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Histoire Des Relations Internationales

relations internationales

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Chapitre 4.

Le facteur « international » en politique comparée

Mamoudou Gazibo et Jane Jenson

p. 87-113

Plan détaillé

Texte intégral

1La politique comparée est un champ récent de la science politique, mais elle est
issue d’une longue tradition d’analyse empruntant à l’Antiquité grecque ou encore
aux XVIIIe et XIXe siècles européens. La méthode comparative telle qu’elle est
actuellement entendue est fort différente de ce qui était pratiqué à ces époques,
notamment parce qu’elle a gagné en capacité d’affinement et de systématisation.
Cependant, elle partage les mêmes préoccupations, c’est-à-dire proposer des
explications aux similitudes et aux différences entre des pays, des institutions ou
encore des processus politiques.

2Certaines des traditions de ce champ en science politique ont toujours accordé


une attention à « l’international », mais il était également possible et courant
d’être un « comparatiste » reconnu sans porter un intérêt au système
international ou aux conséquences internes des phénomènes externes aux objets
étudiés. La période pendant laquelle on parlait de comparative government pour
désigner un champ s’intéressant essentiellement à l’étude des institutions le
montre bien. Mais récemment, il est devenu de plus en plus difficile de laisser de
côté cet « international », parce que les phénomènes transnationaux, les rapports
transfrontaliers, ainsi que les institutions internationales et la gouvernance à
niveaux multiples, s’imposent dans « le vrai monde » et influencent le programme
de recherche des comparatistes. Dans ce court texte, nous présentons d’abord la
politique comparée comme champ de la science politique, nous nous attelons
ensuite, par le biais des principales approches en politique comparée, à mettre en
exergue la manière dont certains comparatistes abordent le domaine de
l’international et l’intègrent à l’explication des similitudes et des différences entre
les phénomènes qu’ils comparent.

L’histoire et la spécificité de la politique comparée

3Les politologues se regroupent en plusieurs champs, à savoir la politique


comparée, les relations internationales, les politiques publiques, les
comportements électoraux, les idées politiques et ainsi de suite. Ces champs se
distinguent en général par les objets qui intéressent leurs adeptes. Par exemple,
les relations internationales sont identifiées surtout par un intérêt pour « les
phénomènes sociaux internationalisés », notamment la paix et la guerre, le
système international ou encore les organisations et institutions internationales.
La politique comparée, au contraire, ne se distingue pas comme champ en science
politique par ses objets de recherche. S’il en est ainsi, c’est parce que de tous ces
champs, la politique comparée est le plus transversal, car elle fournit des outils
méthodologiques essentiels à la discipline, notamment la méthode comparative.
Elle se présente donc comme un dénominateur commun des politologues qui, quel
que soit leur champ d’appartenance, ne peuvent s’en passer. Cette particularité
explique la tendance à la confondre parfois avec d’autres champs comme les
relations internationales.

4Cependant, la politique comparée est un champ à part entière en science


politique, car elle a une histoire et dispose de traditions d’analyse qui la spécifient.
La comparaison, en tant que pratique, est récurrente depuis très longtemps, le
consensus voulant qu’Aristote (384-322 av. J.-C.) ait été le premier comparatiste.
Mais il a fallu attendre vingt-quatre siècles pour que se mette en place ce champ
au sein d’une science politique elle-même à créer. Dans ces processus, les
traditions européennes et surtout françaises ne sont pas les mêmes que celles de
l’Amérique du Nord.

5En Europe, si l’influence de la philosophie sur la science politique est


chronologiquement la plus ancienne, avec l’héritage des auteurs classiques grecs
tels que Platon ou Aristote, c’est cependant l’influence juridique avec l’étude des
institutions et du pouvoir qui a été la plus forte, notamment dans le monde
francophone. En France, dans les années 1940, de grands juristes comme Léon
Duguit, Georges Burdeau ou Maurice Horiou ne voulaient pas d’une étude
sociopolitique de la production du droit ou, en d’autres termes, d’une science
politique. De nombreux auteurs lui refusaient le statut de discipline et la
« prétendue science politique » n’était rien d’autre à leurs yeux que du droit
constitutionnel. La science politique n’a donc gagné son autonomie dans le monde
francophone que tardivement, c’est-à-dire dans les trois dernières décennies du
XXe siècle1.

6La situation est différente dans le monde anglophone où la science politique s’est
émancipée dès la fin du XIXe siècle. Les auteurs pionniers de l’époque, comme
Walter Bagehot, Woodrow Wilson et beaucoup d’autres, s’intéressaient surtout à
la question de la démocratie et de son développement. Ils constataient également
l’importance des institutions, des constitutions et du droit pour le bon
fonctionnement de la démocratie. Intellectuels engagés, ils pratiquaient ainsi une
activité comparative classique, dominée par l’institutionnalisme. Ils essayaient de
comprendre les différences entre les institutions qui fonctionnaient bien et celles
qui éprouvaient des difficultés de gestion et de pratiques. Cette méthode était
employée d’abord pour comprendre le modèle institutionnel et politique des pays
européens et des États-Unis. Elle fut utilisée ensuite en vue de suggérer les
meilleures institutions qui pourraient régir, par exemple, les pays qui étaient sur
le point d’adopter le suffrage universel ; l’Allemagne ruinée par la guerre de 1914-
1918 et, plus tard, les pays d’Asie et d’Afrique ayant acquis leur indépendance
durant les années 1950-1960. En France comme dans le monde anglophone,
néanmoins, l’international était rarement un facteur intervenant dans les travaux
produits par ces études dites de « gouvernement comparé ».

7Alors que les études de gouvernement comparé remontent à très longtemps, la


politique comparée n’est apparue aux États-Unis et au Canada qu’après 1945. À ce
moment, un groupe de chercheurs rejetant l’institutionnalisme classique pour se
concentrer sur les comportements et la culture politique s’imposa dans le milieu
universitaire. Bien financés par les fondations américaines, de jeunes chercheurs
comme Gabriel Almond, David Easton, Seymour Martin Lipset et Roy Macridis
préparaient la « révolution behavioriste » qui finit par s’imposer dans les années
1950. Ils furent à même de mettre en œuvre leur programme pour la politique
comparée, envoyant des étudiants sur le terrain en Afrique, en Asie et en
Amérique latine, menant des enquêtes, mettant au jour des similitudes entre des
systèmes politiques pourtant très différents.

8L’objectif des premiers behavioristes était d’éviter les « avatars » et les


« spéculations » des institutionnalistes. Ils n’avaient aucunement l’intention de se
tourner vers l’international. Mais les études développementalistes qui se sont
inscrites dans la foulée du behaviorisme ont été parmi les premières à sortir des
études de gouvernement comparé centrées sur l’Europe et l’Amérique du Nord
pour s’intéresser aux nouveaux pays indépendants d’Afrique et d’Asie, mais
toujours en portant une attention particulière aux facteurs internes comme la
culture politique. De leur côté, les critiques du behaviorisme ont formé leur propre
école de politique comparée, produisant des analyses comparatives
structuralistes et historiques. Ils réagissaient contre les excès du behaviorisme,
mais privilégiaient également des études empiriquement fondées à partir
desquelles ils cherchaient à proposer des généralisations. C’est à partir de ce
moment que l’attention portée aux facteurs internationaux s’affirma davantage,
comme on le verra plus loin dans les travaux de pionniers comme Theda Skocpol.

9En France, l’analyse comparative a longtemps été laissée aux sociologues, dans
un champ nommé sociologie comparative. Puis, à partir des années 1970, des
pionniers français tels que Guy Hermet, Bertrand Badie, Jean-François Médard,
Daniel-Louis Seiler, Yves Mény et Marie-France Toinet, commencèrent à produire
des analyses politiques comparatives. Ils ont été suivis de nombreux autres
chercheurs, aujourd’hui engagés dans l’enseignement et la recherche, de sorte
qu’en Europe comme en Amérique du Nord, la politique comparée est devenue un
champ à part entière de la science politique.

10Indépendamment des milieux universitaires, la politique comparée se


caractérise à présent par la confrontation entre des institutions, des structures
sociales et des comportements situés dans un temps et un espace spécifiques. La
prise en compte de la dimension spatiale incline parfois la politique comparée à
s’intéresser à l’international et fait qu’elle recoupe certaines branches des
relations internationales, comme les travaux sur le transnationalisme. Mais de ce
fait, elle prend ses distances par rapport aux hypothèses de l’universalité des
comportements et se distingue alors d’autres démarches en relations
internationales comme les analyses réalistes fondatrices de Hans Morgenthau. Ce
dernier estime que la compréhension des relations internationales passe par le
principe de l’intérêt national, exprimé en termes de puissance, qui, en plus d’être
l’essence du politique, demeure fixe quels que soient le temps et le lieu.

11Un deuxième angle – plus important et permettant d’identifier le champ de la


politique comparée et d’appréhender comment il traite « l’international » – nous
montre qu’on ne peut éviter la question des facteurs pertinents afin d’expliquer
les similarités et les différences entre les phénomènes que nous mettons en
relation. Doit-on privilégier les cultures locales, les motivations des individus,
l’histoire des contextes, les structures sociales, politiques et économiques… ou
même les facteurs externes et « internationaux » ? Ce questionnement renvoie
aux approches théoriques, c’est-à-dire aux diverses manières concurrentes
utilisées par les comparatistes pour comprendre les facteurs qui expliquent les
similitudes et les différences entre les pays, les processus et les institutions
politiques. Nous pouvons en identifier cinq, chacune pouvant ou non intégrer les
facteurs internationaux dans la comparaison : les approches historique,
économique, culturelle, stratégique et institutionnelle2. Ces approches sont
exposées dans ce texte sur la base des quelques thèmes-clés mobilisant les
comparatistes : la formation de l’État moderne et des institutions et processus qui
s’y sont élaborés ; la problématique du développement et les processus de
changement politique ; la démocratie, le processus de la démocratisation et le
rapport éventuel entre la démocratie et le développement.

L’approche historique et l’international : l’État et la guerre

12L’approche historique (appelée aussi l’analyse historique comparative) consiste,


pourrait-on dire en simplifiant, à étudier l’histoire ainsi que les phénomènes
contemporains en vue de montrer comment les sociétés fonctionnent et se
transforment. Ses adeptes s’intéressent surtout à des objets macrosociologiques
comme l’État, la démocratie ou le développement, qui sont considérés par Daniel-
Louis Seiler comme « les gros rochers de science politique », à partir d’une
perspective méthodologique selon laquelle, dans les mots de Theda Skocpol
(1984), il faut voir grand (think big).

13Cette approche a une longue tradition au sein de plusieurs sciences sociales. Les
pères fondateurs de la politique comparée du XIXe siècle, comme Karl Marx, Max
Weber et Émile Durkheim, ont tous eu recours à l’histoire dans leurs travaux.
Ensuite, au début du XXe siècle, d’éminents chercheurs européens comme Otto
Hintze ou Marc Bloch ont produit des analyses historiques de grands phénomènes
de transformation sociale. Les travaux d’Otto Hintze sur l’État ont inspiré de
nombreuses recherches durant les dernières décennies du XXe siècle, alors que
ceux de Marc Bloch sur l’histoire de la société féodale ont stimulé les analyses
macrohistoriques en général. Plusieurs chercheurs, surtout dans le monde
francophone, ont fait la découverte du sociologue Norbert Elias (1977), qui a
proposé des thèses sur la sociogenèse et la psychogenèse des civilisations à partir
des années 1930, mais qui étaient restées dans l’anonymat jusqu’à tout
récemment.

14L’attention portée à l’international est présente dans certains de ces travaux


fondateurs. Ainsi, la guerre est une des clés du processus de monopolisation
qu’Elias place au cœur de la construction de l’État en Europe au sortir de la période
féodale. De même, bien que Marx n’ait pas laissé une théorie des relations
internationales en tant que telle, ses analyses des causes et des mécanismes de
l’expansion capitaliste ont alimenté les théories de l’impérialisme et les analyses
néo-marxistes du développement et du sous-développement.

15Dans les années 1980 et 1990, on assista à un renouveau des perspectives


historiques chez les comparatistes. Des auteurs ont commencé à dialoguer entre
eux sur des enjeux théoriques fondamentaux, mais aussi à débattre avec ceux qui
utilisent d’autres approches (stratégique, économique, postmoderne) de
questions ontologiques et épistémologiques. Ce renouveau de l’analyse historique
comparative montre peu de signes d’essoufflement (voir Kohli 1995 ; Mahoney et
Reuschemeyer 2003).

16L’émergence de l’approche historique en politique comparée s’est faite, comme


cela arrive souvent en sciences sociales, en réaction aux perspectives explicatives
dominantes du moment. Rejetant aussi bien un institutionnalisme classique axé
sur le droit, qu’elle accusait de naïveté, que le behaviorisme, auquel elle
reprochait d’être ahistorique et trop universalisant, une nouvelle génération de
chercheurs dans les années 1970 se regroupa autour de l’idée que l’histoire devait
être prise au sérieux et mise au centre des analyses en politique comparée.

17L’ouvrage qui a transformé les objectifs et les aspirations de l’analyse historique


comparative, sans pour autant y intégrer pleinement l’international, est
incontestablement celui de Barrington Moore (1969) sur Les origines sociales de la
dictature et de la démocratie, qui traitait du rapport entre le développement
économique et la démocratie. La distinction opérée par Moore entre les trois
trajectoires distinctes d’entrée dans le monde moderne constituait une réponse
directe à la perspective ahistorique, évolutionniste et téléologique de ses
contemporains. Il a démontré qu’il pouvait exister plusieurs trajectoires menant
aussi bien à des formes non démocratiques que démocratiques, y compris en
Europe, et même en présence d’un haut niveau de développement économique.
Moore a présenté ses généralisations sous la forme d’une grande carte couvrant
de vastes terrains sur la base d’enquêtes détaillées sur des cas spécifiques. Cela
signifie qu’il a prêté une attention soutenue non seulement aux détails
historiques, mais surtout à un répertoire limité de configurations.

18L’auteur a entrepris ces recherches afin de démontrer comment chaque histoire


est dominée par une configuration particulière de classes, de régime politique et
de révolution. Au terme de cette investigation, Moore pu alors généraliser et
établir que la commercialisation de l’agriculture était un facteur causal clé. Quand
cette commercialisation se produit, l’aristocratie foncière s’allie aux classes
urbaines bourgeoises pour limiter l’appétit absolutiste et lancer une révolution
démocratique. En l’absence de commercialisation de l’agriculture, deux autres cas
de figure sont possibles : soit persiste une masse rurale qui sera mobilisée dans
une révolution communiste, soit l’aristocratie assujettit les paysans et les
contraint à rester sur les terres, situation qui, en présence d’une croissance
industrielle, mène au fascisme.

19On peut aisément constater que les variables clés pour Moore étaient toutes
d’ordre interne. Néanmoins, plusieurs chercheurs inspirés par son ouvrage se sont
tournés vers une analyse du poids de « l’international », en cherchant à
comprendre la part d’explication apportée par le système international d’États
protecteurs de leur souveraineté. La formation de l’État moderne et national en
Europe, enjeu clé de la politique comparée, permet particulièrement d’illustrer
cette utilisation du facteur international.

20Dans un ouvrage publié en 1979, Theda Skocpol a abordé le sujet par une
problématique cherchant à établir les causes communes de la réussite de trois
révolutions sociales et politiques ayant ouvert la route à un État moderne : les
révolutions française, russe et chinoise. Comme Barrington Moore, Skocpol
analyse les relations entre paysans et propriétaires fonciers sur la base de leurs
capacités d’organisation respectives. Afin d’identifier les conditions d’émergence
de situations révolutionnaires, elle montre comment les relations économiques
transnationales et le système international d’États en compétition influencent les
transformations domestiques. Cette entreprise a donné lieu à une analyse
qualifiée de « statiste », puisque, dans sa quête des conditions d’émergence des
situations révolutionnaires, l’auteur se concentre sur les rapports entre l’État, ses
structures administratives et sécuritaires et les classes sociales dominantes, tout
en accordant une place centrale aux rivaux militaires externes. Du reste, Skocpol
décrit l’État comme une entité Janus, à l’intersection des politiques domestiques
et du système international d’États. Nous sommes ici en pleine
opérationnalisation systématique du facteur international agissant comme une
contrainte structurelle, et ce, au sein d’un des textes les plus marquants en
politique comparée.

21Charles Tilly (1990), autre poids lourd de l’approche historique, nous propose
une prise en compte du facteur international en retraçant le processus de
développement politique en Europe de 990 à 1990. Tilly démontre comment
l’activité guerrière et l’expansion commerciale ont conduit, au fil du temps, à la
création de l’État, ainsi qu’à des types d’État particuliers, incluant les institutions
de la démocratie représentative et les mécanismes de partage du pouvoir, piliers
de la citoyenneté moderne. Donc, pour Tilly, l’émergence de la citoyenneté en
Europe est le produit d’une forme d’entente entre l’État et les groupes de
capitalistes naissants, qui étaient disposés à payer des impôts en échange de leur
participation aux affaires publiques et de la garantie de leur protection par les
forces armées. Celles-ci sont, bien entendu, constituées avant tout par l’État afin
de protéger son territoire contre des agressions externes. La citoyenneté, liée à
l’État moderne, n’apparaît en France ou en Grande-Bretagne que lorsque capital et
contrainte existent et interagissent. Dans cette comparaison, apparaît la parfaite
opérationnalisation du facteur international. En effet, Tilly montre que, dans les
régions où dominent les cités-États fondées presque exclusivement sur les
intérêts du capital, l’évolution est différente. Ces cas renforcent a contrario l’idée
que l’interdépendance entre la politique intérieure et extérieure est à la base de
l’émergence de l’État et de la citoyenneté modernes.

22Enfin, plus récemment, Thomas Ertman (1997) a proposé une autre thèse au
sujet de la relation entre les facteurs internationaux, notamment la guerre, et les
facteurs internes, en vue d’expliquer pourquoi les États européens apparus avant
la Révolution française ont suivi des trajectoires différentes. Pourquoi certains
États sont devenus absolutistes alors que d’autres sont devenus constitutionnels ?
Qu’est-ce qui a permis à certains de développer des structures bureaucratiques
alors que d’autres sont restés patrimoniaux ? Ertman propose deux facteurs
explicatifs : l’un, interne, renvoie au gouvernement, et l’autre, externe, renvoie à
la concurrence militaire. C’est l’interaction spécifique entre ces deux facteurs qui
explique les variations à travers le continent européen.

L’approche économique et l’analyse de la relation entre économie et démocratie

23L’idée selon laquelle il existe un lien entre les formes politiques et économiques
est profondément enracinée dans l’œuvre des penseurs politiques, et donc en
politique comparée. La dimension économique est présente dans la plupart des
écoles de la politique comparée, comme nous l’avons déjà vu chez des auteurs de
l’approche historique. Pour Barrington Moore, par exemple, la structure de classes
et les rapports économiques jouent un rôle important dans la trajectoire politique
suivie par les pays étudiés. De même, Theda Skocpol explique que la position d’un
pays dans la structure économique mondiale joue un rôle important dans la
possibilité qu’y survienne une révolution. Chez Charles Tilly, c’est la concentration
du capital qui est importante, car elle nourrit l’appareil guerrier sans lequel le
processus de la formation de l’État moderne ne peut se produire.

24Cependant, les méthodes employées par Moore, Skocpol et Tilly diffèrent de


celles élaborées par des auteurs concernés par l’« approche économique ». À
l’inverse des premiers, qui donnent le primat aux développements historiques
dans lesquels sont insérées les formes économiques, les seconds utilisent
l’économie en tant que variable indépendante. Leurs travaux suivent deux types
de stratégies. Il y a d’abord une variante libérale qui cherche à comprendre les
fondements économiques – en termes de structures ou de distribution des biens
et richesses – des formes politiques. Les développementalistes qui ont cherché à
montrer comment les conditions économiques déterminaient les phénomènes
politiques de grande ampleur, tels que la démocratie, le développement politique
ou la construction de l’État, font partie de la variante « classique » de cette
première stratégie. Dans les années 1960, des auteurs développementalistes se
sont concentrés surtout sur la relation entre le développement économique
(mesuré par des indicateurs comme le PNB par habitant ou les niveaux
d’alphabétisation) et la démocratie. Plusieurs d’entre eux, notamment ceux
croyant à l’immanence et à la linéarité du développement, ont intégré
implicitement l’international, en postulant que le développement des pays du
Tiers-Monde passe par la diffusion dans ces contrées du modèle occidental, voire
du modèle anglo-américain, considéré comme le plus achevé (Badie 1994).

25La seconde tradition analytique préfère mettre les structures sociales,


économiques ou politiques en relation avec une forme économique particulière ou
un mode de production économique. La tradition d’analyse la plus longue est celle
du marxisme et elle a conduit à une littérature riche sur le rôle de l’État dans les
sociétés capitalistes, considéré comme un instrument au service des intérêts des
classes dominantes. Toutefois, les analyses des conséquences des structures
économiques sur les résultats politiques ne dérivent pas toutes du marxisme. Une
manifestation récente de cette variante analytique est présente dans la
littérature sur les « variétés de capitalisme », qui compare plusieurs types de
réactions face à la mondialisation à partir de la manière dont les relations entre
syndicats et patronat s’organisent (Hall et Soskice 2001).

26Dans ce bref texte, nous nous intéressons uniquement à la manière dont


l’approche économique aborde le rapport entre le développement économique et
la démocratie, et à la place accordée au facteur international3. Une première
thèse4 suggère l’existence de préalables économiques à la démocratie. Un texte
classique dans ce genre est celui de Seymour Martin Lipset (1963) qui soutient la
thèse des préalables économiques à la démocratie. L’argument principal est qu’il
existe une corrélation très forte, non loin du lien de causalité, entre le
développement économique et la démocratie, le premier engendrant la deuxième.
Lipset affirme donc que « plus le niveau de vie d’ensemble d’une nation se trouve
élevé, plus grandes sont les chances que s’instaure un régime démocratique ».
Une thèse inverse voit la démocratisation comme frein au développement. Cette
perspective a émergé en même temps que celle de Lipset et a été popularisée par
Samuel Huntington (1968). L’idée sur laquelle elle repose est la suivante : si un
pays pauvre se démocratise, il devient difficile pour les gouvernants d’arbitrer en
faveur de l’investissement nécessaire au maintien de la croissance économique.

27Dans les deux cas, les rapports identifiés n’impliquent que des facteurs internes.
Néanmoins, chaque thèse a inspiré des études plus récentes qui mettent l’accent
sur d’autres facteurs d’ordre international. Par exemple, nous constatons la
présence de la notion de préalables à la démocratie dans la thèse de
la complémentarité entre démocratie et économie de marché. L’idée de base est la
complémentarité, et non la causalité unidirectionnelle. Pour des raisons
de synchronisme, la thèse accorde une place importante aux interventions
externes qui sont en mesure de promouvoir simultanément une économie de
marché et des institutions politiques de « bonne gouvernance ».

28Cette thèse néolibérale a fait son apparition au moment précis où les


expériences de transition démocratique ont atteint leur paroxysme dans un grand
nombre de pays à travers le monde, notamment en Afrique ainsi qu’en Europe
centrale et de l’Est. Cette période est aussi caractérisée par la politisation et la
montée en puissance des institutions financières internationales, notamment
celles de Bretton Woods. Compte tenu des conditions de faillite économique des
pays engagés dans la démocratisation, les tenants de cette thèse ont proposé que
la transition devait être soutenue par une aide économique que seuls les pays
occidentaux capitalistes et les institutions financières internationales pouvaient
fournir, ce qui leur a donné la possibilité de promouvoir leur système économique
libéral. Par exemple, dans l’application de cette perspective au cas de l’Afrique,
nous constatons que la « politique des conditionnalités » a été lancée à partir d’un
rapport de la Banque mondiale (World Bank 1989) qui considérait la crise africaine
comme une crise de gouvernance. La notion de « politique de conditionnalité »
implique non seulement le renforcement des réformes économiques par le biais
de programmes d’ajustement structurel, mais aussi un environnement politique
et institutionnel de type occidental. La transition démocratique s’est donc
dédoublée d’une transition économique (abandon de l’économie dirigée et
adoption de politiques néolibérales), considérée comme un préalable ou du moins
une composante indispensable à la démocratie.

29Au sein de la plupart des pays s’étant engagés dans la double transition
économique et politique, les processus démocratiques ont éprouvé d’énormes
difficultés, de sorte que le développement économique n’a pas toujours été au
rendez-vous. À l’inverse, dans d’autres pays, notamment dans le cas des
« miracles » asiatiques tels que Singapour, la Malaisie et maintenant la Chine, la
dernière décennie s’est achevée sur une formidable croissance économique qui se
poursuit aujourd’hui malgré la crise de 1998. Ces pays, dont les économies ont
résisté à ces chocs beaucoup mieux que d’autres, comme le Japon par exemple,
ont créé un revirement dans la littérature portant sur le lien entre la démocratie
et le développement, de même qu’un revirement de la thèse qui privilégie les
dictatures qui respectent le marché. On revient donc à la seconde thèse, celle de
Huntington, sur l’incompatibilité entre le développement économique et la
démocratie et, de ce fait, on affaiblit a priori la pertinence du facteur international
dans l’analyse.

30Il s’agit là d’un paradoxe, car, pour certains, ce revirement des années 1990
s’explique par le fait que les investisseurs et possesseurs de capitaux – dont font
partie les institutions financières internationales – sont des banques et sont, par
conséquent, plus attachés aux profits qu’aux libertés qu’apporte la démocratie
(Sindzingre 1995). Ces investisseurs et détenteurs de capitaux se sont vite rendu
compte de la difficulté de faire des affaires dans un contexte démocratique
caractérisé par des politiques d’austérité économique peu acceptables par les
populations. La prise en compte des intérêts de ces bailleurs de fonds selon les
pays engagés dans la démocratisation permet donc de comprendre l’articulation
différente d’un pays à l’autre entre démocratisation et réforme économique.

L’approche culturelle : des problématiques identitaires à l’international

31Il y a une tendance grandissante en politique comparée à considérer la culture


comme importante. Cette approche propose de recourir à des variables culturelles
comme facteurs explicatifs prépondérants des différences et des similitudes entre
des phénomènes politiques. La démarche ainsi adoptée permet alors d’analyser le
développement, la formation de l’État ou de la démocratie non pas sous l’angle de
l’économie ou des institutions, mais sous celui de la culture propre au contexte
étudié. Cette approche vise donc à combler le vide créé par une prise en compte
insuffisante, au sein des autres approches, des valeurs particulières d’une société
et de l’identité collective des groupes.

32La signification du terme culture n’est pas évidente. Même les anthropologues,
à l’origine des travaux sur la culture, ne s’entendent pas sur sa signification. La
définition sémiotique est néanmoins la plus couramment admise. Celle-ci
appréhende la culture comme un système de significations que les membres d’un
groupe connaissent et utilisent dans leurs interactions. Cette définition met donc
l’accent sur l’intersubjectivité ou, en d’autres termes, sur les codes facilitant les
interactions dans une société sans que l’existence de ces codes implique un
quelconque unanimisme.

33On peut soutenir plus précisément que les comportements, les institutions et
les structures sociales sont des phénomènes culturellement construits. La culture
est donc un ensemble cohérent de codes qui rend possible et limite à la fois ce que
les gens qui la partagent peuvent faire ou même imaginer. Elle est importante
non seulement parce qu’elle fournit des codes de signification à la plupart des
membres d’une société, mais aussi parce qu’elle constitue pour les acteurs une
base d’action politique et de reconnaissance pour leurs revendications. La culture
permet de créer un sentiment d’appartenance à partir duquel s’opère la
distinction entre ceux qui font partie de la collectivité et ceux qui lui sont
étrangers. De ce fait, chez les tenants de cette approche, les dimensions
identitaires se retrouvent au cœur de la comparaison du fonctionnement des
démocraties et de l’action politique en général.

34La culture a occupé une place importante dans les travaux de certains pères
fondateurs, et plus particulièrement dans ceux d’Alexis de Tocqueville et de Max
Weber. L’intérêt pour la culture est évident dans l’ouvrage classique de
Tocqueville De la démocratie en Amérique. En cherchant ce qui fait la spécificité de
la démocratie américaine (en comparaison avec celle de la France avec laquelle il
la compare implicitement, mais constamment), il trouve le particularisme
américain dans les mœurs puritaines et, plus particulièrement, dans deux
éléments qui distinguent les Américains, « l’esprit de liberté et l’esprit de
religion » (Tocqueville 1961, 90). D’une part, les fondateurs des États-Unis étaient
« retenus dans les liens les plus étroits de certaines croyances religieuses » qui
structurent totalement la vie de la société. D’autre part, loin d’être
aristocratiques, les Américains ont « un goût naturel pour la liberté […] mais ils
ont pour l’égalité une passion ardente, insatiable, éternelle, invincible »
(Tocqueville 1961, 141). Pour Tocqueville, c’est la combinaison de ces facteurs qui a
donné naissance à un esprit public et à un penchant pour la démocratie dans ce
pays.

35Dans la même logique, quoique sur d’autres thèmes, Max Weber a accordé une
place importante à la manière dont la variable culturelle explique des
configurations sociales spécifiques. L’un des travaux les plus connus de Weber à
cet égard est son ouvrage L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, dans
lequel il établit une forte corrélation entre le protestantisme et l’émergence de
l’esprit capitaliste. Il s’agit pour lui de « montrer comment certaines pratiques
religieuses peuvent déterminer l’apparition d’une mentalité économique et, par là
même, constituer une cause fondamentale de changement social ». Ces travaux
fondateurs ne présentent pas d’intérêt marqué pour l’international. Cependant,
plus récemment, l’intérêt croissant pour ces questions a donné lieu à plusieurs
travaux qui permettent d’établir un pont avec l’international.

36Un premier exemple de ces travaux est fourni par Robert Putnam et ses
collègues qui s’inspirent des travaux d’Alexis de Tocqueville, en ce sens qu’ils
cherchent les fondements culturels d’une démocratie solide. Au départ, Putnam
s’est intéressé au cas de l’Italie du Sud et aux formes d’actions collectives qui y
prévalaient. Putnam et ses coauteurs voulaient rendre compte des différences
entre les démocraties locales fonctionnelles du nord de l’Italie et celles plus
moroses du sud, alors que les deux régions ont vu fonctionner les mêmes
institutions de gouvernements régionaux créés dans le pays en 1970 (Putnam,
Léonardi et Nanetti 1993). Ces différences ont été appréhendées à l’aide du
concept de « capital social », qui « désigne les aspects de la vie collective qui
rendent la communauté plus productive, soit la participation, la confiance et la
réciprocité ». La démonstration est complexe (notons que Putnam a recours aussi
aux institutions et aux rapports de force politiques), mais on peut la résumer
ainsi : les institutions régionales identiques implantées en Italie fonctionnent
différemment en raison du niveau différent de capital social dont dispose chaque
région. En gros, les régions de l’Italie du Sud sont moins performantes et plus
corrompues que celles du Nord en raison d’une richesse moindre en capital social,
qui s’explique en partie par la domination étrangère des Habsbourgs et Bourbons,
qui, entre 1504 et 1860, ont cultivé la division pour mieux régner (Putnam et
al. 1993, 136).

37Robert Putnam a ensuite généralisé son argument du capital social aux États-
Unis. Il soutient ainsi que les faiblesses de la démocratie américaine résultent d’un
bas niveau de capital social. Ce type d’analyse conduit à proposer aux décideurs
politiques, à la manière de Tocqueville, de promouvoir les réseaux de capital social
dans le but de réaliser le développement économique, et la bonne gouvernance
suivra. Ici, le rapport à l’international est non pas un postulat de recherche, mais
plutôt un effet non désiré, puisque c’est exactement le type de politique préconisé
par Putnam et ses collègues que la Banque mondiale, s’inspirant de ces travaux,
met en œuvre actuellement dans diverses régions du monde5. L’objectif poursuivi
est l’amélioration de la bonne gouvernance auprès des communautés locales et
des pays pauvres par le biais de la promotion d’une société civile dotée d’un fort
capital social.

38Un deuxième exemple est fourni par les travaux consacrés à l’émergence de
l’Union européenne en tant qu’institution supranationale. De prime abord, on doit
s’entendre sur le fait que les identités nationales sont construites plutôt
qu’innées. Depuis longtemps, les comparatistes ont reconnu l’importance de la
construction culturelle d’une identité nationale pour la formation de l’État
moderne. Pour Stein Rokkan (1975) par exemple, les identités nationales ont
résulté des efforts de nation-building, orientés en particulier vers l’unité
linguistique : les pays qui n’ont qu’une seule langue bénéficient d’une identité
nationale d’autant plus forte. Plus récemment, bien que la notion d’imaginaire
national de Benedict Anderson (1996) ne soit pas acceptée par tous les auteurs qui
réfléchissent sur le nationalisme, l’idée que les identités nationales se créent de
façon dynamique et sont des constructions modifiables a atteint un large
consensus. Ce consensus est partagé autant par les chercheurs qui étudient les
mouvements nationalistes aspirant ou non à la souveraineté de leur peuple (par
exemple, Jenson et Papillon 2000) que par ceux qui proposent l’apparition
d’identités postnationales ou transnationales.
39L’étude de la construction européenne et la comparaison entre la forme
d’organisation territoriale en émergence et d’autres types d’organisation
appellent forcément à une réflexion sur la redéfinition des frontières, sur
l’obsolescence ou non de la souveraineté, sur la redéfinition des forces
transnationales et finalement, sur la reconfiguration éventuelle du système
interétatique européen et des relations internationales en général. Il en est ainsi
de la littérature sur la construction sociale de l’identité européenne qui insiste sur
la stratégie identitaire de l’Union européenne. Il est aussi à noter que la
Commission européenne a entrepris sciemment de promouvoir l’idée de
citoyenneté européenne. Dans cette optique, elle a développé des symboles et des
politiques en vue d’encourager l’émergence d’un sentiment d’appartenance à
l’Union. Parmi ces symboles, notons le passeport commun, l’hymne européen,
l’inscription de la citoyenneté européenne dans des traités et les programmes
comme Erasmus encourageant les échanges entre jeunes Européens en vue de
faire disparaître les hostilités entre communautés nationales (Wiener 1998 ; Petit
2002).

40Un troisième exemple d’approche culturelle faisant la part belle à l’international


est fourni par les travaux de Bertrand Badie sur les territoires, la souveraineté et
l’État. Concernant l’État, Badie démontre la difficulté d’introduire de l’extérieur, à
la suite des processus coloniaux et impérialistes, ou à la suite des guerres et des
conquêtes, certaines innovations institutionnelles dans des cultures qui leur sont
étrangères. L’introduction de l’État, invention occidentale, est donc restée
artificielle dans les sociétés colonisées de l’Afrique et du monde musulman. Selon
Badie, l’État apparaît comme « une pâle copie des systèmes politiques et sociaux
européens les plus opposés, un corps étranger » (Badie et Birnbaum 1982, 162-63 ;
Badie 1985). Il attribue l’échec de cette importation à l’écart culturel entre le
modèle et le contexte d’installation, dont on a ignoré la spécificité.

L’approche stratégique, la rationalité et l’international

41L’approche stratégique connaît une popularité dans la science politique nord-


américaine en général, et plus particulièrement en politique comparée depuis les
années 1970. L’approche stratégique découle d’un mouvement de retour à
l’acteur en réaction aux approches structurelles dominantes véhiculées pendant
plusieurs décennies chez les structuro-fonctionnalistes et les tenants des
approches historique, économique et culturelle. Dans celles-ci, en effet, il y a
toujours une réticence à considérer les acteurs capables de choisir des stratégies
et d’agir. L’idée préconisée ici conçoit plutôt des acteurs écrasés par le poids des
« structures » économiques, culturelles ou par les déterminants historiques. À
l’inverse de ces approches qui abordent les phénomènes sur le plan systémique
pour intégrer ensuite l’acteur, l’approche stratégique commence sur le plan
individuel, plus précisément avec l’individualisme méthodologique, voire le
postulat de la rationalité de l’acteur, pour ensuite tendre vers une version de
l’institutionnalisme (Birnbaum et Leca 1986). L’approche stratégique est dominée
par la théorie du choix rationnel, puisqu’elle considère les acteurs et leurs actions
comme les variables explicatives principales. Les modèles de la théorie du choix
rationnel les plus adaptés à la politique comparée sont les modèles empiriques.
Ceux-ci postulent l’existence d’individus rationnels élaborant des stratégies afin
d’atteindre leurs buts dans un contexte caractérisé par des contraintes. Ces
modèles postulent également qu’avant d’agir, les individus essayent d’anticiper les
décisions que prendraient les autres acteurs. L’épistémologie est ici celle de
l’individualisme méthodologique, sans que l’accent ne soit mis sur les choix
individuels eux-mêmes. Au contraire, on focalise sur les conséquences de
l’agrégation de choix collectifs. En d’autres termes, ici, la théorie du choix
rationnel tente de mettre au jour les microfondements de l’action au sein des
macroprocessus.

42Pour les comparatistes, faire de l’approche stratégique une approche


véritablement utile à la comparaison requiert ainsi une acception souple de la
rationalité ainsi que l’apport d’une dose d’institutionnalisme. Dans sa
présentation synthétique de cette approche en politique comparée, Margaret Levi
ajoute par ailleurs qu’en dépit de la convergence de plusieurs perspectives
analytiques vers une forme ou l’autre d’analyse institutionnelle, « une ligne de
démarcation perdure néanmoins. Les rationalistes sont presque toujours prêts à
sacrifier la nuance au profit de la généralisation et les détails au profit de la
logique ; un raccourci que la plupart des autres comparatistes refuseraient de
prendre » (Levi dans Lichbach et Zuckerman 1997, 21).

43L’approche stratégique est utilisée pour répondre à des problématiques très


diverses et à des objets fort variés. Cependant, contrairement aux tenants des
approches historique et culturelle, ceux de l’approche stratégique n’hésitent pas,
dans la construction de leur échantillon, à réunir des cas situés dans des espaces
et des temps extrêmement variés, du fait précisément de leur postulat de
l’universalité des comportements. Comme dans les autres approches passées en
revue ici, les analyses produites par l’approche stratégique sont habituellement
fondées sur l’utilisation de variables internes. Néanmoins, il existe des études
stratégiques qui intègrent le facteur international pour comprendre la démocratie
et le développement.

44Ainsi, en appliquant des principes tirés des théories économiques du commerce


international, Ronald Rogowski (1989) laisse entendre qu’une exposition
prolongée au commerce international a des types d’impacts différents sur les
stratégies de gouvernance démocratique, selon la disponibilité de terres, de main-
d’oeuvre et de capital. Le soutien apporté au suffrage universel par le capital et les
travailleurs semble plus probable dans les situations où le capital et la main-
d’oeuvre sont abondants, mais où les terres sont rares. Lorsque le capital et la
terre sont abondants, mais que la main-d’œuvre est rare, l’ouverture au commerce
international risque de mener à des stratégies de suppression des droits des
travailleurs et de protectionnisme de la part de leurs organisations. Rogowski, en
tentant de comprendre les stratégies politiques internes, introduit dans ce travail
comparatif dans le temps et dans l’espace – car l’auteur s’oppose aux évidences
des XIXe et XXe siècles et a recours à des données aussi bien de l’Antiquité que du
XVIe siècle – l’hypothèse selon laquelle le commerce international a un effet sur les
politiques internes.
45Plus récemment, d’autres comparatistes utilisant l’approche stratégique
(Bates et al. 2002) ont intégré l’idée hobbesienne d’un « état de guerre de tous
contre tous » pour comprendre la relation entre la stabilité politique et le bien-
être des populations. L’état de guerre et les crises de régime peuvent mener au
désordre et à l’effondrement de l’État. Avec le soutien de la Banque mondiale
entre autres, Bates et ses collègues se sont intéressés à ces sociétés dans
lesquelles ce n’est pas la souveraineté qui est la norme, mais la violence. Ils ont
cherché des covariations entre la richesse et la violence en comparant l’Angleterre
du XIIIe siècle aux pays en voie de développement post-1945, se basant
notamment sur les Kikuyu du Kenya et la révolte des Mau-Mau. La violence non
monopolisée et l’état de guerre de tous contre tous ont des conséquences
internes, car ils produisent un affaiblissement du bien-être social.

46Un dernier exemple de l’intérêt pour l’international au sein de l’approche


stratégique est fourni par l’ouvrage d’Élinor Ostrom (1990). L’auteure s’intéresse à
la gouvernance conjointe en matière de gestion des ressources naturelles, celle-ci
étant devenue une préoccupation importante ayant des impacts
environnementaux d’envergure internationale. Ostrom recherche les conditions
dans lesquelles ce défi d’une gestion en commun, voire transfrontalière, a été ou
non résolu de manière satisfaisante. Son travail représente une vaste
comparaison entre des situations comme les systèmes d’irrigation et de gestion
de l’eau, des forêts ou encore des pêcheries. Elle s’intéresse aussi bien aux cas de
réussite que d’échec en matière de gestion de ressources communes (common pool
problems). Ostrom pense que ni l’État ni le marché, agissant seuls, n’ont eu de
succès sans équivoque. Elle utilise donc une analyse stratégico-institutionnelle
pour démontrer que les problèmes sont parfois mieux résolus par des
organisations communautaires plutôt que par un État utilisant la coercition ou
par un marché libéral.

L’approche institutionnelle : le facteur international dans la démocratisation

47L’histoire de la politique comparée nous montre que non seulement l’approche


institutionnelle est la plus ancienne, mais qu’elle est prédominante encore
aujourd’hui, notamment sous la forme du nouvel institutionnalisme. Le fait de
mettre l’accent sur les institutions permet aux comparatistes de corriger certaines
insuffisances identifiées dans la littérature en raison de la prédominance des
approches historiques, économiques et culturelles empreintes de structuralisme,
et à la suite de l’intermède behavioriste et sa forte tendance fonctionnaliste.
Comme le dit Peter A. Hall, « le holisme caractéristique des visions dominantes du
système politique dans l’après-guerre a favorisé la montée en force du
fonctionnalisme » (Hall 2003, 377). Pour mieux comprendre l’apport des nouveaux
institutionalistes, rappelons que pour les fonctionnalistes, par exemple, chaque
phénomène s’explique par les conséquences qu’il produit. Dans cette perspective,
la présence d’un dispositif institutionnel dans l’État moderne comme dans un
système tribal s’explique par sa contribution au fonctionnement efficient du
système politique ou social. De ce fait, les fonctionnalistes se contentent de
repérer un nombre limité d’institutions sur la base, par exemple, des fonctions de
légitimation ou de représentation des intérêts. En ce qui concerne les limites du
structuralisme, il suffit de se rappeler le holisme qui en émane et qui implique un
manque d’intérêt pour les choix, les stratégies et l’action.

48Une première vague du néo-institutionnalisme en politique comparée a donné


lieu à la naissance des études stato-centrées, dont un exemple pionnier est
représenté par la première offensive polémique entreprise dans
l’ouvrage Bringing the State Back In (Evans, Reuschemeyer et Skocpol 1985). En
prenant le contre-pied des marxistes et des behavioristes, ces études considèrent
que l’État moderne est un acteur à part entière. Nous avons déjà vu cette
proposition dans l’ouvrage de Theda Skocpol, qui a vite inspiré une foule
d’analyses du rôle de l’État dans le développement à Taiwan, en Afrique, en
Amérique latine tout comme en Europe occidentale.

49L’étude de la relation entre l’État et la société est devenue ensuite une


problématique qui a conduit à une floraison de recherches et à l’émergence de
nombreuses variantes au sein de l’approche institutionnelle6. Contrairement aux
anciens institutionnalistes, les néo-institutionnalistes s’intéressent à des
thématiques plus variées et plus complexes, qui peuvent couvrir l’État et les
institutions formelles, comme en gouvernement comparé, mais aussi la
démocratisation, les luttes pour le pouvoir politique, le rôle des grandes
entreprises, des firmes multinationales et des flux transnationaux, ainsi que les
politiques publiques et la problématique de l’État-providence (Lecours 2002).
Cependant, en dépit des divergences, certains points de convergence existent,
puisque ces perspectives institutionnaliste et néo-institutionnaliste « cherchent
toutes à élucider le rôle joué par les institutions dans la détermination des
résultats sociaux et politiques » (Hall et Taylor 1997, 469).

50Peter A. Hall et Rosemary Taylor (1997) comptent parmi ceux qui ont essayé de
mettre de l’ordre dans cet univers complexe. Ils ont proposé de distinguer trois
perspectives revendiquant toutes une appellation néo-institutionnaliste :
l’institutionnalisme historique, l’institutionnalisme du choix rationnel et
l’institutionnalisme sociologique. Dans chaque version du néo-institutionnalisme,
il existe des analyses qui prennent en considération les facteurs et les processus
« internationaux », ainsi que d’autres qui les ignorent, selon l’objet analysé. Nous
nous contenterons ici d’une brève analyse des deux objets prisés par les
comparatistes : le marché et la démocratisation.

51Dans un texte annonçant « l’arrivée » du néo-institutionnalisme, Peter


Katzenstein (1985) décrit le rôle de l’État dans les petits pays qui, comme l’Autriche
et la Suisse, tentent d’atténuer leur vulnérabilité économique et leur dépendance
vis-à-vis du marché et du commerce mondial. Ces pays ont développé des
politiques internes qui fonctionnent bien, tout en mettant en place des dispositifs
institutionnels permettant d’allier, d’une part, une ouverture nécessaire sur le
monde et, d’autre part, des mesures internes compensatoires et des politiques de
développement industriel flexibles. Selon Katzenstein, les stratégies adoptées par
l’Autriche et la Suisse ainsi que les capacités étatiques qu’ils ont développées et
leur manière de lier l’État aux acteurs sociaux, distinguent clairement les petits
États européens des grands pays industrialisés du vieux continent, ces derniers
étant préoccupés presque exclusivement, et ce jusque dans les années 1980, par
leur situation interne. Néanmoins, dans le même ouvrage, Theda Skocpol et
Margaret Weir montrent le rôle des élites étatiques œuvrant au façonnement des
différentes trajectoires empruntées par la Suède, la Grande-Bretagne et les États-
Unis en matière de politiques sociales dans les années 1930 et 1940, et ce, sans
référence à la politique extérieure.

52L’approche néo-institutionnelle est particulièrement importante dans


les democratization studies, terme désignant à la fois la « transitologie », qui réfère
au changement de nature des régimes politiques, et la « consolidologie », qui
s’intéresse au degré d’institutionnalisation des règles définissant ces régimes7.
D’un point de vue analytique, un consensus relatif existe sur deux points : sur la
définition procédurale de la démocratisation et sur l’idée qu’elle émane d’un
processus complexe, incertain et réversible. La nouvelle perspective
institutionnelle a permis d’étudier la démocratie suivant l’idée, explicitée par
James March et Johan Olsen (1984), qu’elle ne dépend pas uniquement des
conditions sociales et économiques, mais aussi (voire surtout) de l’architecture
institutionnelle.

53Le néo-institutionnalisme étant le produit de réflexions d’auteurs venant


d’horizons disciplinaires variés, leur conception de ce qu’est une institution et
l’opérationnalisation du facteur institutionnel se déploie sur un spectre très large,
embrassant aisément l’international. C’est ainsi que l’approche institutionnelle
appliquée à l’étude des processus de démocratisation dispose d’une grande
capacité à intégrer les facteurs externes dans l’analyse. Pour expliquer
l’occurrence de la démocratisation, l’accent peut être mis certes sur les
innovations institutionnelles, les procédures juridiques, les règles du jeu, mais
aussi sur un ensemble de facteurs internationaux. Cette propension vient du reste
de l’emprunt des transitologues aux travaux sur les changements institutionnels
de Stephen Krasner (1984), qui les attribue largement à des chocs externes.

54Les processus de diffusion des idées politiques et des modèles institutionnels


d’un pays ou d’un continent à l’autre sont un premier exemple d’intégration du
facteur international dans les comparaisons des transitions fondées sur
l’approche institutionnelle. Les pays affectent leurs voisins et inversement, de
sorte que la transition politique peut être appréhendée comme le produit d’un
processus de contagion politique (par exemple, Adam Przeworski 1991). Ainsi,
l’exécution de Nicolas Ceucescu en Roumanie en 1988, la chute du mur de Berlin
en 1989, ou encore les émissions de la British Broadcasting Corporation (BBC), sont
considérées comme des catalyseurs de la démocratisation en Europe de l’Est et en
Afrique. Par exemple, Michael Bratton et Nicolas Van de Walle (1997) ont
démontré que, plus un pays a des voisins qui expérimentent un processus de
transition, plus ce pays a des chances de s’y engager à son tour.

55L’effet des guerres internationales sur la démocratisation est un deuxième


angle qui permet d’appréhender l’importance de la prise en compte de
l’international en politique comparée et plus précisément dans l’approche
institutionnelle. Cette explication est classique pour comprendre les
démocratisations de la deuxième vague, que Samuel Huntington (1991) situe
entre 1946 et 1962. La démocratisation de certains pays comme l’Allemagne et le
Japon ne se comprend que si l’on prend en compte l’effet catalyseur de la victoire
des Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. Même certaines démocratisations
de la troisième vague, notamment celle de l’Argentine (la guerre des Malouines
perdue contre l’Angleterre en 1982) et du Portugal (les guerres coloniales en
Afrique lusophone qui ont conduit les jeunes officiers lassés à renverser la
dictature de Marcelo Caetano en 1974) sont à analyser comme une prise en
compte des facteurs internationaux pour comprendre la politique intérieure.

56Un autre angle de comparaison des processus de démocratisation reposant


lourdement sur l’utilisation de l’international concerne l’impact des organisations
régionales. En Europe du Sud, la démocratisation des années 1970 se comprend à
partir d’une analyse de la construction européenne et de ses normes
uniformisantes sur les plans institutionnel et politique. March et Olsen (1984, 167)
avaient déjà montré ces processus d’ajustement institutionnels domestiques qui
s’imposent lorsque les normes internes entrent en conflit avec des normes
externes dominantes. Utilisant ce type de perspective, Philippe Schmitter (1986) a
montré que la démocratisation en Espagne, en Grèce et au Portugal se comprend
aussi comme la mise en conformité des normes de gouvernance internes à ces
pays avec les normes démocratiques centrales dans la construction européenne.

57La politique de la carotte et du bâton des pays occidentaux et l’action des


institutions financières internationales en matière de promotion de la démocratie
présentent un dernier angle de l’opérationnalisation du facteur international par
certains tenants de l’analyse institutionnelle en politique comparée. Cette
politique se constate à travers la popularisation de la notion de gouvernance par
la Banque mondiale (World Bank 1989) qui conditionne ainsi la réussite des
politiques de restructuration économique en Afrique à des réformes
institutionnelles ; les politiques de conditionnalité démocratique mises en œuvre
au début des années 1990 par les bailleurs de fonds occidentaux ainsi que les
incitatifs promis par ces derniers sous la forme des primes à la démocratie aux
pays engageant des réformes politiques (Gazibo 2005). Ces éléments révèlent tous
à quel point, d’un point de vue empirique comme analytique, le facteur
international est reconnu et opérationnalisé pour comprendre les transitions vers
la démocratie dans les pays s’y étant engagés au début des années 1990.

Conclusion : l’interpénétration croissante des champs

58Au regard de ce qui précède, il apparaît que le rapport de la politique comparée


à l’international est évident, mais qu’il ne saurait être appréhendé de manière
univoque et simpliste. D’abord, puisque la politique comparée ne se définit pas
principalement par ses objets (même si elle a ses objets privilégiés) et, étant
donnée l’importance de l’espace et du temps dans la démarche comparative, la
prise en compte de l’international n’est pas surprenante. Au contraire, elle enrichit
considérablement l’exhaustivité des conclusions auxquelles cette démarche
parvient. Ensuite, dans l’étude comparative de certains phénomènes comme les
révolutions, la construction de l’État, les institutions en voie d’étatisation (comme
l’Union européenne), ou encore la démocratisation, l’introduction du facteur
international est inévitable, quoiqu’il ne soit pas toujours obligatoire. Comme le
remarque James Caporaso (2000, 699), une des différences entre la politique
comparée et les relations internationales tient au fait que dans la première, à
l’inverse de la seconde, l’attention demeure généralement centrée sur des pays,
des aires régionales et des affaires domestiques qui structurent la division du
travail au sein du champ.

59Que peut-on conclure alors ? Les rapprochements sont-ils suffisants pour parler
d’une fusion entre la politique comparée et les relations internationales ou d’une
transdisciplinarité nécessaire ? Les différences sont-elles encore si importantes
qu’il faille parler de champs étanches ? Aucune des deux réponses ne semble
rendre compte des dynamiques interdisciplinaires en cours. Comme on le sait, la
distinction interne et externe longtemps postulée en relations internationales
tend à s’évanouir. Simultanément, comme certains des travaux de politique
comparée cités ci-dessus le démontrent, l’interne et l’externe tendent à
s’interpénétrer. Pour ces raisons et puisque la méthode comparative est un
dénominateur commun offrant aux politologues des outils permettant d’analyser
des objets de plus en plus résistants à un traitement disciplinaire strict, la
transdisciplinarité est une réalité incontournable. Cependant, les frontières sont
plus mouvantes qu’inexistantes, car, pour revenir au point de départ de ce
chapitre, la politique comparée et les relations internationales n’ont, pour
l’instant, ni la vocation ni les outils nécessaires pour battre exactement les mêmes
sentiers.

L’histoire des relations internationales : contexte, cheminement et perspectives

TEXTE INTÉGRAL

1La discipline historique aborde les relations internationales sous de multiples angles.
L’approche politique est la plus ancienne et la plus consacrée dans le champ des études
internationales. À juste titre omniprésente, elle n’est toutefois pas la seule qui intéresse
l’historien. Au fur et à mesure que se multiplient les liens internationaux de toutes les
instances d’une société, l’histoire élargit la palette de sujets à scruter. À l’heure actuelle,
l’histoire des relations internationales (HRI) est celle de l’internationalisation des
collectivités, des institutions et des individus au sens le plus large.

2Par rapport à celles des autres disciplines qui font des relations internationales un
objet d’étude, l’approche historienne a des spécificités. L’HRI est un champ dont les
finalités et les méthodes sont celles de la discipline historique. D’entrée de jeu, il
convient de préciser en quoi consiste la démarche historienne. Après une mise au point
sur l’histoire, ses finalités, ses méthodes et son rapport à la théorisation, il sera
question du fait international, de l’HRI, de ses origines, de son évolution, de ses
rapports avec les disciplines autres que l’histoire et des défis nouveaux qu’elle est
appelée à relever.

L’histoire et la démarche historienne


3L’intérêt porté au passé est très ancien. Tour à tour, l’activité historienne a été la
conservation de la mémoire, la transmission des coutumes, la justification des
croyances religieuses, l’apologie du pouvoir, le terrain d’essai de diverses doctrines, ou
une matière d’agrément, avant de devenir, à partir du XIXe siècle, un domaine du savoir
et de l’érudition, pourvu d’une méthodologie et de normes reconnues.

4L’histoire est l’étude et la connaissance du passé, qu’il soit lointain, proche ou


contemporain. On s’entend pour dire qu’il s’agit, en règle générale, du passé humain,
même si certains étendent le champ au passé du monde de la nature. L’histoire est une
exploration visant à rendre le passé compréhensible au présent. Partant des
préoccupations de son époque, l’historien jette son regard sur le passé, le scrute,
l’interroge et ramène des renseignements susceptibles d’éclairer ses contemporains. Le
lien entre maintenant et autrefois s’établit au départ de l’entreprise historienne.
L’historien britannique E. H. Carr rappelait que l’histoire est un dialogue entre le
présent et le passé. Employant le langage imagé du XIXe siècle, son prédécesseur Jules
Michelet la décrivait comme un travail de résurrection du passé. N’étant pas œuvre de
l’imagination – en tout cas pas œuvre de fiction –, l’histoire doit être à la fois explicative
et fondée sur des preuves. Reconstruction intelligible et vérifiable du passé, tel pourrait
être le descriptif sur la carte d’identité de cette discipline.

5L’historien a pour fonction d’expliquer ce qui s’est passé. Cette proposition a deux
volets. Expliquer signifie qu’il ne suffit pas de réunir des faits, de décrire des situations
ou de raconter des événements. Il est impératif de chercher et de trouver les raisons de
ce qui s’est passé. La question-clé que se pose l’historien et que doit lui poser son
lecteur est : pourquoi ? L’étude de ce qui s’est passé, deuxième volet de la proposition,
revêt une importance capitale. L’historien ne saurait spéculer sur ce qui aurait pu ou dû
se passer. Nul ne le sait, car les variables sont trop nombreuses pour permettre la
formulation de réponses incontestables. Aller du savoir à la création ferait basculer
hors de la discipline historique. Encore moins l’historien peut-il se prononcer sur ce qui
va se passer. Là encore, les variables ne se comptent pas, menant à une multitude de
pronostics et à leurs contraires. Sauf cas rarissimes – par exemple, des processus
circonscrits, au terme de leur évolution et sur le point d’aboutir –, la prédiction ne fait
pas partie de l’histoire comme discipline ou comme champ du savoir.

6Comment procède l’historien dans son entreprise intellectuelle ? Il doit identifier


d’authentiques problèmes et formuler des problématiques qui lui serviront de guides
pour définir son sujet, de leviers pour questionner le passé, et de balises pour
distinguer ce qui est significatif pour son propos de ce qui ne l’est pas. Les problèmes à
résoudre naissent des préoccupations du présent, qu’il s’agisse de celles d’une époque,
d’une société, d’un groupe ou de l’historien lui-même. Une stratégie de recherche
approfondie et exhaustive s’impose alors pour recueillir les éléments qui permettront
de répondre aux questions posées. Cet aspect du travail de l’historien l’amène à faire
des séjours souvent prolongés dans les archives, bibliothèques, médiathèques,
photothèques, musées, sites archéologiques, etc., et à prendre en compte toute trace
pertinente à son enquête. Les sujets contemporains entraînent aussi des recherches
dans les ministères, entreprises et organisations de tout genre, sans oublier les
rencontres avec les particuliers acteurs ou témoins de l’histoire, afin de compléter la
quête de renseignements. L’ampleur, la qualité et le maniement critique de
l’information sont des critères-clés de la validation des conclusions.

7Les matériaux de base de l’histoire sont le temps et l’espace. L’univers de l’historien est
concret. Son monde est visible et tangible, non abstrait, spéculatif, normatif ou virtuel.
Il est capable d’évoluer dans un milieu idéel qui n’est pas le sien, mais il le fait à titre de
visiteur ou de transfuge. Ce n’est pas son élément naturel.

8La spécificité de la discipline historique est l’explication de processus qui se rapportent


à un ou plusieurs lieux déterminés et qui se déroulent sur le temps, qu’il soit long,
moyen ou court. Le regard de l’historien est fixé sur un mécanisme : le changement. Le
statisme est antithétique à l’histoire ; elle n’est pas de son ressort, car ce qui est
immuable n’a pas d’histoire. L’historien s’intéresse au mouvement et à ce qui évolue. À
la rigueur, sa curiosité porte plus sur la transformation des objets étudiés que sur les
objets eux-mêmes. Son monde est celui des mutations et de la dialectique des
continuités et des ruptures.

La théorie a-t-elle droit de cité en histoire ?

9La théorisation, l’abstraction et la conceptualisation s’ajoutent au travail de l’historien,


mais la démarche se distingue de celles des autres sciences humaines et sociales.
L’historien a la stricte obligation d’expliquer le passé. C’est la responsabilité scientifique
précise qui lui incombe.

Nous sommes avant tout des praticiens, décidés à analyser d’abord le passé dans ses
multiples réalités ; pourtant, nous savons bien que cette perspective humble doit par
moments déboucher sur des considérations de portée plus vaste, plus théorisante.
Selon nos sensibilités, nos méthodes de travail, nous sommes portés tantôt vers la
recherche de lois ou de tendances, tantôt vers un pragmatisme assez positiviste.
(Girault 1985, 3)

10L’historien utilise la théorie pour l’aider à poser des questions et à formuler des
problèmes. Elle ne détermine pas le résultat de son enquête. Invariablement, l’enquête
l’amène à modifier ou à reconstituer la théorie à la lumière de ses découvertes1.
L’explication que l’historien élabore est ensuite élargie pour aboutir à la généralisation
ou l’abstraction. Il s’agit surtout de dégager des régularités ou des constantes valables
pour le cadre spatiotemporel étudié, mais pas forcément pour d’autres. L’historien
recourt souvent à la méthode comparative qui lui permet de repérer similitudes,
analogies et ressemblances. Ses propositions théoriques sont souples, ouvertes,
provisoires, presque au conditionnel, et susceptibles de remaniements au gré des
découvertes factuelles et des progrès du savoir. Pour l’historien, aucune théorie n’est
un système immuable, définitif ou fermé.
11La théorisation en histoire est d’origine autant empirique que spéculative. Elle naît
autant de l’observation du passé que de la logique interne d’un système de pensée
situé en dehors de l’histoire. Elle tend à être inductive, allant du cas particulier à la
généralisation, plutôt que déductive ou procédant de prémisses qui déterminent les
étapes subséquentes d’un raisonnement. Elle vaut pour des conditions précises. Les
invariants et les postulats recevables pour toutes les époques et tous les lieux sont des
généralités peu opérationnelles ou d’un intérêt réduit pour l’analyse de cas précis.
Quelle utilité comme instrument d’analyse aurait une proposition sur l’État si elle
recouvrait, entre autres, l’État pharaonique, la cité grecque, l’empire des Mongols, le
royaume de Louis XIV, le pouvoir des Soviets, le Troisième Reich, le Vatican, Monaco, le
Rwanda et les États-Unis de Bush II ?

12La théorisation de l’historien ne saurait être atemporelle, car la réalité suprême du


changement interdit l’abstraction valable pour tous les temps. Au demeurant, elle n’est
pas la finalité première de la discipline historique et représente plus exactement un
effet induit de la démarche historienne. Peu d’historiens aspirent à la production de
lois. De telles entreprises soulèvent le scepticisme ou l’opposition. Une loi est censée
prédire un résultat comme conséquence nécessaire de la réunion de certaines
conditions. Or, dans la mesure où l’avenir est porteur de circonstances nouvelles et
d’impondérables de tous genres, il entraîne des effets différents de ceux prévus. La
relation de nécessité suppose la similitude des conditions préalables. Au fond, il n’y a
qu’une loi à laquelle souscrirait l’ensemble des historiens : tout change et continuera à
changer.

Focaliser sur la dimension internationale

13La réalité est un tout. Elle est une, multiforme et globale. Elle est aussi complexe, si
bien que l’on ne peut la saisir instantanément dans sa totalité. Pour des raisons
pratiques, on l’aborde segment par segment, par tranches et sous plusieurs angles. La
dimension internationale est assimilable à un angle de vision ou à une perspective qui
permet à l’observateur de diriger son regard sur un aspect de l’objet observé.

14Ne faisant pas partie de la nature, l’internationalité émane de la volonté humaine. Il


s’agit d’une conceptualisation de facture fondamentalement politique. Est international
tout ce qui traverse les frontières étatiques. C’est une condition sine qua non ou
minimale pour l’emploi de ce vocable. Correspondant à l’usage, elle permet d’englober
tout ce pan de la réalité, quelle que soit la forme de l’internationalité. Si tout domaine
de la vie collective ou individuelle recèle des influences internationales et peut avoir des
prolongements internationaux, toute étude d’un domaine ne devient pas
automatiquement internationale pour autant. Le critère déterminant est l’angle par
lequel le domaine est abordé. Le continuum entre l’intérieur et l’extérieur ne gomme
pas la spécificité de l’un ou de l’autre.

15Explorer l’angle international, c’est focaliser sur les contacts, interactions,


interconnexions et interférences avec l’extérieur, prioritairement et pour eux-mêmes,
non accessoirement ou indirectement. À la différence des autres observateurs de la
collectivité, le spécialiste de la dimension internationale se situe aux intersections et
aux points de croisement du dedans et du dehors. Il travaille à la jointure entre
l’intérieur et l’extérieur. L’axe permanent de son enquête porte moins sur un domaine
en soi que sur les liaisons externes, les lieux d’interface avec le dehors et les influences
réciproques entre l’intra et l’extra.

16À côté2 des relations entre l’intérieur et l’extérieur, il y a la sphère internationale en


soi, système autonome d’interactions dont l’ensemble est plus que la somme des
parties. Rapports, influences, interconnexions ou heurts donnent naissance à des
formes d’imbrication (coexistence, intégration, subordination, etc.) qui constituent un
lieu distinct, pourvu de caractéristiques et de finalités propres, d’une histoire et de
pratiques identifiables. Au critère de l’extériorité ou du hors-frontières, à l’existence
d’un système international, s’ajoute un autre trait distinctif : l’univers de
l’internationalité est un lieu où sont institutionnalisées l’hétérogénéité et la possibilité
de recourir à la force, dans la mesure où l’acteur le peut. Sur le plan international,
l’Autre a le droit de ne pas obtempérer, si bien que la négociation est une constante,
susceptible d’être suivie de la pression, de la coercition et de la résistance. L’altérité est
consacrée par la présence des États, laquelle postule la diversité et structure le système
international.
17Le cadre et les contours des relations internationales supposent l’État. Ils ne se
conçoivent que par rapport à cette catégorie capitale pour ce champ d’études, comme
pour d’autres. Pouvoir et forme d’organisation humaine, l’État est une entité dotée d’un
territoire et d’une autorité en mesure, en règle générale, d’imposer sa volonté sur ce
territoire3. Territorialité et autorité effective font de l’État l’unité de base des relations
internationales. Éminemment politique, l’internationalité n’est pas fonction de
l’éloignement géographique. New York est à quelque 4 600 kilomètres de Los Angeles ;
leurs relations ne sont pas internationales. Trois cents kilomètres séparent Paris et
Bruxelles ; leurs relations sont internationales, du moins tant que n’aura pas été mis en
place un État européen.
18Le rôle central des États n’est pas matière à discussion lorsque les liens, rapports et
contacts internationaux ont un caractère d’État à État. Telle était la conception
classique : les relations internationales passaient pour synonymes des rapports
interétatiques. Elles étaient des attributs de l’État. Les États souverains étaient les
acteurs privilégiés ou prééminents sur la scène internationale, pratiquement le
personnage jouissant de l’exclusivité.

19Toutefois, le développement des activités économiques, des échanges culturels, des


courants d’idées, etc., a entraîné des flux et des transferts souvent de nature non
gouvernementale. Au fur et à mesure que des acteurs autres que les gouvernements –
particuliers, groupes, organisations, associations –, auxquels s’ajoutaient des forces
relativement anonymes – économiques, culturelles, idéologiques, etc. –, agissaient hors
frontières et indépendamment des gouvernements, les relations interétatiques
cessaient d’être les seules relations internationales.

20En sus des rapports entre États, ou plus exactement entre gouvernements, et
autonomes à divers degrés vis-à-vis d’eux, se nouaient des liens de multiples natures
entre forces et acteurs non gouvernementaux. Leurs relations étaient tout aussi
internationales que celles entre les gouvernements. L’avènement de relations multi ou
plurinationales (s’étendant à plusieurs pays), transnationales (en principe,
indépendantes de l’autorité directe des gouvernements ou de celle de la plupart d’entre
eux) et supranationales (se traduisant en institutions placées au-dessus ou à côté des
États) est un phénomène marquant du XXe siècle.

21Pour autant, si les relations interétatiques ne sont plus les seuls types de relations
internationales, elles n’ont rien perdu de leur importance. Si l’État n’est plus l’unique
acteur sur le plan international, il y conserve un rôle éminent. Les autres doivent
composer avec lui, s’appuyer sur lui, se servir de lui, le tenir à distance, s’imposer à lui
ou le contrecarrer. Il demeure l’incontournable critère de définition de l’internationalité.
Les relations internationales – y compris dans les formes multi, pluri, trans et
supranationales – ne sont telles que par rapport à lui. Même pour un politologue qui a
mis l’accent sur les relations transnationales, « l’État constitue la structure élémentaire
et irréductible à partir de laquelle se construisent les rapports internationaux » (Merle
1988, 93).

22Quelle que soit sa forme, étatique ou non, une relation assume un caractère
international lorsqu’elle traverse au moins une frontière étatique. Des préoccupations
universelles, apparemment au-dessus ou à côté de la dichotomie
nationale/internationale, comme le développement, les droits humains, la protection
de l’environnement, etc., y sont comprises dans la mesure où leur manifestation
concrète a pour cadre plus d’un pays. Même indépendants des gouvernements, les
acteurs non étatiques se meuvent dans un monde partagé de bout en bout par les
territoires des États, délimités par des frontières. Celles-ci sont d’une étanchéité ou
d’une porosité variables. Elles sont franchies avec plus ou moins d’intensité et de
régularité, mais leur présence structure l’espace mondial et balise l’action non étatique.
Il est contraire à la réalité de prendre la fin du monopole de l’État comme acteur des
relations internationales pour l’insignifiance des rapports interétatiques ou pour la
disparition de l’État des relations internationales non étatiques. Cela tiendrait plus du
vœu que de l’observation. Relations interétatiques et relations non étatiques se
côtoient et s’enchevêtrent sur la scène internationale.

23Ainsi, le champ des relations internationales – et, par extension, l’HRI – englobe les
rapports d’État à État et les relations non étatiques sous toutes leurs formes. Quant à
l’étude de sociétés ou de pays étrangers, plutôt que de leurs liens internationaux4, elle
relève des concentrations régionales (area studies ou « ouverture sur le monde »). Par
commodité, et malgré la dissimilitude des thématiques, des finalités et des méthodes,
relations internationales et études régionales cohabitent dans l’ensemble large des
études internationales.
Transnationalisation, politique et État

24La multiplication et l’épaississement des relations économiques, sociales, culturelles,


intellectuelles, scientifiques, religieuses et autres, au moins en partie indépendantes de
l’autorité directe des gouvernements ou de la plupart d’entre eux, constituent une
réalité qui va en s’amplifiant et qui est qualifiée de transnationalisation. Le
resserrement des liens entre les sociétés et les individus semble pointer vers
l’émergence éventuelle d’une société civile mondiale, se superposant ou remplaçant la
mosaïque de sociétés nationales. Un tissu sans couture se substituerait au manteau
d’Arlequin. Le corollaire est l’affaiblissement ou l’effacement des États.

25L’avenir dira si cette vision se vérifiera ou non. Pour l’heure, elle a un caractère
futuriste, car la société civile mondiale est, au mieux, embryonnaire. Si, dans un avenir
encore indéterminé, l’unification de la planète entraîne la fusion des sociétés en une
société mondiale, si cette communauté universelle se montre apte à s’autoréguler,
l’État s’éclipsera et les notions d’internationalité et de relations internationales
tomberont en désuétude. Entre-temps la terre aura complété bien des révolutions
autour du soleil. Loin d’être une donnée achevée, la transnationalisation représente un
processus qui se développe en présence du fait étatique. L’annonce de l’avènement de
la société planétaire transnationale et de la mise de l’État au magasin des accessoires
est prématurée. Il s’agit d’une prévision, d’un espoir ou d’une peur, non d’un fait. Le
trépas ou l’euthanasie de l’État ne semblent pas imminents.

26L’entrée de la transnationalité dans les consciences et dans le discours ne date pas


d’hier. Avec celles de l’interdépendance et du mondialisme, la notion est popularisée
durant les années 1960 et 1970, dans la foulée de la spectaculaire expansion des
entreprises multi-ou transnationales. Elle reçoit une nouvelle impulsion à partir des
années 1980 du fait de la mondialisation, autant comme phénomène en cours que
comme projet idéologique à promouvoir ou à combattre. Parallèlement, la fin de la
guerre froide est saluée, avec un optimisme vite retombé, comme la fin des guerres
interétatiques. La caducité présumée de cette fonction réservée à l’État suggère
l’inutilité de l’État lui-même. Enfin, les processus d’intégration, notamment européenne,
et de reconfiguration ailleurs dans le monde remettent en question l’État national.
Nouvelle incitation à conclure à la disparition de l’État, en raison de la tendance à
confondre État-nation et État tout court.

27Or, l’intégration de l’État-nation dans un ensemble plus large produit un État


plurinational à l’échelle continentale, telle l’Europe en cours de formation. Le
supranational n’est pas a-étatique ; il n’est pas le non-État. Un État-continent
remplacerait les États-nations. Par ailleurs, le discours mondialisant néolibéral devient
la principale source de contestation de l’État, en l’occurrence, au profit du marché. S’il
donne l’impression de prôner le démantèlement de l’État, sa critique véritable porte sur
un certain type d’action étatique, à savoir la redistribution des revenus et le soutien de
la demande (l’État-« Providence »). L’appel fait à l’État pour s’assurer qu’il seconde les
entreprises et les particuliers dans la concurrence planétaire illustre bien la pérennité
de cette institution pour le courant néolibéral. Loin d’évincer l’État, la mondialisation
réaménage ses fonctions, renforçant certaines, affaiblissant d’autres. Simultanément,
elle compte parmi ses moteurs nuls autres que les États.

28En dernier lieu, l’idée transnationale comble un vide. Le reflux des courants de
gauche depuis la crête des années 1960 et 1970, et l’uniformisation néolibérale
résultant de l’offensive des années 1980 détournent l’attention de l’instance politique et
de l’État. Les méthodes fondées sur l’interventionnisme étatique (keynésianisme dans
les pays occidentaux ; nationalisation, planification et distanciation par rapport au
marché mondial dans les pays en voie de développement) sont à bout de souffle.
Foncièrement politique, le volontarisme est en retrait. Orientation selon les exigences
du marché et foi dans la technologie occupent tout l’espace. Qu’ils suscitent
l’enthousiasme ou la résignation, le credo du désengagement de l’État et l’impératif
technologique règnent sans partage. Il s’ensuit une dépolitisation généralisée. En
l’absence d’idées directrices menant à des programmes, l’exercice de l’autorité politique
perd son sens et son intérêt. La culture politique s’émousse. Le populisme apolitique ou
l’identitarisme (ethnique, confessionnel, sexuel, générationnel, ou autre) se substituent
à la vision de la société dans son ensemble et dans son devenir. Corollaire d’une
approche globale, le politique est tenu pour exotique, obsolète, illégitime ou
condamnable. Alors même que la puissance de l’État augmente, le pouvoir politique et
le processus décisionnel deviennent étrangers et incompréhensibles, sujets lointains ou
objets de répulsion. L’idée de la transnationalité revient à point nommé pour procurer
une perspective de rechange ou répondre au besoin d’espérer.

L’État et le politique dans la discipline historique

29L’attitude des historiens à l’égard de l’entité étatique en tant que sujet et du politique
comme thématique concerne le champ de l’HRI. Acteur dans les relations
interétatiques, cadre et aune des relations non étatiques, l’État est, en effet, impliqué
dans toutes les relations internationales sous toutes leurs formes. La discipline
historique entretient avec l’État des rapports anciens, faits d’une longue phase de
coopération, d’une autre de dénonciations fracassantes, d’une dernière de pacification.

30L’histoire politique passe pour la branche la plus ancienne de l’histoire, longtemps


synonyme de la discipline. Elle s’occupe d’une institution plusieurs fois millénaire, l’État,
auquel s’ajoutent ses organes, le gouvernement et l’administration. Elle connaît son
essor avec l’émergence de l’État territorial, dynastique puis national. Née parce que les
dirigeants s’intéressaient au passé de l’institution dont ils avaient la charge, elle s’est
longtemps limitée à raconter la vie des « grands hommes », en vue d’identifier leurs
réalisations, leurs qualités et leurs faiblesses, à la narration des événements et à
l’examen des documents officiels produits par l’État et ses commis.

31L’histoire politique était dominante. À la fin du XIXe siècle, le Britannique John Robert
Seeley prenait l’histoire pour la servante de la politique. « Politique d’abord », disait
l’historien français du début du XXe siècle Charles Seignobos. L’Américain Edward
Freeman traduisait le sentiment commun dans sa devise : « History is past politics and
politics present history. » Cette pesante hégémonie est battue en brèche à partir de
l’entre-deux-guerres, lorsque l’histoire « événementielle », « historisante » et
« positiviste » est sévèrement critiquée pour son caractère superficiel, son inaptitude à
problématiser et son ignorance des conditions socioéconomiques et culturelles.

32Depuis un demi-siècle, l’histoire politique érudite met l’accent sur les liens entre la
politique, les autres types d’activité collective et les conditions générales de la société.
Ce virage est dû à la critique qu’elle a essuyée et à l’intervention des couches sociales
plus étendues que les anciennes élites dans le processus politique (la
« démocratisation »). On entend aujourd’hui par histoire politique tout ce qui touche le
pouvoir, étatique ou non étatique : qui le détient et comment il est acquis, organisé,
exercé, remis en question et transféré. On cherche qui en bénéficie et qui en est privé.
On s’intéresse aux méthodes et aux conditions de prises de décision, ainsi qu’au rôle
des idéologies et à la manipulation des symboles et des imaginaires. Il n’y a
pratiquement plus de liens de filiation avec l’ancienne histoire politique, banale et à
juste titre décriée.

33Dans le monde universitaire, l’histoire politique a perdu la prééminence incontestée


qui était la sienne au bénéfice de l’histoire sociale et l’histoire économique, auxquelles
se sont ajoutées l’histoire des mentalités et l’histoire culturelle. L’histoire du petit
peuple, les coutumes des gens ordinaires, les détails de la vie courante et autres
dimensions négligées de l’histoire « par le bas » sont récupérés et mis en lumière.
L’histoire « positiviste » est déboulonnée avec zèle et militantisme. Le débat intellectuel
se double d’une lutte pour les places, les carrières, les créneaux et les ressources dans
la profession historienne, autrement dit d’un changement de garde. Surviennent dans
ces conditions les excès polémiques, le dogmatisme et l’anathème. À la suffisance des
mandarins en place répond la démesure des aspirants.

34Les premiers « nouveaux historiens » font preuve d’indifférence à l’égard de l’histoire


politique et de l’État ; certains disciples de moindre envergure les écartent de leur
champ de vision. La confusion est entretenue entre l’étude de l’État et la vénération de
l’État, entre la fonction politique au sens large et l’aliénante petite politique (primauté
des manœuvres politiciennes, personnalisation à outrance, néant programmatique,
marketing sans honte, hégémonie des publicitaires et fabricants d’images, mascarades
électorales, tapage médiatique, médias-courroie-de-transmission-du-pouvoir, etc.). De
la contestation justifiée d’une manière apologétique et primitive de faire de l’histoire
politique suit parfois un glissement vers la mise au ban de la thématique elle-même. Au
culte de l’État se substitue alors son image inversée, l’allergie à l’État. À la statocratie
béate succède ainsi un antiétatisme épidermique, renforcé récemment par le
néolibéralisme ambiant. La sérénité ne présidant pas toujours au débat, le discrédit en
vient à être jeté sur l’histoire politique, quels que soient sa qualité et l’intérêt palpable
qu’elle suscite. Caricaturée, il arrive qu’elle ploie sous le poids d’un interdit à peine voilé.
Quand bien même les praticiens de l’histoire politique seraient exemplaires en matière
de rigueur scientifique et d’attitude critique à l’égard du pouvoir, ils pourraient se voir
exposés au déni de la valeur scientifique de leur travail, à l’excommunication, à la
dérision, ou au jet du qualificatif voulu infamant de « traditionnel ».

35Au-delà des querelles de clocher se pose l’authentique problème de l’arrimage du


politique avec les autres instances de la société. La « nouvelle histoire » s’est montrée
peu empressée ou inapte à l’intégrer. Une solution de facilité consiste à évacuer tout
simplement l’État et le politique, sujets étiquetés sans mérite et entourés d’un tabou,
mais cette factice tranquillité se paie au prix fort de l’ignorance. Nihiliste, cette voie a
surtout contre elle l’aveuglante évidence que l’État et le pouvoir politique ont l’insolence
de perdurer. Elle se heurte aussi à une réalité historique : dans le passé, l’État et le
système étatique international ont su domestiquer de puissantes forces
transnationales, comme la religion et l’idéologie. L’État les a pliées à ses volontés et
mises à son service, tout en s’en faisant un vecteur agissant. Enfin, il n’est pas plus
sensé de mettre au ban l’étude de la politique par suite des méfaits de l’État que
d’interdire l’étude du fait religieux au motif que la religion a été un instrument de
contrôle autrefois.

36Dans l’ensemble, la « nouvelle histoire » a résisté aux pulsions qui la feraient dévier
de son cours en devenant prétexte pour fermer des sujets d’étude. Effort
d’approfondissement du savoir, elle a plutôt contribué à rénover leur méthodologie.
Étranger à l’activité scientifique, le sectarisme a été tenu en échec. L’attitude pluraliste
qui ouvre de nouvelles pistes a primé sur celle qui s’acharne à clore des sujets
parfaitement dignes d’intérêt intellectuel et citoyen. L’histoire « par le bas » n’est
nullement exclusive d’une histoire « par le haut », problématisée et insérée dans son
contexte global. « Ce n’est pas parce que les soldats de Napoléon sont importants qu’il
faut cesser d’étudier Napoléon lui-même » (Duroselle 1991, 28). Ce n’est pas parce que
la guerre est un sujet déplaisant qu’il faut cesser de l’étudier. Proscrirait-on l’étude de
l’exploitation de l’homme par l’homme, de l’esclavage, du colonialisme, du racisme, de
l’antisémitisme, du sexisme, de la criminalité, du nazisme, etc. ? L’aversion, souvent
justifiée, à l’égard du pouvoir et des dirigeants ne saurait se traduire en illusion à l’effet
qu’ils ne comptent pas. Un chef d’État est sans doute un personnage moins aimable
que le cafetier du quartier, mais l’action duquel a le plus d’impact ? Ignorer les élites par
antipathie, au lieu de scruter et de comprendre ce qu’elles font, reviendrait à se
réfugier dans un monde irénique.

37Plus de six décennies après la France, les États-Unis voient se dérouler une sorte de
reprise du débat-combat historien franco-français, avec variante américano-américaine.
Le point de départ est la volonté de contester la thèse ancienne de
l’« exceptionnalisme » américain, jugée prégnante, et la concentration sur l’histoire
nationale (Bender 2002 ; McGerr 1991 ; Sexton 2005 ; Tyrrell 1991). La démonstration
que les États-Unis ne sont pas exceptionnels pouvait se faire par la méthode
comparative, mais il n’est pas recouru à elle parce qu’elle aurait posé la nation comme
unité d’analyse, renforçant ainsi la vision nationale. L’objectif est de démontrer qu’une
multitude de cultures, de traditions et d’influences entrent dans l’identité américaine et
ont toujours fait partie de l’histoire des États-Unis. Les transferts, échanges et emprunts
seraient permanents. Ce pays aurait été depuis longtemps au carrefour de flux et de
courants internationaux échappant à l’action de l’État. La mondialisation accentuerait
ce phénomène. La place centrale accordée à la nation, à l’État5 et à l’histoire politique
serait injustifiée. Il conviendrait donc de les transcender.
38Une telle démarche laisse entrevoir une histoire plurielle des États-Unis, une histoire
qui prendrait en compte les facteurs exogènes à l’œuvre dans l’évolution du pays.
Naîtrait un courant d’histoire multi-, pluri-, trans- ou interculturelle des États-Unis, peut-
être concurrent de l’idée du melting-pot. Malheureusement, l’usage du vocable
« transnational » induit à assimiler l’étude du brassage, du métissage et de la synthèse
qui s’opèrent ou non sur le sol américain à l’interface transnationale avec l’extérieur,
problématique distincte relevant des relations internationales. Ce manque de rigueur
ou glissement linguistique découle de l’intention déclarée de mettre au rancart l’État, à
laquelle se greffe la méprise voulant que les relations internationales ne seraient
qu’interétatiques. Il s’ensuit naturellement que les relations internationales sont
retirées dès le départ d’une vision qui identifie la société américaine à l’internationalité.
L’instance internationale devient a priori superflue ou impensable, tandis que la
nomenclature transnationale recouvre, en réalité, les relations intercommunautaires et
l’interculturalité.

39Ainsi, reposant sur des prémisses douteuses, un projet susceptible d’éclairer sur
l’histoire intérieure des États-Unis crée le faux-semblant d’un dépassement des
relations internationales, préoccupation d’un âge étatique supposé révolu. La mise
sous le boisseau du politique et de l’État se complète de l’occultation de l’international,
auquel est substituée la vie sociale intérieure rebaptisée internationale. Or, la
coexistence ou, mieux, l’interpénétration du projet et des relations internationales
eussent été possibles et préférables. Par ailleurs, critiquant une idéologie nationale qui
aurait permis à l’État de faire sa propre histoire, le paradigme « transnational » proposé
ne comporte pas d’interrogation autocritique sur le contenu idéologique de la vision
réputée apolitique, a-étatique et a-américaine qu’il met de l’avant. On progresse peu en
remplaçant un construit qui s’ignore par un autre qui ne se reconnaît pas. La thèse de
l’« exceptionnalisme » américain en sortira-t-elle récusée ou réanimée, rafraîchie et
mise à l’heure du discours sur la mondialisation ?

De l’histoire diplomatique…

40Comme d’autres champs – par exemple, l’histoire politique, l’histoire militaire, etc. –,
l’étude de la dimension internationale est pratiquée longtemps avant la constitution de
l’histoire comme discipline scientifique. Elle a pour ancêtre Thucydide, lequel tente
d’expliquer les causes de la défaite d’Athènes aux mains de Sparte dans son Histoire de
la guerre du Péloponnèse. Remontant au Ve siècle avant J.-C., cette enquête formule la
notion d’équilibre des forces, concept-clé dans l’analyse ultérieure des relations
interétatiques. Ses origines étant lointaines, l’histoire internationale doit relever le défi
de l’adaptation aux réalités et aux conceptions nouvelles, épreuve dont sont dispensés
des champs plus récents, tels que l’histoire sociale ou culturelle. L’étude de la
dimension internationale en est transformée et modernisée.

41Jusqu’au début du XXe siècle, l’État accapare toute l’attention sur la scène
internationale. Relations internationales et projection à l’extérieur de leurs frontières de
la politique des États correspondent à la même idée. Les relations internationales sont
l’étude des relations interétatiques et des politiques étrangères des États. Les relations
internationales n’existent pas selon l’acception contemporaine. La dénomination qui est
la leur – histoire diplomatique – reflète avec justesse l’activité analysée et l’objet visé.

42Cette conception classique de la sphère internationale traduit d’ailleurs trois réalités.


D’abord, l’État est le seul acteur sur la scène internationale, ou peu s’en faut. Ensuite,
l’intervention sur la scène internationale représente une fonction solennelle, l’apanage
des plus hautes autorités de l’État. Domaine réservé de l’élite, il est de fait la chasse
gardée de la noblesse. Des codes, des usages, un mode de vie et un vocabulaire se
développent autour de la diplomatie, activité ésotérique à la portée des seuls initiés. Le
prince, monarque ou chef de l’État, mènent la politique étrangère en toute
indépendance, à la lumière des conseils du ministre des Affaires étrangères et des
ambassadeurs, peut-être du ministre de la Guerre et de quelques émissaires secrets. La
diplomatie est effectivement affaire de cours et de cabinets. Du royaume dynastique et
absolutiste à l’État national qui émerge au XIXe siècle, la diplomatie demeure un art
enveloppé de mystère et pratiqué par un nombre infime de personnes gravitant autour
de l’autorité suprême de l’État. Enfin, leur attention porte sur les « hautes
considérations politiques » : négociation d’État à État, conclusion de traités, formation
et dissolution d’alliances, emploi de la force armée, guerre et paix, puissance et
sécurité, prestige et expansion territoriale. Les autres questions, par exemple, celles à
caractère économique ou commercial, sont considérées comme d’un ordre inférieur,
indigne d’un diplomate, affaires de roturiers. La diplomatie ne connaît que la politique à
l’état pur.
43L’histoire diplomatique étudie les décisions, actions et déclarations des milieux
dirigeants en matière de politique étrangère. Elle se propose « d’exposer et d’expliquer
les relations entre États, à travers leur expression politique, sur la base de documents
issus des ministères des Affaires étrangères » (Thobie 1986, 198). Leopold von Ranke,
Albert Sorel, Albert Vandal, Émile Bourgeois, Sidney Fay, George Peabody Gooch,
Robert William Seton-Watson, Harold Temperley, William Norton Medlicott et d’autres
laissent des œuvres d’une grande érudition. L’histoire diplomatique se développe au
XIXe siècle et s’appuie de plus en plus sur les archives, la correspondance officielle et les
textes des ententes, conventions et accords. La Revue d’histoire diplomatique voit le jour
à Paris en 1887 ; elle continue à paraître 120 ans plus tard. Les ouvrages de William L.
Langer et d’A. J. P. Taylor, réédités ou parus jusqu’aux années 1950, sont des mines de
renseignements et des modèles de finesse.

44Il n’en demeure pas moins que l’histoire diplomatique, telle qu’elle est alors
pratiquée, a ses limites. La substance de cette histoire consiste en ceci : raconter les
relations entre États, notamment la teneur des traités, et rendre compte des missives
échangées entre chefs d’État, ministres et ambassadeurs. Seul l’angle politique des
relations entre États est considéré. L’historien ne prend pas suffisamment de recul ; il
n’est pas rare qu’il s’identifie au point de vue des chancelleries. La contingence domine
et la description l’emporte sur l’explication, laquelle est sommaire parce que fondée sur
l’idée que l’homme d’État décide en toute indépendance. Tout commence en lui ; tout se
termine en lui. La diplomatie explique la diplomatie, et l’événement un autre
événement.

Travail utile mais qui, le plus souvent, ne débouche pas hors de lui-même : l’histoire
diplomatique cherche en elle-même sa propre explication. Par exemple, l’issue d’une
négociation internationale est expliquée par la volonté, l’habileté ou, au contraire, par
la mollesse, l’incapacité à décider des hommes directement liés à l’affaire et dont la
prise sur l’événement est considérée comme sans limite. On reste, au mieux, au niveau
des rapports politiques souvent superficiels, la plupart du temps au niveau d’un
psychologisme rudimentaire : non seulement on tourne en rond, mais subjectivisme
national et préjugés sociaux pèsent lourdement dans l’explication. (Thobie 1986, 201)

… à l’histoire des relations internationales

45La Première Guerre mondiale sonne l’heure du changement. La mobilisation de


toutes les ressources, le carnage, les destructions et les conséquences d’un conflit
« total », impliquant autant les civils que les militaires à une échelle inconnue jusque-là,
transforment le regard sur la chose internationale. La recherche des causes et des
éléments belligènes oblige à regarder au-delà des facteurs politiques et personnels.
Connaître les calculs des uns et des autres, l’adresse de tel dirigeant ou l’incompétence
de tel responsable, tout cela apparaît comme accessoire à côté de l’hécatombe à
expliquer. L’ampleur de la tragédie amène les historiens à scruter de près ces
problèmes internationaux si pleins de dangers. Il faut comprendre comment et
pourquoi l’Europe en est arrivée à la guerre illimitée. Le conflit ébranle la société et la
bouleverse de fond en comble. Ses sources ne sauraient être limitées à la seule action
des milieux politiques et diplomatiques. Expliquer le fait international oblige à diriger
son regard plus loin que les chancelleries et vers les conditions générales de la société
(l’« environnement »). Aussi fondamentales soient-elles, politique et diplomatie ne
peuvent plus être prises comme des domaines se suffisant à eux-mêmes.

46La Première Guerre mondiale n’est pas l’unique agent de la mutation qui s’amorce.
La réalité s’impose sur un autre plan : l’influence amplifiée du marxisme après 1917
contribue à éveiller l’intérêt pour le rôle des facteurs économiques dans l’explication
des phénomènes. On commence à mesurer les carences de l’histoire purement
diplomatique. L’attention est portée sur la multiplicité des forces sous-jacentes qui
influencent la formulation et la mise en œuvre de la politique étrangère, qu’elles soient
économiques, sociales, démographiques ou autres.

47L’historien Pierre Renouvin (1893-1974) est le maître d’œuvre et l’animateur de la


transition. Sa perspective est essentiellement diplomatique dans Les origines
immédiates de la guerre (1925). La notion de « forces profondes » qui agissent sur la
diplomatie apparaît pour la première fois dans La crise européenne et la Grande
Guerre (1934). Elle est mise à contribution dans La question d’Extrême-Orient 1840-
1940 (1946) et elle sous-tend l’Histoire des relations internationales qu’il dirige et dont les
huit tomes paraissent entre 1953 et 1958. Dans Introduction à l’histoire des relations
internationales (1964), rédigé avec son élève Jean-Baptiste Duroselle (1917-1994),
Renouvin livre un exposé méthodologique qui définit les « forces profondes » et situe
leur rôle dans l’explication historique.

48L’élargissement et l’approfondissement du domaine se reflètent dans le changement


de l’appellation : l’histoire diplomatique cède le pas à l’HRI. La critique de l’histoire
diplomatique ne bascule pas dans le rejet de l’État, objet d’étude qui n’a rien perdu de
son intérêt. Il ne s’agit pas de renoncer à l’étudier, mais de mieux le comprendre. Plus
ambitieuse et plus vaste que l’histoire diplomatique, l’HRI scrute, sous tous les angles et
toutes les coutures, les rapports entre communautés humaines. Dans l’introduction
générale d’Introduction à l’histoire des relations internationales, Renouvin écrit :

Ce n’est pas l’objet de l’histoire diplomatique qui prête à contestations ; c’est sa


méthode, telle que ses adeptes la pratiquent souvent. Parce qu’il dispose de « sources »
abondantes, dont l’accès est facile, l’historien se laisse submerger par les documents,
sans se résoudre à sacrifier dans sa recherche les menus incidents qui ont retenu, pour
un instant fugitif, l’attention des chancelleries. […] L’erreur de cet historien est de croire
que les documents diplomatiques peuvent suffire à étudier l’histoire des relations
internationales. (Renouvin 1953, XII)

49La démarche de Renouvin est prudente. Dans l’Introduction à l’histoire des relations
internationales, les « forces profondes » sont présentées au début de chaque volume,
mais, dans le traitement des relations internationales, les facteurs politiques – souci de
sécurité, désir de prestige, volonté de puissance – l’emportent. Le facteur économique
n’a qu’un rôle d’appoint : c’est tantôt une arme utilisée à des fins politiques, tantôt une
monnaie d’échange. Les intérêts non politiques s’exercent, mais les intérêts politiques
demeurent primordiaux. La primauté de l’État est confirmée. La décision appartient à
l’homme d’État mû, en dernier ressort, par des considérations politiques. Dépendant de
la recherche disponible, l’Introduction à l’histoire des relations internationales ne pouvait
qu’exprimer la primauté du politique.
50²La vision est interétatique. La première phrase de l’Introduction à l’histoire des
relations internationales marque le terrain : « L’étude des relations internationales
s’attache surtout à analyser et à expliquer les relations entre les communautés
politiques organisées dans le cadre d’un territoire, c’est-à-dire entre les États. » Le
premier paragraphe se termine par une phrase qui ne laisse aucune place à
l’ambiguïté : « C’est donc l’action des États qui se trouve “au centre des relations
internationales”. Tel est le cadre général où nous nous sommes placés ici. »

51Renouvin a ouvert la voie menant à une histoire globale des relations


internationales. Il a opéré le virage décisif sur les plans conceptuel et méthodologique.
L’étude de la politique étrangère ne saurait plus se faire à partir d’elle-même.
L’historiographie doit tenir compte des mouvements de fond et des facteurs non
politiques dans l’explication de l’action internationale des États. Tout en conservant leur
spécificité, l’extérieur et l’intérieur sont mis en communication par le va-et-vient de
l’historien. C’est une insigne contribution dont il n’a vu que les premiers fruits de son
vivant. La recherche historique concrète dans la nouvelle optique ne faisait que
commencer.

52À ce stade, le projet consiste à élaborer des explications adéquates du


comportement des États en mettant en lumière les forces diverses qui les influencent.
L’HRI commence par englober tous les phénomènes interétatiques, quelle que soit leur
nature. Aucune recherche nouveau genre ne se limite aux sources diplomatiques,
même si leur apport ne peut de quelque manière que ce soit être sous-estimé. Des
archives économiques de l’État aux archives d’entreprises, des fonds d’associations aux
sources littéraires, l’historien des relations internationales doit se renseigner là où les
« forces profondes » le mènent. Quant aux relations non étatiques, elles représentaient
une interrogation d’avenir autant dans les sciences humaines et sociales que dans la
société elle-même, où elles n’en sont qu’aux balbutiements. Il n’empêche que, dès lors
que la sortie de la sphère strictement politico-diplomatique est amorcée, tout devient
possible.

Les « forces profondes » : outillage analytique de l’HRI

53Le passage à l’HRI est marqué par la fin de la singularité de l’État comme entité dotée
d’une personnalité internationale et par la fin de l’autonomie du politique par rapport
aux autres dimensions de la vie collective (économie, société, mentalités, culture, etc.).
On comprend de mieux en mieux que l’État n’est pas l’unique acteur sur la scène
internationale. Entreprises, financiers, commerçants, missionnaires, groupes de
pression, partis politiques, syndicats, associations de toute nature et individus se
déploient dans le monde. On se rend à l’évidence que l’État ne s’occupe pas que de
questions de haute politique, même si celles-ci demeurent sa prérogative et son champ
de prédilection. On reconnaît que l’État n’agit pas en vase clos : il prend en
considération les exigences et les souhaits de certaines forces nationales intéressées
par le monde extérieur ; il doit souvent arbitrer ; il est soumis à des contraintes diverses
(géographiques, démographiques, économiques, militaires et autres).

54Ce sont là les facteurs sous-jacents de l’action internationale, à côté desquels les
tractations diplomatiques peuvent ressembler à des mouvements de surface ou à des
activités d’accompagnement. L’HRI prend en compte les influences de tous ordres qui
agissent sur la politique étrangère. Présentées dans la première partie de l’Introduction
à l’histoire des relations internationales, les « forces profondes » sont matérielles et
morales. Les facteurs géographiques comportent les ressources naturelles, la position
dans le monde et l’étendue. Parmi les conditions démographiques, sont retenus
l’accroissement des populations et les mouvements migratoires. Les forces
économiques ont droit à trois chapitres. Viennent enfin les facteurs de mentalité
collective et les idéologies qui s’expriment à travers le sentiment national, le
nationalisme et le mouvement pacifiste. Les « forces profondes » ont un caractère
collectif et durable. Leur évolution est lente ; elles appartiennent au temps long,
autrement dit aux structures qui vont désormais intervenir dans l’explication de
l’événement. Le mobile, l’éphémère et le malléable, telle l’opinion publique, trop
souvent mouvement d’humeur, n’en font pas partie.

55La deuxième partie traite du décideur et des rapports qu’il a avec les « forces
profondes ». C’est l’homme d’État qui définit les finalités d’une politique étrangère, mais
il ne le fait pas souverainement. Sa personnalité a son importance, tout comme sa
conception de l’intérêt national. Au-delà de ses traits personnels, il y a les intérêts plus
généraux. L’homme d’État est inséré dans un contexte collectif. Sa relation avec les
« forces profondes » est double. D’une part, elles font partie de sa personne, par son
milieu d’origine, son univers mental, sa formation, ses fréquentations et ses attaches
socioprofessionnelles. D’autre part, elles exercent directement leur pression sur lui
sous la forme d’intérêts concernés par la politique étrangère, incarnés dans des
individus, des associations et des groupes, formels et informels. Cependant, le décideur
n’est pas impuissant, car il peut agir sur ces forces, qu’elles soient économiques et
sociales, ou relatives à la psychologie collective. Il est en mesure de modifier leur cours,
et même de les plier à ses volontés. De cette chimie des « forces profondes » et de la
personne du décideur naît la décision, sujet du dernier chapitre. La combinaison est
exprimée ainsi quelques années plus tard : les dirigeants sont la source de la stratégie
d’action (la finalité), mais ce calcul doit tenir compte des forces (la causalité) (Duroselle
1981, 73).

56La deuxième page de l’Introduction à l’histoire des relations internationales énonce un


programme large mais exigeant.

Pour comprendre l’action diplomatique, il faut chercher à percevoir les influences qui
en ont orienté le cours. Les conditions géographiques, les mouvements
démographiques, les intérêts économiques et financiers, les traits de la mentalité
collective, les grands courants sentimentaux, voilà quelles forces profondes ont formé
le cadre des relations entre les groupes humains et, pour une large part, déterminé
leur caractère. L’homme d’État, dans ses décisions ou dans ses projets, ne peut pas les
négliger ; il en subit l’influence, et il est obligé de constater quelles limites elles
imposent à son action. Pourtant, lorsqu’il possède soit des dons intellectuels, soit une
fermeté de caractère, soit un tempérament qui le portent à franchir ces limites, il peut
essayer de modifier le jeu de ces forces et de les utiliser à ses propres fins. (Renouvin et
Duroselle 1964, 2)
57L’HRI nouveau genre est une méthodologie, non un schéma rigide et simplificateur.
Il n’y a pas dans son approche de prédisposition au déterminisme. Les événements ne
sont pas le résultat automatique de l’action d’une ou de plusieurs « forces profondes ».
Ils ont un faisceau de causes que la recherche est appelée à identifier au cas par cas. La
médiation des décideurs a toujours un rôle, d’une importance variable. Les « forces
profondes » ne dictent pas les décisions des responsables et ne sécrètent pas les
événements ; elles les suggèrent, les conditionnent, les rendent possibles ou,
inversement, les freinent. Elles en sont à la fois un fondement, un moteur, des ressorts
et des balises. Le décideur n’est pas le docile exécutant de forces qui s’exercent sur lui ;
il conserve un espace plus ou moins extensible d’autonomie. Il ne peut ignorer les
« forces profondes », mais il dispose de la latitude lui permettant des choix : se
conformer strictement au jeu des « forces profondes », en ralentir le rythme ou
l’accélérer.

58L’historien des relations internationales tente de comprendre quelles influences ont


été opératoires et quel rôle elles ont pu avoir dans la décision. Si l’idée que le décideur
est un être absolument libre n’a plus cours, elle n’a pas été remplacée par l’apriorisme,
encore moins par la prétention de confectionner une théorie générale ou des modèles
abstraits valables pour tous les temps. « C’est sur le dialogue que l’homme d’État mène
avec la société, sur l’influence des forces profondes, des facteurs économiques, des
comportements collectifs, sur la psychologie du décideur, l’ambiance dans laquelle se
prennent les décisions, sur le rôle des circonstances que l’accent sera mis » (Freymond
1985, 6).

59Déterminer l’articulation entre l’action consciente sur le plan international


(événement) et les « forces profondes » (structures), démêler l’écheveau des causes
opératoires dans les décisions d’ordre international, constitue de redoutables défis à
relever pour l’HRI.

Cela implique l’analyse du développement économique, en fonction des divers


paramètres, aussi quantifiés que possible, permettant ce développement, et où entrent
en jeu notamment la géographie (espace, situation, ressources…) et la démographie ; la
prise en compte des relais de l’appareil de production aux formations sociales, à leurs
conflits ; la prise en compte de l’apparition et de l’évolution de tout ce qui constitue
l’expression des intérêts de ces formations à travers l’opinion, les mentalités, les débats
et affrontements idéologiques ; la prise en compte des relais des formations sociales à
l’organisation politique, aux institutions politiques, à l’appareil d’État, comme on dit, au
sein duquel s’élaborent les décisions de politique extérieure. (Thobie 1985, 33)

L’HRI après Renouvin : l’acquis

60La conception nouvelle de l’HRI est une révolution épistémologique dans l’étude de
l’histoire internationale. Réorientation majeure, elle ouvre des horizons larges et
extensibles. Revivifiée et refondue, la recherche connaît un étoffement et une dilatation
rapides. Prenant la suite des fondateurs, Renouvin et Duroselle – ce dernier laisse de
nombreux ouvrages –, deux générations d’historiens construisent sur leur travail et
l’étendent, confirmant la fécondité de la méthode proposée. Le domaine s’est
immensément enrichi, embrassant tous les phénomènes internationaux.
61Les axes d’investigation et d’enquête des élèves et successeurs sont divers : lien
économie-politique dans les relations bilatérales (Guillen, Poidevin, Bariéty, Girault,
Thobie, Allain, Durandin, Rey, Bussière, Saul, Delaunay et Lefèvre) ; buts de guerre
économiques (Soutou) et relations franco-américaines durant la Première Guerre
mondiale (Nouailhat, Kaspi) ; dettes internationales résultant de ce conflit (Artaud) ; rôle
des États-Unis dans l’unification de l’Europe (Melandri) ; problèmes de stratégie
(Pedroncini, Vaïsse) ; guerre froide (Soutou) ; plan Marshall (Bossuat) ; immigration et
émigration (Ponty, Schor) ; étude du groupe dirigeant (Allain) ; rôle de l’opinion
publique (Milza, Becker, Miquel), de la psychologie collective et des mentalités (Milza) ;
problématique de la « perception » et de la construction du réel dans les relations
internationales (Girault, Frank) ; poids des représentations (« images ») et des cultures
(Girault, Bossuat) ; place des échanges intellectuels, des transferts culturels et des
imaginaires (Ruscio, Cœuré) ; etc.

62Indépendant, le courant rénovateur est sensible en Allemagne fédérale, où l’ouvrage


de Fritz Fischer sur les buts de guerre de l’Allemagne en 1914 (1961) provoque un débat
mémorable. L’« École » de Bielefeld anime les recherches sur la problématique du lien
entre les conditions intérieures et la politique étrangère. Aux États-Unis, William
Appleman Williams, l’« École » du Wisconsin et d’autres historiens de la Nouvelle
Gauche mettent l’accent sur les ressorts économiques de l’expansionnisme américain.
L’étude de Paul Kennedy sur la naissance et le déclin des grandes puissances (1987) est
enracinée dans les contextes économique, politique et militaire.

63En 1974 est lancée la revue Relations internationales, champ d’application de l’HRI
selon la nouvelle conception. Thématiques, ses numéros portent sur des régions du
monde et sur les rapports entre les relations internationales et des thèmes tels la
politique intérieure, la littérature, la culture, les transferts culturels, les Églises, les
banques, la diplomatie nouvelle, la stratégie, le sport, l’olympisme, la diplomatie
multilatérale, l’énergie, la science et les techniques, les congrès scientifiques
internationaux, le pacifisme, les migrations, la mer, la frontière, le nucléaire, les
réfugiés et exilés, les organisations internationales, le renseignement, la sécurité
collective, les conflits de minorités nationales, les transports, la monnaie, le tourisme,
les guerres civiles, la géopolitique. Guerres mondiales et conflits
contemporains (anciennement Revue d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale) s’inscrit
dans le courant de l’HRI et ouvre ses pages aux articles portant sur l’explication de
toutes les dimensions des rapports internationaux. La centenaire Revue d’histoire
diplomatique elle-même élargit ses horizons à l’HRI, vivifiant et renouvelant ainsi
l’histoire diplomatique. Dans le monde anglophone, The International History
Review (Burnaby, C.-B.) ouvre ses pages autant à l’histoire proprement diplomatique
qu’à l’HRI. La revue américaine Diplomatic History envisage de changer son nom et de
s’appeler International Relations. Quoi qu’il en soit, l’histoire diplomatique n’est pas
appelée à s’éteindre. En Grande-Bretagne, la revue Diplomacy and Statecraft permet de
mesurer combien elle demeure vigoureuse. HRI et histoire diplomatique, critique et
dynamisée par l’HRI, font bon ménage.

64Il n’y a aucune restriction en ce qui concerne les facteurs qui entrent en ligne de
compte pour la compréhension du phénomène international. L’HRI est globale. Son
horizon s’étend indifféremment à l’élucidation d’un point de vue historique des
relations interétatiques, des relations intersociétales et de tout type de relations extra-
ou non étatiques (multi-, pluri-, trans- et supranationales).

[Elle] est une thématique spécifique qui focalise sur les dimensions historique et
internationale des phénomènes, qu’ils soient collectifs ou individuels, bilatéraux ou
multilatéraux, de courte ou de longue durée. […] [Elle] englobe l’histoire de toutes les
formes de contacts internationaux entre individus, groupes, États et sociétés. Elle les
explique en eux-mêmes et dans leurs rapports avec les influences politiques,
économiques, sociales, culturelles, idéologiques, intellectuelles, scientifiques,
religieuses, militaires, institutionnelles, etc., présentes dans la collectivité. (Montréal,
GIHRIC 2004)

L’HRI et l’interdisciplinarité

65La transition vers l’HRI a été une formidable instigatrice d’interdisciplinarité. Ce


courant va en se renforçant. L’arrimage entre les « forces profondes » et les décideurs,
entre les facteurs et les acteurs, oblige l’historien des relations internationales à
recourir aux disciplines qui traitent les champs dans lesquels s’inscrivent les « forces
profondes ». Il doit se tremper dans leurs méthodologies et mettre à contribution leurs
découvertes. L’objet n’est pas de déterminer à l’avance les conclusions auxquelles il va
aboutir, mais de s’en inspirer pour poser des questions, formuler sa problématique et
anticiper les écueils possibles dans sa démarche.

66À la quête de tous les éclairages sur les « forces profondes » qu’il repère, l’historien
des relations internationales est tour à tour politiste, juriste, philosophe, économiste,
sociologue, psychologue, linguiste, etc. Il a le devoir de comprendre les processus de
prise de décision, les institutions, les groupes de pression, les idéologies, la
jurisprudence, les mécanismes de la production et les pratiques financières, les
catégories sociales, la psychologie collective, le discours et ses stratégies, et tout autre
sujet pertinent à sa recherche. La collaboration entre historiens de l’international et
autres spécialistes est chose courante.

67L’inter-, multi-ou pluridisciplinarité rencontre peu de résistance chez les historiens,


tant est répandue l’attitude de disponibilité. La préoccupation est d’un autre ordre :
conserver la spécificité de la discipline historique face aux charmes de la pensée
empruntée, au vocabulaire savant ou perçu comme tel, aux facilités de la
prédétermination des résultats et à la ruée vers la « théorie » ou ce qui passe pour de la
théorisation. Comment rester elle-même, tout en collaborant avec d’autres, voilà le défi.

68La spécificité de l’histoire tient au fait qu’elle étudie et cherche à expliquer des
processus sur le temps (long, moyen, court). Son approche est « diachronique » plutôt
que « synchronique ». Pour une discipline qui traite le passé de pratiquement tout et
dont l’armature méthodologique est, pour cette raison, souple, l’engagement dans la
démarche interdisciplinaire pourrait faire oublier que l’histoire doit demeurer l’axe
principal et le pôle central du travail de l’historien. La dissolution de l’histoire, sa mise à
l’écart ou sa réduction à un rôle d’appoint ou de garniture seraient une dénaturation de
l’interdisciplinarité. Évacuer armes et bagages du terrain de l’histoire ne pourrait que
décevoir des partenaires qui demandent de l’histoire, non du mimétisme de la part des
historiens. À se faire imitateurs, ceux-ci se rendraient inutiles et redondants. Les autres
disciplines n’ont pas besoin d’alias, de sosies ou de clones : dédoublement sans intérêt.

Prolongements

69La sacralisation du politico-diplomatique (le tout-politique), la proscription du


politique (le tout-sociétal ou le tout-culturel) ou le mécanisme qui ferait prescrire les
politiques par les structures ont la vertu de la simplification et le défaut du simplisme
synonyme de démission intellectuelle. L’HRI navigue sans trop de mal entre ces écueils.
Le défi pour l’historien des relations internationales, et dont peuvent être épargnés
certains autres historiens, est de dégager les articulations entre les mouvements
conjoncturels du temps relativement court (actions et politiques) et les pesanteurs
structurelles de longue durée (« forces profondes »), entre les choix circonstanciels et
les tendances lourdes, entre le mobile et le massif, entre le conscient et l’inconscient,
entre le texte et le contexte. C’est dans cet espace de réflexion que se situent les
recherches les plus stimulantes.

70Dans cette perspective, le travail s’oriente sur quatre axes. Tous constituent une
poursuite d’activités déjà entamées. D’abord, l’extension de l’étude des relations
bilatérales aux pays du « Sud » depuis les indépendances se réalisera pleinement
lorsque les archives de ces derniers deviendront disponibles. Ensuite, les enquêtes
multilatérales, impliquant plus de deux États ou formations sociales, du « Nord » ou du
« Sud », conduiront à confronter les sources documentaires et les traditions de
plusieurs pays.

71En troisième lieu, parmi les « forces profondes », la culture inspirera de nouvelles
recherches. L’étude des politiques culturelles a déjà fait des progrès sensibles. L’histoire
culturelle a connu un certain développement au cours des 20 dernières années, surtout
aux États-Unis sous l’influence du postmodernisme. « Déconstruction » du discours,
analyse des représentations et intérêt pour les questions identitaires permettent de
mieux comprendre la texture culturelle d’un contexte historique. Reste l’essentiel pour
l’HRI : le rapport entre les conditions culturelles et l’action consciente. Découvrir le lien
de causalité entre cette « force profonde », fort diffuse, et les décisions internationales
s’annonce plus ardu que pour les forces économiques, démographiques ou militaires.
Dans quelle mesure la culture est-elle une variable explicative de l’HRI ? Quel facteur
culturel a conduit quelles personnes ou quels groupes à engager quelle action ? Il
serait fâcheux que la difficulté de réussir la démonstration dans des cas historiques
concrets fasse rater l’occasion de réaliser la jonction entre l’approche culturaliste et
l’HRI. Plus triste encore – et indubitable aveu d’échec – serait la fuite en avant par la
disqualification ex cathedra de l’une ou de l’autre.

72Enfin, se développeront l’étude pour soi et la prise en compte dans le processus


décisionnel des « forces profondes » multi-, pluri-, trans- et supranationales, au fur et à
mesure qu’elles se feront sentir. Quelles sont ces forces ? Comment agissent-elles ?
Quelles sont les influences réciproques qu’elles ont les unes sur les autres ? Quel est
leur poids par rapport aux « forces profondes » internes ? Comment leur impact se fait-
il sentir sur l’instance politique et sur le système international ? La lucidité et l’attitude
critique sont plus que jamais nécessaires, car les phénomènes dits transnationaux
tendent à être parés tantôt de propriétés tantôt de vertus censées bouleverser les
relations internationales, voire l’internationalité elle-même. Sont-ils universels,
autonomes et affranchis de la géopolitique ? Sont-ils les précurseurs d’un monde
dépassant l’interétatisme ou des leviers potentiels des États ? La transnationalité rend-
elle l’État et l’interétatisme moins pertinents ou désuets ? Seraient-elles indépendantes
des gouvernements, les réalités transnationales le sont-elles des pays qui en
constituent la matrice et le lieu d’émergence ? Si la transnationalité a des lieux de
naissance identifiables, dans quelle mesure charrie-t-elle les préoccupations, les
valeurs, l’idéologie et les intérêts des pays dont elle est issue ? Plus précisément, les
forces dites transnationales sont-elles des facteurs indépendants ou des canaux de
transmission de l’influence du plus fort, en l’occurrence les pays occidentaux,
notamment les États-Unis ? N’est-ce pas pour souligner leur ancrage dans des espaces
nationaux précis qu’on avait dénommé « transnationales » (débordant leur pays
d’origine) les entreprises qui jadis étaient qualifiées de « multinationales » (réparties
dans plusieurs pays et sans nationalité particulière) ? L’antiétatisme et l’antipolitisme
sont-ils des constats ou des courants tendant à faciliter la pénétration de ces forces
plus nationales qu’il n’y paraît ? Sur un plan général, la territorialité et la spatialisation
sont-elles périmées ou d’actualité ? De nombreuses questions attendent des réponses.
Autant abondent les « évidences », les formules toutes faites et les conceptions
péremptoires, autant est indispensable la rigueur scientifique. Sur le chantier de l’HRI,
l’activité continue.

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