La Traversée Des Signes: Roman Africain Et Renouvellement Du Discours
La Traversée Des Signes: Roman Africain Et Renouvellement Du Discours
La Traversée Des Signes: Roman Africain Et Renouvellement Du Discours
2024 21:44
ISSN
0316-6368 (imprimé)
1712-2139 (numérique)
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Résumé
La présente réflexion se propose d’interroger les
différentes tendances et innovations qui s’observent dans le
roman africain francophone, d’analyser leurs modes
d’émergence ainsi que leurs stratégies de déploiement. Elle
porte un regard à la fois diachronique et synchronique sur la
forme et la langue des œuvres, les rapports que celles-ci
entretiennent aux lieux de production et aux instances de
légitimation que sont les revues et les maisons d’édition.
Ainsi, le paradigme de la traversée qui est au centre de
l’analyse est un tout qui cumule des éléments physiques de la
traversée géographique (le voyage des auteurs et la valeur
symbolique de leurs expériences) et des éléments
intertextuels de la traversée des imaginaires (lectures et
différents contacts avec les milieux culturels de plus en plus
variés).
Mots clés : Traversée, roman africain, histoire littéraire.
Abstract
The present study aims to examine the various trends and
innovations found in francophone African novels, to analyse
their emerging manners as well as their multiplication
strategies. With both a diachronical and synchronical view, it
takes a critical look at the form and language used in the
novels, their relations with production places and authorities
of legitimization such as literary journals and publishing
houses.
Thus, the paradigm of passage which is at the centre of
the analysis is a whole that concurrently holds physical
40 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006
Introduction
À l’origine de cette réflexion, une hypothèse, sans doute trop large
mais susceptible de modifications : les formes et les mutations en cours
dans le roman africain, surtout francophone, sont liées à une nouvelle
conscience cosmopolite de la littérature chez les écrivains dans leur
situation d’entre-les-mondes. Pour une appréhension plus ou moins
objective d’une telle hypothèse, il est indispensable de prendre les
différents projets d’écriture dans leur singularité, mais également
d’interroger l’ensemble des positions sur les littératures francophones de
la périphérie, l’éventail des débats majeurs qu’elles suscitent au sein de
l’institution littéraire. Car, interroger le parcours diversifié du roman à
travers les modalités institutionnelles de reconfiguration ainsi que les
différentes pratiques d’écriture, revient à poser la question des enjeux de
mutations et transformations en œuvre chez les différents écrivains. Bien
évidemment, le paradigme de la traversée des signes explore l’histoire,
l’historicité, les géographies du texte et la palette des esthétiques qui
constituent le renouvellement du discours littéraire dans l’espace éclaté de
la littérature francophone africaine.
3. Ruptures et innovations
3.1. Les balbutiements
Il existe une corrélation évidente entre instances de légitimation et
instances de production et ce n’est pas par hasard que les mutations
notoires dans le roman africain soient, pour la plupart du temps, l’œuvre
d’écrivains vivant dans la métropole ou y publiant. C’est un fait avéré que
l’œuvre littéraire n’existe que par rapport à une conscience de réception.
Depuis la parution de l’ouvrage de Dabla (1986), on parle de nouvelle
génération non pas forcément en tenant compte d’une tranche d’âge mais
en se fondant sur les modalités du discours littéraire. On semble faire le
grief à certaines tendances d’être moins opératoires, moins adaptées aux
nouvelles pratiques de lecture que les enjeux sociopolitiques imposent,
bref de ne pas faire l’objet d’une conscience de dépassement. Les choix
des éditeurs, l’orientation thématique des revues critiques (Présence
Francophone, Présence Africaine, Research in African Literatures,
Tangence, Palabres, Francofonia, Ponts, etc.), les titres des colloques,
tout porte à croire qu’un certain seuil est à chaque fois franchi et que la
création littéraire est un corps dynamique qui sait se lier à une certaine
socialité. Il y aurait lieu de faire l’inventaire de toutes les modalités
d’innovation et de rupture, ce qui reviendrait à analyser chaque œuvre, à
évaluer le travail de dépassement dans le projet littéraire de chaque auteur.
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médiation des différents possibles pour arriver à un sens, à des sens que la
réalité n’aurait pas.
Le chapitre 8 présente la cérémonie de décoration du commissaire
désormais retraité mal à l’aise dans son gilet pare-balles et sa veste trop
petite qui l’empêche de respirer. Hanté par l’image d’un Innocent au
pistolet assassin et convaincu que ni la zélée Chantal ni son fils junior qui
a ramené ce papier de malheur ne connaissent le visage de son assassin,
des images folles lui traversent la tête. Et, avant que le ministre n’eût le
temps de lui mettre la médaille sur la poitrine, il s’écroula au milieu de la
foule (ibid. : 105).
Une telle fin du récit n’est qu’une issue possible de l’histoire mais
l’acte d’écrire, c’est refuser de saisir au premier niveau le réel, celui de
l’évidence. Un tel changement d’hypothèse narrative paraît être solidaire
d’une posture de lecteur, de la « prose du monde ». Aussi, le narrateur
recommande-t-il d’oublier le chapitre 8 pour donner une chance à
Eloundou :
Étant donné que, dans la vie, cela peut toujours être
autrement, voici une deuxième possibilité de fin pour
cette histoire. Pour cela, il est besoin d’oublier le
chapitre 8 que vous venez de lire, c’est-à-dire de
ressusciter D. Eloundou, et ceci est très important,
parce que nous n’avons pas encore répondu à la
question de savoir qui, mais qui diable, est Innocent
(ibid. : 106).
L’autre version sur laquelle s’achève le récit est un niveau possible de
vérité romanesque. Eloundou, arrivé avec tout son cortège familial dans la
cour de la police, est plus que surpris de n’y voir personne, aucune
atmosphère de fête. Avant qu’il ne se remette de son étonnement, c’est le
commissaire adjoint, « ce garçon qui n’a même pas l’âge de son fils », qui
se présente à lui comme étant le fameux Innocent, pour lui mettre les
menottes. Happy end pour le commissaire qui ne pouvait se souhaiter
meilleure issue, car il mérite d’être laissé en vie.
Roman des métamorphoses narratives, L’Invention du beau regard,
autorise à prendre le roman réaliste comme une poétique des avatars du
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contre la mort lente. Tous les récits de ces dernières années propulsent au
cœur d’un univers en pleine dégénérescence qui a radicalement perdu
l’intégrité mythique et socio-morale qu’on lui prêtait. Ils explorent la
vacuité du sens et de la rationalité, les situations incompréhensibles dans
lesquelles s’abîment l’espoir et la raison de vivre comme on peut le lire
avec les paumés de tous genres qui n’ont de point de repères que les bars.
Conséquences, le bar est devenu une récurrence dans le roman africain où
humanité et animalité n’ont plus de frontière.
Conclusion
Les tendances et les innovations qui habitent la plume des écrivains
africains, depuis la rupture annoncée par Kourouma, Nokan et les autres,
se conçoivent, à l’inverse des œuvres de la première génération, dans une
exigence singulière de la forme et du langage. Les genres s’éclatent pour
se soustraire de la tyrannie de la forme et l’on assiste de plus en plus à des
débordements de l’imaginaire dans lesquels le narrateur ne parvient plus à
tenir la promesse de l’histoire attendue. Les œuvres cumulent des récits,
des instances narratives tout azimut comme la radio, le téléphone, des
voix off, l’Internet, etc., avec une forte surcharge thématique qui interfère
comme autant de fantasmes élocutoires dans une écriture iconoclaste qui
s’attache à subvertir les règles et les usages de la logique romanesque. La
langue, les visions du monde, la représentation du sujet et l’ancrage
géographique de l’œuvre participent désormais d’une vitalité éclectique
dont la réflexion proposée voudrait interroger la pertinence et les
perspectives.
Bibliographie
1
En 1817 fut créée l’école mutuelle de Saint-Louis qui sera la première école française en Afrique
noire.
2
Le débat autour de l’hybridité littéraire s’impose de plus en plus dans le milieu critique. S’il
semble plus porté sur le corps du texte, il est à noter que l’on ne saurait le soustraire de la
modernité culturelle dans un monde soumis au brassage et mixage des peuples ainsi que de leurs
cultures. Dominique Butor et Walter Geerts estiment que l’hybridité est « appelée à demeurer,
pendant quelques temps encore, l’un des grands chantiers de la pensée esthétique » (Le Texte
hybride. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.9).
3
La phrase malinké de Kourouma est devenue une grille de lecture incontournable tout comme les
tropicalités de Sony Labou Tansi. L’écriture est fondamentalement devenue un laboratoire
linguistique de réinvention de la langue. Elle impose des codes propres à chaque écrivain. Dans
son essai La Fabrique de la langue (Paris : Seuil, 2004), Lise Gauvin revient sur la question de
l’objet-langue dans le travail d’écriture en reconnaissant, à la suite de Marcel Proust qu’il est du
devoir de chaque écrivain de se créer sa propre langue dans la langue de tous : « L’écrivain, de
quelque courant qu’il provienne, a le mandat d’inventer la langue, c’est-à-dire de la recréer, de la
transformer » (p. 9); et c’est en cela que le travail de Kourouma n’est pas différent de celui d’un
Céline.
4
Pour Helen Tiffin, les sociétés postcoloniales sont fondamentalement hybrides, ce qui impose à
leur travail d’écriture un besoin de dialogue entre la culture du colonisateur et l’urgence de la
réinvention de leur propre identité. On pourra lire sur cet aspect le collectif L’Hybridité (sous la
direction d’Evelyne Hanquart-Turner, Editions A3, C.E.R.E.C – Université de Paris XII-Val de
Marne, 2001), notamment l’article « La notion d’hybridité dans la critique postcoloniale », Anne-
Marie Laidet, p. 9-21.
5
Il y a un danger d’interprétation du caractère hybride de la littérature que le cosmopolitisme –
concept du reste critiquable – induit forcément. Jean-Marc Moura reconnaît que le sens commun
européen perçoit les nouvelles distributions de sens que suscitent dans l’écriture postcoloniale les
interactions culturelles « comme les tenants de traditions figées dont la littérature ferait
l’inventaire mélancolique, alors qu’elle participent d’innovations incessantes dues aux rencontres
et aux négociations littéralement quotidiennes avec la culture dominante » (Littératures
francophones et théorie postcoloniale. Paris : PUF, 1999, p. 156-157.
66 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006
6
« Dans le système littéraire moderne et en régime capitaliste, l’instance économique exerce donc
un contrôle déterminant sur le travail des écrivains » reconnaît Jacques Dubois, ouvrage cité, p.
85.
7
On pourra lire avec intérêt à propos de la vision fatale de l’ère postmoderne l’ouvrage collectif
Masses et postmodernité (Presses de l’Université Laval & Méridiens Klincksieck, 1986) sous la
direction de Jacques Zylberberg, notamment le « Pré-texte » de Jean Baudrillard qui insiste sur
l’inflation de tout, cette « extase permanente » qui pousse à la potentialisation extrême du social,
du moral, du culturel.
8
« L’art ne donne pas une reproduction du visible, mais il rend visible » affirme Paul Klee à
propos de la reproduction du réel (« La confession créatrice », dans La Pensée créatrice, Paris
Dessain et Tolra, trad. De S. Gérard, 1973, p. 76.)