,
grand et mince. Il ressemblait au saint Georges, à un Jésus superbe, avec ses
cheveux bouclés, sa barbe légère, son nez droit, un peu fort, ses yeux noirs,
d’une douceur hautaine. Et elle le reconnaissait parfaitement : jamais elle ne
l’avait vu autre, c’était lui, c’était ainsi qu’elle l’attendait. Le prodige s’achevait
enfin, la lente création de l’invisible aboutissait à cette apparition vivante. Il
sortait de l’inconnu, du frisson des choses, des voix murmurantes, des jeux
mouvants de la nuit, de tout ce qui l’avait enveloppée, jusqu’à la faire défaillir.
Aussi le voyait-elle à deux pieds du sol, dans le surnaturel de sa venue, tandis
que le miracle l’entourait de toutes parts, flottant sur le lac mystérieux de la
lune. Il gardait pour escorte le peuple entier de la légende, les saints dont les
bâtons fleurissent, les saintes dont les blessures laissent pleuvoir du lait. Et le
vol blanc des vierges pâlissait les étoiles.
Angélique le regardait toujours. Il leva les deux bras, les tendit, grands ouverts.
Elle n’avait pas peur, elle lui souriait. (…)
 Extrait n°2 (Chapitre 5)
(…) Alors, une heure charmante s’écoula. Elle se penchait, elle rinçait son linge,
le visage touchant presque l’eau fraîche ; mais, à chaque nouvelle pièce, elle
levait la tête, jetait un coup d’œil, où, dans l’émoi de son cœur, perçait une
pointe de malice. Et, lui, sur l’échafaud, l’air très occupé à constater l’état du
vitrail, la regardait de biais, gêné dès qu’elle le surprenait ainsi, tourné vers
elle. C’était une chose étonnante comme il rougissait vite, le teint brusquement
coloré, de très blanc qu’il était. À la moindre émotion, colère ou tendresse, tout
le sang de ses veines lui montait à la face. Il avait des yeux de bataille, et il était
si timide, quand il la sentait l’examiner, qu’il redevenait un petit enfant,
embarrassé de ses mains, bégayant des ordres au vieil homme, son compagnon.
Elle, ce qui l’égayait, dans cette eau dont la turbulence lui rafraîchissait les
bras, était de le deviner innocent comme elle, ignorant de tout, avec la passion
gourmande de mordre à la vie. On n’a pas besoin de dire à voix haute ce qui est,
des messagers invisibles l’apportent, des bouches muettes le répètent. Elle
levait la tête, le surprenait à détourner la sienne, et les minutes coulaient, et
cela était délicieux.
 Soudain, elle le vit qui sautait de l’échafaud, puis qui s’en éloignait à reculons,
au travers des herbes, comme pour prendre du champ, afin de mieux voir. Mais
elle faillit éclater de rire, tellement cela était clair, qu’il voulait se rapprocher
d’elle, uniquement. Il avait mis à sauter une décision farouche d’homme qui
risque tout, et la drôlerie touchante, maintenant, était qu’il restait planté à
quelques pas, lui tournant le dos, n’osant se retourner, dans le mortel embarras
de son action trop vive. Un instant, elle crut bien qu’il repartirait vers le vitrail,
ainsi qu’il en était venu, sans un coup d’œil en arrière. Pourtant, il prit une
résolution désespérée, il se retourna ; et, comme, justement, elle levait la tête,
avec son rire malicieux, leurs regards se rencontrèrent, demeurèrent l’un dans
l’autre. Ce fut, pour les deux, une grande confusion : ils perdaient contenance,
ils n’en seraient jamais sortis, s’il ne s’était produit alors un incident
dramatique.
– Oh ! mon Dieu ! cria-t-elle, désolée.
 Dans son émotion, la camisole de basin qu’elle rinçait, d’une main inconsciente,
venait de lui échapper ; et le ruisseau rapide l’emportait ; et, une minute encore,
elle allait disparaître, au coin du mur des Voincourt, sous l’arche voûtée, où
s’engouffrait la Chevrotte. Il y eut quelques secondes d’angoisse. Il avait
compris, s’était élancé. Mais le courant bondissait sur les cailloux, cette
diablesse de camisole courait plus vite que lui. Il se penchait, croyait la saisir, ne
prenait qu’une poignée d’écume. Deux fois, il la manqua. Enfin, excité, de l’air
brave dont on se jette au péril de sa vie, il entra dans l’eau, il sauva la camisole,
juste à l’instant où elle s’abîmait sous terre. Angélique, qui, jusque-là, avait suivi
anxieusement le sauvetage, sentit le rire, le bon rire lui remonter des flancs.
Ah ! cette aventure qu’elle avait tant rêvée, cette rencontre au bord d’un lac, ce
terrible danger dont la délivrait un jeune homme plus beau que le jour ! Saint
Georges, le tribun, le guerrier, n’était plus que ce peintre sur verre, ce jeune
ouvrier en blouse grise. Quand elle le vit revenir, les jambes trempées, tenant la
camisole ruisselante d’un geste gauche, comprenant le ridicule de la passion
qu’il avait mise à l’arracher des flots, elle dut se mordre les lèvres, pour contenir
la fusée de gaieté qui lui chatouillait la gorge.
 Lui, s’oubliait à la regarder. Elle était si adorable d’enfance, dans ce rire qu’elle
retenait et dont sa jeunesse vibrait toute ! Éclaboussée d’eau, les bras glacés
par le courant, elle sentait bon la pureté, la limpidité des sources vives,
jaillissant de la mousse des forêts. C’était de la santé et de la joie, au grand
soleil. On la devinait bonne ménagère, et reine pourtant, dans sa robe de travail,
avec sa taille élancée, son visage long de fille de roi, tel qu’il en passe au fond
des légendes. Et il ne savait plus comment lui rendre le linge, tellement il la
trouvait belle, de la beauté d’art qu’il aimait. Cela l’enrageait davantage, d’avoir
l’air d’un innocent, car il s’apercevait très bien de l’effort qu’elle faisait pour ne
pas rire. Il dut se décider, il lui remit la camisole.
 Alors, Angélique comprit que, si elle desserrait les lèvres, elle éclatait. Ce
pauvre garçon ! il la touchait beaucoup ; mais cela était irrésistible, elle était
trop heureuse, elle avait un besoin de rire, de rire à perdre haleine, qui la
débordait.
Enfin, elle crut qu’elle pouvait parler, voulut dire simplement :
– Merci, monsieur. Mais le rire était revenu, le rire la fit bégayer, lui coupa la
parole ; et le rire sonnait très haut, une pluie de notes sonores, qui chantaient,
sous l’accompagnement cristallin de la Chevrotte. Lui, déconcerté, ne trouva
rien, pas un mot. Son visage, si blanc, s’était brusquement empourpré ; ses yeux
d’enfant timide avaient flambé, pareils à des yeux d’aigle. Et il s’en alla, il avait
disparu avec le vieil ouvrier, qu’elle riait encore, penchée sur l’eau claire,
s’éclaboussant de nouveau à rincer son linge, dans l’éclatant bonheur de cette
journée.
 Extrait n°3 : Marcel Proust, Le côté de Guermantes, 1920 (A la
  Recherche du temps perdu)
 S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autre affaire
d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue et l’on voulait être
sûr du temps qu’il ferait.(…)
(…) Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter
jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent pensé et qui avaient
pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j’avais été aussi surpris quand
on m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le département, à une certaine
distance kilométrique de Combray, que le jour où j’avais appris qu’il y avait un
autre point précis de la terre où s’ouvrait, dans l’antiquité, l’entrée des Enfers.
Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que j’eusse tant
souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je savais que là résidaient des
châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes, je savais qu’ils étaient des
personnages réels et actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à
eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de
Guermantes, dans le « Couronnement d’Esther » de notre église, tantôt de
nuances changeantes comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait
du vert chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de l’eau bénite ou
que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l’image de
Geneviève de Brabant, ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne
magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter au plafond,
—enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant
comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette
syllabe : « antes ». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que duc et
duchesse, des êtres réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale
se distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce
Guermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de Guermantes »
ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses grands arbres, et tant de
beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne portaient pas seulement le titre de duc
et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir
inutilement essayé de vaincre leurs anciens seigneurs ils s’étaient alliés à eux
par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers des citoyens de
Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas. Comtes
de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et
sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieuse tristesse qui était
spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais non d’une maison
particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre,
comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l’abside de
Saint-Hilaire que l’envers de laque noire, si je levais la tête quand j’allais
chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits
enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais,
croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux un
fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je
l’avais vue décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son
sol imaginaire traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes,
changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus entendu le docteur
Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu’il y avait dans le
parc du château. Je rêvais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise
pour moi d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et
le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses
vassaux, elle me montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs
quenouilles violettes et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire
le sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves
m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de
savoir ce que je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de
trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie,
mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon
attention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladie
cérébrale l’empêchait de naître. (…)
(…) peut-être cette absence de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon
esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi qu’une
illusion sans consistance, et cesserait-elle par l’intervention de mon père qui
avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence que je serais le
premier écrivain de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes parents
s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle
au lieu de me sembler une création artificielle de mon père et qu’il pouvait
modifier à son gré, m’apparaissait au contraire comme comprise dans une
réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y avait pas de recours,
au cœur de laquelle je n’avais pas d’allié, qui ne cachait rien au-delà d’elle-
même. Il me semblait alors que j’existais de la même façon que les autres
hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais
seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi,
découragé, je renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements
que m’avait donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du néant
de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu’on pouvait me
prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les
remords de sa conscience.
 Extrait n°2
Le jeune Narrateur a souvent entendu parler de la duchesse de Guermantes et il
est amoureux d’elle sans l’avoir jamais vue. Un jour l’occasion se présente et il
peut enfin l’apercevoir, lors du mariage de la fille du docteur Percepied, qui a
lieu dans l’église de Combray.
 Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en
se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle une dame blonde avec
un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en soie mauve,
lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la
surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais,
diluées et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le portrait qu’on
m’avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je relevais en elle,
si j’essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes :
un grand nez, des yeux bleus, dont s’était servi le docteur Percepied quand il
avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes, je me dis : cette dame
ressemble à Mme de Guermantes ; or la chapelle où elle suivait la messe était
celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et
distendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de
Brabant, et que je me rappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la famille
de Guermantes quand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à
Combray ; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme
ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle
devait justement venir, dans cette chapelle : c’était elle ! Ma déception était
grande. Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je pensais à
Mme de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une
tapisserie ou d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste
des personnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une
figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de ses joues
me fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maison que le
soupçon m’effleura, pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dame en
son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être pas
substantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorant du
nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait
aussi des femmes de médecins et de commerçants. « C’est cela, ce n’est que
cela, Mme de Guermantes ! » disait la mine attentive et étonnée avec laquelle je
contemplais cette image qui naturellement n’avait aucun rapport avec celles qui
sous le même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans
mes songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme les autres arbitrairement
formée par moi, mais qu’elle m’avait sauté aux yeux pour la première fois il y a
un moment seulement, dans l’église ; qui n’était pas de la même nature, n’était
pas colorable à volonté comme elles qui se laissaient imbiber de la teinte
orangée d’une syllabe, mais était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui
s’enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois de la vie,
comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe de la fée, un
tremblement de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle d’une actrice
vivante, là où nous étions incertains si nous n’avions pas devant les yeux une
simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux perçants,
épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’était eux qui l’avaient d’abord
atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au moment où je n’avais pas
encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait
être Mme de Guermantes), sur cette image toute récente, inchangeable,
j’essayais d’appliquer l’idée : « C’est Mme de Guermantes » sans parvenir qu’à
la faire manœuvrer en face de l’image, comme deux disques séparés par un
intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j’avais si souvent rêvé,
maintenant que je voyais qu’elle existait effectivement en dehors de moi, en prit
plus de puissance encore sur mon imagination qui, un moment paralysée au
contact d’une réalité si différente de ce qu’elle attendait, se mit à réagir et à me
dire : « Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie
et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend de Geneviève
de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucune des personnes
qui sont ici. »