La Litterature Feminine
La Litterature Feminine
La Litterature Feminine
l°) Tunisie
La revue féministe Leïla de 1936 à 1942 "ne fut pas déterminante pour l'éclosion de talents
féminins"[2]. Néanmoins elle existait, de même qu'après l'indépendance (1956) a paru pendant
quelques années la revue Faîza de l'Union Nationale des Femmes Tunisiennes. Le code de
statut personnel (la Majalla) promulgué en 1956, valorisant la promotion de la femme, a sans
doute été un adjuvant dans le désir d'affirmation de soi de nombreuses Tunisiennes.
Comme la littérature tunisienne est principalement écrite en arabe, il n'est pas sans intérêt
de s'interroger sur la présence des femmes dans ce courant en arabe [3]. Depuis l956
nombreuses sont les Tunisiennes qui ont publié des nouvelles dans les revues en arabe (5, en
outre, ont publié plus de dix nouvelles dans les revues); 9 des recueils de poésie; 2 ont publié
un roman chacune (dont une aussi un recueil de nouvelles). Une, un livre d'essais. Donc les
romancières s'expriment plutôt en français depuis 1975, année de la femme. Jusqu'en 1986
inclus, il faut compter 7 auteurs: en 1975 Souad Guellouz, Jalila Hafsa et Aïcha Chaïbi; en
1978, Souad Hedri; en 1981 Frida Hachemi en 1982 de nouveau Souad Guellouz; en 1983
Behidja Gaaloul et en 1986 Hélé Béji. Donc huit romans pour sept auteurs, contre deux
romans en arabe.
Plusieurs romans sont insignifiants ou laissent beaucoup à désirer sur un plan ou un autre,
aussi bien Ahlem de Frida Hachemi, que Fruits perdus de Behidja Gaaloul, à compte
d'auteur. Il a fallu attendre l986 pour voir Hélé Béji s'imposer avec son
roman L'Oeil du jour (Paris, Maurice Nadeau). Cependant les autres oeuvres doivent être
rapidement mentionnées. Souad Guellouz dans La Vie simple (Tunis, MTE) raconte le pas-
sage de la vie traditionnelle à la vie moderne, soulevant les problèmes de l'adaptation à une
nouvelle vie, celle de la ville, qui bouleverse les habitudes et les comportements. Peut-être y
remarquerait-on comme une nostalgie de cette "vie simple" d'autrefois que le monde moderne
vient troubler. Son second roman Les Jardins du Nord (Tunis, Salammbô), en 1982,
remonte jusqu'à l'enfance de l'auteur. Dans cette oeuvre autobiographique, S. Guellouz expose
la vie d'une grande famille: le père vénéré, la mère attentive à ses enfants. L'auteur suit chaque
personnage à travers des décennies, à travers donc des moments de l'histoire de la Tunisie et
de l'évolution des moeurs. La romancière réserve de temps en temps en caractères italiques
ses propres réflexions actuelles sur telle ou telle manière de faire d'autrefois. Roman du retour
sur soi, du regard sur soi, non certes pour dénigrer mais pour faire le point: quelque peu
combatif parfois, le ton reste toutefois modéré et bon nombre de réflexions se veulent de
sagesse. Cette autobiographie romancée s'arrête en 1940.
En 1975 encore, Aïcha Chaïbi publiait Rached (Tunis, MTE) qui racontait l'histoire d'un
jeune Tunisien ambitieux et arriviste du Sud. Attiré par la ville, il va s'y brûler les ailes. Il va
se marier avec une étrangère qu'il rendra malheureuse. Il fait même le malheur de tout le
monde. Ce roman est généreux mais par trop moralisateur. En outre, l'écriture en est trop
simple et le plaisir de lire n'est aucunement excité.
En somme, ces romans et les deux à compte d'auteur paraissent surtout nostalgiques et
moralisateurs : vocabulaire convenu, sans audaces, ton des bienséances traditionnelles. Tout
se passe comme si les romancières voulaient faire la leçon, attirer l'attention sur les dangers de
la ville, l'évolution malsaine des moeurs et une modernité jugée dangereuse.
Hélé Béji tranche sur ces romans avec L'Oeil du jour (Paris, Maurice Nadeau) en 1986.
Déjà l'auteur s'était fait connaître par un essai percutant en 1982: Désenchantement
national . Essai sur la décolonisation (Paris Maspero), à l'écriture maîtrisée et à la réflexion
pertinente. Dans le même ordre d'idées, on ne peut passer sous silence les pages très denses
parues dans Le Débat (Paris) : "L'Occident intérieur", au titre significatif[5].
Dans L'Oeil du jour la narratrice retourne à Tunis, sa ville natale, venant de Paris, pour de
courts séjours. Les souvenirs d'enfance se ravivent, un royaume enchanté d'autrefois est peu à
peu restitué. Le racines se rafraîchissent. La présence de sa grand-mère lui rappelle les vieilles
traditions. Mais elle constate que ce monde est en pleine mutation. Qui plus est, dit-elle,
"par mon irreligion, j'étais séparée de l'univers de ma grand-mère autant que de n'importe qu
el alchimiste disparu dans la nuit des temps, avec sa tablette, ses mystères, ses doctrines, ses i
nitiations, au fond d'un laboratoire en cendre où il avait tout ignoré de la rondeur de la terre"
. L'oeil du jour est le propre regard d'Hélé Béji venu d'ailleurs, du monde de la modernité et
de la liberté personnelle assumée. La romancière semble regretter une certaine cohérence de
l'univers ancien, mais sans se renier: elle n'est pas mécontente d'avoir planté ses racines
ailleurs. Enchantement/Désenchantement, "L'Occident intérieur" la possède désormais,
rejoignant Abdelkebir Khatibi quand il écrit : "L'Occident est une partie de moi"[6] et encore
"L'Europe habite notre être"[7]. Agrégée de lettres, Hélé Béji aborde l'écriture romanesque
avec maîtrise, parfois de type réaliste, décrivant le quotidien, mais d'autres fois et le plus
souvent évocatrice, allusive, intériorisée.
Mentionnons rapidement les poètes: de 1968 à 1986, 6 auteurs avec 9 recueils. Le niveau
n'est pas très élevé, sauf dans les recueils de Sophie El Goulli et surtout de Amina Saïd qui vit
à Paris: Paysages nuit friable (1980) et Métamorphose de l'île et de la vague (1985). On
peut certainement y joindre Jacqueline Daoud, que les Tunisiens reconnaissent comme
Tunisienne, avec Traduit de l'abstrait (1968). Hédia Khadhar a publié
une Anthologie de la Poésie tunisienne de langue française (Paris l'Harmattan, 1985) après
celle que j'avais moi-même publiée.
Des Tunisiennes ont aussi écrit des ouvrages de droit comme Souad Chater et Naziha
Lakehal-Ayyat en 1978, des essais comme celui de Lilia Chabbi
Labidi: L'Histoire d'une parole féminine (Tunis 1982) et surtout celui déjà cité de Hélé Béji
en 1982, ou ceux encore de Jalila Hafsia: Visages et rencontres (Tunis 1981)
et La plume en liberté (Tunis l983).
2°) Maroc
En cette même année l985 paraît de Leïla Houari Zeida de nulle part (Paris,
L'Harmattan). L'auteur raconte son itnéraire bien qu'il se refuse à dire Je. Leïla l'héroïne,
quitte Fès pour Bruxelles avec sa famille. Intégration difficile, contradictions, conflits,
révoltes contre les tabous, d'où le retour au pays natal pour retrouver les racines et le bonheur
de vivre. Mais là aussi elle est heurtée. Elle revient donc à la maison avec de la menthe
fraîche et des fleurs d'oranger. Leïla Houari explique que ce roman est d'une certaine manière
autobiographique. La contradiction qu'elle portait a été résolue, dit-elle, en partie à la
naissance de son fils et lors de la publication de son roman.
[11]
"S'exprimer c'est choisir de vivre; il faut assumer ses contradictions" . L'intérêt de ce
roman, sans prétention sur le plan littéraire, est sans doute d'être représentatif de
l'écartèlement chez certains jeunes Maghrébins et Maghrébines en Europe, se souvenant de
leurs racines mais devant assumer par la force des choses un monde nouveau, un univers
différent.
Le roman de Farida Elhany Mourad La fille aux pieds nus (Casablanca 1985) me paraît
d'un sentimentalisme doucereux et douteux; la couverture du livre est déjà de mauvais goût.
En lisant, on a l'impression de voir un film égyptien avec intérieur aisé, téléphone blanc et
salon bourgeois: un milieu artificiel de nantis. Ici on prend l'avion pour Paris pour un rien :
pour aller au théâtre par exemple. L'héroïne fait du cheval tous les matins, passe beaucoup de
temps à faire du tennis, etc. Les Amours? On peut les résumer en attirance, rejet, révolte,
revendication. Pour quel public ce roman est-il écrit ? Nous parlerait-il de la bourgeoisie
marocaine ?
Finalement ces romans marocains paraissent se situer entre le rêve et la réalité ; ils
semblent raconter des rêves, des phantasmes, des vies qu'on ne peut pas vivre. Les auteurs
s'échappent des réalités moroses ou contraignantes en imaginant des vies différentes, dans
l'irréalité donc. On veut éviter le quotidien, mais il faut bien assumer le principe de réalité.
Comme cela est souvent difficile, le roman sert d'espace de plaisirs et d'expression des désirs.
Trois poètes ont publié des recueils de 1978 à 1983: Saïda Me-
nebhi, Poèmes, lettres et écrits de prison ( Paris 1978). Née en 1952, S. Menebhi est morte
en 1977 alors qu'elle faisait la grève de la faim après son arrestation et sa condamnation à sept
ans de réclusion pour adhésion à une organisation marxiste-léniniste. Rachida Madani publie
en l98l Femme, je suis ( Vitry). Ces deux recueils sont d'une bonne tenue. Enfin Fatima
Chahid Abaroudi publie en l983 Imago.
Quelques Marocaines sont connues pour leurs essais comme Fatima Mernissi et Ghita El
Khayat-Bennaï sur les problèmes de la promotion féminine et de la sexualité dans la société
musulmane, comme encore Fatima Alaoui, journaliste, pour nous tenir à celles qui ont publié
des ouvrages.
3°) Algérie
En vingt ans, de 1947 à 1986 inclus, 38 romans et recueils de nouvelles ont été publiés par
les Algériennes: 20 auteurs, en augmentation depuis 1984 (nous comptons parmi elles Leïla
Sebbar). Pour les recueils de poèmes : 32 écrits par 30 auteurs ; ceci en quatorze ans, de 1963
à 1986 inclus. Des auteurs ont publié des romans et des recueils de poèmes . Quelques
constatations peuvent être faites sur cette production littéraire.
- Dans 14 romans sur 34 (quatre oeuvres sur les 38 étant des recueils de nouvelles), l'auteur
dit Je. C'est d'ailleurs une femme qui a commencé à dire Je dans cette littérature algérienne :
Marie-Louise Amrouche (Jacinthe noire, l947). Il s'agit de surcroît chez elle d'un double Je:
l'auteur s'identifie à Marie-Thérèse (Maïté) , accueillant une nouvelle venue dans une pension
de famille: Reine, à laquelle Taos Amrouche s'identifie aussi. Neuf romancières sur dix-huit
auteurs (deux n'ayant écrit que des recueils de nouvelles) donc la moitié, s'affirment avec Je.
Une autre démarche est à relever dans ce processus d'écriture: Le Je masculin
des Alouettes naïves d'Assia Djebar et celui également masculin de Hawa Djabali
dans Agave (Rachid Boudjedra, lui, écrira avec un Je féminin dans La Pluie). Le Je n'est pas
seulement narratif ou fictif. En effet, bien souvent l'auteur s'engage d'une manière ou d'une
autre dans le genre roman autobiographique avec toutes les ambiguïtés et les dissimulations
de ce genre.
- Où publient ces romancières? Nous comptons 5 titres chez Stock, 4 chez Julliard, 5 à la
SNED-ENAL (Alger), puis à Des Femmes, L'Harmattan etc... plusieurs titres à la Pensée
universelle (à compte d'auteur).
- A quel âge publient-elles ? A titre indicatif nous pouvons avancer que deux publient
après 40 ans, six entre 30 et 40, 5 entre 20 et 30 ans. Assia Djebar avait vingt ans lors de la
parution de la Soif en 1957. Une grande majorité des auteurs ont publié le premier roman
entre 20 et 35 ans.
- Les sujets de ces romans sont de plus en plus diversifiés. Cependant nous discernons une
polarisation sur quelques thèmes principaux. Dix-sept romans traitent de problèmes sociaux
(en même temps d'ailleurs que politiques avant l'indépendance): D.
Debèche, Leila jeune fille d'Algérie (1947) et Aziza (1955); A.
Djebar, La Soif (1957), Les Impatients (1958), Les Enfants du nouveau monde (1962), Le
s Alouettes naïves (1967); Aïcha Lemsine, La Chrysalide (1976) ; D. Lachmet, Le Cow-
Boy (1983); E. Touati, Le Printemps désespéré (1984); F. Belghoul, Georgette (1986); M.
Ben, Sabrina, Ils t'ont volé ta vie (1986); L.
Sebbar, Fatima ou les Algériennes au square (1981), Shérazade (1982), Les Carnets de Sh
érazade (1985), Parle mon fils, parle à ta mère, (1984), Le Chinois vert d'Afrique (1984);
H. Zinaï-Koudil, Le Pari perdu (l986).
- Parmi ces problèmes sociaux ou de conflits dans les sociétés, les problèmes du couple
tiennent une grande place (A. Djebar, M. Ben, A. Lemsine, F. Touati, H. Zinaï-Koudil). En
général il s'agit de conflits se terminant sur un échec. Les amours sont contrariées et frustrées,
étouffées par le communautaire. L'auteur paraît nourrir d'autres modèles que ceux de la
société traditionnelle, d'où l'itinéraire des héroïnes aspirant à une libération mais se heurtant
aux réalités contraignantes ou mutilantes même selon les romans.
- Parmi ces problèmes sociaux, ceux encore des jeunes Algériens et Algériennes vivant en
France issus de parents immigrés autrefois. Ainsi, chez L. Sebbar, mais aussi chez F.
Belghoul. Dérive, errance, recherche d'identité, métissage culturel ou bricolage culturel,
bribes de culture maternelle dans l'enfance. L'aventure est ambiguë. Les héroïnes vont et
viennent, traversent d'une rive à l'autre ou demeurent dans la marginalité.
- Outre ces problèmes sociaux, nous relevons neuf romans et récits qui traitent de la guerre
d'indépendance : A. Lemsine, Ciel de porphyre (l978) ; A.
Djebar, Les Enfants du nouveau monde (1962), Les Alouettes naïves (1967) (en partie
seulement), L'Amour, la Fantasia (1985), N. Ghalem, Les jardins de cristal (1979), Y.
Mechakra, La Grotte éclatée (1979); S. Wakas (deux
soeurs), La Grenade dégoupillée (1984) ; B. Bachir, L'Oued en crue (1979) ; H. Zinaï-
Koudil, La fin d'un rêve (1984). N. Ghalem écrit une sorte d'autopsychanalyse et Y.
Méchakra tisse une sorte d'habit d'arlequin dans un lyrisme effervescent: mémoire trouée et
tatouée; A. Djebar transpose l'histoire dans le domaine romanesque, avec une maîtrise
remarquable.
- Aussi bien dans le thème de la guerre que dans les thèmes sociaux, la dimension
autobiographique est souvent présente, avec le jeu subtil de faire croire parfois qu'il s'agit
d'une sorte de document et d'autres fois en insistant pour dire : mais ce n'est qu'un roman
(quand le jugement du critique est défavorable). Effectivement il s'agit d'abord de roman.
- Trois romans, enfin, sont des romans policiers : God et la trinité de Assia
(Dridi), Le portrait d'un inconnu et Les Pirates du désert de Zehira Houfani. En marge, un
roman romanesque de Wanissa Djema, Un homme trop seul, une femme trop belle (l985, à
compte d'auteur) dont l'histoire est située en Californie et dont les héros ont des patronymes
américains
Naturellement il faudrait ajouter dans la littérature féminine algérienne huit oeuvres qui
sont des récits de vie, sans intention esthétique et de nombreux ouvrages ayant pour sujets des
essais de critique littéraire, sociaux, historiques, juridiques, etc. Dans ces domaines, les
Algériennes sont plus nombreuses à avoir écrit que les Tunisiennes et les Marocaines :
ouvrages et études dans des revues scientifiques ou des périodiques pour le grand public.
- A la sortie de Cendres à l'aube en 1975 de Jalila Hafsia en Tunisie des journalsites ont
parlé d'"exhibitionnisme". Le fait de raconter sa vie, de l'exposer, même à tavers la fiction,
serait de l'exhibitionnisme. La femme, devant être protégée des regards extérieurs, devient
dans cette exhibition une fitna (une épreuve troublante pour l'homme). L'écriture dévoile
donc, surtout quand l'auteur dit Je et s'expose ainsi nu.
- La femme, selon une certaine manière de voir, devrait rester à sa place, ne pas exposer
son intimité au grand public. Sa confession, dans l'autobiographie romanesque
particulièrement, est difficilement tolérable pour certains, car il s'agit de démesure. Il en va de
même quand la femme investit l'espace masculin dans le travail salarié (bureau, usine, etc.),
comme l'a montré Fatima Mernissi. C'est pour les hommes le monde renversé où l'homme
n'est plus tranquille. L'écriture fait partie de ces espaces que l'homme se réservait.
- D'où, donc, l'emploi par certaines femmes du pseudonyme pour dissimuler, porter le
masque et ne pas gêner. Autrefois, il n'était pas davantage question de se laisser
photographier, sinon pour le "harem colonial" (pour reprendre le titre de l'album de Malek
Alloula).
Le rapport à l'écriture constitue donc une certaine aventure. Mais les tabous traditionnels
s'écroulent. Les jeunes filles faisant leur entrée en masse dans les écoles, les lycées et
l'Université ont trop à dire pour demeurer silencieuses. Ordalie des voix, écrit Aïcha Lemsine.
Effectivement, non pas Ordalie par le feu mais épreuve à subir en public. La femme écrivain
est jugée lorsque sa voix est entendue dans l'écriture. Des journalistes parlaient
d'exhibitionnisme, mais d'autres parlent de "courage". Prendre la plume, c'est effectivement,
dans ce contexte, s'affirmer comme personne adulte, sans le secours d'un intermédiaire
masculin.