En quoi l’intelligible est-il (un) vivant ?
Marc-Antoine Gavray
Quel vitalisme Platon admet-il au niveau de l’intelligible et de la
connaissance ? Une telle question détonne certainement avec la doxa sur
les Idées, d’après laquelle celles-ci seraient des objets éternels, immuables
et existant dans un monde séparé – si séparé que les connaître reviendrait
seulement à les contempler à distance sans les altérer d’une quelconque
façon. Elle s’accorde davantage avec la perspective plotinienne, qui établit
la vie dans l’intelligible. Pour Plotin en effet, la vie est le mouvement
par lequel chaque intelligible se détermine dans l’acte de connaissance :
chacun exprime le point de vue sous lequel l’intelligence le saisit quand
elle s’arrête sur lui et actualise la détermination qui lui correspond en
se pensant comme identique à lui. À cet égard, Plotin fait de l’être un
vivant total dont les parties se compénètrent de façon organique : loin
d’être isolé, chaque intelligible est en même temps un intellect qui saisit
tous les autres auxquels il est lié et se définit par ce faisceau de relations
réciproques. L’être est dès lors un vivant animé d’une cohésion interne,
dont chaque élément est intimement associé aux autres et offre un point
de vue pour les penser1.
Aussi étonnante qu’elle puisse paraître, la thèse de Plotin n’en trouve
pas moins un ancrage textuel dans des passages platoniciens tels que
celui-ci :
« En effet, tous les vivants intelligibles [τὰ νοητὰ ζῷα πάντα], celui-
ci les enveloppe et les tient en lui, tout comme ce monde-ci nous
contient, ainsi que tout ce qu’il y a d’autres créatures visibles. Car
c’est au plus beau des êtres saisis par l’intelligence [τῷ γὰρ τῶν
1 PLOTIN, VI 2 [43], 6-8 ; V 9 [5], 9. Sur la vie de l’intelligible chez Plotin,
A. MICHALEWSKI, La puissance de l’intelligible. La théorie plotinienne des
Formes au miroir de l’héritage médioplatonicien, p. 148-151.
LES CAHIERS PHILOSOPHIQUES DE STRASBOURG, I /
MARC-ANTOINE GAVRAY
νοουμένων καλλίστῳ] et au plus parfait à tous égards que le dieu a
voulu le rendre semblable et a façonné un vivant un, visible [ζῷον ἓν
ὁρατόν], qui tient en son sein tous les vivants qui lui sont par nature
apparentés [πάνθ’ ὅσα αὐτοῦ κατὰ φύσιν συγγενῆ ζῷα] »2.
Platon parle bien de vivants intelligibles, que l’intelligence saisit dans
leur unité, et il décrit le monde comme un vivant prenant pour modèle
le vivant intelligible et parfait. L’affirmation soulève deux problèmes
au moins. Tout d’abord, pourquoi Platon parle-t-il du modèle comme
d’un vivant, qui plus est intelligible ? En quoi juge-t-il pertinent de
transposer au modèle une propriété de l’image sensible ? Cela ne revient-
il pas à introduire la vie au niveau intelligible ? Ensuite, à quoi la vie
correspondrait-elle au niveau intelligible ? A-t-elle les mêmes causes et
le même fonctionnement qu’au niveau sensible ? De cette façon, Platon
n’applique-t-il pas un vitalisme aux intelligibles, comme l’a estimé
Plotin ? Pour résoudre ces questions, je voudrais traiter de deux difficultés
relatives à la notion d’intelligible chez Platon. La première concerne ce
qu’il faut entendre par intelligible dans les dialogues. La seconde porte
sur la relation entre la vie et l’intelligence, à l’origine de ce débat vieux
de plusieurs siècles.
Que faut-il entendre par « intelligible » chez Platon ?
Si la tradition platonicienne a imposé à l’usage le mot intelligible
(νοητόν) pour parler des Idées de Platon, je voudrais m’attarder sur son
emploi et sa signification dans les dialogues. Je commencerai donc par
quelques rappels qui, quoiqu’ils ressemblent à des lieux communs, me
paraissent néanmoins utiles pour éviter, voire pour dissiper, certaines
confusions.
Remarques lexicales
Contrairement aux substantifs dont Platon use pour désigner
les Idées (εἶδος, ἰδέα, οὐσία), le terme noèton n’est pas fréquent3. Les
dialogues en comptent vingt-sept occurrences, qui se répartissent entre
2 PLATON, Timée, 30c7-31a1. Ici, comme partout ailleurs, je traduis.
3 Pour une étude lexicale et statistique de ces différents termes, A. MOTTE,
C. RUTTEN et P. SOMVILLE (dir.), Philosophie de la Forme. Eidos, Idea,
72
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
cinq textes : Phédon (3), République (14), Timée (8), Sophiste (1), Lois
(1)4. Cette rareté relative surprend d’autant plus si elle est comparée
aux occurrences abondantes des mots apparentés : le verbe noein (νοεῖν,
98) et le substantif noûs (νοῦς, 365)5. Elle détonne déjà un peu moins
si elle est rapportée au substantif noèsis (νόησις, 23). Dans tous les cas,
elle contraste avec l’usage dans les études platoniciennes qui, sans doute
inspirées des sources médio- et néoplatoniciennes, parlent à tous crins
d’intelligible à propos de Platon.
Ensuite, noèton est un adjectif signifiant littéralement qui fait l’objet
de l’intelligence. Il est souvent utilisé comme épithète (République, VII
534a7), notamment dans les expressions : le lieu intelligible (République,
VI 508c1 ; VII 517b5), le genre intelligible (République, VI 509d2),
l’espèce intelligible (République, VI 509d4, 511a3), l’idée intelligible
(Sophiste, 246b7 ; Timée, 51c5) ou le vivant intelligible (Timée, 30c7,
31a5, 39e1). Dans d’autres cas, il a une fonction attributive (Phédon,
80b1, 83b4 ; République, VI 511d2 ; VII 532a2 ; Timée, 48e6 ; Lois,
X 898e2). Dans les derniers, l’adjectif est substantivé (Phédon, 81b76 ;
République, VI 510b2, 511b3, 511c6 [Glaucon parle] ; VII 517c3,
524c13, 532b2 ; Timée, 37a1, 51b1, 92c7). Dans ces cas, noèton n’exerce
pas la fonction de sujet d’une action ou d’une attribution. Il ne désigne
jamais non plus, dans un pluriel collectif, une catégorie d’êtres – les
intelligibles.
Morphè dans la philosophie grecque des origines à Aristote ; A. MOTTE et
P. SOMVILLE (dir.), Ousia dans la philosophie grecque des origines à Aristote ;
F.-G. HERRMANN, Words & Ideas. The Roots of Plato’s Philosophy.
4 Phédon, 80b1, 81b7, 83b4 ; République, VI, 508c1, 509d1, 509d4, 510b2,
511a3, 511b3, 511c6, 511d2 ; VII, 517b5, 517c3, 524c13, 532a2, 532b2,
534a7 ; Sophiste, 246b7 ; Lois, X 898e2 ; Timée, 30c7, 31a5, 37a1, 39e1,
48e6, 51b1, 51c5, 92c7. On peut encore y ajouter une occurrence dans
l’Épinomis, 981c3.
5 Celles-ci ont été étudiées par S. DELCOMMINETTE, « Qu’est-ce que
l’intelligence selon Platon ? », p. 58-59.
6 Dans ce passage, νοητόν surgit dans une série d’adjectifs appartenant à un
même groupe substantif introduit par τὸ : « τὸ δὲ τοῖς ὄμμασι σκοτῶδες καὶ
ἀιδές, νοητὸν δὲ καὶ φιλοσοφίᾳ αἱρετόν ». Platon ne parle pas de « ce qui est
obscur pour les yeux, ce qui est invisible, ce qui est intelligible et ce qui est
saisissable par la philosophie », mais de ce qui réunit ces quatre propriétés :
« ce qui est obscur pour les yeux, invisible, intelligible et saisissable par la
philosophie ».
73
MARC-ANTOINE GAVRAY
De ces observations, il ressort que, chez Platon, il n’y a pas
d’intelligibles qui, comme tels, agiraient d’une quelconque façon.
Intelligible désigne toujours la propriété de quelque chose qui est saisi par
ou qui subit l’action de l’intelligence. Il appartient à la catégorie de ce qui
est « divin, immortel, objet pour l’intelligence, uniforme, indissoluble
et toujours semblablement même que soi-même »7. Intelligible renvoie
donc à la nature épistémologique d’un objet, le mode selon lequel celui-
ci est saisi (par l’intelligence) : il qualifie l’objet en tant que corrélat
intentionnel de l’intelligence.
Ces simples rappels étymologiques et statistiques permettent de
nuancer les conclusions de certaines interprétations contemporaines.
Intelligible vs sensible
Le plus souvent, noèton apparaît dans des contextes où il est mis
en regard de ce qui fait l’objet de la sensation (αἰσθητόν), de la vision
(ὁρατόν) et de l’opinion (δοξαστόν)8. Dans le Phédon, l’opposition et
les trois occurrences du terme surgissent dans l’argument par affinité. À
partir de la distinction entre deux types d’êtres – ce qui est composé vs ce
qui ne l’est pas, ce qui n’est jamais identique vs ce qui l’est toujours par
rapport à soi –, celui-ci suppose une relation d’affinité déterminée par
les modalités de la connaissance, selon qu’elle transite par le corps ou se
fait par l’âme seule9. Il en résulte une division entre ce qui est visible et
ce qui ne l’est pas, dont le critère est fixé par rapport à la nature humaine
(Phédon, 79b9-10 : τῇ τῶν ἀνθρώπων φύσει). Dans ces conditions,
noèton décrit le mode sur lequel l’âme saisit les objets quand elle mène
l’examen non à travers le corps et les sens, mais quand elle se rassemble
et se recentre sur elle-même pour s’élancer vers ce qui est pur et toujours
7 Phédon, 80b1-3.
8 L’opposition se retrouve dans le Sophiste (246b7), où les Amis des Formes
posent que certaines « Formes intelligibles et incorporelles » sont l’être
véritable : il y a d’un côté ce qui est de l’ordre du corps, de l’autre ce qui est
intelligible.
9 Je renvoie à l’étude de Ch. ROWE (« L’argument par “affinité” dans le
Phédon », p. 463-477), qui établit que Platon se montre conscient des
limites de son argument concluant plus généralement à la proximité de
l’âme, en tant qu’elle n’est pas composée, avec ce qui demeure toujours
identique (l’ousia et les Formes).
74
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
identique à soi (79d ; 80d-e). Il correspond à ce qui est saisissable par la
philosophie (φιλοσοφίᾳ αἱρετόν, 81b7), c’est-à-dire à ce qu’atteint l’âme
qui s’est exercée à mourir, à se séparer de l’entrave de ce corps pour se
retrouver dans toute sa pureté et, de ce fait, ravive sa parenté avec ce qui
est invisible, divin, immortel, etc. Il en résulte que noèton qualifie l’ousia,
ce qu’est chaque chose, mais en tant qu’elle est connue (ou connaissable)
par le raisonnement de la pensée (τῷ τῆς διανοίας λογισμῷ, 79a3). Cela
étant, l’argument par affinité ne rend pas compte de la raison pour
laquelle l’intelligible est intelligible, c’est-à-dire en quoi il est un objet
pour l’intelligence, et pas simplement un objet pour l’âme qui s’exerce
à connaître seule. Il définit le noèton uniquement par défaut – noèton
qualifie ce qui n’est pas visible –, en se concentrant sur la modalité de la
connaissance qui est celle du sujet (par l’âme seule). Noèton caractérise un
type de relation à un objet, quand l’âme exerce pleinement son activité
d’âme pour saisir ses objets – à moins, évidemment, que ce ne soit
précisément en cette activité que consiste l’intelligence10.
Dans la République, la plupart des occurrences de noèton sont réunies
autour de la section de la ligne. L’approche par la modalité entraîne de
dédoubler le champ du noèton puisque, par opposition avec la partie
visible, intelligible qualifie l’ensemble de la section supérieure de la ligne,
section qui doit elle-même être divisée en deux (τὴν τοῦ νοητοῦ τομὴν ᾗ
τμητέον ; VI, 510b2). Dans la première espèce intelligible (τοῦτο νοητὸν
μὲν τὸ εἶδος), l’âme est contrainte d’user d’hypothèses pour sa recherche,
sans parvenir à s’élever au-delà. Ce mode de savoir, que Platon appelle
dianoia (διάνοια), englobe notamment les mathématiques. Ensuite vient
la deuxième section :
« Comprends-moi quand je dis que l’autre section de l’intelligible
[τὸ τμῆμα τοῦ νοητοῦ] est celle que la raison elle-même [ὁ λόγος]
saisit par la puissance dialectique [τῇ τοῦ διαλέγεσθαι δυνάμει], en
faisant des hypothèses non pas des principes, mais en les tenant
réellement pour des hypothèses, comme des bases et des points
d’appui pour, allant jusqu’à ce qui est anhypothétique, arriver au
principe du tout [ἵνα μέχρι τοῦ ἀνυποθέτου ἐπὶ τὴν τοῦ παντὸς
ἀρχὴν ἰών] ; après l’avoir saisi, elle s’attache alors à ce qui en découle
et redescend de cette manière vers son point d’aboutissement, en
10 Outre les trois occurrences de νοητόν, le passage ne contient qu’une seule
occurrence du verbe νοεῖν (81b1) et du substantif νοῦς (82b3), toutes deux
associées à l’exercice de l’âme seule ou de la philosophie.
75
MARC-ANTOINE GAVRAY
n’usant d’absolument rien de sensible, mais des Formes elles-mêmes,
passant à travers elles pour aller vers elles [εἴδεσιν αὐτοῖς δι’ αὐτῶν εἰς
αὐτά], et elle aboutit à des Formes [τελευτᾷ εἰς εἴδη].
Je comprends, dit-il, mais pas assez tant tu me sembles parler d’une
tâche dense, que tu veux déclarer que ce qui est considéré par la
science dialectique, à savoir l’être et l’intelligible [τὸ ὑπὸ τῆς τοῦ
διαλέγεσθαι ἐπιστήμης τοῦ ὄντος τε καὶ νοητοῦ θεωρούμενον], est
plus clair que ce qui l’est par ce qu’on appelle les arts pour lesquels
les hypothèses sont des principes. Et ceux qui les contemplent sont
contraints de les contempler par la pensée, et non par les sens. Du
fait de mener l’examen sans remonter au principe, mais bien à partir
d’hypothèses, ils ne te semblent pas en avoir l’intelligence, bien
qu’ils soient intelligibles s’ils sont pris avec leur principe [νοῦν οὐκ
ἴσχειν περὶ αὐτὰ δοκοῦσί σοι, καίτοι νοητῶν ὄντων μετὰ ἀρχῆς]. Il me
semble que tu appelles pensée [διάνοια], et non intelligence [ἀλλ’ οὐ
νοῦν], l’usage des géomètres et des savants de ce genre, parce que la
pensée est une sorte d’intermédiaire entre l’opinion et l’intelligence
[ὡς μεταξύ τι δόξης τε καὶ νοῦ τὴν διάνοιαν οὖσαν] »11.
Intelligible ne s’oppose pas tout uniment à sensible comme le modèle
à l’image, l’être au devenir, l’Idée à ses manifestations. L’inclusion des
objets de la dianoia, des mathématiques, confirme que noèton qualifie
moins une catégorie définie d’objets, les Idées qui formeraient la dernière
section de la ligne parce qu’elles feraient l’objet de l’intellection (νόησις),
qu’il ne sert à désigner le mode sur lequel on tente de saisir certains
objets, à savoir lorsque l’âme opère seule. Il y a en effet intelligible dès
que l’intelligence est excitée, dès que l’âme qui se porte vers un objet
(visible) s’en trouve dans l’embarras de la contradiction. Or, cela se
produit aussi bien quand elle aperçoit en même temps le grand et le petit
dans un même objet (et se met alors en quête d’une connaissance qui
permette de les distinguer) que quand elle le voit à la fois un et multiple
(et en vient à s’interroger sur la notion même d’unité).
La République rend ainsi manifeste ce que le Phédon gardait implicite.
À considérer les qualificatifs dont Socrate dressait la liste à côté de noèton,
tous conviennent également aux objets mathématiques, qui peuvent
être dits immortels et divins, uniformes et indissolubles, ou toujours
dans le même état. Envisager l’intelligible par rapport au sensible, en se
focalisant sur la modalité de la connaissance, a pour effet de lui conférer
11 République, VI 511b2-d5.
76
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
un domaine d’objets plus large que les Idées, qui inclut l’ensemble de ce
qui est saisi par l’âme seule, notamment les objets mathématiques.
Néanmoins, la section supérieure mérite davantage le nom
d’intelligible, parce qu’elle est la seule dans laquelle la raison utilise la
puissance du dialegesthai pour s’élever au niveau de l’anhypothétique
et atteindre un principe qui lui permette de connaître ses objets
de recherche, les Formes. Elle est la seule où l’âme ne s’arrête pas
avant d’avoir saisi ce qu’est le Bien et, ce faisant, la fin (ou le but) de
l’intelligible (τὸ τοῦ νοητοῦ τέλος), ce qui peut vraiment être connu (VII
532b2). C’est en cela que consiste l’exercice de l’intelligence par l’âme12 :
viser ce qu’est chaque réalité pour la saisir accompagnée de son principe.
Par conséquent, compris au sens propre, c’est-à-dire à la fois plus précis
et plus déterminé, intelligible renvoie à l’Idée en tant qu’elle est envisagée
du point de vue du sujet de la connaissance, non pas simplement
conformément à la modalité suivant laquelle il opère (par l’âme seule),
car cela convient aussi à ce mode intermédiaire qu’est la dianoia, mais du
point de vue de la méthode et de l’activité : la dialectique et l’intelligence.
L’âme rencontre véritablement le noèton dès le moment où elle met
en œuvre la puissance dialectique et saisit l’Idée par l’intelligence, en
remontant jusqu’au principe qui lui donne sens13. Dans ces conditions,
un même objet intelligible change de statut – passant du sens large au
sens propre – à partir du moment où il est conçu avec son principe (μετὰ
ἀρχῆς). Encore une fois, intelligible ne qualifie pas tant l’objet conçu
comme tel que la relation cognitive d’un type particulier, principielle,
de l’âme à cet objet.
Le lieu intelligible
Que penser à présent de l’expression noètos topos (νοητὸς τόπος) ?
Platon pose-t-il en ces termes l’existence d’un lieu intelligible au sens
d’un monde intelligible ? Le contexte des trois occurrences, toutes situées
dans la République, montre qu’il n’en est rien. Les deux premières se
trouvent dans l’analogie entre le Soleil et le Bien, qui met en regard
12 Ce qui rejoint la thèse de S. DELCOMMINETTE, « Qu’est-ce que l’intelligence
selon Platon ? », p. 62-64.
13 Sur la question du principe, je renvoie à M. DIXSAUT, « Encore une fois le
bien », p. 226-232 et 246-255.
77
MARC-ANTOINE GAVRAY
le lieu intelligible et le lieu sensible : « Ce que [le Bien] est dans le lieu
intelligible par rapport à l’intelligence et à ses objets, [le Soleil] l’est
dans le visible par rapport à la vue et à ses objets »14. Pourquoi parler
d’un lieu ? Parce que, tout comme la connaissance sensible exige un lieu
pour s’exercer, un milieu où transite la lumière15 et dont la nature (de
l’éclairage) influence la qualité de la vision, le Bien illumine (καταλάμπει)
également les objets de l’intelligence par le biais de la vérité et de l’être.
Pour la même raison, ces derniers doivent se situer en un lieu où puisse
circuler la lumière qui émane du Bien. L’expression relève bien de la
métaphore et est clairement circonscrite dans les limites de l’analogie16.
Il ne s’agit pas de poser l’existence d’un lieu, au sens d’un monde, où
l’âme évoluerait quand elle se tourne vers les objets de l’intelligence,
mais plutôt de projeter sur le Bien les propriétés du Soleil vis-à-vis de ses
objets. Il n’y a ainsi de lieu intelligible qu’à le considérer du point de vue
de la connaissance sensible.
La deuxième occurrence est à cet égard tout aussi claire : « conçois
[…] qu’ils sont deux, et que l’un régit ce qui relève du genre et du lieu
intelligible (βασιλεύειν τὸ μὲν νοητοῦ γένους τε καὶ τόπου), l’autre ce
qui relève du visible (τὸ δ’ αὖ ὁρατοῦ) »17. Le passage file la métaphore,
en recourant au schéma généalogique dont usent d’ordinaire les mythes
pour exprimer les relations de causalité et de conditionnalité. Ainsi le
Bien régit-il le genre intelligible, au sens où ce dernier désigne la race
ou le peuple qu’il engendre, car c’est lui qui procure l’être et l’essence aux
objets que vise l’intelligence, qui les génère et les cause. De ce point de
vue, oublier le registre de la métaphore pour interpréter l’expression
« le genre intelligible » de façon littérale reviendrait à poser un genre de
14 République, VI 508c2-4.
15 Platon décrit d’ailleurs la transmission par le Soleil de la puissance de la vue
comme la transmission d’un influx (ἐπίρρυτον, République, VI 508b6-7).
16 Comme le suggère Jérôme LAURENT (« L’unicité du monde », p. 60-61), qui
insiste également sur les limites de l’analogie, la métaphore doit être mise
en parallèle de « la plaine de la vérité » (Phèdre, 248b7) ou « le vaste océan
du beau » (Banquet, 210d4-5) comme des expressions destinées à clarifier la
nature de l’intelligible. Il me paraît toutefois plus difficile à suivre quand il
écrit : « parler de lieu intelligible, c’est envisager la dimension d’une totalité
englobante qui réunit par exemple toutes les beautés, etc. ». Ce faisant, il
réintroduit précisément la notion de monde qu’il semble par ailleurs vouloir
évacuer.
17 République, VI 509d1-3.
78
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
l’intelligible, une idée de l’idée, ce dont Platon s’abstient résolument.
Et ce qui vaut pour une expression vaut également pour l’autre : le Bien
régit le lieu intelligible tel un roi règne sur son domaine, tout comme
le Soleil règne sur le sensible en y apposant son sceau, c’est-à-dire en
lui procurant la croissance et la nourriture. Genre et lieu intelligibles
désignent ainsi le peuple et le royaume métaphoriques du Bien, de
manière à éclairer une relation dans des termes qui nous sont tout aussi
familiers qu’ils lui sont inadéquats.
La troisième et dernière occurrence semble plus problématique,
en apparence du moins. Passant à l’explicitation de l’allégorie de la
Caverne, Socrate dit qu’il faut « assimiler le siège (ἕδραν) qui apparaît
par l’intermédiaire de la vue au séjour dans la prison, et la lumière du
feu en son sein à la puissance du Soleil ; quant à la remontée et à la
contemplation des choses d’en haut (τὴν δὲ ἄνω ἀνάβασιν καὶ θέαν τῶν
ἄνω), tu ne te tromperas pas sur mes attentes, si tu désires les entendre,
en posant qu’il s’agit de la remontée de l’âme vers le lieu intelligible
(τὴν εἰς τὸν νοητὸν τόπον τῆς ψυχῆς ἄνοδον) »18. Platon atteste-t-il
d’une remontée de l’âme vers un monde intelligible où elle aurait son
séjour ? Reprenons à nouveau le contexte dramatique : ce passage relève
de l’explicitation non plus cette fois d’une analogie métaphorique, mais
d’une allégorie. Or, puisque la remontée décrit un mouvement local, elle
suppose nécessairement le passage d’un lieu à un autre, d’un point de
départ – ce siège qui s’exprime à travers la vue – à un point d’arrivée :
le lieu intelligible19. Il n’y a dès lors aucune raison de comprendre la
connaissance des Idées comme une élévation de l’âme vers un lieu
supérieur, si ce n’est sur le plan de la métaphore.
En conclusion, le lieu intelligible dont parle la République n’est pas
un monde intelligible – l’expression noètos kosmos du reste n’apparaissant
jamais dans les dialogues20. Platon utilise seulement la formule pour
décrire de façon métaphorique le processus de la connaissance par
18 République, VII 517b1-6.
19 Emmanuelle JOUËT-PASTRÉ (« Que signifie voir l’intelligible dans les
dialogues de Platon », p. 218) associe judicieusement le recours à la notion
de lieu avec le mouvement de retournement et de conversion (du regard)
nécessaire à l’éducation.
20 L’expression apparaîtrait pour la première fois chez Philon d’Alexandrie, De
Opificio mundi, 16, 1-7. Sur l’attachement des commentateurs modernes à
cette expression, J. LAURENT, « L’unicité du monde », p. 57-60.
79
MARC-ANTOINE GAVRAY
l’intelligence du point de vue du sujet de la connaissance, mais en
recourant aux modes et aux images propres à la connaissance sensible,
qui lui sont plus familières. Et c’est précisément à négliger le champ dans
lequel s’inscrit le discours de Platon que ses lecteurs ont été conduits à
transposer à l’intelligible des propriétés du sensible.
Le(s) vivant(s) intelligible(s)
Jusqu’à présent, je me suis peu penché sur les occurrences de noèton
dans le Timée. Elles posent des problèmes d’un autre ordre et sont, à
maints égards, à l’origine de l’interprétation plotinienne qui établit la vie
au niveau de l’intelligible. Le Timée affirme en effet l’existence de vivants
intelligibles, eux-mêmes rassemblés au sein d’un vivant intelligible. Cette
thèse se fonde manifestement sur la distinction déjà rencontrée entre
intelligible et visible : opposer les vivants intelligibles aux vivants sensibles,
ce n’est pas considérer que « les intelligibles » sont des vivants, mais plutôt
que les vivants sensibles possèdent chacun un modèle intelligible, qui
est lui-même inclus dans un ensemble plus vaste, le vivant intelligible,
qui vaut à son tour comme modèle du monde. Ces vivants et ce modèle
sont dès lors intelligibles au sens où ils sont avant tout des objets pour le
démiurge qui les saisit par l’exercice de son intelligence au moment de
produire le monde visible. À nouveau, ils sont intelligibles pour la raison
qu’une intelligence les pense.
C’est à ce stade que s’arrêtent la plupart des interprètes du Timée
pour se concentrer sur le démiurge21. Rares cependant sont les études
à s’interroger sur la nature du vivant intelligible qui rassemble en lui
les Formes des vivants pour servir de modèle au monde, bien qu’il pose
la double question de sa nature de vivant et de son statut intelligible22.
Cette seconde partie examine donc la possibilité de ce vivant intelligible.
21 Cf. F. M. CORNFORD, Plato’s Cosmology. The Timaeus of Plato Translated
with a Running Commentary, p. 40-41 ; T. K. JOHANSEN, Plato’s Natural
Philosophy. A Study of the Timaeus-Critias, p. 80 ; G. R. CARONE, Plato’s
Cosmology and its Ethical Dimensions, p. 24-52 ; S. BROADIE. Nature and
Divinity in Plato’s Timaeus, p. 60-83.
22 Un des seuls commentateurs à s’interroger sur la nature de ce vivant
intelligible est L. BRISSON, Le Même et l’Autre dans la structure ontologique
du Timée de Platon, p. 278-280.
80
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
Du vivant chez Platon
Platon emploie régulièrement le substantif zôon (ζῷον), qui désigne à
la fois l’animal et le vivant : 251 occurrences au total, dont près d’un quart
(59) sont distribuées dans le Timée23. Sa définition apparaît toutefois
beaucoup plus rarement, le passage le plus clair se situant dans le Phèdre :
« l’ensemble est appelé vivant, âme et corps noués l’un à l’autre »24. Il y a
vivant à partir du moment où une âme s’unit à un corps qu’elle anime
d’un mouvement interne –une définition qui s’applique tant au vivant
mortel qu’au vivant immortel, leur différence tenant à la durée du lien qui
les unit respectivement25. Or le monde tel que le décrit le Timée répond
parfaitement à ce critère. Il est un vivant parce qu’il est constitué d’un
corps et d’une âme, par laquelle il est également doté d’intelligence, selon
une relation de condition par emboitements successifs : l’intelligence
est un acte qui ne peut exister en dehors d’une âme, qui elle-même
requiert un corps pour s’exprimer. Tout cela garantit sa cohésion et
sa pérennité, faisant de lui la meilleure image possible du modèle26.
Or Platon nomme le modèle lui-même un vivant intelligible, comme
par extension, ce dont l’explication appelle trois remarques sur la notion
de vivant.
Première remarque, une partie d’un vivant peut-elle elle-même être
un vivant ? La question vise autant le monde peuplé des espèces vivantes
que son modèle, le vivant intelligible formé de vivants intelligibles.
Platon n’y voit manifestement aucune objection, dans la mesure où il
attribue à certaines parties de vivants une existence et une vie autonome.
Il compare ainsi les organes génitaux à des vivants qui, aussi bien chez
l’homme que chez la femme, apparaissent comme des vivants sujets
23 Par comparaison, Platon emploie le terme ζωή (vie) seulement 18 fois, et le
verbe ζῆν (vivre) 335 fois. Je rassure le lecteur, d’une part j’en ai fini avec les
données chiffrées, d’autre part je n’examinerai pas dans le détail chacune de
ces occurrences.
24 Phèdre, 246c5. Cf. Timée, 87e5-6.
25 Phèdre, 246d1. Cf. Timée, 41d1-3.
26 Timée, 30b6-c1 : « Ainsi donc, conformément à une explication qui est
vraisemblable, il faut dire que ce monde-ci, qui est un vivant animé et
intelligent, a, en vérité, été engendré en raison de la providence d’un dieu. »
La même idée se retrouve dans le Politique, 269c4-e1, à la seule différence
que l’intelligence y prend le nom de phronèsis (φρόνησις) – notion pour
laquelle je renvoie à Platon. Le Politique, p. 342-343 et p. 352-354.
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MARC-ANTOINE GAVRAY
aux désirs et rebelles à la raison27. En définitive, pour qu’un vivant en
contienne d’autres, il importe surtout que chaque niveau possède un
principe d’animation (ou de mouvement) qui lui soit propre.
Deuxième remarque, le terme zôon désigne également le portrait
établi par le peintre28. De cette façon, il apparaît qu’une réalité peut être
qualifiée de zôon par simple homonymie. Or la propriété qui manque
à la représentation, c’est précisément la vie. Dans le passage du modèle
à l’image semble se perdre une caractéristique fondamentale du vivant.
Cet usage de zôon ne peut que soulever la question du rapport du
monde à son modèle intelligible, bien que dans ce cas la relation soit
inverse. Même s’il ne faut pas la concevoir en termes de ressemblance
ou d’imitation, à tout le moins il convient de se demander à quoi
correspondrait la vie au niveau du vivant intelligible et qui s’estomperait
au niveau sensible.
Troisième et dernière remarque : à transposer ce que le Timée soutient
au sujet du monde visible, qualifier le modèle de vivant intelligible ne
revient-il pas nécessairement à l’articuler à une âme ? L’âme reçoit en effet
un rôle primordial au sein du composé qu’est le vivant, au sens où c’est
avant tout sa présence qui conditionne sa qualité de vivant. L’âme est ce
qui, par sa présence, fait vivre le corps ; car le vivant est ce qui a l’âme29.
En d’autres termes, Platon associe mouvement et vivant, animation
et vie : un être est vivant et animé à partir du moment où il se meut.
Regardons en effet le raisonnement des Lois :
« — Quand nous voyons ce changement se produire dans une chose
faite de terre, d’eau ou de feu, qu’elle soit séparée ou mélangée, quelle
affection [πάθος] y a-t-il dans une telle chose ?
— Est-ce que tu me demandes si nous dirons que cette chose vit
[ζῆν αὐτὸ], du moment qu’elle se meut elle-même [αὐτὸ αὑτὸ κινῇ] ?
— Oui.
— Elle vit [ζῆν], sans aucun doute.
— Eh quoi, quand nous voyons une âme dans certaines choses,
est-ce qu’il n’en va pas de même ? Faut-il convenir qu’il vit [ζῆν
ὁμολογητέον] ? »30
27 Timée, 91b4-c2.
28 Cf. Gorgias, 453c5-d2 ; Cratyle, 425a3 ; 429a7-9 ; 430d1-7 ; Lois, VI 769a7-c9.
29 Cratyle, 399d10-e3 ; 400a5-6 ; Euthydème, 302a8 : ἃ ἂν ψυχὴν ἔχῃ.
30 Lois, X 895c4-12.
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EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
Sans encore fournir la définition proprement dite de la vie, ce passage
associe étroitement vivre et se mouvoir soi-même. Se mouvoir soi-même
s’avère un critère du fait de vivre : est vivant ce qui se meut lui-même.
Le point est capital. Dire que ce qui se meut vit n’implique pas pour
autant de dire que tout ce qui est mû est vivant. Pour qu’une chose
vive, il faut que son mouvement soit autonome, automoteur. Une
chose peut en effet se mouvoir sans être elle-même à l’origine de son
propre mouvement, telle la pierre qui dégringole d’une falaise. Dans ce
cas cependant, la source de la vie et du mouvement se trouve ailleurs.
Pour qu’il y ait vie, il faut une âme, puisque ce qui se meut soi-même
vit et que l’âme se meut elle-même, donc elle vit. Les Lois poursuivent
d’ailleurs la mise en équation entre âme et vie, laissant de côté la vie au
profit de l’âme :
« — Ce dont âme est le nom, quelle en est la définition ? En avons-
nous une autre que celle qui vient d’être énoncée, “le mouvement
qui peut se mouvoir lui-même” [τὴν δυναμένην αὐτὴν αὑτὴν κινεῖν
κίνησιν] ?
— “Se mouvoir soi-même” [τὸ ἑαυτὸ κινεῖν], dis-tu, voilà la
définition de cette même réalité que nous appelons tous du nom
d’âme ?
— Oui. Mais s’il en est ainsi, regrettons-nous encore de ne pas
avoir suffisamment montré que l’âme est identique à la première
génération et au premier mouvement de tout ce qui est, a été et
sera, aussi bien que de tous leurs contraires, puisqu’elle s’est révélée
la cause universelle de tout changement et de tout mouvement ? »31
L’âme est le nom qui correspond à ce λόγος : ce qui se meut soi-même,
auquel correspond aussi la vie. Où passe dès lors la différence entre
l’âme et la vie ? Le Phèdre peut nous aider à régler ce point. Dans un
passage parallèle, Platon explicite la définition de l’âme comme ce qui se
meut soi-même en la présentant comme un principe de mouvement (ἀρχὴ
κινήσεως, 245c-d). Dans ces termes, l’âme est la source du mouvement
automoteur qui est la vie. Ainsi, quand le Phèdre parle d’un principe, il
met en avant la dimension de source du mouvement qui se meut lui-même,
afin de signaler que ce qui se meut soi-même est éternel et immortel :
étant à lui-même son propre principe, l’âme (ou la vie) ne peut jamais
s’interrompre.
31 Lois, X 895e10-896b1.
83
MARC-ANTOINE GAVRAY
Or là où il y a âme, il y a également vie, au sens où la vie forme la
trace d’un mouvement automoteur. Par ailleurs, ce qui est toujours à
soi-même sa propre cause de mouvement est toujours en mouvement.
À l’inverse, de tout ce qui n’est pas automoteur mais simplement mû, la
cessation du mouvement est en même temps fin de la vie. Comme le dit
le Phèdre (245c), « quand le mouvement cesse, cesse aussi la vie » : quand
un corps meurt, c’est parce qu’il perd son principe de mouvement.
Quand l’âme disparaît, on dit qu’il n’y a plus de vie, parce qu’on n’y
observe plus de mouvement autonome (du moins n’en observe-t-on plus
dans le corps). Dans ces conditions, la vie désigne le mouvement qui se
meut lui-même quand il est considéré en tant que tel, tandis que l’âme
désigne ce même mouvement quand il est envisagé en tant que principe
moteur.
Nous pouvons en conclure qu’il n’existe en définitive qu’une seule
chose vivante : l’âme. Encore faut-il souligner que l’âme ne doit pas être
considérée comme une chose vivante. Elle est seulement un mouvement,
la vie, mais envisagé du point de vue de la cause. L’âme est en effet le
principe, à la fois moteur et mobile, qui prend les décisions, se différencie,
se divise, se compose, ce mouvement qui vit ces actes identifiables à des
« mouvements de conscience au sens large du terme »32. Mais l’âme n’est
pas seulement la cause du mouvement : elle est tous ces mouvements,
étant elle-même première génération et premier changement (πρώτη
γένεσις καὶ κίνησις, Lois, X 896a7).
Cette conclusion relance la question précédente (la troisième) : quelle
âme et quelle vie pour cet intelligible ? Un passage du Sophiste devrait
nous mettre sur la voie :
« — Eh quoi, par Zeus ! Vraiment, nous laisserons-nous si facilement
convaincre que le mouvement, la vie, l’âme, la pensée [κίνησιν καὶ
ζωὴν καὶ ψυχὴν καὶ φρόνησιν] ne sont pas réellement présentes
à l’être universel [τῷ παντελῶς ὄντι μὴ παρεῖναι], qu’il ne vit ni
ne pense [μηδὲ ζῆν αὐτὸ μηδὲ φρονεῖν], mais que, vénérable et
sacré, privé d’intelligence [νοῦν οὐκ ἔχον], il est là, stable, sans
mouvement ?
— Ce serait une doctrine terrible, Étranger, que nous accepterions là.
32 Pour reprendre les mots de S. DELCOMMINETTE, « Vie “biologique” et
vie “morale” chez Platon », p. 126. Sur les actes en question, Lois, X
896e8-897b4.
84
EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
— Mais dirons-nous qu’il possède un intellect, mais qu’il ne vit pas ?
— Non.
— Mais disons-nous que ces deux choses sont en lui sans dire qu’il
les possède dans l’âme ?
— Comment ferait-il autrement ? »33
Dans ce passage, Platon réfute la position des Amis des Formes34 selon
laquelle les Formes intelligibles et incorporelles (νοητὰ ἄττα καὶ ἀσώματα
εἴδη, 246b7) se révèlent des réalités si immuables et intangibles qu’elles
rendent tout contact impossible. L’Étranger leur objecte dès lors que
de telles réalités ne pourraient être connues et il s’emploie à restaurer la
possibilité de l’intellection. Pour qu’il y ait connaissance, intelligence,
il faut qu’il y ait un acte de l’âme et, par conséquent, une forme de
mouvement – un mouvement différent du mouvement physique certes,
mais un mouvement (psychique) tout de même. Il en déduit que la vie
est essentielle à l’être et à la connaissance, considérant qu’il n’y a pas
d’intelligence sans âme ni vie, mais pas non plus d’être. À quoi bon après
tout postuler un être qui ne serait ni connu ni animé ? Dans ces termes,
la connaissance est le fait d’une âme, d’une vie. Platon pose de ce fait une
certaine vitalité de l’être (qui passe notamment par la notion de puissance
d’agir et de subir35), contre l’immobilisme dans lequel on serait tenté
d’enfermer l’être total et les Formes intelligibles. La vie s’avère essentielle
à l’être et à la connaissance : il y a de la vie dans l’intelligible. Mais en
quoi peuvent consister cet acte et cette vie ?
Les intelligibles sont-ils vivants ?
Peut-être pouvons-nous pousser un peu plus loin. Comme nous
l’avons vu, poser les Idées comme des intelligibles, des objets pour
l’intelligence, revient à les envisager du point de vue de la puissance et
de l’acte corrélatif qui permet de les saisir, c’est-à-dire du point de vue de
33 Sophiste, 248e6-249a8.
34 Cette position reflète peut-être celle des mégariques. Voir L. ROBIN, Les
rapports de l’Être et de la connaissance d’après Platon, p. 106 ; R. MULLER,
Introduction à la pensée mégarique, p. 87-110 ; L. BRISSON, « La définition de
l’Être par la puissance. Un commentaire de Sophiste 247b-249d », p. 183.
35 Sur cette notion, je me permets de renvoyer à mon étude « Être, puissance,
communication ».
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MARC-ANTOINE GAVRAY
l’âme qui saisit les Idées par l’intelligence (νοῦς). À cet égard, il n’y a pas
de contradiction à poser que les objets intelligibles sont en quelque sorte
vivants, en vie, dans la mesure où ils ne sont dits intelligibles que parce
qu’ils peuvent être saisis par l’acte d’une âme, qui n’est elle-même qu’un
mouvement, en l’occurrence le mouvement d’intellection qui les saisit.
Or pourquoi postuler de la vie au niveau de l’être et des objets
intelligibles, dans la mesure où ils semblent davantage être affectés par la
connaissance qu’être causes de mouvement ? Ils sont en un sens vivants
en tant que connaissables, car la connaissance est mouvement – un
mouvement de l’âme qui connaît, mouvement de l’intelligible qui est
connu et, en retour, affecte l’âme qui le connaît. Si l’âme est cause de son
propre mouvement, à travers lequel elle connaît les Formes intelligibles
par l’intelligence dans l’exercice de la puissance dialectique, en retour
les intelligibles lui impriment leur marque. Si ces Formes intelligibles
dépendaient de l’âme pour lui imprimer leur caractère propre (ἰδέα),
alors l’âme serait leur véritable cause, au sens où c’est elle qui les ferait
exister en tant qu’intelligibles : elle serait la vraie cause de leur caractère
propre. Dans ces conditions, il serait impossible de les considérer comme
des réalités existant par elles-mêmes et séparément de l’âme qui les
connaît.
Il en ressort qu’intelligibles ne désigne pas des objets à saisir ni même
des connaissances que l’âme, dans son mouvement, s’approprierait.
Comment un intelligible inerte affecterait-il l’âme d’une quelconque
façon ? Il y a de la vie dans les Formes intelligibles, au sens où elles sont la
source du mouvement qui leur est propre dans l’acte de la connaissance.
Elles ont l’initiative du caractère propre qui affecte l’âme. Un intelligible
n’est en définitive jamais qu’un mouvement, et pas un objet. Connaître
le théorème de Pythagore, ce n’est pas connaître la formule A2 + B2 =
C2. Connaître le théorème de Pythagore, c’est saisir la relation qui lie
les côtés du triangle rectangle, en comprendre les implications et être
capable d’en refaire la démonstration. Tout cela, ce sont des mouvements
de l’âme qui connaît. Mais le théorème lui-même n’est rien que ce
mouvement : le principe dynamique de construction de la relation entre
les côtés. De même, connaître les Formes intelligibles, c’est saisir la
relation qui les lie. Et cette relation n’est pas donnée a priori, mais elle se
construit de façon dynamique (du point de vue de l’âme), dès lors que
les Formes intelligibles ne sont rien d’autre que cette relation mutuelle
(le mouvement qui les lie réciproquement).
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EN QUOI L’INTELLIGIBLE EST-IL (UN) VIVANT ?
Pour Platon, l’intelligible n’est donc pas un monde. Il qualifie
l’ensemble des mouvements que traverse l’âme quand elle essaie de
comprendre la réalité du monde sensible qui l’entoure. Platon ne fait rien
d’autre que souligner que la connaissance n’est jamais que le mouvement
par lequel nous comprenons les choses (tandis que les données que nous
saisissons ne sont jamais que des opinions). Ce qui permet de revenir au
Timée pour en finir avec cette question du vivant intelligible.
En quoi, à nouveau, le modèle intelligible est-il un vivant ? N’y a-t-
il pas une différence entre parler des vivants intelligibles et du vivant
intelligible, dans la mesure où ils ne sont pas modèles au même titre ?
Ce sont en effet des choses différentes que de considérer le modèle d’un
vivant particulier ou bien le modèle – et principe organisateur – du tout.
En tant qu’il inclut les vivants intelligibles, le vivant intelligible n’est
pas une sorte de super-Idée, une Idée qui inclurait toutes les autres et
qui se situerait de ce fait à un degré plus élevé de la réalité – ce panteles
zôon n’est pas le pantelôs on du Sophiste. Car vivant intelligible ne désigne
pas la totalité du réel, mais simplement la totalité du vivant dont le
monde est l’image. Aussi le vivant intelligible existe-t-il seulement en
tant qu’il articule et organise les autres vivants intelligibles, qui sont
eux-mêmes des Idées. Et sa définition ne consiste en rien d’autre qu’en
cette articulation, une définition qui existe avant tout pour l’intelligence,
c’est-à-dire pour l’âme qui la saisit et qui, d’une certaine façon, la réalise
à chaque fois qu’elle la saisit.
Décrire le modèle comme (un) vivant, c’est souligner qu’il est organisé,
ce qu’il faut comprendre au sens premier : non pas seulement structuré,
hiérarchisé et articulé, mais dans un état d’interaction constante entre ses
parties qui contient en lui la cause de cette interaction. La vie du modèle
est l’expression de l’ordre et de la cohésion dynamique qui règnent entre
les Formes intelligibles qu’il enveloppe. Ceux-ci ne sont pas simplement
positionnés les uns par rapport aux autres, bien disposés dans l’ensemble
ou juxtaposés, mais ils interagissent les uns avec les autres de façon à
maintenir l’unité du tout. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que le
modèle ait une âme pour être un vivant intelligible, ou qu’il vive comme
vivent les vivants sensibles. Sa réalité d’intelligible résulte de ce qu’il
est possible de saisir, par l’intelligence, le principe d’organisation qui
coordonne les vivants. Et c’est en cela que consiste sa vie : faire l’objet
d’un acte d’intellection qui fait état de cette organisation du tout.
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