Dialectes et Français Régionaux
Dialectes et Français Régionaux
Warnant Léon. Dialectes du français et français régionaux. In: Langue française, n°18, 1973. Les parlers régionaux. pp. 100-
125;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1973.5634
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1973_num_18_1_5634
a) En linguistique structurale.
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des linguistes aient cru pouvoir doter le mot d'un sens supplémentaire К
Ils ont ainsi créé une ambiguïté dont nous n'apercevons nullement
l'avantage. En Wallonie, par ex., il existe des dialectes wallons encore
vivants, que les dialectologues étudient dans des travaux nombreux,
importants et bien connus. Quand on parle du dialecte liégeois, pour
presque tout le monde, pensons-nous, il est question du patois wallon
de Liège. Allons-nous maintenant devoir nous demander s'il n'est pas
question du français parlé à Liège?
Que le terme dialect soit utilisé par des linguistes américains ne nous
paraît pas une raison suffisante pour troubler la terminologie française,
pas plus d'ailleurs que le désir de disposer, à côté d'idiolecte, d'un mot
qui s'en rapproche par le radical et s'en distingue par le préfixe pour
désigner deux espèces d'écart par rapport à une même norme.
L'initiative nous semble condamnable. Mais nous le disons sans
doute trop tard. Il existe un Office du vocabulaire français qui aurait
bien dû donner son avis sur ce point. Ses principes pour l'admission d'un
mot ou du sens nouveau d'un mot ne peuvent autoriser l'installation de
l'ambiguïté.
Pour échapper à celle-ci, au sein de cet article, nous désignerons par
« dialecte 1 » l'ancien parler vernaculaire, d'origine romane ou non, relégué
au second plan ou effacé dans le cours du temps à la suite de l'extension
du français, et par « dialecte 2 » l'écart régional qui est envisagé par la
linguistique structurale.
La question est donc de savoir comment se définit nettement un
dialecte du français 2.
Selon J. Dubois (1965), le dialecte représente — nous l'avons déjà
dit — un écart régional par rapport à la langue, et cette langue, cette
norme — dont il importe évidemment de préciser clairement la nature
et qui est, en fait, une abstraction — se définit comme la moyenne des
emplois actuels, « une fois rejetés les écarts les plus grands » (p. 5). Nous
n'aurions là qu'une tautologie si J. Dubois n'apportait plusieurs précisions.
La langue, explique-t-il, est une norme, et la norme qu'il s'agit de retenir,
en ce qui concerne le français, est le parler des générations moyennes,
101
le parler des « groupes sociaux urbains, dont le volume de
communications est le plus grand relativement à l'ensemble linguistique
français » (p. 5). Est-ce à dire que non seulement le parler de Paris, mais aussi
ceux de Marseille, de Liège, de Bordeaux, de Bruxelles, de Genève, doivent
être pris en considération? Il nous le semblerait, les langues techniques
et les argots étant évidemment exclus.
J. Dubois poursuit : « La norme se définit par l 'intercompréhension
la plus étendue. Le français étudié est alors dit neutralisé » (p. 5). Puisqu'il
est question de Г « intercompréhension la plus étendue », ne pourrait-on
penser que la norme — le français neutralisé — est constituée par tous les
caractères communs qu'on retrouve dans le parler français de Marseille
à Liège, de Brest à Genève, de Bordeaux à Strasbourg en passant par
Paris? En effet, le langage qu'on entend à Liège, par ex., ou dans la
bouche d'un paysan de la région liégeoise qui n'emploie pas le patois est
bel et bien du français. Il est compris à Paris, à Bordeaux, à Marseille.
Il est dans sa très grande partie du français neutralisé, en dépit de quelque
trait local (un septante « soixante-dix », un avoir bon « avoir du plaisir »,
par ex.), en dépit sans doute d'une apparence acoustique particulière.
Mais l'accent qui frappe beaucoup l'auditeur étranger et qui marque tout
le parler de même que l'intonation de la phrase ne concernent que la
réalisation phonétique; ils n'appartiennent pas essentiellement à la forme
de la langue que veulent étudier les structuralistes.
Si on tient compte de ces considérations, il ne nous paraît pas heureux
de continuer à parler de « dialecte 2 », car le terme fait considérer l'idiome
ainsi désigné comme un tout spécifique employé en un certain endroit.
Or le parler utilisé tant au nord, au sud, à l'est, à l'ouest qu'au centre
du domaine gallo-roman est, pour la très grande majorité de ses traits
à valeur réellement linguistique — peut-être pour tous — , conforme à la
norme. Il ne se distingue en fait de celle-ci que par un nombre limité de
particularités. On devrait donc, plutôt que de « dialectes 2 », parler de
« traits dialectaux 2 »; septante et avoir bon seraient des « traits
dialectaux 2 » belges.
Certains niveaux du français de Paris présentent de toute évidence,
par rapport au français neutralisé ainsi défini, des traits qu'on qualifierait
aisément de « dialectaux 2 ». On pourrait même se demander si ce n'est
pas justement le cas de Vidiolecte, puriste, des Académiciens en séance;
plusieurs d'entre ceux-ci, d'autre part, ne constituent plus un échantillon
de la génération moyenne, particularité retenue pour caractériser le
français neutralisé.
Après ces considérations théoriques sur ce que peuvent être les notions
de norme ou français neutralisé et de « traits dialectaux 2 », il convient
d'examiner comment les linguistes peuvent opérer pratiquement.
Les structuralistes doivent avant tout se constituer un corpus,
« recueil d'énoncés enregistrés au magnétophone ou pris sous la dictée »,
selon A. Martinet (1967, p. 31), « ensemble des énoncés qui ont servi
102
effectivement à la communication entre des locuteurs appartenant au
même groupe linguistique », d'après J. Dubois (1965, p. 6), qui ajoute :
« Ce corpus, une fois défini, est considéré comme intangible. On suppose
alors que l'échantillon de langue recueilli est représentatif de l'ensemble
de la langue. »
Mais des questions se posent inévitablement. Ce corpus sera-t-il
constitué par les énoncés d'une seule personne ou d'un grand nombre
de personnes? par des énoncés recueillis uniquement à Paris, ou aussi à
Liège, à Marseille, à Bordeaux, à Genève, à Bruxelles?
Selon la définition de la norme, pour obtenir du français neutralisé,
il conviendrait, nous semble-t-il, de consigner dans le corpus le parler
de plusieurs personnes appartenant non seulement à des groupes sociaux,
mais encore à des centres urbains différents.
Si on se limite à une seule personne, il faudrait prouver que le langage
utilisé par celle-ci rassemble tous les caractères du français neutralisé,
qu'il s'agit précisément de découvrir et de décrire. Or si la personne choisie
ne possède pas pareil langage — et comment pourrait-on le savoir? — ,
on risque d'instituer un idiolecte comme norme 3.
De même, si on se limite au parler d'un seul endroit — celui-ci fût-il
Paris —■, il faudrait également prouver que l'idiome pratiqué en cet
endroit rassemble tous les caractères du français neutralisé, qu'il s'agit
précisément de déterminer. Or si, à l'endroit choisi, le langage ne rassemble
pas ces caractères — et comment pourrait-on le savoir? — , on risque
d'instituer un « dialecte 2 » comme norme.
On peut dès lors estimer que le corpus, qui, rappelons-le, une fois
établi, est « considéré comme intangible » et « représentatif de l'ensemble
de la langue », devrait comprendre le parler de diverses personnes, de
classes sociales différentes et de centres urbains différents.
N'est-on pas ainsi porté à tenir compte du parler français des Liégeois,
des Marseillais, des Bruxellois, des Bordelais, des Genevois, tout comme
de celui des Parisiens? Mais si l'on accepte de procéder ainsi, nous ne
voyons plus comment on pourra encore définir des « dialectes 2 » liégeois,
marseillais, etc., puisqu'ils sont définis comme des écarts par rapport
à une norme et qu'ils seraient déjà pris en considération pour établir
cette norme. On ne peut caractériser un écart par rapport à lui-même.
Comment tenir septante et avoir bon pour des « traits dialectaux 2 »
lorsqu'ils sont consignés dans un corpus, intangible? N'aboutit-on pas
3. Cette idée semble partagée par J. Lyons (1970), qui écrit: « Dans la description
d'une langue vivante, le linguiste a généralement à sa disposition une collection
d'énoncés enregistrés, ses données ou son corpus, et il peut aussi consulter les
locuteurs natifs de cette langue, ses informateurs. Il peut bien entendu être son
propre informateur s'il décrit sa propre langue; mais, dans ce cas, il doit savoir qu'il
risque de n'inclure dans son corpus que les phrases qui satisfont aux idées qu'il a déjà
sur la structure de sa langue » (p. 107).
Fr. François (1968) écrit de même : « On risque toujours de penser décrire une
langue alors qu'on ne décrit que son propre usage, voire le sentiment qu'on en a »
(p. 175).
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à nier l'existence de l'écart, c'est-à-dire des « dialectes 2 » 4. Nous voici
bien étonnés par cette conclusion et forcés de continuer.
Les linguistes structuralistes ne devraient-ils pas considérer que la
langue française est constituée dans sa quasi-totalité par un ensemble
extrêmement étendu de traits de la plus grande importance linguistique,
représentant le français neutralisé et s'étendant sur tout le domaine
linguistique du français, la France, la Wallonie, la région de Bruxelles,
la Suisse romande, le Val d'Aoste 5? Ne devraient-ils pas tenir dès lors,
par ex., soixante-dix et septante pour des « traits dialectaux 2 » dont l'un,
le premier, s'étendrait simplement sur un territoire plus vaste que l'autre?
Soixante-dix et septante exprimeraient un concept de « sept fois dix »
qui n'aurait pas de traduction dans le français neutralisé, dans la norme,
et dont l'expression serait assurée uniquement par des « traits
dialectaux 2 ».
La notion d'écart ne se conçoit évidemment plus lorsqu'on admet
une pareille vue des choses.
Le schéma ci-après visualise les faits tels que nous venons de les
imaginer. Il est constitué de trois cercles de centre A, В et С qui se
recoupent et qui figurent trois dialectes. La partie 1, à hachures simples
horizontales, représenterait ce qui est commun aux trois dialectes, c'est-
à-dire le français neutralisé; les parties non hachurées, 2, 3, 4, les traits
particuliers à chaque dialecte; les parties à hachures croisées, 5, 6, 7, les
traits communs à deux dialectes.
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On pourrait sans doute remarquer que certains « traits dialectaux 2 »,
sous des poussées diverses et souvent non linguistiques, tendent à en
supplanter d'autres et y arrivent parfois, faisant ainsi leur entrée dans le
domaine du français neutralisé.
Il faut constater que les linguistes structuralistes ne doivent pas avoir,
de la situation, la vue que nous venons d'imaginer. Leur description du
français n'y est en tout cas pas conforme. Ils opposent toujours, en effet,
le français norme, c'est-à-dire le français neutralisé, aux « dialectes 2 »;
ceux-ci étant vus comme des écarts par rapport à celui-là. Aucun ne s'est
occupé jusqu'à présent, par ex. et pour nous en tenir à des traits relevés
en Belgique, de avoir difficile de « avoir des difficultés pour », assez bien de
« pas mal de », assez grand que pour « assez grand pour », ne pouvoir mal de
« se garder de », les ceux qui « ceux qui » ou de l'emploi, dans certains cas,
de savoir pour pouvoir.
Nous sommes conscient que toutes nos remarques reposent sur la
supposition que le corpus doit être constitué par les énoncés de plusieurs
personnes de régions différentes, alors que, dans la pratique, les
structuralistes ne procèdent pas du tout ainsi. Ils décrivent d'abord le parler du
plus grand nombre des locuteurs d'une région et ils décident ensuite que ce
parler, lorsqu'ils en ont exclu les traits trop particuliers, est le français
neutralisé. Mais leur définition de ce français neutralisé, « moyenne des
emplois actuels une fois rejetés les écarts les plus grands », nous a paru
autoriser cette supposition.
Il est licite de se demander si le français qu'ils décrivent effectivement
n'est pas considéré par eux, « débarrassé de quelques écarts trop grands »,
comme du français neutralisé uniquement parce que persiste dans leur
esprit une vieille notion d'un « bon usage ». Cette notion de « bon usage »,
représenté par le parler de la classe des intellectuels de la région parisienne,
qui les influence à leur insu comme elle le fait pour tout usager du
français quelque peu attentif à sa langue, est étrangère à la linguistique.
Ils devraient s'en libérer.
Certains décrivent vraisemblablement et tout simplement leur propre
parler et celui qu'ils entendent pratiquer autour d'eux, leur idiolecte et
leur dialecte, sans s'être véritablement constitué de corpus 6. Le procédé
est sans doute défendable. Mais ils s'élèveraient contre le linguiste liégeois
ou marseillais qui estimerait, lui, que le français qu'il parle et qu'il entend
parler autour de lui est du français neutralisé. Ne le feraient-ils pas tout
simplement en raison de cette notion non linguistique de « bon usage »?
Nous sommes conscient aussi d'avoir estimé que l'écart mentionné
par les structuralistes, s'il représente des phénomènes régionaux, n'en
concerne pas moins les traits pertinents de la forme de la langue, c'est-
à-dire qu'il se situe sur le plan où les structuralistes veulent étudier la
langue. S'il n'en était pas ainsi, l'usage régional qui constitue l'écart ne
6. Il leur arrive seulement, pour apporter quelque appui ou quelque complément
à leur description, de faire parfois appel à certains traits du parler familier ou populaire.
105
serait envisagé qu'au niveau de la substance, celui des réalisations
phonétiques, ou des traits non pertinents du vocabulaire et il n'aurait, ainsi
compris, aucune raison d'être pris en considération dans la théorie du
structuralisme. Ce qu'il importerait dès lors d'opposer ne serait pas le
français neutralisé et l'usage régional de ce français, mais l'usage central
d'une part et l'usage régional d'autre part de ce français.
Il conviendrait, en outre, de s'entendre sur cette langue qui se définit
comme la moyenne des emplois actuels « une fois rejetés les écarts les plus
grands ». Si ces écarts ne se situaient pas au niveau des traits pertinents,
quelle raison y aurait-il de signaler leur rejet, puisque de toute façon ils
ne devraient pas figurer dans la description structurale? Et sur quoi se
fonde-t-on pour déterminer la grandeur des écarts?
A. Martinet (1969) parle longuement des « dialectes 1 et 2 » et des
idiolectes. Nous rapporterons seulement deux passages de ce qu'il écrit.
« Que les dialectes [« dialectes 2 » dans notre terminologie] jouissent
du même prestige, ou bien que l'un d'entre eux ou qu'un groupe d'entre
eux ait un rang plus élevé et qu'il ne soit plus, en conséquence, considéré
comme un dialecte mais comme la langue commune, c'est là encore un
autre problème : le prestige est difficile à apprécier et il vaut mieux ne pas
le faire intervenir dans les classifications linguistiques. Cependant, il est
important de bien opposer des situations extrêmes comme celle qui existe
aux États-Unis, où une langue régionale de prestige ne peut être localisée,
et celle de l'Italie, où les variétés toscanes, une fois débarrassées de leurs
traits spécifiquement locaux, ont un plus grand prestige que les autres
dialectes » (p. 316). Notons qu'il est ici question du « prestige » d'un parler
et que c'est une notion extra-linguistique.
Nous entrecouperons de remarques la deuxième citation, où A.
Martinet parle de la situation en France et où il apparaît que, dans son esprit,
les notions de dialecte [« dialecte 2 » dans notre terminologie] et de français
régional coïncident. « On pourrait dire d'eux [les Français] qu'ils utilisent
tous des dialectes, c'est-à-dire différentes variétés du français, mais cela
ne refléterait en aucune façon la manière dont les Français réagissent à
de telles variations [il s'agit d'une réaction du locuteur, non de l'attitude
d'un descripteur de la langue] : les déviations par rapport à ce qui est
senti comme la norme en matière de prononciation sont appelées des
« accents » [la norme qui provoque la réaction des Français n'est pas
précisée, mais doit être vraisemblablement la forme de l'usage central et
du milieu des gens cultivés, c'est-à-dire le « bon usage ». La dénomination
« Français » est d'ailleurs trompeuse et ne désigne ici que ceux des
Français qui pratiquent un français central, non ceux, cultivés ou non, de
Marseille, de Lille, de Brest, ou de Strasbourg, ni les Belges de langue
française, de Liège ou de Bruxelles]; les autres différences frappantes,
peuvent être considérées comme des с patois » par ceux qui seraient tentés
d'appliquer ce terme à toute déviation par rapport à la norme [mais quelle
norme? établie comment?]. Les quelques rares personnalités compétentes
106
qui ont traité des dialectes français [« dialectes 2 » dans notre terminologie]
les désignent comme des français locaux. Certains de ces dialectes ont été
succinctement décrits » (p. 138). Et A. Martinet cite Le français parlé
à Toulouse de J. Séguy, ce qui manifeste clairement qu'il assimile le
dialecte au français régional 7.
Ce que nous pouvons provisoirement conclure, à ce point de notre
exposé, c'est que définir le « dialecte 2 », ou plutôt les « traits dialectaux 2 »,
exige que soit défini le français neutralisé; que celui-ci ne peut résulter
de la promotion arbitraire, non objectivement motivée, d'un dialecte
au rang de français neutralisé; que si, pour définir ce dernier, on tient
compte du français parlé dans de nombreuses grandes villes, on est conduit
à nier l'existence des « dialectes 2 » en tant qu'écart et à ne voir dans le
domaine linguistique du français que des parlers dialectaux dont l'un,
un dialecte central, se caractérise par une aire d'extension plus vaste et
par un nombre plus élevé d'usagers.
L'attitude des linguistes français qui considèrent le français central
comme étant du français neutralisé sans en avoir donné les raisons
théoriques et objectives ne doit résulter que de la persistance chez eux d'une
idée latente et inconsciente de « bon usage ».
Mais si ces linguistes ont tort de n'avoir pas fondé leur choix du
français central, peut-on leur reprocher de décrire ce français de préférence
à d'autres? Il existe, en effet, mais au prix d'une redéfinition du corpus,
une manière simple d'assurer une base convenable à leur position.
Il faudrait, au départ, considérer qu'il n'existe aucun dialecte
privilégié et recueillir un nombre suffisant de corpus régionaux, les corpus
des dialectes de Paris, de Lille, de Marseille, de Liège, de Genève, de
Bordeaux. Il faudrait procéder à l'inventaire de ces corpus et ensuite constituer
le corpus du français neutralisé. Le principe qui servirait de critère dans
cette dernière opération serait celui du plus grand nombre d'usagers.
Le français neutralisé comporterait naturellement, dès lors, les traits qui
sont communs à tous les dialectes, c'est-à-dire une très grande partie des
traits qu'on trouve dans le français central; il comprendrait aussi des traits
non communs, ceux qui sont utilisés par le plus grand nombre des
locuteurs, c'est-à-dire encore, presque toujours, des traits du français central;
de cette manière, soixante-dix ferait partie du français neutralisé, mais non
septante, qui n'est employé qu'en Belgique, en Suisse et peut-être dans
quelque autre petite région. Mais, de ce dialecte français central, qui
apparaîtrait à ce moment comme privilégié, tout ne serait cependant pas
retenu. Des traits confinés dans certains niveaux de langue pourraient
notamment être rejetés comme n'étant pas propres au plus grand nombre
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d'usagers, ainsi la proposition relative dans la phrase du français
populaire Le gars que je te cause est mon ami. Enfin, toujours en se soumettant
au principe du plus grand nombre d'usagers, certains traits — surtout
lexicaux — des dialectes considérés maintenant comme non privilégiés
devraient faire partie du français neutralisé. Nous pensons, par ex., à un
mot comme drève, employé en Belgique pour désigner une allée bordée
d'arbres. Cette réalité existe sans doute dans la région du parler privilégié,
mais sans dénomination propre. Dès lors, le seul terme qui la désigne dans
sa spécificité doit, bien que n'appartenant pas au dialecte privilégié, être
considéré comme le plus fréquemment utilisé et faire partie du français
neutralisé. Nous ne pourrions raisonner de même pour le terme belge
drache с averse », par ex., puisque averse existe dans le dialecte privilégié.
On peut se demander si le nom d'une particularité régionale — ou
même nationale — , ainsi cramique, qui désigne un pain au lait et aux
raisins de Corinthe courant en Belgique, pourrait entrer dans le trésor
lexical du français neutralisé. Comme cette espèce de pain n'est pas connue
dans la région du parler privilégié, le terme cramique, étant le seul existant,
est évidemment le plus employé de tout le domaine linguistique français
pour la dénommer. Mais les jargons et les argots sont exclus du français
neutralisé et il devrait sans doute en être de même pour les termes qui
évoquent des réalités trop localisées; la difficulté serait de déterminer
ce qui est trop localisé.
Ce que nous venons d'exposer se trouve visualisé dans le schéma
ci-après, où les trois grands cercles de centres A, В et С représentent trois
dialectes. Le grand cercle de centre A représente le dialecte pratiqué par
le plus grand nombre d'usagers; le petit cercle de centre A, aire 1,
hachurée horizontalement, ce qui, de ce dialecte, appartient au français
neutralisé, parce que ou commun aux trois dialectes ou utilisé par le plus grand
nombre de personnes; la couronne blanche de centre A, aire 2, ce qui,
de ce parler, n'appartient pas au français neutralisé, parce que employé
par trop peu de personnes; les aires 3 et 4, hachurées l'une verticalement
et l'autre obliquement, des traits dialectaux, des écarts par rapport à
l'aire 1; l'aire 5, des traits dialectaux communs à deux dialectes non
privilégiés; les aires 6 et 7, des traits de parlers dialectaux qui devraient être
incorporés dans le français neutralisé, parce que désignant
spécifiquement une réalité non ainsi désignée dans le dialecte privilégié.
108
Ce qu'il importe particulièrement de remarquer dans cette tentative
de fonder théoriquement le choix du français central comme parler
privilégié, c'est que, selon cette vue, le corpus qui servira de base à la
description du français neutralisé n'est plus l'ensemble intangible des énoncés
recueillis, c'est un corpus de corpus, un corpus au second degré, mais
objectivement constitué. Parmi les abondantes considérations théoriques
relatives au structuralisme, nous n'avons jamais rencontré pareille
définition du corpus, pas plus chez les linguistes français que chez d'autres.
Selon la conception que nous avons illustrée par notre premier
schéma, le français neutralisé était constitué de tous les traits communs
aux divers dialectes du français. Tous ceux qui n'étaient pas communs
étaient considérés comme « traits dialectaux 2 ».
Selon la conception que nous venons d'illustrer par notre deuxième
schéma, il existe un français neutralisé dont le dialecte central, couramment
décrit par les linguistes français, constitue le fondement. Les « traits
dialectaux 2 » sont dès lors définis comme des traits qui expriment d'une
manière particulière une réalité ayant son mode d'expression propre dans
le parler privilégié; ils ne sont considérés comme « dialectaux 2 » que
parce qu'ils sont le fait d'un nombre de personnes moins élevé que les
autres.
Il reste, si l'on retient cette deuxième conception, une question
importante à se poser. Ces « traits dialectaux 2 » sont-ils des traits proprement
linguistiques, c'est-à-dire concernent-ils des particularités qui jouent un
rôle dans la communication? Il devrait en être ainsi, mais il est prématuré
de répondre ici à cette question avant d'avoir étudié un ou deux cas
concrets de « traits dialectaux 2 » ainsi déterminés. Nous y reviendrons
plus loin.
b) En linguistique generative.
109
peu cultivés par ex., L'homme que j'ai parlé avec « avec qui j'ai parlé »
est mon ami ou l'homme que tu as parlé, l'homme que lu en as parlé « dont
tu as parlé » est mon ami pourraient être des phrases jugées acceptables.
On s'élèvera sans doute contre cette possibilité. On nous fera remarquer
qu'il s'agit là de français wallonisé. Nous en conviendrons. Mais le problème
est posé. Le linguiste liégeois ne pourrait-il choisir ses témoins à Liège
autant qu'à Paris? Il exigerait sans doute d'eux qu'ils soient cultivés et,
par le fait même, il les prendrait parmi les gens dressés à l'école, et
notamment dressés à l'école du « bon usage ». Mais pareil témoin de gramma-
ticalité risque de ne fournir qu'une impression dépendant des règles
du « bon usage ». Autant valait consulter tout de suite l'ouvrage de
M. Grevisse. Où finit l'impression de grammaticalité résultant du
dressage, où commence celle qui est influencée par les variétés dialectales?
Problèmes délicats, qui ne sont pas de faux problèmes.
c) En psycho-systématique.
Les psycho-systématiciens ne se sont pas, eux non plus, arrêtés à
la question des « dialectes 2 » ou du français régional. Comme ils visent
notamment à découvrir le système linguistique au niveau des opérations
de l'esprit, ils ne se sont guère préoccupés de prononciation ou de
lexicologie.
En ce qui concerne la morphologie ou la syntaxe, ils partent du
discours pour remonter, en l'imaginant, à la réalité non visible, la langue,
système de systèmes, qui contient puissanciellement tous les faits de
discours. Cette représentation en langue, largement puissancielle,
explicative des expressions de discours, possède évidemment, au niveau où elle
se situe, de grandes chances d'être valable pour les variétés régionales
de français. Nous avons eu l'occasion de montrer au moins une fois qu'il
pouvait en être ainsi à propos de l'emploi de l'imparfait dans Moi, j'étais
le papa, imparfait préludique qu'on entend dans la bouche des enfants
en Wallonie liégeoise et en d'autres lieux, mais, d'après nos informations,
non dans le français central (Warnant, 1966).
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On sait que, pour Vaugelas, le bon usage, « c'est la façon de parler
de la plus saine partie de la Cour, conformément à la façon d'écrire de
la plus saine partie des auteurs du temps ». Cette définition peut paraître
d'abord satisfaisante, mais elle reste bien vague en fait, car ces personnes
de la Cour devaient différer notablement par leur langage. Choisir celles
qui se rangeaient parmi « la plus saine partie » de cette Cour, comme
aussi d'ailleurs déterminer « la plus saine partie des auteurs du temps »,
reposait sur des critères que nous ne pouvons deviner et découlait, au
moins partiellement, d'une certaine idée qu'on se faisait du français.
Quoi qu'il en soit, la règle a cependant joué et le xvne a légué un certain
français au xvine siècle.
Déjà, dès la deuxième moitié du xvne siècle, la Grammaire de Port-
Royal, contrairement aux Remarques de Vaugelas, tâche de justifier les
règles par la raison. Dès lors, dépendant de la raison, ces règles ne peuvent
plus être considérées comme sujettes au changement. De plus, s'impose
au xvnie siècle l'idée que la langue a atteint son point de perfection et
que l'usage, avec sa mobilité continue — Vaugelas pensait que celui-ci
pouvait changer avec les siècles — , représente un danger de corruption.
Pour les puristes de l'époque, la « décadence », c'est-à-dire toute
modification de la langue, non seulement porterait atteinte à la qualité de
la production littéraire du moment, mais encore compromettrait la
compréhension des chefs-d'œuvre du siècle précédent. Il fallait donc fixer
la langue.
Des facteurs importants transforment à ce moment la notion de
« bon usage ». D'abord, à la Cour, qui, avec les bons auteurs du temps,
était souveraine en matière de langage et qui jusqu'à la révolution
conservera ses prérogatives, s'ajoutent la ville de Paris, maintenant devenue
centre de vie littéraire et artistique, et la grande bourgeoisie, enrichie
d'une culture. D'autre part, alors que pour Vaugelas la langue parlée
primait la langue écrite, celle-ci, qui s'est dégagée de celle-là, est
maintenant considérée comme plus importante. Cependant les grammairiens
constatent que les œuvres des grands auteurs du xvne siècle, qui ont
fixé la langue et qui doivent la maintenir dans sa pureté, présentent
parfois des faiblesses et ils en concluent qu'elles ne pourront servir de
modèle qu'après avoir fait l'objet de commentaires grammaticaux. C'est
ainsi que, facteur nouveau supplémentaire, le pouvoir des grammairiens
s'installe. Pour établir les règles, ceux-ci vont tenir compte non seulement
de la langue des grands écrivains, de la conversation des gens cultivés,
de la raison, de l'analogie, mais aussi de la tradition grammaticale.
Ni la révolution de 1789, ni la révolution romantique ne
bouleverseront cette nouvelle notion du « bon usage ». Sans doute Victor Hugo
voudra-t-il mettre « un bonnet rouge au vieux dictionnaire » et décla-
rera-t-il : « guerre à la rhétorique », il proclamera pourtant : « et paix
à la syntaxe ».
L'essor de la linguistique historique après la publication de la gram-
111
maire de Diez (1843) fera heureusement disparaître le rôle trop souverain
de la raison.
Les philologues grammairiens et les lexicographes d'aujourd'hui
déclarent généralement se soumettre au « bon usage », mais ont-ils tout
précisé quand ils ont ajouté qu'il s'agit du « bon usage » actuel?
L'on peut d'ailleurs se demander si plusieurs d'entre eux restent
constamment fidèles à ce principe. Philologues, ils oublient parfois que,
pour l'usager, l'important est de se soumettre au seul « bon usage »
actuel et que les lettres de noblesse dont peut se prévaloir l'un ou l'autre
trait régional — - même si elles sont d'origine française — ne confèrent
pas à ce trait le privilège de pouvoir être maintenu dans le parler
d'aujourd'hui. Ils manifestent des tolérances, des faiblesses d'amoureux pour des
particularités qu'on retrouve dans le parler d'autrefois.
Les auteurs de la Grammaire de V Académie avaient tenu à rappeler
qu'il y avait un « bon usage » actuel, que la raison d'être et l'objet de
leur grammaire étaient de consacrer celui-ci, mais ils ne précisaient pas
les critères employés pour le déterminer. Quand on pense à l'abondance
des remarques que contiennent les Observations sur la grammaire de
l'Académie française de F. Brunot 8, on peut croire qu'une idée plus précise
en la matière aurait été utile. Mais F. Brunot, lui-même, ne s'est pas
expliqué et note simplement qu'au désir de retour en arrière, manifesté
dans la Grammaire de l'Académie, devrait se substituer un esprit de
conservation à la fois ferme et libéral, et qu'il faut distinguer entre les nouveautés,
accepter celles qui sont utiles et s'opposer aux autres. A. Hermant défend
la Grammaire de l'Académie, A. Thérive l'attaque. Ch. Bruneau pense
qu'il n'est pas facile de délimiter le bon usage d'une manière précise.
M. Grevisse (1969), qui pourtant intitule son ouvrage Le bon usage,
dit simplement qu'il s'agit de Г « usage constant des personnes qui ont
souci de bien parler et de bien écrire » (p. 27). C'est maigre comme
indication. On se demande une fois de plus sur quoi se fonder pour décider
que quelqu'un parle bien, qu'il écrit bien. Dans son article Sur le. bon
usage du français, le même grammairien (1970, p. 5-11) s'en tient à Vau-
gelas et ne précise rien.
C'est chez J. Hanse (1949) qu'on trouve enfin un essai de définition
plus élaborée. Selon celui-ci, pour cerner la notion de bon usage, il faut
faire entrer en ligne de compte « à la fois la tradition, le français parlé par
l'homme instruit et cultivé, le français écrit par les bons auteurs modernes
[...], par ceux qui ont prouvé leur connaissance de la langue et de ses
finesses, mais aussi leur amour de la clarté et leur conscience de la valeur
sociale du langage, et enfin le français défini par les meilleurs
grammairiens » (p. 14).
Il n'est guère possible d'aller plus loin pour cerner cette réalité non
linguistique, mais géographique, sociale et culturelle. Quelque imprécise
112
qu'elle soit, aujourd'hui comme hier, cette idée d'un « bon usage » n'en
règle pas moins, dans des mesures assez diverses sans doute, mais
effectivement, la manière de s'exprimer des francophones.
C'est par rapport à une norme dépendant de cette conception du
« bon usage » — et toute différente par nature de ce qu'est l'autre norme,
le français neutralisé — que peut être déterminé un écart, variable selon
les régions, qu'on dénomme français régional. Mais il apparaît tout de
suite que les français régionaux, ceux de Belgique par ex., même ceux
qu'on entend de la bouche de personnes peu cultivées, sont loin, très loin,
de pécher contre le «bon usage» dans leur totalité. Nous nous demanderons
ici aussi, comme pour le « dialecte 2 », si, plutôt que de français régional,
on ne devrait pas parler, avec plus d'exactitude, de « traits régionaux »
du français. Sans doute, parce qu'il s'agit souvent de traits superficiels
comme la prononciation ou l'intonation de la phrase, le discours tout
entier prend-il une apparence spécifique, il n'en reste pas moins que son
vocabulaire, sa morphologie, sa syntaxe sont, dans une proportion
extrêmement élevée, ceux du français du « bon usage ». Parler de « traits
régionaux » offre l'avantage de ne pas faire apparaître le français pratiqué
dans la région comme une variété entièrement différente du français du
« bon usage ».
Si la somme des traits régionaux n'est pas négligeable, on ne peut
ignorer pourtant — et les grammairiens ne l'ont pas assez clairement
noté — qu'elle comporte les fruits de confrontations opérées sur des
plans divers, sur le plan géographique sans doute puisqu'on oppose ce qui
se dit à Paris et dans les régions voisines à ce qui se dit ailleurs, mais sur
le plan socio-culturel aussi puisqu'on oppose ce qui se dit chez les
intellectuels d'une part, chez les ouvriers et les petites gens — y compris celles de
Paris — d'autre part, chez les citadins et chez les paysans, sur le plan des
niveaux de langue encore puisqu'on a été, erronément, jusqu'à proposer
des traits du français écrit comme modèles de parole On notera de plus
que cette somme dépend aussi de l'attitude et de la personnalité des
censeurs, les uns plus ou moins puristes, les autres plus ou moins laxistes.
9. On peut se faire une idée précise des études sur les français régionaux de
Belgique (flandricismes et wallonismes) en consultant la bibliographie analytique établie
par J.-P. Wilmart (1968).
113
LANGUE FHANÇAIiH П0 18 8
par contre-coup, la variété des études relatives à ce français. Germanique
au nord et roman au sud, avec des « dialectes 1 », c'est-à-dire des patois,
très vivaces, excentrique par rapport à Paris, siège reconnu du « bon
usage », il est, en outre, depuis maintenant plus d'un siècle et demi, séparé
de la France par une frontière politique.
Ce n'est pas à l'histoire externe de ce français régional que nous nous
arrêterons. Disons simplement que la francisation des régions flamandes et
wallonnes, bien différente ici et là, a commencé de part et d'autre dès le
Moyen Age 10. Ajoutons qu'au cours des siècles, le superstrat français
n'est sans doute venu que rarement en droite ligne des classes cultivées de
Paris et qu'il a consisté le plus souvent en un français d'origine et de
qualité très diverses, et, pour nos campagnes notamment, en un français
déjà bien régional, celui de beaucoup de nos instituteurs.
Notre propos est de relever les types de recherches qui ont permis
d'appréhender et d'étudier les « traits régionaux » du français de Belgique,
d'indiquer les conclusions auxquelles ces recherches ont abouti, de
mentionner le classement possible de ces traits régionaux et d'établir ce qui
resterait à faire.
Nous distinguerons deux espèces d'ouvrages selon les objectifs que
se sont assignés leurs auteurs : les uns, les premiers en date, inspirés par
le désir d'aligner le français de Belgique sur le « bon usage », les autres
soucieux d'étudier les faits en eux-mêmes.
Avant le xxe siècle, le français de nos provinces avait surtout retenu
l'attention et suscité les remarques des amateurs de beau langage. Les
flandricismes avaient été relevés les premiers, dès le xvie siècle, les wallo-
nismes ensuite. Les recueils de cacologies n'avaient pas manqué, mêlant,
jusqu'à l'extrême fin du xixe siècle, dans un classement alphabétique
unique, les traits lexicaux, syntaxiques et phonétiques u. Plus tard, les
fautes seront réparties selon la nature grammaticale des éléments
incriminés. On verra les omnibus du langage, petits répertoires de fautes
régionales, se multiplier au cours du xixe siècle; et il n'est pas jusqu'aux
glossaires wallons qui, à ce moment, par leurs traductions, ne viseront à
propager le français correct et à lutter pour l'élimination des différences
qui séparent les parlers de Belgique de celui de France et de Paris en
particulier.
De tels relevés paraissent encore aujourd'hui, et, heureusement, sont
le plus souvent l'œuvre de philologues et de grammairiens avertis 12. Les
114
remarques et les conseils ont d'autant plus de valeur, en effet, que leur
auteur connaît mieux le français vivant et l'histoire du français.
Les grammairiens philologues d'aujourd'hui, s'informant de l'origine
des mots et des tours en cause, se préoccupant de savoir si on retrouve
ceux-ci dans la bouche ou sous la plume des Français de France,
provinciaux ou non, s'efforcent de déterminer dans quelle mesure nos belgicismes
peuvent ou ne peuvent pas être reçus dans le français général. Certains
même — et c'est une attitude bien plus originale — tentent de préciser
un « bon usage » provincial 13. En effet, puisqu'il s'agit d'usage, c'est-à-dire
d'une soumission à une règle arbitraire ayant cours au sein d'une certaine
société, les Belges peuvent bien souhaiter que quelques traits, lexicalement
ou syntaxiquement bienvenus, continuent d'être utilisés chez eux, par
eux et même par leurs visiteurs.
Nous voici bien loin, naturellement, d'un purisme intransigeant qui
fut le fait de plus d'un censeur. L'usager belge, qu'il s'exprime oralement
ou par la plume, en est resté souvent paralysé dans une vigilante méfiance
de la faute. Il s'en est trouvé plus d'une fois réduit à pratiquer une langue
sans spontanéité, sans naturel, livresque, guindée, bien trop choisie ou,
au contraire, une langue admirable de plate correction.
Au xxe siècle, les « traits régionaux » sont décrits pour eux-mêmes
dans des études plus riches et plus profondes. On tente de découvrir leur
origine, on les suit au cours de leur histoire, on détermine le niveau de
langue auquel ils appartiennent, on enquête sur leur diffusion, on met en
lumière leur interférence avec les traits du patois de substrat, on lie,
lorsque c'est possible, l'étude du mot et celle de la chose. On applique,
en fait, aux traits régionaux, les méthodes et les procédés de recherches
qu'on a l'habitude d'appliquer aux traits de toute langue. Au total
cependant, les résultats sont encore assez maigres et l'on ne dénombre, à ce
jour, en ce qui concerne le lexique, que peu d'analyses systématiques
approfondies; dans le domaine de la syntaxe, on trouve moins d'études
encore — on citera cependant, hors de pair, le travail de J. Pohl (1962) •— ;
pour la phonétique, il n'y a rien à relever.
A quelles conclusions l'ensemble des recherches auxquelles on s'est
livré jusqu'ici ont-elles abouti?
Il apparaît que, sur le plan pratique, les particularités relatives à la
syntaxe et au lexique s'éliminent assez aisément au fur et à mesure que
le locuteur s'élève en culture. Au contraire, celles qui concernent la
prononciation, réalisation phonétique des phonèmes et intonation de la
phrase, sont beaucoup plus tenaces; bien des gens cultivés n'arrivent
jamais, en dépit de leurs efforts, à s'en corriger entièrement. En dehors
de cette constatation, il en est d'autres qui concernent l'origine et
l'histoire des traits régionaux. Elles sont exposées dans des articles de syn-
115
thèse u, où l'auteur rassemble souvent, parallèlement, certains traits de
la réalité régionale ou nationale et leur expression dans des phrases
frappantes et amusantes de français régional.
Les résultats suivants peuvent être considérés comme acquis. Le
français écrit par des personnes d'un certain niveau social ne diffère pas
essentiellement d'une région à l'autre du domaine linguistique français.
C'est dans le langage oral que se marquent plus spécialement les « traits
régionaux », accent particulier selon les régions, toujours sensible et
résultant, sans nul doute, du patois de substrat, germanique ou roman,
même lorsque les individus ne pratiquent plus ce patois 15.
Ce français régional doit être considéré comme provincial, en ce sens
qu'il n'est créateur 16 pour ainsi dire dans aucun domaine de la langue,
phonétique, lexical, morphologique, syntaxique. Il doit encore être tenu
comme tel, à notre avis, parce que les innovations qui voient le jour et qui
réussissent à se maintenir dans le français central ne s'y manifestent
qu'avec un certain retard.
Il est aussi marginal, en ce sens que, s'étendant sur une aire latérale,
il conserve — parfois d'ailleurs en connexion avec un glissement de sens —
un lot ancien de particularités qui n'ont plus cours dans le français central.
Il est enfin régional — c'est la qualité qui a été retenue pour le
dénommer, sans doute parce que les traits de cette espèce sont plus directement
sensibles — , en ce sens qu'on distingue dans son sein des caractéristiques
propres les unes à la Flandre, les autres à Bruxelles 17, les troisièmes à la
Wallonie, et, parmi celles de la Wallonie, les unes propres à la région
liégeoise, les autres à la région de Charleroi, les autres encore aux régions
de Mons, de Namur... Ces caractéristiques sont liées aux patois de substrat,
germanique ou roman. Le substrat wallon est, par ex., responsable de
Je ne peux mal de « je n'ai garde de, je ne cours aucun risque de », ou
d'amitieux « affectueux », ou de miche « petit pain au lait, rond ».
Il faut noter qu'au sein de chacune de ces régions, le parler se diffé-
И6
rende encore. Plus son aire de diffusion est réduite, plus il est marqué,
chez des personnes de moins en moins cultivées, par le patois de substrat.
A la « régionalisation » succède la « localisation », au français régional se
substitue un français local qu'on peut aussi qualifier de « dialectal ».
Mais il est impossible de tracer une limite entre l'un et l'autre. Tous deux
sont du français, aucun seuil qualitatif ne les sépare. Ils ne diffèrent que
dans la plus ou moins grande abondance des décalques opérés sur le patois
de substrat 18.
Les « traits dialectaux » que nous venons de caractériser comme
provinciaux, marginaux et régionaux, peuvent faire l'objet de deux
classements différents : l'un, courant, dépendant de leur nature
grammaticale, l'autre de leur aire d'extension.
Selon ce deuxième critère et en ce qui concerne plus particulièrement
les traits lexicaux, pour la Belgique, on est amené à distinguer les mots
qui, étant donné la réalité spécifique au pays, s'imposent à tous les
habitants et à eux seuls dans tout le domaine linguistique du français. Ce
sont notamment les termes officiels de la vie publique qui émanent de
diverses administrations : bourgmestre « maire », écheuin « adjoint au
maire », athénée « lycée », école gardienne « école maternelle », coupon
« billet de chemin de fer », grenailles errantes « gravillons », etc., et ceux
qui se rapportent à des attitudes politiques propres aux personnes de la
région : flamingant « membre ou sympathisant du mouvement flamand »,
rexiste « membre ou sympathisant du mouvement politique rex d'avant
et de pendant la guerre», wallingant « partisan d'un mouvement extrémiste
wallon », etc.
Il y a, d'autre part, les mots qui se rapportent à des réalités communes
à tout le domaine linguistique français et qui cependant diffèrent de
ceux du français central. Ils sont employés soit dans toutes les régions
francophones du pays (ainsi aubelte « kiosque à journaux », farde « chemise
de carton, cahier de feuilles libres pour les écoliers », dracher « pleuvoir
18. Dans notre village natal, Oreye, à l'ouest de Liège, en Hesbaye liégeoise, on
demande, par jeu, de traduire en français l'énoncé wallon on frèzé assis so on cou d'âbe,
qui s'ènohe tot magnant dès pètchales « un grêlé assis sur une souche (d'arbre), qui
s'engoue en mangeant des cenelles ». On peut imaginer une traduction comme « un frèzé
assis sur un cul d'arbre, qui s'enosse en magnant des pèchales », énoncé qui n'est plus
« senti » comme du wallon, mais bien comme du français. On peut choisir un autre
énoncé wallon, dj'a m'nou avou lès cis qui vos m'avez djâzé « je suis venu avec ceux
dont vous m'avez parlé » et imaginer une traduction comme « j'ai venu avec les ceux
que vous m'avez parlé », énoncé qui sera aussi « senti » comme du français. Dans la
première traduction imaginée le lexique était altéré, dans la deuxième, la syntaxe.
Il semble donc qu'une certaine altération du lexique ou de la syntaxe laisse « sentir »
la phrase comme française à la condition que les termes qui appartiennent aux classes
fermées de la langue, c'est-à-dire, en fait, à la morphologie, soient ceux du français.
On n'a pas jusqu'ici tiré les conclusions linguistiques qui s'imposaient de l'absence
de traits morphologiques dans les remarques tant des amateurs de beau langage que
des grammairiens philologues. C'est que, dans le français régional, cette morphologie,
responsable du sentiment d'avoir affaire à du français, est française. Elle constitue le
seuil qualitatif que l'usager régional doit franchir pour avoir le sentiment de parler
français.
117
à verse », archelle « étagère réduite à une seule tablette »), soit dans
certaines seulement (ainsi chique et boule se partagent la Wallonie pour
désigner les bonbons).
Dans certains cas, la réalité belge ou régionale présente une originalité
qui justifie pleinement l'appellation particulière. Faut-il citer le terme
gueuze, qui désigne une spécialité de bière bruxelloise, ou le cas de cramique,
qui désigne un certain pain?
Que reste-t-il maintenant à faire? Beaucoup, même si les dialecto-
logues wallons ont contribué à l'étude de ce français dont le substrat, en
Wallonie, est justement l'idiome qui les intéresse 19.
Il reste notamment à distinguer les traits d'origine romane et ceux
d'origine germanique ou autre en tenant spécialement compte des faits
qu'on relève dans les parlers ruraux et populaires de France et même
d'Italie, d'Espagne ou du Portugal.
Il reste à déterminer les aires précises propres à chacun des traits,
à voir si des faisceaux de limites séparent les régions comme il en est
pour les « dialectes 1 », à s'interroger sur l'existence possible et le rôle
éventuel de centres directeurs. Pour atteindre ces précisions, on pourrait
envisager de recourir à la géographie linguistique, mais ce moyen ne nous
paraît devoir être fructueux que pour la phonétique 20. Nous doutons
qu'en dehors de ce domaine, sauf pour quelques cas exceptionnels, il
soit vraiment rentable.
Il reste aussi peut-être et surtout — les grammairiens ne s'y sont
pas encore attachés — à faire apparaître que les mots, les tours, les formes
appartenant au bon usage peuvent être exploités avec une intensité
nettement différente en Belgique et en France 21. Pareille étude ne
permettrait-elle pas de mettre en lumière des particularités, linguistiquement
importantes, auxquelles on n'a pas accordé assez d'attention jusqu'ici
et qui marquent le français de Belgique? Nous précisons qu'il ne s'agirait
plus, dans cette recherche, de déceler des « traits régionaux », mais
l'intensité d'une exploitation régionale de traits du français central.
Clôturons cet aperçu des études concernant les « traits régionaux »
du français en Belgique par une remarque générale. On ne s'est pas, à
notre connaissance, préoccupé de l'évolution, en ces dernières décennies,
de la réalité cachée sous la dénomination de français régional. Elle mérite
118
pourtant d'être examinée. L'instruction obligatoire, l'accroissement des
facilités de communication avec les villes, la radio, la télévision, la
diffusion de la presse écrite, etc., joints à une disparition progressive des
« dialectes 1 » et à leur altération dans le sens de la francisation, ont fait
se raréfier et même disparaître les « traits régionaux » chez certains
usagers. Le niveau du français régional s'est élevé. La réalité qu'on
dénomme aujourd'hui français régional diffère sans doute de celle qu'on
désignait par le même nom il y a seulement cinquante ans. Par sa très
mauvaise qualité, en face du « bon usage », le français régional d'il y a
cinquante ans serait aujourd'hui considéré comme du français dialectal.
Et, en revanche, le français régional d'aujourd'hui, moins marqué, aurait
pu être considéré, il y a cinquante ans, comme du français d'assez bon
aloi.
22. La distinction entre [a] et [a], qui n'existe pas en Belgique, est loin d'être
régulière en France et n'a pas de valeur phonologique dans le français neutralisé; la
distinction entre [e] et [œ], qui est encore très souvent faite en Belgique, l'est beaucoup
moins en France et ne concerne que quelques couples d'oppositions; elle caractérise en
fait deux états de langue non seulement géographiquement mais aussi diachronique-
ment distincts.
119
dans les détails, à la nasalisation de certaines voyelles dans le Haînaut et
le Brabant wallon et à une dénasalisation à Verviers, dans le pays de
Hervé, au nord-est de Liège, ainsi que dans la région de Malmedy, au
sud-est de Liège. Les limites exactes de ces phénomènes ne peuvent encore
être précisées actuellement.
Dans une partie du Hainaut et du Brabant wallon, on constate que
les voyelles orales [e],- [ce] et [o] se nasalisent entièrement au contact
d'une voyelle nasale suivante. Reine, aime, peigne se disent [Rein,
T:m, pîrp] à côté de tête [tet] ou de pèse [ps:z], jeune se dit [зееп] à
côté de peur [рсе:и], jaune, eône, royaume [30m, k5:n, Rwap:m] à côté
de fauve [fo:v] ou de ôte [o:t] 23.
Peu nous importent les causes phonétiques du phénomène et les
moyens de corriger ce trait régional, nous devons simplement constater
que nous avons affaire avec [tjz, ce/œ, o/o] à deux variantes comb.inatoires
en distribution complémentaire et qu'il y a, dans ces régions,
neutralisation de l'opposition oralité/nasalité pour [e, œ, 0] suivis d'une consonne
nasale.
On ne manquera pas d'observer qu'aucun danger de perturbation
ne menace la compréhension du message puisque, comme peut le montrer
un dictionnaire des rimes, la suite voyelle nasale + eonsonne nasale
n'existe pas en français neutralisé, si ce n'est dans les deux formes verbales
nous tînmes et nous vînmes, intégrées dans une série morphologique et
n'appartenant même plus au langage parlé d'aujourd'hui. La nasalisation
de [e, œ, 0], qui s'est attiré la condamnation des défenseurs du «bon
usage », reste donc sans conséquence sur le plan proprement linguistique
de la communication.
En ce qui concerne la non-nasalisation — les voyelles nasales sont
réalisées très souvent comme des orales 24 - — dans la région de Verviers,
de Hervé et aussi dans celle de Malmedy, la situation est, à l'heure
actuelle, d'après nos enregistrements sur bandes magnétiques pour la
préparation de Y Atlas phonétique du français en Belgique, extrêmement
confuse. Des différences existent non seulement selon les villages, selon
les générations, les individus, mais encore, de plus, selon les mots, leur
position dans la phrase, selon la place de la voyelle dans le mot et peut-
être même aussi selon le hasard. Nous supposons que cette confusion
résulte de ce que les locuteurs réagissent contre ce défaut de
non-nasalisation dénoncé par l'école. Les hypercorrectismes qu'on entend parfois,
120
par ex. [ю:Ь, ю:р] pour robe, [oru:3] pour orage, [pâte] pour pâté
en sont la preuve.
On peut cependant imaginer une région où la non-nasalisation serait
de règle, où, par ex., pain se dirait [pe:], banc [ba:], pont [po:], brun
[bRœ:], où l'on opposerait paix [pe] et pain [pe:], bas [ba] et banc
[ba:], pot prononcé [po] et pont [po:], (il) tétait [tête] et (il) teintait
[ts:te], passer prononcé [pase] et penser ou panser [pa:se], coter [kote]
et compter, conter [lo:te].
L'opposition voyelle orale {voyelle nasale, qui a un rendement très
considérable en français neutralisé — et qui caractérise même le français
vis-à-vis de la plupart des langues du monde —, serait remplacée par une
opposition de durée, voyelle brève/voyelle longue, opposition d'une nature
qui a été connue autrefois en français, mais qu'on n'y rencontre plus
aujourd'hui (voirB. Malmberg, 1942-1943, p. 49 suiv., et A. Martinet,
1949).
Le système phonologique, altéré dans une de ses oppositions, n'aurait
rien perdu de sa richesse, mais l'opposition nouvelle ne relèverait plus du
système français. Un trait étranger au système du français neutralisé
pourrait-il être tenu pour un « trait dialectal»? Telle est la question qui se pose.
On peut imaginer, en effet, que ce soit non un type d'opposition qui
est remplacé, mais deux, mais trois, mais tous les types. Le système
nouveau qui résulterait d'une telle transformation aurait le même rendement
que le précédent, il remplirait son rôle avec la même exactitude et la même
efficacité, il permettrait donc une communication identique. Mais aurions-
nous encore affaire à du français ou à un dialecte du français? Il n'y aurait
plus aucune compréhension possible entre les usagers de l'un et de l'autre
système. L'apparence acoustique des deux idiomes serait extrêmement
différente.
Le linguiste estimerait qu'il se trouve devant deux langues de
structure identique : composante sémantique et composante syntaxique
(structures profondes, transformations et structures de surface) seraient,
en effet, identiques; il constaterait en outre l'identité des règles de
réécriture lexicale. Mais il devrait bien admettre que les items lexicaux qui
doivent donner une forme à la suite terminale seraient entièrement
différents -— les mots résultent de l'agencement des phonèmes et ceux-ci
différeraient totalement d'un idiome à l'autre. Il admettrait que la
composante phonologique, à laquelle incombe la responsabilité de l'apparence
des items lexicaux, quoique comportant un nombre égal d'oppositions,
serait d'une structure entièrement étrangère au français.
Quand le premier idiome, le français, cesse-t-il d'être du français?
Quand il est altéré par un seul trait? ou par deux? ou par dix? Un idiome
devenu incompréhensible pour un Français pratiquant un français courant
est-il encore un « dialecte 2 »? Ne peut-on croire que, dès l'apparition
d'un premier trait de nature différente, une certaine intercom/prehension
n'existe plus? Comment un Français comprendrait-il qu'une phrase du
121
LANGUE FRANÇAISE П0 18 9
langage que nous imaginons, comme [œ: ps: bla: sa: bo:] signifie Un
pain blanc sent bon? Il faut évidemment être conséquent avec soi-même
et, lorsqu'on étudie un parler dans son immanence, c'est-à-dire sans
recourir notamment au contexte de la communication, il importe que
l'intercompréhension dont il peut être question soit examinée également
sans recours au contexte. C'est là une exigence méthodologique bien
naturelle, qui nous paraît cependant n'avoir pas été explicitement
formulée et même à laquelle les linguistes n'ont pas été assez attentifs.
Sans recours au contexte, voilà que l'intercompréhension est déjà
rompue pour une certaine phrase, avec un seul trait divergent de nature
linguistique. A partir de combien de traits le « dialecte 2 » imaginé
devient-il une langue nouvelle? La présence d'un seul trait de cette nature
ne constitue-t-elle pas le premier pas vers une langue nouvelle, ne fait-elle
pas du français ainsi altéré une langue hybride plutôt qu'un « dialecte 2 »
du français? Il le semble bien. Dès lors ne devons-nous pas nier l'existence
de « traits dialectaux 2 », tels que nous avons tenté de les définir dans la
première partie de cet article pour les différencier des « traits régionaux »?
Examinons maintenant le cas d'une séquence fréquente en Wallonie,
avoir suivi de certains adjectifs : avoir bon, avoir mauvais, avoir facile,
avoir difficile, avoir dur, et notons que pareille séquence se rencontre autre
part qu'en Wallonie, notamment dans le français populaire et avancé de
certaines régions de France (d'après L. Remacle, 1952, p. 184).
Si la séquence a été consignée dans le corpus des structuralistes,
elle sera décrite et considérée comme française.
Mais si elle n'a pas été retenue, ne devrait-on pas y voir un « trait
dialectal 2 »? Or, on pourrait dès lors tenir un raisonnement identique à
celui que nous finissons de faire à propos de la dénasalisation dans les
régions de Verviers, de Hervé et de Malmedy. Si de pareilles différences
de structure syntaxique s'accumulent dans un idiome, bientôt l'inter-
compréhension n'existera plus entre les usagers du français et ceux de cet
idiome que nous imaginons. Les lexemes auront beau être les mêmes, les
structures dans lesquelles on les rencontrera seront différentes. Nous aurons
affaire à un autre parler que le français. A partir de quand? Lorsque
l'usager du français commencera à s'étonner ou à se demander s'il a bien
compris, lorsqu'il ne parviendra plus à deviner avec quelque succès le
sens des énoncés?
La limite ne serait-elle pas qualitative plutôt que quantitative?
Mais s'il en était ainsi, dès la présence du premier trait, on devrait estimer
qu'on n'a plus affaire à du français, mais à un langage hybride, c'est-à-dire
qu'on n'est pas en face d'un « trait dialectal 2 », mais d'un trait relevant
d'une autre langue que le français? Prétendre qu'on aurait encore affaire à du
français conduirait à considérer le parler où des traits de ce genre abonderaient
comme du français, alors qu'aucun Français ne comprendrait ce parler 25.
25. On garderait cependant, dans ce cas, le sentiment d'une certaine parenté entre
cet idiome et le français.
122
Notre raisonnement pourrait s'arrêter ici. Cependant le français qui
nous est ordinairement décrit, et à partir duquel on estime les écarts,
comporte les séquences avoir chaud, avoir froid et même avoir beau, qui
semblent très proches de avoir bon, facile, difficile, etc., sinon identiques.
On dit avoir très bon comme avoir très chaud, avoir tout à fait bon comme
avoir tout à fait chaud, avoir aussi bon que... comme avoir aussi chaud que...
Une différence cependant dans les propriétés syntagmatiques des deux
séquences : si l'on dit avoir bon (facile, difficile) de travailler, avoir chaud
de travailler n'est pas employé. Y a-t-il des raisons linguistiques pour que
certaines de ces séquences soient françaises et les autres dialectales?
En ce qui concerne la linguistique generative, l'embarras n'est pas
moins grand. Il s'agirait d'abord de se mettre d'accord sur la grammati-
calité d'un énoncé comme Jï a bon. Un Liégeois, non façonné par le « bon
usage », l'acceptera. Un Parisien le refusera. Mais par quelle règle le géné-
rativiste générera-t-il // a chaud et repoussera-t-il // a bon?
A l'heure actuelle, personne ne semble encore s'être préoccupé de
générer des énoncés comme II a chaud, II a froid. On pourrait considérer
avoir chaud comme une locution verbale et aucun problème ne semblerait
plus se poser. Mais on aurait simplement reporté la difficulté dans un état
de langue antérieur, dans lequel la locution se serait formée. On pourrait
penser à une génération en structure profonde par une réécriture de P
en SV [avoir] -f- SA, mais ce serait tout à fait extraordinaire. Le plus
raisonnable est de songer à une certaine transformation, mais nous ne
voyons pas laquelle.
Quelle que soit la solution qu'on apportera à ce problème, n'est-ce pas
dans des traits contextuels qu'il faudrait chercher encore pourquoi avoir
haut, blanc, wallon, étincelant sont agrammaticaux, pourquoi avoir bon,
facile, etc., sont dialectaux, pourquoi avoir chaud, froid, beau sont français?
Que penser après l'examen de ces deux cas? Que le « dialecte 2 »
en tant qu'écart par rapport au français neutralisé, et se situant donc au
niveau de l'étude de la forme, n'existe pas? Il le semblerait bien. C'est un
résultat vers lequel, dans la première partie de cet article, des
considérations entièrement théoriques nous avaient déjà orienté. La réalité qui
serait couverte par la dénomination « dialecte 2 » ne serait rien d'autre que
celle qu'on désigne depuis longtemps par français régional — c'est
d'ailleurs ce que nous avons déjà trouvé exprimé chez A. Martinet (1969,
p. 138). Ceci reviendrait à conclure que le « dialecte 2 » comprend des
écarts qui n'appartiennent pas au même plan que le français neutralisé,
que ses particularités diffèrent, par nature, des phénomènes qu'étudient
les structuralistes et les générativistes, qu'il reste donc en dehors du champ
de leurs préoccupations. Ne devraient-ils pas le dire?
Nous nous demandons si cette conclusion n'est pas trop simple
cependant. Toutes les particularités des parlers régionaux ne consistent
pas nécessairement en des traits non pertinents comme la réalisation
phonétique de petite avec un [i] très ouvert, ou la prononciation de
123
[R£:n] pour reine ou dans des traits relevant d'un système étranger au
français comme [œ: Ьэ: ре: bia:] pour un bon pain blanc. Elles consistent
aussi parfois dans une utilisation originale d'éléments parfaitement
français, phénomène qui nous paraît se situer à un niveau différent des
précédents, ainsi la marque -ions utilisée dans fêtions pour fêtais, ou
l'article le qui, notamment dans la région gaumaise, précède un prénom
comme dans Le Pierre arrive au lieu de Pierre, arrive, ou encore, pour
reprendre des exemples que nous avons déjà cités, assez grand que pour,
les ceux qui, avoir bon (facile, difficile, etc.). Ne faudrait-il pas faire une
distinction entre les traits de l'un et l'autre genre?
***
Nous laisserons aux spécialistes de la linguistique générale le soin de
juger s'il convient d'examiner de plus près les diverses questions que nous
avons évoquées et d'y apporter, si besoin en est réellement, les réponses
qui s'imposent.
Il importerait donc de préciser si les « dialectes 2 » sont constitués
par des écarts pertinents ou non pour la communication, c'est-à-dire s'ils
coïncident tout simplement avec ce que l'on appelle depuis longtemps les
français régionaux ou, au contraire, s'ils possèdent une originalité propre
en face de ceux-ci.
Cette précision exigerait que, préalablement, aient été explicitement
définis les critères qui, au niveau de la communication, permettraient
d'établir la norme du français, autrement dit le français neutralisé. Il
s'agirait, en effet, de prouver que celui-ci peut, linguistiquement, résulter
de la description d'un dialecte que l'on considère comme privilégié pour
des raisons socio-culturelles et que l'on débarrasse de ses écarts les plus
grands. La pertinence linguistique des écarts ne pouvant être mise en
doute puisque ceux-ci prendraient place dans la description structurale,
il resterait à indiquer les critères qui servent à en mesurer la grandeur.
Si, toutefois, les exigences précédentes ne pouvaient être satisfaites
au niveau linguistique, il serait sans doute permis de songer à inférer
le français neutralisé d'un corpus de corpus, ainsi que nous l'avons proposé.
Il conviendrait enfin de déterminer les précautions que les généra-
tivistes doivent prendre pour choisir leurs témoins de gramma ticalité,
car ils ne peuvent naturellement consigner les intuitions dues à une
influence d'un «dialecte 2», qui n'en serait pas moins arbitrairement
choisi pour être celui qu'ils considèrent comme représentant le « bon
usage ».
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