Littérature
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Voix et Images
Chroniques : Roman
URI : https://id.erudit.org/iderudit/009894ar
DOI : https://doi.org/10.7202/009894ar
Éditeur(s)
Université du Québec à Montréal
ISSN
0318-9201 (imprimé)
1705-933X (numérique)
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ROMAN
Un sous-genre hybride : la nouvelle romanesque
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MICHEL BIRON
Université McGill
Le cheveu est essentiel pour les personnages de Humains aigres-doux, paru aux
Éditions Marchand de feuilles qui décrivent Suzanne Myre comme «la nouvelliste la
plus décapante de la nouvelle génération d’auteurs québécois ». Symbole de la
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1 Lise Tremblay, La héronnière, Montréal, Leméac, 2003, 111 p. 2 Suzanne Myre, Humains aigres-doux,
Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2004, 159 p. 3 Michèle Péloquin, Les yeux des autres, Montréal,
XYZ éditeur, 2004, 134 p. 4 Gilles Pellerin, Ï (i tréma), Québec, L’Instant même, 2004, 155 p.
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Les yeux des autres de Michèle Péloquin contient, lui aussi, quelques personnages
qui reviennent d’un texte à l’autre, mais ils sont beaucoup moins nombreux que
dans le recueil de Suzanne Myre. Il y a d’abord la figure de l’enfant Bilou, symbole
d’innocence et de confiance. Il a moins d’un an dans « Noix de cajou et gelée de
canneberge », un peu plus dans « Un ciel bleu septembre », cinq ans dans « Avant la
lettre », sept ou huit ans dans « La photo des vacances ». Mais c’est la figure de la
narratrice qui semble donner son unité à l’ensemble du recueil. On découvre sa vie
peu à peu, à travers le regard des autres, mais aussi à travers ce qu’elle imagine
qu’ils voient d’elle.
Dans la nouvelle d’ouverture, « Un ruban de satin jaune », la narratrice glisse
cette petite phrase : « […] ma vie finalement n’était pas un si grand désastre. » (14)
Elle est assise sur l’herbe lors d’un repas en famille et se laisse doucement enivrer
par le vin et par la musique du vent dans les feuilles d’un tilleul. Elle insiste sur la
douceur de l’air, la beauté du moment, l’harmonie des lieux. Mais la petite phrase
qui parle de désastre n’annonce rien de bon, même si, pour une fois, le désastre
semble supportable. La formule suggère tout au plus une vision provisoirement
moins sombre, comme si la narratrice goûtait les joies d’une rémission. Aussi le
lecteur est-il à peine surpris quand la catastrophe se produit, redonnant à la vie son
allure de « grand désastre ». La mère, qui s’était allongée sous le tilleul, est morte.
Sans raison apparente, elle s’est éteinte au milieu de sa sieste. La narratrice ne
s’intéresse d’ailleurs pas aux raisons du drame et ne cherche pas à le lier à d’autres
événements. Seul compte le souvenir très précis de cette scène au cours de laquelle
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elle a perdu sa mère. Ce ne sont que des notes visuelles ou sonores, des sensations
qui restent longtemps et qui s’imprègnent dans la mémoire du corps. Des mots
entendus au plus fort du drame, comme lorsque son frère jette à la poubelle le reste
de la tarte aux fruits «en disant que, de toute façon, elle n’était pas mangeable. Oui,
il a dit ça. Je me souviens de tout. D’absolument tout» (16-17). Jusqu’à un ruban de
satin jaune oublié sur le bord de la terrasse et qu’elle met dans sa poche avant de
quitter les lieux du drame.
Les événements importent généralement assez peu dans les nouvelles de
Michèle Péloquin. Ils sont presque toujours attendus, même dans le cas de cette
première nouvelle où l’on devine que la vie donnera tôt ou tard raison à celle qui
l’associe à un « grand désastre ». Les surprises sont rares, l’intrigue paraît secondaire
et les chutes contiennent presque toujours une phrase de trop, comme si l’auteure
ne savait pas comment conclure et voulait absolument que l’on comprenne le sens
de la nouvelle («Enfin, j’ai pu pleurer », lit-on à la fin de la première nouvelle). Mais
l’intérêt de ces nouvelles est ailleurs que dans le récit lui-même. Il vient de la
précision du trait et du sentiment de proximité, voire de solidarité que l’on éprouve
à l’égard de chacun des personnages et qui atténue le « grand désastre » même si on
ne parvient jamais à l’oublier tout à fait. Ce sont des scènes souvent tirées de la vie
quotidienne, arrachées à la banalité. Dans ce premier livre, Michèle Péloquin
parvient à traduire avec simplicité les aléas de la vie contemporaine, entre les bles-
sures de l’amour, la famille décomposée, le travail incertain et l’immense solitude de
chaque individu.
L’amour constitue sans doute le plus important thème du recueil. Il surgit un
peu partout, même dans les nouvelles qui parlent d’autre chose. La narratrice a de
curieuses formules, comme celle-ci dans « Noix de cajou et gelée de canneberge » :
«Je repense à toutes les fois où j’ai dit “je t’aime” au lieu de “aime-moi”.» (20) Dans
chaque cas, on dirait que l’amour est unidirectionnel et sans avenir. L’amour, sans
cesse déçu, se négocie au rabais. La narratrice d’« Intermittence » se console par
exemple en pensant aux plaisirs furtifs éprouvés quand son amant vient chez elle,
résolue à se contenter de bien peu: «[…] des miettes d’amour valent mieux que pas
d’amour du tout. » (41) L’amitié, souvent comparée à l’amour, ne vaut guère mieux.
Elle naît au hasard d’un voyage (« Athènes-Amsterdam »), puis s’éteint dès le retour
au pays. Toute forme de relation humaine paraît fragile, vouée à l’échec. Pourtant,
Les yeux des autres n’est pas un livre sombre au bout du compte, en dépit des
défaites amoureuses et de la solitude des êtres. Il y a d’abord la présence de l’enfant
« Bilou », comme on l’a vu. Il s’agrippe à la narratrice, lui serre la main avec une telle
force qu’elle se sent de nouveau présente au monde, avec une confiance renouvelée.
Mais il y a plus que cet enfant qui suscite la sensation de vivre et qui autorise une
forme de sérénité malgré le « grand désastre ». Il y a aussi des instants magiques de
félicité ou encore des moments si intenses que le corps semble perdre toute lourdeur
pour épouser le paysage. Ces instants sont souvent associés à une couleur, comme
dans « Orangé » ou « Autoroute 20, 6 h 17 » : « On dit que les gens heureux n’ont pas
d’histoire. Ça n’est pas vrai. Moi, en ce moment, je suis le mauve de la lumière
devenue rose, je suis le grain du ciel, la route que je sens défiler sous mes pieds. »
(109) Ce refus d’exclure le bonheur de cet univers fictif qu’on appelle la littérature
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5 Gilles Pellerin, Nous aurions un petit genre: publier des nouvelles, Québec, L’Instant même, 1997.
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d’un homme pour téléphoner chez Diane à partir d’un café où l’on vend des jetons à
prix fort. Quand il décrit des lieux (il adore décrire la ville de Québec) ou quand il
tente (avec un succès moindre) d’entrer dans le monde affectif de ses personnages,
il se laisse aller à une sorte de rêverie un peu vague et ne craint pas d’allonger la
phrase, comme dans «L’entrée en Mauricie»:
En un endroit indécis entre Grondines et La Pérade, qu’on pourrait croire aplati par
l’insignifiance, plaine jaune traversée par l’autoroute, je devine dans le lointain,
dans le couchant, le panneau souhaitant la bienvenue dans la région touristique du
Cœur-du-Québec, comme si, sur cette frontière, je pouvais me dire que je rentre en
Mauricie. (25)
Ailleurs, le nouvelliste semble pasticher les plus mauvais poètes : « L’entrelacs sans
fin des autoroutes. La nuit vacillante sous la bruine intermittente. Çà et là des
masses surgies du ciel ou d’entre les pilotis de béton. » (46) (« Prochaine sortie à
droite ») Au total, cependant, le recueil fait sourire plus qu’il n’émeut. Il a quelque
chose de l’exercice de style, de la prouesse, presque de la gageure. Il relève d’une
indéniable maîtrise technique, d’un métier. Mais la littérature est-elle vraiment un
métier?
La question n’est pas sans rapport avec les transformations opérées depuis
que la création littéraire est devenue une matière à enseignement comme une autre.
En raison de sa brièveté, la nouvelle se prête particulièrement bien au format des
ateliers d’écriture. Cela produit d’incontestables talents, des nouvellistes qui
comprennent bien les règles du genre et qui en jouent avec confiance et ingéniosité.
Jamais peut-être n’a-t-on vu autant d’écrivains ayant une telle virtuosité technique.
Sans doute faut-il se féliciter d’un tel succès. Et pourtant, on cherche en vain la
grande émotion, celle qui demeure après qu’on a rangé le livre dans la bibliothèque.
Rien à voir avec les « coups de cœur » dont les libraires se servent pour nous assom-
mer chaque semaine. Des livres où le métier serait là, mais invisible, au service
d’autre chose qui ne s’enseigne peut-être pas et qui fait toute la grandeur de
l’écrivain.
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