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La Traversée Des Signes: Roman Africain Et Renouvellement Du Discours

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Revue de l’Université de Moncton

La traversée des signes : roman africain et renouvellement du


discours
Sélom Komlan Gbanou

Volume 37, numéro 1, 2006 Résumé de l'article


La présente réflexion se propose d’interroger les différentes tendances et
Traversées de l’écriture dans le roman francophone innovations qui s’observent dans le roman africain francophone, d’analyser
leurs modes d’émergence ainsi que leurs stratégies de déploiement. Elle porte
URI : https://id.erudit.org/iderudit/016710ar un regard à la fois diachronique et synchronique sur la forme et la langue des
DOI : https://doi.org/10.7202/016710ar oeuvres, les rapports que celles-ci entretiennent aux lieux de production et aux
instances de légitimation que sont les revues et les maisons d’édition.
Aller au sommaire du numéro Ainsi, le paradigme de la traversée qui est au centre de l’analyse est un tout qui
cumule des éléments physiques de la traversée géographique (le voyage des
auteurs et la valeur symbolique de leurs expériences) et des éléments
intertextuels de la traversée des imaginaires (lectures et différents contacts
Éditeur(s) avec les milieux culturels de plus en plus variés).
Revue de l'Université de Moncton

ISSN
0316-6368 (imprimé)
1712-2139 (numérique)

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Citer cet article


Komlan Gbanou, S. (2006). La traversée des signes : roman africain et
renouvellement du discours. Revue de l’Université de Moncton, 37(1), 39–66.
https://doi.org/10.7202/016710ar

Tous droits réservés © Revue de l'Université de Moncton, 2006 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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https://www.erudit.org/fr/
Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006, p. 39-66.

LA TRAVERSEE DES SIGNES : ROMAN AFRICAIN ET


RENOUVELLEMENT DU DISCOURS

Sélom Komlan Gbanou


Universität Bayreuth

Résumé
La présente réflexion se propose d’interroger les
différentes tendances et innovations qui s’observent dans le
roman africain francophone, d’analyser leurs modes
d’émergence ainsi que leurs stratégies de déploiement. Elle
porte un regard à la fois diachronique et synchronique sur la
forme et la langue des œuvres, les rapports que celles-ci
entretiennent aux lieux de production et aux instances de
légitimation que sont les revues et les maisons d’édition.
Ainsi, le paradigme de la traversée qui est au centre de
l’analyse est un tout qui cumule des éléments physiques de la
traversée géographique (le voyage des auteurs et la valeur
symbolique de leurs expériences) et des éléments
intertextuels de la traversée des imaginaires (lectures et
différents contacts avec les milieux culturels de plus en plus
variés).
Mots clés : Traversée, roman africain, histoire littéraire.

Abstract
The present study aims to examine the various trends and
innovations found in francophone African novels, to analyse
their emerging manners as well as their multiplication
strategies. With both a diachronical and synchronical view, it
takes a critical look at the form and language used in the
novels, their relations with production places and authorities
of legitimization such as literary journals and publishing
houses.
Thus, the paradigm of passage which is at the centre of
the analysis is a whole that concurrently holds physical
40 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

elements of the geographical passages (the authors’ journeys


and the symbolic value of their experiences) and the
intertextual elements of the passage of the imaginaries
(readings and a variety of contacts with cultural surroundings
growing in variety).
Key words : Crossing, African novel, Literary history.

Introduction
À l’origine de cette réflexion, une hypothèse, sans doute trop large
mais susceptible de modifications : les formes et les mutations en cours
dans le roman africain, surtout francophone, sont liées à une nouvelle
conscience cosmopolite de la littérature chez les écrivains dans leur
situation d’entre-les-mondes. Pour une appréhension plus ou moins
objective d’une telle hypothèse, il est indispensable de prendre les
différents projets d’écriture dans leur singularité, mais également
d’interroger l’ensemble des positions sur les littératures francophones de
la périphérie, l’éventail des débats majeurs qu’elles suscitent au sein de
l’institution littéraire. Car, interroger le parcours diversifié du roman à
travers les modalités institutionnelles de reconfiguration ainsi que les
différentes pratiques d’écriture, revient à poser la question des enjeux de
mutations et transformations en œuvre chez les différents écrivains. Bien
évidemment, le paradigme de la traversée des signes explore l’histoire,
l’historicité, les géographies du texte et la palette des esthétiques qui
constituent le renouvellement du discours littéraire dans l’espace éclaté de
la littérature francophone africaine.

1. Chronique d’un renouvellement annoncé


Dabla a montré dans Les Nouvelles écritures africaines : romanciers
de la seconde génération (1986) qu’avec la parution de Le Soleil des
indépendances (1969), le romanesque africain postnégritude de langue
française s’est imposé le pari de se soustraire du thématisme absolu
caractéristique des écrivains de la négritude et de se constituer autour d’un
impératif de renouvellement d’ordre esthétique, diversement mis en
pratique par les différents auteurs. L’analyse de Dabla énonce et annonce,
à partir d’un corpus de six auteurs choisis suivant le potentiel polysémique
et la force de symbolisation de leur discours romanesque, les signes
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 41

formels et informels d’une rupture caractérielle dans la littérature africaine


et dont l’efficience s’affirme et se modifie au fil des années. La rupture
s’ordonne autour d’un double point de vue.
D’un côté, il y a une rupture dans la continuité qui se veut une
conquête de la paternité et une maîtrise de la configuration du discours
littéraire africain, démarche qu’analyse Mouralis (1999) avec détails à
partir de l’exemple de Delavignette. Ce dernier assigne à l’écrivain
africain le rôle prioritaire « de faire accéder l’Afrique à la dignité
littéraire ». En somme, ce point de vue porte le rapport empire et colonie
vers une autonomie de l’invention littéraire qui privilégie le culturel.
Mais, les ressources que se donne cette prise de parole, même si cela
constitue un long processus, consistent dans le fait de se refuser à un
contre-discours en élaborant constamment une stratégie de resserrement
de l’imaginaire autour d’une autonomie susceptible de participer de
l’universalité de la littérature. En somme, de se départir d’une littérature-
light – légère et bonne enfant portée par une vigoureuse condamnation de
la colonisation et une réhabilitation effrénée de soi dans les seules limites
de la négritude – pour tendre vers une écriture orientée vers son propre
dépassement.
De l’autre côté, une rupture s’observe dans la conception même de la
littérature sous-tendue par des enjeux esthétiques et perçue comme une
double scène du monde et du langage, c’est-à-dire, comme le propose
Bessière (2001), de s’interroger sur la possibilité de la littérature d’être à
la fois une paraphrase du monde et sa propre paraphrase.
Outre ces grandes orientations, dont Dabla a analysé l’émergence
comme marqueurs de rupture de la deuxième génération d’écrivains
africains – celle de l’après-négritude – par rapport à une tradition littéraire
héritée de la littérature coloniale, il convient de relever, du point de vue du
discours critique, le rôle important joué par l’institution littéraire dans la
naissance et la canonisation d’une manière d’écrire autre enrichie par un
travail de compensation du recul du thématisme, par une esthétique de
singularisation de la forme de l’œuvre littéraire.
À ces schémas de mutation et de transformation dans l’écriture,
s’ajoute une réelle activité éditoriale qui s’associe implicitement aux
valeurs commerciales du produit littéraire, des valeurs esthétisantes
nourries à plusieurs sources d’énergie. On remarquera, par ailleurs un
42 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

intense travail de scénarisation du double lieu d’appartenance de


l’écrivain comme trace d’une mémoire visitée dont des auteurs comme
Lopès (1990 et 2002) et Sassine (1976 et 1998) ont donné une variante
psychologique fort saisissante.
Chez les deux écrivains, la peau est le lieu de ce métissage spatial dont
l’écriture reprend les grandes articulations en termes de conflits, de
voyage hors et à l’intérieur de soi. L’écriture métisse au passé déjà
lointain dans les lettres africaines revient, avec en toile de fond, le difficile
compromis entre l’identité métisse et la double histoire qui porte la
mémoire. On renoue ainsi, mais avec plus de déchirement et de flottement
identitaire, avec la littérature métisse qui a connu en Afrique francophone
son heure de gloire dans les années cinquante. Il ne serait pas vain de
rappeler que l’importance de l’école coloniale dans la ville de Saint-Louis
au Sénégal, première capitale coloniale française en Afrique noire, a
favorisé un intérêt particulier pour la création littéraire de même qu’une
communauté prospère de métis dans les rangs desquels se constitue la
première vague des littérateurs1 L’interprète de l’armée, Léopold Panet,
fut le premier métis à signer une œuvre : Relation de voyage à Soveira
publiée en 1850 dans la Revue coloniale. Il sera suivi de l’abbé David
Boilat qui publie Esquisses Sénégalaises en 1853; tandis que Paul Holle et
Frédéric Carrière font paraître De la Sénégambie française en 1855
(Riesz, 1998).
La prise de parole des premiers métis a précédé de loin la naissance du
personnage métis dont les premières traces, comme modalités d’écriture,
remontent aux années 1930. Que ce soit avec Nini, mulâtresse du Sénégal
(Abdoulaye, 1954) où, pour fuir les commérages, la mulâtresse Nini
prendra les chemins d’Europe pour y retrouver la patrie perdue; que ce
soit avec Le Chercheur d’Afriques (Lopes, 1990) qui propose l’odyssée
d’un jeune garçon, André Leclerc, parti en France pour y rencontrer la
famille de son père; ou bien avec Ni, ce jeune métis abandonné par son
père blanc, qui se meurt de ses amours tragiques dans Faralako. Roman
d’un petit village africain (Cissé, 1958); ou encore avec Métisse façon
(Bouyain, 2002) roman dans lequel l’auteure décrit sur le mode
cinématographique la vie douloureuse des femmes métisses et orphelines
essaimées partout en Afrique par les colonisateurs; que ce soit avec
Bessora (1999), véritable globe-trotter née en Belgique d’un père
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 43

gabonais et d’une mère suissesse et dont la vie s’est déroulée en Afrique,


aux USA et en France et dont les personnages comme Médée (Petroleum,
2004), de Zara (53 cm) esquisse la portée problématique du rapport au lieu
multiple, ce sont des nomades de l’âme que l’on découvre dans une
écriture qui recherche son propre dépassement en se faisant lieu à rêver le
monde et en s’efforçant d’objectiver l’identité de l’entre-deux par
l’invention d’un no man’s land littéraire qui se refuse à toute
catégorisation à l’instar de Marie Ndiaye que Ambroise Têko-Agbo
désigne, à juste titre, par le terme de « romancière inclassable ».
Le principe poétique dans l’écriture métisse est une mise en
mouvement d’un exil du dedans où l’origine, l’originaire, l’originel dans
leur enchevêtrement défont, dans l’imaginaire, les codes d’appartenance
du sujet et son rapport au monde. Il participe d’une écriture de l’hybride2
qui oppose une résistance à la catégorisation au travers d’une dynamique
discursive particulière.
Enfin, l’écriture métisse est un versant de la littérature d’exil qui tient
désormais le haut du pavé dans les productions littéraires africaines et
euroafricaines. Un rapide coup d’œil donne, rien qu’au niveau des titres
des œuvres, le tableau non exhaustif suivant :
 Makouta-Mboukou, J.-P. (1974). Les exilés de la forêt vierge ou
Le Grand complot.
 Balou-Tchichelle, J. (1989). Cœur en exil.
 Djungu-Simba Kamatenda, C. (2000). Ici, ça va : récit d’exil.
 Dia Diouf, N. (2001). Retour d’un si long exil.
 Mabeko Tali, J.-M. (2001). L’exil et l’interdit.
Littérature métisse et littérature d’exil, nées d’une aventure du dedans
et d’un sentiment de manque, soumettent les écrivains à un travail de
représentation de l’origine ou de la non-origine avec des artifices qui
débordent, de loin, le concept sans doute restreint de postmodernité. Les
différentes stratégies discursives qui s’y déploient varient d’un auteur à
l’autre même si, au plan du récit, les protagonistes en scène sont comme
pris dans le drame d’une socialité instable, indéfinie et incertaine et, au
plan de l’historiographie, renouent avec le contexte général de quête
identitaire dans lequel est née la littérature africaine. Les écrivains ou
leurs doubles fictionnels ne vont pas à une découverte, à une recherche de
44 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

lieu mais sont embarqués dans un mouvement de potentialisation d’une


identité en mal de repères et d’une textualité chargée d’inventer ce que
Delègue (1991) appelle le « Royaume d’exil », c’est-à-dire cette patrie
édénique dont l’imaginaire littéraire trace la voie d’accès. Il explique que
le sujet exilé, ici au sens d’écartelé entre les espaces et les cultures, n’a
pas de lieu où marquer une pause car, dès lors qu’il est projeté dans
l’espace qui sépare les mondes éclatés, « l’exil est bien son royaume qu’il
ne peut ni habiter ni quitter » (Delègue, 1991 : 49) d’où l’errance dont
l’acte d’écrire n’est qu’un aspect :
L’errance est [l]a demeure intenable [de l’exilé], car il
faut bien quelque part un sens, du sens où aller, où
comprendre. Une double polarité oriente tour à tour ou
simultanément la quête de l’origine : soit l’en-deça de
la terre natale, soit l’au-delà d’un ailleurs idéal à venir,
utopie à rêver : ici et là, l’origine n’est plus un simple
repère chronologique, mais la source explicative de la
germination première ou le terme de la réconciliation
finale. De là est née l’aventure, où ce qui « advient »
par l’effet d’une Fortune discontinue, inconstante,
prend la forme d’un récit finalisé (Delègue, 1991 : 49).
Tel est, peu ou prou, ce qui arrive à tous ces protagonistes métis
comme André (Le Chercheur d’Afriques, 1990), Héloïse (Cola cola jazz,
2002), Lazare Mayélé (Dossier classé, 2002), Rachel (Métis façon, 2002),
et autres, qui ont en commun la quête du père et de repères comme un
approfondissement d’eux-mêmes. Vue sous un autre angle, la démarche
est phénoménologique, pas fondamentale, car elle s’élargit à une
littérature qui se fait elle-même métisse en raison de la portée des enjeux
identitaires qui la caractérisent. Que retenir, en effet, de la démarche des
personnages de Tchak pris, dans Place des Fêtes (2001), dans un
tourbillon terrifiant du vide dans lequel ils se trouvent emballés entre un
« Ici » insaisissable et un « Là-bas » dont ils n’ont qu’une vague
perception ou dans La Fête des masques (2004) où ils cherchent à
compenser la crise identitaire par le déguisement, le jeu des masques ? Le
concept d’écriture métisse implique une approche épistémologique
particulière qui tienne compte, non plus exclusivement du phénomène de
mixage linguistique (le français et les langues africaines) auquel, pendant
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 45

longtemps, on a réduit les écrivains africains3, mais de la richesse et de la


polyphonie de la machine narrative qui impose sa singularité, sa
marginalité. Blachère propose, de la question du métissage dans les
littératures africaines, une lecture juste :
Aborder l’analyse du métissage, c’est donc se placer
au cœur de ce que la littérature négro-africaine offre de
plus fécond à la recherche; c’est initier une
interrogation qui ne sépare pas le domaine stylistique
de l’angoisse identitaire, qui réaffirme et explore le
lien fondamental entre la voix et le corps, la parole et
l’être; c’est poser la seule question qui vaille :
comment la littérature nègre en français se sauve-t-elle
de la malédiction de l’hybride (1994 : 116) ?
Il ne s’agit pas de voir l’hybride dans un sens négatif comme le fait
Blachère qui le limite au fait colonial à l’instar de la critique
postcoloniale4, au point d’y voir une malédiction, mais comme un
fondement particulier de l’œuvre littéraire qui se formalise à la synergie
d’un universalisme de plus en plus revendiqué. Certes, la conscience
coloniale est cause d’inauthenticité dans la littérature des peuples
dominés, mais l’hybride tend à devenir, aujourd’hui, un lieu commun dans
la simultanéité des existences et dans la fiction du monde. L’hybride est
devenu un facteur de dépassement dans un monde d’interactions
culturelles qui n’échappe plus au cosmopolitisme5. L’être seul et pur
n’existe pas ou alors, s’il avait existé, son temps est bien révolu et
l’imaginaire ne peut plus être un territoire clos aux occurrences raciales :
Le roman, écrira alors Sony Labou Tansi (1981 : 5),
est paraît-il une œuvre d’imagination. Il faut pourtant
que cette imagination trouve sa place quelque part
dans quelque réalité. J’écris, ou je crie, un peu pour
forcer le monde à venir au monde. Je n’aurai donc
jamais votre honte d’appeler les choses par leur nom.
J’estime que le monde dit moderne est un scandale et
une honte, je ne dis que cette chose-là en plusieurs
maux. Il n’y a que Dieu qui décide si un livre sera petit
ou grand : mais mon livre à moi je me bats pour qu’il
saute aux yeux. La vie n’est un secret pour personne.
46 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

L’État honteux c’est le résumé en quelques « maux »


de la situation honteuse où l’humanité s’est engagée.
Dans cet avertissement à son roman L’État honteux, Sony Labou Tansi
annexe son écriture à une dimension cognitive dont les enjeux esthétiques
participent, de l’inscription de la littérature à l’histoire de la pensée
sociale et idéologique du monde dans sa globalité. Il définit,
implicitement, la littérature comme l’indicateur de cet universalisme que
Goethe désignait par le terme de Weltliteratur.

2. Africanité et universalité littéraires


Dans une telle pratique d’écriture qui privilégie les exigences d’une
confluence identitaire, "le plaisir du texte" si cher à Roland Barthes passe
par l’épreuve du récit hybride comme l’a si éloquemment esquissé Cheikh
Hamidou Kane. Son roman L’Aventure ambiguë (1961) amorce et
entérine l’éclatement et l’hétérogénéité du héros romanesque africain des
dernières décennies. Ce sont des figures d’exclus, de bâtards, de maudits
dont le sentiment et la sensation de rejet, d’écartèlement et de manque
sont révélateurs de la réalité d’un monde où l’individu a, plus que jamais,
obligation de s’inventer des lieux d’attache. Dans cette optique, l’acte
d’écrire répond, chez le métis ou l’exilé, à un besoin et à une dynamique
de liberté, de libération et d’ouverture qui ramène spécifiquement l’ego
pensant cartésien à un ego cherchant et se cherchant dans les limites d’un
intérieur et d’un extérieur soumis au mode de la nostalgie et du voyage.
En ce sens, l’écriture représente un carrefour d’intertextes qui entretient
des dettes avec un vaste réseau de données esthétiques et sociologiques
dans une perspective herméneutique où le Je se veut l’Autre. On est ainsi
amené à se demander, aujourd’hui au regard des représentations critiques
des productions littéraires des Africains qui ne mettent plus seulement en
scène l’être et le contexte africains mais une ontologie universalisante, où
commence l’africanité littéraire et ce qui en justifie la pertinence. La
logique de l’écriture n’obéit pas toujours à une logique d’appartenance
sociale. En cela, en dehors de la démarche de Tchak (2000, 2003, 2004) et
de bien d’autres écrivains dont les récits se démarquent, du point de vue
de l’énonciation du logo identitaire Afrique, Bouchard (1999) nous
propose une œuvre plus singulière. Si on peut justifier l’entreprise de
Tchak ou de Efoui (1998, 2001), tous deux pris dans le mouvement
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 47

exilique de l’ailleurs européen, Bouchard (1999) a ceci de particulier qu’il


écrit de l’Afrique. Son roman, Le jeune officier, sort des schémas
classiques de réception des littératures africaines. Il raconte le drame d’un
jeune officier nouvellement embarqué sur un navire de guerre de la
coloniale et qui se voit confier, par le commandant, la délicate mission de
débarrasser le navire des rats qui l’infestent. Ainsi promu à la solitude et à
la méditation stérile et même au ridicule, le jeune officier devra
s’accommoder de sa nouvelle tâche en trouvant d’abord le calme intérieur
et en se passant des railleries de ses camarades. La rhétorique du banal et
de l’insignifiant par laquelle le commandant lui confie cette mission et
dont le récit reprend le ton le flatte et le déroute, car toutes les précautions
et l’habileté oratoire qui entourent la délégation de pouvoir semblent
cacher une angoisse existentielle profonde. La texture narrative plonge le
lecteur dans le seul univers intérieur du jeune officier dont on ne saura
d’ailleurs pas grand-chose. Elle oppose le sérieux du banal à la
banalisation du sérieux; le Moi habité par la naïve bonhomie au
scepticisme devant l’inconnu; le fatalisme devant la puissance d’un
ennemi incernable à l’esprit de rigueur acquis dans les hautes écoles de la
vie. Un roman simplement ontologique, sobre dans sa problématique, sans
grande prétention et ressassement de clichés énonciatifs, une écriture
partie de rien pour aboutir à la géographie de l’humain. Car, arriver à
élaborer un code de rats qui tienne compte de leur vie et de leur
philosophie, ce n’est pas tant chercher à dératiser qu’à mettre l’esprit
humain en question dans son arrogance et dans son refus de la faillibilité :
Et n’ai-je pas dit à l’instant qu’une véritable compréhension
d’un problème comme celui des rats ne saurait être donné
qu’à celui qui aurait accompli un immense travail intérieur
et acquis une grande expérience ? martèle le commandant
(Bouchard, 1999 : 13).
Ce roman, comme bien d’autres, décline une certaine doxa qui réduit
le discours littéraire au registre subjectif du géographique et du culturel. Il
s’attache à dire l’être de l’intérieur en s’extirpant du minimalisme du
réalisme sociohistorique.
Outre ces schèmes non exhaustifs dont les variations induisent
inévitablement une autre approche des littératures africaines, il convient
de mentionner des facteurs d’accompagnement et de soutien qu’offre
48 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

l’institution littéraire et dont la pertinence sociologique est grande. Que


vise la littérature africaine ? À qui s’adresse-t-elle ? Quels en sont les
critères endogènes et exogènes de légitimation ? Ces questions demandent
de se tourner vers les lieux abstraits et réels de l’émergence du littéraire. Il
existe au moins deux grands fuseaux dans l’univers des lettres africaines.
D’un côté les œuvres produites en Afrique par des écrivains et qui y
vivent et qui connaissent un grand succès auprès de leur public local
(Zamenga Batukezanga, Isaïe Biton Koulibaly). De l’autre, des œuvres
publiées dans les grandes maisons d’éditions européennes par des auteurs
qui vivent en Europe et dont les œuvres sont une traversée de mémoires :
Tierno Monénembo, Sami Tchak, Kossi Efoui, Wabéri, Alain
Mabanckou, Calixthe Beyala, Fatou Diome, Kangni Alem, Théo
Ananissoh, V. Y. Mudimbe, Bolya, Pius Ngandu Nkashama, etc. Entre les
deux champs des phénomènes alternatifs : les auteurs vivant en Afrique
ou en Amérique et publiant en Europe (Florent Couao-Zotti, Boubacar
Boris Diop, Tanella Boni, Alain Patrice Nganang, Alain Mabanckou,
Edem, etc.). Et un cas plutôt rare : les écrivains vivant en Europe et
publiant en Afrique (Théo Ananissoh, Lye Mudaba Yoka). Dans chacun
de ces cas de figure, le statut de la littérature change car il s’agit, pour
l’institution littéraire, de reconnaître et d’évaluer les signes d’une
interprétation de la traversée des mondes sans tomber dans l’écueil de
ramener à un modèle prédéfini la singularité des œuvres. Certes « l’œuvre
singulière exemplifie ce qu’elle représente – le commun des discours,
toute pensée – en même temps qu’elle le rapporte à l’ensemble de la
littérature et à l’ensemble du langage auquel celle-ci s’identifie »
(Bessière, 2001 : 28). Le critique ajoute que l’interprétation devrait être
« une mise à jour de la réalité de toute chose et de la réalité à laquelle
correspond la littérature et que celle-ci interprète, sans que soit défaite
l’autorité de l’écrivain » (ibid. : 29). Si l’on admet avec Dubois (1978)
que l’œuvre littéraire se constitue dans l’interaction de plusieurs instances
dont la validité et l’importance tiennent de l’évolution socio-historique, on
comprend facilement qu’il est un déséquilibre entre les infrastructures des
différentes sphères éditoriales et l’autorité des écrivains6. Aussi, si en
Afrique, la censure d’État, l’autocensure, la faiblesse de l’économie et la
fragilité des institutions de légitimation n’assurent pas toujours une libre
circulation de l’objet-livre sur le marché des biens symboliques, faudra-t-
il être attentif, en Europe, au rapport tenu entre les instances de production
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 49

et les instances de légitimation. Mouralis, dans le cadre d’un colloque


organisé par les Éditions Clé de Yaoundé pour en célébrer le 35ème
anniversaire de la création, revient sur la question des oppositions entre
éditeurs européens, ou situés en Europe, et éditeurs africains. Il observe
que les éditeurs africains, dans le meilleur des cas, se donnent une
vocation continentale s’ils ne « visent plutôt à publier la production du
pays où ils sont localisés » (2001 : 53); ce qui renforce une régionalisation
et un enfermement de l’activité littéraire, alors que du côté des éditeurs
européens, la production est tournée vers le profit, la promotion et la
découverte d’innovations. À ces disparités dans les configurations du
champ littéraire, Mouralis ajoute d’autres facteurs non moins importants
qui participent du décloisonnement de la littérature africaine. Il s’agit
notamment du « capital culturel » individuel des auteurs qui s’enrichit le
long de leur parcours; ensuite « des stratégies éditoriales que déploient les
écrivains pour accroître leur profit symbolique et renforcer leur position »
(ibid. : 54) et enfin de la valeur symbolique que confère l’outillage
critique que sont les journaux, les revues spécialisées et les magazines :
Chacune de ces catégories peut apporter à l’écrivain un
type de profit spécifique, repérable sur une échelle qui
va, en quelque sorte, de sa reconnaissance comme
écrivain africain à sa reconnaissance comme écrivain
tout court, du régional à l’international (ibid. : 55).
Le capital symbolique, pour reprendre Bourdieu, susceptible d’inscrire
l’écrivain dans un champ plus vaste, dépend de la puissance des instances
de légitimation et si l’écrivain, comme artiste, est créateur de valeurs, de
symboles et de thèmes, il peut être lui-même régi par les normes des
instances légitimantes dont l’influence peut affecter l’univers esthétique et
thématique de son œuvre. Dans cette perspective, on pourrait valablement
envisager une étude comparée entre les stratégies d’écriture des auteurs
d’Afrique et ceux d’Europe.
Si on se limite aux structures légitimantes de l’Europe, soumises
comme tous les champs à des injonctions idéologiques de toutes sortes, on
remarquera une configuration particulière qui s’exprime par une
concentration de plus en plus accrue des auteurs chez des éditeurs
spécifiques comme Présence Africaine, Le Seuil, Gallimard [coll.
Continent Noir], Albin Michel, Le Serpent à plumes, L’Harmattan. Toutes
50 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

ces structures éditoriales sont situées à Paris et leur concurrence ajoutée à


la multiplication des collections permet, même si des critiques peuvent
être formulées, une présence de plus en plus massive des œuvres d’auteurs
africains sur le marché européen du livre. Ces différentes maisons
d’édition tracent une histoire et proposent une archéologie particulière des
littératures africaines francophones. D’abord, elles permettent un suivi
permanent des auteurs désormais membres d’une famille éditoriale, ce qui
a pour conséquence de regrouper les écrivains sous un air de famille.
Ensuite, elles leur donnent la possibilité de se donner entièrement à
l’écriture avec la certitude que les manuscrits ne vont pas moisir dans les
tiroirs. Du coup, l’écrivain peut, auprès du lectorat, accroître son crédit
symbolique par la fréquence de ses publications et un travail permanent de
dépassement comme le montre le Tableau 1.
Une telle concentration donne à penser que la création littéraire est
soutenue par un travail de représentation continue qui induit à penser que
l’écrivain et son oeuvre s’inscrivent dans un système idéologique de
visibilité qui leur assure une plus grande circularité. On peut également
examiner, comme conditions d’exercice de l’inscription à l’universel,
l’apport des revues comme Notre Librairie, qui depuis sa création en
1969, non seulement oriente le discours critique grâce à des numéros
thématiques mais aussi canonise des tendances émergentes. On se rappelle
ici le rôle extrêmement important joué par Notre Librairie dans le débat
sur la notion de nationalitarisme littéraire dans les années 80 avec des
numéros spéciaux consacrés aux littératures des diverses nations, le
concept des écrivains de la postcolonie, de la génération littéraire (n°146,
octobre-décembre 2001), de l’écriture de la violence (n°148, juillet-
septembre 2002), de la sexualité et l’écriture (n°151, juillet-septembre
2003), etc. Le travail de promotion de Notre Librairie ne porte pas
seulement sur la caractérisation de l’entreprise littéraire d’un écrivain
mais, en outre, propose à travers ce que Ferrari et Nancy (2005) appellent
« l’iconographie de l’auteur », une familiarité avec le regard et la présence
derrière l’œuvre de la personne de l’auteur. Dans la préface au numéro
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 51

Tableau 1 : Fréquence des publications

Auteur Édition Œuvres Moyenne


- Les Soleils des indépendances
1970-2003
(1970);
- Monnè, outrage et défis (1990);
5 romans
Ahmadou - En Attendant le vote des bêtes
Seuil en 23 ans
Kourouma sauvages (1998);
- Allah n’est pas obligé (2000);
soit un roman
- Quand on refuse, on dit non
tous les 4 ans
(2003).
- La vie et demie (1979);
1979-1995
- L’État honteux (1981);
- Les sept solitudes de Lorsa Lopez
5 romans
Sony (1985);
Seuil en 16 ans
Labou Tansi - Les yeux du volcan (1988);
- Le Commencement des douleurs
soit 1 roman
(1995).
tous les 3 ans
- Les Crapauds-brousse (1979);
- Les Ecailles du ciel (1986); 1979-2004
- Un rêve utile (1991);
- Un Attiéké pour Elgass (1993); 8 romans
Tierno
Seuil - Cinéma; en 25 ans
Monénembo
- Pelourinho (1995);
- L’Aîné des orphelins (2000); soit 1 roman
- Peuls (2004). tous les 3 ans

- Le Petit Prince de Melville (1992);


- Maman a un amant;
- Assèze l’Africaine; 1992-2005
- Les honneurs perdus;
- La petite fille du réverbère; 9 romans
Calixte Albin - Amours sauvages; en 13 ans
Beyala Michel - Comment cuisiner son mari à
l’africaine; soit 1 roman
- Les arbres en parlent encore; pratiquement
- La Plantation (2005). chaque année
52 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

146 consacré à la « nouvelle génération » d’écrivains de l’espace


francophone, Mondolini pose, par-delà l’objectif premier de la revue qui
est la divulgation des œuvres et de leurs tendances, le souci de faire
voyager les auteurs, de les mettre en contact avec les lecteurs par le
charme de l’icône :
Chaque auteur présenté dans les pages qui suivent sera
également donné à voir dans une exposition de vingt-
deux affiches intitulée « Littératures du Sud, Nouvelle
Génération ». Son lancement interviendra au premier
trimestre 2002. Elle sera, dès mars prochain,
disponible au service diffusion de l’ADPF et
permettra, dans plusieurs centaines de lieux culturels et
éducatifs, de poursuivre la valorisation d’une création
littéraire qui le mérite tant. (2001 : 3)

3. Ruptures et innovations
3.1. Les balbutiements
Il existe une corrélation évidente entre instances de légitimation et
instances de production et ce n’est pas par hasard que les mutations
notoires dans le roman africain soient, pour la plupart du temps, l’œuvre
d’écrivains vivant dans la métropole ou y publiant. C’est un fait avéré que
l’œuvre littéraire n’existe que par rapport à une conscience de réception.
Depuis la parution de l’ouvrage de Dabla (1986), on parle de nouvelle
génération non pas forcément en tenant compte d’une tranche d’âge mais
en se fondant sur les modalités du discours littéraire. On semble faire le
grief à certaines tendances d’être moins opératoires, moins adaptées aux
nouvelles pratiques de lecture que les enjeux sociopolitiques imposent,
bref de ne pas faire l’objet d’une conscience de dépassement. Les choix
des éditeurs, l’orientation thématique des revues critiques (Présence
Francophone, Présence Africaine, Research in African Literatures,
Tangence, Palabres, Francofonia, Ponts, etc.), les titres des colloques,
tout porte à croire qu’un certain seuil est à chaque fois franchi et que la
création littéraire est un corps dynamique qui sait se lier à une certaine
socialité. Il y aurait lieu de faire l’inventaire de toutes les modalités
d’innovation et de rupture, ce qui reviendrait à analyser chaque œuvre, à
évaluer le travail de dépassement dans le projet littéraire de chaque auteur.
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 53

Dans les limites de cette étude, on se contentera de quelques aspects


saillants des stratégies de reconfiguration du discours romanesque par
lesquelles se dit le monde de la banalité, de la transgression, de
l’éclatement et du chaos de l’époque postmoderne7.
Avec Nokan (Violent était le vent), Kourouma (Les Soleils des
indépendances), etc., le romanesque africain a cessé, graduellement,
d’être pourvoyeur de trames événementielles rigoureusement construites
autour de la chronologie d’une histoire. Il n’est plus question non plus de
se conformer aux règles du réel ou du vraisemblable mais de pousser
l’imaginaire dans les limites de l’inimaginable au point que le romanesque
qui se diversifie et se réinvente suivant les sensibilités individuelles ne
soit plus du roman. Il est « fable » pour Sony Labou Tansi, « variations
romanesques » pour Wabéri, « contes citadins » pour Nganang,
« Nuances » pour S Bouyain, « chant-roman » pour Wêrêwêrê Liking,
« un vrai conte » pour Sénouvo Agbota Zinsou, « Blablabla » selon
Birahima le narrateur de Allah n’est pas obligé. L’écriture semble de plus
en plus se structurer de façon décisive autour de ce que Zimmermann.
(2005 : 9) désigne par le terme de « axiome de la non-identité
romanesque » et qui postule que le roman n’est pas à envisager comme un
territoire clos dont l’hégémonie apparente stabiliserait le geste de
l’écriture. « De ce point de vue, poursuit Zimmermann, le mot roman
pourrait désigner deux types de textes très différents : ceux qui
reconduisent une attente déjà formulée, et ceux qui cherchent à, selon le
mot Chevillard, ‘dévoyer’ le genre dans lequel ils s’inscrivent »
(Zimmermann, 2005 : 10).
C’est ce désir de dévoiement du genre, cet impératif de
renouvellement, qui peut valablement entériner la notion de génération
littéraire, car si les premiers littérateurs africains, dépourvus de tradition
littéraire, étaient obligés de se conformer au modèle du colonisateur, les
écrivains de l’époque postcoloniale sont en contact avec les chefs-d’œuvre
universels et leur propre passé, c’est-à-dire la tradition orale. L’exemple
de Kourouma qui recourt au donsomana malinké est significatif à cet
égard, de Towaly qui reprend dans Leur figure-là (1985) la parole
conteuse en milieu ewe, de Adiaffi qui intègre à la structure de son roman
La Carte d’identité (1983) le calendrier agni. Il s’agit d’un prolongement
de ce que Pageard nommait « la littérature en liberté » en parlant des
54 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

pionniers du roman africain dévoyé tels Yambo Oueloguem (Le Devoir de


violence, 1968), Kourouma (Les Soleils des indépendances), Issa
(Grandes eaux noires, 1969), Sissoko (La Savane rouge, 1962), Nokan
(Le soleil noir point, 1962), etc., qui se sont laissés guider par leur
tempérament en choisissant de « s’exprimer en dehors des genres
classés » (Pageard, 1966 : 113). Littérature en liberté ou iconoclastie
voulue, cette littérature marque le rejet de l’ordre et de la norme et si les
œuvres auxquelles Pageard applique le terme n’ont pas connu, du moins
en leur temps, la reconnaissance due à leur témérité créatrice, elles
susciteront néanmoins un traitement de plus en plus conséquent de l’ordre
du désordre. Un devoir d’affirmation nourrit désormais les écrivains qui
mettront en scène, contre l’ordre de l’arbitraire instauré par les régimes
politiques en place, des personnages intellectuels dans une perspective
révolutionnaire. Ainsi, les personnages suivants renouvellent la typologie
de l’Africain en lutte contre la colonisation et se cherchant sur les chemins
d’Europe comme l’infortuné héros Kanga Koné de Les Inutiles (1956) de
Dembélé, Kossia dans Violent était le vent (Nokan), Mayéla Dia Mayéla
dans Un Fusil dans la main, un poème dans la poche (Dongala, 1973),
Kotoko dans Une aube si fragile (Signaté, 1977), Adrien dans Le Bal des
caïmans (Karone, 1980), Diouldé dans Les Crapauds-brousse
(Monénembo, 1979), Nara dans L’Écart, Marie Gertrude dans Shaba deux
(Mudimbe, 1989), Pierre Landu dans Entre les eaux (Mudimbe, 1973),
Kinalonga dans Les Exilés de la forêt vierge ou le grand complot
(Makouta-Mboukou, 1974), etc.

3.2. Le jeu du contournement


Ce niveau de rupture suppose que l’acte d’écriture se pense en termes
de rapport revu et corrigé entre le réel et l’invention littéraire, car la
‘littérature en liberté’ dont parle Pageard ne signifie pas ‘liberté de la
littérature’. Se pose alors la question suivante : comment nommer le réel ?
Comment en assurer la mise en fiction ? Cette question n’est pas nouvelle,
elle donne lieu à des démarches esthétiques dont se prévaut l’originalité
littéraire. Du point de vue théorique, Dubois (2000) propose de substituer
à la notion de réel celle de social, car alors que le réel est une donnée, le
social, en ce qui le concerne « présuppose un minimum de traitement ou
de construction ». Il en ressort que le choix du social comme référence
dans un projet d’écriture permet au texte d’être plus proche de son objet
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 55

tout en s’élaborant des modalités discursives plus travaillées. Dire le réel


revient donc pour les écrivains à se refuser à la reproduction plate d’une
évidence pour tout couler dans les artifices de la fiction comme
réinvention de ce qui existe8. Ainsi, la réponse à la question du « comment
nommer ? » passe par la réinvention du signifiant, en d’autres termes, à
créer une prose de l’Afrique pour parodier l’expression de la « prose du
monde » que Merleau-Ponty (1969) à la suite de Hegel va ériger en
théorie. Les romanciers de la période postindépendance vont utiliser des
artifices de la dénomination neutre, du non repérable, pour désigner
l’univers romanesque brouillant délibérément tout rapport immédiat entre
le signifié et le signifiant en ce qui concerne l’identité géographique de la
diégèse. Ils optent pour un anonymat topologique qui donne explicitement
libre cours à toutes les supputations. Ainsi, Les Soleils des indépendances
a pour cadre géographique la République de la Côte des Ébènes, Le
Cercles des tropiques (1972) situe le lecteur aux Marigots du Sud,
Kotawaly (1977) a pour cadre la République de Kazalunda, Les Chauves-
Souris (1980) dans l’Eborzel, Nègre de paille (1982) joue en République
unie de Kolibali, Secret d’État (Bailly, 1988) dans la République
démocratique d’Adjisse, etc. Dans une communication prononcée à
l’Université du Bénin au Togo lors d’un colloque consacré au
« Renouvellement de l’écriture dans la littérature négro-africaine » (13-17
avril, 1987), Midiohouan définit l’anonymat topologique comme une
esthétique de contournement et de camouflage face aux exigences
répressives des régimes néocoloniaux qui pourrait aussi s’expliquer par la
conscience qu’ont les écrivains de la communauté de destin des pays
africains et par la volonté de susciter chez le lecteur africain, d’où qu’il
soit, le sentiment d’appartenir à cette communauté.
Quelles que soient les raisons qui la motivent, la stratégie de
l’anonymat topologique cherche à déjouer l’effet d’apesanteur du réel et à
mettre en mouvement une opération de savoir dont l’efficacité est de faire
du lieu de l’imaginaire une spéculation du réel. Il ne s’agit pas de brouiller
les systèmes de référence du nommé mais d’en faire le signifié à la fois
d’un ‘ici’ et d’un ‘là-bas’, d’un partout et d’un nulle part. La démarche
trouve un écho bien favorable chez les écrivains de la postcolonie qui
vident le signifiant de toute portée. Ainsi, Tchak enfonce définitivement le
clou en situant la trame événementielle de son roman La Fête des
masques dans un coin au nom-programme de « Ce-qui-nous-sert-de-
56 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

pays », un espace dont la vacuité rappelle le cadre actionnel que Lopès


s’est choisi pour son roman Le Pleurer-rire : Le Pays. Quant à Efoui, le
pessimisme du non-lieu romanesque atteint son paroxysme. De
Tapiokaville, le pays-cimetière où se déroule le récit de La Polka (1998),
il passe avec La Fabrique de cérémonie (2001) à des espaces qui ont cessé
d’exister : de l’ex-URSS, les protagonistes se retrouvent dans une Afrique
dont les pays sont passés à l’état de virtualité. Le périple de Urbain
Mango et de son acolyte Johnny Quinquélibat se déroule dans l’ex-Togo,
dans l’ex-Haute-Volta, etc.
Même si des auteurs comme Kourouma (Allah n’est pas obligé),
Tierno Monénembo (L’Aîné des oprhelins, Peuls), Nganang (L’invention
du beau regard, 2004), Mabankou (Verre cassé, 2005) adoptent la
dénomination référentielle du cadre actionnel, l’anonymat topologique
reste toujours de mode. Ainsi, Alem situe ses deux romans (Cola cola jazz
et Canailles et charlatans) à TiBrava capitale du pays du même nom alors
que Kadima-Nzuji situe La Chorale des mouches (Présence Africaine,
2003) dans un pays du nom de Kulâh. Salifou choisit, pour La Valse des
vautours (Karthala, 2000), un royaume situé en plein Sahel et qui se
nomme Zangana. Ce que l’on peut retenir de ces jeux de dénominations,
c’est leurs enjeux idéologiques, car lieux de l’imaginaire ils ne sont pas
seulement des lieux imaginaires, imaginés. Ce sont des espaces scéniques
où l’écriture s’emploie à représenter la signifiance du réel dans tout son
état.
Dans tous les cas, les romanciers, face à la difficulté et/ou au refus de
nommer, se parent d’un protocole de création qui passe par le deuil du
signifié, du sens et de l’origine. Et même si cela s’érotise en jouissance de
l’écriture, chez les écrivains confrontés au sentiment d’exil, le pays natal
n’est convoqué autrement que comme une mémoire diffuse qui ne
propose, vu de loin ou de près, rien de différent par rapport aux autres.
Tout le spectacle de souvenirs du pays natal, de recours à un héritage
culturel confronté au solvant de l’oubli : Nganang dans L’invention du
beau regard, Ananissoh dans Lisahoè (2005), Mabankou dans Verre
cassé, etc., convient à appréhender l’être-au-monde comme un permanent
travail de deuil dont l’ultime conséquence est l’impasse du vide et de la
perte, impasse à laquelle tente de remédier l’écriture en se construisant,
selon la terminologie de Campion (2003), une « réalité du réel ».
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 57

Certes, l’enjeu est également esthétique qui consiste à mettre en œuvre


une poétique du pathos où l’écriture se fait délire, folie, hallucination.
Aussi, l’espace littéraire est-il devenu une espèce de coin perdu, d’un
monde loin derrière le monde, hanté par des fantômes et des spectres de
toutes sortes qui s’assignent dans le grotesque, le burlesque,
l’inimaginable, le tragique,…, le rôle dévolu aux êtres doués de raison.
Que peut-on par exemple retenir de ces braves policiers que l’on surprend,
« ivres dans les bars du quartier, en train de danser le makossa avec leur
fusil » (Nganang, 2005) ? De cet inspecteur, Débonnaire Eloundou,
capable de déclarer mort un homme qui vit encore, de libérer un tueur et
de tuer à la même occasion un homme libre, comme le donne à lire
Nganang. Les écrivains de l’Afrique ou de la métropole sont comme
hantés par l’inimaginable destin d’une « Afrique fantôme » dont on peut
croire que le déni d’existence réponde à une démarche cathartique. Au
regard de la réalité du réel, il apparaît évident, que même si l’écrivain
africain se fantasme dans le tout-monde, dans le mythe d’un monde de la
globalisation, il écrit une conscience stéréotypée du vide dont Sony Labou
Tansi disait que l’Afrique est le plus grand producteur mondial.
En somme, ni d’ici, ni de là-bas, ce sont des aventuriers de la mémoire
qui écrivent pour oublier l’espace et le temps sans la fausse prétention des
romantiques de pouvoir changer le monde. Ils se savent foncièrement
changés par les mondes qu’ils parcourent. Écrire, c’est témoigner de leur
fuite vers les lieux imaginaires. Sans doute, Forest a-t-il raison de dire
que :
considérer le romancier non pas comme un vivant
descendant parmi les morts mais comme un mort
revenant chez les vivants, permet de renverser un peu
les rôles et de lier l’esthétique littéraire à une
expérience de survie, de la reprise où il assume un rôle
plus inquiet et moins assuré que celui que conféraient
les idéologies héroïques et rédemptrices du passé
(2005 : 30).
En somme, l’esthétique littéraire semble se résoudre à une négociation
difficile entre le vraisemblable et l’invraisemblable dans une démarche
postmoderne qui vise à produire une fiction qui met en mouvement
l’étrangeté du monde, l’inquiétante réalité du monde. Elle convoque une
58 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

représentation de lieu commun renommé ou dé-nommé pour faire vrai au


sens où Maupassant définit le faire vrai des écrivains réalistes qui consiste
à « donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des
faits, et non à les transcrire servilement dans le pêle-mêle de leur
succession » (cité par Dubois, 2000 : 259). En d’autres termes, nommer
ou non le réel revient à le réinventer, car l’invention seule est la condition
du « vraisemblable de la littérature » (Bessière, 2001).
Nganang (2005) fournit, dans ses contes citadins : L’invention du beau
regard, une démonstration pertinente de l’invention. Que les deux contes
cruels qui constituent cette oeuvre se situent en plein Cameroun de Paul
Biya n’a pas d’importance, ce qui importe dans la modernité de l’œuvre,
c’est sa poétique des hypothèses narratives. Le contenu du premier conte
« Les derniers jours de service du commissaire D. Eloundou », le texte le
plus expressif de l’oeuvre, tient pourtant au bout d’une ligne : le
commissaire Antoine Débonnaire Eloundou, malgré ses stratagèmes pour
ne jamais partir à la retraite, voit désormais le pouvoir lui échapper, les
crimes et les coups bas commis de par le passé le rattrapent et le basculent
dans un tumultueux bilan de conscience. Le narrateur à la charge du récit
s’essaie à toutes les variantes de l’histoire, à ses possibles mises en scène.
Ses interventions sont des indiscrétions de son omniscience : lui seul sait
que la police camerounaise est corrompue, que le commissaire D.
Eloundou ne s’est jamais servi de son arme de service et peut se permettre
un jeu de complicité narrative avec le lecteur par le leitmotiv de « Nous
savons » :
Nous seuls savons, n’est-ce pas, que dans son crâne
soudain il ne fut plus sûr si ce n’était pas lui qui avait
éparpillé les morceaux de la Sita dans la cour de sa
maison, ou alors si ceux-ci avaient décidé de se
rassembler dans son dos et de venir s’éparpiller chez
lui, juste pour lui montrer (Nganang, 2005 : 87).
Le récit se fonde sur des probabilités narratives, une esthétique
excellemment travaillée qui laisse au lecteur le soin de s’inventer ses
propres péripéties en dehors du choix du narrateur. Ces possibles narratifs
qui accréditent l’aspect vraisemblable de l’histoire sont introduits dans le
récit par des formules qui affichent nettement le désir et le jeu de la
réinvention du « réel ». On en retiendra principalement deux.
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 59

La peur et l’insécurité intérieure de Edoundou de ne pas pouvoir


identifier cet Innocent qui, à quelques heures seulement d’une retraite
dont il s’est toujours méfié, choisit de bouleverser toute sa vie par une
note laconique : « Tu as gâché ma vie et tu vas me rendre ça. Sinon je vais
te tuer. Je te donne vingt-quatre heures. C’est moi Innocent », le poussent
à des actes de barbarie inimaginables au hasard d’une enquête policière
qu’il a menée seul. Il tue et découpe en morceaux Sita, une prostituée.
Surpris de son acte, il range soigneusement le cadavre dans son tiroir,
mais, à la maison, l’entrain de ses femmes et de ses enfants en pleine
préparation des festivités avec un boucher découpant en morceaux la
vache achetée pour la circonstance le replonge dans l’anxiété et l’hystérie.

À ce moment du récit, le narrateur propose une première hypothèse


narrative sous le titre de « Imaginons » (ibid. : 90-95) où il se met dans la
peau de la plus jeune femme de Eloundou dont le zèle cache bien des
intentions. L’imaginaire se reconstruit à partir d’un degré zéro de
l’imagination qui relance le récit dans d’autres perspectives narratives :
« prenons par exemple que nous nous appelons Chantal Atangana, et que
nous sommes née en 1980, ce qui nous ferait aujourd’hui vingt-trois ans,
dont huit passés dans le lit du sexagénaire D. Eloundou » (ibid. : 90). Une
telle hypothèse suppose naturellement une rupture dans la logique du récit
et, dans les représentations du lecteur, fait émerger un contre-énoncé
d’autant plus que Chantal se refuse de croire à « l’impouvoir » de son
mari tombé en disgrâce et qui non seulement est obligé de se débarrasser
de son arme de service mais ne peut plus bénéficier du soutien de la
police. Ce qui importe à la famille d’Eloundou, c’est l’élaboration d’une
stratégie porteuse pour empêcher cet Innocent de mettre sa menace à
exécution.

Mais, pendant que le lecteur se perd en conjectures sur la portée de


cette chasse à Innocent décidée avec fougue et radicalisme par l’entourage
du commissaire, chasse dont les scènes ridicules sont rapportées aux
chapitres 7 et 8, le narrateur opte pour une deuxième hypothèse qui fait
l’objet du chapitre 9 intitulé « Autre possibilité » (ibid. : 106-109). Partant
de l’hypothèse que dans le réel les choses peuvent changer de cours, le
narrateur laisse entendre que la littérature dans son statut de réalité du réel
ne peut être une rationalité qui ordonne le récit. Celui-ci doit relever d’une
60 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

médiation des différents possibles pour arriver à un sens, à des sens que la
réalité n’aurait pas.
Le chapitre 8 présente la cérémonie de décoration du commissaire
désormais retraité mal à l’aise dans son gilet pare-balles et sa veste trop
petite qui l’empêche de respirer. Hanté par l’image d’un Innocent au
pistolet assassin et convaincu que ni la zélée Chantal ni son fils junior qui
a ramené ce papier de malheur ne connaissent le visage de son assassin,
des images folles lui traversent la tête. Et, avant que le ministre n’eût le
temps de lui mettre la médaille sur la poitrine, il s’écroula au milieu de la
foule (ibid. : 105).
Une telle fin du récit n’est qu’une issue possible de l’histoire mais
l’acte d’écrire, c’est refuser de saisir au premier niveau le réel, celui de
l’évidence. Un tel changement d’hypothèse narrative paraît être solidaire
d’une posture de lecteur, de la « prose du monde ». Aussi, le narrateur
recommande-t-il d’oublier le chapitre 8 pour donner une chance à
Eloundou :
Étant donné que, dans la vie, cela peut toujours être
autrement, voici une deuxième possibilité de fin pour
cette histoire. Pour cela, il est besoin d’oublier le
chapitre 8 que vous venez de lire, c’est-à-dire de
ressusciter D. Eloundou, et ceci est très important,
parce que nous n’avons pas encore répondu à la
question de savoir qui, mais qui diable, est Innocent
(ibid. : 106).
L’autre version sur laquelle s’achève le récit est un niveau possible de
vérité romanesque. Eloundou, arrivé avec tout son cortège familial dans la
cour de la police, est plus que surpris de n’y voir personne, aucune
atmosphère de fête. Avant qu’il ne se remette de son étonnement, c’est le
commissaire adjoint, « ce garçon qui n’a même pas l’âge de son fils », qui
se présente à lui comme étant le fameux Innocent, pour lui mettre les
menottes. Happy end pour le commissaire qui ne pouvait se souhaiter
meilleure issue, car il mérite d’être laissé en vie.
Roman des métamorphoses narratives, L’Invention du beau regard,
autorise à prendre le roman réaliste comme une poétique des avatars du
La traversée des signes : roman africain et renouvellement du discours 61

réel. L’écriture corrompt ou peut corrompre le rapport au réel car


représentation, elle opère des choix dans l’interprétation de l’évidence.

4. Les effets de singularisation


Le projet romanesque de Nganang s’inscrit dans un schéma de rupture
et de renouvellement du discours littéraire africain dont l’étude peut
révéler de riches singularités. Chez la presque totalité des écrivains des
bords de la Seine, se précise une écriture aux artifices en constante
évolution. Le fictionnellement correct n’est plus à l’ordre du jour.
L’écriture actualise le grotesque et le baroque. Elle récuse le thématique et
le rhématique. Elle compile des métaphores qui évacuent des données
contingentes de toute substance, y compris le langage. Chez Efoui,
Wabéri et Tchak, la diégèse s’accommode d’un tour de passe maniériste
qui dévalue la mimesis dans un refus systématique de l’illusion
référentielle. Même si l’univers diégétique reprend les fables d’un monde
régressif comme dans La Fabrique de cérémonie ou dans Place des fêtes,
avec l’apologie des écarts sociaux et moraux (Verre Cassé), le fictionnel
ne se soucie plus d’une dialectique d’ordre et de cohérence. L’écrivain se
veut un inquiéteur, soit dans son rapport à l’écriture ou, comme le fait
Mabanckou dans Verre cassé, par un double fictif devenu écrivain par un
concours de circonstance juste pour conserver la mémoire du Bar Le
Crédit, lieu de rencontre d’un sous-monde qui se meurt dans l’alcool,
vaincus par les réalités de la vie, demandant des comptes à leur destin. Le
personnage de Verre cassé incarne la tragédie de l’écrivain dont la vie des
personnages créés pour échapper à la pesanteur du réel lui rappelle
brutalement l’insignifiance de la sienne. Avec l’écrivain inquiéteur, le
fictionnel ne peut plus se définir comme objet de savoir sur le monde mais
comme un parcours de savoirs, une traversée des signes et des symboles
qui, même s’il affiche un désir d’universalisme, cache une défaite
épistémologique : on a beau s’en défaire, la mémoire de l’Afrique est
prégnante. L’univers textuel est aussi le lieu d’opération de ces
apparitions spectrales qui énoncent une vision apocalyptique. Dans Les
Crapauds-brousse et Les Écailles du ciel, Monénembo parle d’ombres. La
plus expressive est celle de Bandiagara et de son compagnon d’infortune
Cousin Samba, des personnages réduits au rang d’épaves, condamnés à la
marge d’une société ‘humanicidaire’. Même décor dans Le Cantique des
cannibales (2004) de Couao-Zotti avec des exclus contraints de lutter
62 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

contre la mort lente. Tous les récits de ces dernières années propulsent au
cœur d’un univers en pleine dégénérescence qui a radicalement perdu
l’intégrité mythique et socio-morale qu’on lui prêtait. Ils explorent la
vacuité du sens et de la rationalité, les situations incompréhensibles dans
lesquelles s’abîment l’espoir et la raison de vivre comme on peut le lire
avec les paumés de tous genres qui n’ont de point de repères que les bars.
Conséquences, le bar est devenu une récurrence dans le roman africain où
humanité et animalité n’ont plus de frontière.

Conclusion
Les tendances et les innovations qui habitent la plume des écrivains
africains, depuis la rupture annoncée par Kourouma, Nokan et les autres,
se conçoivent, à l’inverse des œuvres de la première génération, dans une
exigence singulière de la forme et du langage. Les genres s’éclatent pour
se soustraire de la tyrannie de la forme et l’on assiste de plus en plus à des
débordements de l’imaginaire dans lesquels le narrateur ne parvient plus à
tenir la promesse de l’histoire attendue. Les œuvres cumulent des récits,
des instances narratives tout azimut comme la radio, le téléphone, des
voix off, l’Internet, etc., avec une forte surcharge thématique qui interfère
comme autant de fantasmes élocutoires dans une écriture iconoclaste qui
s’attache à subvertir les règles et les usages de la logique romanesque. La
langue, les visions du monde, la représentation du sujet et l’ancrage
géographique de l’œuvre participent désormais d’une vitalité éclectique
dont la réflexion proposée voudrait interroger la pertinence et les
perspectives.

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1
En 1817 fut créée l’école mutuelle de Saint-Louis qui sera la première école française en Afrique
noire.
2
Le débat autour de l’hybridité littéraire s’impose de plus en plus dans le milieu critique. S’il
semble plus porté sur le corps du texte, il est à noter que l’on ne saurait le soustraire de la
modernité culturelle dans un monde soumis au brassage et mixage des peuples ainsi que de leurs
cultures. Dominique Butor et Walter Geerts estiment que l’hybridité est « appelée à demeurer,
pendant quelques temps encore, l’un des grands chantiers de la pensée esthétique » (Le Texte
hybride. Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2004, p.9).
3
La phrase malinké de Kourouma est devenue une grille de lecture incontournable tout comme les
tropicalités de Sony Labou Tansi. L’écriture est fondamentalement devenue un laboratoire
linguistique de réinvention de la langue. Elle impose des codes propres à chaque écrivain. Dans
son essai La Fabrique de la langue (Paris : Seuil, 2004), Lise Gauvin revient sur la question de
l’objet-langue dans le travail d’écriture en reconnaissant, à la suite de Marcel Proust qu’il est du
devoir de chaque écrivain de se créer sa propre langue dans la langue de tous : « L’écrivain, de
quelque courant qu’il provienne, a le mandat d’inventer la langue, c’est-à-dire de la recréer, de la
transformer » (p. 9); et c’est en cela que le travail de Kourouma n’est pas différent de celui d’un
Céline.
4
Pour Helen Tiffin, les sociétés postcoloniales sont fondamentalement hybrides, ce qui impose à
leur travail d’écriture un besoin de dialogue entre la culture du colonisateur et l’urgence de la
réinvention de leur propre identité. On pourra lire sur cet aspect le collectif L’Hybridité (sous la
direction d’Evelyne Hanquart-Turner, Editions A3, C.E.R.E.C – Université de Paris XII-Val de
Marne, 2001), notamment l’article « La notion d’hybridité dans la critique postcoloniale », Anne-
Marie Laidet, p. 9-21.
5
Il y a un danger d’interprétation du caractère hybride de la littérature que le cosmopolitisme –
concept du reste critiquable – induit forcément. Jean-Marc Moura reconnaît que le sens commun
européen perçoit les nouvelles distributions de sens que suscitent dans l’écriture postcoloniale les
interactions culturelles « comme les tenants de traditions figées dont la littérature ferait
l’inventaire mélancolique, alors qu’elle participent d’innovations incessantes dues aux rencontres
et aux négociations littéralement quotidiennes avec la culture dominante » (Littératures
francophones et théorie postcoloniale. Paris : PUF, 1999, p. 156-157.
66 Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006

6
« Dans le système littéraire moderne et en régime capitaliste, l’instance économique exerce donc
un contrôle déterminant sur le travail des écrivains » reconnaît Jacques Dubois, ouvrage cité, p.
85.
7
On pourra lire avec intérêt à propos de la vision fatale de l’ère postmoderne l’ouvrage collectif
Masses et postmodernité (Presses de l’Université Laval & Méridiens Klincksieck, 1986) sous la
direction de Jacques Zylberberg, notamment le « Pré-texte » de Jean Baudrillard qui insiste sur
l’inflation de tout, cette « extase permanente » qui pousse à la potentialisation extrême du social,
du moral, du culturel.
8
« L’art ne donne pas une reproduction du visible, mais il rend visible » affirme Paul Klee à
propos de la reproduction du réel (« La confession créatrice », dans La Pensée créatrice, Paris
Dessain et Tolra, trad. De S. Gérard, 1973, p. 76.)

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