Esthétique de la liberté
Philippe Nemo
Esthétique de la liberté
   Presses Universitaires de France
                                DU MÊME AUTEUR
Job et l'excès du mal, Grasset, 1978. Nouvelle édition, avec une postface
   d'Emmanuel Levinas, Albin Michel, 2001.
La Société de droit selon F. A. Hayek, Puf, 1988.
Traduction et introduction de La Logique de la liberté de Mich::el Polanyi,
   Puf, 1989.
Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry?, Grasset, 1991.
Le Chaos pédagogique, Albin Michel, 1993.
Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au Moyen Âge, Puf, 1998;
    3e éd., «Quadrige Manuels», 2014. Prix Kœnigswarter de l'Académie
    des sciences morales et politiques.
Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Puf,
    coll. «Quadrige Manuels», 2002; 2e éd., 2013.
Qu'est-ce que l'Occident?, Puf, coll. «Quadrige», 2004; 2e éd., 2013.
Histoire du libéralisme en Europe (dir., avec Jean Petitot), Puf, coll. «Qua-
    drige», 2006.
Nouvelle édition et introduction de Droit, législation et liberté de Friedrich
    August Hayek, Puf, coll. «Quadrige», 2007 et 2013.
Les deux Républiques françaises, Puf, 2008, et coll. «Quadrige», 2010.
Le Chemin de musique, Puf, 2010.
La Régression intellectuelle de la France, Bruxelles, Texquis, 2011.
La France aveuglée par le socialisme, François Bourin, 2011.
Histoire Cycle 3 (Manuel pour l'enseignement primaire), Librairie des
    Écoles, 2012.
La belle mort de l'athéisme moderne, Puf, 2012; 2e éd., 2013.
                                ISBN   978-2-13-061907-9
                       Dépôt légal - 1re édition: 2014, septembre
                        © Presses Universitaires de France, 2014
                              6, avenue Reille, 75014 Paris
                           AVERTISSEMENT
    La réflexion philosophique qu'on va lire a pour origine un
séminaire qui s'est tenu à Dogliani (Piémont) du 29 octobre au
2 novembre 2011 à l'initiative du pr Paolo Heritier, professeur de
philosophie du droit à l'Université de Turin. Ce séminaire inaugurait
une série consacrée à l'« anthropologie de la liberté». Je remercie le
pr Heritier d'avoir pris cette initiative et de m'avoir proposé le thème
«Esthétique de la liberté», qui a suscité mon intérêt d'abord, une
vraie passion ensuite. Cet angle original s'est révélé singulièrement
fécond pour aborder la question de la valeur des sociétés humaines.
                            INTRODUCTION
    La liberté est une valeur morale, intellectuelle, politique et éco-
nomique. Apparemment, elle n'a rien à voir avec l'esthétique. Il
semble donc que ce soit une erreur logique de parler d'une « esthé-
tique de la liberté», c'est-à-dire de s'interroger sur le fait que la
liberté puisse être « belle » ou « laide », ou une société libre plus belle
qu'une société collectiviste, ou l'inverse.
    Pourtant, le lien entre liberté et beauté a été formellement affirmé
dans l'histoire des idées et des arts. J'en prendrai un exemple tout
simple, mais éloquent: la fable Le chien et le loup de La Fontaine.
La voici intégralement :
          Un Loup n'avait que les os et la peau,
          Tant les chiens faisaient bonne garde.
          Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau,
          Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde.
          L'attaquer, le mettre en quartiers,
          Sire Loup l'eût fait volontiers;
          Mais il fallait livrer bataille,
          Et le Mâtin était de taille
          A se défendre hardiment.
          Le Loup donc l'aborde humblement,
          Entre en propos, et lui fait compliment
          Sur son embonpoint, qu'il admire.
          «Il ne tiendra qu'à vous, beau sire,
          D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien.
          Quittez les bois, vous ferez bien :
          Vos pareils y sont misérables,
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                    Esthétique de la liberté
    Cancres, haires, et pauvres diables,
    Dont la condition est de mourir de faim.
    Car quoi? rien d'assuré: point de franche lippée:
    Tout à la pointe de l'épée.
    Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
    Le Loup reprit: «Que me faudra-t-il faire?
    -Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens
    Portants bâtons, et mendiants;
    Flatter ceux du logis, à son Maître complaire ;
    Moyennant quoi votre salaire
    Sera force reliefs de toutes les façons :
    Os de poulets, os de pigeons,
    Sans parler de mainte caresse. »
    Le Loup déjà se forge une félicité
    Qui le fait pleurer de tendresse.
    Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
    «Qu'est-ce là? lui dit-il.- Rien. -Quoi? rien?- Peu de chose.
    -Mais encor?- Le collier dont je suis attaché
    De ce que vous voyez est peut-être la cause.
    - Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
    Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu'importe ?
    - Il importe si bien, que de tous vos repas
    Je ne veux en aucune sorte,
    Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
    Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
                           Les Fables, Livre 1
    Du temps où ils apprenaient cette fable par cœur, les enfants de
France et d'ailleurs en retenaient la leçon que rien ne vaut la liberté,
alors que la servitude, de quelque brillants oripeaux qu'elle se vête,
est honteuse. Comme les courtisans de Louis XIV que connaissait
bien La Fontaine, le chien n'est prospère que s'il «flatte ceux du
logis», c'est-à-dire s'il obéit à leurs ordres et à leurs caprices (nous
dirions aujourd'hui: s'il pense de façon «politiquement correcte»). Il
porte sur son corps même le stigmate de sa servitude, qui défigure ce
corps et l'empêche, malgré son« embonpoint», d'atteindre à la vraie
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                             Introduction
beauté que devrait avoir cet animal. Au contraire, le loup est libre, il
va où il veut et fait ce qu'il veut. Il est vrai que, pour préserver cette
liberté, il doit être toujours prêt à combattre, et il en souffre souvent
dans son corps, qui est maigre et couvert de blessures. Mais la fable
ne laisse aucun doute: le loup est plus beau que le chien, sa vie est
plus brillante, plus prestigieuse. Car les blessures mêmes de son corps
témoignent de l'usage qu'il fait de la liberté qui est dans sa nature. Le
chien confirme implicitement ce jugement dépréciatif par la gêne qu'il
éprouve de laisser voir la marque inscrite sur sa peau. La fin laconique
du poème montre que La Fontaine n'a pas besoin de justifier cette
hiérarchie des valeurs et peut la supposer immédiatement connue de
ses lecteurs en leur for intérieur.
    Le propos du présent ouvrage est de savoir si La Fontaine a rai-
son. Le lien qu'il établit entre liberté et beauté est-il une vérité philo-
sophique permanente et universelle? Beauté et liberté sont-elles
indissociables? Et si tel est le cas, peut-on en déduire des préconisa-
tions au sujet de ce que doivent être ou ne pas être les structures
sociales et les régimes politiques? Existe-t-il enfin un enjeu plus pro-
fond, métaphysique, dans l'alternative d'être «chien» ou «loup»?
Se pourrait-il que le sens même de la vie humaine dépende de ce
choix?
    Pour répondre à ces questions, nous procéderons en trois étapes.
Nous devrons d'abord esquisser les contours d'une anthropologie
philosophique où les rôles respectifs de la beauté et de la liberté dans
la vie humaine seront précisés. Nous en chercherons les éléments dans
l'histoire de la philosophie occidentale antique et moderne. Il nous
apparaîtra que beauté et liberté sont des idéaux que l'on doit recher-
cher inconditionnellement, et qui sont proches voisins, à cet égard, de
ces autres idéaux de l'esprit que sont la vérité·et le bien. Quiconque ne
les poursuit pas n'est pas vraiment homme (Première partie: Situation
de la liberté et de la beauté dans une anthropologie philosophique).
Nous pourrons récolter le fruit de ces éclaircissements dans les étapes
suivantes. Nous montrerons d'abord que la servitude enlaidit les exis-
tences humaines, et nous verrons que cela n'est pas vrai seulement de
la servitude absolue instaurée par les totalitarismes, mais aussi de la
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                    Esthétique de la liberté
demi-servitude instaurée par certaines sociétés réputées plus douces,
les socialismes, qui sont nombreux dans le monde actuel (Deuxième
partie: Laideur de la servitude). Enfin nous analyserons ce qu'est une
vie libre et créatrice de beautés. Nous découvrirons le rôle qu'y jouent
la contingence, l'imprévu, et la possibilité qu'y survienne du Nou-
veau, comme dans un voyage. Sur ces bases, nous montrerons que
seule une société libre, aux antipodes de tout collectivisme, préserve
cette dimension aventureuse de la vie humaine, et que seule une telle
vie libre peut avoir un sens (Troisième partie: Beauté de l'existence
libre).
                           Première partie
    Situation de la beauté et de la liberté
   dans une anthropologie philosophique
                  1.   IMMANENCE OU TRANSCENDANCE,
        DIVERGENCE OU CONVERGENCE DES IDÉAUX DE L'ESPRIT
    Notre propos est de tenter de comprendre si les liens existant
entre liberté et beauté sont seulement empiriques et contingents
(dans ce cas, ils existeraient dans certaines sociétés historiques ou
dans la doctrine de certains auteurs, mais seulement là), ou s'il s'agit
de liens essentiels, structurels, permanents, tenant à la nature même
de l'esprit humain, tels donc qu'on ne saurait rencontrer de beauté là
où il n'y a pas de liberté, ni de liberté là où il n'y a pas de beauté. Ce
qui revient à dire que nous avons besoin d'une anthropologie philo-
sophique nous donnant une idée au moins schématique de la place
de ces réalités dans la vie de l'esprit.
    Si l'on veut établir cette anthropologie, on doit répondre à deux
questions: 1) Beauté et liberté sont-elles des réalités «empiriques» ou
«transcendantales» ? 2) Sont-elles corrélées entre elles, et avec d'autres
idéaux comme le vrai et le bien, ou sont-elles disparates, vouées à être
souvent, voire toujours et par principe, en conflit?
    La première question s'est posée dès l'origine de la philosophie.
Toute la tradition naturaliste a opté pour la première hypothèse; la
tradition idéaliste, pour la seconde. Dans la partie qui s'est ainsi jouée,
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                         Esthétique de la liberté
l'approche empirique a pris aujourd'hui un net avantage. Après ce
qu'ont enseigné les «maîtres du soupçon», et à l'heure des développe-
ments des neurosciences, nombreux sont ceux qui font l'hypothèse que
la perception de la beauté est un phénomène purement naturel, à base
physiologique. Il paraît évident à beaucoup que le garçon ne trouve pas
« belle » la fille d'une manière fondamentalement différente de celle
selon laquelle le singe trouve «belle» la guenon, ou l'abeille l'orchidée.
Cela, dit-on, a trait à la reproduction des espèces. Darwin est allé jus-
qu'à penser que, puisque les oiseaux chantent pour attirer le partenaire
de l'autre sexe, toute la musique inventée par les cultures de l'humanité
s'explique en définitive par des fonctions vitales de cet ordre 1 • Voir
dans la beauté quelque chose d'absolu n'est qu'une illusion dont le
scientifique doit s'affranchir. Il est vrai que, si ces réducteurs et autres
« déconstructeurs » ont quelques arguments à faire valoir au sujet de
l'origine biologique-atavique de notre appréciation esthétique de la
beauté du corps humain, ils n'en ont guère d'aussi convaincants quand
il s'agit d'expliquer notre amour de la beauté dans les autres cas évo-
qués par Platon dans l'Hippias majeur: la beauté d'un paysage, d'une
action, de la science, d'une œuvre d'art.
     Dans le même ordre d'idées, il est devenu habituel aujourd'hui de
considérer la liberté comme une notion empirique et toute relative.
Dans toute société, l'autonomie des individus est limitée par un
réseau de contraintes. Pour chaque espèce vivante, elle est mesurée
par sa nature. S'agissant de l'espèce humaine, maints sociologues ont
expliqué comment et pourquoi les hommes sont souvent prêts à sacri-
fier la liberté aux routines, aux plaisirs et à la sécurité, plutôt que
désireux de garantir leur autonomie de jugement et d'action de la
façon inconditionnelle qu'exigent les morales idéalistes. Il faudra
donc tenter de nous orienter dans ces débats et choisir une option.
     La deuxième question n'est pas moins importante. Il semblerait
que les idéaux de l'esprit puissent être poursuivis indépendamment
    1. Cf. Charles DARWIN, De la descendance de l'homme et de la sélection en relation
avec le sexe, chap. XIX, «La voix et les capacités musicales», cité in Violaine ANGER, Le
Sens de la musique, Éd. Rue d'Ulm, 2005, t. II, p. 238-247.
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                     Une anthropologie philosophique
les uns des autres, et même, le cas échéant, à l'encontre et aux dépens
de certains d'entre eux. On peut citer maints exemples de ces conflits.
S'il y a une vérité, comment la liberté de penser ne la détruirait-elle
pas, et la nécessité de conserver avec soin la vérité ne plaide-t-elle pas
en faveur de quelque forme de dogmatisme? Si les libertés sociales
produisent des inégalités et des injustices, ne peut-on soutenir que la
liberté, d'une manière générale, est un mal (cela a été explicitement
soutenu par les socialistes conséquents comme les saint-simoniens 1 )?
Le bien ne doit-il pas être exigé inconditionnellement, fût-ce au détri-
ment du beau 2 , et même du vrai 3 ? Ne peut-on sacrifier la liberté à
     1. Et par les communistes, au temps où ils avaient la prétention de penser, comme
Jean-Paul Sartre l'a appris à ses dépens. Dans la conférence de 1945 L'Existentialisme est
un humanisme, il défendait la liberté- de façon cohérente ou incohérente, ne posons pas ici
la question. Un membre du PCF venu l'écouter, Pierre Naville, lui porta longuement la
contradiction. Ce qu'il trouvait détestable dans le discours de Sartre (et qui justifiait qu'illui
appliquât les qualificatifs peu flatteurs de« petit-bourgeois», «radical-socialiste»,« idéa-
liste», etc.), ce n'était pas telle ou telle faille de son argumentation, c'était le fait même, le fait
nu que Sartre jugeât la liberté humaine digne d'être défendue. Pour ce marxiste conséquent
(qui, apparemment, n'était pas cynique), la liberté s'opposait en effet par principe au bien,
dès lors que celui-ci se confondait avec le triomphe du collectivisme (cf. Jean-Paul SARTRE,
L'Existentialisme est un humanisme, Gallimard, coll.« Folio Essais», 1996, p. 85-102).
     2. Si tout a été beau dans une vie humaine achevée à l'adolescence, si la mort a été
belle, si les funérailles ont été belles, quel poids a toute cette beauté, pour les proches, face
à la douleur de cette mort? De même que, si l'enfant avait survécu, qu'aurait retranché de
ce bien suprêmement désirable la laideur éventuelle de son corps ou de ses comporte-
ments? Beauté et bien semblent être des réalités irrémédiablement disjointes qui ne
communiquent pas l'une avec l'autre et, en toute hypothèse, ne se compensent pas l'une
par l'autre.
     3. Dostoïevski a dit que s'il avait à choisir entre la vérité et le bien, il choisirait le bien
(qui se confond pour lui avec le Christ). Le bien est désirable inconditionnellement. «Il
n'y a rien de plus beau, de plus profond, de plus sympathique, de plus viril et de plus
parfait que le Christ. Et ce n'est pas tout; si quelqu'un me démontrait que le Christ est
hors de la vérité et qu'il y a vraiment une vérité en dehors du Christ, je préférerais rester
avec le Christ plutôt qu'adopter cette vérité>> (Lettre à Mme Natalia Dmitrievna Fon-
vizine, février 1854, in Correspondance, t. 1, édition intégrale présentée et annotée par
Jacques CAITEAU, Bartillat, 1998, p. 341). L'auteur énoncera à nouveau l'idée dans les
Démons (1871), où Chatov dit à Stavroguine: «N'est-ce pas vous qui me disiez que si
l'on vous prouvait mathématiquement que la vérité est en dehors du Christ, vous aimeriez
mieux encore rester avec le Christ qu'aller avec la vérité?» (Les Démons, I, 7, Gallimard,
coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1955, p. 264).
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                    Esthétique de la liberté
une idée vraie et certaine, à un être ou à une chose merveilleusement
beaux, à la justice? Ou tous ces idéaux à la liberté, comme le loup
de la fable qui lui sacrifie tous les trésors? L'histoire abonde
d'exemples de situations où certains idéaux de l'esprit ont été pour-
suivis dans l'indifférence, le mépris ou même le rejet délibéré des
autres, voire de tous les autres. Combien de savants, voués au seul
vrai, ont-ils résolu de poursuivre leurs recherches quoi qu'il arrive,
sans se soucier de leurs conséquences sociales ? Inversement, devant
les inquiétudes suscitées par la bombe atomique, les organismes
génétiquement modifiés ou les essais de clonage, combien d'autorités
morales n'ont-elles pas condamné (et, quand elles l'ont pu, fait inter-
dire) la recherche scientifique dans ces domaines, posant ainsi en
thèse que le vrai doit être sacrifié au bien? N'a-t-on pas vu les nazis,
certes peu amis du bien, glorifier non seulement le vrai en encoura-
geant les recherches scientifiques, y compris les expérimentations
médicales sur l'être humain dans les camps d'extermination, mais
aussi le beau, si l'on en croit des témoignages selon lesquels des
officiers SS écoutaient avec délectation de la musique classique
(éventuellement jouée par des musiciens juifs qui seraient gazés le
lendemain) ou s'emparaient, en amateurs éclairés, des plus belles
collections de tableaux de l'Europe au mépris de toute justice, esthé-
tisme radical qui fascine un Visconti? Il est certain que, si un dispa-
rate irrémédiable des idéaux était avéré, ce serait l'unité de l'esprit
humain qui serait compromise, et avec elle le projet même d'une
anthropologie philosophique.
    Notons d'emblée qu'il y a sans doute un lien étroit entre les deux
questions. Si l'attirance des humains pour la beauté et la liberté est
d'ordre empirique, rien ne s'oppose à ce qu'elles divergent. Tous les
goûts ne sont-ils pas dans la nature? Sans compter que, quelque jour,
les neurosciences pourraient bien montrer qu'elles correspondent
à l'excitation de régions différentes du cerveau et à l'effectuation
de fonctions vitales plus ou moins indépendantes. Si, en revanche, on
envisage la beauté et la liberté comme des réalités transcendantes, il y
aura sens à rechercher entre elles une convergence et peut-être même
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                Une anthropologie philosophique
une complémentarité féconde, malgré les difficultés qu'on vient de
soulever.
    Cherchons dans la tradition philosophique les éléments de
réflexion et de doctrine qui pourraient nous permettre de répondre à
ces questions.
        2.   BEAUTÉ ET LIBERTÉ DANS LA TRADffiON NATURALISTE
     L'idée selon laquelle beauté et liberté sont des réalités empiriques
ayant des rôles fonctionnels a été formulée par la tradition natura-
liste de la philosophie antique.
  1) La beauté est féclat qui signale la perfection des êtres naturels
     Selon Aristote, les êtres de nature sont soumis au devenir, ce qui
signifie que le temps consiste pour eux à passer de la puissance à
l'acte, de la dynamis à l' energeia ou entelecheia, par exemple, pour les
animaux ou les plantes, du germe à l'individu adulte. Lorsqu'ils sont
devenus tout entiers en acte ce qu'ils étaient en puissance, on peut dire
qu'ils sont parachevés, parfaits. Leur forme est maintenant déployée
en union substantielle avec la matière. Cela n'arrive pas toujours,
puisque des accidents peuvent survenir qui compromettent le devenir
normal. Les êtres de nature peuvent manquer la perfection par excès
ou par défaut, être trop grands, trop petits, trop gros, trop maigres,
etc., et c'est pourquoi la perfection consiste en un «juste milieu».
Mais il existe un signe probant qu'ils y sont parvenus: c'est que la
nature les rend beaux. Ce sera, par exemple, l'éclat de la fleur, ainsi
que son parfum, ou la beauté du corps du jeune homme ou de la jeune
fille, dont les Grecs disaient précisément que, lorsqu'ils deviennent
nubiles, ils atteignent leur « fleur ». Cette expression est prise au sens
propre par Aristote qui soutient qu'il y a une véritable analogie entre
le développement du corps humain et celui des végétaux:
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                          Esthétique de la liberté
    «Le sperme commence à apparaître chez l'homme mâle le plus souvent à
    deux fois sept ans. En même temps surgissent les poils des organes géni-
    taux. De même les plantes, juste avant qu'elles donnent des graines, ont
    d'abord des fleurs» (ARISTOTE, Histoire des animaux, VII, 1, 581 a) 1 .
    Ainsi, la beauté des végétaux, des animaux ou des humains est le
signe accompagnant le fait qu'ils ont atteint la perfection propre de
chacune de leurs espèces. C'est une beauté florissante, rayonnante, qui
est à elle-même sa propre preuve, en ce sens qu'elle n'a pas besoin
d'être attestée par une comparaison avec quelque modèle extérieur. En
effet, étant donné que, pour Aristote, la forme n'est pas séparée de la
matière, mais lui est intimement liée dans l'individu concret qui est seul
un être substantiel, une ousia, la forme parfaite n'est manifestée que
dans l'individu concret parvenu à son parachèvement. Juger de la
beauté d'un être ne saurait donc consister à comparer cet être sensible
à un modèle intelligible qui serait connaissable séparément, comme le
pensait Platon. Il est suffisant de constater et de reconnaître le signal
indubitable de perfection immanente qu'il envoie, c'est-à-dire précisé-
ment sa beauté, par exemple l'éclat de la fleur quand elle éclot. C'est
d'ailleurs la raison pour laquelle, pour Aristote, il n'est pas, pour
chaque espèce, une seule beauté, celle qui correspondrait exactement à
l'Idée, et dont toutes les autres ne seraient que des approximations plus
ou moins défectueuses. Il y a plusieurs beautés parce qu'il y a plusieurs
justes milieux. Il y a, par exemple, plusieurs types également parfaits
de beaux chevaux ou de beaux chiens -les uns plus grands et rapides,
les autres plus petits, mais plus robustes, etc. - et plusieurs types de
beaux hommes ou de belles femmes. Il n'y a pas à choisir entre eux. Le
seul critère est que l'individu rayonne effectivement de beauté, éclat ou
     1. Mais l'expression «fleur de la jeunesse» est employée métaphoriquement bien
avant Aristote. On la trouve par exemple chez Théognis : anthos paideiès. On trouve aussi
to tès hôras anthos, la «fleur de l'âge». C'est le moment d'éclat, de beauté, d'un être
naturel soumis au devenir (avec l'idée implicite que cet âge dure peu, comme une fleur). Il
peut aussi être rendu par le mot akmé, dont le sens originel est « partie aiguë d'un objet,
pointe», d'où, au figuré, le plus haut point (de force, de puissance, de beauté, etc.). D'où
akmè bebes, «la fleur de la jeunesse», akmé sômatos te kai phroneseôs, «la pleine
vigueur du corps et de l'intelligence» (PLATON, Rép., 461 a).
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                  Une anthropologie philosophique
parfum de la fleur, grâce des jeunes gens; cela suffit à manifester qu'il
a actualisé les potentialités de son espèce. C'est vrai aussi de cet autre
être de nature qu'est la Cité: il n'y a pas de cité idéale ou de régime
idéal, à la mode platonicienne ; il y a seulement des cités bien formées
qui, dès lors qu'on constate qu'elles sont libres, justes et prospères,
sont belles et incarnent à leur manière l'idéal, même s'il en est de divers
types, les unes plus aristocratiques, les autres plus démocratiques.
     La doctrine scientifique de la nature ainsi formulée par Aristote
correspond à la sensibilité traditionnelle des Grecs à l'égard de la beauté
physique. Homère, déjà, aimait à souligner la beauté des guerriers. Les
principaux guerriers troyens descendent de Ganymède, le plus beau des
mortels, que Zeus avait aperçu gardant son troupeau et avait trouvé si
beau qu'il avait éprouvé le besoin de le faire venir auprès de lui comme
échanson (Iliade, XX, 232-235). Dans l'aristocratie des héros de
l'Iliade, il est entendu qu'il faut vaincre si l'on peut, mais ne pas
craindre de mourir, pourvu qu'on meure jeune, car s'il est une chose
pire que la mort, c'est de survivre en ayant un corps qui s'enlaidit 1•
     L'idéal grec de la beauté physique se retrouve d'une autre façon
dans les arts, où l'insistance est mise sur les proportions que doivent
respecter les formes. Au ve siècle avant J.-C., le sculpteur Polyclète a
écrit un livre, le Canon, dont nous connaissons le contenu grâce à de
nombreuses citations d'auteurs ultérieurs (dont, et ceci est significatif,
le médecin Galien). Polyclète y précise les rapports numériques qui
doivent exister entre les dimensions des membres du corps pour que
celui-ci soit beau 2 • De même, l'architecture respecte les formules mathé-
matiques étudiées depuis le pythagorisme, telle fameux nombre d'or.
     1. Deux exemples. «A un jeune guerrier, tué par Arès, déchiré par le bronze acéré, il
convient sans réserve de rester étendu. Jusque dans la mort, tout en lui reste beau, quoi
qu'il laisse apparaître. Mais quand les chiens outragent la tête grise, le menton gris et les
parties honteuses d'un vieillard massacré, c'est assurément là le spectacle le plus pitoyable
qui puisse s'offrir aux malheureux mortels)) (Iliade, XXII, 70-76). Après qu'Achille a tué
Hector, «les autres fils des Achéens [viennent] l'entourer et contempler sa taille et sa
beauté admirables» (Iliade, XXII, 369-370).
     2. « [Pour Polyclète], la beauté réside dans l'harmonie du corps, par exemple dans les
rapports du doigt avec un autre doigt, de l'ensemble des doigts avec le métacarpe et le
carpe, de ces derniers avec l'avant-bras, et de l'avant-bras avec le bras; en un mot, la
                                             19
                           Esthétique de la liberté
    Cependant, dès l'époque homérique, il y a dans la célébration de
la beauté par les Grecs une dimension morale qui transcende la plas-
tique et le monde des formes visuelles. Le kalon, ce qui est beau, est
indissolublement lié à l'agathon, ce qui est bien, les deux mots étant
très tôt associés dans l'expression kaloskagathos, «bel et bon 1 ». Les
Grecs trouvent normal, en effet, que celui qui est beau physiquement,
beauté qui prouve qu'il a atteint à la perfection de sa forme naturelle,
possède également les autres caractères attachés à la perfection
humaine, c'est-à-dire des qualités morales. Il est naturel que le bel
homme soit également fort, brave, noble, capable, bon. Les Grecs
s'attendent, inversement, à ce que l'homme moralement vil soit phy-
siquement laid. Par exemple, Homère observe que le détestable
Thersite est physiquement difforme 2 • Dans l'éloge de Socrate qui
termine Le Banquet de Platon, Alcibiade croit nécessaire d'insister
beauté réside dans l'harmonie de toutes les parties entre elles. [... ]Voulant conférer à ses
propos plus de poids, [Polyclète] est passé à l'acte en créant, selon les préceptes contenus
dans son traité, une statue d'homme à laquelle il donna le même nom qu'à son écrit, celui
de Canon. Et de fait, pour tous les médecins et les philosophes, c'est dans l'harmonie de
ses parties que réside la beauté du corps» (GALIEN, in Les Présocratiques, éd. Jean-Paul
Dumont, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1988, p. 475). Ces idées seront
reprises par l'architecte romain Vitruve, puis retrouvées à la Renaissance par Léonard de
Vinci qui l'illustrera par son célèbre dessin de l'homme parfaitement inscrit dans un carré
et un cercle.
     1. Déjà, par lui seul, le mot kalon peut qualifier la valeur morale des actes ou
des comportements. Citons Werner Jaeger: «Depuis les poèmes homériques jusqu'aux
ouvrages philosophiques de Platon et Aristote, le mot kalon, "ce qui est beau", constitue
l'un des traits les plus marquants du mérite personnel [... ]. Un acte est commis dia to
kalon ["pour la beauté du geste"] chaque fois qu'il exprime simplement un idéal humain
pour lui-même et non lorsqu'il répond à un autre but. [... ]Lorsque le mot kalos s'emploie
pour une personne, il désigne une belle stature plutôt que la valeur personnelle (areté) ;
c'est pourquoi l'addition kagathos se révéla nécessaire pour exprimer l'idéal complet de la
personnalité humaine tel que le concevait la société grecque primitive» (Werner jAEGER,
Paideia, Gallimard, coll. «Tel», 1964, p. 473).
     2. « Tous enfin sont assis et demeurent en place. Seul reste à croasser l'inlassable
bavard qui se nomme Thersite. Son esprit est fertile en propos malséants. Il gourmande les
rois sans raison, sans mesure, en essayant, autant qu'il peut, de susciter le rire des Argiens.
[Or] c'est l'homme le plus laid qui soit venu sous Troie: cagneux, boiteux d'un pied, les
épaules voûtées et la poitrine creuse, par-dessus il porte une tête pointue, où végète un poil
rare» (Iliade, II, 211-216).
                                             20
                  Une anthropologie philosophique
sur le fait que son maître, dont nul ne conteste les qualités d'intelli-
gence et de sagesse, est aussi, à défaut d'avoir un beau visage, un
homme physiquement solide; il est sobre et tempérant et il a été un
guerrier remarquablement courageux. Excellence physique et excel-
lence morale sont donc étroitement mêlées, et c'est ce qui explique
qu'on passe aisément de ka/os à agathos 1 .
    Cette proximité du physique et du moral étonne les modernes, mais
elle s'explique par la nature même de la morale grecque archaïque, qui,
selon Werner Jaeger, vise un royaume supra-personnel plutôt que
supraterrestre. La conscience n'a pas encore l'importance qu'elle aura
avec le platonisme et le stoïcisme, et surtout avec le christianisme où
Dieu est le seul juge qui compte. Dieu, qui « sonde les cœurs et les reins »
et «voit dans le secret», peut juger chaque homme sur ses intentions
intérieures qu'il connaît parfaitement; donc notre valeur objective n'est
ni augmentée ni diminuée par le regard positif ou négatif que les autres
hommes portent sur nous, et c'est là un des aspects fondamentaux de la
liberté chrétienne. Il n'en est pas ainsi chez les Grecs anciens. Leur
souci, c'est ce que les autres pensent d'eux. Or la force et la beauté du
corps sont cela seul que les autres voient, ainsi d'ailleurs que les autres
aspects extérieurs de la vie humaine, l'habillement, la parure et même
l'habitation. Sans prestance physique et plus généralement matérielle, il
est donc impossible, pour un Grec païen, d'acquérir de la « gloire ».
     Un autre trait de cette morale est que, comme l'être humain prou-
vera son aretè s'il vainc ses concurrents, que ce soit à la guerre, aux
jeux athlétiques, ou dans les joutes oratoires, où les vainqueurs sont
par définition une minorité, la kalokagathia concerne surtout une
élite. Pour les Grecs, beauté veut dire aussi noblesse 2 • Le fait est que
    1. Même proximité des sens physique et moral avec le mot areté. On le traduit
habituellement par «vertu», ce qui renforce, aux yeux des modernes, sa dimension
morale. En réalité, il signifie, de façon générale, le mérite ou la qualité par quoi l'on
excelle, donc aussi bien une qualité du corps- force, agilité, beauté, santé- que de l'âme-
courage, vertu, considération, honneur. Homère parle de l'areté des chevaux (Iliade,
XXIII, 276); Platon, de l'areté des chiens et des chevaux, de celle de l'œil.
    2. «L'origine aristocratique du kaloskagathos dans la Grèce classique est aussi
évidente que celle du gentleman en Angleterre» UAEGER, op. cit., p. 29-30). L'analogie
                                           21
                         Esthétique de la liberté
tout le monde n'est pas moralement beau, pas plus que tout le monde
n'a une haute stature ni un corps idéalement proportionné. La kalo-
kagathia ne fait pas bon ménage avec l'égalitarisme démocratique. Or
l'aristocrate est, par excellence, un homme libre. Ce qui suggère un
premier lien intelligible entre beauté et liberté.
    Cependant, la philosophie va disjoindre peu à peu ce qui était
indistinct dans la pensée grecque archaïque. Dans la nature humaine,
Aristote distingue en effet deux parts, celle qui est commune à tout le
genre animal et celle qui est propre à l'homme, seul animal quipos-
sède la raison. Que le corps de l'homme soit beau ou laid, cela ressortit
à la logique qui commande le développement de tout corps animal.
Mais l'homme doit porter à la perfection son âme, et pas seulement
son corps, en utilisant précisément la raison. Ce processus, long et
complexe, s'accompagne de l'acquisition de tendances permanentes à
agir de telle ou telle façon (hexei, habitus) qui, lorsqu'elles dirigent le
devenir de l'être humain vers l'excès ou le défaut, sont des vices et,
lorsqu'elles le canalisent vers le juste milieu, sont des vertus (aretai).
L'homme bel et bon sera donc celui qui aura développé toutes les
vertus de son âme. C'est là un épanouissement différent de celui de
son corps (et sensiblement décalé dans le temps: l'acmè du corps est le
moment où il devient nubile, celle de l'âme survient plusieurs décen-
nies plus tard).
     Cette doctrine avait été anticipée par les sophistes et les rhéteurs
qui pensaient que le propre de l'homme est le logos 1 et que l'excel-
lence humaine ne tient donc pas à la seule beauté du corps, mais aux
réalisations de l'éducation et de la culture. Elle est ensuite exposée de
façon systématique par Aristote dans l'Éthique à Nicomaque. Nous
en examinerons le point d'aboutissement chez les stoïciens, parce que
est profonde. Si un gentleman a d'abord des qualités morales, il est entendu qu'il aura
aussi une certaine prestance physique, une certaine «allure». Ses beautés physique et
morale sont liées. On peut en dire autant des autres idéaux aristocratiques européens à
travers les siècles. Ils ont été spiritualisés dans les codes chevaleresques inspirés par
l'Église du Moyen Âge, mais il est toujours resté en eux quelque chose de la morale
païenne où la force et la prestance physiques ont une valeur par elles-mêmes.
     1. Cf. l'« éloge de la parole» dans IsoCRATE, Sur l'échange,§ 253-257.
                                           22
                  Une anthropologie philosophique
c'est chez eux spécialement qu'est proposé un concept de «beauté
morale» résolument distinct de celui de beauté physique.
    Tournons-nous vers une des expressions les plus achevées de la
morale stoïcienne, le De officiis («Des devoirs ») de Cicéron.
L'ouvrage date de 44 av. J.-C. Il reprend et développe, en latin,
l'ouvrage grec de même titre (Peri kathekontos) de Panétius, chef de
l'école stoïcienne au ne siècle av. J.-C. Il se donne pour propos
de décrire intégralement la nature humaine et d'énumérer tous les
«devoirs» auxquels l'homme doit satisfaire pour atteindre la perfec-
tion de sa nature. De même que le corps humain se définit par le fait
qu'il a la forme précisément proportionnée dont nous avons parlé
plus haut, de même l'âme a une forme précise, avec ses quatre vertus
cardinales que sont la prudence, la justice, la force et la tempérance,
entourées de nombreuses autres vertus secondaires. Or, lorsque
l'homme moral parvient au perfectionnement de toutes ces vertus,
cela se traduit par un signal sui generis, analogue à celui que provoque
la maturité du corps en toutes ses parties : un éclat, une beauté rayon-
nante. Cicéron nomme cet éclat honestas, «honnêteté», et il nous dit
lui-même que, par ce mot latin, c'est la notion grecque de kalokaga-
thia qu'il traduit 1 • Il parle aussi de de eus, parure, ornement, beauté,
charme, honneur, gloire : « Verum de eus in virtute positum est », « la
véritable beauté réside dans la vertu » 2 • On peut donc traduire hones-
tas et de eus, de même que kalokagathia, par « beauté morale ».
    En d'autres termes, il existe une beauté morale distincte de la
beauté physique, et qui partage avec cette dernière le fait de pouvoir
être analysée comme une proportion, une harmonie et un éclat.
    « De même que la beauté du corps, à cause d'une disposition appropriée
    des membres, attire les yeux et charme par cela même que toutes les
    parties s'accordent entre elles avec une certaine grâce, de même ce conve-
    nable (decorum) qui brille dans la vie attire l'approbation de ceux avec
     1. Cicéron était bilingue, ayant appris le grec dès son enfance et ayant séjourné trois
ans en Grèce, à Athènes puis à Rhodes. On peut se fier à sa traduction.
     2. Oc., Lettres Ad fam., X, 12. Nisard propose cette autre traduction: « La vertu
seule luit d'un solide éclat. »
                                            23
                           Esthétique de la liberté
    qui l'on vit, en vertu de l'ordonnance, de la constance et de la mesure de
    tous les propos et de tous les actes» (De off., 1, 98) 1 .
     L'opposé de la beauté morale est ce qu'il faut appeler en toute
rigueur de terme laideur morale. L'homme immoral est laid. Cette
conviction est profonde chez les Grecs 2 , et il est frappant qu'elle se
soit maintenue jusqu'à nous. Les langues modernes, elles aussi, qua-
lifient spontanément en termes esthétiques un comportement ou un
acte moralement incorrects en disant qu'ils sont « laids », « vilains »,
«peu reluisants», etc.
     Un homme est laid quand il ne fait pas - que ce soit volontaire de
sa part, ou imposé par certaines circonstances auxquelles il n'a su
remédier- ce qui est spécifiquement impliqué par sa nature humaine.
Par exemple, il doit satisfaire les besoins naturels qu'il a en commun
avec l'animal, puisque sa nature corporelle le veut. Mais il devra le
faire en cachette des autres hommes, s'il ne veut pas entacher la beauté
spécifiquement humaine de sa nature. Lorsque la satisfaction de nos
besoins animaux ne peut être cachée, par exemple lorsque nous man-
geons, au moins nous efforçons-nous de masquer en partie le caractère
animal de cette activité en adoptant des usages et comportements de
politesse 3 • De même, bien que nous ayons un corps analogue à celui
des animaux, nous l'habillons et soignons notre toilette 4 •
     Mais ce qui enlaidit vraiment l'homme, ce ne sont pas tant les
comportements qui privilégient les couches inférieures de sa nature
     1. Nous citons la traduction de Maurice TESTARD dans la coll. «Budé», Belles
Lettres, 2002 (2 vol.).
     2. Dans l'Éthique à Nicomaque, Aristote dit à tout instant des choses moralement
incorrectes qu'elles sont« laides» (aischra).
     3. De off., 1, xxxv, 127.
     4. De off., 1, XXXVI, 130. C'est cette distinction entre les niveaux animal et humain de
la nature humaine que refusent les cyniques. Ils aiment à manger malproprement, à faire
leurs besoins naturels, à s'accoupler et même à se masturber en public (cf. DIOGÈNE
LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, VI, 46, 94, 97). En effet, parce que cela
est naturel, ils croient que c'est bon sans réserve et que seule l'hypocrisie de la société, à
laquelle la vraie philosophie répugne, demande de le cacher. Mais, s'ils le croient, c'est
qu'ils n'ont pas conscience de ce qui est propre à l'homme.
                                             24
                  Une anthropologie philosophique
que ceux qui sont directement contraires à celle-ci, c'est-à-dire les
vices. Averti par sa conscience morale, l'homme les connaît très bien 1 •
C'est pourquoi il essaie d'éviter le vice, quand bien même il pourrait
échapper aux sanctions de la justice humaine. Et quand il a commis
une action laide, il en éprouve du regret et du remords, qu'il subisse ou
non un châtiment. Car, en son for intérieur, il sait qu'il n'a pas fait ce
que sa nature humaine voulait qu'il fît, et qu'il a compromis son
humanité même. De cela, il souffre intimement. Inversement, s'il s'est
bien comporté, même l'échec de ses entreprises ne pourra compro-
mettre l'image qu'il a de lui-même, son intégrité d'homme, donc son
honneur, sa beauté morale et, finalement, son bonheur. Cicéron cite le
fameux exemple du consul Regulus, héros de la première guerre
punique qui, rentré à Carthage pour honorer la promesse faite à
l'ennemi, fut atrocement supplicié. Malgré l'extrême souffrance de
son corps, il jouissait d'un parfait bonheur de son âme, puisqu'en ne se
parjurant pas il avait préservé en lui l'intégrité de sa nature humaine. Il
était resté honestus, moralement beau, et c'est de cette beauté préser-
vée qu'il jouissait au milieu même de ses souffrances.
     Les stoïciens impériaux, Sénèque, Épictète et Marc Aurèle, renfor-
ceront encore la séparation entre beauté morale et beauté physique.
La laideur et la beauté physiques sont, pour Épictète, des « choses qui
ne dépendent pas de nous », alors que le fait de viser la sagesse ne
dépend que de notre liberté intérieure. Épictète, qui dit lui-même à
maintes reprises qu'il est «boiteux» et «contrefait», ne doute donc
pas qu'il peut, en revanche, avoir la parfaite beauté morale du sage.
Si l'homme doit être beau, en effet, il doit l'être« comme un homme»
et non comme un animal :
     1. Le fait qu'existe en l'homme une conscience morale s'explique parfaitement dans
le cadre de la physique stoïcienne. Le logos humain est un fragment du logos universel,
une sorte d'étincelle du feu divin. Étant sans proportion avec le logos divin, il ne peut le
comprendre intégralement; mais, lui étant apparenté, il peut en saisir quelque chose
par intuition immédiate, et c'est cette intuition qu'on appelle «conscience». Ainsi, la
conscience connaît d'emblée et intuitivement la loi morale, laquelle n'est que la projec-
tion, dans cette petite partie de l'univers qu'est l'homme, du logos divin qui organise
l'univers tout entier.
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                          Esthétique de la liberté
   «Tu n'es ni chair ni poils, mais une personne morale: si tu la rends
   belle, alors tu seras beau» (ÉPICTÈTE, Entretiens, III, 1, 40).
   Telles sont donc, brièvement résumées, les conceptions de la
beauté que l'on trouve chez les philosophes antiques de la nature.
Que pensent-ils de la liberté ?
 2) La liberté est nécessaire au perfectionnement des êtres naturels,
                        chacun selon sa nature
    L'univers d'Aristote fait place au hasard et à la contingence, donc
il ouvre un champ à la liberté humaine. Le livre III de l'Éthique à
Nicomaque nous montre que l'homme est capable d'une action libre,
consciente et délibérée, par différence avec l'action contrainte. Cette
action libre peut déterminer les futurs: «L'expérience nous montre
que les choses futures ont leur principe dans la délibération et dans
l'action» (De l'interprétation, 9, 19 a 7-8). Donc, si l'avenir du
monde dépend pour une part du hasard et de la nécessité, il dépend
aussi de la liberté humaine.
     Cette liberté, tous les hommes ne la possèdent pas au même degré.
Par exemple, la liberté de l'esclave est limitée 1 • Il diffère des autres
hommes, d'abord, par son corps, qui est massif, trapu, musclé, adapté
aux tâches manuelles serviles. Son esprit, également, est différent.
Certes il possède la raison. Mais il a une forme de raison inférieure qui
autorise seulement un degré élémentaire d'abstraction, celui qui per-
met de saisir les types. Donc il est incapable de science, et plus généra-
lement d'activité libérale, c'est-à-dire désintéressée. Il a, sans plus,
l'intelligence qui convient pour agir efficacement dans les tâches maté-
rielles. Dès lors, il a besoin que cette activité soit guidée par une intelli-
gence supérieure à la sienne; il ne peut agir à bon escient que s'il est
intégré dans une communauté dont il n'est pas le chef et où on lui
prescrit ses tâches. S'il fait ce qu'on lui dit de faire et le fait bien,
    1. La théorie aristotélicienne de l'esclavage est exposée dans la Politique, I, 3-7.
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                 Une anthropologie philosophique
il contribuera au bien commun de la communauté, dont il aura sa part
en retour. Sinon, non. Il est, comme dit Aristote, un « instrument
animé», appartenant au genre «instrument»; cet outil ne sert à rien
si personne ne le prend en main. À supposer donc que l'esclave ait sa
beauté propre comme tout être de nature, et sa beauté morale comme
tout être humain doté de raison, il ne fait pas de doute que c'est une
beauté inférieure à celle de l'homme libre.
     Celui-ci diffère de l'esclave en ce qu'il a un corps à la musculature
plus allongée et de plus haute stature, adapté au combat et aux exer-
cices athlétiques. Il a, d'autre part, un esprit complet, qui lui permet
la spéculation, la theoria. Il est donc disposé aux activités propres
des hommes libres: il lui revient de gérer la Cité et, mieux encore, de
pratiquer les sciences. Il affectionne une musique différente de celle
dont se contente l'esclave 1 . Il est donc en mesure de réaliser tous les
potentiels de l'être humain et, par là, d'acquérir toute la beauté dont
un homme est capable. On peut conclure de ce chapitre de la Poli-
tique que, pour Aristote, seul le citoyen libre peut être vraiment beau.
     Ce lien entre beauté morale et liberté civique est précisé dans un
autre passage fameux de la Politique, celui où Aristote défi-
nit l'homme comme « animal politique 2 ». La démonstration est en
partie implicite, mais il est possible d'en restituer le cheminement.
     La nature morale de l'homme s'épanouit, nous l'avons dit, à la
faveur du développement des vertus cardinales, prudence, justice,
force et tempérance. Mais ces vertus ne sont pas toutes sur le même
plan. La justice l'emporte sur les autres, car on peut posséder celles-
ci sans être juste (par exemple, un voleur peut être courageux ou
intelligent), alors que l'inverse n'est pas vrai: si l'on n'a pas toutes
les autres vertus, on ne peut être juste (par exemple, un lâche fuyant
devant l'ennemi sera par là même injuste vis-à-vis de ses compa-
gnons de combat; un intempérant ne pouvant s'empêcher de manger
toute la nourriture disponible sera injuste vis-à-vis de ses
   1. Politique, VIII, 5-7.
   2. Politique, I, 2, 1253 a 3; cf. III, 9; V, 6.
                                            27
                          Esthétique de la liberté
commensaux). Donc, du simple constat qu'un homme est juste, on
peut inférer qu'il possède a fortiori les autres excellences humaines.
    Mais à quelles conditions peut-on être juste? La justice consiste
toujours en une forme d'égalité, mais cette égalité s'estime de façon
différente dans les justices distributive et commutative. La justice dis-
tributive règle la répartition des biens ou des maux d'une commu-
nauté entre ses membres, et il y a justice quand la part que reçoit
chacun est proportionnelle à la place qu'il occupe dans la commu-
nauté. On peut donc pratiquer la justice distributive dans les commu-
nautés humaines où règne l'inégalité, par exemple la famille ou la
tribu. Il n'en va pas de même pour la justice commutative qui règle les
échanges. Le fait que les choses échangées soient de valeur égale ne
peut être apprécié que par des partenaires égaux, jouissant de l'isono-
mia ou égalité devant la loi. Or il n'y a pas d'égaux dans la famille,
dans le village, dans la tribu, toutes communautés naturelles hiérar-
chiques où l'on n'a affaire qu'à des inférieurs ou à des supérieurs. Il
n'y en a que dans la Cité. Ce n'est donc que dans une Cité qu'on aura
l'occasion, en même temps que le devoir, de pratiquer la justice com-
mutative. Il en résulte que c'est là seulement qu'on pourra être juste à
tous les sens du terme et, par suite, pratiquer et parfaire l'ensemble des
vertus cardinales. C'est pour cette raison précise que l'homme est
défini comme animal politique, c'est-à-dire comme un être qui ne peut
parachever sa nature que dans et par la vie de la polis. Or nous savons
que c'est seulement s'il parachève sa nature qu'un être est beau. Donc
l'homme sera d'autant plus beau qu'il sera plus libre. Voilà établi un
nouveau lien d'essence entre beauté et liberté 1 .
    Le stoïcisme conservera à peu près ces mêmes idées au sujet de la
liberté. Poursuivant, dans le De republica et le De legibus, sa
réflexion sur l'honestas, Cicéron étend en effet à l'échelle de la Répu-
blique romaine l'analyse qu'Aristote avait faite à celle de la cité
grecque. Il fixe les conditions à réunir pour qu'existe la liberté civique
    1. Le corollaire est sans doute que les barbares - qui vivent en tribus et en royaumes,
non en cités- ne peuvent atteindre à la plénitude de la beauté humaine (pas plus que ne le
peuvent, pour d'autres raisons, les esclaves).
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                  Une anthropologie philosophique
indispensable au perfectionnement de la beauté morale de l'homme.
Il faudra qu'existe une «République» qui, définie comme l'union
d'hommes communiant dans une même conception du droit, fasse
appliquer celui-ci. Ce droit positif devra lui-même être conforme
au droit naturel commun à tous les hommes, qui n'est pas «autre à
Athènes, autre à Rome, autre hier, autre demain», mais permanent et
universel, et ne peut être établi ni aboli par personne, fût-ce par le
Sénat ou par le peuple lui-même, mais s'impose comme norme supé-
rieure à toute décision humaine 1 . Le droit naturel se décline en
reconnaissance de la propriété privée, respect des contrats, obligation
de réparer les torts causés à autrui. Cicéron élabore donc ici une
véritable philosophie libérale, fixant son mandat et ses limites à
l'État. Le fait que la liberté soit garantie dans le cadre de ce qu'on
peut appeler sans anachronisme l'État de droit 2 permet seul aux per-
sonnes de vivre une vie honnête, c'est-à-dire d'être moralement
beaux. Inversement, si cet État se dégrade, les citoyens seront eux
aussi dégradés et enlaidis.
    Cette doctrine sera reprise sans grand changement par les scolas-
tiques comme saint Thomas, et, contre l'absolutisme, par les révolu-
tionnaires hollandais, anglais, américains et français. On la trouve
explicitée et complétée dans les œuvres de Grotius, Pufendorf, Locke
ou Hume. La conviction de ces penseurs est que la liberté fait décidé-
ment partie de la nature humaine et que l'État n'est légitime que s'ilia
respecte et la défend. Une certaine figure de l'homme occidental
moderne vient de là : quand les hommes sont soumis à quelque forme
de tyrannie ou de collectivisme, leur vie n'est pas seulement pénible,
   1. CICÉRON, De republica, III, XXII.
   2. Sans anachronisme, car l'expression française« État de droit», de même que l'alle-
mand Rechtstaat, renvoient à la rule of law anglaise, au «gouvernement de lois, non
d'hommes», expressions que les Anglais du xvrre siècle ont eux-mêmes forgées sur le
modèle des doctrines républicaines antiques, en particulier la doctrine républicaine de
Cicéron et, antérieurement, les analyses aristotéliciennes de la loi (ARISTOTE, Politique,
1287 a). L'expression rule of law est la traduction littérale d'une formule de Tite-Live,
imperia legum (TITE-LIVE, Histoire romaine, II, 1). Voir d'autres références dans notre
Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Puf, 2013, p. 280-
282.
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                           Esthétique de la liberté
dangereuse ou misérable. Plus grave est le fait qu'elle n'est pas
conforme à la nature humaine. Les régimes sans liberté sont infra-
humains, barbares, laids 1 •
      1. Il faut noter qu'après Cicéron le stoïcisme impérial a infléchi considérablement
cette doctrine, produisant de nouvelles définitions de la liberté et de la beauté qui ont leur
séduction, mais que nous avons de bonnes raisons de ne pas souhaiter intégrer dans notre
anthropologie philosophique. L'inflexion de la doctrine a consisté à se désintéresser de
la liberté civique et à valoriser surtout la « liberté intérieure » par laquelle nous nous
délivrons des désirs et des passions. Ce changement de perspective s'explique en partie
par l'avènement des monarchies hellénistiques et de l'Empire romain où le citoyen
ordinaire est éloigné du pouvoir et confiné dans sa vie privée, mais aussi par un choix
proprement philosophique des stoïciens impériaux, spécialement d'Épictète. Celui-ci
continue à se référer à la physique stoïcienne, mais il conçoit la nature comme un
mécanisme implacable agencé par «Zeus», «Dieu», le «Destin». Étant une parcelle du
logos divin, notre raison ne peut qu'agréer au décret de Zeus comme à quelque chose dont
elle est elle-même l'origine. À cet amor fati se réduit la liberté (ÉPICTÈTE, Entretiens, III,
XXII, 43). Nous devons accepter telles quelles les choses «qui ne dépendent pas de nous»
et agir sur cela seul qui dépend de nous, nous libérer du poids des « représentations ».
Nous voilà loin de la liberté naturelle d'Aristote ou de Cicéron, qui était un pouvoir réel
d'agir sur le monde. Et que nous enseigne la raison? À replacer dans le contexte du
devenir global de l'univers tous les événements qui nous adviennent: «Dieu n'a fait les
parties [de l'univers] que pour l'utilité du tout. Or les autres êtres sont dépourvus de la
capacité de comprendre le gouvernement divin, mais l'être raisonnable possède des
facultés pour réfléchir sur cet univers, sur le fait qu'il en est une partie, et que c'est un
bien pour les parties de céder au tout» (Entretiens, IV, VII, 6-8). L'homme fera donc
profession de «ne jamais délibérer comme s'il était isolé, mais d'agir comme le feraient la
main ou le pied s'ils pouvaient raisonner et comprendre l'ordre de la nature» (Entretiens,
II, x, 3). Ils iraient sans hésiter se plonger dans la boue, quitte à se salir et corrompre, dès
lors qu'ils comprendraient que c'est la condition à remplir pour que le corps, pris comme
un tout, aille où il doit. De même, l'homme doit se soumettre entièrement à la loi de
l'univers, quelque sort fâcheux qu'elle lui alloue: « Si l'homme de bien pouvait prévoir
l'avenir, il coopérerait lui-même à la maladie, à la mort, à la mutilation, parce qu'il aurait
conscience qu'en vertu de l'ordre universel cette tâche lui est assignée, et que le tout est
plus important que la partie, la cité que le citoyen» (II, x, 3-6). Non seulement la liberté
ne consiste pas à changer l'ordre du monde, mais l'homme serait fautif de le vouloir. La
liberté doit lui servir seulement à changer ses représentations et ses désirs (I, XXVII, 11), à
«vouloir chaque chose comme elle arrive. Et comment arrive-t-elle? Comme l'a ordonné
l'Ordonnateur» (I, XII, 9). «Veuille qu'arrive cela seul qui arrive» (Manuel, XXXIII, 10).
Épictète pose en outre que la frontière entre «ce qui dépend de nous» et «ce qui n'en
dépend pas» est définitivement fixée, en dépit de l'expérience humaine commune qui
nous enseigne que des choses qui paraissaient d'abord ne pas être à notre portée peuvent
se découvrir finalement réalisables quand nous avons fait ce qu'il fallait pour en venir à
bout. Mais Épictète ne veut même pas qu'on essaie de lutter: «Tu peux être invincible si
                                              30
                  Une anthropologie philosophique
                                            *
    Ainsi, dans la tradition aristotélicienne et stoïcienne, beauté et
liberté sont des faits de nature, ayant une fonction déterminée dans
l'organisation même de la vie.
    Notons toutefois qu'Aristote est sensible à une autre dimen-
sion de la beauté: son caractère éclatant, fascinant. Dans l'intro-
duction de l'ouvrage Les Parties des animaux, il soutient que toutes
les formes que la science découvre dans la nature sont belles. Et cela,
quand bien même il s'agirait des espèces végétales ou animales les
moins nobles :
    «Dans toutes les œuvres de la nature réside quelque merveille. Il faut
    retenir les propos que tint, dit-on, Héraclite à des visiteurs étrangers qui,
    au moment d'entrer, s'arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son
    fourneau: il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant que
    "dans la cuisine aussi il y a des dieux". On doit, de même, aborder sans
    dégoût l'examen de chaque animal avec la conviction que chacun réalise
    sa part de nature et de beauté» (ARISTOTE, Parties des animaux, 1, 5,
    645 a 10-24).
    « Merveilles », « dieux » ••• Ces termes suggèrent que, quand
l'homme explore le monde, il ne se livre pas seulement à une activité
pratique et fonctionnelle, mais peut rencontrer quelque chose qui le
dépasse ·et le grandit. Aristote le dit expressément dans le chapitre du
livre X de l'Éthique à Nicomaque où il traite du bonheur. Le plus
haut bonheur de l'homme, dit-il, est de contempler les belles formes
de la nature, parce que, quand nous nous consacrons à cette
tu ne descends jamais dans l'arène d'une lutte où il n'est pas à ta portée de vaincre»
(Manuel, XIX, 1). «L'homme de bien [... ] n'engage pas le combat là où il n'a pas la
supériorité)) (Entretiens, m, VI, 5-6). Mais, à l'avance, qu'en sait-il? L'épistémologie
d'Épictète est aveugle à une dimension essentielle de la vie humaine sur laquelle nous
aurons l'occasion de réfléchir longuement plus loin, sa dimension de «voyage» plein
d'inconnu, de surprises, de rebondissements, de renaissances inespérées. Elle tourne le dos
à la nature aristotélicienne et à ses « futurs contingents ».
                                            31
                     Esthétique de la liberté
contemplation, nous mettons en œuvre le noûs qui est la partie divine
de notre âme, et, de ce fait,« nous vivons en immortels» (Éth. à Nic.,
X, 7, 1177 b 33 ). Cette intuition d'une transcendance du beau, c'est
surtout la philosophie de Platon qui l'avait approfondie.
         3.   BEAUTÉ ET LIBERTÉ DANS LA TRADffiON IDÉALISTE
   Les thèses des écoles platonicienne et néoplatonicienne au sujet
tant de la beauté que de la liberté sont en effet radicalement diffé-
rentes des thèses naturalistes que nous venons d'étudier.
    1) La beauté est l'image sensible d'une réalité transcendante
    Platon soutient que, lorsque nous contemplons le beau, nous
n'atteignons pas une réalité seulement sensible, empirique, intramon-
daine, mais touchons à une réalité idéale, absolue, c'est-à-dire déta-
chée, transcendante; et que la quête du beau est intimement associée
à celle d'autres réalités idéales comme le vrai, le juste ou le bien.
    Platon le suggère dès l'un de ses premiers dialogues, l'Hippias
majeur. Le problème de la beauté y est posé, mais non résolu, et cette
aporie même est déjà un résultat d'importance. À son interlocuteur
qui entend définir le beau en donnant des exemples de belles choses
comme «une belle fille» (287 c), Socrate objecte qu'il y a mille autres
choses qui peuvent être qualifiées de belles, par exemple «une belle
cavale» (288 b), «une belle lyre» (288 b), «une belle marmite»
(288 c), «l'or» (289 d), «l'ivoire» (290 b), une «pierre précieuse»
(290 b), mais aussi le fait d'« être riche, bien portant, honoré par les
Grecs» (291) et même une« action», une« occupation», les «lois»,
la «science» (292 d, 295 d-e, 296 a). Même cette définition: « [Nous
appelons beau] ce qui nous donne [de la] joie par l'ouïe et par la
vue» n'est pas assez large; elle est valable pour «les beaux hommes,
tous arrangements de couleurs, peintures, modelages de formes »,
                                  32
                Une anthropologie philosophique
ainsi que pour «les sons qui ont de la beauté, la musique dans son
ensemble, l'audition de discours ou de contes», mais pas pour les
pratiques et les lois (297 e) qui ne sont pas perçues par les organes
des sens. Aussi bien n'est-ce pas aux diverses choses belles qu'il
convient de s'intéresser, mais à ce qui les rend belles, c'est-à-dire à la
«beauté en soi», qui est une réalité transcendante. La question ainsi
épurée sera ensuite traitée dans Le Banquet et le Phèdre. Si connus
que soient ces dialogues, rappelons-en ici les principales thèses.
    Dans Le Banquet, la question n'est pas formulée d'emblée sous
la forme «Qu'est-ce que la beauté?», mais comme suit:
    «Qu'est-ce que l'amour des choses belles?>> (Le Banquet, 204 d 1 ).
   Après diverses réponses infructueuses, voici celle que donne Dio-
time, la prêtresse dont Socrate rapporte les paroles:
    «L'amour est le désir de posséder toujours ce qui est bon>> (206 a).
    Cette possession éternelle du bon n'est possible qu'à celui qui
    «enfante dans la beauté (en kalô), selon le corps (sôma) et selon l'esprit
    (psychè)>> (206 b).
   En effet, celui qui enfante prolonge sa vie dans le temps en la trans-
mettant aux générations futures, de sorte que cette vie durera indéfini-
ment tout au long des générations. Or il ne peut le faire que dans la
beauté, parce que l'enfantement est quelque chose de «divin>> avec
lequel la laideur, qui est «discordance>> (anarmostia), ne s'harmonise
pas (206 d). De fait, quand il voit le beau, l'être fécond entrevoit quelque
forme d'immortalité ou de bien absolu, et cela le met hors de lui:
    «Il ressent une joie, et sous ce charme il se dilate, et il enfante, et il
    procrée»,
    alors que, quand il s'approche du laid, il devient
    «renfrogné et chagrin, il se contracte, il se détourne» (ibid.).
    1. Nous citons les traductions d'Émile CHAMBRY, Garnier-Flammarion, 1964, et de
Paul VICAIRE, Les Belles Lettres, coll. «Classiques en poche», 2010.
                                        33
                          Esthétique de la liberté
    Tout cela revient à dire que l'amour n'est «l'amour du beau»
qu'indirectement. En réalité, ce que veut l'amour, c'est l'éternité. Le
beau n'est qu'un moyen de la «possession perpétuelle du Bien»
(206 a). Notre attirance pour la beauté est, en son fond, un «désir
d'immortalité» (athanasias ... epithumein).
    C'est ce même désir qui conduit à l'engendrement spirituel. Les
hauts faits et les œuvres de l'esprit (philosophie, poésie, beaux-arts,
créations de la philosophie politique, constitutions, lois, institutions)
sont eux aussi des «enfants» engendrés par l'homme. Celui qui crée
des œuvres, ou accomplit des actes, qui lui vaudront la « gloire » et
resteront à ce titre dans la mémoire des hommes (208 c), vivra aussi
longtemps que l'humanité elle-même (c'est-à-dire, pour les Grecs qui
n'ont pas encore la notion de l'évolution de la vie et du cosmos, éter-
nellement).
    Diotime dit qu'au terme de ce processus enclenché par l'amour et
la beauté se profile une mystérieuse« contemplation» (epopteia 1 ) des
réalités ultimes. Bien qu'elle ne soit pas sûre que Socrate puisse parve-
nir jusqu'à ce stade, elle consent à le mettre sur la voie. Il doit com-
prendre qu'il n'y parviendra qu'après avoir parcouru un chemin
ascendant comportant des étapes bien marquées. Il faudra qu'il aime
d'abord un seul beau corps, ce qui, déjà, lui inspirera de beaux dis-
cours. Puis il devra prendre conscience que ce qu'il trouve beau dans
ce corps, c'est une certaine forme (eidos) qui se retrouve également en
de nombreux autres corps. C'est alors cette forme même qu'il aimera,
ce qui lui inspirera de nouveaux discours plus élevés. Ensuite, il devra
prendre conscience que le beau dans les âmes est plus précieux que
celui des corps. Il aimera la beauté qui est présente« dans les actions et
dans les lois», et il découvrira que la beauté appartenant à ce genre
«est toujours semblable à elle-même» à la différence de celle des
corps, sujette à corruption. Puis, de là, il prendra conscience de la
beauté des sciences et, plus largement encore, de l'« immense étendue
     1. Platon utilise ici le terme qui, dans les mystères d'Éleusis, désigne le troisième
degré, celui des plus hauts mystères, venant après la purification et l'initiation prélimi-
naire.
                                            34
                 Une anthropologie philosophique
qu'occupe le beau», de «l'océan de la beauté» (pelagos tou ka/ou)
(210 d). Il pourra alors parvenir au but ultime de l'itinéraire:
    «Il verra une certaine beauté qui par nature est merveilleuse, celle-là
    même, Socrate, qui était le but de tous ses efforts jusque-là [... ]. Cette
    beauté ne lui apparaîtra pas comme un visage, ni comme des mains ou
    rien d'autre qui appartienne au corps, ni non plus comme un discours, ni
    comme une connaissance ; elle ne sera pas située non plus dans quelque
    chose d'extérieur, par exemple dans un être vivant, dans la terre, dans le
    ciel, ou dans n'importe quoi d'autre. Non, elle lui apparaîtra en elle-
    même et par elle-même>> (210 e- 211 c).
   La perspective de connaître ce moment est, à soi seul, une raison
de vivre:
    « Songe [... ] quel bonheur ce serait pour un homme s'il pouvait voir le
    Beau lui-même, simple, pur, sans mélange [... ]et [vivre] dans son com-
    merce? Ne crois-tu pas qu'en voyant ainsi le Beau avec l'organe 1 par
    lequel il est visible, il sera le seul qui puisse engendrer, non des fantômes
    de vertu, puisqu'il ne s'attache pas à un fantôme, mais des vertus véri-
    tables?» (211 d- 212 a).
    Les mêmes idées sont développées dans le Phèdre 2 • L'âme en
quête du beau y est représentée par l'image d'un attelage, avec son
cocher et deux chevaux (246 a), tous pourvus d'ailes leur permettant
de voler très haut, jusqu'à l'Empyrée 3 et au-delà. Le cocher est la
raison qui commande dans l'âme, les chevaux sont les forces vitales
ou passions. Or, alors que, chez les dieux, chevaux et cochers «sont
également bons et de bonne race», et que les attelages des dieux
gardent leurs ailes à perpétuité, chez les hommes un des chevaux est
animé de passions mauvaises, ce qui rend difficile ou quasi impossible
de conduire correctement l'attelage. Celui-ci est alors voué à perdre
     1. L'intellect, noûs.
    2. Nous citons les traductions d'Émile CHAMBRY, op. cit., et de Claude MORESCHINI
et Paul VICAIRE, Les Belles Lettres, coll. «Classiques en poche», 1998. Le Banquet est
immédiatement antérieur à La République; le Phèdre, immédiatement postérieur.
    3. Le quatrième ciel, celui des étoiles fixes.
                                         35
                          Esthétique de la liberté
ses ailes et à tomber, jusqu'à ce que l'âme en question rencontre un
corps terrestre avec lequel elle s'unira, donnant naissance à un animal
ou à un homme. La raison de cette chute est que ce qui nourrit et
maintient en état de voler les ailes des âmes, c'est leur commerce avec
les idéaux, avec« ce qui est divin, beau, sage et bon» (246 e); si donc
l'âme, poussée vers le bas par son mauvais cheval, se complaît dans ce
qui est laid, méchant ou mauvais, ses ailes dépérissent et se détachent,
causant sa chute. Autrement dit, cela seul qui permet à une âme de
rester dans les hauteurs, c'est la pratique du vrai, du beau, de la
justice, du bien, de tout ce que l'on peut appeler les idéaux de l'esprit.
Les immortels y parviennent naturellement; les mortels peuvent
y parvenir aussi, mais au prix d'une lutte à l'issue toujours incer-
taine.
     Où vont les âmes qui ont des ailes? Elles évoluent dans les hau-
teurs, mais il convient de distinguer le cas des immortels et celui des
mortels. Zeus, «le grand roi (hegemon) des régions célestes», s'y
déplace majestueusement, suivi en bon ordre par des cohortes d'êtres
divins. Puis, périodiquement, survient un événement remarquable:
    «Les âmes immortelles, une fois parvenues au haut du ciel, passent de
    l'autre côté et vont se placer sur la voûte du ciel\ et tandis qu'elles s'y
    tiennent, la révolution du ciel les emporte dans sa course et elles
    contemplent (theôrousi) les réalités qui sont en dehors du ciel (ta exo
    tou ouranou).    »
    Ces réalités sont
    «l'essence (ousia) véritablement existante, qui est sans couleur (achro-
    matos), sans forme (aschematistos), impalpable, uniquement perceptible
    au gouverneur de l'âme, l'intelligence (noûs), et qui est objet de la véri-
    table science (epistémé) » (247 c-d).
   Certaines âmes humaines bien conduites ont le privilège d'être
admises quelques instants à ce spectacle; elles éprouvent alors une
     1. C'est-à-dire qu'elles traversent la voûte de l'Empyrée, qui est le dernier ciel, et
s'installent au-dessus de cette sorte du « toit du monde ».
                                            36
               Une anthropologie philosophique
joie indicible à contempler directement les réalités ultimes du monde
(24 7 e). Mais, troublées par leur mauvais cheval, elles ne voient qu'en
partie les essences et en perdent rapidement la vision. Pour d'autres,
la situation est moins favorable encore:
   « Impuissantes à suivre, elles sont submergées dans le tourbillon qui les
   emporte, elles se foulent, elles se précipitent les unes sur les autres, cha-
   cune essayant de se pousser avant l'autre. De là un tumulte, des luttes et
   des efforts désespérés, où, par la faute des cochers, beaucoup d'âmes
   deviennent boiteuses, beaucoup perdent une grande partie de leurs ailes.
   Mais toutes, en dépit de leurs efforts, s'éloignent sans avoir pu jouir de
   la vue de l'absolu, et n'ont plus dès lors d'autre aliment que l'opinion»
   (248 a-b).
    Ce processus désastreux s'autonourrit. En effet, on a dit que ce qui
permet aux âmes de se tenir dans les hauteurs, c'est leurs ailes, et que
ce qui fait pousser les ailes est la contemplation des Idées. Faute donc
de pouvoir contempler celles-ci avec suffisamment de continuité, les
âmes humaines voient fondre leurs ailes, ce qui les handicape dans
leur vol et compromet plus encore leur vision; derechef leur capacité
à nourrir leurs ailes diminue et elles tombent encore plus bas. Cepen-
dant, une hiérarchie s'établit entre les âmes selon l'état de leurs ailes et
la qualité de leur contemplation des essences, d'où une classification
des vies humaines allant de la meilleure à la pire qui enrichit celle qui
était présentée aux livres VIII et IX de La République. Il faut noter
que cette hiérarchie n'est pas fixe. La vie comporte une succession
d'incarnations, qui se terminent chaque fois par un jugement tel que
« ceux qui ont vécu en pratiquant la justice obtiennent en échange une
destinée meilleure », tandis que ceux qui ont mal vécu perdent des
rangs. La liberté humaine joue donc ici un rôle déterminant.
    Platon peut alors reprendre la thématique du Banquet et expli-
quer ce qui se passe lorsqu'un être humain ressent de l'amour. Ce qui
a lieu alors, c'est que la beauté terrestre (celle d'un beau corps
humain ou d'un autre bel objet sensible) rappelle, à l'âme de celui qui
la contemple, la beauté en soi qu'elle a vue lors de son séjour dans le
monde des essences. Certes la beauté terrestre n'en est qu'une pâle
                                      37
                       Esthétique de la liberté
image, et notre âme, de toute façon, n'a plus toutes les ailes qui lui
permettraient de s'élever jusqu'aux essences pures. Néanmoins elle
en perçoit quelque chose à travers le bel objet qui se présente à elle :
   «Nous avons vu [la Beauté] resplendir au milieu [des] visions [célestes];
   retombés sur la terre, nous la voyons [encore] par le plus pénétrant de
   tous les sens [la vue], brillant elle-même de la plus intense clarté »
   (250 d).
    Il est vrai que certains hommes ne gardent aucun souvenir de la
beauté céleste et ne peuvent donc la deviner en arrière-plan de
la beauté terrestre. Ils s'arrêtent donc à celle-ci seule. Oublieux du ciel
et incapables de réminiscence, ils prennent un beau corps terrestre
pour la beauté même, et leur manière de l'aimer sera bestiale. En
revanche, celui qui n'a pas totalement oublié ce qu'il a vu au ciel
comprendra, en rencontrant des beautés terrestres, que celles-ci ne
sont que le reflet de la beauté pure qu'il a vue jadis directement.
    Platon insiste sur le fait que ce processus ne sera pas serein et que
nous ne pourrons avoir de l'essence une vision distancée, froide et
statique. En effet, l'homme qui sera capable de cette réminiscence ne
pourra s'empêcher d'entrer en une sorte de «délire», et c'est ce délire
qu'on appelle «amour». Ce qui signifie qu'il sera bouleversé, trans-
formé dans tout son être, fasciné non pas tant par le bel objet qu'il
voit que par la Beauté qu'il entrevoit au-delà de lui. Son âme sera
comme submergée. Il frissonnera, suera et s'échauffera, et- ici, Platon
exploite la métaphore des «ailes» de l'âme avec un pittoresque esprit
de suite -les orifices de sa peau par lesquels avaient jadis poussé ses
ailes seront fluidifiés par la chaleur, de sorte qu'ils se déboucheront et
que des ailes nouvelles pourront recommencer à pousser ; à mesure
qu'elles pousseront, elles porteront plus haut l'âme qui, de ce fait, se
rapprochera plus des essences et les verra mieux, ce qui augmentera
encore son excitation, son échauffement et son délire.
   «Celui qui s'est empli les yeux des visions de jadis, s'il voit un visage
   d'aspect divin, heureuse imitation de la Beauté, ou un corps qui offre
   quelque trait de la Beauté idéale, d'abord il frissonne et quelque chose lui
   revient de ses angoisses de jadis. Puis, les regards fixés vers ce bel objet, il
                                       38
               Une anthropologie philosophique
   le vénère à l'égal d'un dieu, et, s'il ne craignait d'avoir l'air complètement
   fou, il offrirait des sacrifices à son bien-aimé comme à une image sainte
   ou comme à un dieu» (251 a).
    Ce délire est fécond. Car plus l'âme est excitée par la beauté, plus
elle devient ailée, plus son souvenir des choses vues au ciel se précise,
et plus elle s'efforce de ressembler au dieu qu'elle a vu, que ce soit
Zeus, Arès, Héra ou Apollon. Ce qui inspire à Platon une nouvelle
idée: l'âme de celui qui éprouve de l'amour voudra faire partager ce
désir ardent qu'elle a d'approcher à nouveau des essences au bel être
humain qui est la cause occasionnelle et involontaire de sa réminis-
cence. Par un curieux jeu de miroir, l'âme de l'amant fera voir à l'âme
de l'aimé les réalités essentielles dont l'aimé est la copie, qu'il ne voyait
pas lui-même jusque-là. Platon élabore à cette occasion une étonnante
théorie de la pédagogie comme éveil des âmes aux réalités intelligibles
par élévation mutuelle du professeur et de l'élève vers l'idéal.
    Ainsi, Le Banquet et le Phèdre posent en thèse que la beauté est une
réalité «transcendante» et non «immanente»; que, lorsque nous
sommes émus et fascinés par le beau, ce n'est pas par l'effet de quelque
trompeuse illusion psychologique, partie intégrante d'un mécanisme
physiologique, mais parce que, réellement, le beau nous fait accéder à
une réalité supérieure, nous fait toucher un absolu, quelque chose qui
est détaché (c'est le sens étymologique du mot «absolu») du monde
empirique et fonctionnel. Platon nous enseigne encore que le beau
n'est pas la seule réalité de ce type; dans le monde intelligible, il voisine
avec la justice, la sagesse et la science. Enfin Platon affirme que l'acti-
vité de l'esprit consistant à poursuivre ces réalités transcendantes est
de nature à orienter décisivement la vie humaine ; la vie d'un homme
aura d'autant plus de sens qu'il recherchera plus authentiquement la
vérité, la justice et la bonté.
    Quel est, dans cette métaphysique, le statut de la liberté?
                                      39
                        Esthétique de la liberté
         2) La liberté sert à se délivrer de la prison du sensible
    Il faut d'abord noter que le platonisme fait peu de place à la liberté
politique et sociale. Les deux États idéaux que décrivent La Répu-
blique et les Lois sont « totalitaires ». Ils sont conçus sur le modèle de
la militariste Sparte, en moins libéral encore s'il est possible.
    Cela s'explique par la théorie des Idées. Le monde sensible est sou-
mis au devenir et, laissé à lui-même, il ne peut que s'éloigner toujours
plus du modèle intelligible en tombant dans l'informe et l'anarchique.
Le temps du monde sensible n'est pas créateur, mais dégradateur.
Composée d'hommes sensibles, la Cité, livrée à elle-même, ne peut que
glisser par une pente fatale du meilleur au pire, c'est-à-dire de l'aristo-
cratie à la timocratie, à l'oligarchie, à la démocratie et à la tyrannie 1.
La seule façon de contrecarrer cette dégradation est d'« ancrer » la Cité
aux Idées qui, elles, sont immuables. Il faut, pour cela, que des
hommes, les philosophes, formés à la science des Idées, reçoivent le
pouvoir constitutionnel de tenir en tutelle les autres citoyens. Ils seront
ainsi en mesure de maintenir les structures idéales de la société. Ils le
feront par la persuasion si possible (dans les Lois, il est dit que chaque
loi devra être précédée d'un préambule qui expliquera son bien-fondé),
mais, s'ille faut - et ille faudra, puisque le peuple est décidément
dominé par l'opinion-, par la contrainte et la répression. On usera
pour cela d'un pouvoir coopté qui ne se remettra jamais en cause
devant des électeurs et en général devant l'opinion publique (le groupe
des «gardiens», dans La République, ou le «Conseil nocturne» qui
dirige la Cité des Lois 2 ). Ce pouvoir veillera avec le plus grand soin à
conserver tout ce qui doit l'être et à écarter toutes les causes de change-
ments, qu'elles soient d'origine interne ou externe. Je n'insiste pas sur
ces points connus d'histoire des idées politiques 3 •
   1. La République, VIII 543 a-IX, 576 b.
   2. Lois, 951 d- 961 b.
   3. On peut se reporter à mon Histoire des idées politiques dans l'Antiquité et au
Moyen Âge, Puf, 2014, Partie 1, chap. 2.
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                  Une anthropologie philosophique
    Nous sommes donc loin de la liberté civique qu'Aristote ou Cicé-
ron pensent être indispensable à l'épanouissement de l'être humain.
C'est d'ailleurs là un des principaux marqueurs de la différence entre
platonisme et aristotélisme, l'un politiquement autoritaire, l'autre
plus libéral.
    Cependant, ces restrictions sévères apportées à la liberté politique
et pratique ne signifient nullement que la tradition platonicienne
condamne la liberté. Simplement, c'est sur un autre registre qu'elle la
cherche. Ce dont Platon veut libérer l'homme, c'est de l'asservissement
au sensible, c'est-à-dire du règne de l'illusion, de l'opinion et de l'erreur.
Il pense qu'en pratiquant la dialectique et en s'appuyant sur les réalités
transcendantes que sont le vrai, le bien et le juste, l'homme sera en
mesure de« choisir le meilleur», c'est-à-dire de mieux agir dans la vie de
la Cité. Comme on le voit, le but de Platon n'est pas purement contem-
platif. Il veut agir dans le monde, et rappelons qu'il a créé l'Académie
pour fournir en jeunes gens bien formés les régimes politiques qu'il
espérait voir s'instaurer en réaction aux décadences démocratiques. Or
le « choix du meilleur » ne serait pas possible si la vie humaine était
entièrement soumise à la nécessité.
    C'est ce que démontre un passage remarquable du Phédon 1 • Dans
sa jeunesse, Socrate avait été pris d'un «appétit extraordinaire pour
cette forme de savoir qu'on appelle science de la nature». Il avait
entendu dire par les physiciens que la nécessité explique tout, que tout
ce qui arrive est le fruit de mécanismes impliquant les divers éléments.
Que même la pensée a pour cause les fluctuations du sang dans le
cerveau. Mais, un jour, il eut connaissance d'un texte d' Anaxagore 2
qui disait: «C'est en définitive l'esprit [ou l'intelligence, noûs] qui a
tout mis en ordre, c'est lui qui est cause de toutes choses.» Or l'esprit
cherche à mettre chaque chose à sa juste place. Socrate en conclut que
    1. Phédon, 96-99. Dans les pages qui suivent, nous nous aidons de Saïd BINAYEMOT-
LAGH, Être et liberté chez Platon, L'Harmattan, 2002.
    2. Anaxagore (500-428), après avoir été élève de l'école des physiciens de Milet, est
venu à Athènes en 478. Socrate a peut-être suivi ses cours. Il soutient que l'Intelligence,
noûs, est la cause organisatrice de l'univers.
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                        Esthétique de la liberté
l'homme, dans la mesure où l'esprit le guide, peut rechercher la « per-
fection » et l'« excellence », au lieu de laisser jouer la seule causalité
mécanique. En cette possibilité de « choix du meilleur » - qui, comme
nous venons de le voir, conditionnera peut-être l'accès de l'âme à un
statut supérieur lors d'une prochaine réincarnation- consiste la liberté.
    Socrate illustre immédiatement l'idée. S'il est assis aujourd'hui en
prison, ce n'est pas en raison de telle causalité déterminant les mou-
vements des muscles et des os de son corps, mais parce que les Athé-
niens ont «jugé meilleur» de le condamner à mort, et que lui-même
a «jugé meilleur» de ne pas tenter de fuir (98 c- 99 b). Le fait qu'il
soit aujourd'hui en prison n'est donc pas le fruit de la nécessité; c'est
celui de la liberté humaine, et celle-ci est due à l'esprit 1 . Certes des
causes mécaniques existent dans la nature; mais elles sont de l'ordre
des moyens, non des fins. S'il n'avait des os et ses muscles obéissant à
certaines lois de la nature, Socrate n'aurait pu mettre à exécution sa
décision de rester à Athènes ; mais ce ne sont pas les os et les muscles
de Socrate qui ont pris la décision, c'est son noûs.
    La liberté procurée par le noûs permet ainsi au philosophe de voir
l'être en vérité et donc d'échapper au sort des sophistes qui
confondent vérité et erreur, pensent que tout est vrai et que rien n'est
vrai, donc qu'on peut s'affranchir de toute règle, ce qui a conduit la
démocratie athénienne à l'anarchie et à la dégradation. Par contraste,
l'homme libéré du sensible échappera à ce désordre parce qu'il
connaîtra les véritables modèles auxquels il convient de conformer sa
vie. Il faut cependant noter, à ce point, que cette liberté est étroite-
ment délimitée. En effet, si elle permet à l'homme de s'affranchir du
sensible grâce à l'intuition de l'intelligible, elle ne l'autorise certes pas
à s'affranchir de l'intelligible même. Une vie éclairée par la philo-
sophie ne peut se donner pour but que de mieux se conformer aux
essences existant dans le monde idéal. Mais, sur les essences mêmes,
la liberté individuelle ne peut agir; elle ne peut rien inscrire de neuf
dans le ciel des Idées. Si nous percevons comme une limitation cette
perspective platonicienne, qui est aussi celle d'Aristote (comme nous
    1. Cf.   BINAYEMOTLAGH,   op. cit., p. 220.
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                 Une anthropologie philosophique
le verrons plus loin) et, en fait, celle de tous les philosophes païens
antiques jusqu'aux premiers siècles de notre ère, c'est sans doute
parce que notre esprit a reçu l'empreinte d'une autre source spiri-
tuelle: la Bible.
                     4.   BEAUTÉ ET LIBERTÉ DANS LA BIBLE
    La Bible se démarque en effet du cadre métaphysique grec en ce
que le monothéisme, le prophétisme, la « folie de la Croix » du chris-
tianisme opèrent un dépassement de la forme.
    Pour les Grecs, ce qui est, la substance, l'ousia, c'est ce qui a
forme; l'infini, a-peiron, est non-être. Pour la Bible, au contraire,
Dieu est infini, or il est l'Être par excellence («Je suis celui qui suis»,
Ex 3,14). La Bible parle de Dieu en termes entièrement étrangers à
l'ontologie grecque et au langage des philosophes. Comme le dit saint
Paul, la «sagesse de Dieu>> est «folie>> pour les hommes, elle n'est
donc rien que l'intelligence humaine, le noûs de Platon, puisse vérita-
blement saisir :
    «La langage de la Croix est folie [... ]. Dieu n'a-t-il pas frappé de folie
    la sagesse du monde?>> (1 Cor 1,18-20) 1 .
    Il en résulte une dévalorisation ontologique de l'être fini. Elle sera
nettement formulée par saint Augustin: dans les créatures, rien n'est
réellement être, puisque, dès lors qu'elles changent alors que Dieu est
immuable, il y a un moment où elles ne sont pas encore ce qu'elles
seront, où elles ne sont plus ce qu'elles étaient. Il y a donc du non-
être en elles, et en ce sens elles n'ont pas d'être par elles-mêmes. Elles
n'ont que l'être que le Dieu créateur leur confère, et qu'il peut leur
retirer à tout moment (Conf, XI, rn, 5-IX, 11).
    Tout ce qui a une forme partage cette condition ontologique
    1. L'Ancien Testament le dit déjà, et saint Paul lui-même le cite: «Je détruirai la
sagesse des sages, et l'intelligence des intelligents, je la rejetterai» (ls 29,14 ).
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                        Esthétique de la liberté
seconde de la créature, tout ce qui est fini est affecté de «finitude».
Le fait d'avoir une forme n'est plus désormais une perfection, mais,
au contraire, la marque d'une imperfection, d'un déficit ontologique.
Cela s'applique en premier lieu à l'homme: loin d'avoir une belle
forme bien à lui, il est « poussière qui retourne en poussière » (Gn
2,7; 3,19; Qo 3,20).
    Surgissent alors deux figures entièrement nouvelles de la beauté
et de la liberté.
                    1) La beauté n~appartient qu~à Dieu
    De même que Dieu est seul être, seule vérité, seul bien, de même,
rien de ce que produisent soit la nature, soit l'art, n'est beau par soi,
puisque tout est créé. Il ne s'y trouve de beauté que ce qui s'y reflète de
la beauté du Créateur. Saint Augustin dit: Dieu est pulchritudo pul-
chrorum omnium, « la beauté de toutes les choses belles » (Conf., III,
6,10) 1 •
    Cela implique que la beauté naturelle, y compris la beauté morale,
soit tenue pour quantité plus ou moins négligeable. Lorsqu'il pleure à
la mort de Lazare, Jésus n'a pas peur d'être laid selon les critères de
l'honestas cicéronienne (un homme agité de sanglots est physique-
ment déformé et semble manquer de caractère, donc il n'est pas beau;
c'est ce que dira le stoïcien Sénèque au jeune Néron, à qui il expli-
quera qu'il doit être «clément», mais non «miséricordieux», car, s'il
l'était, il montrerait par là même qu'il a un cœur plein de misère, ce
qui nuirait à sa beauté morale 2 ). Jésus n'est pas près d'observer ce
conseil, lui dont l'attitude s'accorde à la parole d'Isaïe sur le Serviteur
souffrant: «Il n'avait ni beauté ni splendeur propres à attirer nos
regards» (Is 53, 2) et à celle du psaume: «D'un cœur brisé, broyé,
Dieu, tu n'as pas de mépris» (Ps 51, 19).
     1. Voir l'étude de Jean-Michel FoNTANIER, La Beauté selon saint Augustin [2002],
Presses universitaires de Rennes, 2008.
    2. SÉNÈQUE, De clementia, II, II, 1; II, III, 1; II, IV, 2-4.
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                  Une anthropologie philosophique
    La laideur naturelle ne comptant pas dans l'univers chrétien, elle
peut être sereinement acceptée. L' agathos, cette fois, est entièrement
séparé du ka/os. On peut être bon sans avoir une belle forme physique
ou même morale 1 . Il y a même parfois chez les chrétiens une laideur
voulue, celle des ascètes et des humbles qui maltraitent ou négligent
leur corps 2 • Cela est cohérent avec le changement de métaphysique
dont nous parlons. La foi, l'espérance et la charité sont des vertus
théologales, c'est-à-dire surnaturelles; elles s'accommodent donc de
la mise à l'écart des excellences naturelles. Tout ce qui est infini (et, en
ce sens, transcendant) se moque de la forme. La charité est insatiable :
comment s'arrêterait-elle à la simple justice, c'est-à-dire à un «juste
milieu » et à des échanges honnêtement calculés ? Comment le saint,
qui veut se rapprocher du Dieu infini, se sentirait-il tenu aux formes
et proportions de l'honestum?
    La défiance à l'égard du beau va plus loin encore. L'homme beau
par son corps et par son âme, au sens des idéaux antiques, risque
d'être satisfait de soi, de se complaire en sa beauté naturelle et de ne
plus rien chercher au-delà, donc d'oublier le Créateur. C'est ce que
les prophètes reprochent au royaume d'Israël, tel qu'il a brillé sous
David et Salomon. Représentant Israël sous la figure d'une épouse
infidèle, Ézéchiel lui fait ce cinglant reproche: «Tu t'es infatuée de ta
beauté» (Ez 16,15). Le chrétien, lui non plus, ne peut s'en tenir à
aucune excellence physique ou morale manifestant la perfection de sa
nature, qui est déchue et vouée au péché. La beauté naturelle devient
un mal. Dans la perspective éthique de la Bible, l'enfant innocent du
Nietzsche des «Trois métamorphoses», image par excellence de la
belle nature, est laid en réalité, car il manque de charité, il n'a rien à
objecter à la cruauté du monde (il n'est donc nullement «innocent»;
il est pécheur). Loin de prouver sans réplique l'éclat de la vie, comme
     1. Dans l'Évangile, de grands pécheurs sont dits sauvés par une seule bonne intention
qu'ils ont eue, sans qu'il soit fait mention d'une reconstruction de leur personnalité
morale avec toutes les vertus cardinales. Songeons à Marie-Madeleine, à la femme
adultère, au centurion, au publicain.
     2. Tel saint Benoît-Joseph Labre (1748-1783 ), ascète et pèlerin, qui négligeait volon-
tairement tout soin du corps. Par mortification, il avait fait vœu de ne jamais se laver.
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                       Esthétique de la liberté
le croyait Aristote, la beauté cache en elle Satan, ce qui explique peut-
être le rôle de la femme dans le récit de la Chute. La belle nature est
un obstacle à la charité, et cet obstacle doit être écarté: si ta main est
occasion de péché, coupe-la, dit l'Évangile.
    Le Moyen Âge ruminera ces condamnations de la beauté terrestre,
aussi bien naturelle qu'artistique. Par exemple saint Bernard:
   «Nous autres moines, qui sommes désormais séparés du peuple, qui
   avons abandonné pour le Christ toutes choses précieuses et spécieuses
   [sc. belles] de ce monde, nous tenons pour du fumier toute beauté
   resplendissante au regard, toute sonorité caressante à l'oreille 1 ... »
   Seule l'âme peut être belle, mais pas en tant qu'être de nature: seule-
ment en tant qu'elle est recréée par le Christ dans l'homme converti.
Cette beauté intérieure pourra éventuellement rejaillir sur le corps, par
exemple sur le visage lumineux des saints; mais cela ne fera que confir-
mer la règle selon laquelle la vraie beauté ne vient pas de la nature.
               2) La liberté de «soulever des montagnes»
    Cependant, le transfert de l'ousia du fini à l'infini change aussi la
notion de liberté. En effet, dans la perspective biblique, la liberté n'est
plus limitée par la nature. Les prophètes exigent plus que la justice
ordinaire : les hommes ne doivent pas seulement respecter l'ordre du
monde et le rétablir quand il a été troublé, mais le changer. La « nou-
velle justice» qu'est la charité évangélique ne se limite pas à «rendre
à chacun le sien », elle nous invite à nous sentir responsables de toute
souffrance humaine, ne fût-elle en rien la conséquence de nos propres
injustices. Elle consiste donc, là encore, à vouloir améliorer le monde,
ce qui implique qu'on ne soit pas prisonnier de ses lois, qu'on soit
libre par rapport à tout déterminisme. Tout chrétien qui, à la messe,
    1. SAINT BERNARD DE CLAIRVAUX, Apologia ad Guillelmum abbatem, PL 182, col.
914-915, cité par Umberto Eco, Art et beauté dans l'esthétique médiévale [1987], Le
Livre de poche, coll. « Biblio Essais», 1997, p. 20.
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                  Une anthropologie philosophique
dit mea culpa, proclame par là même : «Je suis libre. » Car comment
pourrait-il se reprocher l'état du monde s'il pensait qu'il n'est pas en
son pouvoir de le rendre autre qu'il n'est? L'idée de péché implique
logiquement celle de liberté. Cette idée est exprimée dans l'Évangile
par la puissante image selon laquelle le croyant peut « soulever les
montagnes» (Mc 11,23 ).
    Par différence avec la liberté naturelle grecque, limitée par la
nature elle-même et par les potentialités qu'elle fixe pour chaque
espèce, il s'agit, cette fois, d'une liberté ontologique totale. Ce senti-
ment de liberté par rapport à la nature sera partagé, médité et ampli-
fié au long des siècles chrétiens. Il est l'axe du traité de Martin Luther
sur la Liberté chrétienne: l'homme qui se reconnaît serf de la Parole
divine est libéré par là même de tous les déterminismes mondains.
Pour Pascal, de même, charité d'un côté, chair et intellect de l'autre,
sont des « ordres » différents sans chevauchement ni communication,
ce qui est une manière de dire que la nature ne saurait faire obstacle à
la liberté (Pascal se situe donc à une infinie distance de l' amor fa ti
stoïcien) 1 . Pour Kant, encore, la liberté humaine est gouvernée par la
seule loi morale, qui n'agit pas dans le cadre des phénomènes de la
nature, mais possède sa causalité propre. «Tu peux parce que
tu dois», dit Kant 2 , ce qui implique, inversement que, si tu dois, tu
puisses. Toute l'épistémologie du philosophe -la distinction entre les
«phénomènes», soumis aux lois de la nature, et les« noumènes» qui
ne le sont pas- est agencée pour rendre rationnelle cette option. De
même enfin, la «responsabilité pour autrui», concept proposé par
Emmanuel Levinas, que l'on peut tenir pour notionnellement équi-
valent de la charité chrétienne, consiste à aimer malgré la nature, et
même, le cas échéant, contre elle, contre ses inclinations et sa préten-
due nécessité. Levinas prend donc le contre-pied de Hegel: il est faux
que l'être humain soit un élément dans le Tout, soumis à la loi de ce
    1. Cf. Blaise PASCAL, Pensées, fragment 793, éd. Brunschwicg, Hachette. Pascal a
condamné la doctrine d'Épictète dans l'Entretien avec M. de Sacy.
    2. Cette thèse est l'objet de la Troisième section des Fondements de la métaphysique
des mœurs.
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                       Esthétique de la liberté
Tout. Ce que la responsabilité pour autrui l'oblige à refuser, il doit le
refuser quand bien même on lui «démontrerait» que, rapporté au
Tout, l'acte en question est nécessaire. La pensée refuse cette synthèse.
L'esprit souffle, non dans la synthèse, mais dans la brèche qui
empêche la synthèse de se refermer sur une théodicée 1 •
             5.   LA RUPTURE DU CADRE MÉTAPHYSIQUE GREC
    On voit donc qu'il existe une contradiction massive entre les
conceptions philosophiques et bibliques, les unes axées sur la forme,
les autres sur l'infini, chacune faisant valoir des aspects diffèrents de
la beauté et de la liberté. Ce conflit se manifestera à maintes reprises
dans la pensée occidentale, héritière des deux traditions. Mais il est
frappant qu'à partir d'une certaine date, la philosophie païenne elle-
même ait tenté de transgresser le cadre trop rigide de la métaphysique
de la forme afin d'ouvrir plus d'espace à la liberté. Pour comprendre
cette problématique, nous allons d'abord rappeler la doctrine d' Aris-
tote au sujet des relations entre individus et espèces. Puis nous ver-
rons comment Rome a changé les données du problème en créant un
droit de la propriété privée qui a abouti à valoriser plus que jamais
auparavant la personne humaine individuelle et ses libres réalisations.
Nous pourrons alors comprendre pourquoi des auteurs de l'époque
romaine, comme Cicéron ou Plotin, ont senti le besoin d'aménager
dans leur philosophie même un plus grand espace à la liberté.
                    1) Individu et espèce chez Aristote
   Aristote admet que les individus d'une même espèce diffèrent entre
eux, mais il estime que les différences entre individus, composés de
matière et de forme, proviennent de la seule matière. C'est la matière
     1. Cf. Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974,
p. X-XII.
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               Une anthropologie philosophique
qui individualise. Les différences individuelles ne concernent pas
l'essence et ne sont que des accidents. Par exemple, qu'un homme soit
blanc ou noir, cela ne fait pas de l'homme blanc un être substantielle-
ment différent de l'homme noir:
   « Il n'y a pas de différences spécifiques entre l'homme blanc et l'homme
   noir, quand bien même on imposerait un nom [différent] à chacun.
   L'homme est, en effet, pris ici comme matière, et la matière ne crée pas
   de différence, car elle ne fait pas, des individus hommes, des espèces de
   l'homme, bien que soient autres les chairs et les os dont se compose cet
   homme-ci et cet homme-là; le composé est assurément autre, mais il
   n'est pas autre spécifiquement, parce que, dans l'essence, il n'y a pas de
   contrariété, et que l'espèce homme est la dernière et indivisible espèce»
   (ARISTOTE, Métaphysique, 1, 9, 1058 b 2-5).
     Les individus sont porteurs d'une forme, mais c'est celle de
l'espèce, non une forme « personnelle ».
     D'où, pour notre problématique, la question: qu'est-ce qui est
beau en l'homme, de son type spécifique ou de son ego ? Par exemple,
pour nous en tenir à la beauté physique, qu'y a-t-il de vraiment beau
dans une belle fille? Est-ce ce qu'il y a de personnel et d'unique dans la
forme de son corps, les traits physiques de ce corps que les autres belles
filles n'ont pas, ou est-ce, au contraire, ce qu'elle a en commun avec
toutes les autres belles filles, à savoir «le corps féminin», l'archétype
de l'espèce? Dans le fameux« air du catalogue» du Don Giovanni de
Mozart, Don Juan a visiblement opté pour cette dernière solution:
                         Se sia brutta, se sia bella
                         Purché parti la gonnella,
                         Voi sapete quel che fa ...
    Don Juan aime toutes les femmes, pourvu qu'elles soient femmes,
sans s'arrêter aux différences qu'il y a de l'une à l'autre. Cette réponse,
qui nous choque, est pourtant, si l'on comprend bien, celle d'Aristote.
Ce qu'Aristote veut qu'on trouve beau, c'est l'archétype. Et que l'on
ne trouve beau un individu qu'en proportion de sa conformité à cet
archétype (réserve étant faite de ce que, pour lui, comme nous l'avons
vu, il y a plusieurs perfections possibles pour chaque espèce).
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                      Esthétique de la liberté
   «Dans l'étude des êtres vivants, la science aristotélicienne s'arrête à la
   définition des espèces, à la détermination de l' eidos, et se désintéresse des
   singularités qui peuvent se rencontrer chez les individus, dans le pullule-
   ment des poissons ou des fourmis (De part. anim., 1, 4, 644 a 23). C'est
   que l' eidos est la seule réalité permanente, et la multitude des individus,
   la suite des générations, n'a d'autre fin que de maintenir le type de
   l'espèce: l'essence ou la forme de l'espèce, voilà ce que doivent réaliser
   les individus, voilà tout ce qu'ils ont à être; leurs singularités ne sont que
   des aberrations par défaut d'être; elles ne sont pas de leur essence»
   (Joseph MoREAU, Aristote et son école, Puf, 1962, p. 154 ).
    La métaphysique d'Aristote, et plus généralement l'identification
de l'être à la forme par les Grecs, est décidément un cadre peu pro-
pice à la valorisation des actions et des œuvres des individus.
            2) La notion de persona et l'humanisme latin
    Toutefois, la civilisation romaine va faire évoluer ce cadre. Elle ne
va pas le faire directement par des œuvres philosophiques instaura-
trices, mais par un phénomène anthropologique sui generis que la
philosophie n'enregistrera qu'après coup. L'élément moteur est ici
l'invention par les Romains d'un droit entièrement nouveau, dont le
fleuron est la doctrine juridique de la propriété privée. À la faveur
d'un processus d'élaboration du droit particulièrement souple et
fécond, le droit romain « prétorien » fixera les frontières exactes de la
propriété privée et ses modes d'acquisition et de transmission. Il inven-
tera les outils intellectuels permettant que chacun retrouve le «sien»,
non seulement dans le cas simple d'échanges de biens matériels
meubles, mais après des mutations nombreuses et complexes, même
opérées sur plusieurs générations: mariages, dots, héritages, achats,
ventes, prêts, gages, hypothèques ... Ainsi les frontières du mien et du
tien seront-elles définies d'une manière et à un degré de précision qui
n'avaient jamais existé auparavant dans l'Histoire. Cela produira des
effets anthropologiques immenses et irréversibles.
    Les outils juridiques inventés par les Romains permettent en effet
                                      50
                 Une anthropologie philosophique
de garantir le maintien sur une longue durée de l'avoir propre de
chacun. Or ce qu'on est est lié dans quelque mesure à ce qu'on a. Si,
et dans la mesure exacte où, ce que chacun a est et reste distinct de
ce qu'a autrui, ce que chacun est sera et restera distinct de ce qu'est
autrui. Si l'avoir de la personne humaine est reconnu et protégé par
le droit, l'être de la personne humaine, son ego, sera également
reconnu et légitimé par la société.
    A la faveur de cette création juridique majeure (qui ne fut anti-
cipée par personne, mais «trouvée» par la pratique du conten-
tieux dans la société étendue et pluriethnique qu'était devenue la
République romaine), le citoyen romain acquit le droit d'être dif-
férent d'autrui. On peut même dire que la notion de personne
humaine- au sens sociologique et, indirectement, moral du terme - a
été créée par le droit romain. Ce fut là un saut évolutionnaire capital
dans l'histoire des sociétés humaines. Jusque-là, elles avaient été
« holistes »: les individus n'avaient pas le droit d'être différents les
uns des autres, ou ne pouvaient se différencier que selon les catégories
et hiérarchies établies par les mythes d'origine de chaque société. Lors
des rites et des fêtes, les hommes de chaque catégorie devaient se ré-
aligner les uns sur les autres dans le groupe en fusion. Il est vrai que le
civisme grec avait constitué une première sortie hors du tribalisme en
promouvant, comme on l'a rappelé plus haut, l'État de droit et l'idéal
de la liberté individuelle garantie par la loi. Mais Benjamin Constant
n'a sans doute pas eu tort de soutenir que l'idéal civique grec était
encore largement holiste 1 • La « liberté des Anciens » est surtout une
liberté de la Cité par rapport à la sujétion à un peuple étranger; ce
n'est pas encore la pleine liberté de chaque individu de se comporter
comme il l'entend au sein même de la Cité, d'y poursuivre des fins
personnelles, d'y avoir une « vie privée » parfaitement indépendante.
Tandis que la liberté individuelle et la différenciation des destins
sociaux et des richesses étaient célébrées par quelques auteurs comme
Xénophon, elles suscitaient encore la méfiance de la plupart des
    1. Cf. Benjamin CoNSTANT, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes,
1819.
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                           Esthétique de la liberté
autres intellectuels grecs, à commencer par les cercles laconisants
autour de Socrate et de Platon, nostalgiques d'un ordre social forte-
ment cimenté.
    Les royaumes hellénistiques avaient déjà changé quelque peu cette
situation. En soumettant les cités anciennement autonomes à l'auto-
rité de grandes entités politiques dont les centres de pouvoir étaient
éloignés, ils avaient diminué les libertés politiques, mais augmenté les
libertés sociales. Cependant, c'est à Rome qu'il devait revenir de créer
une société «libérale», en raison du droit nouveau qui y était inventé.
C'est à Rome qu'on distingue nettement, pour la première fois, le
« privé » et le « public ». Si la République est par définition la chose
publique (res publica), elle ne doit s'occuper que de ce qui est effecti-
vement commun; toutes les autres « choses » sont et demeurent dans
le domaine privé, elles appartiennent au patrimoine des personnes
privées qui peuvent en user et abuser à leur gré. Il est probable que le
spectaculaire succès géopolitique de Rome, qui lui a permis d'établir
un vaste Empire suscitant l'adhésion de la plupart des populations
intégrées, est dû à l'efficience de son économie, elle-même favorisée
par l'émergence de ces nouvelles règles juridiques protégeant la pro-
priété et garantissant la sécurité des échanges.
    Après un temps de latence, les intellectuels contemporains de cette
transformation sociétale majeure en ont pris conscience et l'ont
traduite dans leurs idées philosophiques. Évoquons en premier lieu
Cicéron.
    Sans inventer le mot même de « personne », Cicéron lui donne le
sens philosophique que nous lui connaissons aujourd'hui (sens que
n'a pas le mot grec équivalent prosôpon) 1 • Tout être humain, dit-il,
possède en lui, outre la nature humaine qu'il a en commun avec tous
les autres hommes, une nature qui lui est propre, sa « personne ». En
latin, le mot persona, «porte-voix» (l'appareil qui était intégré dans
le masque des acteurs, leur permettant d'être entendus au loin dans
les théâtres antiques de plein air), désigne par métonymie (comme
d'ailleurs prosôpon) le personnage même qui porte le masque. Or les
   1. Cf.   CICÉRON,   De off., l, XXX, 107; XXXI, 114; XXXII, 118; XXXIII, 122-126.
                                            52
               Une anthropologie philosophique
personnages d'une pièce sont essentiellement différenciés. Par défini-
tion, une pièce de théâtre n'a de sens que si chaque personnage joue
son rôle et rien que son rôle. Cicéron se saisit de ce sens et l'étend à la
société entière. Celle-ci aussi est composée de personnages, d'ego dif-
férenciés, dont chacun joue le rôle qui lui est propre, nonobstant le
fait que tous ont en commun, par ailleurs, la même nature humaine
universelle. Il est clair que Cicéron n'a pu penser cela clairement et
distinctement que parce qu'il s'exprimait après deux siècles environ
de développement « personnaliste » du droit romain.
    La valorisation des personnes se marque significativement dans
les arts. Qu'on compare la statuaire grecque, qui montre des arché-
types humains (les korè et kouroï, l'Apollon du Belvédère, l'aurige de
Delphes ... ), à la statuaire romaine qui présente des individus dont
chacun porte sur son visage la marque de sa personnalité. Le portrait
fut inventé à Rome, et ne fut que redécouvert, des siècles plus tard,
par la peinture hollandaise. Qu'on compare encore la poésie d'un
Théocrite ou d'un Pindare, qui décrivent des types humains idéaux,
avec les satires d'Horace ou de Juvénal qui dépeignent la vie privée
d'individus singuliers, semblables à nul autre. Surtout, c'est à Rome et
dans le monde romain qu'apparaissent les premiers romans: le Satiri-
con, L'Âne d'or, la Vie d'Apollonius de Thyane ... Dans Théagène et
Chariclée d'Héliodore, le propos est bien différent de ce qu'on ren-
contre dans l'épopée ou la tragédie. L'auteur raconte l'histoire de
personnes privées, qui n'ont aucune prétention à être des archétypes
et qu'il ne présente pas comme telles; c'est à leur histoire singulière,
inimitable et non reproductible, qu'il s'intéresse, et qu'il suppose que
ses lecteurs s'intéresseront.
    Or la liberté y joue un rôle essentiel. Le développement de l'indi-
vidu à travers le« roman» de sa vie n'a plus seulement pour fonction
de révéler quelque chose qui était déjà présent au départ, comme dans
la théorie aristotélicienne du passage de la puissance à l'acte. L'ego du
héros du roman n'est pas préfiguré en tant que tel dans l'essence ou
forme de l'espèce, il est créé par les événements singuliers de sa vie.
Ces événements ne sont donc pas seulement des «accidents», au sens
où l'entendait Aristote, c'est-à-dire des éléments contingents dont le
                                    53
                     Esthétique de la liberté
seul effet serait d'accompagner l'actualisation d'une forme virtuelle-
ment présente dans l'individu naissant, et qui, d'ailleurs, menace-
raient d'empêcher cette forme de parvenir à sa perfection en lui
ajoutant des éléments inessentiels. Désormais, les libres actions des
personnes dont on raconte la vie contribuent à forger leur forme
même. En effet, à chaque étape de sa vie, l'individu a été libre d'agir
comme lui-même le voulait, conformément à ses choix et en utilisant
à son gré sa propriété, sans interférence du groupe; donc, par sa
volonté, son imagination, sa raison, il a pu enrichir touche après
touche la forme humaine générique qu'il avait reçue en naissant.
    La vie de chaque homme cesse alors d'être un destin pour devenir
une œuvre. L'ego substantiel résulte de l'usage que l'individu a fait
de sa liberté dans sa vie, au long de laquelle son avoir a été protégé
par le droit; or, plus il s'est différencié des autres ego, plus, tout à la
fois, il a eu besoin de liberté pour pouvoir se comporter différem-
ment des autres sans encourir leur jalousie ou leur censure, et plus il
a été capable de liberté, puisque son univers mental, devenu distinct
de celui des autres, lui a suggéré des comportements originaux qui
ne font pas partie de l'univers mental d'autrui. Il a échappé de plus
en plus à la mimesis, à l'imitation de tous par tous qui constituait le
ciment social des sociétés antérieures.
    Dès lors que la personnalité originale que l'être humain se forge a
ses accomplissements ou ses échecs propres, elle présente des types
de beautés et de laideurs décalés des beautés et laideurs archétypales
de l'espèce. La personne humaine peut manifester une beauté qui lui
est personnelle, qui s'ajoute à la beauté de la nature humaine univer-
selle, et qui, en ce sens, ne correspond plus à la description
qu'avaient faite les Grecs de la beauté stéréotypée des êtres naturels.
Rome prépare ainsi l'humanisme européen - dans l'univers moral
duquel un personnage tel que Don Juan, bien loin d'apparaître
comme un héros, ne pourra être perçu que comme un vicieux qui, ne
voulant voir dans les femmes que le type, nie, par cela même, ce qu'il
y a de véritablement beau dans leur personne physique et morale.
                                    54
                   Une anthropologie philosophique
       3) Les tentatives plotiniennes de dépassement de la forme
    On constate une même transformation du regard porté sur l'indi-
vidu dans la philosophie de Plotin qui vit dans une Rome impériale
ayant connu depuis longtemps déjà la transformation juridique-
anthropologique dont nous parlons 1 • Pour lui, la liberté indivi-
duelle a spontanément plus de valeur qu'elle n'en avait pour les
philosophes grecs classiques; elle doit donc trouver place dans la
philosophie.
    Cela ne va pas de soi. Chez Plotin comme chez son maître Platon,
la liberté de l'âme consiste à se purifier de sa gangue sensible pour
atteindre aux réalités intelligibles, et non à innover par rapport à
celles-ci. Elle ne pourra poursuivre et atteindre d'autres beautés que
celles dont le modèle est dans le monde intelligible 2 • Ultimement,
l'âme est promise à s'identifier avec l'Un, et sa liberté ne pourra être
plus grande que celle de l'Un lui-même. Or celui-ci est-il libre? Plotin
éprouve le besoin de consacrer à cette question un traité spécial 3 •
    Il semble, tout d'abord, que l'Un soit libre. Car il est parfaitement
autosuffisant, il ne s'intéresse pas à l'univers qui émane de lui, et il
n'est donc tributaire en rien de sa création:
    «Il est par lui-même tout ce qu'il est; tout entier tourné vers lui-même
    et intérieur à lui-même, il n'a aucun rapport avec le dehors ni avec les
    autres êtres ; pas même quand il les produit » (Sur le volontaire et la
    volonté de l'Un, § 17, 1. 25-26).
     1. Rappelons que Plotin (205-270), qui est né et a vécu d'abord en Égypte, est venu
vivre à Rome où il a tenu sa propre école de 246 à sa mort.
     2. La quête du Beau est l'objet des traités Sur le Beau, Traité 1 (Enn., VI, 1); Sur le
Beau intelligible, Traité 31 (Enn., V, 1). Pour le Traité 1, voir l'édition d'Anne-Lise
DARRAS-WORMS, Cerf, 2007.
     3. Cf. PLOTIN, Sur le volontaire et la volonté de l'Un, Traité 39 (Enn., VI, 8), éd. Luc
BRISSON et Jean-François PRADEAU, Garnier-Flammarion, 2007. Voir également le traité
Sur le destin (3 [III, 1]), dans PLOTIN, Traités 1-6, présentés, traduits et annotés par Luc
BrussoN et al., Garnier-Flammarion, 2002. Nous nous aidons ici de Paul HENRY, s.j., «Le
problème de la liberté chez Plotin», in Revue néo-scolastique de philosophie, 33e année,
Deuxième série, n° 5 29, 30 et 31, 1931.
                                            55
                        Esthétique de la liberté
    Plotin va jusqu'à cnt1quer l'idée sto1c1enne que Dieu serait,
comme tous les êtres, contraint par sa propre essence. Car, puisqu'il
est la source de toutes les essences, aucune essence n'est un «autre»
par rapport à Lui.
    « La parole énigmatique des Anciens : il est au-delà de l'essence [epekeina
    tès ousias]l ne veut pas dire seulement qu'il engendre l'essence, mais
    qu'il n'est pas esclave d'une essence ni de lui-même, et qu'il n'a même
    pas pour principe une essence; il est lui-même principe de l'essence,
    qu'il n'a point faite pour lui, mais qu'il a laissée en dehors de lui, parce
    qu'il n'a pas besoin d'un être qu'il ait fait»(§ 19, 2-18).
    D'où Plotin conclut que, son acte n'étant pas « assujetti à son
essence», l'Un «est pure liberté» (§ 20, 18).
    Cependant, le fait que l'Un soit libre ne signifie pas qu'il a pu et
peut encore être autre qu'il n'est. En effet, il ne faut pas penser la liberté
de Dieu sur le modèle de la liberté humaine. Celle-ci implique que l'on
délibère et que l'on choisisse. Or, pour Plotin, il est erroné d'imaginer
que Dieu puisse hésiter, balancer, moins encore se reprendre. Lui prê-
ter cette capacité n'est pas ajouter, mais retrancher à sa perfection:
    «En l'Un, la puissance ne consiste pas à pouvoir les contraires; c'est
    une puissance inébranlable et immobile, qui est la plus grande possible
    parce qu'elle ne s'écarte pas de l'Un. Pouvoir les contraires [ta antikei-
    mena dynastai], c'est le fait d'un être incapable de se fixer dans la per-
    fection2. Cette production de lui-même, dont nous parlons, doit exister
    une fois pour toutes: car elle est parfaitement belle [kalé]. Qui pourrait
    la modifier puisqu'elle est née par la volonté de Dieu, et qu'elle est sa
    volonté même?» (§ 21, 1-10).
    Donc le monde, émanation des hypostases plotiniennes, est ce
qu'il est, tel qu'il est, et le restera toujours. La liberté divine n'y veut
rien changer, la liberté humaine n'y peut rien changer.
    1. PLATON, La République, VI, 509 d.
    2. Ou: «La puissance de faire les opposés n'est que l'impuissance de s'en tenir au
meilleur» (trad. de Paul HENRY, dans «Le problème de la liberté chez Plotin», op. cit.,
n° 31, p. 335).
                                          56
                    Une anthropologie philosophique
     Cependant Plotin n'est pas entièrement satisfait par ce résultat, puis-
qu'il consacre un autre traité à la question, étrange pour nous, de savoir
«s'il y a des idées, même des êtres individuels» 1 . On voit l'enjeu: s'il n'y
a de vrai et d'important que ce dont il existe un modèle intelligible émané
une fois pour toutes de l'Un, et si l'on veut que les réalisations des indivi-
dus ne soient pas de pures contingences sans substance, il reste à envisa-
ger qu'il y ait un modèle intelligible de chaque personne individuelle. Si
tel est le cas, les ego auront une valeur idéale, leur liberté« romaine» de
se comporter différemment d'autrui sera métaphysiquement fondée.
     Il s'agit donc de savoir s'il y a une forme de l'individu, comme il y a
des formes des êtres génériques. Socrate, par exemple, est un homme et
il participe de la forme générique d'Homme. Mais la personnalité de
Socrate diffère considérablement de celle, par exemple, du vil Thersite,
l'antihéros dont se moque Homère 2 • Elle mérite d'être immortelle.
Mais comment le serait-elle si ce qu'il y a de singulier dans Socrate était
inessentiel, et si ce qu'il y a d'immortel dans son âme était, non ce qui le
distingue des autres hommes, mais la seule« forme d'Homme» qu'il a
en commun, précisément, avec Thersite? Plotin tranche et estime qu'il
existe bel et bien une « forme de Socrate ». Cela est possible, car il y a
autant de variété dans le monde intelligible que dans le monde sensible.
Il peut donc très bien exister dans le monde intelligible à la fois une
forme générique de l'Homme et une forme particulière pour Socrate.
Et Plotin d'admettre que «les individus humains se différencient les
uns des autres non seulement par la matière, mais aussi par des diffé-
rences formelles (idikai diaphorai) », lesquelles sont introduites dans
les âmes sensibles par les logoi contenus dans l'Intellect divin 3 •
     1. Cf. PLOTIN, S'il y a des idées même des êtres individuels, Traité 18 (Enn., V, 7),
éd. Luc BRISSON, Jérôme LAURENT et Alain PETIT, Garnier-Flammarion, 2003. La question
fait l'objet du traité cité ci-dessus, mais elle est également abordée dans de nombreux
passages substantiels d'autres traités, par exemple 5 [V, 9], Sur l'Intellect, les idées et ce
qui est, chap. 14; 27 [IV, 3], Sur les difficultés relatives à l'âme, 1, chap. 32; 48 [III, 2], Sur
la Providence, 1, chap. 13; 51 [1, 8], Que sont les maux et d'où viennent-ils?, chap. 5 et 9;
53 [1, 1], Qu'est-ce que le vivant?, chap. 12.
     2. Cf. supra, p. 20.
     3. Plotin donne cependant une précision importante pour nos recherches sur la
beauté. Il y aura des idées pour les êtres ou choses individuels si, et seulement si, ils sont
                                               57
                          Esthétique de la liberté
    Distance est ainsi prise avec la philosophie d'Aristote, et l'homme
occidental dont nous évoquions les attentes« personnalistes» pourrait
être satisfait par cette solution si Plotin ne s'arrêtait à une demi-mesure.
Il admet qu'il peut exister à tout moment, dans le monde intelligible, un
grand nombre d'idées d'êtres individuels, mais il nie qu'il y ait autant
d'idées que d'individus. En effet le païen qu'il est continue à penser le
Temps comme un Éternel Retour, comme le recommencement à l'iden-
tique du monde au terme de chaque « Grande Année ». Cela signifie
que les idées d'êtres individuels ont vocation à être «recyclées» (1, 13-
14 ). Par exemple, dans la présente Grande Année, il y a eu une et une
seule« Idée de Socrate» et il y a eu un et un seul Socrate sensible qui en
était l'incarnation. Mais cette âme de Socrate renaîtra à l'identique au
terme du prochain cycle cosmique. De sorte qu'il y aura à l'avenir un
autre Socrate et, dans l'infinité des cycles passés et futurs, une infinité
de Socrates ! Au passage, cela fournit à Plotin un solide argument en
faveur de l'immortalité de l'âme. Si les âmes, y compris l'âme particu-
lière de Socrate, sont immortelles, c'est en ce que, comme il est dit dans
la République, le Phèdre ou le Timée, elles sont destinées à revenir un
nombre infini de fois dans des corps humains, et, dans l'intervalle, à
attendre patiemment leur tour dans le ciel élyséen. Les idées d'immor-
talité de l'âme et de métempsycose sont solidaires. Mais le prix à payer
pour l'immortalité ainsi conçue, c'est l'annihilation des différences
entre chaque vie d'un cycle à l'autre, donc le peu de valeur décidément
accordée à ce que la liberté peut produire d'absolument singulier dans
chaque vie. Socrate diffère de Thersite, certes, mais le énième Socrate
ne diffère pas des Socrates antérieurs et postérieurs. Les traits de
l'homme charmant et sage dont nous ont parlé avec émotion Platon et
Xénophon, celui qui a bu la ciguë en 399 av. J.-C., se mêlent à ceux
d'une infinité de clones, par rapport à la forme archétypale desquels ils
beaux. La laideur ne peut avoir sa forme éternelle au Ciel, non plus que la pourriture. «Si
ce qui diffère en beaucoup de manières est beau, la forme n'est pas unique. En réalité,
seule la laideur peut être attribuée à l'influence de la matière» (2, 14-15). Quand une vie
humaine est laide ou produit du laid, cela est dû à la matière, au mélange de l'âme et de la
matière, à l'insuffisante purification accomplie par cette âme; mais, quand une vie
humaine est belle ou produit le beau, cela vient de son type céleste.
                                            58
                Une anthropologie philosophique
ne sont que des accidents. On voit ainsi la fragilité de la solution de
Plotin, ou du moins, pour nous, son étrangeté. Si on l'admet, il y aura
une limite métaphysique évidente à la liberté humaine. Je ne peux être
ni faire autre chose que ce qui était déjà contenu dans la forme de mon
âme, qui est à la fois antérieure et postérieure à ma propre vie.
    Cette limite ne sera surmontée que par la prophétie biblique qui
pose un Dieu créant l'homme ex nihilo et aimant ce qu'il y a d'unique
dans chacune de ses créatures: «Tu es mien, je t'ai appelé par ton
nom» (Is 43,1). La personne humaine n'a alors aucun équivalent anté-
rieur ou postérieur avec lesquels Dieu serait en danger de la confondre.
Et il n'est plus besoin de métempsycose pour que les vies s'inscrivent
dans l'éternité, avec les beautés singulières qu'elles ont créées.
    La pensée occidentale va longtemps hésiter entre ces conceptions.
D'une part, héritant des sciences rationnelles grecques et romaines,
elle continuera à explorer les formes de la nature et à estimer qu'il
convient de les respecter et de s'y conformer. D'autre part, le christia-
nisme lui suggérera d'envisager le dépassement possible des formes et
de souligner les capacités créatrices et réformatrices de Dieu et de
l'homme. Au gré de ces hypothèses et de ces hésitations, liberté et
beauté changeront maintes fois de visage et de statut. Dans le contexte
du présent essai, nous ne pouvons, bien entendu, retracer l'ensemble
de cette histoire intellectuelle. Mais nous pouvons du moins en évo-
quer quelques jalons, ceux qui pourront le mieux nous aider à
construire l'anthropologie philosophique dont nous avons besoin.
          6.   DE GRÉGOIRE DE NYSSE À PIC DE LA MIRANDOLE
                         1) Grégoire de Nysse
   Le premier sera saint Grégoire de Nysse (330-394 apr. J.-C.),
qui a tenté d'établir un cadre métaphysique tel qu'on puisse y situer
de façon intelligible une vie créatrice allant de beauté en beauté
sans être limitée par une essence.
                                   59
                          Esthétique de la liberté
    Grégoire est pénétré de l'idée de l'infinie disproportion qui existe
entre Dieu et sa créature, et cela le conduit à une thèse a priori déce-
vante. L'homme ne progresse vers l'excellence qu'en imitant Dieu.
Or, Dieu étant infini, l'imitation ne peut avoir de terme.
    «Si les êtres qui connaissent le Beau en soi aspirent à y participer, dès
    lors que celui-ci est infini, nécessairement le désir de celui qui cherche
    à y participer sera coextensif à l'infini et ne connaîtra pas de repos. Et
    donc il est tout à fait impossible d'atteindre la perfection 1 • »
    Cependant, cela doit bien être possible d'une manière ou d'une
autre, sinon le Christ n'aurait pas dit: «Soyez parfaits comme votre
Père céleste est parfait» (Mt 5,48).
    La solution au problème est la doctrine de l'« épectase »,que Gré-
goire construit en s'appuyant sur les doctrines antérieures de Philon
d'Alexandrie et d'Origène. Philon avait interprété la «nuée obscure»
dont Moïse s'approche au Sinaï (Ex 20, 21), qui est un être sans
forme, comme une figure de l'infinité de Dieu, et il avait posé que
celui qui comprend que Dieu, étant sans forme, échappe par principe
à l'intellect, comprend Dieu en vérité; comprendre Dieu n'est pas
autre chose que «voir cela même qu'il est invisible » 2 • C'est là l'idée
séminale de la théologie négative qui sera méditée par une longue
suite d'auteurs jusqu'à Nicolas de Cues et saint Jean de la Croix.
Origène, de son côté, avait dit que la vie spirituelle est une succession
d'étapes. Dans ses commentaires sur le Cantique des cantiques 3 , il
avait montré que le chant de Salomon est le septième et ultime can-
     1. Saint GRÉGOIRE DE NYSSE, Vie de Moise, introduction, texte critique et traduction
par le cardinal Jean DANIÉLOU, s.j., Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes», n° 1 ter,
1968, 1, 7-8, 301 a-b. Il est émouvant que Plotin ait dit de même: «L'amour est sans
limite, puisque l'aimé [Dieu] est sans limite» (Traité 38 [Enn., VI, 7], 32, 1. 25-27). Mais
le cadre métaphysique qui est le sien le retient de tirer de ce constat les mêmes
conséquences que le chrétien Grégoire.
     2. PHILON D'ALEXANDRIE, De posteritate Caini, Œuvres de Philon d'Alexandrie n° 6,
Éd. du Cerf, 1972, § 15.
     3. Cf. ORIGÈNE, Commentaire sur le Cantique des cantiques, Sources chrétiennes,
n° 8 375 et 376, Éd. du Cerf, 1991 et 1992; Homélies sur le Cantique des cantiques,
Éd. du Cerf, coll. «Sources chrétiennes», n° 37 bis, 2007.
                                            60
                 Une anthropologie philosophique
tique de la Bible, qu'on n'est en situation de chanter que si l'on s'est
mis d'abord en situation de chanter chacun de ceux qui le précèdent.
On ne peut brûler les étapes. Ce n'est qu'après un temps de prépara-
tion et de purification qu'on peut espérer l'illumination. L'idée sera
reprise par toute la tradition monastique de la «triple voie», débu-
tants, progressants, parfaits; il faudrait d'ailleurs la faire remonter à
Platon lui-même et aux étapes de la progression de l'âme décrites
dans le Banquet. La perfection n'est pas un phénomène instantané,
elle s'accomplit dans la durée.
    Le rapprochement des deux idées conduit Grégoire à proposer
une thèse spectaculaire: on saisit l'infini par le fait même de le pour-
suivre sans cesse :
    « La disposition qui consiste à tendre toujours vers un plus grand bien
    est la perfection de la nature humaine» (Vie de Moise, 1, 10, 301 c).
   Cette thèse est confirmée par un verset de l'Épître aux Philip-
piens:
    «Nous avons appris de l'Apôtre lui-même que la perfection [des âmes]
    n'a qu'une limite, c'est de n'en avoir aucune. Ce grand homme, en effet,
    à l'esprit élevé, ce divin apôtre, en courant dans la voie de la vertu, ne
    cessa jamais de "se tendre vers ce qui était en avant" 1 . S'arrêter de courir
    lui paraissait dangereux. Pourquoi? C'est que tout bien, de sa propre
    nature, n'a pas de limite» (1, 5-6, 300 c- 301 a).
    Saint Paul dit donc qu'il a trouvé Dieu du seul fait qu'il n'a cessé
de le chercher. Ce que Grégoire explique ainsi:
    «Plus l'esprit (noûs), dans sa marche en avant, parvient, par une appli-
    cation toujours plus grande et plus parfaite, à comprendre ce qu'est la
    connaissance des réalités et s'approche davantage de la contemplation,
    plus il voit que la nature divine est invisible. Ayant laissé toutes les
    apparences, non seulement ce que perçoivent les sens, mais ce que l'intel-
    ligence (dianoia) croit voir, il tend toujours plus vers l'intérieur jusqu'à
    1. Phil., 3, 13. Le mot« épectase » vient du terme grec employé par Paul pour dési-
gner cet allongement, epecteinomenos.
                                          61
                       Esthétique de la liberté
   ce qu'il pénètre, par l'effort de l'esprit, jusqu'à l'invisible et à l'inconnais-
   sable et que là il voie Dieu. C'est en cela que consiste en effet la vraie
   connaissance de celui qu'il cherche et sa vraie vision, dans le fait de ne
   pas voir, parce que celui qu'il cherche transcende toute connaissance,
   séparé de toute part par son incompréhensibilité comme par une ténè-
   bre » (II, 162-163, 376 d- 377 a).
     Ce mouvement d'épectase a deux caractéristiques qui nous inté-
ressent spécialement pour la suite de notre réflexion. D'abord, il est
uniquement «tendu vers l'avant», ce qui signifie qu'une certaine
capacité d'oublier le passé est requise dans le mouvement d'une vie
humaine tendue vers le bien. Nous retrouverons l'idée. D'autre part,
il s'autonourrit et s'approfondit à mesure qu'il avance, ce qui se voit
au fait que Moïse, qui a bénéficié déjà de plusieurs théophanies, en
demande de nouvelles (Ex 33,18). Or comment est-il possible que
   « l'homme à qui tant de théophanies ont rendu Dieu clairement visible,
   selon le témoignage de l'Écriture, [... ] demande à Dieu [... ] de se mani-
   fester [à nouveau] à lui?» (Il, 219, 400 a).
   La raison de ce paradoxe est qu'aux précédentes étapes, ce qu'il
a vu lui a appris qu'il lui restait encore bien plus à voir. Il est donc
entraîné dans un insatiable mouvement en avant. Grégoire inter-
prète ainsi l'image biblique de l'échelle de Jacob:
   «Ayant une fois mis le pied à l'échelle "sur laquelle Dieu se tenait",
   comme dit Jacob (Gn 28,12), [Moïse] ne cesse de monter à l'échelon
   supérieur, continuant toujours de s'élever, parce que chaque marche
   qu'il occupe dans la hauteur débouche toujours sur un au-delà>> (Il, 227,
   401 b).
    Et Grégoire de rappeler les nombreux et divers événements de la
vie de Moïse depuis son enfance jusqu'au Sinaï. A aucun moment,
Moïse ne pouvait prévoir l'événement qui surviendrait ensuite; mais
il était toujours «tendu vers l'avant»; il connaissait donc révélation
après révélation, sous des formes chaque fois nouvelles et strictement
imprévisibles, comme autant de découvertes qu'on fait à l'occasion
d'un voyage dans une contrée inconnue.
                                        62
               Une anthropologie philosophique
   « Ressentir cela me semble d'une âme animée d'une disposition amou-
   reuse (erôtikè) à l'égard de la Beauté essentielle (to tè physei ka/on), que
   l'espérance ne cesse d'entraîner de la beauté qu'elle a vue à celle qui est
   au-delà et qui enflamme continuellement son désir de ce qui reste encore
   caché par ce qu'elle découvre sans cesse» (II, 231-232,401 d).
    Nous arrivons ainsi au cœur de l'argument. Dieu, non content
d'accorder à Moïse ce qu'il demande, lui accorde plus et mieux,
même s'il paraît le décevoir. En effet, chaque fois qu'ille fait bénéfi-
cier d'une nouvelle théophanie, il veille à ce qu'il ne soit pas « rassa-
sié» par elle. Car s'il l'était, Moïse ne verrait pas ce qu'il importe
précisément de voir, l'infinité de Dieu.
   «La voix divine accorde ce qui est demandé par le fait même qu'elle le
   refuse, offrant en peu de mots un abîme immense de pensée. En effet, la
   munificence de Dieu lui accorde l'accomplissement de son désir; mais en
   même temps elle ne lui promet pas le repos (stasis) ou la satiété (koros).
   Et en effet il ne se serait pas montré à son serviteur si cette vue avait été
   telle qu'elle eût arrêté le désir du voyant. Car c'est en cela que consiste la
   véritable vision de Dieu: dans le fait que celui qui lève les yeux vers Lui
   ne cesse jamais de le désirer. C'est pourquoi il dit: tu ne pourras jamais
   voir mon visage» (Il, 232-234,404 a).
     Les Grecs pensent qu'ils peuvent saisir l'ousia par le noûs. Mais
le Dieu biblique est «vivant», il est vie plus qu'être, et c'est en cela
qu'il échappe à la connaissance: «Ce qui est saisi par l'esprit n'est
nullement la vie », « la nature vivifiante transcende la connaissance »
(Il, 235, 404 b).
     Il est tentant d'estimer que la doctrine de l'épectase concerne au
premier chef la vie mystique. Je suis frappé au contraire par le fait que
Grégoire de Nysse en dégage la logique au sujet de la vie de Moïse qui
est tout entière une vie d'action tournée vers le monde et vers l'huma-
nité. Si l'on prend cette vie comme modèle de toute vie humaine,
conformément au projet exégétique de Grégoire, il faut donc conclure
que tout homme vivant dans le monde et dans la société, pourvu que
son âme soit «tendue en avant» vers l'idéal, vit une sorte de voyage
qui peut le mettre en contact avec l'Infini, l'unique condition pour
                                      63
                          Esthétique de la liberté
cela étant qu'il sente que, plus il découvre, plus il lui reste à découvrir,
de sorte qu'il ne se lasse jamais de voyager. Cela même sera sa perfec-
tion, en cela consistera son commerce avec l'Infini. Retenons ces idées
que nous retrouverons chez plusieurs auteurs de saint Augustin à
Proust, et qui constitueront en partie le cadre de notre propre analyse
de la vie libre.
                                 2) Saint Augustin
    Le second jalon auquel nous devons nous arrêter est saint Augus-
tin qui a beaucoup médité, lui aussi, sur la beauté et sur la liberté.
    Il reprend certains traits de l'esthétique des philosophes platoni-
ciens et stoïciens (on sait qu'il a lu les stoïciens ainsi que le traité de
Plotin sur le beau, dans la traduction latine de Marcus Victorinus). Il
pense que c'est la forme qui donne aux êtres l'existence et la beauté;
sans la forme, ils sont laids (deformes). Il définit ainsi la beauté: omnis
pulchritudo est partium congruentia cum quadam suavitate coloris,
«toute beauté est un accord, une convenance des parties, joint à un
certain charme de la couleur», ce qui est une reproduction des défini-
tions de Cicéron. Enfin, il admet que les choses sensibles ne sont pas
seules à pouvoir être qualifiées de belles et qu'il y a une intelligibilis
pulchritudo, une «beauté intelligible» où nous reconnaissons la kalo-
kagathia ou honestas stoïcienne. Tout cela est « classique 1 ».
    Mais voici qu'il défend une autre idée, plus spécifiquement chré-
tienne. La beauté des choses corporelles est voulue par Dieu, qui s'en
     1. Au sens où l'entend Marc Sherringham (Introduction à la philosophie esthétique
[1992], Payot & Rivages, coll. «Petite Bibliothèque Payot », 2003). Cet auteur soutient
que les philosophes gréco-romains et les Pères de l'Église ont communié dans un même
modèle« classique» de l'esthétique axé sur la forme. Ce modèle aurait perduré à peu près
sans changement jusqu'à l'époque de Kant, qui aurait créé un modèle« critique», et après
lequel, à l'époque de l'idéalisme allemand, aurait été forgé un troisième (et dernier)
modèle, le modèle «romantique», Cependant, nous croyons qu'en parlant d'un modèle
classique unique qui irait des Grecs au XVIIIe siècle, Sherringham sous-estime l'ampleur de
la brèche causée dans le modèle classique par la Révélation biblique, dont nous allons voir
plusieurs exemples dans les pages suivantes.
                                            64
               Une anthropologie philosophique
sert pour nous inciter à chercher plus haut la vraie beauté. Cette thèse
est spécialement développée dans le livre VI du De musica.
    Saint Augustin aime la poésie et la musique, et il voit bien qu'il y
a dans les œuvres artistiques des choses profondes, essentielles, qui
ont à l'évidence un autre rôle et un autre statut que celui de plaire
aux sens. Ce n'est pas en vain que Dieu nous les a données. Il l'a
fait pour que nous découvrions, à travers l'harmonie qui est en elles
(comme à travers les différents types de «nombres» repérables dans
d'autres registres du réel),
   «une harmonie souveraine, permanente, immuable et éternelle, l'har-
   monie où le temps ne se trouve pas, parce qu'elle est au-dessus de tout
   changement, mais d'où sort le temps avec ses mouvements réguliers, à
   l'image de l'éternité>> (De musica, VI, XI, 29).
  Il est vrai que nous ne discernons jamais qu'en partie cette har-
monie supérieure, puisque
   « nous ressemblons à un homme fixé comme une statue dans un coin
   d'un vaste et magnifique édifice: il ne peut comprendre la beauté de ce
   palais dont il est un point; de même un soldat, en ligne de bataille, ne
   peut apercevoir l'ordonnance de toute l'armée. Et si, dans un poème,
   chaque syllabe, à mesure qu'elle résonne, devenait animée et sensible,
   elle serait impuissante à goûter l'harmonie et la beauté de l'ensemble:
   car elle ne pourrait le saisir dans son entier, vu qu'il est composé de la
   succession fugitive de chacune d'elles (De musica, VI, XI, 30).
   Cette limitation de l'esprit humain est le fruit amer de la Chute.
Nous n'en sommes pas moins capables de voir bien des beautés qui
existent dans le monde, et cela suffira à nous inciter à rechercher leur
source. Ainsi, à la différence de Plotin qui nous demande de fuir dès
que possible vers notre patrie intelligible, saint Augustin nous recom-
mande d'accepter de bon gré le plaisir sensible qui nous est procuré
par l'harmonie des musiques et les «exactes proportions» des objets
plastiques, et d'y séjourner tout le temps nécessaire :
   « Ne retranchons pas des œuvres de la Providence ces harmonies qui
   prennent naissance dans la condition mortelle, notre châtiment ici-bas;
   car elles ont leur beauté particulière» (ibid.).
                                    65
                           Esthétique de la liberté
    A condition, toutefois, de ne pas nous reposer en elles, de ne pas
les aimer plus qu'elles ne le méritent:
   « Ne les aimons pas non plus comme si nous voulions demander le bon-
   heur à de pareilles jouissances. Puisqu'elles sont temporelles, saisissons-
   les comme une planche sur les flots» (De musica, VI, XIV, 46),
c'est-à-dire comme un secours qui nous empêche de couler, mais
qui ne doit nous servir qu'à gagner avec sûreté la terre ferme des
réalités éternelles.
    Ainsi, avec Augustin, nous savons que le beau révèle une trans-
cendance, qu'il est lié à des réalités éternelles que nous devons recher-
cher. Mais nous sommes invités à aimer la Création sensible, dont la
Bible dit que Dieu l'a jugée «bonne» (Gn 1,18). La contradiction
n'est qu'apparente, car ces deux impératifs se ramènent à un seul,
celui d'aimer les beautés de la Création charnelle d'un «cœur
inquiet ». L'homme est en effet, pour saint Augustin, un cor inquie-
tum 1, littéralement un « cœur sans repos » qui ne peut ni se rassasier
des beautés sensibles ni s'évader d'emblée dans les beautés intelli-
gibles, mais doit, tout au long de sa pérégrination terrestre, aspirer à
ce Dieu qui est plus beau encore que les unes et les autres. Cette
sensibilité «écorchée» implique de penser qu'aucun chef-d'œuvre de
l'art n'est suffisant, ne dit tout, ne peut donc prétendre à la sérénité
et à l'intemporalité qu'avaient aux yeux des Grecs les belles sculp-
tures, les beaux temples, la sagesse philosophique. Comme celui de
Moïse mis à nu par Grégoire de Nysse, notre cœur inquiet ne peut
s'arrêter à aucune étape du chemin terrestre et ne doit s'enfermer
dans aucune forme, ce qui implique qu'il soit toujours libre d'aller de
l'avant.
   1. Confessions, 1, 1.
                                      66
                 Une anthropologie philosophique
                             3) Denys f Aréopagite
    La même liberté est requise par Denys l' Aréopagite, qui sera notre
troisième jalon 1 •
    Denys a été intellectuellement nourri par le néoplatonisme qui lui
a appris que le principe suprême n'est pas une essence, mais un «au-
delà de l'essence ». Il intègre cette idée dans sa théologie où Dieu est
non seulement au-delà des noms et de la connaissance, mais au-delà
de l'être et de l'Un eux-mêmes. Le Dieu créateur qui donne leur
forme à toutes choses est lui-même «informe» (Noms divins, IV, 3,
697 a). La philosophie ne peut donc le nommer, et le seul moyen d'en
connaître quelque chose est de se référer aux noms par lesquels il se
nomme lui-même dans la Bible: Bon, Beau, Beau-et-Bon, Sage, Vrai,
Puissant, Juste, Rédempteur, Grand, Petit, Même, Autre, en Repos,
en Mouvement, Égal, Perpétuel, Pacifique, Silencieux, Saint, Sei-
gneur, Dieu, Parfait, Unique ...
    Parmi ces noms, il y a donc le Beau-et-Bon et le Beau 2 • Dieu, en
tant que Beau suressentiel, est une «puissance d'embellissement»
dispensée à tout être dans la mesure propre à chacun. Et en tant que
Beau-et-Bon, il est puissance d'union et d'harmonie:
    «C'est grâce à lui [... ] que tout s'harmonise, que les parties concordent
    au sein du tout et se lient indissolublement les unes aux autres; que les
    générations se succèdent sans répit» (704 b-e).
   Mais comment le Beau-et-Bon rapproche-t-illes êtres? En excitant
entre eux un« amoureux désir de leur propre beauté» (701 c). Il s'agit
d'un désir véritablement amoureux, érotique, et Denys revendique
d'user ici du même terme d'éros qu'employait Platon dans le Banquet
     1. Nous citons ci-après les Œuvres complètes du Pseudo-Denys l'Aréopagite, tra-
duction, commentaire et notes par Maurice de GANDILLAC, Aubier, 1943. Rappelons que
Denys est un auteur qui a probablement vécu au ve ou au VIe siècle en Syrie.
    2. Cf. Ex 33,19: «Je ferai passer devant toi toute ma beauté [kabod, qu'on
peut traduire aussi par« gloire»,« éclat»]»; Ps 104, 1: «[Tu es, Dieu,] vêtu de faste et
d'éclat.»
                                          67
                           Esthétique de la liberté
et le Phèdre. Il critique ceux qui rechignent à user de ce terme qui
désigne aussi l'amour humain physique. Car ils s'arrêtent aux mots,
qui ne sont que les enveloppes des idées, et ne voient pas qu'éros,
«désir amoureux», et agapé, «amour charitable», expriment, sur le
fond, la même idée :
    « Ils désignent tous deux une même puissance d'unification et de rassem-
    blement, et plus encore de conservation, qui appartient de toute éternité
    au Beau-et-Bien grâce au Beau-et-Bien» (709 c).
  Cet amour est «extatique», ce qui signifie qu'il fait sortir les
amants hors d'eux-mêmes:
    «Ce Dieu lui-même, qui est cause universelle et dont l'amoureux désir,
    à la fois beau et bon, s'étend à la totalité des êtres par la surabondance
    de son amoureuse bonté, sort de lui-même lorsqu'il exerce ses Provi-
    dences à l'égard de tous les êtres» (712 a-b) 1 .
    Donc- le parallèle avec Le Banquet et le Phèdre est frappant-
l'amour du beau est fécond, il ne permet pas à celui qui en est sujet
«de demeurer stérile et de se replier sur soi-même, mais ille met tout
au contraire en branle pour qu'il agisse selon cette puissance sur-
abondante d'universel engendrement» (708 b). C'est l'éros extatique
qui pousse Dieu à créer le monde, mais aussi les hommes à aimer leur
prochain, les supérieurs à exercer leur providence sur les inférieurs,
les égaux à se lier les uns aux autres, les inférieurs à se tourner vers ce
qui leur est supérieur (cf. 704 b).
    Tout serait donc pour le mieux, s'il n'était des êtres qui refusent
d'aimer. Demander comment cela est possible revient à demander:
«Qu'est-ce que le mal? Quel en est le principe, en quels êtres
réside-t-il?» (716 a). La réponse est que le mal n'est rien par lui-
même, qu'il n'est pas un principe autonome qui limiterait la puis-
sance du bien, mais une privation du bien (721 b). Cette idée est au
cœur de la théologie de saint Augustin et on la trouve aussi chez un
     1. D'où le fait que l'Écriture le dit «jaloux» (cf. les livres d'Osée, Isaïe, Ézéchiel...).
S'ill' est, dit Denys, c'est à cause de l'« intensité de cet excellent désir amoureux», et parce
qu'il « convertit en ardeur jalouse le désir amoureux de ceux qui tendent vers lui ».
                                              68
               Une anthropologie philosophique
néoplatonicien comme Proclus. Mais Denys en tire une consé-
quence aussi originale que radicale. Étant donné, dit-il, que Provi-
dence ne s'occupe que de ce qui est, on doit estimer qu'elle ne
s'occupe pas du mal. Dieu ne crée pas le mal et n'intervient en rien
dans le fait qu'il soit présent ou absent chez l'homme. Ce qui est
une manière de dire qu'il laisse l'homme parfaitement libre:
   «Nous refuserons de dire avec le vulgaire que la Providence devrait
   nous pousser à la vertu, fût-ce contre notre gré. Détruire la nature n'est
   pas le fait de la Providence. En tant que Providence conservatrice de
   chaque nature, elle s'exerce à l'égard des êtres doués de liberté en tenant
   compte de cette liberté même» (733 b).
    De nouveau, la liberté issue de la Révélation biblique est affir-
mée ici dans sa radicalité. L'homme est libre de pécher ou de ne pas
pécher, et selon qu'il choisit l'une ou l'autre option, le monde sera
harmonieux ou disharmonieux. C'est la liberté humaine qui rend la
vie humaine, soit bonne et belle, soit mauvaise et laide.
    Dans ses autres ouvrages, La Hiérarchie céleste et La Hiérarchie
ecclésiastique, Denys complète cette thèse essentielle par une autre. Il
y aura, dit-il, selon les diverses attitudes librement adoptées par les
hommes, une diversification des participations humaines au divin.
En effet, une même lumière est donnée à tous («Il répand son illumi-
nation de façon égale sur toutes choses et à travers toutes choses»,
Hier. cél., IX, 10, 917 a), mais tous ne la reçoivent pas de la même
façon, le même «sceau» ne laisse pas, dans les différentes âmes, la
même « empreinte » :
   «Ce n'est pas la faute du sceau qui se transmet à chacune entier et iden-
   tique, mais c'est l'altérité des participants qui fait dissembler les repro-
   ductions de l'unique modèle, total et identique» (Il, 5, 644 b).
    Les différents types d'esprits voient se manifester et se révéler à
eux des «secrets divins» différents, ce qui dessine autant d'univers
spirituels différents :
   « Pour chacun des membres de la hiérarchie, la perfection consiste bien
   à tendre, autant qu'ils le peuvent, vers l'imitation de Dieu, voire même,
                                     69
                         Esthétique de la liberté
    mystère plus divin que les autres, à devenir, selon la parole de l'Écri-
    ture, les "coopérateurs" de Dieu [1 Cor. 3,9], à manifester enfin en
    eux-mêmes, autant que la chose est possible, le reflet de l'acte divin.
    [... ] [Mais] chacun imitera Dieu selon le mode qui convient à sa fonc-
    tion propre» (Hier. cél., III, 2, 165 b-e).
    En dépit de ce que suggère le plus souvent pour nous l'idée de
hiérarchie, cette différenciation ne sera pas quantitative ou ordinale
(les êtres étant placés plus «haut» ou plus «bas»), mais elle sera
qualitative ou catégorielle: il y aura des intellectuels, des hommes
d'action, des artistes 1 ... Il y a par exemple des anges, les « chéru-
bins », dont la fonction est uniquement de contempler les vérités éter-
nelles, d'autres, les «séraphins», qui n'ont d'autre office que de
brûler d'amour, d'autres, les «trônes», qui assument la justice. Les
hommes qui prendront modèle sur ces différentes catégories d'anges
acquerront autant de qualités différentes.
    Voici donc l'apport de Denys à notre anthropologie philoso-
phique : d'une part, la liberté humaine est la clef qui, seule, peut ouvrir
à la beauté; sans la liberté, il n'est simplement pas possible de nouer
avec le Dieu suressentiel une relation «érotique» et d'entrer en com-
munication avec le Beau qui crée et gouverne tout ce qui est; mais
cette liberté emprunte des voies diverses, qu'elle-même choisit.
                     4) La doctrine des transcendantaux
   La doctrine médiévale des transcendantaux mérite que nous nous
y arrêtions, parce qu'elle pose à son tour l'idée d'une transcendance
de la beauté et qu'elle entend établir les fondements ontologiques
     1. Ce sens de la diversité des idéaux et des valeurs vient de la Bible elle-même, qui
parle des différents «dons de l'esprit» (ls 11,2) et, chez saint Paul, des différents
«charismes» (1 Co 12-13). Dans son commentaire de la Hiérarchie céleste, Maxime le
Confesseur cite la parole évangélique « Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père »
(Jn 14,2). Cf. saint MAXIME LE CoNFESSEUR, Scholies sur la Hiérarchie céleste de Denys
l'Aréopagite, IV, 1, cité par GANDILLAC, op. cit., p. 42.
                                           70
                  Une anthropologie philosophique
d'une convergence entre elle et ces autres idéaux de l'esprit que sont
le vrai et le bien.
    Elle a été exposée pour la première fois aux environs de 1230
dans la Summa de bono d'un auteur ayant vécu à Paris au tournant
des xne et xme siècles, Philippe le Chancelier (1165-1236), puis
reprise et développée par de nombreux auteurs jusqu'à saint Thomas
d'Aquin et au-delà 1 • Un des motifs ayant conduit à son élaboration
est qu'à cette époque sévissait le dualisme cathare, venu de la gnose
et du manichéisme, qui posait en thèse que le monde est mauvais ou,
du moins, partagé à parts égales entre bien et mal. Il s'agissait de
contrer ces thèses, c'est-à-dire de montrer que la création divine est
bonne dans tous ses aspects et sans réserves. Les théologiens crurent
parvenir à cette fin en s'appuyant sur l'ontologie des philosophes
grecs dont l'étude était renouvelée par la traduction en latin des com-
mentateurs arabes d'Aristote. Ceux-ci avaient longuement commenté
une idée d'Aristote selon laquelle l'être et l'un diffèrent par la notion,
mais sont identiques substantiellement 2 • Philippe transposa cette dis-
tinction au bien et au vrai. Il entreprit de montrer que, distinctes de
l'être «en raison», ces réalités sont identiques à lui «en substance».
Devenaient ainsi convertibles l'un dans l'autre tous les attributs géné-
raux que possède tout ce qui est: l'être, l'un, le bon, le vrai. Ainsi
pouvait-on poser, contre les nouveaux manichéens, que tout ce qui
est, est bon.
     Il est notable que le beau n'ait pas figuré dans les premières listes
de transcendantaux. Mais il y fut introduit par les auteurs du
     1. Nous nous appuyons sur: Dom Henri POUILLON, o.s. b., «Le premier traité des
propriétés transcendantales. La "Summa de bono" du Chancelier Philippe», in Revue
néoscolastique de philosophie, 42e année, Deuxième série, n° 61, 1939, p. 40-77 (noté ci-
après «Pouillon 1 »); «La Beauté, propriété transcendantale chez les Scolastiques (1220-
1270) », in Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age, vingt et unième
année, 1946, p. 263-328 (noté ci-après «Pouillon 2 »); Edgar DE BRUYNE, Études
d'esthétique médiévale (1946), Albin Michel, 2 vol., 1998; Jacques MARITAIN, Art et
scolastique, Desclée De Brouwer, 1965; Raoul GRoss, L'P.tre et la Beauté chez jacques
Maritain, Éd. universitaires, Fribourg, Suisse, 2001; Umberto Eco, Art et beauté dans
l'esthétique médiévale [1987], Biblio Essais, 1997.
     2. Cf. ARISTOTE, Métaph., Il, 1003 a 30-1004 a 36.
                                           71
                         Esthétique de la liberté
xme siècle lecteurs ou commentateurs de Denys l' Aréopagite 1 . En
effet, comme nous l'avons vu, Denys, à la suite de Plotin et les néopla-
toniciens, identifiait quasiment le beau et le bien. Si donc le bien est
un transcendantal, le beau doit l'être aussi de quelque façon, et tout
ce qui est sera beau par le fait même qu'il est. Mais il fallait encore
préciser en quoi la notion de beau diffère de celle du bien, du vrai, de
l'un et de l'être. Les auteurs reprirent à cette fin les définitions de la
beauté transmises depuis l'Antiquité. Ils retrouvèrent celles de saint
Augustin, reproduisant les définitions anciennes de la beauté comme
symmetria et chrôma, ou encore celles de Plotin, qui y ajoute la
lumière. À leur tour, ils dirent que ce qui rend une chose belle, c'est
qu'elle a une forme dont toutes les parties se correspondent et s'har-
monisent (proportio), et qu'elle produit une lumière ou un éclat (cla-
ritas) caractéristiques. Albert le Grand dit que la beauté est la
« splendeur de la forme sur les parties déterminées et proportionnées
de la matière, ou sur diverses forces et actions ».
    Ces thèses faisaient donc échapper la beauté à un statut empirique
et relatif. Le beau est vraiment un attribut divin. En le touchant,
comme le dit Jacques Maritain, «on touche à l'être lui-même, à une
ressemblance de Dieu, à un absolu» (Art et scolastique, op. cit.,
p. 56).
    Cependant, le zèle de certains des auteurs cités à montrer, contre
les cathares, que tout ce que Dieu a créé est bel et bon, les conduisait
parfois à soutenir des thèses discutables. En effet, si le beau est un
transcendantal et qu'il est convertible en tous les autres, nous devons
croire à la beauté sans faille de tout l'univers. Par exemple, pour Jean
de la Rochelle, un des auteurs de la Somme d'Alexandre de Hales,
même la faute morale, la peine et les monstres sont beaux, leur laideur
n'étant qu'apparente. Car ils font ressortir la beauté du monde dans
son ensemble, comme les ombres d'un tableau en rehaussent le relief.
    1. C'est-à-dire les franciscains auteurs de la Summa dite d'Alexandre de Hales (début
du xnre siècle), puis Robert Grosseteste et saint Bonaventure, et les dominicains saint
Albert le Grand, Ulrich de Strasbourg et saint Thomas d'Aquin (chacun de ces trois
derniers a composé un commentaire en forme des Noms divins).
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                   Une anthropologie philosophique
Même théodicée chez Ulrich de Strasbourg: la beauté de la justice qui
châtie répare la laideur de la faute; la patience avec laquelle on endure
une persécution injuste compense le mal qu'elle a apporté. Mais s'il en
est ainsi et si le mal est un ingrédient nécessaire de la beauté de l'uni-
vers, il en résulte de curieuses conséquences. Au cas où l'homme ne
pécherait pas de lui-même, la Providence devrait-elle le forcer à pécher
pour permettre à l'univers d'atteindre à la plénitude de sa beauté?
Dans ce cas, la liberté humaine serait anéantie. Il n'y aurait plus guère
de différence entre le règne chrétien de la Providence et le règne épicté-
téen du Destin. La doctrine de certains scolastiques au sujet du beau
colle de si près à l'ontologie grecque qu'elle paraît en oublier la Révé-
lation biblique, la liberté, le péché et la responsabilité 1 •
     1. Nous ne pouvons discuter ce problème pour lui-même dans le contexte du présent
ouvrage. Évoquons-en seulement ce qui concerne directement le lien entre beauté et
liberté. Il est vrai que saint Paul a dit: « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé »
(Rm 5,20), d'où (et peut-être aussi d'une formule de saint Augustin, « error bonus»,
Enchiridion, V 17, in SAINT AuGUSTIN, Exposés généraux de la foi, coll. «Sources
chrétiennes» n° 9, Desclée de Brouwer, 1947) l'on a tiré au Moyen Âge la formule du
cantique pascal Exultet: « Felix cu/pa, heureuse faute d'Adam qui nous a valu un tel
Rédempteur ». Le mal a supprimé un bien, mais en rendant nécessaire l'intervention
salvatrice du Christ, il a engendré un bien plus grand. Donc il est vrai que le monde a été
embelli par la faute, puisque par elle sont survenues ces choses belles par excellence que
sont les miracles et la sainteté. Mais cela ne rend pas les laideurs du monde belles en tant
que telles. Saint Augustin l'explique très bien: Dieu, qui a créé l'homme libre, a permis (et
prévu, d'où la thèse de la «prédestination») le mal, et, dans sa bonté, il a voulu tirer de ce
mal quelque bien: «Dans la création, il n'est pas jusqu'à ce qu'on appelle mal qui ne soit
bien ordonné et mis à sa place de manière à mieux faire valoir le bien, qui plaît davantage
et devient plus digne d'éloges quand on le compare au mal. En effet, le Dieu tout-
puissant ... , puisqu'il est souverainement bon, ne laisserait jamais un mal quelconque
exister dans ses œuvres, s'il n'était assez puissant et bon pour faire sortir le bien du mal
lui-même» (Enchiridion, III, 11; cf. Civ. Dei, XI, 18). Ainsi, les maux et laideurs de
l'existence humaine peuvent être vus de façon positive lorsqu'ils sont replacés dans la
perspective d'une Histoire générale gouvernée par la Providence. Nous avons cité plus
haut le passage du De musica où Augustin montre que l'homme ne comprend pas
les desseins de la Providence: la statue d'un palais ne voit pas le rôle qu'elle joue dans
les perspectives générales de l'architecture; le soldat ne connaît pas l'ordre général de
la bataille; la syllabe d'un poème n'entend pas le poème; et cependant le palais est beau,
la bataille victorieuse, le poème splendide. Il faut donc s'efforcer d'adopter, autant que
possible, le point de vue de Dieu qui voit le Tout. On peut supposer qu'Augustin a songé,
pour élaborer cette thèse, non seulement aux grands maux collectifs de l'humanité comme
                                             73
                           Esthétique de la liberté
                             5) Saint Thomas         d~Aquin
    Aussi notre anthropologie philosophique trouvera-t-elle un maté-
riau plus substantiel dans la conception thomiste de la beauté qui,
tout en étant tributaire de la doctrine des transcendantaux, diffère
d'elle par certaines intuitions de base.
    En effet, saint Thomas a un sens «aristotélicien» de la nature que
n'ont pas les auteurs influencés surtout par le néoplatonisme. Il pense
que l'éclat du beau signale une transcendance, mais il croit qu'on ne
peut accéder à la forme et à son éclat qu'à travers la réalité sensible
même. Loin donc de songer à fuir le monde, il aime l'efflorescence de
toutes les formes de la nature. Il ne craint pas, par exemple, dans une
Somme qualifiée de «théologique», de consacrer quelque deux ou
trois mille pages à la nature humaine, en suivant la méthode même
du savant païen Aristote, qui a décrit cette nature dans l'Éthique à
Nicomaque. Comme Aristote et Héraclite admirateurs des myriades
d'espèces vivantes fourmillant jusque dans les «cuisines», saint Tho-
la prise de Rome ou l'existence de gouvernants tyranniques, mais à son propre exemple. Il
avait eu un fils, Adéodat, fruit d'amours illégitimes et donc d'un mal. Cependant, il
adorait ce fils qu'il perdit à l'âge de vingt ans. Sans doute avait-il en vue cet événement
quand il écrivait: « La perfection des œuvres de Dieu éclate dans la bassesse de nos actes.
Par exemple l'adultère, en tant qu'adultère, est un acte coupable; mais un homme en est
souvent le fruit, et, d'un acte coupable de la volonté humaine, il sort un chef-d'œuvre de
Dieu» (De musica, XI, 30). Il est donc littéralement vrai de dire que ce qui semble un mal
peut se révéler finalement être un bien. Mais, en aucun de ces textes, saint Augustin ne
suggère que Dieu ait estimé le mal nécessaire à la beauté de l'univers. Dieu ne nous
demande pas d'aimer le mal et la laideur comme le Dieu stoïcien le demande à Épictète.
Car, en ces matières, tout a dépendu et dépend encore de la liberté humaine. Dieu n'a dû
« faire sortir le bien du mal » que parce que la liberté humaine avait produit le mal. Si elle
ne l'avait fait, rien n'eût été changé au plan premier de la Création. Quant aux belles
choses qui sont le fruit de la felix cu/pa, elles ne peuvent survenir, elles aussi, que par la
liberté. Nul n'est saint involontairement ou fatalement. En définitive, Augustin a un sens
aigu des limitations de l'esprit humain, qui ne saisit jamais entièrement les desseins de la
Providence et ne saurait donc diriger souverainement l'Histoire. Mais cela ne l'empêche
pas de reconnaître le rôle de la responsabilité, et donc de la liberté humaines. Il revient à
l'homme libre de faire de belles choses, de vivre de belles existences, sans se croire enfermé
dans la fatalité.
                                             74
                  Une anthropologie philosophique
mas éprouve un intérêt insatiable à décrire chacune des vertus princi-
pales et connexes qui composent la nature humaine, à discerner et
magnifier la beauté brillant sur chacune des brindilles de cet arbre
Immense.
    Certes cette nature n'est plus aussi belle qu'elle l'était en sortant
des mains du Créateur. Elle a été corrompue par le péché et ne peut
plus, désormais, atteindre d'elle-même la perfection. Mais elle n'a
pas été détruite, elle a été seulement « blessée 1 ». Aussi la grâce salva-
triee ne consiste-t-elle pas en la mise en œuvre d'un procédé extraor-
dinaire qui agirait en lieu et place de la nature, mais dans le fait de
permettre à nouveau à l'esprit et à la volonté humaines de discerner
et de faire le bien, c'est-à-dire dans le fait de guérir la nature humaine
qui, ainsi, retrouvera tous ses potentiels. En conséquence, il n'y a
aucune contradiction irrémissible entre beautés naturelles et surnatu-
relles. Dieu a certes voulu pour l'homme une destinée surnaturelle, à
laquelle les pasteurs de l'Église ont mission de conduire les chrétiens;
mais ce cheminement même implique de développer dans la vie ter-
restre tous les potentiels de la nature humaine individuelle et collec-
tive. Dès avant l'époque thomiste, puis au xme siècle et plus tard
sous l'influence du thomisme, le christianisme médiéval encouragera
cette attitude positive de connaissance et d'aménagement du monde.
Par exemple, on peut et il faut développer le droit et la science, ces
deux merveilleux fruits de la composante essentielle de la nature
humaine qu'est la raison. Aussi la papauté prendra-t-elle l'initiative
de faire réétudier le droit romain et les arts libéraux, ce qui sera
l'occasion de la naissance des universités. Elle promouvra le droit
canonique, réorganisera la chrétienté par les grands conciles œcumé-
niques, créera les ordres mendiants dont la spiritualité est tournée
vers le monde. Elle donnera ainsi l'impulsion à un immense dévelop-
pement économique et géopolitique de l'Europe. Les moralistes
diront qu'il faut repérer et développer les talents naturels de chaque
    1. Cf. saint THOMAS D'AQUIN, Sum. theo/., la lire, qu. 85 : le péché « diminue le bien
de nature»; par lui, l'homme est «dépouillé des dons de la grâce et blessé (vulneratur)
dans ceux de la nature».
                                           75
                     Esthétique de la liberté
individu (d'où la mission de « discernement des esprits » dont saint
Ignace de Loyola fera plus tard le devoir par excellence des éduca-
teurs); tous les talents artistiques seront estimés valables, et dignes
d'être exploités à fond, dès lors qu'ils sont tournés ad majorem Dei
gloriam; les arts sacrés, peinture, architecture, musique, fleuriront.
En un mot, il ne s'agit pas, si l'on veut gagner le Ciel, de fuir le
monde; il faut au contraire vivre pleinement en son sein pour l'amé-
liorer et l'embellir. Même si la vocation ascétique et contemplative
demeure légitime en son ordre, elle n'est plus la seule qui conduise à
la sainteté.
    Ce qui nous intéresse spécialement, ce sont les fondements philo-
sophiques de cet « optimisme » de saint Thomas et de son goût pour
les beautés du monde. Dès son Commentaire sur les Noms divins, il
soutenait que la beauté créée n'est qu'« une ressemblance participée
à la beauté divine qui donne à toutes les créatures la beauté selon la
nature de chacune» (Pouillon 2, p. 307). Quand donc nous ren-
controns une chose belle dans le monde, nous rencontrons Dieu.
Plus tard, Thomas reprend et précise ces idées. Dans la Somme
théologique, à l'occasion d'une méditation sur la beauté du Fils, le
beau est ainsi défini :
   «La beauté requiert trois conditions. D'abord l'intégrité ou perfection
   (integritas) : les choses tronquées sont laides par là même. Puis les pro-
   portions voulues ou harmonie (debita proportio). Enfin l'éclat (dari-
   tas)» (saint THOMAS D'AQUIN, Summ. theo/., la, qu. 39, art. 8, concl.).
    On pourrait croire qu'en utilisant ces formules, saint Thomas se
range à la conception «classique» de la beauté. En réalité, comme le
souligne Umberto Eco, il prend les notions d'« intégrité», de «pro-
portion» et de «clarté» en un sens qui lui est propre. Il n'entend pas
par là des propriétés mathématiques au sens des Pythagoriciens ou de
Polyclète, mais ce qui confère aux êtres une double perfection, interne
et externe. Pour être beau, un être doit être d'abord intègre et bien
proportionné, il est alors parfait en lui-même. Mais cela n'a d'autre
intérêt que de le rendre apte à sa fonction technique ou vitale, seconde
perfection qui seule permet à l'être en question d'atteindre sa vraie
                                    76
                   Une anthropologie philosophique
beauté 1 . Saint Thomas propose ainsi ce qu'Umberto Eco appelle une
«esthétique de l'organisme», différente de l'« esthétique des propor-
tions» courante chez les autres scolastiques médiévaux.
    «Dans un pareil contexte, même la caractéristique de la claritas, du
    resplendissant, de la lumière, se trouve acquérir chez saint Thomas une
    signification radicalement différente de celle qu'elle pouvait présenter,
    par exemple, chez les néoplatoniciens. La lumière des néoplatoniciens est
      1. « Il y a deux sortes de perfection pour une chose : la perfection première et la
perfection seconde. La perfection première consiste en ce que la chose est parfaite en sa
substance; et cette perfection est la forme du tout, laquelle résulte de l'intégrité des
parties. La perfection seconde est la fin. Or la fin ou bien est l'opération même, ainsi la
fin du joueur de cithare est de jouer de la cithare, ou bien elle est quelque chose où l'on
parvient par son activité, comme la fin du constructeur est la maison qu'il réalise en
construisant. La première perfection est cause de la seconde, parce que la forme est
principe de l'action» (Sum. theo/., la, qu. 73, art. 1, concl.). Le raisonnement vaut pour
les êtres de nature, mais aussi pour les produits de l'art humain qui, dans la mesure où
l'artiste humain prend modèle sur l'artiste divin, ont autant besoin de la seconde
perfection que de la première pour être beaux: «Toutes les réalités de la nature ont été
produites par la pensée créatrice de Dieu; aussi sont-elles en quelque sorte les œuvres de
cet artiste qu'est Dieu. Or tout ouvrier (artifex) s'applique à introduire dans son ouvrage
la disposition la meilleure, non pas absolument, mais en relation avec la fin recherchée. Et
si une telle réalisation comporte quelque défaut [par rapport à des canons extrinsèques et
arbitraires de la beauté], l'artisan n'en a cure. Par exemple, l'artisan qui fait une scie,
destinée à couper, la fait avec du fer pour qu'elle soit apte à couper, et il ne cherche pas à
la faire avec du verre qui est une matière plus belle, car cette beauté empêcherait d'obtenir
la fin voulue. C'est ainsi que Dieu a donné à chaque réalité de la nature la disposition la
meilleure, non pas dans l'absolu, mais dans sa relation à sa fin propre» (Sum. theo/., la,
qu. 91, art. 3, resp.) (saint Thomas renvoie à ARISTOTE, Phys., VII 7, 198 b 8). En ce sens,
le corps humain, par exemple, restera beau quand bien même, en raison des contingences
de la matière, il présenterait des imperfections par référence à quelque canon « esthé-
tique». En effet, ce qui le rend proprement beau est le fait qu'il soit apte aux fonctions que
l'homme doit remplir, dont la plus haute est la pensée: «La fin prochaine du corps
humain, c'est l'âme raisonnable et ses opérations, or la matière est pour la forme, et les
instruments pour les actions de l'agent principal» (ibid.). Voici définitivement expliquées
la beauté de Socrate, dont la verrue déparant son visage gênait l'esthétique grecque, et
celle du loup de la fable qui, couvert de blessures, est plus beau que le chien, malgré le
parfait « embonpoint » de celui-ci : la beauté du loup, en effet, ne consiste pas en la
perfection du pelage, mais en son aptitude à chasser dans les monts et les forêts. De même,
l'homme le plus laid ou diminué physiquement par l'infirmité, la mutilation ou la
maladie, est parfaitement beau si et seulement si son âme raisonnable reste capable
d'accomplir son opération propre qui est de penser.
                                             77
                         Esthétique de la liberté
    projetée d'en haut et répand sa créativité parmi les objets, ou même elle
    se constitue et se solidifie en objets. Mais la claritas de saint Thomas, elle,
    provient d'en bas, de l'intérieur de l'objet, comme automanifestation de
    la forme organisante » (Eco, Art et beauté dans l'esthétique médiévale,
    op. cit., p. 166-167).
    C'est pour cette raison précise qu'il convient, pour trouver la
beauté, de se tourner, non vers le Ciel, mais vers les êtres de nature et
d'art. La mystique de saint Thomas est, si l'on peut ainsi s'exprimer,
une mystique horizontale: elle s'intéresse plus à ce qui est «derrière»
les choses d'ici-bas qu'à ce qui est «en haut».
    Le secret de cette mystique se trouve sans doute dans la doctrine
thomiste de l'analogie de l'être, qui cherche à caractériser le rapport
de l'être divin au créé 1 . Un être beau a avec Dieu un rapport d'« ana-
logie». C'est en ce sens que le beau a une profondeur, qu'en le tou-
chant on ne touche pas seulement une surface, mais on entrevoit
quelque chose derrière lui. Comme le dit Jacques Maritain,
    «définir le beau par l'éclat de la forme, c'est le définir du même coup
    comme l'éclat d'un mystère» (Jacques MARITAIN, Art et scolastique,
    op. cit., p. 49).
    D'après Bernard Montagnes, saint Thomas, au début de son
œuvre, avait pensé l'analogie comme «proportion», «similitude»,
« imitation » ou « participation par ressemblance ». Puis, à partir du
De veritate, il se serait avisé qu'il était inapproprié de supposer qu'il
existe une «ressemblance» des êtres à Dieu, puisque cela implique-
rait qu'ils aient en commun une même forme, ce qui n'est pas possi-
ble avec l'être infini 2 • Cette doctrine se serait confirmée dans les
dernières œuvres où Thomas aurait définitivement établi que si Dieu
est immanent à tous les êtres, ce n'est pas à titre de forme, mais à titre
     1. Rapport qui n'est ni «univoque», ni «équivoque», ce qui, respectivement,
rapprocherait trop, ou éloignerait trop, la création du Créateur. Cf. Bernard MoNTAGNES,
o.p., La Doctrine de l'analogie de l'être d'après saint Thomas d'Aquin [1962], Éd. du
Cerf, 2008.
     2. Cf. De l'analogie de l'être ... , op. cit., p. 84.
                                          78
                 Une anthropologie philosophique
de cause. C'est par sa présence créatrice seule que Dieu est proche des
êtres: «Dieu est en toutes choses par essence, en ce sens qu'il est
présent à toutes choses en tant que cause de leur être 1 • » C'est cet être
à la fois proche et lointain qui se devine dans le mystère de la beauté.
    Observons que la thèse selon laquelle Dieu est immanent à tous
les êtres, non à titre de forme, mais à titre de ca use, est en accord
profond avec la liberté biblique. L'homme n'est pas cause de lui-
même, il est créé, totalement dépendant de Dieu à ce titre ; mais
Dieu ne l'enferme pas dans des formes venant d'en haut auxquelles
il devrait se conformer et qui brideraient donc sa puissance créatrice.
Ille crée, mais ille crée libre. Telle est précisément l'intuition que va
développer, deux siècles plus tard, Pic de la Mirandole.
                            6) Pic de la Mirandole
    À certains égards, Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) semble
reprendre simplement à son compte la doctrine classique des trans-
cendantaux. Dans L'Être et l'Un (1491) 2 , il dit qu'il y a quatre attri-
buts communs à toutes choses et convertibles l'un dans l'autre, l'être,
l'un, le vrai et le bien, qui sont autant de reflets de l'être divin. La vie
humaine a pour sens de les approcher:
    « Si nous voulons être heureux, nous devons imiter le Dieu bienheureux
    par excellence et posséder en nous l'unité, la vérité et la bonté (p. 131-133).
    Cependant, cette recherche suppose que l'homme puisse «se
dépasser», devenir autre qu'il n'est. Ce ne peut être que la démarche
d'un être libre, non enfermé dans un destin, ni même, dans la mesure
où il doit atteindre au surnaturel, dans une nature. C'est ce que
l'auteur avait établi quelques années plus tôt dans un autre ouvrage,
Discours sur la dignité de l'homme (1486).
    1. Summ. theo/., la, qu. 8, a. 3, concl. Cf. De l'analogie de l'être ... , p. 89.
    2. Jean Pic DE LA MIRANDOLE, L'Être et l'Un, in Œuvres philosophiques, trad. et
notes d'Olivier BOULNOIS et Giuseppe TOGNON, Puf, 1993, p. 121.
                                         79
                      Esthétique de la liberté
    Pic y cite des auteurs anciens qui ont dit que l'homme est « le plus
grand miracle» ou «la plus grande merveille» du monde. Mais il
n'est pas satisfait de l'explication donnée par ces auteurs. Selon eux,
l'homme serait un être intermédiaire assurant le lien entre la Terre et
le Ciel, un «truchement entre les créatures, familier des supérieures,
roi des inférieures 1 ».Or, si cela était vrai, l'homme ne serait pas l'être
le plus élevé dans la hiérarchie de la Création, puisqu'il serait inférieur
aux anges. Il faut une meilleure raison pour justifier sa première place.
    Pic la trouve dans la Genèse où il est dit que l'homme a été créé en
dernier, ce qui suggère que Dieu avait un motif particulier de le créer.
Ce motif est qu'ayant achevé la création, Dieu voulut qu'il y eût un
témoin de celle-ci qui puisse l'admirer et remercier le Créateur:
   «L'artisan désirait qu'il y eût quelqu'un pour admirer la raison d'une
   telle œuvre, pour en aimer la beauté (pulchritudo) et en admirer la gran-
   deur» (op. cit., p. 5).
     Or, pour qu'un tel être pût éprouver cette admiration et cet
amour, il fallait qu'il fût différent des autres. Il lui fallait, d'abord,
des facultés de connaissance supérieures qui lui permissent d'avoir,
de la Création, une vision suffisamment distancée et globale. Il fal-
lait, d'autre part, qu'il fût libre, puisque, sans liberté, un jugement est
sans valeur. Le statut spécial de cet être était rendu nécessaire, enfin,
par le fait qu'à ce moment, la Création étant achevée, le monde était
«plein» et qu'il n'y avait plus place en lui pour un nouvel être.
L'homme ne pouvait y exister qu'en surnombre:
   «Il n'y avait plus dans les archétypes de quoi forger une nouvelle lignée,
   ni dans les trésors de quoi doter ce nouveau fils d'un héritage, ni parmi
   les séjours du monde entier de place où faire siéger ce contemplateur de
   l'univers. Tout était déjà plein ... » (ibid.).
     Mais la puissance créatrice de Dieu est sans limite. Aussi trouva-
t-il une solution digne de lui: il créa l'homme hors normes en lui
    1. Jean Pic DE LA MIRANDOLE, Discours sur la dignité de l'homme, in Œuvres
philosophiques, op. cit., p. 3.
                                     80
                  Une anthropologie philosophique
donnant non pas une essence, mais la potentialité d'acquérir toutes
les essences par l'effet de son libre choix.
    «Le parfait artisan décida qu'à celui à qui il ne pouvait donner rien de
    propre serait commun tout ce qui avait été le propre de chaque créature. Il
    prit donc l'homme, cette œuvre à l'image indistincte, et l'ayant placé au
    milieu du monde, il lui parla ainsi: "Je ne t'ai donné ni place déterminée,
    ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage
    et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. La
    nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies. Mais toi, que
    ne limite aucune borne, tu te définis toi-même par ton propre libre arbitre,
    entre les mains duquel je t'ai placé (Tu, nu/lis angustiis cohercitus, pro tuo
    arbitrio, in cuius manu te posuil, tibi illam [naturam] prefinies). Je t'ai mis
    au milieu du monde, afin que tu puisses mieux contempler autour de toi ce
    que le monde contient. Je ne t'ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni
    immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves librement ta propre
    forme (ut ... formam effingas), à la façon d'un peintre ou d'un sculpteur.
    Tu pourras dégénérer en formes inférieures, comme celles des bêtes, ou
    bien, par décision de ton esprit, être régénéré, atteindre les formes supé-
    rieures, qui sont divines» (p. 5-7, trad. modifiée).
    Donc, s'il est vrai qu'en un sens l'homme est inférieur aux anges,
en un autre il leur est supérieur. Car l'ange est enfermé dans sa nature,
alors que l'homme est potentiellement toutes les natures. C'est donc
finalement la liberté de l'homme qui lui vaut d'être la «merveille» de
la Créa ti on 2 .
    «A [l'homme] il fut donné d'avoir ce qu'il désire et d'être ce qu'il veut.
    Les bêtes, au moment où elles naissent, portent en elles, dès la matrice de
    leur mère [... ] tout ce qu'elles auront. Les esprits supérieurs [les anges]
     1. C'est une citation biblique: «Deus ab initio constituit hominem, et reliquit illum
in manu consilii sui», «c'est lui qui au commencement a fait l'homme, et il l'a laissé aux
mains de son conseil» (Si, 15,14), c'est-à-dire qu'il l'a laissé libre de choisir le bien ou
le mal, comme y insiste le verset suivant: « Si tu le veux, tu garderas les commande-
ments ... »
     2. C'est en référence à ces thèses que Jacob Burckhardt dira que Pic de la Mirandole
a été le grand initiateur du mouvement humaniste de la Renaissance. Cf. Jacob BURCK-
HARDT, La Civilisation de la Renaissance en Italie [1860], Bartillat, 2012, p. 400-401.
                                            81
                          Esthétique de la liberté
    ont été, dès le commencement ou peu après, ce qu'ils seront à jamais
    dans les siècles des siècles. Mais dans chaque homme qui naît, le Père a
    introduit des semences de toutes sortes, des germes de toute espèce de
    vie. Ceux que chacun a cultivés croîtront, et ils porteront des fruits en
    lui» (p. 7).
     Dieu a donc voulu pour l'homme une part de ce que, selon Plotin,
il a voulu pour lui-même, à savoir, que «son acte ne soit pas assujetti
à son essence 1 », ou que son existence précède son essence.
     La question est de savoir ce que chaque homme choisira d'être,
et aussi ce que seront les sociétés humaines en fonction de ces choix.
Allons-nous «abuser de la miséricordieuse libéralité (liberalitas) du
Père », et « rendre néfaste, de salutaire qu'il était, le libre arbitre
(libera optio) qu'il nous a accordé » ? Ne faut-il pas plutôt, si nous
voulons être dignes de la confiance que Dieu nous a accordée, qu'
    «une sainte ambition envahisse notre esprit pour que, sans nous conten-
    ter des choses médiocres, nous aspirions aux plus hautes et appliquions
    toutes nos forces à les atteindre - puisque, du moment que nous vou-
    lons, nous pouvons ? Dédaignons les réalités terrestres, méprisons les
    célestes 2 , et négligeant tout ce qui est du monde, volons au-delà de lui à
    la cour qui entoure la divinité suréminente » (p. 13-15).
    Qu'est-ce que cette «cour» ? C'est le lieu où siègent les cohortes
angéliques. Pic suggère donc que, pour approcher Dieu qui est trans-
cendant, inaccessible et «caché dans la ténèbre », nous tentions
d'« égaler la dignité et la gloire» des anges 3 .
    Pic reprend alors à son compte l'angélologie de la Hiérarchie
céleste de Denys l' Aréopagite, selon laquelle il y a neuf niveaux hié-
rarchiques de cohortes angéliques, réparties en trois ordres, l'ordre
supérieur étant constitué des Séraphins, des Chérubins et des Trônes
    1. PLOTIN, Sur la liberté de l'Un (Traité 39 [VI, 8], 20, 18). Cf. supra, p. 56.
    2. C'est-à-dire les réalités purement intellectuelles, poursuivies par le philosophe.
Certes elles sont plus hautes que les terrestres, mais elles ne sont pas moins éloignées de
Dieu.
    3. L'idée a un fondement scripturaire: « Ceux qui auront été dignes d'avoir part à la
résurrection ... seront pareils aux anges» (Le 20,36).
                                            82
               Une anthropologie philosophique
dont il a été question plus haut. Les occupations de chacune de ces
dernières catégories auprès de Dieu sont autant d'attitudes spirituelles
différentes que nous pouvons imiter :
   «Le Séraphin brûle du feu de la charité; le Chérubin resplendit de l'éclat
   de l'intelligence; le Trône se dresse dans la fermeté de la justice. Si donc,
   adonnés à la vie active, nous prenons en charge avec un jugement droit le
   soin des choses inférieures, nous serons établis dans la solide assurance
   des Trônes. Si, délivrés de l'action, nous sommes occupés au loisir de la
   contemplation, considérant dans l'ouvrage l'artiste et dans l'artiste
   l'ouvrage, nous resplendirons de toutes parts de la lumière des Chéru-
   bins. Et si nous brûlons d'amour pour le seul artisan, nous serons
   enflammés du feu de l'amour dévorant et prendrons un aspect séra-
   phique» (p. 15).
    Lorsque nous recherchons la justice, la vérité, l'amour, nous nous
modelons, que nous le sachions ou non, sur autant de catégories
distinctes d'anges rapprochés du trône de Dieu, et en cela nous nous
rapprochons de Dieu lui-même. Nous le faisons, par exemple, dans la
«vie active», fût-elle d'apparence prosaïque et toute tournée vers les
choses terrestres. Car si, dans ce type de vie, nous cherchons
constamment à être justes, nous faisons cela même que font les
Trônes, auxquels donc nous nous assimilons. De même, si nous
menons une vie contemplative, consacrée au vrai, nous nous assimi-
lons aux Chérubins, puisque nous donnons à notre esprit une direc-
tion semblable à la leur. Si nous menons une vie charitable, nous
sommes proches des Séraphins. Cependant, chaque modalité reste
distincte des autres, à l'image du fait que les différentes cohortes
angéliques occupent à la cour céleste une place distincte et assument
chacune leur fonction sans empiéter sur celle des autres. Aucun idéal
de l'esprit ne peut ni ne doit être sacrifié à un autre, pas plus la science
chérubinique à la charité séraphique que l'amour de la justice à celui
de la vérité.
    Le fait qu'il y ait plusieurs voies pour approcher Dieu, chacune
constituant une modalité distincte de la vie spirituelle, mais toutes
s'épaulant et convergeant vers ce foyer commun qu'est Dieu, explique
                                      83
                     Esthétique de la liberté
donc à la fois la différence de nature entre les idéaux de l'esprit et leur
harmonie profonde. Ils sont incommensurables (le savoir n'est pas
l'amour, ni l'amour le savoir) et cependant solidaires (le savoir sert
l'amour qui sert le savoir). C'est ce qui explique ultimement que,
quand nous poursuivons un idéal, nous ne pouvons pas nous éloigner
vraiment des autres, malgré les apparences contraires évoquées au
début de cet ouvrage.
    Il nous semble qu'avec ces apports antiques et médiévaux, certains
traits de l'anthropologie philosophique dont nous avons besoin pour
guider notre analyse des sociétés humaines ont commencé à se dessi-
ner d'eux-mêmes. Les chemins de la beauté ne seront ouverts qu'à un
homme «inquiet», ayant le sens du mystère, désireux d'explorer
toutes les formes sensibles de la nature et de l'art, et de poursuivre le
vrai et le bien autant que le beau. S'il doit être en mesure de mener une
telle recherche, il devra jouir non seulement de la liberté intérieure
chère aux platoniciens et aux mystiques, mais de toutes les libertés
concrètes qui lui permettront d'agir dans le monde, tant pour le
découvrir que pour y imprimer sa marque.
                       7. DE KANT À   CASTORIADIS
   Certains auteurs modernes peuvent nous aider à compléter cette
analyse.
                                 1) Kant
   Kant, d'abord, a attesté la division catégorielle et l'unité transcen-
dante de l'esprit humain quand il a dit que la question: Qu~est-ce que
fhomme? se subdivise en ces trois autres: Que puis-je savoir?, Que
                                    84
                 Une anthropologie philosophique
dois-je faire?, Que m~est-il permis d~espérer 1 ? En d'autres termes,
selon Kant, l'homme n'est homme que s'il recherche le vrai, veut faire
le bien, et se représente le monde comme recevant son sens de son lien
avec une réalité suprasensible, problématique où nous allons voir que
l'esthétique joue un rôle essentiel.
    Mais la poursuite de ces idéaux suppose la liberté. Tel est précisé-
ment le point de départ de l'argumentation kantienne. La liberté est
une donnée immédiate de l'expérience humaine:
    «Ce qui est très remarquable, c'est que parmi les faits il se trouve une
    Idée de la raison (qui n'est susceptible d'aucune présentation dans
    l'intuition, et par conséquent aussi d'aucune preuve théorique de sa pos-
    sibilité); c'est l'Idée de liberté, dont la réalité, en tant qu'espèce particu-
    lière de causalité (dont le concept serait transcendant à un point de vue
    théorique), peut être démontrée par les lois pratiques de la raison pure
    et, conformément à celles-ci, dans les actions réelles, par conséquent
    dans l'expérience 2 • »
    La liberté est une donnée d'expérience, démontrée par le fait que
nous pouvons, si nous le voulons, observer les lois morales dans
notre action. Mais ce fait d'expérience n'est pas, pour autant, un fait
de nature, comme il l'est chez Aristote. Kant voit dans la liberté rien
de moins qu'une réalité suprasensible qui, en tant que telle, pourra
servir à prouver l'existence des autres réalités suprasensibles:
    « [Il est] remarquable qu'entre les trois pures Idées rationnelles, Dieu,
    liberté et immortalité, l'Idée de la liberté soit l'unique concept du supra-
    sensible qui prouve sa réalité objective [... ] dans la nature, par l'effet
    qu'il lui est possible de produire en celle-ci, rendant justement ainsi pos-
    sible la liaison des deux autres avec la nature [... ]. Par conséquent le
    concept de liberté (comme concept fondateur de toutes les lois pratiques
    inconditionnées) peut conduire la raison au-delà de ces limites à l'inté-
    rieur desquelles tout concept naturel (théorique) doit demeurer enfermé
    sans espoir)) (p. 439).
    1. Emmanuel KANT, Logique, Vrin, 1970, p. 25.
    2. Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger [1790], trad. A.   PHILONENKO,
Vrin, 2000, p. 431.
                                        85
                          Esthétique de la liberté
    Par exemple, la loi morale nous oblige à poursuivre le bien. Mais
nous ne pouvons avoir la preuve que, dans le monde naturel tel qu'il
va, le bien triomphera, que les justes seront récompensés et les
méchants punis. Donc, pour que notre action ait un sens, nous
devons postuler qu'une concordance est au moins possible entre
l'ordre moral et l'ordre naturel, ce qui n'est envisageable que si les
deux ordres dépendent d'une même intelligence créatrice. Notre rai-
son nous conduit donc à postuler l'existence de l'être suprasensible
par excellence, Dieu 1 .
    Qu'en est-il maintenant du beau? Cette question est l'objet par-
ticulier de la troisième Critique, où Kant donne du beau ces célèbres
définitions :
    «Le goût [c'est-à-dire la faculté de juger du beau] est la faculté de juger d'un
    objet ou d'un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfac-
    tion ou une insatisfaction. On appelle beau l'objet d'une telle satisfaction»
    (Critique de la faculté de juger, p. 73 ). « Est beau ce qui plaît universelle-
    ment sans concept» (p. 83 ). « La beauté est la forme de la finalité d'un
    objet, en tant qu'elle est perçue en celui-ci sans représentation d'une fin»
    (p. 106).
    Ainsi le beau est une notion universelle et nécessaire, non relative
à telle ou telle préférence subjective, comme ce qui est seulement
« agréable ». Quand nous jugeons « belle » une chose, nous entendons
que toute l'humanité doit la trouver belle, de même que tout esprit
rationnel est censé accepter les résultats des sciences. C'est un para-
doxe, puisqu'il n'y a pas de démonstration conceptuelle qui puisse
prouver cette universalité du beau à la manière dont on démontre une
théorie scientifique. Le beau n'en a pas moins une universalité subjec-
     1. Kant insiste sur le fait qu'il n'y a là aucun saut dans l'irrationnel. En effet, les
«postulats de la raison pratique» ne sont pas imposés de l'extérieur à notre esprit; c'est
notre raison même qui les formule et leur donne son «libre assentiment» (p. 432). «La
croyance [... ] est le principe permanent de l'esprit consistant à admettre comme vrai ce
qu'il est nécessaire de présupposer comme condition pour la possibilité du but ultime
moral suprême, en raison de l'obligation qui s'y attache: encore que nous ne puissions en
reconnaître la possibilité, pas plus d'ailleurs que l'impossibilité » (p. 435). Kant propose
donc une définition philosophique de ce que les théologiens appellent la foi.
                                            86
                   Une anthropologie philosophique
tive. Il est commun à tous les sujets, ce qui lui confère un type spéci-
fique d'objectivité. D'autre part, que le beau soit une «finalité sans
fin » signifie que toutes les parties de la chose belle sont liées par une
proportion et une cohérence, qu'elles ont une finalité interne ou «for-
melle»; mais la chose belle n'a pas de fin qui lui soit extérieure, par
rapport à laquelle elle serait un simple moyen. Autrement dit, le beau
est toujours isolé et constitue un «monde à part»; il ne s'insère
jamais complètement dans le monde empirique où il n'a pas de fonc-
tion assignable 1 •
    Cette thèse est plus vraie encore du « sublime 2 » :
    « Quand nous ne disons pas seulement grande une chose, mais que
    nous la déclarons grande simplement, absolument, sous tous les rap-
    ports (au-delà de toute comparaison), c'est-à-dire sublime, on voit aus-
    sitôt que nous ne permettons pas que l'on cherche en dehors de cette
    chose une mesure qui lui serait appropriée, mais nous voulons qu'on la
    trouve seulement en cette chose elle-même. C'est une grandeur qui n'est
    égale qu'à elle-même>> (p. 126).
    Elle n'est donc pas naturelle. De fait, le sublime nous met en
contact avec une réalité qui, étant incomparable à aucune autre et
échappant à tout rapport mathématique avec le monde naturel, est
« infinie » et rompt avec le monde phénoménal.
    Kant insiste sur la portée de cette rupture. Il dit que le sublime
     1. La définition du beau par Kant comme « finalité sans fin » se démarque de celle de
saint Thomas évoquée plus haut. Mais on peut atténuer la contradiction en observant que
la claritas, l'éclat qui, selon Thomas, émane de la chose belle, la détache par cela même de
son environnement, et que le mystère qui s'annonce en elle en fait bien une réalité
détachée, absolue, allant au-delà de sa fonction.
     2. Que, conformément à une habitude du temps, Kant distingue du beau, mais qu'on
peut appeler une forme absolue du beau. L'idée de distinguer nettement les deux concepts
est venue à Kant par l'ouvrage de Burke Recherche philosophique sur l'origine de nos
idées du sublime et du beau (1757), commentant lui-même le traité antique de Longin, Du
Sublime, ramené à l'attention du public européen, aux Temps modernes, par la traduction
de Boileau. Sur cette riche et complexe tradition, cf. Baldine SAINT-GIRONS, Fiat lux. Une
philosophie du sublime, Quai Voltaire, 1993. Nous nous en tiendrons, quant à nous, à
l'idée platonicienne que le beau est sublime en tant que tel, et que, s'il n'est pas sublime, il
n'est pas vraiment beau.
                                              87
                      Esthétique de la liberté
met l'esprit en mouvement, l'« ébranle», qu'il ouvre sous nos pas un
«abîme»:
   «L'esprit se sent mis en mouvement dans la représentation du sublime
   [... ]. Ce mouvement [... ] peut être comparé à un ébranlement, c'est-à-
   dire à la rapide succession de la répulsion et de l'attraction par un même
   objet. Le transcendant est pour l'imagination [... ] en quelque sorte un
   abîme en lequel elle a peur de se perdre elle-même» (p. 138).
    Mais, s'ils nous font peur, le beau et le sublime nous «gran-
dissent». En effet, la beauté nous fait «vénérer» la cause inconnue
du beau et éprouver de la «reconnaissance» à son égard. En ce sens,
on peut dire du beau, dont Kant nous dit qu'il est proche parent du
bien (p. 450), qu'il nous conduit, comme ce dernier, à postuler l'exis-
tence de Dieu.
    Ce qu'on appelle avoir de l'« esprit», avoir une «âme», c'est pré-
cisément être conscient de cette présence de l'infini dans le beau. Il est
des êtres humains qui n'ont pas cette conscience. Kant déclare que ce
sont des gens «sans esprit» (ohne Geist) (p. 212). Ce qui leur
manque, c'est qu'ils ne savent ou ne peuvent ouvrir leur imagination
à des «perspectives infinies», alors que c'est cette ouverture à l'infini
qu'offre la beauté:
   «Le poète ose donner une forme sensible aux Idées de la raison que sont
   les êtres invisibles, le royaume des saints, l'enfer, l'éternité, la création,
   etc., ou bien encore à des choses dont on trouve au vrai des exemples
   dans l'expérience, comme la mort, l'envie et tous les vices, ainsi que
   l'amour, la gloire, etc., mais en les élevant alors au-delà des bornes de
   l'expérience» (p. 214).
   Encore faut-il que le génie artistique soit libre de créer, d'être
pleinement« original» (p. 205).
                                       *
    Ainsi Kant nous offre une philosophie de l'homme cohérente, où
beauté et liberté sont liées à la fois entre elles et à la recherche de la
vérité et à la vie morale. De fait, des notions philosophiques établies
                                      88
                    Une anthropologie philosophique
dans les trois Critiques, il a pu tirer des conséquences concrètes au
sd1et de ce que doivent être les institutions sociales, politiques, écono-
miques, scientifiques et éducatives de toute société qui se veut vrai-
ment humaine. C'est parce que l'entendement humain est limité
(puisqu'il ne connaît que les phénomènes, non les choses en soi),
qu'il faut la liberté de penser (cf. l'opuscule Qu~est-ce que les
Lumières?). C'est parce que l'être humain doit être «toujours consi-
déré comme une fin, et jamais seulement comme un moyen», qu'il
faut une République où règnent les libertés civiques, politiques, intel-
lectuelles, économiques (cf. la Doctrine du droit). C'est parce que le
beau «ébranle» et «grandit» notre esprit et le prépare à la morale
qu'il faut le respecter, tant dans le spectacle de la nature («le ciel
étoilé au-dessus de nos têtes») que dans les beaux-arts. Inversement,
une société où l'on ne peut penser librement, où certains hommes
sont les moyens des fins décidées par d'autres, où le beau est ignoré,
est une société inhumaine 1 .
      1. Kant a directement influencé Victor Cousin. Dans Du Vrai, du Beau et du Bien
(1853), celui-ci soutient à son tour que la recherche du vrai, du beau, du bien, et la liberté
qui rend cette recherche possible, sont parties composantes de l'esprit humain. Cousin
retrouve le Geist de Kant- et aussi l'irrequietum cor de saint Augustin- dans cette page
remarquable: «Toute chose a sa fin. Ce principe est aussi absolu que celui qui rapporte
tout événement à une cause. L'homme a donc une fin. Cette fin se révèle dans toutes ses
pensées, dans toutes ses démarches, dans tous ses sentiments, dans toute sa vie. Quoi qu'il
fasse, quoi qu'il sente, il pense à l'infini, il aime l'infini, il tend à l'infini. Ce besoin de
l'infini est le grand mobile de la curiosité scientifique, le principe de toutes les découvertes.
L'amour aussi ne s'arrête et ne se repose que là. Sur la route, il peut éprouver de vives
jouissances; mais l'amertume secrète qui s'y mêle lui en fait sentir bientôt l'insuffisance et
le vide. Souvent, dans l'ignorance où il est de son objet véritable, il se demande d'où vient
ce désenchantement fatal dont successivement tous ses succès, tous ses bonheurs, sont
atteints. S'il savait lire en lui-même, il reconnaîtrait que si rien ici-bas ne le satisfait, c'est
parce que son objet est plus élevé, et que le vrai terme où il aspire est la perfection absolue.
Enfin comme la pensée et l'amour, l'activité humaine est sans limites. Qui peut dire où elle
s'arrêtera? Voilà cette terre à peu près connue. Bientôt il nous faudra un autre monde.
L'homme est en marche vers l'infini, qui lui échappe toujours et que toujours il poursuit»
(Victor CousiN, Du Vrai, du Beau et du Bien [1853], Paris, Didier, 1855, p. 421-422). Or
la poursuite des idéaux de l'esprit implique la liberté. Ce n'est pas un hasard si, sur le plan
politique, Cousin fut un partisan réfléchi de l'orléanisme et un adversaire non moins
résolu du jacobinisme.
                                                89
                           Esthétique de la liberté
                                        2) Proust
    On trouve chez Proust des thèses étonnamment convergentes avec
celles qu'on vient d'évoquer.
    Dans Du côté de chez Swann, l'auteur raconte comment Swann, à
l'époque de ses amours avec Odette de Crécy, a entendu dans une soirée
mondaine la Sonate de Vinteuil, et plus précisément une certaine
«petite phrase» qui y revient plusieurs fois, et l'a réentendue longtemps
après lors d'une autre soirée chez Mme de Saint-Euverte 1 • Proust ana-
lyse longuement ces expériences. Il nous dit que Swann a été immédia-
tement «ébranlé» (c'est le vocabulaire de Kant) par cette musique, en
laquelle il a reconnu nettement« un être surnaturel et pur qui [passait]
en déroulant son message invisible ». Cela a suscité en lui un « amour
inconnu», a «ouvert» et «dilaté» (c'est le vocabulaire de Platon) son
âme. Et il a d'emblée éprouvé une impression singulière. La musique
semblait ne pas être produite par les musiciens, mais «venir
d'ailleur~ »,le rôle des artistes n'étant que de l'accueillir et de la servir
    «comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase
    qu'ils n'exécutaient les rites exigés d'elle pour qu'elle apparût, et procé-
    daient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques
    instants le prodige de son évocation» (p. 342).
    On a rarement formulé avec autant de netteté la thèse d'une
transcendance du beau. Ce ne sont pas les musiciens qui fabriquent
      1. Cf. Marcel PROUST, Du côté de chez Swann, «Un amour de Swann », in La
Recherche du temps perdu, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», t. I, 1987,
p. 205-210 et 339-347. Proust a dit s'être inspiré de plusieurs musiques: d'une sonate de
Saint-Saëns, de l'Enchantement du Vendredi saint du Parsifal de Wagner, de la sonate pour
piano et violon de Franck (pour « les deux oiseaux qui se répondent»), du Prélude de
Lohengrin, de « quelque chose » de Schubert, enfin d'« un ravissant morceau de piano
de Fauré» (cité par Jean-Yves TADIÉ dans son édition, p. 1237-1238). Dans les réflexions de
Proust, il n'y a donc rien d'anecdotique. La théorie de l'art qu'il expose ici a été longuement
méditée; il en existe des esquisses dès Jean Santeuil, Les Plaisirs et les Jours, les Carnets
(cf. le recueil Proust. Écrits sur tart, présentation de Jérôme PICON, Garnier-Flammarion,
1999).
                                              90
               Une anthropologie philosophique
la musique avec leurs mains, leur souffle et leurs instruments; c'est la
musique qui se joue elle-même, les musiciens lui servant de cortège
liturgique. Swann s'étonne d'ailleurs que ce soit par un homme, qui
plus est obscur, Vinteuil, que soit venue cette «déesse». Il faut déci-
dément que cet homme ait été lui-même élu par un dieu pour être son
ange, et cela s'est fait à la faveur de quelque expérience cruciale:
   «Au fond de quelles douleurs [Vinteuil] avait-il puisé cette force de dieu,
   cette puissance illimitée de créer?>> (ibid.).
    Cette réalité divine parle dans le langage non verbal et non concep-
tuel qu'est la musique. Mais cet idiome n'est pas moins pourvu de sens
que la parole, il l'est même beaucoup plus. En effet- et l'on voit Proust
déployer ici tous ses efforts pour expliciter aussi clairement qu'ille peut,
en termes philosophiques, cette vérité difficile -la musique est porteuse
de véritables idées. Quand bien même elle présenterait« à la raison une
surface obscure», elle est située «de plain-pied avec les idées de l'intelli-
gence>>, de sorte qu'elle est capable de faire découvrir à l'esprit des
vérités plus essentielles que celles qui sont dites par des mots:
   «La suppression des mots humains, loin d'y laisser régner la fantaisie,
   comme on aurait pu croire, l'en avait éliminée; jamais le langage parlé
   ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des
   questions, l'évidence des réponses>> (p. 346).
    La musique fait ainsi émerger de «cette grande nuit impénétrée et
décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour
du néant >> (p. 344) des réalités objectives et permanentes qui ont plus
de valeur que la vie empirique, puisqu'elles révèlent le sens véritable
et définitif des événements de celle-ci.
    Si, en effet, la petite phrase avait tant de résonances sur Swann
-au point de l'« éblouir» et de l'affecter d'une «cécité momentanée»
comme le prisonnier de la caverne au moment où il se tourne vers la
réalité vraie -, c'est qu'elle lui livrait soudain la vérité de ses amours
avec Odette. Elle lui enseignait que le fragment de vie qu'il avait vécu
avec cette femme n'avait pas été cet épisode misérable, cette « divaga-
tion sans importance» vouée à disparaître dans le néant, qu'il était
                                     91
                        Esthétique de la liberté
aux yeux des invités mondains de la soirée chez Mme de Saint-
Euverte qui lui en avaient parlé avec légèreté (apprenant qu'il était
séparé d'Odette, ils avaient voulu le consoler ou simplement être
aimables, et ils lui avaient donc laissé entendre, sur un ton badin, qu'il
oublierait bientôt cette femme, qui pourrait être avantageusement
remplacée par d'autres, etc.). Or la musique avait démenti cette vision
en lui révélant la valeur absolue, intemporelle, de ce qu'il avait vécu
avec Odette: ces «charmes d'une tristesse intime» qu'il avait expéri-
mentés dans leur relation, la petite phrase en avait «capté, rendu
visible» (p. 343) l'essence.
    Par quel miracle Vinteuil avait-il pu faire paraître dans son art
l'essence véritable de ce qu'Odette et Swann avaient vécu, alors
qu'il ne connaissait pas ces deux personnages? L'explication est
qu'il avait lui-même vécu des événements, éprouvé des sentiments
apparentés. Plus loin dans la Recherche 1 , Proust explicitera cette
idée: ce que les artistes rendent visibles à tous, par l'œuvre, ce n'est
pas leur «moi» en ce qu'il a d'incommunicable, mais des essences
du monde et de la vie qui sont objectives et universelles et dont,
par conséquent, tous les hommes sont susceptibles de faire l'expé-
rience, bien qu'elles restent confuses dans l'esprit de la plupart
d'entre eux, jusqu'à ce qu'un artiste les voie clairement et les leur
rende visibles en les traduisant dans son œuvre. C'est ainsi que l'art
nous révèle
    «un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues,
    mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand
    quelque explorateur de l'invisible arrive à en capter une, à l'amener, du
    monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre»
    (p. 345).
    Que deviennent, demande Proust, les réalités essentielles dont
sont porteurs les chefs-d'œuvre de l'art après que l'âme les aperçues?
Ici comme en d'autres passages de la Recherche, Proust professe une
     1. Notamment dans La Prisonnière, t. III, p. 756-762 et 877-883, et dans Le Temps
retrouvé, t. IV, p. 448-496.
                                         92
                 Une anthropologie philosophique
foi en l'immortalité de l'âme qui, si inclassable qu'elle soit, n'en est
pas moins explicite et solennelle :
    «Peut-être perdrons-nous [ces richesses], peut-être s'effaceront-elles, si
    nous retournons au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons
    pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le pouvons
    pour quelque objet réel [ ... ]. Nous périrons, mais nous avons pour
    otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec
    elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de
    moins probable» (p. 344-345).
    On lira et relira cette dernière phrase, dont le sens est clair mal-
gré la pudeur de l'expression. Les touches de l'absolu par lesquelles
l'art embellit notre vie lui donnent un éclat glorieux. Elles vont
jusqu'à rendre improbable, pour ne pas dire absurde, l'hypothèse
d'une disparition définitive de l'être humain qu'elles ont un jour
habitées.
                           3) Heidegger, Gadamer
    D'autres auteurs ont enrichi au xxe siècle la philosophie de l'art
dans un sens proche de Proust. Ils seront nos derniers jalons.
    Heidegger a énoncé la thèse que l'œuvre d'art n'est ni une simple
« chose », ni un simple « produit », mais un événement ontologique
à part entière, qu'il caractérise comme une «mise en œuvre de la
vérité» 1 • Ce que fait l'art, en effet, c'est de rendre visible la vérité des
choses, la «vérité de l'étant». Par exemple, les souliers de paysans sont
réels, mais, peints par Van Gogh, ils sont vrais. D'une manière géné-
rale, l'art n'est nullement «un quelconque vagabondage de l'esprit
inventant çà et là ce qui lui plaît; ce n'est pas un laisser-aller de la
représentation et de l'imagination aboutissant à l'irréel», car, dans l'art
«une étrange concordance de la vérité et de la beauté se révèle
     1. Cf. Martin HEIDEGGER, «L'origine de l'œuvre d'art», in Chemins qui ne mènent
nulle part, Gallimard, 1962, p. 11-68.
                                        93
                       Esthétique de la liberté
concrètement» 1 • C'est le fait qu'une vérité fasse soudain son appari-
tion qui rend beau ce qui est beau 2 •
     Cette idée est développée par Hang Georg Gadamer 3 • Prenant le
contre-pied de l'esthétique romantique du génie qui affirme que l'art
exprime l'intériorité du sujet, Gadamer entend restaurer la concep-
tion classique de l'art comme représentation des essences objectives
du monde. Cette conception a été rejetée par le romantisme, explique-
t-il, parce qu'on a mal compris l'idée d'« imitation de la nature»
avancée par Aristote. L'art n'imite pas la nature au sens où il répéte-
rait une connaissance de celle-ci que l'esprit humain aurait déjà obte-
nue par d'autres voies, mais au sens où il inaugure cette connaissance.
L'art est connaissance première des formes du monde. Dans l'œuvre
achevée, en effet, se dévoilent des formes du cosmos ou de la vie
humaine et sociale qui, dans l'expérience ordinaire, sont vouées à
rester à jamais évanescentes. L'œuvre en montre pour la première fois
l'essence. En ce sens, si elle est imitation, elle est une imitation plus
vraie que le modèle. L'Achille d'Homère est« plus vrai» que l'Achille
historique 4 • Ainsi l'œuvre d'art, loin d'être une projection de la sub-
jectivité humaine, dévoile l'être du monde. Elle est, dit Gadamer, la
«transmutation en figure» (Verwandlung ins Gebilde) de réalités
qu'elle fait échapper à l'insignifiance en les fixant dans la figure de
l'œuvre qui clôt et parachève leur sens.
     Mais elle n'est telle que dans la mesure où elle dévoile ce qui
était ignoré, où elle est originale, comme une analyse de la notion de
chef-d'œuvre nous le fera comprendre.
     Par définition, un chef-d'œuvre n'est redondant avec aucune autre
œuvre. Il montre quelque chose qui n'est montré nulle part ailleurs, il
est seul à dévoiler un certain secret. C'est d'ailleurs en raison de son
insubstituabilité à d'autres qu'on le conserve précieusement, qu'on
    1. Op. cit., p. 57.
    2. Op. cit., p. 64. Cf. une définition proche, p. 43.
    3. Hans-Georg Gadamer a exposé sa théorie de l'art dans le chapitre introductif
d'un livre consacré au problème de l'herméneutique: Hans-Georg GADAMER, Vérité et
méthode, trad. fr., Seuil, 1980 et 1996.
    4. ARISTOTE, Poétique, 9, 1451 b 6.
                                        94
              Une anthropologie philosophique
l'expose dans des musées, qu'on le republie sans cesse dans des
grandes collections, qu'on le rejoue sur les grandes scènes. L'huma-
nité le conserve parce que la critique et le jugement des années ou des
siècles n'ont pas trouvé d'équivalents qui le rendraient inutile. Il
existe ainsi un patrimoine d'œuvres par rapport auxquelles personne
n'a encore fait« mieux», et dont on considère qu'elles méritent d'être
conservées et contemplées au-delà de la période de curiosité ou
d'engouement factice dont bénéficient les œuvres ordinaires dès lors
qu'elles flattent le goût du public.
     Un indice rigoureux de l'originalité des chefs-d'œuvre de l'art est
le fait qu'on ne puisse instaurer entre eux une hiérarchie. On ne peut
dire qu'un chef-d'œuvre est «plus beau» que tel autre. Tel qui, écou-
tant l'Offrande musicale, a sur le moment même l'impression d'écou-
ter la plus belle musique du monde, révisera son jugement quand il
écoutera la Neuvième symphonie, la Sonate en si mineur ou le Chant
de la Terre - et réciproquement, ce qui fait que la vie musicale est,
littéralement, une succession d'enchantements.
     Cela nous apprend quelque chose d'essentiel sur l'ontologie de
l'œuvre d'art. En effet, pour qu'on puisse comparer deux œuvres, il
faudrait qu'elles puissent être rapportées à une même mesure indé-
pendante d'elles, qu'elles puissent passer toutes deux sous une même
aune, qu'elles appartiennent donc à un même monde. A contrario,
l'impossibilité de hiérarchiser les chefs-d'œuvre est un indice de ce
qu'ils n'appartiennent pas au même monde, ou, si l'on préfère, que
chaque chef-d'œuvre est situé dans un monde qui lui est propre, qui
a ses propres critères de jugement et de mesure, comme l'avait noté
Kant. Inversement, les œuvres qui peuvent être classées, au sujet
desquelles on peut exprimer sans ambiguïté des préférences, attestent
par cela même qu'elles sont de simples éléments d'un monde com-
mun qui les englobe. Elles ne disent donc pas quelque chose de plei-
nement original, elles ne sont pas des chefs-d'œuvre; si on les retire
du patrimoine, cela n'enlèvera rien d'essentiel à celui-ci.
     Nous tenons là un critère rigoureux. Le fait qu'il n'y ait pas
moyen d'instaurer une hiérarchie de beauté entre les vraies œuvres
d'art prouve que la «transmutation en figure» qu'elles opèrent crée
                                  95
                        Esthétique de la liberté
des «mondes» distincts, dont aucun ne peut être jugé selon les cri-
tères empruntés à un autre. Et que, donc, créer un chef-d'œuvre de
l'art, c'est opérer une rupture avec les mondes qui existaient jusque-
là, celui de la vie ordinaire ou ceux des autres œuvres d'art. C'est là
que nous retrouvons la liberté.
                                 4) Castoriadis
     Cornélius Casto ria dis traite des liens entre chefs-d' œuvre de l'art
et liberté dans un livre où une réflexion sur l'art était a priori inatten-
due, puisqu'il s'agit d'un ouvrage de géopolitique consacré à l'Union
soviétique 1 • Il y soutient la thèse que la société soviétique représente
une innovation dans l'histoire en ce qu'elle a délibérément exclu la
beauté:
    «On connaissait déjà des sociétés humaines d'une injustice et d'une
    cruauté presque illimitées. On n'en connaissait guère qui n'aient pas
    produit de belles choses. On n'en connaissait aucune qui n'ait produit
    que la Laideur positive» (Devant la guerre, p. 238).
    On en connaît dorénavant une: l'Union soviétique. Comment
s'explique ce phénomène? Il y a certes une explication sociologique:
les bureaucrates de l'Union des Écrivains (ou de l'Union des Peintres,
des Compositeurs, etc.) ne peuvent supporter un vrai talent qui met-
trait en relief leur propre médiocrité. Il en est ainsi dans toutes les
bureaucraties, et étant donné que toute la vie artistique est bureaucra-
tisée en Union soviétique (c'est-à-dire qu'un artiste ne peut vivre en
faisant un libre commerce de ses œuvres; il doit être membre d'une
organisation de l'État et du Parti), personne n'échappe à cette emprise
et à l'écrasement des talents qu'elle implique. On peut dire aussi que
l'imposition à tout l'art soviétique des normes du «réalisme sovié-
tique » a étouffé la créativité. Cependant, ces explications ne vont pas
     1. Cornélius CASTORIADIS, Devant la guerre, Fayard, 1981. Castoriadis, philosophe
français d'origine grecque, a vécu de 1922 à 1997.
                                         96
               Une anthropologie philosophique
au fond du problème. Elles rendent compte de l'absence de beauté,
non de la « haine affirmative du Beau » qui, selon Castoriadis, carac-
térise en propre le communisme soviétique.
    L'auteur propose donc une autre explication. C'est que le régime
   «sent "instinctivement" - sans certes le "savoir" - que la véritable
   œuvre d'art représente pour lui un danger mortel, sa mise en question
   radicale, la démonstration de son vide et de son inanité» (ibid.).
    Dans une société bâtie selon le matérialisme scientifique, en effet,
tout a une place précise et définie. La théorie établit le rôle positif ou
négatif de chaque chose, de chaque être ou de chaque acte dans le
processus historique. L'explication idéologique se veut globale. En
conséquence, ce dont on ne peut rendre raison par l'idéologie n'a pas
le droit d'exister; c'est une anomalie et un scandale. Or nous venons
de voir que tel est le cas du chef-d'œuvre de l'art, qui crée un monde
sans relation visible avec le monde ordinaire. En conséquence, pour
le régime soviétique, une belle œuvre d'art n'a pas le droit d'exister;
son existence seule est pour lui une menace mortelle.
    Mais qu'est-ce que le régime totalitaire déteste avec un instinct si
sûr dans le beau, dans l'éclat du beau? C'est que cet éclat prouve la
non-nécessité, la contingence du monde, donc l'erreur et l'inanité de
l'idéologie. En effet, si l'œuvre d'art est vraiment nouvelle, originale,
elle ne se déduit pas du monde actuel. Le nouveau surgit toujours, en
un sens, de nihilo, de rien. Du coup, il fait voir, fût-ce en un éclair, ce
rien dont il sort. L'œuvre d'art montre l'in-forme, l'infini; elle est une
épiphanie de l'Infini (cette dernière formule n'est pas employée par
Castoriadis, mais elle correspond à sa pensée). Par le fait même, elle
fait percevoir la contingence du monde. Car elle fait apparaître,
rétrospectivement, le monde existant comme n'ayant pas été le seul
monde possible, comme n'ayant pas été un monde nécessaire. Elle
frappe de contingence tout l'être. Ainsi réfute-t-elle la métaphysique
de Marx et accrédite-t-elle plutôt celles de saint Paul ou de saint
Augustin. Le monde censé avoir été définitivement expliqué par
l'idéologie apparaît désormais comme étant en réalité un monde non
fondé, fragile, susceptible de changer, qui, de même qu'il aurait très
                                    97
                         Esthétique de la liberté
bien pu être, dans le passé, autre qu'il n'a été, pourra, dans l'avenir,
prendre une infinité d'autres visages. Il devient soudain plus profond
et complexe qu'on ne le pensait, il devient ou redevient mystérieux;
et par là, nonobstant les oukases de l'idéologie totalitaire, il se révèle
ouvert à toutes les initiatives de la liberté.
    L'argumentation de Castoriadis ajoute à notre anthropologie la
dimension sociopolitique qui lui manquait. Elle nous permet de com-
prendre pourquoi la beauté ne peut trouver place dans les sociétés
totalitaires, et pourquoi, inversement, elle ne peut apparaître que
dans des sociétés où l'on est libre de rompre avec l'acquis et les rou-
tines, d'emprunter des chemins non balisés, de défier ou d'ignorer les
autorités.
     8. TRANSCENDANCE ET CONVERGENCE DES IDÉAUX DE L'ESPRIT
    Le moment est venu de tirer parti de tous ces apports glanés dans
l'histoire de la philosophie pour tenter de formuler une réponse aux
questions posées au commencement de cette étude.
    Pour notre part, nous adhérons à l'idée que les idéaux de l'esprit
sont transcendants et convergents. Nous pensons, d'une part, que
chaque fois qu'un être humain est témoin de l'apparition du bien, du
vrai, du beau et de la liberté dans le monde empirique, il touche un
absolu. À cet être humain, « Dieu vient à l'idée » - pour reprendre,
en étendant son sens, la formule d'Emmanuel Levinas 1 • D'autre part,
nous pensons que les idéaux de l'esprit qui, logiquement, psychologi-
quement et socialement, sont disjoints et potentiellement en conflit,
convergent en cette transcendance même.
    Le bien. - Pour Levinas, chaque fois que se noue ce qu'il appelle
une « relation éthique » par laquelle un humain se sent et se veut
«responsable pour autrui», et même« responsable pour la responsa-
    1. Cf. Emmanuel LEVINAS, De Dieu qui vient à l'idée, Paris, Vrin, 1982. Et le chapitre
«La fin du nihilisme» de notre ouvrage, La Belle Mort de l'athéisme moderne, Puf, 2012.
                                           98
               Une anthropologie philosophique
bilité d'autrui» (ce que les chrétiens attribuent à la charité qui conduit
à aimer inconditionnellement son prochain, même son ennemi), et
compte tenu du fait qu'une telle relation n'est pas naturelle (puisque
au contraire toutes nos inclinations naturelles s'y opposent, comme
l'a vu Kant qui a fait de cette divergence la pierre de touche de la
moralité de l'agir humain), le voile du monde empirique se déchire
et révèle une réalité transcendante. Alors se manifeste la « gloire
du témoignage » 1 , alors « Dieu vient à l'idée ». En ce sens, la relation
éthique «prouve» Dieu, dont il n'est d'ailleurs pas d'autre preuve
- tout ce qu'on peut dire d'autre au sujet de Dieu vient directement
ou indirectement de cette source. En tous les aspects de la vie humaine
où le bien est préféré au mal, Dieu se révèle, Dieu est présent.
     Le vrai.- La découverte du vrai, de même, révèle une transcen-
dance. En effet, plus la science avance, et plus elle avance vite
(comme l'humanité l'a expérimenté dans les deux derniers siècles),
plus le projet positiviste de l'achever se révèle irréaliste. Car à mesure
qu'elle résout des problèmes anciens, elle en découvre de nouveaux.
Bien loin que le progrès des sciences puisse se représenter comme la
réalisation d'un puzzle qui devrait se compléter quelque jour, il est
une marche vers un horizon qui recule à mesure qu'on avance vers
lui. Certes, selon Thomas S. Kuhn, il est des périodes où la « science
normale » remplit un programme dont elle espère le parachèvement.
Mais ce progrès même, tout en augmentant les connaissances acces-
sibles dans le cadre du paradigme qui structure la recherche pendant
cette période, met de mieux en mieux en relief les phénomènes qui
échappent à ce cadre explicatif. Jusqu'au jour où, pour expliquer ces
derniers, il faudra, à la faveur d'une «révolution scientifique», forger
un nouveau paradigme. Celui-ci fixera le programme d'une nouvelle
étape de «science normale», laquelle à son tour, au lieu de s'achever
dans quelque Savoir Absolu, butera sur de nouveaux problèmes et
permettra de prendre conscience de certains aspects jusque-là insoup-
çonnés du cosmos et de la vie. Les exemples de cette dialectique sont
nombreux dans toute l'histoire des sciences, qu'il s'agisse du passage
   1. Cf. Emmanuel   LEVINAS,   Éthique et infini, Fayard, 1982, chap. 9.
                                           99
                     Esthétique de la liberté
du géocentrisme à l'héliocentrisme, de la physique de Newton à la
mécanique quantique, du vitalisme à la biologie moléculaire, etc. Ce
qu'on peut résumer en disant que plus l'homme sait, plus il découvre
le caractère incomplet et imparfait de ses connaissances, plus il sait
qu'il ne sait pas. Plus encore qu'à l'époque des Lumières, les hommes
d'aujourd'hui savent que le programme de la science est inachevable.
Or cela même fait «venir Dieu à l'idée»; ce monde aux richesses
inépuisables et jamais complètement expliquées dessine en creux le
visage du Créateur.
    Le beau.- Que le beau soit encore une «touche» de l'absolu,
nous en avons rencontré l'idée, sous une forme ou une autre, à
chaque jalon du parcours proposé, chez Platon, Plotin, saint Augus-
tin, saint Denys l' Aréopagite, saint Thomas, Kant, Victor Cousin,
Proust, Heidegger, Gadamer, Castoriadis. Le chef-d'œuvre de l'art
crée un monde original qui ne peut être déduit du monde existant. Il
ne le crée pas par un rejet de ce monde, selon une démarche négative,
mais par la forme nouvelle qu'il instaure qui, ne pouvant trouver
place dans le monde tel qu'il est, institue un nouvel espace où elle
peut se déployer. Ce monde nouveau, qui n'est pas dans la continuité
de l'ancien et n'est pas fondé sur lui, est «sans-pourquoi». Donc la
beauté fait voir en un éclair l'in-forme dont sortent tous les mondes.
Elle est une épiphanie de l'Infini; elle aussi « fait venir Dieu à l'idée ».
    La liberté.- Mais il est une condition sine qua non de la pour-
suite de chacun de ces idéaux: la liberté. Pas de charité sans liberté,
pas de vérité sans liberté, pas de beauté sans liberté. Par suite, ce
quatrième idéal est lié par essence aux trois autres.
    D'abord, nous l'avons vu, la poursuite du bien selon la loi biblique
n'a de sens que si l'homme est libre. Pas de responsabilité morale sans
liberté et, faut-il le préciser, sans liberté individuelle. Ce que la loi
d'amour des Prophètes et de l'Évangile nous demande, c'est de faire le
 bien volontairement et en engageant notre personne. Ce que Levinas
a appelé la «responsabilité pour autrui», le fait de répondre «Me
voici!» à la demande d'autrui comme Abraham répondit à Dieu qui
l'appelait (Gn 22,1), le fait de ne pas se dérober au devoir d'aimer et
d'aider autrui («Tu ne te déroberas pas à ta chair», Is 58,7), cet
                                    100
               Une anthropologie philosophique
impératif (hébraïque ou évangélique, peu importe à ce niveau d'ana-
lyse) n'a de sens qu'adressé à un être libre. C'est là la différence
morale fondamentale entre les sociétés issues de la Bible et les sociétés
païennes mimétiques et sacrificielles. La loi prophétique-évangélique
veut que nous pensions que le mal qui règne dans le monde est
-même indirectement, même partiellement- de notre faute, et non de
celle du prochain sur lequel, dit Levinas, nous n'avons pas plus la
possibilité de nous défausser que nous ne pouvons nous faire rempla-
cer par lui pour notre mort.
    De même, la poursuite du vrai, qui n'est jamais possédé tout entier
dans un dogme, suppose la liberté de penser, la liberté critique. Le
vrai ne saurait être atteint par un esprit contraint: un tel esprit est
limité à l'opinion et au mythe. Seul atteint le vrai un esprit qui pense
par lui-même, c'est-à-dire qui n'adhère à une connaissance ou à une
théorie que parce qu'il a été libre de les examiner par lui-même et de
constater si, oui ou non, elles sont conformes au réel. Telle est la thèse
de Kant dans Qu'est-ce que les Lumières?, thèse à laquelle le falsifi-
cationisme de Karl Popper donne un fondement logique solide : ne
peut être jugée vraie qu'une théorie qui, tout à la fois, est réfutable et
n'a pas été réfutée malgré tous les efforts des critiques; or le fait que
personne n'ait réussi à réfuter une théorie n'a de sens logique que si
quelqu'un pouvait la réfuter, c'est-à-dire si tous les critiques poten-
tiels n'étaient pas éliminés ou bâillonnés. Donc la liberté - à la fois
ma propre liberté de formuler des hypothèses nouvelles, et celle
d'autrui de me réfuter- conditionne notre commun accès au vrai.
     La poursuite du beau suppose tout autant la liberté humaine. Il
n'est pas de chef-d'œuvre sans originalité, ni d'originalité sans liberté.
C'est la démonstration de Castoriadis: tout chef-d'œuvre de l'art
prouve qu'un autre monde est possible, donc qu'il n'y a pas de néces-
sité, soit destinale au sens des Anciens, soit déterministe au sens du
scientisme moderne. L'art, tout à la fois, présuppose la liberté et la
démontre en acte.
    À tous ces titres, la liberté n'est donc pas un adjuvant ou un
«supplément d'âme»; elle fait corps avec les idéaux de l'esprit, elle
est une valeur en soi, une valeur inconditionnelle.
                                   101
                            Esthétique de la liberté
    La thèse selon laquelle la poursuite des idéaux de l'esprit n'est pas
de l'ordre de la seule vie empirique conduit à celle de la convergence
de ces idéaux. Car s'il est vrai qu'ils font tous «venir Dieu à l'idée»,
ils ont Dieu en commun. Malgré son hétérogénéité fondamentale,
malgré l'absence de liens causaux et/ou logiques entre ses parties,
l'édifice des idéaux de l'esprit résiste à l'éclatement en ce qu'il a Dieu
pour clef de voûte. Les idéaux sont indépendants les uns des autres en
ce sens qu'aucun n'est cause ou effet des autres et que, par suite,
aucun ne peut être réduit au rang de moyen d'un autre. Tous sont des
fins en soi, ce qui signifie qu'ils méritent d'être poursuivis pour eux-
mêmes, y compris, en certaines circonstances, au prix d'une mise à
l'écart ou même d'un oubli volontaire des autres. Mais, s'il est vrai
qu'ils ont Dieu comme foyer, il n'est pas possible que leur conflit soit
sans limite et sans remède.
    Bien plus, la Révélation biblique et chrétienne et l'expérience spiri-
tuelle nous avertissent qu'il existe entre ces idéaux une hiérarchie qui
scelle leur cohérence. La loi suprême, telle que révélée par le Christ en
paroles dans le Sermon sur la montagne et en pratique par la Passion,
est la charité. Mais, parce que la charité sans possibilité d'action sur
le monde est vide, et qu'il n'y a pas d'action sur le monde sans
connaissance, on ne peut faire le bien sans rechercher et atteindre le
vrai. Celui-ci partage donc la dignité du bien, comme le soutenait Pic
de la Mirandole. D'autre part, le vrai- que John Milton nous décrit
comme ayant volé en éclats lors de la Chute 1 - n'est accessible aux
hommes que pas à pas, de « révolution scientifique » en « révolution
scientifique», sur un mode critique. Il ne peut ni ne doit jamais être
enfermé dans un dogme ou une idéologie. Or le beau, naturel ou
artistique, nous met en contact avec une vérité qu'il nous révèle par
son seul éclat sui generis, au lieu de nous la présenter comme fruit
d'un raisonnement. L'art a donc une fonction critique. Il dément
l'idéologie et les systèmes et, derechef, il sert la vérité. Mais, comme
celle-ci sert la charité, nous pouvons dire que le beau sert le vrai qui
sert le bien.
    1. Cf. John   MILTON,   Areopagitica, dans Écrits politiques, Belin, 1993, p. 110-116.
                                            102
                 Une anthropologie philosophique
    Redisons que cette subordination n'est pas une relation de moyen
à fin, au sens des phénomènes empiriques liés par la causalité. Aucun
idéal ne peut être sacrifié à un autre, par exemple la science à la
politique (comme en Union soviétique au temps de l'Affaire Lys-
senko), ou l'art à la science. Leur ordonnancement hiérarchique signi-
fie seulement que, dans certaines situations d'urgence, on devra
préférer la valeur la plus haute. Par exemple, Cicéron dit que, quand
la patrie du savant est en danger, il doit laisser en plan ses recherches
pour s'occuper du salut de sa patrie; ce n'est qu'une fois celle-ci sau-
vée qu'il pourra revenir compter les étoiles 1 . De même, si l'urgence
oblige à trancher, cela sera fait selon la hiérarchie susdite. C'est cela
que voulait dire Dostoïevski dans la phrase fameuse : « Si je devais
choisir entre la vérité et le Christ, je choisirais le Christ>>, c'est-à-dire
le bien. C'est, en substance, ce que dit aussi Levinas dans sa critique
de Hegel (le bien de la «responsabilité pour autrui» a le pas sur la
«vérité du Tout» 2 ). Pour le reste, les vies humaines et les sociétés
doivent être organisées de manière à laisser toute leur place à chacune
des activités transcendantes de l'esprit.
    Il semble que nous disposions maintenant de l'anthropologie phi-
losophique et de la grille de lecture dont nous avions besoin pour
juger en profondeur les différents types de société. Les bonnes socié-
tés seront celles qui sont libres et belles. Mais elles devront remplir
d'autres conditions. Il faudra que les valeurs spirituelles y soient soli-
dairement reconnues, qu'aucune ne soit exclue. Par exemple, nous ne
pourrons nous estimer heureux de vivre dans une société qui glorifie
nominalement l'art et favorise une approche esthétisante de la vie si,
en même temps, elle est sceptique et/ou amorale. Car nous devrons
juger qu'une telle société méconnaît l'homme dans sa cohérence pro-
fonde et qu'en outre, malgré sa prétention esthétisante, elle ne peut
même pas comprendre authentiquement le beau. De même, nous ne
nous satisferons pas de vivre dans une société où l'on favorise la
production et la consommation, donc une certaine forme de bien,
   1. Cf. CICÉRON, De officiis, op. cit., 1, XLIII, 154.
   2. Cf. Emmanuel LEVINAS, Totalité et Infini, op. cit. Préface.
                                         103
                     Esthétique de la liberté
mais sans chercher à poursuivre l'aventure de la science et sans culti-
ver l'art. Elle aussi serait mutilée et impotente, altérerait l'humanité
de l'homme. Seules seront vraiment et sûrement belles et libres les
sociétés qui, tout autant que la beauté et la liberté, mettent le vrai et
le bien au centre de leurs valeurs.
                        Deuxième partie
                Laideur de la servitude
    Nous pouvons maintenant montrer pourquoi la condition de
servitude s'accompagne toujours de laideur, la condition libre tou-
jours de beauté.
    Nous avons déjà évoqué, chemin faisant, la laideur relative de
l'esclave ou du barbare chez Aristote, celle de l'homme« sans esprit»
dont parle Kant, celle des mondains de Proust. Nous pourrions aussi
multiplier les observations psychologiques sur les soumis, les sui-
veurs, les lâches, ceux qui ont peur de leur ombre et ne pensent que
selon les modes et les conformismes du temps; nous n'apprendrions
rien à personne en soulignant que ces proches parents du chien de la
fable ne sont pas beaux. Mais ce sont là des individus imparfaits,
comme il en existe dans toutes les espèces vivantes. Il sera de plus
grande portée d'examiner des sociétés dans lesquelles la laideur est un
fait engendré par la structure sociale même et qui est donc susceptible
d'affecter tous les hommes, même et surtout les plus normaux.
    On pense en premier lieu aux totalitarismes. Il faudra cependant
nous pencher également sur des sociétés apparemment plus accep-
tables, mais qui sont caractérisées elles aussi par des restrictions
sévères apportées à la liberté: les socialismes démocratiques ou social-
démocraties qui ont tellement peur des loups qu'elles croient ne pou-
voir se préserver de ce danger qu'en transformant tous les hommes en
chiens.
                                  105
                     Esthétique de la liberté
                    1.   LAIDEUR DES TOTALITARISMES
    Ce qui caractérise le totalitarisme, c'est l'absence totale de liberté,
contrepartie du caractère total de l'autorité qu'exerce le pouvoir. Le
totalitarisme exclut la liberté par définition, par philosophie et en
pratique.
    Par définition, puisque « totalitarisme », mot qui est devenu pour
nous péjoratif après guerre, quand la vraie réalité de ce type de société a
commencé à être discernée, est au départ un terme positif: des hommes
épris de justice ne peuvent faire prévaloir celle-ci que s'ils disposent
d'un pouvoir« total» sur la société, sinon- c'est-à-dire si subsistent des
marges d'autonomie chez les individus et les groupes, si des résistances
peuvent s'organiser, si des pratiques divergentes de celles décidées par
l'autorité peuvent se faire jour - ils ne pourront exécuter le Plan, ils
devront abandonner le projet d'établir la justice sociale.
    Par philosophie, puisque les deux grandes idéologies totalitaires,
communisme et nazisme, sont des holismes. Pour eux, les seuls êtres
existants et subsistants, les seuls sujets réels de l'Histoire, sont les
groupes, les classes, les races ou les nations. L'individu n'est pas sub-
stance; par suite, ses initiatives indépendantes, c'est-à-dire ce qu'on
appelle communément la liberté, ne sont pas légitimes.
    En pratique enfin, si l'on en croit tous les témoignages sur la vie
réelle dans les deux régimes, communisme et fascisme-nazisme.
    Telle étant la situation, nous posons la question de l'esthétique
de ces sociétés. Le fait que le totalitarisme enlaidisse l'homme a été
montré par des auteurs comme George Orwell, Hannah Arendt ou
Friedrich August Hayek. Il suffira de rappeler leurs analyses.
                         1) 1984 de George Orwell
   George Orwell (1903-1950) a été témoin des faits et actes des
partis totalitaires réels pendant l'entre-deux-guerres, principalement
                                   106
                          Laideur de la servitude
lorsqu'il a côtoyé les communistes lors de la guerre civile espagnole,
mais aussi en prenant connaissance des témoignages lacunaires
disponibles en son temps sur les sociétés soviétique et fascistes déjà
installées. Mais son génie est d'avoir, dans deux œuvres de fiction,
La Ferme des animaux (1945) et 1984 (1949), montré l'essence des
sociétés totalitaires 1 •
    Le totalitarisme enlaidit d'abord physiquement les habitants. Les
agents du régime sont de «petits hommes courtauds», au visage
gras, avec de petits yeux sans expression; tel est le type humain qui
prospère sous la domination du Parti (cf. 1984, p. 84-85). Anticipant
les analyses de Castoriadis, Orwell soutient a contrario la thèse que
la beauté, comme telle, réfute l'idéologie et ne peut être que haïe et
détruite par le régime. Le héros de 1984, Winston, revoit en rêve des
bribes de l'ancien temps, quand la société était libre. Dans son rêve
apparaît une jolie fille qui se dévêt pour s'offrir à lui, et cela suscite
chez lui cette réflexion philosophique :
    «Ce qui en cet instant le transportait d'admiration, c'était le geste avec
    lequel elle avait rejeté ses vêtements. La grâce négligente de ce geste
    semblait anéantir toute une culture, tout un système de pensées, comme
    si Big Brother, le Parti, la Police de la Pensée, pouvaient être rejetés au
    néant par un unique et splendide mouvement du bras» (p. 46).
    Le beau (ici le beau naturel) fait, par lui seul, s'évanouir l'univers
créé et entretenu par le Parti totalitaire. Hélas, Big Brother le sait.
C'est pourquoi, en même temps qu'il pourchasse tout souvenir d'une
société antérieure où il y avait de belles vies, de belles aventures, de
belles œuvres d'art, il veille aussi à enlaidir les corps, à leur enlever
tout charme et tout éclat, pour ne pas parler de ceux des prisonniers
des camps qu'il réduit délibérément à l'état de loques humaines.
     1. Dans ces œuvres, les totalitarismes sont «transmutés en figure», pour reprendre
l'expression de Hans-Georg Gadamer citée plus haut. Parce qu'elle simplifie les traits et ne
donne à voir que ceux qui sont les plus signifiants, la caricature peut révéler l'essence
d'une réalité complexe mieux qu'une analyse qui se voudrait réaliste. Je cite ci-après 1984
dans l'édition Gallimard-Folio, 2009. Sur la vie d'Orwell, cf. Louis GILL, George Orwell,
de la guerre civile espagnole à 1984, Lux, 2012.
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                     Esthétique de la liberté
    Mais ce n'est là qu'un aspect secondaire de l'œuvre de destruction
de la nature humaine qu'il veut accomplir et qu'il accomplit réelle-
ment, qui ne sera achevée que lorsque aura disparu aussi toute beauté
morale, au sens traditionnel, naturel, du terme. En effet, les dirigeants
professent la thèse qu'il n'y a pas de nature humaine et qu'on peut
donc créer et recréer l'homme à volonté. En écho à des discussions
qu'il a dû réellement avoir pendant la guerre d'Espagne avec des
cadres staliniens, Orwell imagine le dialogue suivant entre Winston et
le chef de la Police de la Pensée, O'Brien, qui l'a fait prisonnier et lui
fait subir un sévère interrogatoire:
   «[O'Brien] Vous vous imaginez qu'il y a quelque chose qui s'appelle la
   nature humaine qui sera outragé par ce que nous faisons et se retournera
   contre nous ? Mais nous créons la nature humaine. L'homme est infini-
   ment malléable[ ... ].
   - [Winston] Cela m'est égal. Tôt ou tard, [les hommes] verront ce que
   vous êtes et vous déchireront. [... ] Il y a quelque chose dans l'univers,
   je ne sais quoi, un esprit, un principe, que vous n'abattrez jamais.
   - Croyez-vous en Dieu, Winston ?
   -Non.
   -Alors, qu'est-ce que ce principe qui nous vaincra?
   -Je ne sais. L'esprit de l'homme.
   - Et vous considérez-vous comme un homme ?
   - Oui. (p. 355-356.)
    À ce moment précis, O'Brien déclenche un magnétophone où l'on
entend la voix même de Winston promettre de mentir, voler, falsifier,
tuer, encourager la morphinomanie, la prostitution, propager les
maladies vénériennes, lancer du vitriol au visage des enfants ... ,
c'est-à-dire se comporter comme un être infrahumain. L'enregistre-
ment avait été réalisé la nuit où Winston s'était enrôlé dans le faux
mouvement de résistance dirigé par O'Brien. Lors de cet entretien
secret, le chef de la Police de la Pensée avait expliqué aux deux candi-
dats résistants, Winston et sa compagne, que, Big Brother étant un
adversaire d'une ruse et d'une cruauté extrêmes, quasiment imbatta-
ble, il fallait, pour espérer avoir la moindre chance d'en venir à bout,
                                    108
                     Laideur de la servitude
que les résistants soient prêts à employer tous les moyens. Dans sa
rage de vaincre Big Brother, Winston avait promis qu'il adopterait ces
comportements si c'était nécessaire pour le triomphe de la Cause et
pour la libération du peuple. O'Brien avait insisté: êtes-vous prêt
même à trahir vos amis, à exécuter les ordres les plus durs, à « jeter du
vitriol sur des enfants » ? Winston avait acquiescé. En effet, les souf-
frances que le régime lui avait fait subir avaient ainsi durci son cœur
qu'à son tour il était prêt à adopter l'inhumanité même qu'il repro-
chait aujourd'hui à O'Brien- acquiescement que celui-ci lui rappelle
cruellement en lui faisant réentendre les propos enregistrés. O'Brien
peut conclure à bon droit que la nature humaine n'existe pas, ou que
du moins, si elle existe, elle est facilement destructible et ne saurait
constituer un obstacle sérieux pour la Révolution.
    De fait, pour créer l'Homme nouveau, le régime présente comme
surannés, et met peu à peu hors la loi, les comportements naturels, la
morale naturelle, la loyauté, la dignité, la convenance, la décence,
la pudeur, et jusqu'aux gestes de tendresse et de protection des mères
avec leurs enfants, comme on le voit dans une page très dure du livre.
Tous les traits de la nature humaine, telle qu'elle a été décrite par
Aristote, Cicéron, saint Thomas, Locke ou Hume, ont vocation à
disparaître les uns après les autres. Mais cette entreprise de destruc-
tion prend du temps et a des limites. D'où les espoirs que Winston
place dans les «prolétaires», dont il pense que, moins instruits que la
classe moyenne, ils sont, de ce fait même, moins atteints par la propa-
gande idéologique du régime, moyennant quoi ils peuvent, plus que
les autres membres du troupeau, perpétuer naïvement les gestes et
comportements propres à la nature humaine. Ce qui inspire à Wins-
ton cette réflexion: « Le prolétaire est beau. » Mais pour combien de
temps encore ?
    Un des plus puissants moyens que le Parti emploie pour détruire
la nature humaine est de faire disparaître l'espace privé. Big Brother
a installé dans chaque foyer une caméra qui force les individus à
laisser voir tous les faits et gestes de leur vie personnelle («Big Bro-
ther is watching you »).Personne ne peut donc concevoir et dévelop-
per des projets, acquérir des savoir-faire originaux, décalés de ceux
                                  109
                       Esthétique de la liberté
du groupe, où il pourrait imprimer la marque de son ego. Pour en
enlever le projet même aux sujets, Big Brother s'en prend directement
à la pensée. Il force les gens à parler la « novlangue », qui est essen-
tiellement fausse. Il les prive ainsi des mots et notions générales qui
leur permettraient de penser par eux-mêmes. Les prolétaires pourront
donc, éventuellement, être rebelles et grogner quand ils souffriront
trop dans leur vie personnelle, mais, comme ils ne disposeront plus
des outils de base de la pensée, les mots et les notions, leur révolte ne
pourra pas se cristalliser dans un projet politique (cf. p. 126-127).
Ces procédés de destruction de la pensée sont systématiquement mis
en œuvre par le «Ministère de la Vérité», dont la «Police de la
Pensée» est l'organe exécutif. L'alignement idéologique est renforcé
par des fêtes obligatoires, les «Deux Minutes de la Haine» chaque
jour, la «Semaine de la Haine» chaque année. Le régime a délibéré-
ment adopté le mécanisme qui permet de souder la société par la
mimesis et la désignation de boucs émissaires, qui nie et fait dis pa-
raître à jamais l'homme de l'humanisme, l'homme qui pense par lui-
même, l'homme-personne (p. 198).
     Les distractions mêmes du peuple, chansons, romans et films, sont
produites par des machines automatiques que le Parti a mises au
point, qui leur présentent toujours le réel sous le même angle. La
jeune génération a grandi dans le monde de la Révolution et ne
connaît rien d'autre (phénomène qui a dû frapper particulièrement
Orwell, qui l'avait déjà noté au sujet des jeunes animaux de la
Ferme). Le passé ne subsiste que sous une forme muette, dans
quelques objets que le Parti n'a pas eu encore le temps ou la possibi-
lité de détruire (p. 207). Non seulement il n'y a dans les esprits aucune
référence autre sur laquelle fonder une critique, mais le système est
parvenu à faire percevoir comme une faute morale gravissime le seul
fait de laisser passer en son esprit quelque pensée critique que ce soit.
Orwell appelle plaisamment arrêtducrime cette «faculté de s'arrêter
net, comme par instinct, au seuil d'une pensée dangereuse», qui pour-
rait sembler remettre en cause l' Angsoc 1 . Arrêtducrime signifie donc
   1. L'idéologie du régime («socialisme anglais»).
                                        110
                          Laideur de la servitude
«stupidité protectrice» (p. 281). Ainsi privé des outils de la pensée, le
peuple est devenu profondément sceptique. Il ne croit plus qu'il y ait
une différence entre vérité et mensonge, alors que la « préférence pour
la vérité» fait partie intégrante de la nature humaine. La disparition
des vertus intellectuelles enlaidit ainsi l'être humain.
    Celle des vertus morales produit le même effet. Les hommes sont
obligés de mentir, de voler, de frauder, de manquer à leurs engage-
ments les plus sacrés, de trahir leurs amis les plus proches, d'accuser
quelqu'un à tort pour échapper eux-mêmes à une torture insupporta-
ble (cf. p. 384 ). Du coup, ils ne peuvent plus opposer à Big Brother
une quelconque humanité, puisqu'on les aura forcés à détruire eux-
mêmes préalablement en eux l'humanité, la partie honnête et belle de
leur âme. Dès lors, l'enlaidissement de l'homme s'entretient de lui-
même: un homme moralement laid n'a plus rien à opposer aux com-
portements laids qu'on lui impose, donc il les accomplit, donc il
s'enlaidit encore, et ainsi de suite, sans qu'il soit plus besoin de nou-
velle propagande ni de nouvelle pression. Le triomphe anthropolo-
gique du totalitarisme est alors complet. En amputant tous les
habitants de l'organe de la conscience morale, on a fait d'eux de véri-
tables sous-hommes (cf. p. 206-207).
    Orwell conclut que le principal défi que les résistants au totalita-
risme doivent relever, ce n'est pas de rester vivants, mais, s'ils le
peuvent encore, de rester humains (p. 223 ), seule attitude qui puisse
véritablement gêner le régime. Attitude hélas bien improbable,
comme l'illustre la triste fin du roman. On menace Winston d'enser-
rer sa tête dans une cage où il sera dévoré vivant par des rats,
qui commenceront par lui manger les yeux, puis toute la tête 1 , et
l'on commence à exécuter cette menace. Alors non seulement le héros
renonce à lutter contre Big Brother, adversaire décidément trop
coriace, mais il se persuade qu'il est condamnable de vouloir même le
combattre:
     1. D'après le biographe d'Orwell, Louis Gill, cette torture a été réellement utilisée
par les staliniens en Espagne.
                                          111
                        Esthétique de la liberté
   « La lutte était terminée. [Winston] avait remporté la victoire sur lui-
   même. Il aimait Big Brother » (p. 391).
  Absolument transformé en chien, Winston avait cessé d'être un
homme.
           2) Les Origines du totalitarisme d~Hannah Arendt
    Ce qu'Orwell a en partie connu, en partie anticipé pendant la
Guerre d'Espagne, Hannah Arendt le retrouve à grande échelle dans
la réalité des régimes totalitaires, telle qu'on commence à la connaître
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dans Les Origines du
totalitarisme (1951) 1, elle met l'accent, elle aussi, sur l'enlaidissement
de l'être humain accompli, dans les univers totalitaires, par l'écrase-
ment des vertus intellectuelles et morales.
    Le totalitarisme est le lieu diabolique où règne l'antimorale, où
sont directement inversés les Dix Commandements bibliques :
    «De même que la Solution finale de Hitler équivalait en fait à rendre le
   commandement "Tu tueras" contraignant pour l'élite du parti nazi, de
   même la déclaration de Staline prescrivait: "Tu porteras de faux témoi-
   gnages" comme règle de conduite pour tous les membres du parti bol-
   chevique2. »
    Arendt souligne les diverses transformations qui se produisent
dans l'homme soumis au régime totalitaire. Toutes reviennent à
dégrader sa nature. Sa nature intellectuelle d'abord: les hommes
perdent toute faculté critique; aveuglés par l'idéologie, ils deviennent
incapables de tirer les conséquences des faits les plus évidents ou de
l'argumentation la plus claire. Ses vertus morales ensuite. Le système
tend à détruire par la terreur tous les groupes humains qu'il n'a pas
    1. Paru en français en trois volumes: Sur l'antisémitisme, Seuil, coll. «Points
Essais», 2005; L'Impérialisme, même coll., 2006; Le Système totalitaire, même coll.,
2002.
    2. Hannah ARENDT, Le Système totalitaire, op. cit., p. 23.
                                        112
                           Laideur de la servitude
lui-même institués, famille, groupes de métiers, solidarités locales, et
autres groupes fondés sur des affinités artistiques, culturelles, sociales
et politiques. Donc, s'il veut survivre, l'homme doit supprimer en lui
les qualités morales qui, précisément, lui permettaient de participer à
de tels groupes. Il doit devenir hypocrite, détruire tout sentiment de
loyauté et de solidarité, toute fidélité, tout sens de l'honneur. Étant
donné que le système le force à commettre des crimes et à être com-
plice des crimes commis par l'autorité, très vite il ne peut plus songer à
sortir de ce cycle infernal, comme dans les mafias. Il perd plus spécia-
lement tout esprit de liberté, car ce que le système redoute, déteste et
punit plus que tout, ce ne sont pas les actes d'opposition, mais les
actes libres en tant que tels, y compris, donc, ceux qui consistent à
soutenir le régime. Celui-ci n'est à l'aise qu'avec une humanité trans-
formée en un troupeau absolument sans volonté.
    La pointe de l'argumentation d'Arendt est que le totalitarisme ne
supprime pas seulement l'espace matériel des habitations, comme
dans 1984, mais, généralement parlant, tout espace de liberté. La
base de la liberté sociale est en effet la propriété privée, domaine où
chacun est le seul maître de ses actions, à partir duquel il peut nouer
librement avec autrui des relations et des contrats, en conservant à
tout moment la maîtrise de cet espace, comme on le sait depuis le
droit romain. S'il n'y a plus de propriété, ni de droit pour la garantir,
ni d'État de droit pour faire respecter le droit, il n'y a plus de liberté.
Or ce sont précisément la propriété et le droit que les deux totalita-
rismes ont détruits en tout premier lieu (cf. p. 258 sq.) en les abro-
geant en pratique après les avoir dénoncés idéologiquement comme
des lubies « idéalistes » et « bourgeoises » 1 • Dès que le droit cesse
d'être reconnu, les frontières de la sphère privée où le moi de chacun
évolue librement disparaissent, et, de ce fait, les vies mordent les
     1. Il y a sans doute une distinction à faire à cet égard entre le nazisme, qui n'a pas
formellement condamné le principe de la propriété privée, et le communisme, qui l'a fait.
Les nazis ont laissé subsister des entreprises privées. Mais c'était à la condition qu'elles se
mettent entièrement au service des fins politiques et économiques du régime; tout
industriel trop indépendant était sanctionné et son droit de propriété n'était pas opposa-
ble à l'action du Parti et de ses milices.
                                             113
                     Esthétique de la liberté
unes sur les autres, s'interpénètrent et se confondent. La distance
symbolique qui doit exister entre les citoyens - même et surtout
lorsqu'ils échangent des biens et des services, mènent des projets
communs, travaillent étroitement ensemble - pour qu'ils puissent
demeurer identiques à eux-mêmes dans la durée disparaît.
    Non moins que Big Brother, nazisme et communismes ont aussi
pratiqué la suppression des distances entre êtres humains dans leur
politique concentrationnaire. Ils savaient bien que, du fait des condi-
tions de transport des prisonniers destinés aux camps, «lorsque des
milliers d'hommes étaient entassés, nus, agglutinés les uns aux autres,
dans des wagons à bestiaux, debout, des jours d'affilée, ballottés à
travers la campagne», la nature humaine était irrémédiablement bles-
sée. Quelques jours de transport dans des wagons à bestiaux ou de
séjour dans les camps de concentration suffisaient à dégrader profon-
dément l'humanité du plus grand nombre des déportés, comme
l'atteste le fait paradoxal qu'il y ait eu très peu de révoltes de prison-
niers, tant dans les camps d'extermination SS que dans le Goulag
soviétique. Il y a même eu rarement des suicides. À Auschwitz et dans
les camps similaires- cela a frappé les rares observateurs qui ont sur-
vécu -, il semble que le plus grand nombre soit allé à l'abattoir sans
protester, en tout cas sans entamer une lutte qui, même perdue
d'avance, aurait encore eu une signification humaine. La raison de
cette inaction ne peut être que celle-ci : l'entassement poursuivi sur
une période suffisamment longue a abouti à détruire l'individualité.
Or
   «détruire l'individualité, c'est détruire la spontanéité, le pouvoir qu'a
   l'homme de commencer quelque chose de neuf à partir de ses propres
   ressources [... ]. Ceux qui aspirent à la domination totale doivent [donc]
   liquider toute spontanéité, telle que ne manquera pas de la faire surgir la
   simple existence de l'individualité» (Le Système totalitaire, p. 271-272).
   Au-delà de cette promiscuité physique des camps, qui est un cas
limite, une suppression comparable de l'individualité se constate et
produit des effets similaires dans l'ensemble de la population à mesure
que le régime détruit la personnalité juridique des citoyens.
                                    114
                       Laideur de la servitude
    La première réalité ainsi détruite est le sens de la morale (cf.
p. 265 sq.). La morale suppose en effet la responsabilité individuelle.
Or déjà, sur le plan idéologique, ayant posé que l'Histoire est faite
par des catégories sociales anonymes, le totalitarisme nie cette res-
ponsabilité. Chaque individu aura le destin qui lui est assigné par sa
simple appartenance à une certaine catégorie sociale, donnée comme
viable ou non viable selon les lois de la Race ou de la Classe. En
revanche, ce que chaque personne individuelle fait de son propre
chef est censé n'avoir aucune réalité. Par exemple, si le régime dit
qu'une classe sociale est « condamnée par l'Histoire », il ne suffira
pas qu'un individu de cette classe déclare s'en désolidariser à titre
individuel. Le régime s'en prendra à ce que les communistes ont
appelé les «ennemis objectifs», c'est-à-dire les membres des collecti-
vités condamnées par la théorie marxiste de la lutte des classes, et les
nazis agiront de même avec les ennemis de la race supposée supé-
rieure. Ces ennemis «objectifs» devront être détruits quoi qu'ils
aient fait et pensé « subjectivement ». Inversement, les SS recrutaient
des hommes ayant le type physique de l'Aryen sur des critères
« objectifs » de race, que les individus concernés fussent volontaires
ou non pour cet emploi. De même encore, quand des Polonais et des
Ukrainiens s'étaient opposés à eux et avaient été tués ou déportés, les
nazis enlevaient, pour les confier à des familles allemandes, ceux de
leurs enfants dont les traits raciaux étaient jugés authentiquement
nordiques par les commissions d'« experts » 1 .
    Cette négation des personnes se poursuit au-delà de leur mort.
Personne ne saura ce que chacun a fait ou n'a pas fait dans les camps,
personne même ne saura qui y a été enfermé, qui y est mort et qui y
est encore en vie. Ainsi, les actes des prisonniers, même et d'abord le
fait de lutter et de mourir courageusement, ne pourront avoir aucune
signification. Cela, souligne Arendt, ne s'était jamais vu dans l'His-
toire où, même dans les périodes les plus noires, les belligérants
accordaient à l'ennemi le droit au souvenir. Achille s'était rendu aux
    1. Sur ces deux points, voir Édouard CONTE et Cornelia   ESSNER,   La Quête de la
Race, Hachette, 1995.
                                      115
                           Esthétique de la liberté
funérailles d'Hector, les Romains avaient permis aux chrétiens
d'écrire leurs martyrologes, l'Église avait brûlé les hérétiques, mais
avait conservé les minutes de leur procès, que nous pouvons encore
consulter aujourd'hui. Alors que
    « les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme
    (en faisant qu'il était impossible de savoir si un prisonnier était mort ou
    vivant), dépouillaient la mort de sa signification: le terme d'une vie
    accomplie. En un sens, ils dépossédaient l'individu de sa propre mort,
    prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu'il n'appartenait à
    personne. Sa mort ne faisait qu'entériner le fait qu'il n'avait jamais vrai-
    ment existé » (p. 266) 1 •
    Cela enlève à l'être humain la possibilité même d'une conduite
morale significative. Un individu veut-il accomplir, fût-ce au prix de
sa vie, un acte de résistance, veut-il tuer un criminel au service
du tyran, ou simplement, en se suicidant, prendre en main lui-même
son destin? Le système fait en sorte que cet acte ne sera jamais connu
de personne, de sorte qu'il n'aura aucune signification en ce monde. Si
cela ne suffit pas pour dissuader les candidats à ce genre d'action, on
leur fait savoir que leurs familles et leurs amis seront exterminés.
Alors le candidat héros n'aura plus à choisir «entre le bien et le mal»,
mais «entre le meurtre et le meurtre», comme cette mère grecque à
qui les nazis demandèrent de choisir parmi ses trois enfants lequel
devait être tué, ou comme ces sujets du stalinisme qui, pour tenter de
se sauver eux-mêmes et de sauver leur famille, dénonçaient à tort des
innocents, de sorte que «la ligne de démarcation entre persécuteur et
persécuté, entre le meurtrier et sa victime, était constamment estom-
pée» (p. 267).
      1. Orwell avait fait la même remarque. Dans l'univers de 1984, toute mention des
personnes arrêtées par la Police secrète disparaît de la vie sociale. Leur état civil est biffé.
Si elles ont fait quelque chose dans le passé et que cela a été mentionné dans quelque livre
ou journal, ces traces écrites sont systématiquement effacées {le héros, Winston, est
d'ailleurs affecté à cette tâche, avec des dizaines d'autres employés du ministère de la
Vérité). Orwell dit plaisamment que les opposants au régime ne «meurent» pas, mais
sont «vaporisés».
                                             116
                         Laideur de la servitude
    C'est ainsi que, dans les camps de concentration et, par extension,
dans la société totalitaire tout entière conçue et organisée comme un
camp, l'homme est mis hors d'état de vivre une vie vraiment humaine.
L'absence de sphère privée lui interdit de commencer une histoire, un
scénario original qui aboutirait à donner à son être une substance qui
lui serait propre. Ce n'est pas seulement son corps qui est déformé,
mutilé ou tué (on se souvient que cela n'empêchait pas le consul
Regulus de resplendir de l'éclat de sa beauté morale). Ce sont les
conditions mêmes d'apparition de la beauté morale qui sont suppri-
mées. L'homme du troupeau totalitaire est condamné à la laideur,
hormis une poignée de héros et de saints.
        3) La Route de la servitude de Friedrich August Hayek
    Il nous semble qu'un degré supplémentaire dans l'explication
scientifique de ces phénomènes a été atteint par Friedrich August
Hayek, dans un livre écrit alors que la Seconde Guerre mondiale était
encore en cours, La Route de la servitude 1 • Voici son argumentation.
    Les régimes totalitaires sont des régimes qui ne sont pas régis par
la rule of law, c'est-à-dire par un «gouvernement de lois, non
d'hommes». Le pouvoir y appartient au Parti unique et à ses chefs.
Donc c'est le règne de l'arbitraire. C'est le contraire du fair play, ou
jeu correct de chacun avec tous, qui caractérise les sociétés occiden-
tales civilisées, lesquelles vivent spontanément en harmonie parce
que tout le monde y respecte certaines «règles de juste conduite» de
morale et de droit. La thèse de Hayek est dès lors qu'en remplaçant
cet « ordre spontané de société » par un ordre autoritaire, les régimes
totalitaires rendent inutiles, et donc détruisent nécessairement à court
ou à moyen terme, toutes les règles juridiques et morales.
    Hayek le montre en se référant à la théorie antique de la «liberté
     1. Friedrich August HAYEK, The Raad to Serfdom, London, George Routledge
& Sons, 1944; trad. franç., La Route de la servitude, Librairie de Médicis, 1946, et Puf,
coll.« Quadrige», 1985.
                                          117
                      Esthétique de la liberté
sous la loi », formulée par Aristote et Cicéron, explicitée par Locke et
reprise dans toutes les grandes doctrines libérales. Il ne peut y avoir de
liberté que là où règnent des «règles de juste conduite», qui se
divisent en règles juridiques (ou lois proprement dites : ce sont celles
des règles que l'État juge indispensables de garantir en les faisant
sanctionner par la police et la justice, parce qu'elles sont strictement
indispensables au maintien de l'ordre public) et en règles morales
(qui, elles, sont sanctionnées par la faveur et la défaveur de l'opinion).
Grâce à ces règles, et grâce au fait qu'elles sont publiques et connues à
l'avance (même si les règles morales sont plus confuses et variables
que les règles juridiques, d'autant qu'il n'existe pas d'institution spé-
cialement constituée pour les formuler, les faire respecter et trancher
nettement en cas de litige), le citoyen sait à tout moment ce qu'il lui est
permis et interdit de faire. La règle est pour lui un guide cognitif dont
il peut user par sa raison et sa libre volonté. Quand tout le monde
observe les règles dans ses relations avec autrui, il en résulte un ordre
public général bénéfique à tous, qu'Hayek appelle ordre spontané de
société («spontané» au sens où il s'établit et se régule «tout seul»,
sans qu'une autorité centrale ait besoin de le mettre en place autoritai-
rement). Dans un tel système, il dépend de chaque citoyen, et de lui
seul, de n'avoir de conflit avec personne, car, connaissant les règles, il
sait avec certitude comment ne jamais s'exposer à la coercition, soit
celle d'un concitoyen dont il violerait les droits, soit celle de l'État qui
punirait cette violation. Il n'est jamais soumis à la volonté arbitraire
d'autrui, et en ce sens il est libre.
    Au contraire, dans un régime totalitaire, les actions des citoyens
sont dirigées par l'autorité. Celle-ci ne promulgue ni ne reconnaît
aucune loi permanente. Elle invoque seulement de prétendues «lois
de l'Histoire» ou «de la Race», qu'elle interprète à son gré, qui ne
sont ni écrites, ni précises, ni stables, ni connues à l'avance, ni, de
toute façon, garanties par une magistrature indépendante (il n'y pas
de «séparation des pouvoirs»). L'individu est donc soumis à l'arbi-
traire du pouvoir, c'est-à-dire, potentiellement, à une coercition per-
manente. Il ne peut gérer librement sa vie ni ses relations avec autrui
en observant les règles et en anticipant qu'autrui en fera autant; il doit
                                    118
                     Laideur de la servitude
attendre que l'autorité lui indique quelles relations il doit nouer avec
qui et pour faire quoi.
    Les deux types de régime ont donc un rapport complètement dif-
férent avec le droit et la morale. Les sociétés libres sont non seulement
des « États de droit », mais elles doivent maintenir de génération en
génération le corps de leurs valeurs morales; tout à la fois elles les
supposent (puisque, sans elles, elles ne pourraient vivre) et elles
les engendrent continûment (par l'éducation, la culture, et la sanction
permanente des faits: l'être immoral est tôt ou tard rejeté, soumis à
antipathies et vengeances, il ne peut vivre à moins qu'il ne s'amende).
Au contraire, dans les régimes totalitaires, il n'est plus besoin de res-
pecter ni droit ni morale, puisque les individus doivent seulement
obéir aux injonctions discrétionnaires des autorités. Droit et morale
sont donc inutiles. Bien plus, ils deviennent vite nuisibles, puisqu'ils
risquent de prescrire aux citoyens des comportements autres que
ceux qui sont exigés par le pouvoir. De sorte qu'inévitablement, les
individus qui veulent continuer à se comporter conformément aux
règles se retrouvent en infraction avec les injonctions de celui-ci. Ils
deviennent suspects à ses yeux et peuvent craindre de subir les pires
sanctions. Le plus sûr pour eux est donc de se déshabituer peu à peu
d'agir selon des principes juridiques ou moraux, d'oublier purement
et simplement les règles. C'est ainsi que l'arbitraire totalitaire encou-
rage et produit structurellement la délinquance et l'immoralité.
    Comme Hayek le démontre magnifiquement dans La Route de
la servitude où il consigne les observations qu'il a pu faire au fil des
ans au sujet du nazisme et du communisme (Hayek est à peu près de
la génération de Staline et de Hitler), les régimes totalitaires ont tous
été, de fait, des régimes de voyous.
    Quand règne l'arbitraire, en effet, seuls approuvent ce comporte-
ment du pouvoir ceux à qui la violation des règles morales ne pose
pas de problème, ceux à qui la contrainte qu'ils subissent de ne pou-
voir être fair play avec autrui ne fait pas horreur. Il s'agit d'hommes
à la typologie bien connue: ce sont ceux qui, par caractère ou par
défaut d'éducation, n'ont pas le sens moral, c'est-à-dire les voyous,
les canailles, parfois aussi de véritables psychopathes. De tels
                                  119
                         Esthétique de la liberté
individus, il est vrai, existent dans toute société. Mais, dans les socié-
tés civilisées où les valeurs morales et les principes juridiques sont les
normes prédominantes, ils sont tenus en marge et doivent demeurer
dans les bas-fonds. Au contraire, dans les régimes totalitaires, parce
que leur immoralité même les conduit à obéir sans états d'âme aux
commandements illégaux et immoraux du pouvoir, ils ont vocation à
agréer à celui-ci et donc à monter en grade. C'est ainsi que, dans ces
régimes, les hautes places sont mécaniquement investies au fil des ans
par la lie de la terre, cependant que les honnêtes gens sont repoussés
dans les marges, refoulés dans les positions les plus basses, ou éli-
minés (cela s'est fait en quelques mois dans l'Allemagne nazie, à la
stupéfaction des esprits éclairés, comme l'ont rapporté de nombreux
témoignages 1 ). En effet, pour devenir cadre dans un régime commu-
niste ou nazi, il faut, comme dans la mafia, être moralement capable
d'exécuter n'importe quel ordre venant du Parti, y compris celui de
traiter injustement son voisin, de le dénoncer, de signer une pétition
contre lui, de le laisser brutaliser ou tuer, alors qu'on est bien placé
pour savoir qu'il n'est coupable de rien. Il faudra, par exemple, l'atti-
rer dans un piège et le livrer à la police politique, voire assumer soi-
même la tâche de lui loger une balle dans la nuque. Ceux qui reculent
d'horreur devant de tels agissements, ceux que ces comportements
immoraux dégoûtent, seront fautifs aux yeux du pouvoir, et ceux qui
auront simplement l'air d'hésiter à les accomplir seront suspects.
    Donc la disparition du régime de la rule of law dans les sociétés
totalitaires y produit un enlaidissement moral général. Un enlaidisse-
ment tant des dirigeants, qui sont des hommes hideux, que des
simples citoyens transformés en ces êtres infrahumains qu'Arendt ou
Orwell ont vus et décrits.
    Le grand mérite de Hayek est d'avoir montré que cet enlaidisse-
ment moral n'est pas lié à l'influence maléfique personnelle de cer-
tains personnages comme Hitler ou Staline, ni même aux critiques
idéologiques explicites de la morale (accusée d'être religieuse ou idéa-
     1. Par exemple celui, particulièrement impressionnant, de Sebastian   HAFFNER.   His-
toire d'un Allemand. Souvenirs (1914-1933), Arles, Actes Sud, 2004.
                                         120
                     Laideur de la servitude
liste), mais que c'est un phénomène structurel, impliqué par le non-
libéralisme en tant que tel. Inversement, l'aspiration à l'honestas est
le fruit non moins nécessaire d'une société où règne un ordre spon-
tané de société, dans la mesure où nul ne peut prospérer et être bien
considéré dans une telle société s'il n'observe pas l'essentiel des règles
de juste conduite. En d'autres termes, dans un socialisme réalisé, la
morale n'a plus de fonction, ni donc de raison d'être. Qu'un tel sys-
tème perdure un certain temps, et tout le monde finira par trouver
normal que les hommes soient immoraux et par juger étrange et
pathologique que certains s'obstinent à ne pas l'être.
                      2.   LAIDEUR DES SOCIALISMES
    Si c'est par le collectivisme en tant que tel que les totalitarismes
détruisent la nature humaine, il est logique de penser que les socia-
lismes modérés ou social-démocraties causent eux aussi, fût-ce à un
moindre degré, un enlaidissement de l'humain. Nous allons aborder
ce problème sous l'angle de la fiscalité, ce qui pourra surprendre,
mais s'explique par le fait que celle-ci touche directement à la pro-
priété et à la liberté des individus.
    Certains États-Providence attirent à eux et monopolisent aujour-
d'hui jusqu'à 50% des richesses sociales, c'est-à-dire qu'ils retirent
aux particuliers, par l'impôt, la libre disposition de la moitié des biens
qu'ils produisent. L'idéologie socialiste justifie cette ponction par la
volonté d'assumer collectivement le bien-être et la sécurité des gens et
par le programme de «réduire les inégalités sociales» par la redistri-
bution. Nous allons voir que ces politiques qu'on présente comme
humanistes peuvent être analysées, au contraire, comme des agres-
sions caractérisées contre la nature humaine et donc comme des fac-
teurs d'enlaidissement de l'être humain.
                                   121
                     Esthétique de la liberté
                      1) Intérêt général et fiscalité
     Rappelons d'abord brièvement à quoi sert l'impôt et à quelles
conditions il est légitime. L'impôt est la contribution des citoyens aux
dépenses publiques. Afin que nul ne puisse s'y soustraire, il est admis
que le prélèvement en sera opéré par les moyens de coercition confiés
à l'État. Mais c'est également une règle dans une société de droit que
la coercition publique ne peut être exercée qu'au service de l'intérêt
général, sans quoi elle est une voie de fait, une violence, un moyen
d'oppression de certains citoyens par d'autres. Or il y a diverses
conceptions, légitimes et illégitimes, de l'intérêt général. Selon celle
qu'on adopte, il y aura donc des pratiques légitimes et illégitimes de
l'impôt.
     Il est certain, d'abord, qu'il est d'intérêt général d'assurer l'ordre
public qui permet une vie sociale normale et une coopération écono-
mique pacifique et efficiente entre les citoyens. Il faut pour cela un
État exerçant les fonctions dites régaliennes: police, justice, diploma-
tie, défense, appareil administratif central. Ces services ont un coût. Il
est normal que tous les citoyens qui en bénéficient en paient leur juste
part. Notons que, dans l'idéal, cette part devrait être égale pour tous
les contribuables. En effet, le critère que l'ordre public règne est que
personne n'est victime de crimes et de délits. Donc, en assurant l'ordre
public, l'État rend aux citoyens un service «négatif» qui ne peut être
quantifié (pour qu'ille soit, il faudrait connaître a priori la quantité de
maux dont chacun a été préservé, ce qui est impossible par définition
puisque ces maux ne sont pas survenus). Pour déterminer la contribu-
tion de chacun au coût des services régaliens de l'État, le principe juste
serait de diviser la charge à parts égales entre les citoyens ou les ména-
ges, quitte à dégrever partiellement les plus pauvres ou ceux qui sont
momentanément hors d'état de payer.
     Deuxièmement, peu de doctrines sociales contestent qu'il soit éga-
lement d'intérêt général que l'État prélève par l'impôt de quoi finan-
cer les biens et services collectifs qui sont utiles à tous, mais ne
peuvent être fournis adéquatement par le marché. Certains biens et
                                   122
                     Laideur de la servitude
services, en effet, sont collectifs par nature: ils comportent des
« externalités » telles que, leur usage ne pouvant être restreint à des
consommateurs identifiables, une entreprise privée qui prendrait l'ini-
tiative de les fournir ne pourrait les faire payer par tous ceux qui en
usent et ne rentrerait donc pas dans ses frais, moyennant quoi aucune
ne les proposerait. Mais certains de ces biens et services sont indis-
pensables à la vie sociale, par exemple les infrastructures de commu-
nication et de transport, les équipements urbains, la conservation du
patrimoine, la recherche scientifique fondamentale, l'éducation géné-
rale de base, certains services de santé, etc. Donc il est rationnel que
la puissance publique prenne l'initiative de proposer ces services en
les faisant financer par l'impôt.
     On peut discuter du périmètre souhaitable de ces biens et services
pris en charge par la collectivité. Puisque le principe en est qu'ils ne
doivent concerner que les productions qui ne peuvent être assurées
spontanément par le marché, leur extension pourra varier en fonction
de l'évolution des technologies (par exemple quand la publicité, ou les
technologies de câblage ou de cryptage, permettent à des télévisions
ou à des radios de fonctionner avec l'argent de leurs clients, l'interven-
tion de l'État ne se justifie plus, moins encore son monopole). La
procédure de marché est en effet toujours préférable là où elle est
possible, puisqu'elle satisfait mieux aux conditions de rationalité et de
justice de la coopération humaine que ne peut le faire une procédure
collective essentiellement anonyme. Celle-ci implique que le citoyen
fasse chaque année des « chèques en blanc » à des hommes qui ne le
représentent qu'imparfaitement, qu'il ne pourra sanctionner qu'après
un long intervalle de temps, sans avoir pu contrôler au fur et à mesure
ce qu'ils auront fait de l'argent qui leur a été confié. L'expérience
montre que cette opacité et cette irresponsabilité sont causes de gas-
pillages et de corruption et donnent lieu au financement de services
dont, étant donné les effets pervers du «marché politique», la presta-
tion est mise en œuvre alors qu'ils ne sont désirés que par une petite
partie de l'électorat et ne sont pas d'intérêt général, permettant ainsi
une véritable exploitation de la majorité des citoyens par des minori-
tés. Précisément, le lourd ensemble d'administrations et d'organismes
                                   123
                     Esthétique de la liberté
publics et parapublics qu'on appelle État-providence assume un
grand nombre de services qui pourraient tout aussi bien être rendus
par le marché, mais que les idéologies socialisantes veulent faire réali-
ser par la collectivité afin de pouvoir transformer la société et
l'homme lui-même dans le sens des utopies qu'elles promeuvent.
    Il est certain cependant qu'il existe des biens et services collectifs
réellement nécessaires et réellement désirés par une majorité de
contribuables. Dans ce cas, la justice veut que les impôts destinés à
les financer soient proportionnels. En effet, d'une part, tout le monde
n'utilise pas une même quantité de biens et de services publics, et,
d'autre part, une partie de la valeur des biens et services marchands
eux-mêmes est constituée par les services publics qui ont été néces-
saires pour les produire et ont été incorporés dans leur valeur. Par
exemple, le camion qui a apporté les marchandises au magasin a
emprunté des infrastructures routières, la machine qui a fabriqué un
produit a utilisé des résultats scientifiques, etc. Donc, d'une manière
générale, celui qui consomme plus de services collectifs ou de biens
marchands a une dette plus élevée à l'égard des collectivités
publiques, et il est juste qu'il paie proportionnellement plus d'impôts.
Tel est le principe des impôts indirects comme la TVA, qui sont
proportionnels par définition, ou de l'impôt proportionnel sur le
revenu («flat tax »).
     Cependant, il existe une troisième conception de l'intérêt général,
complètement différente des deux précédentes, et qui motive d'autres
impôts eux-mêmes complètement différents par leur nature et leurs
modalités de répartition. C'est celle selon laquelle il serait d'intérêt
général de réduire les inégalités sociales par la redistribution des
richesses.
     Les tenants de cette conception demandent donc à l'État de préle-
ver des impôts sur certains contribuables, non en échange d'une pres-
tation quelconque qu'il leur fournirait, mais pour le seul motif
qu'étant plus riches que d'autres, ils doivent être appauvris, cepen-
dant que d'autres citoyens doivent être enrichis par l'argent prélevé.
Les impôts destinés à assurer cette «redistribution» prennent, techni-
quement, la forme des impôts progressifs, ou des impôts sur le capital,
                                   124
                        Laideur de la servitude
sur le patrimoine ou sur les héritages. Ils aboutissent à ce que certains
citoyens paient plus d'impôts que d'autres, alors que tous reçoivent
les mêmes prestations de l'État. C'est donc, pour eux, un versement
fait en pure perte, un impôt sans contrepartie.
    De tels prélèvements sont évidemment contraires aux règles de la
justice ordinaire qui veut, précisément, que rien ne soit pris, ou donné,
à quelqu'un, sans qu'il lui soit donné, ou demandé, quelque chose en
échange. Mais ils ont été voulus depuis toujours par les communismes
et les socialismes qui y ont vu une forme supérieure de justice. Le
marxisme a posé en thèse que la richesse des riches est le fruit de
l'exploitation des prolétaires par les capitalistes qui se sont emparés
indûment de la plus-value créée par leur travail. Dès lors, l'imposition
unilatérale des bourgeois n'est qu'un moyen de les forcer à restituer ce
qu'ils ont volé. Une autre variante du socialisme justifiant la redistri-
bution est le solidarisme. Cette doctrine a été développée en France
autour des années 1900 par Léon Bourgeois et une série d'auteurs
radicaux-socialistes. Elle a influencé la démocratie chrétienne, et à
travers elle une partie des droites européennes actuelles. Elle est deve-
nue l'idéologie principale des social-démocraties du xxe siècle, y com-
pris en Amérique où elle a été renouvelée récemment par John Rawls
et son école 1 • Bien qu'elle prétende rompre avec le marxisme révolu-
tionnaire, elle justifie des pratiques spoliatrices à peu près équivalentes.
Le cœur de l'argument est que la richesse des différents individus n'est
pas seulement le fruit de leur travail dans le présent, mais de tout ce qui
a été accompli par la collectivité dans le passé. Alors que tous les
hommes devraient recevoir une part égale de cet héritage commun,
les riches en ont reçu une part plus grande; il est donc légitime qu'ils
restituent aux pauvres, par l'impôt, l'excédent indûment perçu.
    Ces idéologies ont été critiquées par la tradition libérale qui a fait
valoir qu'elles n'ont aucun fondement scientifique. Car aussi bien le
     1. Sur le solidarisme, voir Jean-Fabien SPITZ, Le Moment républicain en France,
Gallimard, 2005; Serge AUDIER, La Pensée solidariste, Puf, 2010. Et notre exposé dans
Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Puf, 2e éd., 2013,
p. 989-997.
                                        125
                     Esthétique de la liberté
marxisme que le solidarisme reposent sur l'hypothèse erronée que
l'argent des riches a été pris aux pauvres, comme si l'économie était
un jeu à somme nulle. La science économique a montré, au contraire,
que le système de marché, caractérisé par le pluralisme, la liberté du
travail et des échanges, est un jeu à somme positive, de nature à créer
des richesses nouvelles. En effet, divisant le travail et donc la connais-
sance, il permet qu'existe dans la société, et soit effectivement utilisée
dans l'économie, une plus grande quantité globale de savoir. Ce
savoir démultiplié permet à son tour d'utiliser de façon plus efficace
les ressources naturelles disponibles, ce qui crée un supplément brut
de production. Ainsi, la mise en œuvre d'un jeu économique polycen-
trique crée des richesses qui n'existaient pas avant que le jeu ne fût
joué. La richesse de ceux qui produisent les biens et services qu'offre
l'économie moderne de marché est une richesse que les «pauvres»
n'avaient jamais eue auparavant dans les mains, et qui ne leur a donc
pas été volée. Certes il se trouve que les agents économiques qui sont
les premiers à prendre les bonnes initiatives aboutissant à augmenter
la productivité obtiennent des revenus supérieurs aussi longtemps
qu'ils ne sont pas rejoints par la concurrence. Mais cette inégalité
n'est pas le fruit d'une injustice; elle est moralement correcte, dès lors
que leurs bénéficiaires n'ont pas enfreint les règles et ont utilisé les
services d'autrui à la faveur de contrats librement acceptés de part et
d'autre.
    S'il en est ainsi, il est clair que le fait de prendre leur argent sans
contrepartie à ceux qu'on appelle «riches» est doublement fautif.
    C'est d'abord une erreur économique. En spoliant les« riches», on
donne dans l'immédiat quelques miettes de richesse aux «pauvres»
(ou plus exactement, dans de nombreux États-Providence, aux admi-
nistrations et organismes subventionnés censés s'occuper d'eux).
Mais, comme on dépense un capital qui ne sera pas reconstitué puis-
qu'on a créé des règles qui empêchent les citoyens de l'accumuler, on
appauvrit à terme toute la société, selon un scénario de stérilisation de
l'économie illustré par l'histoire de tous les socialismes réels.
    Mais c'est aussi - et c'est ce second aspect qui concerne directe-
ment notre problématique -une faute morale. L'argent qu'on prend
                                   126
                     Laideur de la servitude
sans contrepartie aux contribuables est un argent qui leur appartient,
et qui n'appartient pas à ceux qui le leur prennent. Dans toutes les
langues et dans toutes les traditions morales, cela s'appelle un vol.
    Il est facile de perpétrer ce vol dans les démocraties majoritaires
où les droits de l'homme ne sont pas efficacement protégés et où les
plus riches sont toujours minoritaires. Comme il est perpétré au nom
de l'État et de la démocratie, son caractère moralement incorrect est
masqué. On peut comparer le mécanisme ici à l'œuvre aux sacrifices
humains des sociétés archaïques. Ceux-ci consistent à mettre à mort
des personnes que des mythes présentent comme coupables des maux
vécus par le groupe. Ceux qui participent au meurtre de la victime se
croient innocents du sang versé, puisqu'ils n'agissent pas à titre per-
sonnel, mais pour obéir aux normes et aux rites fixés par les dieux. Il
en va grosso modo de même avec la fiscalité collectiviste. Car
d'abord, même s'il ne s'agit pas d'une violence de sang, le fait de
dépouiller unilatéralement quelqu'un de ses biens est une vraie vio-
lence, de nature à nuire gravement à sa vie. Ensuite elle est perpétrée
de façon anonyme, « au nom de l'État», sans que ceux qui profite-
ront du larcin puissent en être tenus pour responsables à titre person-
nel. Enfin, dans l'esprit de la majorité de ceux qui votent ou
approuvent les lois fiscales spoliatrices, le processus sera justifié par
le discours idéologique selon lequel l'argent pris aux riches ayant
d'abord été dérobé aux pauvres, ceux qui sont dépouillés n'ont que
ce qu'ils méritent. Mais nous avons vu que ce discours n'a pas de
fondement scientifique; l'idéologie socialiste est exactement aussi
irrationnelle que les mythes des sociétés primitives. Ainsi idéologie et
mythe ne sont que deux avatars du même invariant anthropologique
qui permet de souder les groupes humains au détriment de boucs
émissaires.
    Il est essentiel de comprendre que ce processus collectiviste ne
constitue pas moins une faute morale à fégard de ses bénéficiaires
supposés. Car, de même qu'aux riches est pris de l'argent sans contre-
partie, aux pauvres sont données des prestations sans contrepartie.
Cela est justifié, certes, dans certains cas, par la solidarité. Mais
le vrai sens de cette notion doit être rétabli contre le glissement
                                  127
                     Esthétique de la liberté
sémantique qui consiste à confondre solidarité et redistribution. La
solidarité proprement dite est une relation d'aide indiquée dans des
situations provisoires ou exceptionnelles, lorsque des êtres humains
sont victimes de catastrophes, ou sont trop jeunes, ou trop âgés, ou
handicapés, ou malades, et ne peuvent subvenir eux-mêmes à leurs
besoins. Dans ces cas, il est conforme à la nature humaine que ceux
qui sont dans une meilleure situation aident ceux qui sont dans la
détresse. Mais le concept vise des situations ponctuelles, et il implique
aussi la réciprocité: plus tard, si l'aidant est à son tour en difficulté,
l'ancien aidé devra venir à son aide. La redistribution socialiste est
tout autre chose, puisqu'il s'agit d'une relation d'aide structurelle et
unilatérale, par laquelle une partie de la société est ponctionnée de
façon permanente pour abonder les revenus d'une autre.
    Or donner quelque chose à quelqu'un sans contrepartie à titre
habituel revient à lui déclarer qu'il est définitivement incapable de
gagner lui-même sa vie; qu'il n'a donc en lui qu'une partie des
potentialités de la nature humaine et qu'il est, par nature, un être
inférieur. Les socialistes, de fait, parlent sans cesse des «pauvres»
comme s'il s'agissait d'une catégorie à part, d'hommes incapables,
par essence, de vivre de leur libre travail. On ne voit pas bien la
différence de fond qu'il y a entre cette conception et le racisme ou
l'esclavagisme. Aristote, lui aussi, nous l'avons vu, considérait que
certains hommes ont une nature telle qu'il est bon pour eux de
dépendre d'autres hommes de façon permanente; et des idéologies
plus récentes de sinistre mémoire ont cru en l'infériorité constitutive
de certaines races. Il semble que les socialismes dits modérés aient
«innocemment» retrouvé ces conceptions racistes et esclavagistes,
dès lors qu'en vertu d'un pessimisme irraisonné, ils considèrent la
majorité de la population comme constituée de malades et d'infirmes
ayant un besoin permanent d'assistance et de sollicitude. On peut
penser au contraire qu'en dehors des cas exceptionnels, minoritaires
et/ou provisoires, rappelés ci-dessus, tout le monde a des services
valables à offrir à autrui, ou peut se mettre en situation de les lui
offrir, et que, par suite, chacun peut, en échangeant avec son sembla-
                                   128
                           Laideur de la servitude
ble des biens et des services, vivre dignement par soi-même, sans
assistance 1 •
    Agression contre les riches d'un côté, enfermement des pauvres
dans un statut d'êtres humains inférieurs de l'autre, voilà donc ce
qu'accomplit potentiellement toute fiscalité d'inspiration socialiste.
     2)   L~homme     est mutilé~ donc enlaidi, par la fiscalité socialiste
    Ce n'est pas ici le lieu d'approfondir ces analyses des idéologies
collectivistes. Nous n'en avons fait un bref rappel que pour que
     1. La vision socialisante pessimiste de l'homme a été récemment théorisée aux États-
Unis par la théorie du care, du «soin» que l'État-providence devrait exercer en perma-
nence sur tous les citoyens infantilisés et diminués. Cette théorie s'inscrit dans le
mouvement féministe des dernières décennies dont la théorie du «genre» est un autre
avatar. Elle a pour origine des auteurs comme Carol Gilligan (cf. Vanessa NUROCK [dir.],
Carol Gilligan et l'éthique du care, Puf, 2010). L'idée est que: 1) Il existe une attitude
morale spécifique et utile consistant à «prendre soin» (caring) de personnes dépendantes,
qu'il s'agisse de petits enfants, de malades, d'handicapés ou de vieillards. 2) Cette attitude
a été associée au sexe féminin par les traditions patriarcales détestables; il est nécessaire
de l'en disjoindre, tant au nom de l'égalité des hommes et des femmes qu'à celui de la
théorie du genre, qui pose en thèse que le genre n'est pas déterminé par la biologie, mais
imposé par la culture; donc ce qu'une culture traditionnelle a fait, une culture révolu-
tionnaire doit et peut le défaire. Les hommes n'ont pas moins de raisons que les femmes
d'adopter une attitude de care dont ils sont constitutivement capables. 3) La social-
démocratie imposera donc aux citoyens des deux sexes cette attitude ci-devant féminine.
Hommes et femmes prendront soin de tous, et ils le feront dans le cadre de l'État-
providence dont le périmètre d'action devra être étendu à cette fin. Certains tenants de
cette idéologie observent en effet que, dans toute relation d'aide, il y a une «inégalité» et
un « pouvoir» ; à ces deux titres, et s'il est vrai que la tâche de la politique est de
supprimer les inégalités et contrôler les pouvoirs, les relations d'aide relèvent de l'action
de l'État, qui est fondé à y établir des normes. Ils donnent alors libre cours à une étrange
hybris totalitaire en proposant une liste des relations d'aide qui appellent l'intervention
bienfaisante de l'État socialiste: les relations familiales, éducatives, médicales et même
amoureuses. On voit que cette liste n'épargne aucune vie privée et libre. Une fois que
toutes ces relations auront été normées par l'État et que les agents de celui-ci auront reçu
mandat de s'y immiscer afin de pouvoir s'assurer qu'il n'y subsiste plus d''' inégalités » et
qu'il ne s'y exerce plus de «pouvoir», il ne subsistera plus une once de liberté dans la
société. L'État-providence ne sera plus alors la mâle figure, déjà peu avenante, de
Léviathan ou de Big Brother; il prendra l'aspect cauchemardesque d'une Mère castratrice
universelle.
                                            129
                     Esthétique de la liberté
puisse apparaître dans tout son relief l'atteinte à l'intégrité morale de
l'être humain que le socialisme accomplit. Nous allons en effet mon-
trer maintenant qu'en diminuant la propriété du «riche» et en émas-
culant la capacité créatrice du «pauvre», il corrompt la nature de
fun et de rautre et qu'en ce sens, il les empêche de réaliser tous les
accomplissements et de rayonner de toute la beauté qui sont en eux.
     En effet, il dispose arbitrairement des propriétés, soit qu'il les
confisque aux uns, soit qu'il les empêche d'émerger chez les autres.
Or nous avons vu plus haut que l'être de l'homme est intimement lié
à son avoir. On est ce qu'on fait, et l'on fait ce qu'on peut faire avec
ce qu'on a. Donc si, comme c'est le cas dans les démocraties libérales,
l'avoir de chacun est et reste protégé des spoliations (tant celles de
l'État que celles des autres citoyens) au long du temps et des généra-
tions, sans être jamais confondu avec l'avoir des autres, l'être de
chacun, lui aussi, sera et restera distinct de celui des autres. Si, en
revanche, s'établit et perdure une société où l'État se croit autorisé à
transgresser en permanence les frontières des propriétés et à en dis-
poser à son gré, les individus seront condamnés à ne pas pouvoir être
ce qu'ils pouvaient être. À mesure que s'accentuent les transferts, ils
seront réduits à avoir et à faire à peu près la même chose et donc,
par ce seul fait, à être la même chose. La personne humaine unique
de l'humanisme disparaît au profit du clone. En d'autres termes, la
stérilisation des capacités créatives opérée par une fiscalité collecti-
viste n'affecte pas seulement les biens matériels, c'est-à-dire des
choses inessentielles que l'on peut considérer comme extérieures à
l'homme et qu'on peut séparer de lui sans lui nuire; ce qu'elle altère,
c'est la personnalité même de l'homme, c'est-à-dire, au-delà de son
corps matériel, tout ce qu'il fait avec son corps et son esprit, l'œuvre
même de sa vie.
     Allons au bout de l'idée. Chacun admettra qu'il serait contraire
aux droits de l'homme d'amputer le corps d'un homme- c'est ce qui
rend odieuse pour nous la pratique des fondamentalistes islamiques
de trancher les membres des délinquants au nom d'une prétendue
justice divine. Or, si l'on y réfléchit bien, spolier arbitrairement quel-
qu'un de sa propriété par un impôt sans contrepartie ou par la pra-
                                   130
                     Laideur de la servitude
tique émasculante de l'assistanat, c'est produire les mêmes effets sur
son être psychologique et moral. Cela revient en effet à le priver
d'une part de son être qui, sans être corporelle, n'en est pas moins
constitutive de cet être. Voler quelqu'un de façon permanente par des
impôts injustes, c'est le mutiler. De même, donner quelque chose à
quelqu'un sans contrepartie, c'est retrancher de son être une partie de
son potentiel humain et social, c'est encore le mutiler. Dans les deux
cas, la fiscalité et la redistribution socialisante opèrent une mutilation
ontologique de l'être humain. Et de même qu'un homme à qui l'on a
coupé la moitié de ses membres est physiquement laid, de même, des
citoyens que l'on a dépossédés de la moitié de leur être moral sont
moralement défigurés.
                    3) L'homme social-démocrate
    Interrogeons-nous en effet sur le type d'homme qu'engendrent les
social-démocraties.
    Cet homme perd l'habitude de la liberté et de l'indépendance en
proportion de la part de ses affaires qu'on lui confisque. Dans tous
les domaines où le marché est remplacé par des prestations collec-
tives, il n'a plus de prise directe sur les décisions qui conditionnent sa
vie. Il n'a pas conscience du prix et de la valeur des services qui lui
sont fournis avec l'argent de l'impôt, donc aussi des alternatives qui
auraient été possibles, des opportunités autres qui auraient pu être
saisies. Des bureaucrates lointains se sont emparés de ses biens et
c'est eux qui, à sa place et en son nom, ont fait les choix, pris les
décisions, mis en place les organisations et les procédures. Il ne lui
reste plus, en bout de chaîne, qu'à accepter telle quelle la prestation
collective qui lui est fournie. D'autre part, l'abus des réglementations,
la pratique des négociations collectives entre «partenaires sociaux»
aboutissent à canaliser les vies professionnelles dans des itinéraires
étroitement balisés, où la part de l'initiative individuelle se réduit
comme une peau de chagrin. Certes, le communisme ayant spectacu-
lairement échoué, on ne songe plus à imposer exactement un Plan à la
                                   131
                        Esthétique de la liberté
mode de l'ex-URSS, qui fixait de manière rigide les rôles, métiers,
revenus et destins professionnels de chacun. Mais on ne renonce pas
au secret espoir de supprimer autant qu'on peut la contingence de la
vie. On cherche à contrôler la création d'entreprises par le double jeu
des subventions et des taxes; par un droit social multipliant les
contraintes, on diminue jusqu'à presque rien la liberté contractuelle
de travailler avec les employeurs, les employés ou les partenaires de
son choix. Ainsi la vie du citoyen n'est plus un libre itinéraire, mais le
triste déroulé d'un scénario écrit par d'autres. Elle est aliénée, au sens
même où Hegel et Marx employaient le mot.
     Cette aliénation est aggravée par les contreparties mêmes qu'elle
paraît offrir. À mesure qu'augmentaient les prélèvements obliga-
toires, le citoyen a bénéficié de nouvelles prestations qu'il pensait
tomber du ciel ou venir de l'argent pris aux riches, sans comprendre
que c'était, pour l'essentiel, par l'argent de son propre travail qu'elles
étaient financées 1 • Il s'est accoutumé à recevoir de l'État des services
vitaux, éducation, santé, retraites, protection face au chômage ... , et il
croit qu'il a ainsi acquis des « droits sociaux » imprescriptibles. Il ne
peut plus facilement créer son entreprise ni choisir son travail, mais il
exige d'avoir un emploi. Il a du mal à épargner et à acheter un loge-
ment, mais il pense qu'il aura droit en toute hypothèse à être logé
avec l'aide de la collectivité. Il n'a plus de quoi financer sa santé, mais
il lui paraît normal de consulter des médecins, de se procurer des
médicaments et d'être soigné à l'hôpital sans rien avoir à débourser.
Il ne peut choisir, en les rémunérant, les éducateurs de ses enfants, et
il lui reste de moins en moins de ressources pour payer un denier du
culte à des maîtres spirituels qui seraient choisis par lui, mais il croit
qu'en toute hypothèse ses enfants auront droit à une éducation gra-
tuite de la maternelle à l'Université, et il accepte le soutien psycholo-
    1. Les transformations structurelles qui ont abouti aux actuels États-Providence
européens ont été accomplies surtout pendant les décennies d'après-guerre où il y avait
une forte croissance. Les prélèvements obligatoires ne cessaient d'augmenter, mais les
revenus nets des individus ne diminuaient pas. Les citoyens pouvaient donc donner une
part croissante de leurs revenus à l'État sans se sentir directement dépouillés et sans
comprendre qu'ils l'étaient.
                                         132
                      Laideur de la servitude
gique que des psychothérapeutes salariés de l'État lui offrent dans les
circonstances tragiques de la vie. Le problème est que la queue devant
ces prestations collectives va s'allongeant, cependant que leur qualité
s'effondre.
     Nous n'en sommes d'ailleurs peut-être qu'au début de cette aliéna-
tion, car, grossi par l'augmentation incessante des prélèvement obliga-
toires, l'État-providence a désormais les moyens d'interférer de plus en
plus dans la vie privée des gens. Il tend à prendre en charge de plus en
plus de fonctions qui, dans les civilisations antérieures, relevaient de la
liberté et de la responsabilité individuelles, ou d'institutions indépen-
dantes de l'État comme les Églises, les organisations professionnelles,
les fondations, les associations. En France, après avoir monopolisé
l'éducation, l'État a fait en sorte de gérer presque entièrement la
culture. Il subventionne les artistes, le cinéma, une partie de l'édition et
de la presse (en les conformant aux idéologies régnantes). Il organise
une grande part des loisirs et des fêtes. Plus significatif encore, il pré-
tend maintenant réglementer la vie la plus personnelle des gens: il leur
apprend les règles d'hygiène, leur dit comment fumer, manger,
s'habiller, se chauffer, s'éclairer, se déplacer. Il se mêle d'éduquer les
jeunes mères, il vient jusqu'à leur domicile pour prendre soin de leurs
nouveau-nés et pour enseigner aux parents comment être parents. Il
donne des conseils de contraception, et le matériel adéquat, aux jeunes
filles. On peut donc dire qu'agissant au rebours des authentiques répu-
blicains qui avaient séparé l'Église de l'État, il tend à faire de l'État lui-
même une Église, maîtresse des pensées intimes et des mœurs.
     On peut estimer que les types humains qui se forgent peu à peu
dans cet univers, sans aller jusqu'à la laideur absolue des personnages
d'Orwell, ne sont pas très beaux non plus.
     Considérons un milieu représentatif des méfaits du socialisme dit
modéré, l'Éducation nationale française. Ce système est géré par une
autorité opaque, politico-syndicalo-sectaire. Au fil des ans, il est
devenu à la fois infiniment tyrannique et infiniment laxiste, et tel
qu'on pourrait largement lui appliquer certaines analyses, sinon du
1984 d'Orwell, du moins du Procès de Kafka. Ses agents savent qu'ils
ne sont que les pièces anonymes d'un système immense qui se
                                     133
                           Esthétique de la liberté
comporte de façon inadéquate et absurde et que plus personne ne
dirige vraiment. Donc ils ne peuvent y survivre qu'en abjurant eux-
mêmes toute responsabilité, c'est-à-dire en renonçant à éprouver
honte ou gêne du fait qu'une situation scandaleuse se prolonge indéfi-
niment.
    J'en donnerai l'exemple suivant, choisi parmi d'autres tout aussi
significatifs. La rumeur publique, l'expérience et, désormais, quelques
échos de presse ont montré comment de très nombreux parents par-
viennent à contourner la « carte scolaire », cette disposition administra-
tive obligeant les familles à inscrire leur enfant dans l'école ou le collège
le plus proche de leur domicile 1 . La volonté des parents d'échapper à la
règle n'est que trop explicable. Quand ils apprennent que l'établisse-
ment où leurs enfants doivent être affectés n'a pas le niveau correspon-
dant à leurs attentes, ou, pire, qu'il est franchement mauvais, que les
violences et les rackets y sont monnaie courante, et qu'on sait que
l'enfant, mélangé à des condisciples appartenant à de nombreuses
nationalités différentes, ne pourra pas y recevoir une éducation tradi-
tionnelle, ils tentent par diverses stratégies d'échapper à cette situation
qu'ils perçoivent comme profondément injuste et leur causant grief.
     1. Rappelons que cette mesure a été instaurée dans le cadre de la politique de
l'« école unique», mise en œuvre par la ye République, mais venue tout droit des plans
maçonniques, radicaux-socialistes et socialistes d'avant-guerre, puis du Plan Langevin-
Wallon communiste de 1947. Tous les enfants de France étant censés aller désormais dans
une même école, l'administration estime qu'elle peut les affecter autoritairement dans
l'établissement le plus proche de leur domicile en enlevant tout choix aux parents. Son
souci est d'empêcher que se recrée subrepticement une différenciation entre les écoles. En
réalité, cette différenciation n'a jamais pu être entièrement empêchée en raison d'un effet
pervers non prévu ou sous-estimé par les concepteurs du système. Étant donné qu'on ne
pouvait établir d'emblée l'égalité dans toute la société française et qu'il continuait à y
exister tout un étagement de quartiers et de bourgades des plus riches aux plus pauvres,
la carte scolaire a abouti à enfermer de facto chaque catégorie sociale dans son lieu
géographique. Elle a, en particulier, empêché les enfants des milieux pauvres dotés d'un
fort potentiel scolaire d'accéder à de meilleurs établissements situés dans d'autres quar-
tiers, comme c'était couramment le cas avant la réforme. Sans parler d'autres effets
pervers tels que la concentration des bons élèves dans les sections scientifiques des lycées,
donc le rétablissement d'une hiérarchie non officielle (mais connue de tous) entre les
différentes filières d'un même établissement. En dépit de ces effets pervers, la carte scolaire
n'a jamais été abrogée.
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                           Laideur de la servitude
    On a répertorié avec précision ces stratégies 1 . Certains achètent
ou louent un appartement dans le secteur d'un établissement bien
coté et y déménagent avec toute leur famille. D'autres achètent ou
louent un appartement dans le secteur en question sans y habiter; ils
sont alors en mesure de produire de faux documents qui donneront le
change à l'administration. D'autres encore choisissent de faire étudier
à leurs enfants des langues rares et autres disciplines plus ou moins
inutiles pour leur formation, mais dont ils savent qu'elles ne sont pas
enseignées dans le secteur, ce qui justifiera qu'on les inscrive ailleurs.
D'autres enfin demandent au Rectorat des dérogations: elles seront
accordées si le demandeur est suffisamment bien placé dans le journa-
lisme, la politique ou les affaires. Le résultat de ces divers procédés
est qu'à Paris on estime à 25 o/o la proportion des élèves en situation
irrégulière.
    L'administration scolaire s'accommode de la situation. En effet,
appliquer strictement les règles présenterait pour elle plus d'inconvé-
nients que d'avantages. Les directeurs d'établissements ne veulent
pas s'attirer ennuis et pressions. Sur le plan national, on ne veut pas
provoquer une polémique qui, rendant le problème public, forcerait
l'Éducation nationale à expliciter les principes qui gouvernent l'ins-
tauration de la carte scolaire, qui ne sont pas des principes d'efficacité
et de justice, mais de transformation révolutionnaire de la société.
Cette politique risquerait alors d'être combattue par une partie au
moins de l'opinion, ce qui pourrait aboutir à une remise en cause du
principe de l'école unique et du monopole de l'Éducation nationale,
perspective insupportable pour les idéologues qui dirigent le système.
Sans compter que, depuis Sénèque conseillant au jeune Néron d'être
 «clément» quand il a connaissance des turpitudes de ses sujets,
les politiciens un peu chevronnés connaissent la logique : lorsque les
contrevenants à une règle dépassent un certain nombre, le fait de
les punir tous est contre-productif parce que l'ampleur même de la
répression enseigne aux coupables qu'ils sont plus nombreux qu'ils
    1. Cf. par exemple le reportage télévisé intitulé Les bobos roses et la carte scolaire, de
Bruno Moreira, disponible sur Internet.
                                            135
                     Esthétique de la liberté
ne le croyaient, ce qui leur enlève leurs scrupules et les rend plus
hardis dans leur révolte.
    Toutes ces vilenies sont vilaines, mais j'en viens à ce qui est abomi-
nable. L'abominable est qu'élevés dans cet univers, les enfants le sont
dans l'immoralité. Ayant usé de mensonge, leurs parents sont obligés
de leur demander de mentir à leur tour pour que la supercherie ne soit
pas démasquée. Quand le personnel de l'école interrogera l'élève sur
son lieu d'habitation, il devra donner la fausse adresse et non la vraie.
Quand le professeur d'une langue rare lui demandera pour quelle
raison il veut apprendre cette langue, il devra répondre qu'il a tel ou
tel projet professionnel impliquant cet apprentissage, alors qu'il n'en
est rien. En d'autres termes, les parents demandent à leur progéniture
d'être complices de leur faute et de préférer délibérément un intérêt
(que, bien entendu, l'enfant ne peut correctement évaluer) à un idéal.
C'est là un viol caractérisé de leur conscience. Voyant que les adultes
s'accommodent d'une situation pervertie, les enfants ne peuvent que
se pénétrer de l'idée que ces adultes n'aiment pas la vérité ou même
qu'il n'y a pas de vérité, que le monde social n'est pas régi selon des
principes de bon aloi, que le mensonge et la dissimulation sont le
mode normal de vie en société. On tue ainsi en eux la fibre idéale au
moment même où elle en train de se tisser. On crée les conditions de
leur enlaidissement moral, c'est-à-dire de leur transformation en
hommes sans principes qui seront prêts à s'agglutiner au troupeau
anomique qu'affectionnent tous les pouvoirs totalitaires - puisque,
comme nous l'avons vu, c'est seulement sur des êtres humains sans
principes que ces pouvoirs peuvent régner sans avoir à redouter de
résistances.
    Voilà comment le socialisme scolaire fabrique en plein Paris,
chaque année, de nouvelles cohortes d' homines sovietici.
                          Troisième partie
              Beauté de l'existence libre
    si la servitude totalitaire comme la semi-servitude socialiste
enlaidissent l'homme, c'est parce qu'elles canalisent la vie humaine
dans des itinéraires étroitement balisés et interdisent qu'elle soit un
libre voyage. De fait, au loup qui a remarqué la marque du collier sur
l'encolure du chien, La Fontaine fait dire: «Vous êtes attaché? Vous
ne courez donc pas où vous voulez ? » Le loup en est choqué, lui qui
peut parcourir à son gré les forêts et les monts, ce qui lui est précieux
plus que tous les trésors. Il est toujours en déplacement et s'en trouve
bien. Cela suggère que le voyage pourrait être une situation élective-
ment propice à la rencontre de la liberté et de la beauté. Une analyse
« phénoménologique » du voyage éclairera notre propos.
                   1.   PHÉNOMÉNOLOGIE DU VOY AGE
    Un premier trait de cette phénoménologie est que tout voyageur
voit se découvrir à lui des facettes du monde qui lui étaient inconnues.
Cela est vrai des voyages géographiques, mais également des voyages
sociaux, c'est-à-dire des déplacements à travers les milieux, classes et
institutions qui composent une société.
    Le voyageur qui parcourt les étendues géographiques du monde
est certain d'avoir des surprises et de faire des découvertes. Le monde
                                  137
                     Esthétique de la liberté
est si vaste et divers! Ce sera le cas quand bien même il aurait
consulté à l'avance les cartes et autres moyens d'information dispo-
nibles, guides, photographies ou récits de voyageurs. Car lorsqu'on
va réellement, physiquement, dans un pays, ou dans un lieu naturel
remarquable, on y trouve toujours plus et autre chose que ce qu'on
anticipait. Avant d'avoir vu en vrai les chutes du Niagara, la savane
africaine ou les geysers d'Islande, on ne sait pas ce que c'est. Les voir
change décisivement et durablement l'image qu'on se fait de la Terre.
    Aux découvertes de la géographie s'ajoutent le plus souvent celles
d'une société nouvelle. Qui fait l'ascension du mont Fuji ne découvre
pas seulement le volcan, mais les Japonais qui sont nombreux à
affronter cette rude montée, et bientôt il s'intéresse à leur univers
religieux et social autant qu'à la montagne et à ses paysages. Il décou-
vre d'autres facettes de l'être humain. Ces découvertes peuvent
d'ailleurs se faire en l'absence de tout déplacement géographique
notable. En gagnant en âge et en franchissant les diverses étapes du
parcours de notre existence sociale, nous sommes conduits à pénétrer
dans tel appartement privé, tel siège d'organisme ou tel édifice public
à proximité desquels nous étions passés mille fois sans soupçonner
rien de ce qui s'y vivait, parce que ces univers étaient dissimulés à
notre vue par des cloisons sociales plus opaques que les murs maté-
riels ou les grandes distances géographiques. Nous sommes alors
aussi dépaysés que nous l'aurions été si nous avions traversé l'Océan.
    Dans tous les cas- voyages géographiques, sociaux et leurs infi-
nies combinaisons - sont révélées à l'individu de nouvelles facettes
du réel, et donc, dans la mesure où elles sont effectivement saisies par
l'esprit, de nouvelles beautés.
    Un second trait de la phénoménologie du voyage est qu'en se dépla-
çant dans des contrées géographiques ou sociales inconnues, le voya-
geur se découvre lui-même. En effet, lorsqu'il part, il est obligé
d'abandonner ses habitudes. S'il ne le veut de lui-même, ce sont les
difficultés du parcours, la nécessité de se Jaire à d'autres climats, à
d'autres conditions de vie, qui l'y forcent. Face aux problèmes inédits
qui se posent alors et qu'il doit résoudre hic et nunc, son ancienne
personnalité est prise à contre-pied. Si l'on souffre de la soif au milieu
                                   138
                       Beauté de rexistence libre
du Sahara, l'habitude qu'on avait d'aller ouvrir un robinet pour remplir
un verre d'eau est sans objet. Si l'on rencontre des gens ne parlant pas
sa langue, ou ayant d'autres usages de politesse, les routines par les-
quelles, chez soi, on s'assurait efficacité et confort dans les relations
avec autrui, ne sont plus de mise. Il faut adopter d'autres comporte-
ments. Certains, n'y parvenant pas, préféreront rebrousser chemin.
D'autres découvriront en eux les ressorts nécessaires dont, souvent, ils
ignoraient l'existence. Or non seulement ces ressorts permettront de
résoudre le problème posé à cette étape du voyage, mais, une fois repé-
rés et pratiqués par le sujet, ils pourront être la source de nouveaux
chapitres de son histoire personnelle.
    La possibilité que s'inaugurent ces vies nouvelles grandit en pro-
portion de ce que le voyage est plus lointain, plus incertain et plus
périlleux - d'où l'attirance de certains pour les «voyages de
l'extrême», au sommet des hautes montagnes, dans la forêt vierge,
aux pôles, dans les profondeurs marines, ou encore dans un certain
milieu social totalement étranger, comme Simone Weill qui alla s'éta-
blir en usine chez Alsthom, ou comme ce jeune Français qui décida
un beau jour, après avoir artificiellement bruni sa peau, d'aller vivre
parmi les Intouchables de l'Inde 1 . Ce que ces voyageurs découvrent
alors, c'est, autant que les paysages et milieux sociaux traversés, des
facettes d'eux-mêmes jusque-là inconnues d'eux. On songe à Chur-
chill, politicien dont la carrière semblait finie à la fin des années 1930,
et qui croyait tout savoir de sa personnalité. Or soudain, par les
seules logiques du déclenchement et du déroulement de la Seconde
Guerre mondiale, il découvrit en lui-même les talents nouveaux
nécessités par le péril extrême de cette guerre, et il en fut aussi surpris
que le public anglais.
    Le voyage, enfin, habitue le voyageur à considérer le monde
comme impossible à saisir d'un seul regard.
    Prenons l'exemple d'un homme qui chemine dans une nature
inconnue et voit se succéder chemins, tournants, traversées de forêts et
de prairies, franchissements de haies, de rivières ou de cols, montées et
    1. Cf. Marc   BOULLET,   Dans la peau d'un Intouchable, Seuil, 1995.
                                           139
                      Esthétique de la liberté
descentes, lieux attirants ou inquiétants. Il vit alors une «aventure»,
c'est-à-dire une fraction de vie où le temps ne s'écoule pas de façon
fluide et homogène. On peut analyser ce phénomène comme suit.
C'est seulement à mesure qu'on avance dans une contrée inconnue
qu'on commence à saisir la topographie des lieux, les distances, la
situation respective des points remarquables. De ce fait, la perception
qu'on a du parcours évolue d'une étape à une autre. Chaque fois
qu'on atteint une étape n, l'image qu'on a des étapes passées n- 1,
n- 2, etc., se redessine, ainsi que celle des étapes à venir n + 1, n + 2,
etc. Tant le passé que l'avenir d'une marche dans une contrée
inconnue ne cessent ainsi de se métamorphoser. Cependant, ces chan-
gements ne sont pas des substitutions pures et simples d'une nouvelle
vision aux anciennes. Car celles-ci se sont fixées dans la mémoire avec
leur tonalité qualitative propre, leurs couleurs physiques et psycho-
logiques riches et précises, et, en un intervalle de temps si court, elles
ne peuvent s'effacer. De sorte qu'à la fin du parcours, le promeneur
conserve dans sa mémoire, avec plus ou moins de netteté, tous les
vécus de toutes les étapes; mais, comme il ne peut en faire la synthèse,
puisqu'elles sont contradictoires, il ne peut revoir sa promenade d'un
seul coup d'œil. Ce qu'il a dans l'esprit, c'est un luxe de souvenirs
divers, imparfaitement ajustés les uns aux autres, qui lui donnent le
sentiment d'avoir vécu un temps complexe et pour ainsi dire gorgé de
substance, précisément ce qu'on appelle une aventure. On peut certes
essayer de raconter ce riche temps vécu, comme l'a fait Robert Louis
Stevenson dans son fameux Voyage dans les Cévennes avec un âne 1 •
Mais, précisément, pour narrer un périple de douze jours où, en
somme, il ne s'était produit rien de notable, il n'a fallu à Stevenson
rien de moins qu'un livre substantiel, témoignage de l'éblouissement
qu'il avait ressenti.
    Le marcheur s'habitue à cette manière de vivre le Temps, il la
goûte, et c'est pour la revivre que, de temps à autre, il remet son sac à
l'épaule. Il aime marcher sur un chemin qui ne se découvre jamais tout
entier à son regard. Il se résout à n'en avoir devant les yeux qu'un
    1. Garnier-Flammarion, 1993.
                                   140
                   Beau té de f existence libre
certain segment de quelques mètres ou dizaines de mètres, cependant
que les segments antérieurs s'estompent et que les suivants sont encore
cachés. Ce n'est qu'après avoir parcouru ces quelques mètres qu'il
saura si le sentier part vers la droite ou vers la gauche, monte ou
descend, se rétrécit ou s'élargit, devient rocailleux de terreux qu'il
était, ou l'inverse, bute devant une rivière, une muraille ou un préci-
pice, ou débouche sur une clairière ou un croisement de chemins.
« Qu'y a-t-il après ce tournant? » est la question qui le tient constam-
ment en haleine. En cela consiste le charme de la marche, mais aussi, le
cas échéant, sa difficulté, voire un inconfort pouvant aller jusqu'à la
détresse. Si l'on monte un dur raidillon et que l'on est déjà très fatigué,
on peut espérer qu'après le palier qu'on aperçoit, le chemin montera
moins rudement ou redescendra. Mais on peut constater aussi qu'à
partir de là il monte encore plus dur, ou s'accroche à une paroi
rocheuse, ou côtoie un précipice. Si l'on vainc ses appréhensions et fait
l'effort nécessaire, on parviendra peut-être sur une large corniche d'où
on jouira d'une vue magnifique et d'où on redescendra l'autre versant
de la montagne par un chemin herbu et moelleux; sur ce versant, le
vent sera tombé, la température s'adoucira soudain sans qu'on sache
pourquoi, et l'on apercevra enfin le salutaire refuge. En résumé, rien
ne se sera passé comme on l'avait prévu. Mais cela n'aura ni humilié
ni désespéré le promeneur. Au contraire, il sera heureux d'avoir vécu
une aventure plutôt qu'exécuté un programme. Ce qui est vrai d'une
simple promenade dans la nature est vrai a fortiori des voyages géo-
graphiques ou sociaux évoqués plus haut.
                  2.   LA VIE HUMAINE COMME VOYAGE
    Ce l'est peut-être de la vie elle-même, si l'on veut bien considérer
qu'elle aussi est une marche en avant dans le Temps, allant d'aléas en
aléas. Comme une promenade en contrée inconnue, notre vie com-
porte ces tournants après lesquels se découvrent de nouveaux che-
mins, ces impressions nouvelles qui se superposent aux anciennes et
                                   141
                      Esthétique de la liberté
modifient d'instant en instant notre cartographie du monde et de la
société, ces passés sur lesquels il faut tirer un trait, ces avenirs qui, se
découvrant soudain, rendent obsolètes d'autres avenirs. Or, de même
que le marcheur aime vivre ces situations imprévues et pleines de
rebondissements, de même la sagesse du «marcheur de vie» consis-
tera peut-être à accepter de payer cet élargissement de son être au prix
du renoncement à une maîtrise parfaite et souveraine de sa vie.
    Cela revient à dire qu'il aimera la liberté. Seul en effet peut vivre
cette modalité ouverte de l'existence un sujet qui est libre de rester ou
de partir, d'aller à tel endroit par tel chemin ou par tel autre, de
marcher ou de courir, d'avancer ou de revenir sur ses pas, d'explorer
ou non telle piste aperçue, d'exploiter ou non telle opportunité qui se
présente, en courant chaque fois les risques afférents. Si, en revanche,
tout est balisé et normé, une telle manière de vivre sera impossible, et
la probabilité de rencontrer de nouvelles beautés tendra vers zéro.
Sans risque, pas de victoire ni de gloire : on le sait depuis Homère.
A contrario, le projet du socialisme, constamment le même depuis
la Cité du Soleil et le Phalanstère jusqu'à la société sans classes et
à l'État-providence, d'organiser entièrement les vies, entrave cette
contingence et éteint les étoiles du chemin.
                   1) Le témoignage de la littérature
    Que la vie humaine soit un voyage, nous avons d'éloquents témoi-
gnages dans la littérature.
    Les grands récits de découvertes illustrent à merveille le premier
trait. La liste en est longue. Cela va de Ruysbroeck et Marco Polo
partant pour la Chine à Christophe Colomb ou Hernân Cortés pour
l'Amérique, à Chardin et Tavernier voyageant de Paris à la Perse, à
Cavelier de la Salle descendant l'Ohio et le Mississippi jusqu'à la
Louisiane, à Lewis et Clark remontant le Missouri jusqu'aux
Rocheuses et atteignant la côte Pacifique, à René Caillé découvrant
Tombouctou, à Mungo Park, Livingstone ou Stanley traversant
l'Afrique, à Amundsen atteignant les pôles, jusqu'à l'équipage
                                    142
                       Beauté de l'existence libre
d'Apollo faisant les premiers pas sur la Lune. Ces voyageurs et ces
pionniers ont tenu à raconter leur aventure, souvent avec un grand
luxe de détails. Par-delà l'aspect scientifique de ces récits, on y sent
tout autre chose, à savoir, l'émerveillement de la découverte, la
stupéfaction que le monde recèle tant de richesses, la satisfaction
orgueilleuse d'en offrir l'éblouissant tableau à ceux qui sont restés
au pays.
    Le voyage géographique devient insensiblement voyage social
dans le récit, par Jean de Léry, de ses entretiens avec les Tupinamba
de la baie de Rio dont il a appris la langue t, ou dans celui de saint
Jean de Brébeuf narrant ses fraternelles conversations avec les Hurons
du Canada, par lesquelles il tentait d'apprendre et de comprendre à
fond leurs mythologies, leur morale et leur métaphysique. Le martyre
que subira le saint sera une sorte de preuve en acte de la distance qui
existe entre les pensées qu'il a voulu sonder et celles qu'il avait appor-
tées avec lui d'Europe 2 .
    Il est un genre littéraire spécialement destiné à raconter des « voya-
ges sociaux», doublés ou non de déplacements géographiques: le
roman. À peu près tous les romans de Balzac illustrent l'idée. Son-
geons par exemple au voyage social aux mille péripéties qui est narré
dans Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Rasti-
gnac voyage certes sur la surface de la Terre, puisqu'il va d' Angou-
lême à Paris. Mais cette «montée d'un provincial à Paris», que l'on
retrouve dans tant d'autres romans français, est évidemment et sur-
tout une montée dans la hiérarchie sociale, et aussi une initiation, un
élargissement de la vision humaine et philosophique du monde. Son-
geons encore aux parcours des personnages des Rougon-Macquart
de Zola, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains, ou du
Voyage au bout de la nuit de Céline qui, même lorsqu'ils ne se pro-
posent aucune ascension sociale, ne laissent pas d'expérimenter des
    1. Jean de LÉRY, Histoire d'un voyage fait en la terre du Brésil [1578], Le Livre de
poche, 1994.
    2. Saint Jean de BRÉBEUF, Voyage en Huronie, présenté par Gilles THÉRIEN, Biblio-
thèque québécoise, 2005.
                                         143
                         Esthétique de la liberté
déplacements compliqués, tortueux, initiatiques, dans l'espace social,
avec passage de frontières, découverte de nouveaux milieux, retours
dans le« nid» d'origine et nouvelles échappées.
    On pourrait trouver des exemples du deuxième trait dans à peu
près tous les récits de «voyages de l'extrême», alpinistes comme
Maurice Herzog (Annapurna, premier 8000 ... ), navigateurs solitaires
comme Bernard Moitessier (La Longue Route, Vagabond des mers
du Sud, Cap Horn à la voile ... ), traverseurs de déserts et de pays à feu
et à sang comme Ferdynand Ossendowski 1, qui ne sauve sa peau que
parce qu'il se découvre inopinément des talents de médecin, sans
oublier les fictions comme Robinson Crusoé dont le propos est préci-
sément de faire valoir l'inventivité créatrice du voyageur qui se croit
perdu mais que les ressources qu'il découvre en lui jour après jour
sauvent d'infinis périls.
    Arrêtons-nous un instant sur le voyage social narré dans Les
Fiancés (1 Promesi Sposi) d'Alessandro Manzoni 2 • L'auteur y peint
des cœurs humains qui éclosent à mesure que les personnages avancent
dans le drame. Libres, ils trouvent, aux problèmes inédits qu'ils ren-
contrent, des solutions qu'ils découvrent au fond de leur cœur. Dans
cette Italie du xvne siècle, il y a très peu d'État, moins encore d'État-
providence. Mais il y a mieux, puisqu'il y a la Providence elle-même,
qui apporte ses secours tant intérieurs qu'extérieurs. Cela confère aux
vies des personnages de singuliers ressorts. L' Innominato, cet être
étrange (un membre dévoyé, peut-être, de la famille Visconti) qui a,
toute sa vie, commis les pires crimes, vols et viols en bande armée, se
trouve, à un certain moment du roman, disposé à se repentir et à
utiliser à défendre les opprimés la même force brutale qu'il utilisait
jadis pour les accabler. Ce coup de théâtre survient à la suite de deux
rencontres: celle de la vierge qu'il s'apprêtait à violer et dont quelque
chose, dans la tenue, la pudeur, la prière, a fait voler en éclats la
     1. Ferdynand ÜSSENDOWSKI, Bêtes, hommes et dieux. A travers la Mongolie inter-
dite, 1920-1921 [1924], Éd. Phébus, 1995 et 2011.
     2. Cf. Alessandro MANZONI, Les Fiancés. Histoire milanaise du XVIIe siècle [1825],
Gallimard, coll. «Folio», 1995.
                                         144
                        Beauté de l'existence libre
carapace qui enfermait son cœur; et celle de l'évêque Frédéric Borro-
mée dont les profondes paroles achèvent la métamorphose du crimi-
nel. Rien, strictement rien, dans la vie antérieure de l'Innominato, ne
laissait présager ce tournant. Il est le pur produit de la marche en avant
de l'intrigue. Un certain concours de circonstances lui a permis de
découvrir au fond de lui une richesse qui y serait restée cachée à jamais
si ces circonstances n'étaient survenues à ce moment. C'est le voyage
extérieur de sa vie qui, en tant que pourvoyeur de situations inédites et
de rencontres, a été la cause efficiente de sa mutation intérieure.
    De même les fiancés, Renzo et Lucia, souffrent et subissent, mais,
en même temps, ils luttent contre le destin, et ce combat les fait mûrir.
Du coup, beaux dès le départ par leur simple fraîcheur juvénile, ils
manifestent ensuite les beautés morales de leur courage, de leur énergie,
de leur honnêteté foncière, de leur fidélité. L'héroïne est belle quand sa
pudeur la fait pleurer devant le monstre qui veut la violer. Puis elle est
belle d'une autre beauté quand elle offre ingénument sa virginité à
Marie en échange de son secours. Elle est belle enfin d'une ultime et
différente beauté quand elle accepte d'être délivrée de ce vœu par le
bon prêtre agissant au nom de l'Église détentrice des clefs de Pierre.
Manzoni suggère que c'est l'inépuisable Providence qui a ménagé
toutes ces situations humaines imprévues et inédites qui deviennent la
source d'un jaillissement de pensées et d'actions nouvelles, de tranches
nouvelles de vie, et même, dans plusieurs cas, de nouvelles vies 1 •
    Par le voyage, ce ne sont pas seulement des individus, mais des
collectivités qui peuvent découvrir qui elles sont. En lisant la vie de
Matteo Ricci 2 , ou les fameux récits du Père Huc arpentant la Mongolie,
     1. Un seul personnage du roman ne « voyage » pas, exception qui confirme la règle :
c'est le curé du village, Don Abbondio, qui n'a pas voulus célébrer le mariage par peur
panique du petit potentat local Don Rodrigo, et qui ne le célébrera, tout à la fin, que parce
qu'il se sera assuré que tout danger a définitivement disparu. Il ne connaît ni découvertes
ni élargissement de son être parce qu'il est entièrement enfermé dans sa peur, qu'il ne fait
aucun effort pour surmonter. Par son acquiescement à la servitude, il est le seul person-
nage laid du roman.
     2. Cf. Vincent CRONIN, Matteo Ricci. Le Sage venu de l'Occident, Albin Michel,
2012.
                                            145
                         Esthétique de la liberté
le Tibet et la Chine 1 , on comprend clairement que ces chrétiens, en
découvrant la culture chinoise et en constatant avec dépit les réticences,
et dans certains cas la totale étanchéité des Chinois à leur pastorale,
découvrent en réalité l'Europe et le christianisme dont ils étaient por-
teurs sans en être conscients. Le voyage avait pour but de leur faire
découvrir des mondes nouveaux; il leur révèle celui dont ils viennent.
Une découverte similaire de soi est faite par Hérodote prenant
conscience des traits propres de la Cité grecque au contact des «bar-
bares » perses, par Tacite discernant la véritable identité des Romains
contemplée dans le miroir de la Germanie, par Jean de Léry- pour le
citer à nouveau- découvrant le prométhéisme de la société européenne
comparé au pesant traditionalisme des vieux sages Tupinamba, ou par
Victor Segalen prenant conscience des préjugés des coloniaux qui
violent naïvement, mais irrémédiablement, la culture polynésienne 2 .
Ces découvertes de Soi à l'occasion de voyages censés avoir eu pour fin
d'explorer l'Autre ont souvent une extraordinaire fécondité spirituelle:
on sait qu'elles ont conditionné l'apparition et les progrès des sciences
humaines et politiques dans l'Occident moderne.
    Pour illustrer le troisième trait, citons d'abord les romans d'aven-
ture. Le charme extrême des Voyages de Gulliver, des Trois Mousque-
taires, de L'Île au Trésor, des romans de Jules Verne, etc., ne tient pas
seulement à la succession des événements pittoresques ou merveilleux
ou à l'agencement ingénieux des intrigues. Il est de nature métaphy-
sique. Car il tient à la légèreté ontologique de ces vies qui ne sont pas
prisonnières d'une obsession, d'une problématique, d'un lieu natal, et
dont l'énergie se dépense non pas tant à réaliser un dessein qu'à
rebondir à l'imprévu de façon toujours heureuse, même si, au bout du
compte, leur vie prend une certaine forme et atteint une entéléchie
(d'Artagnan devenu capitaine). Mais cette forme n'était pas anticipa-
ble et elle n'a pas été obtenue parce qu'elle était délibérément recher-
chée; elle a été construite au fil et au gré des événements.
     1. Cf. Père Régis Évariste Huc, Souvenirs d'un voyage dans la Tartarie et le Tibet,
suivi de L'Empire chinois, Omnibus, 2001.
     2. Victor SEGALEN, Les Immémoriaux [1907], Le Livre de poche, 2001.
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                        Beauté de l'existence libre
    Le roman de Jean Giono Les Grands Chemins évoque la marche
d'un homme (quelque part en Haute-Provence, en tout cas dans une
contrée de moyenne montagne, plus ou moins déserte, du sud de la
France) qui n'a strictement aucun projet, mais qui est prêt à saisir
n'importe quelle opportunité qui se présentera au fil de la route, un
travail à faire dans une ferme, une fontaine où boire, une grange où
dormir, des personnes avec qui échanger des propos sur les sujets les
plus inattendus. La beauté du livre tient à ce que cette quête d'un être
démuni n'est pas décrite comme un malheur, une privation ou une
lancinante inquiétude du lendemain, mais, au contraire, comme
l'occasion d'une découverte gourmande du monde. Si le marcheur ne
trouve pas de gîte alors que le soir tombe, il jouit encore de la beauté
de la nuit, des légers bruits des bois, de l'âpreté de l'air. S'il rencontre
un être plein de défauts et qui le trahira, il sait voir en lui de rares
qualités que personne d'autre n'avait discernées. Et lorsque se pré-
sente la possibilité d'obtenir un statut sédentaire, plus confortable et
plus sûr, le héros du roman le refuse par instinct, car ce qui le guide,
l'axe de sa vie, est de continuer à jouir de cette ouverture indéfinie de
la vie qu'offre la Route.
    Pétrarque a témoigné de ce qu'à un détour inattendu du chemin
d'une vie peut apparaître une pierre philosophale 1 . Il avait lu un
passage de Tite-Live où il est question de l'ascension du mont
Hremus en Thessalie que le roi Philippe V de Macédoine fit un jour
dans le but de voir simultanément, pour les besoins de ses entreprises
géostratégiques, le Pont-Euxin, le Danube, les Alpes et la mer Adria-
tique2. Si, suivant le royal exemple, Pétrarque montait au sommet du
Ventoux, lui aussi pourrait voir ce qu'on ne voit pas depuis les
plaines. Il se mit donc en route le 26 avril 1336 avec son jeune frère
et un autre compagnon. Mais, tandis que ceux-ci montaient par un
chemin direct, il préféra, pour éviter de pénibles efforts, suivre un
     1. Cf. PÉTRARQUE, L'Ascension du mont Ventoux [Lettres familières, IV, 1], Paris,
Mille et une nuits, 2001.
     2. TITE-LIVE, Histoire romaine, XL, 21-22. En fait, il y eut de la brume ce jour-là, et
le roi ne vit rien ...
                                           147
                          Esthétique de la liberté
itinéraire moins pentu, en larges lacets. Constatant que ses compa-
gnons prenaient sur lui une avance irrattrapable, il dut se résoudre à
faire un violent effort sur lui-même et à affronter à son tour la pente
directe, seule efficace. À un palier de cette dure ascension, il s'arrêta
pour se reposer et ouvrit l'édition compacte des Confessions de saint
Augustin qu'il avait emportée dans son sac. Il tomba par hasard sur
cette phrase :
   «Les hommes ne se lassent pas d'admirer la cime des montagnes
   [... ],mais ils oublient de s'examiner eux-mêmes 1 . »
    Cette phrase fut la clef lui révélant le sens des événements du jour.
Les lacets paresseusement parcourus dans les premières heures de sa
marche étaient la figure de la vie qu'il avait menée jusqu'alors, pen-
dant laquelle il avait papillonné d'une tâche à une autre et esquivé les
vrais efforts. La volonté qu'il avait manifestée d'affronter directement
la pente préfigurait la réforme qu'il pouvait et devait faire de cette vie.
Il sentit que ce changement de cap le ferait accéder, bien mieux qu'au
sommet matériel du mont Ventoux, au sommet spirituel de son exis-
tence d'où il pourrait contempler, non les paysages de la Gaule, mais
les tenants et aboutissants de sa destinée. Les contingences de la
marche avaient donc produit un fruit aussi essentiel qu'inattendu. Un
homme était monté sur le mont Ventoux, un autre homme en descen-
dait, ayant un autre passé et un autre avenir.
    Si la vie est voyage, où celui-ci commence-t-il et où se termine-t-il ?
Dans la vie même, ou au-delà? Baudelaire répond à cette question
dans le célèbre poème des Fleurs du mal intitulé précisément «Le
Voyage». Il est dit d'abord que les voyages enrichissent la vie humaine.
Déjà les enfants,« amoureux de cartes et d'estampes» rêvent de partir.
Beaucoup s'embarquent sans but précis, seulement «pour partir»,
parcourant les paysages et les cités, scrutant les nuages, cherchant sans
se lasser les« pays chimériques». Tout au long de ce temps d'aventure,
il est certain qu'ils jouissent de l'éblouissement et du débordement de
substance dont il a été parlé plus haut. Cependant, les expériences
   1.   SAINT AUGUSTIN,   Confessions, X, VIII, 15.
                                            148
                   Beauté de rexistence libre
qu'ils ont vécues finissent par leur communiquer un « savoir amer »
dont ils font part mélancoliquement à leurs successeurs inexpérimen-
tés, ces« esprits enfantins» qui, comme eux jadis,« trouvent beau tout
ce qui vient de loin». Ce qu'ils ont appris, c'est que, sous toutes les
latitudes, le monde offre toujours le même spectacle:
           Nous avons vu partout, et sans l'avoir cherché,
           Du haut jusques en bas de l'échelle fatale,
           Le spectacle ennuyeux de l'immortel péché.
           [... ]Amer savoir, celui qu'on tire du voyage!
           Le monde, monotone et petit, aujourd'hui,
           Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image:
           Une oasis d'horreur dans un désert d'ennui.
    Si c'est pour expérimenter ce désastre, pourquoi partir? La« gloire
des cités», les« mers violettes», les« trônes constellés de joyaux lumi-
neux» rencontrés au fil des étapes se fondent rétrospectivement dans
la même grisaille. Du moins si le voyage s,arrête. Le singulier éclat du
poème tient au développement inattendu, mais suprêmement logique,
que le poète donne à son propos: si la vraie cause de l'attrait invincible
que nous avons pour le voyage est que nous voulons échapper à
l'ennui et à la synthèse réductrice, et si le bilan du voyage est qu'on ne
peut trouver de véritable nouveauté sur la Terre, il s'ensuit que nous
devons prolonger l'itinéraire au-delà de la Terre et repartir pour ce
voyage d'un autre type avec le même enthousiasme:
           De même qu'autrefois nous partions pour la Chine
           Les yeux fixés au large et les cheveux au vent,
           Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
           Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.
                           2) La vie créatrice
    La vie d'un artiste est un cas de voyage vital particulièrement
intéressant pour notre propos, puisque, par définition, la beauté s'y
                                   149
                       Esthétique de la liberté
rencontre à chaque instant. Mais parler de voyage au sujet d'une vie
d'artiste ne va pas de soi. Les artistes produisent des œuvres- poèmes,
romans, morceaux de musique, tableaux, etc. - qui se suffisent à
elles-mêmes; aucune n'est censée être, à proprement parler, ni la
suite ni le début d'autre chose, et nous avons eu l'occasion de rappe-
ler que ce caractère d'une œuvre d'être un monde en soi est précisé-
ment ce qui la définit comme œuvre d'art. Cependant, examiné à un
autre niveau de profondeur, le parcours créateur d'un artiste n'est
pas une pure juxtaposition d'événements sans relation les uns avec
les autres.
    L'unité profonde de la vie créatrice a été analysée par Bergson au
sujet non de l'art, mais de la philosophie 1 . Il a soutenu que les grandes
philosophies sont secrètement guidées par une unique « intuition »
dont le philosophe n'est pas pleinement conscient au moment même
où elle dirige ses recherches, et que lui ou ses critiques ne découvriront
qu'a posteriori, quand l'œuvre aura été entièrement réalisée. Cette
intuition utilise les matériaux conceptuels disponibles dans la pensée
du temps, mais en est indépendante. Spinoza s'est exprimé en termes
proches de ceux de Descartes, mais, s'il eût vécu à une autre époque et
qu'il se fût exprimé dans un autre langage et en utilisant d'autres
concepts, il eût encore été Spinoza, car la forme intime de sa pensée
eût été la même. En étendant l'idée de Bergson à d'autres formes de
vie créatrice, on pourra soutenir qu'une vie d'artiste n'est que l'expli-
citation d'une unique intuition initiale et que, dans le déroulement de
ces vies, le continu l'emporte sur le discontinu.
    Cependant, un autre trait observable des vies vraiment créatrices
est qu'elles cheminent et avancent, ne restant pas enfermées dans une
même vision. Je ne songe pas en premier lieu aux changements de
langage ou de style des musiciens, aux manières successives des
peintres, au caractère juvénile (gai, primesautier, encore maladroit)
des œuvres de jeunesse, qui fait place à la maîtrise des œuvres de
maturité, puis à la tonalité particulière des œuvres de vieillesse (plus
   1. Voir Henri BERGSON, «L'intuition philosophique», in La Pensée et le Mouvant,
Œuvres, Puf, 1963, p. 1345-1365.
                                       150
                  Beauté de l'existence libre
austères, plus concentrées, plus économes de moyens). Car, envisagée
à ce point de vue, l'évolution de l'œuvre obéit encore largement à une
logique immanente, celle d'une courbe vitale qui monte, culmine et
descend. Or, si la vie créatrice ne reflétait que ce développement orga-
nique, elle devrait croître jusqu'à l'âge mûr, puis inéluctablement
décliner, comme les forces physiques d'un homme qui avance en âge.
Tel n'est pas le cas: qui soutiendra que le Concerto pour clarinette et
le Requiem de Mozart, les derniers quatuors et les dernières sonates
de Beethoven, les derniers cycles de mélodies de Fauré, les Trois Cho-
rals de Franck, le Concerto à la mémoire d'un ange de Berg, les Quatre
derniers lieder de Richard Strauss, sont, en quelque sens que ce soit,
une descente, un« crépuscule»? Ce sont au contraire des sommets de
lumière absolue, jamais atteints auparavant par ces compositeurs.
    Il faut donc admettre qu'une autre logique intervient dans leur
chemin de vie, à savoir que leur œuvre s'enrichit d'éléments qui ne
sont pas tirés d'un germe présent en eux, mais découverts à la faveur
et selon des contingences de leur cheminement même. Reprenons
l'exemple des dernières œuvres de Beethoven. Si elles ne disent pas la
même chose que les premières, c'est parce qu'en avançant dans sa
vie, Beethoven a rencontré et compris en profondeur de nouvelles
facettes du monde et de l'âme humaine, qu'il ne connaissait pas et ne
pouvait connaître quand il était jeune homme. Quand il est parvenu
à ce qu'on appelle l'âge mûr, il ne s'est pas arrêté, mais il a continué
jusqu'à son dernier jour à vivre de nouvelles expériences strictement
inanticipables, ce qui explique que ses ultimes symphonies, quatuors
et sonates contiennent une sagesse qu'on ne trouvait pas dans ses
œuvres de la maturité. En d'autres termes, l'esprit humain n'est pas
seulement animé de l'intérieur par des forces immanentes, telle
l'intuition bergsonienne, mais aussi guidé de l'extérieur par les décou-
vertes de la vie.
                                   *
   L'analyse que nous venons de faire de la vie humaine comme
voyage - que nous aurions pu étendre à la vie des collectivités et à
                                  151
                    Esthétique de la liberté
celle de l'Humanité entière - correspond étroitement aux aperçus
philosophiques étudiés dans la première partie de ce livre. Une vie
libre qui avance d'émerveillement en émerveillement dans le monde
et dans la société sans être jamais rassasiée et sans jamais renoncer à
poursuivre l'idéal, trouvant sa satisfaction dans cette poursuite
même, n'accomplit-elle pas quelque chose comme l'épectase de Gré-
goire de Nysse? Un homme qui entend se dépasser par l'action, la
contemplation ou l'amour, et qui est libre de le faire à tout moment,
n'est-il pas en situation de réaliser les imitations angéliques dont ont
parlé Denys l' Aréopagite ou Pic de la Mirandole ? Les nouvelles
facettes du monde et de l'humanité, ou les nouveaux potentiels
enfouis dans son ego, qui se révèlent à l'homme aux différents tour-
nants de son itinéraire, ne sont-ils pas des beautés au sens de saint
Thomas, c'est-à-dire des formes originales révélant, par leur éclat, la
présence mystérieuse du Créateur? Des êtres capables de sacrifier la
synthèse à la nouveauté, c'est-à-dire d'assumer le fait que l'instant
remodèle non seulement leur présent, mais, le cas échéant, leur passé
et leur avenir mêmes, ne vivent-ils pas ce que Kant a appelé l'« ébran-
lement» de l'esprit? Des êtres ouverts à l'événement et disposés aux
rencontres n'ont-ils pas plus de chances que d'autres de voir surgir
devant eux une de ces réalités transcendantes dont parle Proust, en
compagnie de laquelle la mort sera plus « improbable » ? Dans tous
ces cas, on voit que liberté et beauté s'appellent l'une l'autre, cette
conjonction étant la vie même de l'esprit.
    D'où la question qu'il nous faut poser maintenant: de quel type
la société doit-elle être pour que l'existence humaine puisse y être
ainsi vécue ?
                      3. UNE SOCIÉTÉ DE LIBERTÉ
   Ce devra être une société à quelque degré « libérale ». Il y en a eu
sur divers modes et à divers degrés dans l'Histoire, ne serait-ce que
parce que, même quand la valeur de liberté n'était pas défendue
                                  152
                      Beauté de        !~existence       libre
comme telle par les doctrines et institutions politiques, les sociétés
anciennes étaient peu et mal contrôlées par les États, ce qui rendait
assurément possible qu'y soient vécues maintes vies humaines aven-
tureuses, pleines de tournants et de rebonds. Mais à notre époque où,
du moins en Occident, les sociétés ne se réfèrent plus qu'à trois
grands modèles, les traditionalismes, les socialismes et les démocra-
ties libérales, il sera utile de montrer que c'est surtout dans ce dernier
contexte que les vies humaines peuvent être libres.
    On peut le montrer a priori en comparant l'épistémologie des
modèles sociaux en cause 1 • Les traditionalismes sont fondés sur
l'idée qu'il existe un ordre «naturel» dont il ne faut pas s'écarter. Ils
se défient donc de l'innovation et de la liberté. Les socialismes sont
fondés sur le paradigme de l'ordre social «organisé», qu'ils enten-
dent imposer artificiellement à la société sans tenir compte de ses
dynamismes immanents, selon la démarche qu'Hayek a appelée le
« constructivisme rationaliste ». Dans cette démarche, toute contin-
gence est redoutée, puisqu'elle risque de faire échouer l'organisation
(un ingénieur ne craindrait-il pas, de même, que les poutrelles, vis et
boulons du pont qu'il est en train de construire aient des comporte-
ments contingents ?) Or la première contingence qui existe dans une
société est la liberté individuelle de ses membres. Tous les socialismes,
quoi qu'ils disent, détestent donc la liberté en doctrine et en pratique.
     L'épistémologie des démocraties libérales est tout autre. Elle
consiste à penser que la société est un ordre « spontané », dans lequel
la liberté est une valeur principielle. Rappelons le sens de cette notion.
Les ordres spontanés n'entrent pas dans le cadre de la vieille dichoto-
mie physislnomos qui nous vient des sophistes grecs ; ce sont des
structures qui dépendent des actions des hommes, ce qui les distingue
des ordres naturels, mais non de leurs intentions, ce qui les distingue
des artefacts. Elles émergent par les interactions d'une multiplicité
d'acteurs indépendants étalées sur de longues périodes; elles se stabi-
lisent par un phénomène de «causalité circulaire» qui fixe celles
     1. Sur les paradigmes de la pensée sociale aux Temps modernes, voir notre Histoire
des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, Puf, 2013, Introduction.
                                         153
                         Esthétique de la liberté
d'entre elles qui se révèlent produire des effets bénéfiques sans qu'on
puisse expliquer le mécanisme précis de ces effets. Selon les doctrines
libérales, toutes les sociétés ayant dépassé la taille des petites sociétés
archaïques de face-à-face sont de tels ordres spontanés, même s'il
existe en leur sein des îlots d'ordre organisé (administrations, armées,
entreprises ... ). Il y a à cela une raison précise et incontournable: nul
homme ou groupe d'hommes ne possède de ces grandes sociétés com-
plexes une connaissance suffisante pour les contrôler dans tous leurs
aspects. Elles doivent donc être gérées selon des modalités qui
tiennent compte de la situation cognitive limitée des agents. Pour
l'économie, ce sera le marché (où les agents sont guidés par un cadre
de règles juridiques qui leur disent ce qu'ils ne doivent pas faire s'ils
ne veulent pas entrer en conflit avec autrui, et par les signaux des
prix, qui les informent de ce qu'ils doivent faire positivement s'ils
veulent coopérer efficacement avec les autres acteurs). Pour la science
et en général la culture, ce sera la liberté de recherche, d'opinion et
d'expression s'exerçant dans le cadre de règles de communication.
Pour la politique, ce sera la démocratie pluraliste.
    Mais nous n'avons pas besoin d'exposer plus longuement ici les
principes de la démocratie libérale 1 . Car ce que nous venons d'en
dire suffit pour répondre à la question posée. Dans un ordre spon-
tané, en effet, la liberté ne risque pas d'être éliminée, puisqu'elle est
l'âme du système, l'élément fondamental de régulation qui lui permet
de se maintenir en ordre. C'est la liberté laissée aux agents de réagir
en temps réel aux changements, de trouver des solutions aux pro-
blèmes qui se présentent, de produire des adaptations et innovations,
qui permet à une société complexe d'assurer son maintien en équi-
libre (un «équilibre ouvert»). Cette société ne pourrait donc exclure
la liberté sans se détruire lui-même, et les individus qui y vivent
doivent faire usage tous les jours de leurs libertés intellectuelles, poli-
     1. Nous l'avons fait dans d'autres ouvrages: La Société de droit selon F. A. Hayek,
Puf, 1988; Histoire des idées politiques aux Temps modernes et contemporains, op. cit.,
p. 157-697 et 1315-1377; Histoire du libéralisme en Europe (dir., avec Jean PETITOT),
Puf, 2006.
                                         154
                         Beauté de l'existence libre
tiques, économiques. Certes ils savent que leur sort dans un tel sys-
tème dépendra toujours d'un mixte de talents et de chances, sans que
ce dernier paramètre puisse être éliminé. Ils savent donc quels risques
la liberté leur fait encourir. Mais l'expérience historique des démocra-
ties libérales leur a montré que le jeu ainsi joué n'était pas à somme
nulle, mais positive comme le prouve l'immense développement des
sociétés occidentales ou occidentalisées dans les deux ou trois der-
niers siècles. La raison même les pousse donc à assumer leur statut
d'hommes libres, c'est-à-dire à aimer en toute connaissance de cause
leur condition de voyageurs.
                   4.   SOCIÉTÉ DE LIBERTÉ ET BEAUTÉ MORALE
     Vivront-ils pour autant de belles vies, et qu'en sera-t-il, plus parti-
culièrement, de leur être moral ? Pour répondre, la meilleure méthode
est de se référer au tableau des vertus établi par les doctrines morales
classiques, puisque c'est de là que nous étions partis en montrant que
c'est l'épanouissement de ces vertus qui conditionne l'éclat de
l'homme et le rend beau, kaloskagathos, honestus. Demandons-nous
donc si et dans quelle mesure chacune des vertus figurant sur ces listes
bénéficie ou pâtit de l'environnement de relations humaines propre à
la société de liberté 1 • Nous traiterons d'abord des vertus naturelles
cardinales étudiées par les philosophes anciens, tempérance, force,
jus ti ce, prudence, et de leurs vertus connexes ; puis nous oserons
quelques réflexions au sujet des vertus théologales 2 •
      1. Qu'on peut, à la suite de Hayek, appeler « catallaxie ». Ce néologisme a été
inventé en 1831 par un économiste anglais, Richard Whately. Guère utilisé depuis lors,
il fut repris par Ludwig von Mises au début du xxe siècle, puis rigoureusement défini par
Hayek (voir à ce sujet Droit, législation et liberté, Puf, 2013, p. 532). Il est forgé à partir
du verbe grec katallattein, qui signifie à la fois « échanger >> et « faire de quelqu'un, par
l'échange, un ami». La catallaxie est donc un espace de coopération libre et pacifique,
c'est-à-dire ce que veulent être essentiellement les démocraties libérales.
      2. Nous nous référerons aux analyses et classifications de saint Thomas, dont on peut
                                             155
                         Esthétique de la liberté
                                      1) Justice
    Le fait que, dans une société de liberté, on ne puisse vivre correcte-
ment qu'en pratiquant loyalement des échanges avec autrui, en res-
pectant la propriété d'autrui et les contrats, en tenant ses promesses,
en réparant ses torts, oblige - et, simultanément, enseigne - à être
juste. Le statut de la justice dans une société catallactique est diamé-
tralement inverse de ce qu'il est dans les sociétés collectivistes-
totalitaires où, comme l'ont montré Hayek ou Arendt, le simple fait
d'être juste expose tôt ou tard l'individu à être persécuté par les auto-
rités. Et il est fort différent de ce qu'il est dans les socialismes dits
modérés où les interventions intempestives et les prélèvements abusifs
de l'État rendent impossible de distinguer clairement le mien et le tien
et créent donc les conditions permanentes de l'injustice et des diffé-
rents vices qu'elle entraîne, corruption active ou passive, détourne-
ment de fonds, cupidité, prodigalité (d'argent public aux dépens du
contribuable), dissimulation, hypocrisie, mensonge, favoritisme,
acception de personnes, ingratitude, calomnie, esprit de querelle ...
    Dans une société de liberté doivent pouvoir s'épanouir, pour les
mêmes raisons, les principales vertus connexes de la justice: fidélité,
gratitude, véracité, amitié, affabilité, libéralité ... Vérifions-le pour
quelques-unes d'entre elles.
                                     2) Véracité
    Dans une société démocratique et libérale administrée par un
véritable État de droit, il n'y a aucune raison, du moins structurelle
et permanente, de ne pas parler vrai. Comme il n'y a pas de Plan, il
n'y a pas d'échecs du Plan, ni donc de raisons de présenter ces échecs
comme des succès. Le régime n'a pas besoin d'inventer une «nov-
estimer qu'elles n'ont quasiment pas pris une ride aujourd'hui. Cf. SAINT THOMAS, Somme
théologique, lia lire, qu. 1-170 (foi, qu. 1-16; espérance, qu. 17-22; charité, qu. 23-46;
prudence, qu. 47-56; justice, qu. 57-122; force, qu. 123-140; tempérance, qu. 141-170).
                                          156
                       Beauté de l'existence libre
langue » à la Orwell, un « ministère de l'Abondance » gérant la pénu-
rie, un «ministère de l'Amour» gérant la torture, un «ministère de
la Vérité» gérant la propagande. Le discours public peut être sincère
et véridique, et, s'il ne l'est pas, la liberté d'expression et de critique
permet d'y porter remède.
    Dans les affaires économiques et la vie sociale, de même, il est plus
utile aux acteurs d'être véridiques que trompeurs. La tromperie peut
certes exister, mais elle n'a aucune raison de devenir la norme. Car,
chacun étant libre de nouer et de dénouer les contrats et relations avec
autrui, les honnêtes gens ont tout loisir de se détourner des menteurs et
des fraudeurs, de sorte que le mensonge et la fraude n'ont qu'un temps,
ou n'existent qu'en marge. Si les parents peuvent scolariser leurs
enfants dans l'école de leur choix, ils n'ont pas besoin de mentir sur leur
domicile pour satisfaire aux exigences de la carte scolaire. Si la presse
est pluraliste et libre, la propagande, non seulement est inefficace (si un
journal répand une fausse nouvelle, d'autres journaux la démentent, de
sorte que la rumeur ne peut« prendre» et devenir un mythe), mais elle
fait perdre son crédit au journal coupable qui, s'il ne s'amende, devra
tôt ou tard disparaître. Tous les journaux ont donc intérêt à tendre vers
la vérité objective en faisant les efforts de rigueur nécessaires. D'une
manière générale, dans une société où la liberté est strictement défendue
par la Constitution et le droit, celui qui dit la vérité ne court pas de
risques inconsidérés. Et comme la nature humaine préfère la vérité, la
véracité peut être et demeurer la norme commune.
                                     3) Libéralité
   Une des principales vertus connexes de la justice est la libéralité
(ou bienveillance), c'est-à-dire la propension à aider autrui au-delà de
ce qu'on lui doit selon une stricte justice 1 . La propension à donner
     1. Cette vertu est analysée par Aristote (Éth. à Nic., IV, 1119 b 23- 1122 a 15; VIII,
1155 b 26- 1158 b), Cicéron (De off., I, 42-49; II, 52-64; Cicéron parle de beneficentia),
saint Thomas d'Aquin (Sum. theo/., Ua Ure, qu. 117).
                                           157
                           Esthétique de la liberté
libéralement à autrui fait partie, en effet, de la nature humaine. Mais,
pour donner, il faut avoir. Cela fournissait à Aristote un argument de
poids contre le communisme de Platon: dans le communisme, il n'y a
pas de propriété privée ; personne ne peut donc rien donner à per-
sonne ; donc le communisme est antinaturel 1. En revanche, dans une
société respectant la propriété privée, les hommes peuvent faire
preuve de libéralité.
    Notons que cette vertu est le fondement moral du secteur indépen-
dant de l'économie, celui des associations et des fondations, de tous
les organismes dits à but non lucratif, puisque les personnes qui y
participent n'exigent pas un bien ou un service déterminés en échange
de leurs contributions (cotisations, apports d'industrie, disponibilité
en temps, bénévolat), comme ils le feraient sur le marché qui est
régulé, lui, par la justice stricte. Ils peuvent bien espérer quelque
forme de retour, notamment une satisfaction morale à voir progresser
une cause à laquelle ils attachent du prix; mais ils renoncent à un
avantage immédiat et strictement égal à leur apport. Or il est clair
que, par la modération des prélèvements obligatoires qui laisse à cha-
cun plus que le minimum vital et lui permet de donner son superflu à
qui il veut, une société libérale permet tout particulièrement à ce type
d'organismes d'exister et de prospérer, et donc aussi, à leurs membres,
de pratiquer les vertus correspondantes, d'être «libéraux» et «bien-
veillants» et d'acquérir le lustre moral attaché à ces vertus. En
revanche, en s'emparant par l'impôt de tous les revenus supplémen-
taires disponibles, le collectivisme tue dans l'œuf la libéralité et, fai-
sant injure en cela à la nature, il enlaidit l'être humain.
                                   4) Esprit de paix
   Une société libérale est une société où les revenus des agents écono-
miques, et en général le sort des citoyens, dépendent des succès et des
   1. Cf.   ARISTOTE,   Politique, II, 5, 1263 a 40- 1263 b 15.
                                            158
                    Beauté de l'existence libre
échecs de leurs entreprises dans le jeu catallactique, et ne dépendent
que de cela, non des violences faites à autrui ou des faveurs de l'auto-
rité. Or cela va dans le sens de la paix sociale.
    En effet, le résultat du jeu pour chacun est, on l'a dit, un mixte de
hasard et de talents. Or aucun de ces paramètres n'est source directe
de rivalités et de conflits. Il est vrai que ceux qui ont plus de talents
réussissent mieux que ceux qui en ont moins, puisqu'il faut un vrai
talent pour juger des situations économiques et des opportunités du
marché, pour se mettre au travail, remplir ses tâches professionnelles,
produire avec les meilleures techniques, communiquer, etc. Mais le
talent qu'a l'un n'est pas retranché à l'autre. Si mon concurrent a plus
de talent que moi, je ne peux de bonne foi lui en faire grief et, par
ailleurs, il ne tient qu'à moi d'essayer de l'égaler par mes propres
efforts. Il ne servirait donc à rien que je le traite en ennemi. Il est vrai
aussi qu'il y a dans les résultats du jeu une part inéliminable d'aléas,
puisque le marché est complexe; les meilleurs plans économiques
peuvent être pris en défaut par une évolution imprévisible des goûts
des consommateurs, de l'offre des concurrents, des techniques et des
matières premières disponibles, de la conjoncture. Mais, par défini-
tion, ce qui n'est pas prévisible ne peut être réputé avoir été agencé
intentionnellement par certains pour nuire à d'autres. Donc la chance
qu'a autrui n'est pas, pour moi, un motif, du moins raisonnable, de le
haïr. Les acteurs malheureux de la catallaxie n'ont aucune raison de
s'en prendre à autrui, puisque que cela ne peut rien changer à l'issue
favorable ou défavorable de leurs activités, qui dépend seulement des
lois neutres de l'économie. Ils voient bien, au contraire, que les haines
sociales troublent le jeu, accroissent les incertitudes, et sont donc de
nature à compromettre les chances de chacun de mieux réussir dans
l'avenir. La discipline même de la catallaxie pousse donc les acteurs à
avoir des comportements modérés.
     Au contraire, dans une société socialisante, les revenus des per-
sonnes dépendent essentiellement des décisions de l'autorité, en pro-
portion de la part des richesses sociales qu'elle a captées par l'impôt.
C'est elle et elle seule qui peut décider discrétionnairement de redistri-
buer les richesses à qui elle veut. Il est donc vital pour les gens de
                                    159
                     Esthétique de la liberté
s'attirer ses faveurs, ou encore de la contraindre de les favoriser, ce qui
s'obtient par quelque forme de pression et de violence. Si l'on est capa-
ble d'agiter des menaces, de faire des démonstrations de force, de para-
lyser le pays par des grèves, des occupations d'usines, des blocages de
routes et de trains, des manifestations de rue, etc., on aura chance
d'attirer à soi une plus grande part de la manne publique au détriment
des catégories sociales qui n'auront pu ou voulu employer les mêmes
moyens. Le système socialiste crée donc, par sa structure même, les
conditions d'une permanente« foire d'empoigne» sociale. Il encourage
la jalousie et l'aigreur à l'égard de ceux qui ont obtenu plus, dont on a
de bonnes raisons de penser qu'ils ne l'ont pas obtenu par un meilleur
service rendu à la société, mais par la faveur, les manœuvres fraudu-
leuse, les complicités de parti et de réseaux. Il rend donc fondamentale-
ment irrationnelles et inadaptées les valeurs de paix civique et de
fraternité (cela est d'ailleurs inscrit dans son idéologie de «lutte des
classes»). Derechef il est moralement inférieur et produit une humanité
moins belle.
                              5) Tolérance
    Expliquons pourquoi est promue par une société de liberté une
dernière vertu connexe de la justice, la tolérance.
    La liberté, c'est essentiellement la liberté d'être différent d'autrui.
Dans la société de liberté, chacun peut disposer librement de son
domaine propre, où il fait ce qu'il veut et où il vit une vie différente de
celle des autres, ce qui permet la spécialisation des savoirs et le plura-
lisme. Certes la mimesis, l'imitation de tous par tous, existe en toute
société et l'on doit s'attendre à ce qu'elle existe aussi à quelque degré
dans une société libérale. Il reste que, dans une telle société, des méca-
nismes puissants -l'esprit critique rendu possible par la liberté d'opi-
nion et d'expression, la concurrence économique qui favorise celui
qui se démarque d'autrui en offrant un produit original - l'empê-
chent de prévaloir autant que dans les sociétés traditionnelles soudées
par les mythes et les rites.
                                   160
                   Beauté de l'existence libre
    Aussi la tolérance est-elle une vertu caractéristique de la société
civilisée moderne. Nous ne souhaitons pas interférer avec la vie
privée ou professionnelle d'autrui si nous n'y sommes pas directe-
ment impliqués, et nous escomptons qu'il adoptera à notre égard la
même attitude. Nos cercles d'amis, nos fréquentations seront sage-
ment compartimentés. La société de liberté produit une certaine
figure de l'homme civilisé, décent et discret dans ses relations avec
ses semblables, mais qui, par là même, manifeste qu'il leur suppose
une vie intérieure et un univers de projets éminemment respec-
tables.
    Par différence, les sociétés socialisantes, parce qu'elles veulent
mettre en commun le plus de biens possible et les gérer de façon collec-
tive, ne peuvent que violer à tout moment les frontières du mien et du
tien, donc empiéter sur les vies, se mêler des occupations d'autrui,
s'intéresser à ses revenus et à son patrimoine, à l'endroit où il habite, à
la façon dont il se comporte, à ce qu'il pense. Elles sont intolérantes
par construction.
                               6) Prudence
    Passons aux vertus intellectuelles. Si l'on est guidé par les seules
données objectives de la réussite et de l'échec, on sera également incité
à adopter un comportement rationnel et à cultiver cette vertu cardi-
nale qu'est la prudence.
    En effet, la stabilité des règles de juste conduite et le haut degré de
confiance qu'on a dans le respect de ces règles par les citoyens et par
l'État lui-même encouragent le sens de l'anticipation rationnelle.
Dans le contexte d'un État de droit stable, où l'on peut escompter que
chacun se comportera conformément aux règles établies, il est ration-
nel de faire des plans d'action à long terme, tant sur le plan profes-
sionnel que sur le plan privé, de prévoir dans une large mesure son
avenir personnel et celui de sa famille, d'élaborer des stratégies com-
plexes comportant éventuellement de nombreuses étapes s'étendant
sur des années. Une telle société donne ainsi à la prudence et à ses
                                   161
                    Esthétique de la liberté
vertus connexes (mémoire, intelligence, sagacité, prévoyance, circons-
pection ... ) des occasions quotidiennes de se fortifier.
    En revanche, dans une société dirigée par une puissance tutélaire,
il n'y a pas de repères stables pour l'action économique et sociale. On
est soumis aux dernières décisions arbitraires et incohérentes de
l'autorité qui change sans cesse lois et règlements et rend ainsi inva-
lides les anticipations des citoyens. De sorte que, chez les agents
économiques qui ont vu maintes fois leurs plans devenir inappli-
cables du fait du changement intempestif des règles du jeu au milieu
même de la partie, se développe une manière de fatalisme et
d'acquiescement résigné à l'irrationnel. L'être humain placé dans
cette situation perd l'habitude de faire confiance à sa raison, et ainsi
il a de bonnes chances, avec le temps, de devenir intellectuellement
médiocre.
                         7) Tempérance, force
    Le fait que, dans une société libre, on soit seul responsable de ses
actes, incite enfin à développer les vertus cardinales de force et de
tempérance.
    Sans aller nécessairement jusqu'à l'« ascétisme séculier» dont a
parlé Max Weber au sujet des vertus des capitalistes calvinistes de la
grande époque de la fondation de l'Amérique, il est certain qu'une
société où l'on doit pourvoir soi-même à ses besoins est, par défini-
tion, un milieu éminemment propice au développement de disciplines
personnelles exigeantes. On ne peut survivre durablement dans une
société de libre échange si l'on a pas le goût du travail, si l'on n'est
pas capable de sacrifier un plaisir à la réalisation d'une œuvre de
longue haleine, de renoncer à des consommations immédiates au pro-
fit de la constitution d'une épargne et de la réalisation d'investisse-
ments. En ce sens, une société libre est un milieu propice à la présence
fréquente, chez les individus, de la vertu de force et de ses vertus
connexes: courage, patience, persévérance, magnanimité, magnifi-
                                  162
                       Beauté de l'existence libre
cence 1 ... , ainsi que de la vertu de tempérance et de ses vertus
connexes: sobriété, mesure, modestie et pudeur 2 • Inversement, ont
peu de chances d'y prospérer les individus trop affectés de vices
opposés à la force (lâcheté, pusillanimité, vaine gloire, mesquinerie,
mollesse, entêtement ... ) ou à la tempérance (orgueil, gourmandise,
luxure, cruauté ... ), parce qu'ils ne peuvent pas espérer, pour compen-
ser les effets fâcheux que pourraient avoir ces vices sur leur situation
personnelle, la protection d'un système de privilèges, de connivences
et d'impunité. Chacun est obligé de faire face à la vie. Comme cela
correspond aux potentiels normaux de la nature humaine- contraire-
ment à ce que prétendent le cynisme de Machiavel et, dans un autre
style, le larmoiement des théoriciens du care -, ces contraintes ont
toutes les chances d'engendrer une humanité plus brillante que celle
des sociétés massifiées.
                     8) Orientation positive des activités
    Généralement parlant, l'obligation pratique de produire et de
créer afin de rester à flot dans le processus catallactique pousse les
hommes à développer des capacités de production et, pour cela, à
avoir l'esprit spontanément tourné vers le travail positif et de création.
Bien entendu, dans toute coopération sociale, on ne peut se contenter
de produire, il y a aussi un environnement juridique et administratif à
prendre en compte, des formalités à respecter, des relations sociales à
cultiver. L'homme d'une société libre assure ces à-côtés de l'action,
mais il ne les laisse pas prendre la première place dans son esprit. Il
s'intéresse bien plus au travail bien fait, à l'innovation scientifique,
     1. En effet, pour être ''magnanime» et «magnifique», il faut a minima avoir
quelque chose en propre et pouvoir en user absolument à son gré. Plus il y a de
prélèvements obligatoires, moins cette condition est remplie.
     2. Pour être «modeste» et «pudique», il faut avoir à craindre quelque chose de
l'opinion d'autrui. Dans une catallaxie, celle-ci est libre de s'exprimer. En revanche, le
despote ou l'apparatchik de quelque parti dominant peut faire taire les critiques, et donc
continuer ses turpitudes sans vergogne.
                                          163
                     Esthétique de la liberté
technique, aux nouvelles demandes sociales à satisfaire, aux « nou-
velles frontières» qui se dessinent à chaque époque. C'est là une
grande différence pratique, mais aussi morale, avec les sociétés collec-
tivisées où tout fonctionne par la médiation de la bureaucratie et où
chacun est incité à exceller surtout par l'habileté à manœuvrer au sein
de celle-ci. Dans ces dernières sociétés se développe une culture sui
generis consistant à être plus familiarisé avec les procédures et
démarches bureaucratiques qu'avec les tâches de production, chacun
selon son niveau: au niveau le plus modeste, savoir remplir les formu-
laires, faire la queue au bon endroit, s'attirer les bons offices des gui-
chetiers; aux niveaux moyen et supérieur, avoir l'art de faire
antichambre chez les élus, les fonctionnaires, les syndicalistes, afin de
se faire attribuer marchés et subventions. Dans tous les cas, on fait
passer au second plan la production réelle. L'univers moral des
hommes pris dans ces contextes ne peut alors que s'étioler; ils perdent
le goût de faire et de construire, et ils n'ont plus la vision optimiste de
la vie que l'expérience personnelle du travail librement mené et réussi
crée ordinairement dans les mentalités.
                          9) Vertus théologales
    Qu'en est-il des vertus supérieures, foi, espérance et charité, que
les théologiens appellent« théologales» ? Étant donné que ce sont des
idéaux transcendants et non, comme les vertus cardinales, des ten-
dances vers une forme naturelle déterminée, il est difficile de soutenir
qu'elles ne peuvent s'épanouir que dans un certain type de société. Du
moins peut-on penser qu'étant donné que la pratique de ces vertus
suppose d'abord et avant tout la liberté inconditionnelle des per-
sonnes, elles sont a priori plus praticables dans des sociétés libres que
dans des sociétés asservies.
     La foi, tout d'abord, vit peut-être mieux dans une société qui
reconnaît l'incomplétude fondamentale du savoir humain, encourage
l'esprit critique et le pluralisme, et récuse toute idéologie omni-
explicative.
                                   164
                   Beauté de l'existence libre
    L'espérance vit peut-être mieux dans une société qui, reconnais-
sant le rôle créateur de la liberté humaine, se sait et se veut perpétuel-
lement en «voyage». On pourrait croire qu'elle est mieux en phase
avec les doctrines sociales et politiques qui annoncent la Révolution,
le paradis sur Terre et les lendemains qui chantent. C'est une erreur.
Car l'espérance est étouffée en son principe même par des idéologies
qui donnent à l'avenir la figure d'avancées vers une utopie prédéfinie.
Au contraire, dans une société de liberté, l'espérance reste toujours
ouverte, parce qu'elle repose sur la conviction que l'homme est capa-
ble de créations inouïes - nouvelles théories scientifiques, nouvelles
percées technologiques, grandes pensées, grandes œuvres d'art- qui
changeront la vie de l'humanité selon des modalités que l'humanité
présente ne peut même pas imaginer.
    La charité, enfin, est le fait d'aimer autrui unilatéralement, sans
rien exiger de lui en retour, de venir à son secours et de vouloir son
bien inconditionnellement. Il est clair qu'elle est usurpée et défigurée
par la prétendue solidarité collectiviste prenant la forme d'impôts
redistributifs. Il y a un mensonge véritablement orwellien dans le
fait d'affirmer que si l'on aime les pauvres, on doit accepter d'être
dépouillé par l'impôt, et qu'inversement, si l'on rechigne à la redistri-
bution, c'est qu'on manque de charité. Car ceux qui conçoivent et
mettent en œuvre ces mécanismes de redistribution sont charitables
avec le bien d'autrui, ce qui est contradictoire avec le concept même de
charité; quant à ceux qu'on oblige à donner, ils ne le font pas volon-
tairement, de sorte que le vol dont ils sont victimes est tout sauf méri-
toire, si douloureux qu'il soit.
    On peut d'ailleurs dire au sujet de la charité ce qu'on a dit plus
haut de la libéralité. Pour donner (que ce soit sous l'impulsion natu-
relle de la libéralité, ou surnaturelle de la tsedaqa prophétique et de
l'agapè évangélique), il faut posséder, et avoir le droit de donner à
ceux qu'on juge en avoir besoin. Ce comportement ne peut donc être
attendu que dans les sociétés où la propriété privée et la liberté indi-
viduelle existent, non dans celles où elles sont réduites comme une
peau de chagrin.
    Ajoutons une réflexion d'ordre historique. On a fait à la société
                                   165
                        Esthétique de la liberté
catallactique, comme «société de l'argent», le procès de supprimer
toute gratuité dans les relations humaines, tout élan charitable du
cœur. Or ce procès repose sur un défaut d'analyse. Les sociétés pré-
monétaires ne sont nullement « charitables » du seul fait qu'on n'y
emploie pas d'argent. Marcel Mauss 1 a montré que, dans ces socié-
tés, celui qui donne s'attend fermement à recevoir un jour ou l'autre
un contre-don équivalent. S'il ne le reçoit pas, c'est un casus belli. En
fait, tant les institutions des sociétés non monétaires que celles des
sociétés monétaires sont établies pour rendre possibles les échanges
mutuellement profitables, qui le sont d'autant plus qu'il existe une
plus grande division du savoir et du travail. Dans les deux cas, c'est
la justice, non la charité, qui est le guide adéquat de ces échanges : ils
seront justes s'il y a une certaine égalité de valeur entre les choses
échangées. Cela est valable aussi bien chez les Pygmées et les Tupi-
namba que dans une société capitaliste moderne. Ce qui change d'un
type de société à l'autre, c'est seulement la modalité de l'échange.
Dans les sociétés précapitalistes, quand on donne sans demander un
«paiement comptant», la créance qu'on acquiert sur autrui n'a de
chances d'être honorée un jour que si l'on vit à proximité de ceux à
qui l'on a rendu le service, dont on ne peut attendre, en retour, que
les productions de cette société même. Alors que, dans une économie
monétaire, dès que quelqu'un a gagné de l'argent, il peut s'adresser,
pour obtenir ce dont il a besoin, aux hommes de toutes les sociétés
pratiquant l'économie de marché. Au total, donc, l'échange moné-
taire remplit la même fonction que l'action gratuite au sein d'un
groupe solidaire : procurer une sécurité pour ses besoins immédiats
ou futurs en échange de ce qu'on offre soi-même à autrui par son
travail et son industrie; mais l'échange monétaire augmente considé-
rablement les libertés réelles des coopérateurs.
     La charité est tout autre chose. Elle n'est pas une relation de jus-
tice, fondée sur la symétrie et la réciprocité, mais une relation dissy-
métrique: je dois aimer autrui même s'il ne m'aime pas, lui donner,
même s'il ne me donne rien. La charité n'est donc pas plus à son
    1. Marcel MAUSS, Essai sur le don, Puf, coll. «Quadrige», 2007.
                                        166
                   Beau té de    r existence    libre
affaire dans une société traditionnelle que dans une société de marché,
et, inversement, elle ne l'est pas moins dans une société de marché que
dans une société traditionnelle. Étant donné que ce type de relation
humaine appartient, de toute façon, à un autre registre que celui des
relations sociales naturelles, il n'a vocation à s'intégrer adéquatement
dans aucun système sociologique ou économique déterminé, de même
qu'il peut, inversement, se manifester irruptivement dans n'importe
quel système.
     Tenons-nous-en donc à cette vérité : dès lors que les vertus théolo-
gales ne peuvent exister que chez des êtres libres, il est manifeste
qu'elles peuvent plus facilement s'exercer dans un régime de type
«libéral» que dans un autre. Plus la société est collectivisée, plus elles
se raréfient et deviennent le seul apanage des saints.
                                    CONCLUSION
                         « REVIVRE EN ŒUVRE D'ART »
    Pour jouir de la beauté, il est donc nécessaire que nous vivions
dans une société libre où il est possible de poursuivre les idéaux de
l'esprit. Mais cela ne suffit pas à l'homme qui, avec Kant, s'inter-
roge sur ce qu'il lui est permis d'espérer. La beauté de la vie, les
belles choses de la vie sont-elles des réalités essentiellement fugitives,
destinées à disparaître, sans valeur absolue, qui ne méritent qu'une
attention distraite ou désabusée? Ou bien le fait d'avoir cherché,
voulu, fait, vécu de belles choses comporte-t-il des conséquences
décisives ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons
nous aider d'un article du philosophe américain Barry Smith, que
nous devrons cependant amender sur un point capital 1 .
    Smith soutient la thèse qu'une société de liberté permet de mener
des vies «dotées de sens» (meaningful). Il précise ce qu'une vie doit
être pour être ainsi qualifiée :
    «Une vie signifiante est une vie qui a reçu une certaine forme (upon
    which sorne sort of pattern has been imposed) » (p. 1405),
une forme qui doit être originale :
    «La forme qu'on donne à sa vie doit sortir de l'ordinaire» (p. 1406).
    C'est la conclusion à laquelle nous sommes nous-même parvenu
lorsque nous avons discuté les conceptions antiques de la beauté. La
     1. Cf. Barry SMITH, «La signification de la vie et comment il convient d'évaluer les
civilisations», in Philippe NEMO et Jean PETITOT (dir.), Histoire du libéralisme en Europe,
Puf, 2006, p. 1399-1411.
                                           169
                      Esthétique de la liberté
vie de l'homme ne doit pas être seulement le passage à l'entéléchie
d'une forme archétypale qui lui préexiste, mais un processus forgeant
une forme nouvelle. Cette forme originale sera le fruit de la liberté du
sujet et de l'histoire singulière qu'elle a engendrée.
    Smith ajoute une autre condition. Il faut que, d'une manière ou
d'une autre, cette forme ait laissé une empreinte dans le monde exté-
rzeur:
   « [La] forme [que quelqu'un crée par sa vie] doit être une chose qui ne
   concerne pas seulement ce qui se passe dans la tête de [ce] quelqu'un,
   mais qui produit aussi un effet sur le monde. Beethoven, Mahomet, Ale-
   khine, Faraday ont mené des vies signifiantes parce que en donnant
   forme à leurs propres vies, ils ont aussi imprimé une forme au monde qui
   les entourait» (p. 1405).
    Beethoven a créé une musique dont la forme s'est imprimée sur le
monde, puisqu'elle a contribué à faire de la musique universelle ce qu'elle
est aujourd'hui; sans la musique de Beethoven (ou celle de Bach, de
Mozart et de tous les autres), il est strictement vrai de dire que le monde
ne serait pas ce qu'il est. Mahomet a donné forme, pour le meilleur et le
pire, à la religion, à la politique et à l'histoire de plusieurs grandes socié-
tés; sans lui, l'Histoire ne serait pas ce qu'elle est. Tous les coups de
toutes les parties d'échecs jouées par Alexandre Alekhine au long de sa
vie de champion ont été notés avec soin et consignés dans des ouvrages
savants; sans ces parties et les problèmes qu'elles ont posés et résolus,
que les amateurs étudieront pendant des siècles, le jeu d'échecs ne serait
pas ce qu'il est, et donc le monde aurait quelque autre physionomie.
Faraday a bâti un des pans de l'électromagnétisme, désormais familier à
tous les physiciens; sans lui, la physique serait différente de ce qu'elle est,
et comme aujourd'hui le monde est matériellement transformé par les
techniques issues des sciences physiques, on peut dire en outre que, sans
Faraday, le monde matériel lui-même serait différent de ce qu'il est.
Ainsi, ces vies ont créé des formes originales qui ont elles-mêmes laissé
une empreinte sur le monde. C'est en cela qu'elles ont eu un sens.
    Ce que nous devons souhaiter, poursuit Smith, c'est une société
où soient maximisées les chances pour que de telles vies puissent être
                                     170
           Conclusion. «Revivre en œuvre d'art»
menées par le plus grand nombre possible d'êtres humains. Seule
une société libérale, pluraliste, catallactique, répond à ce critère,
puisque les individus y sont libres d'être différents des autres, de
choisir leurs activités économiques, leurs relations sociales, d'inno-
ver, de mener à bien des tâches, de produire des œuvres, sans que
ces initiatives soient fondues dans l'agir anonyme du groupe.
    Smith ajoute un dernier critère. Étant donné que l'action de
l'homme sur le monde est un phénomène objectif, la réalité de cette
action doit pouvoir être constatée par d'autres hommes:
   « Une vie signifiante est une vie qui repose sur des réalisations honnêtes,
   c'est-à-dire sur des réalisations qui seraient qualifiées telles selon des
   critères publics de succès appliqués honnêtement et correctement sur la
   base de toute l'information pertinente nécessaire» (p. 1407).
    Sans ce témoignage extérieur, une vie est en grand danger d'être
insignifiante, même et surtout si le sujet concerné pense le contraire.
Par exemple, il se peut qu'un homme qui s'enivre tous les jours
croie qu'il mène une vie pleine de sens, mais ce ne sera pas l'opinion
de témoins extérieurs de bonne foi, qui penseront sans doute que ce
malheureux alcoolique ne sortant jamais de chez lui n'a rien fait de
valable dans sa vie.
    Mais voici le point où je crois nécessaire de corriger la thèse de
Smith. Certes on ne peut qu'approuver son idée que seul donne sens
à une vie humaine le fait qu'elle s'inscrive dans une réalité dépassant
l'individu. L'homme se sait mortel, limité et petit, appelé à se dis-
soudre matériellement et à être tôt oublié. Il ne peut donc se perce-
voir lui-même comme grand que s'il associe son sort à une réalité qui
le dépasse. Mais faut-il entendre par là, comme Smith, une collecti-
vité historique ? Il ne le semble pas, pour deux raisons.
    La première est que notre lien avec l'humanité future est haute-
ment problématique. Nous ne vivrons plus quand elle vivra. Sans
doute héritera-t-elle des conséquences de nos actions. Les hommes
préhistoriques qui, les premiers, sont parvenus à allumer un feu en
frottant des silex, ou à polir parfaitement un biface, ont infléchi la
suite de l'histoire de l'humanité. Mais ces hommes n'ont pas su les
                                    171
                            Esthétique de la liberté
conséquences de ce qu'ils faisaient, ni, donc, ne l'ont fait en vue de ces
conséquences. Et maintenant qu'ils sont réduits en poussière, il est
impossible de les leur montrer. Comment donc soutenir que les gestes
précieux pour le futur qu'ils ont accomplis ont donné un sens à leur
vie pendant qu'ils la vivaient? Ou alors il faudrait admettre que le
sens qu'a la vie d'un homme peut lui être conféré de l'extérieur sans
qu'il en sache rien 1 •
    La seconde raison est que la mémoire que l'humanité du futur
garde de l'œuvre de nos vies ne peut durer qu'autant que l'humanité
même. Or nous savons que celle-ci est apparue à un certain moment
du devenir du cosmos et de la vie et qu'elle a vocation à disparaître
tôt ou tard avec les évolutions de ceux-ci, naissances et extinctions
d'étoiles, disparitions et apparitions d'espèces ... L'idée que le sens
      1. Smith le pense:« On peut très bien mener une vie sensée sans le savoir ou sans s'en
soucier. Inversement, on peut très bien penser qu'on mène une vie sensée, alors que ce
n'est pas le cas en fait» (op. cit., p. 1407). Le sens est indépendant de la conscience. Si
nous suivions Smith sur cette voie, nous sortirions du cadre de notre anthropologie
philosophique. D'ailleurs Smith se réfute peut-être lui-même par les exemples qu'il a
choisis. Ce qui a donné du sens à la vie de Faraday, ce n'est pas seulement le fait qu'on
reconnaisse aujourd'hui l'importance de ses découvertes, c'est aussi le fait qu'il ait, dans le
cours même de sa vie, poursuivi ses recherches avec passion, enthousiasme, conscience de
participer à la grande aventure de la science. Il savait qu'il existait depuis quelques siècles
un progrès de la physique, auquel il a certainement su qu'il faisait franchir une nouvelle
étape. Il a, dans sa vie même, poursuivi un idéal, et il est probable qu'il a sacrifié à la quête
ascétique de celui-ci nombre de plaisirs et d'opportunités humaines dont il a jugé qu'ils
avaient moins de valeur. Ce rôle de la conscience se dénote tout autant dans les trois
autres vies d'hommes que Smith prend comme exemples. On peut supposer qu'Alekhine a
joué ses parties «pour la beauté du geste», éprouvant un vif intérêt, devant chaque
configuration originale de l'échiquier, à repérer ses structures, ses lignes et ses failles, et à
trouver finalement, en un éclair, l'ouverture qui conduit au succès; c'est cette joie de
l'intelligence résolvant des problèmes, activité de l'esprit située quelque part entre
l'émerveillement du mathématicien et l'inspiration de l'artiste, qui a fait le sel, le sens et
la beauté de sa vie. On ne saurait douter que Beethoven ait su quelle belle musique il
faisait, sans que ses cendres aient besoin d'attendre le jugement de la postérité (dans le
même ordre d'idées, on cite ce mot étonnant écrit par Mahler à son ami Forster: « Ma
Deuxième [symphonie] pourrait-elle cesser d'exister sans perte irréparable pour l'huma-
nité? »). Quant à Mahomet, il a évidemment su qu'il créait une religion, même s'il n'a pas
su quelles formes exactes l'Histoire donnerait aux sociétés musulmanes. On peut donc
affirmer que ces quatre esprits ont été guidés par un idéal, et que c'est cette ouverture de
leur esprit à l'idéal pendant leur vie même qui a donné un sens à celle-ci.
                                              172
           Conclusion. «Revivre en œuvre            d~ art»
d'une vie humaine tient à la mémoire que l'humanité gardera d'elle
est donc extrêmement fragile. Elle relève de l'illusion ou d'une vaine
autosuggestion, qu'une pensée scientifique lucide doit dissiper.
    Dès le début de notre réflexion, cependant, nous avons vu que la
pensée humaine a exploré d'autres voies. Les philosophies de la tra-
dition idéaliste et, sous d'autres modalités, les religions bibliques,
nous ont enseigné que c'est à l'aune d'idéaux tels que le beau, le vrai,
le bien, qu'il convient d'évaluer les actions humaines. En effet,
lorsqu'elle poursuit ces idéaux, la conscience sait qu'elle fait ce
qu'elle doit faire, indépendamment de tout intérêt extrinsèque. Elle
touche un inconditionné, un absolu, c'est-à-dire, précisément, cela
seul qui peut donner sens. Cela n'élimine pas, mais rejette au second
plan, la question de savoir si les existences humaines imprimeront ou
non une marque sur le monde empirique et attireront ou non l'atten-
tion d'un public présent ou futur.
    Il convient certes de distinguer entre les différentes figures de
l'idéal promues par les métaphysiques grecque et biblique. Nous
avons observé que la liberté humaine se trouvait à l'étroit dans les
philosophies antiques païennes, malgré leur haute inspiration. Pour
elles, l'essence précède l'existence, donc la vie humaine ne peut avoir
pour idéal de forger des formes nouvelles. Elle ne touche l'absolu
qu'au prix de renoncer à la liberté. Au contraire, dans l'univers
biblique, l'histoire singulière que chacun dessine jour après jour par
la succession de ses actes libres a vocation à s'inscrire d'une manière
ou d'une autre dans l'éternité. Si nous avons reçu du platonisme la
notion même d'idéal, nous avons reçu de la Bible l'idée que Dieu
accorde une valeur absolue à la liberté humaine et donc aux œuvres
originales des hommes.
    Il est hautement significatif, à cet égard, que le grand contemp-
teur du judéo-christianisme, Nietzsche, ait été conduit à des conclu-
sions somme toute analogues (au prix, peut-être, de compromettre la
cohérence profonde de sa philosophie, mais cela est un autre pro-
blème). En effet, sa doctrine de l'Éternel Retour - qui est, comme
son nom l'indique, une doctrine de l'éternité- affirme que l'homme
                                  173
                            Esthétique de la liberté
doit faire en sorte que chaque acte qu'il accomplit dans sa vie mérite
de revenir éternellement :
    «Ma doctrine affirme: ton devoir est de vivre de telle sorte qu'il te faille
    souhaiter vivre de nouveau - dans tous les cas, tu revivras ! [... ] Il en va
    de l'éternité! Nous voulons toujours revivre en œuvres d'art!» (Frédé-
    ric NIETZSCHE, Fragments posthumes, automne 1881).
    Tout invite à souscrire à cette formule remarquable selon laquelle
l'homme veut revivre éternellement en œuvre d'art. L'homme doit
forger sa vie de telle sorte que, puisqu'elle doit revenir éternellement,
elle soit à jamais une œuvre d'art parfaitement belle. Je crois cette idée
de Nietzsche en harmonie avec la doctrine chrétienne des fins der-
nières qui dit que chaque homme sauvé ressuscitera avec sa pleine et
riche personnalité, avec tout ce qu'il a fait de bien dans sa vie. Son
« moi » ne se dissoudra pas dans quelque Nirvana indistinct, tout ce
qu'il aura créé subsistera, si du moins cela, étant en phase avec les
tâches angéliques telles que se les représentent Denys l' Aréopagite ou
Pic de la Mirandole, était digne de subsister 1 •
    Dans cette perspective, nous ne pouvons donc croire que soit dénuée
de sens, pour la seule raison qu'elle n'a pas été publique ou qu'elle a fini
par être oubliée dans la suite des générations humaines, une œuvre
humaine qui a réellement touché l'idéal, que ce soit une œuvre d'art
qui a eu commerce avec le beau, une démarche intellectuelle qui a
dévoilé le vrai, un acte de charité qui a accompli le bien, toutes ces
circonstances qui« font venir Dieu à l'idée». Nous devons penser que
ces événements ont eu un sens et qu'ils conserveront ce sens à jamais.
      1. On objectera que l'éternité que vise Nietzsche est celle de la vie terrestre qui, tout en
revenant éternellement, reste temporelle et n'est jamais suspendue dans l'immobilité. Sans
doute, mais les ressuscités, eux aussi, vivent. Qui a dit qu'ils demeuraient immobiles, ce qui
reviendrait à les dire morts? On doit se les représenter comme poursuivant leur voyage. Telle
était, on s'en souvient, la conviction profonde de Baudelaire. Ce fut aussi celle de César
Franck qui, victime d'un accident qui lui laissait présager sa mort prochaine alors qu'il n'avait
encore composé que 63 des pièces de son recueil L'Organiste (un grand chef-d'œuvre de la
littérature d'orgue) qui devait en compter 100 au total, dit à un proche:« Je les reprendrai dès
que je serai guéri, ou bien Dieu permettra que je les achève dans son éternité » (propos cités
par Vincent d'INDY, César Franck, Paris, 1910, fac-sirnilé Travis & Emery, 2009, p. 159).
                                              174
              Conclusion. «Revivre en œuvre d'art»
    L'idée d'une inscription de chacun des actes des hommes dans
l'éternité est omniprésente dans la Bible. Elle s'y exprime par les
images du «Livre» où tout est écrit et dans lequel tout sera retrouvé
un jour, du «roc» sur lequel les paroles de chacun sont gravées, de
l'« outre » dans laquelle sont conservées les larmes de ceux qui ont
pleuré. Il est dit aussi que Dieu « veille sur chacun de nos cheveux »,
ce qui signifie qu'il voit et prend en compte le détail de nos vies,
même ce qui est le moins visible et le moins significatif aux yeux des
hommes 1 •
    Dans cette logique, s'il est permis de penser que les vies de Beetho-
ven, Mahomet, Alekhine et Faraday, chères à Barry Smith, sont ins-
crites dans le Livre, il l'est tout autant qu'y soient inscrites d'autres
vies dont il ne subsiste ni traces ni témoignages publics ni preuve
quelconque qu'elles ont changé significativement l'état du monde.
Comment croire que Dieu puisse ne pas voir les vies de l'enfant, du
malade, de l'handicapé qui sont morts avant d'avoir rien pu faire sur
cette Terre, ou de l'homme qui s'est contenté de vivre honnêtement
     1. Voici quelques-uns de ces textes: 2 S 14,10: «Aussi vrai que Yahvé est vivant, il
ne tombera pas à terre un seul cheveu de ton fils!»; Jb 19,23: «Oh! Je voudrais qu'on
écrive mes paroles, qu'elles soient gravées en une inscription, avec un ciseau de fer et du
plomb, sculptées dans le roc pour toujours!»; Ps 56,9: «Tu as compté, toi, mes déboires,
recueille mes larmes dans ton outre»; Ps 139,14-16: «Mon âme, tu la connaissais bien,
mes os n'étaient point cachés de toi, quand je fus façonné dans le secret, brodé au profond
de la terre. Mon embryon, tes yeux le voyaient; sur ton Livre, ils sont tous inscrits, les
jours qui ont été fixés»; Is 4,3: «Le reste laissé à Sion, ce qui survit à Jérusalem, sera
appelé saint, tout ce qui est inscrit pour la vie à Jérusalem»; Jr 17,1: <<Le péché de Juda
est écrit avec le stylet de fer,,; Ml 3,16: <<Un Livre aide-mémoire fut écrit devant [Dieu]
en faveur de ceux qui craignent Yahvé et qui pensent à son Nom»; Mt 10,30: <<Vos
cheveux même sont tous comptés»; Le, 10,20: <<Réjouissez-vous de ce que vos noms se
trouvent dans les cieux»; Ac 27,34: <<Nul d'entre vous ne perdra un cheveu de sa tête»;
Ap 3,5: <<Le vainqueur sera revêtu de blanc; et son nom, je ne l'effacerai pas du Livre de
vie, mais j'en répondrai devant mon Père et devant ses anges»; Ap 20,12,15: «Et je vis
les morts, grands et petits, debout devant le trône ; on ouvrit des livres, puis un autre livre,
celui de la vie; alors les morts furent jugés d'après le contenu des livres, chacun selon ses
œuvres [... ]et celui qui ne se trouva pas inscrit dans le Livre de vie, on le jeta dans l'étang
de feu»; Ap 21,27: «Les portes [de la Jérusalem céleste] resteront ouvertes. [... ] Rien de
souillé n'y pourra pénétrer, ni ceux qui commettent l'abomination et le mal, mais
seulement ceux qui sont inscrits dans le Livre de vie de l'Agneau. »
                                             175
                       Esthétique de la liberté
sans rien accomplir d'extraordinaire, mais en répandant le bien
autour de lui ? Car ces êtres humains ont été des personnes libres qui
ont créé une histoire originale, si brève qu'elle ait été. Ils ont donc pu
poursuivre, à un moment au moins, les idéaux de l'esprit. Les pour-
suivant, ils ont pu, autant que Beethoven ou Faraday, rencontrer et
recueillir en leur esprit ces réalités transcendantes qui, selon Proust,
prouvent la dignité et le destin surnaturel de la vie humaine.
    Pour qu'une vie humaine soit signifiante, donc, il ne faut pas seule-
ment, et en réalité il ne faut pas du tout, qu'elle soit jugée telle par une
collectivité historique, mais il faut et il suffit que Dieu la juge telle.
    Un texte inspiré dit précisément cela:
   «Même s'il meurt avant l'âge, le juste trouvera le repos. La dignité du
   vieillard ne tient pas au grand âge, elle ne se mesure pas au nombre des
   années. Pour l'homme, la sagesse surpasse les cheveux blancs, une vie
   sans tache vaut une longue vieillesse. Il a su plaire à Dieu, et Dieu l'a aimé;
   il vivait dans ce monde pécheur; il en fut retiré» (Sg 4,7-10).
    Telle est la pensée biblique au sujet de la mort des jeunes gens. La
vie du juste, si brève ou de peu d'importance sociale qu'elle ait été,
est belle aux yeux de Dieu. Si elle a du sens, ce n'est pas parce qu'elle
a laissé des traces dans l'Histoire, mais parce qu'elle a été elle-même
une Histoire, et qui a « plu » à Dieu.
    Penser cela n'implique pas de renoncer entièrement à la concep-
tion de Barry Smith, bien au contraire. Car nous pensons qu'une
histoire individuelle n'a de chances de plaire à Dieu que si elle a contri-
bué à l'histoire collective autant que l'ont permis les potentialités et
les chances de chacun. C'est en effet cela même qu'exigent les idéaux
de l'esprit, comme on l'a souligné plus haut: rechercher le vrai et le
beau, c'est les chercher pour toute l'humanité, ou cela n'a pas de sens;
quant au bien, il est, par définition, souci d'autrui et réponse à autrui.
Or des hommes qui ont souci du prochain doivent vouloir contribuer
à améliorer le sort de l'humanité présente et future. En ce sens, Barry
Smith a parfaitement raison de dire qu'une vie humaine est d'autant
plus signifiante qu'elle s'efforce plus d'améliorer l'état du monde; il a
seulement tort d'établir comme juges du sens ainsi créé des témoins
                                      176
           Conclusion. «Revivre en œuvre d'art»
humains extérieurs composant quelque tribunal de l'Histoire. Car ces
témoins ont une vue limitée. Sans doute des figures aussi considé-
rables que celles de Beethoven ou Mahomet n'échappent-elles pas à
leur perspicacité. Mais comment pourraient-ils prétendre juger de
toutes les vies? Aucun individu mortel n'a de vision synthétique de
toutes les circonstances où, dans les milliards de vies humaines qui
ont été, sont et seront vécues, la conscience de ces vivants a fait des
choix honnêtes ou déshonnêtes. Seul Dieu « sonde les cœurs et les
reins» (Ps 7,10; Sg 1,6; Jér 11,20) et« voit dans le secret» (Mt 6,4).
Nous croyons que ces «cœurs» et ces «secrets» qu'il s'agit pour lui
de sonder, ce sont les orientations des esprits vers l'idéal, orientations
toujours inchoatives, qui comptent par elles-mêmes et non par leur
résultat, précisément ce que Grégoire de Nysse appelle épectase.
    On peut supposer que Dieu suit à la trace ces cheminements de
perfection, puisque c'est lui-même qui y a disposé le cœur inquiet de
l'homme. Il est raisonnable de penser qu'il aime tout ce qu'un homme
a fait de bien, établi de vrai, engendré de beau par ses actions et ses
œuvres. Puisqu'il a créé l'homme libre, il ne peut qu'aimer les formes
singulières et uniques que chaque homme crée par sa liberté, l'« œuvre
d'art» qu'il a faite de sa vie. À suivre Pic de la Mirandole, la contre-
partie logique au fait que Dieu n'a pas donné à l'homme d'essence,
c'est qu'il est prêt à faire place en son Royaume à toutes les essences
que les vies humaines auront dessinées. Il aime donc les avancées de la
science, les épopées et les grandes pages de l'Histoire dont il sait dis-
cerner les parts d'ombre et de lumière. Mais comment n'aimerait-il
pas aussi les œuvres de sainteté accomplies par les êtres humains les
plus humbles, œuvres dont l'« odeur», selon les mystiques, se perpé-
tue de siècle en siècle, même quand la vie de ces êtres et les circons-
tances de leurs bonnes actions sont entièrement tombées dans
l'oubli?
    Quelque étrangeté qu'il y ait à s'exprimer ainsi, je suis persuadé
que Dieu aime la musique de Beethoven, l'habileté aux échecs d'Ale-
khine, la physique de Faraday, l'inspiration mystique de Mahomet;
mais je serais fort étonné qu'il n'aime pas aussi la belle musique de
tous les autres compositeurs, l'habileté technique de tous les autres
                                   177
                     Esthétique de la liberté
artistes et artisans, les découvertes scientifiques de tous les autres
savants, les pensées profondes de tous les autres mystiques, les actes
charitables de toutes les créatures humaines.
    Or toutes ces réalisations sont le fruit de la liberté. Elles n'exis-
taient pas à l'origine de la Création. Dieu a créé l'homme libre, or le
concept même de liberté comporte la création du Nouveau, donc de
l'imprévisible. Il faut ainsi admettre, contre saint Augustin et son
incompréhensible théorie de la prédestination, qu'en créant l'homme,
Dieu a accepté a priori d'être surpris par ce que la liberté humaine
créerait. Il me paraît cohérent avec l'idée que la Bible nous donne de
ce Dieu « vivant », de ce Dieu qui est « amour » - or l'amour est par
excellence ce qui ne se calcule ni ne se maîtrise- qu'il accepte d'aller
de surprise en surprise, c'est-à-dire, selon les cas, d'angoisse en
angoisse ou de joie en joie, en voyant se dessiner la vie de ceux qu'il
aime. Il est naturel de penser qu'il aime «voyager» avec eux, qu'il est
curieux de ce que sera le prochain tournant de leur chemin.
    Cette thèse est certes indémontrable, mais elle peut s'appuyer sur
le témoignage de chrétiens illustres qui l'ont partagée. Par exemple
Dante qui, dans sa Divine Comédie, n'hésitait pas à situer soit en
Enfer, soit au Purgatoire, soit au Paradis, une multitude de person-
nages ayant réellement existé dans l'Histoire, parce qu'il pensait que
ce qu'ils avaient fait en bien et en mal au cours de leurs vies avait
mérité d'être inscrit dans l'éternité. Ils l'avaient fait en tant qu'êtres
libres, comme Béatrice le dit à Dante : « Le plus grand don que Dieu
dans sa largesse fit en créant, le plus conforme à sa bonté, et celui
qu'il estime le plus, fut la liberté du vouloir» (Paradis, chant V,
v. 19-24). Cette liberté avait présidé à une essentielle diversité des
êtres: «Vous naissez avec l'esprit divers» (XIII, 72). Le même
 « sceau» divin s'imprime différemment sur les diverses «cires»
humaines (XIII, 67-75) et même angéliques: «Je vis plus de mille
anges en liesse, tous différents par l'art et par l'éclat» (XXXI, 131-
 132). Moyennant quoi, chaque catégorie d'esprits a sa demeure dif-
férenciée au Paradis: au ciel de la Lune, ceux qui, sans avoir péché,
n'ont pu accomplir entièrement leurs vœux; au ciel de Mercure,
ceux·qui ont fait le bien par amour de la gloire; au ciel de Vénus, les
                                   178
           Conclusion. «Revivre en œuvre d'art»
âmes qui ont goûté l'amour; au ciel du Soleil, les théologiens,
savants et doctes; au ciel de Mars, les âmes des combattants pour la
foi; au ciel de Jupiter, les esprits justes et pieux; au ciel de Saturne,
les contemplatifs; au-dessus encore, les plus grands saints et les neuf
cohortes angéliques. Dans chacune de ces demeures jouissent de la
vision béatifique les hommes et femmes au caractère le plus marqué,
avec leurs vies et leurs œuvres. Ainsi l'œuvre de saint Thomas, belle
entre toutes, que le saint lui-même estimait pourtant n'avoir été
qu'un «feu de paille», est établie désormais au Ciel sous le regard
de Dieu, voisinant avec celles d'innombrables autres savants (Para-
dis, chants X à XII). Les vies de puissants seigneurs comme David,
Ézéchias, Constantin, Guillaume le Bon, ont aussi mérité d'occuper
une place au paradis pour l'éternité, ainsi que celles de guerriers
comme Josué, Judas Macchabée, Charlemagne, Roland, Godefroy
de Bouillon, Robert Guiscard (chant XVIII), de mystiques comme
saint Benoît, saint Macaire, saint Romuald, le fondateur des Camal-
dules (chant XXII). Sans oublier de grands pécheurs repentis, telle la
scandaleuse Cunizza Da Romano (chant IX), et des païens même,
tels le prince troyen Riphée ou l'empereur romain Trajan, puisque
les «trois dames» des vertus théologales «leur ont servi de bap-
tême» (XX, 127). Sans oublier, enfin, les enfants innocents qui,
alors qu'ils ont n'acquis aucun mérite, sinon par une seule pensée
pure peut-être, habitent le ciel le plus haut.
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PÉTRARQUE, L'Ascension du mont Ventoux [Lettres familières, IV, 1], Paris,
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                                            TABLE
Avertissement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .      7
Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .     9
                                      Première partie
                    SITUATION DE LA BEAUTÉ ET DE LA LIBERTÉ
                   DANS UNE ANTHROPOLOGIE PHILOSOPHIQUE
   1. Immanence ou transcendance, divergence ou convergence
      des idéaux de l'esprit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .         13
   2. Beauté et liberté dans la tradition naturaliste. . . . . . . . . .                      17
      1) La beauté est l'éclat qui signale la perfection des êtres
      naturels. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   17
      2) La liberté est nécessaire au perfectionnement des êtres
      naturels, chacun selon sa nature. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                 26
   3. Beauté et liberté dans la tradition idéaliste. . . . . . . . . . . .                    32
      1) La beauté est l'image sensible d'une réalité transcen-
      dante......... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          32
      2) La liberté sert à se délivrer de la prison du sensible. . . .                        40
   4. Beauté et liberté dans la Bible. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .              43
      1) La beauté n'appartient qu'à Dieu. . . . . . . . . . . . . . . . .                    44
      2) La liberté de «soulever des montagnes». . . . . . . . . . . .                        46
   5. La rupture du cadre métaphysique grec. . . . . . . . . . . . . .                        48
      1) Individu et espèce chez Aristote. . . . . . . . . . . . . . . . . .                  48
      2) La notion de persona et l'humanisme latin. . . . . . . . . .                         50
                                               191
                         Esthétique de la liberté
   3) Les tentatives plotiniennes de dépassement de la forme                               55
6. De Grégoire de Nysse à Pic de la Mirandole. . . . . . . . . . .                         59
   1) Grégoire de Nysse.............................                                       59
   2) Saint Augustin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          64
   3) Denys fAréopagite. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             67
   4) La doctrine des transcendantaux. . . . . . . . . . . . . . . . .                     70
   5) Saint Thomas d,Aquin.........................                                        74
   6) Pic de la Mirandole............................                                      79
7. De Kant à Castoriadis............................                                       84
   1) Kant.......................................                                          84
   2) Proust. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    90
   3) Heidegger, Gadamer...........................                                        93
   4) Castoriadis. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .       96
8. Transcendance et convergence des idéaux de l'esprit. . . .                              98
                                  Deuxième partie
                            LAIDEUR DE LA SERVITUDE
1. Laideur des totalitarismes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             106
   1) 1984 de George Orwell.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                    106
   2) Les Origines du totalitarisme d,Hannah Arendt. . . . . .                             112
   3) La Route de la servitude de Friedrich August Hayek. .                                117
2. Laideur des socialismes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .            121
   1) Intérêt général et fiscalité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .            122
   2) L,homme est mutilé, donc enlaidi, par la fiscalité
   socialiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   129
   3) L'homme social-démocrate. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                  131
                                  Troisième partie
                          BEAUTÉ DE L'EXISTENCE LIBRE
1. Phénoménologie du voyage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 7
2. La vie humaine comme voyage..................... 141
                                            192
      1) Le témoignage de la littérature. . . . . . . . . . . . . . . . . . .                 142
      2) La vie créatrice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .        149
   3. Une société de liberté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .           152
   4. Société de liberté et beauté morale. . . . . . . . . . . . . . . . . .                  155
      1) Justice. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .   156
      2) Véracité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    156
      3) Libéralité. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .      157
      4) Esprit de paix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .        158
      5) Tolérance. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .       160
      6) Prudence. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .      161
      7) Tempérance, force. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .             162
      8) Orientation positive des activités. . . . . . . . . . . . . . . . .                  163
      9) Vertus théologales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          164
Conclusion. «Revivre en œuvre d'art»................... 169
Orientations bibliographiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .                181
  Philosophie antique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .          181
  Pères de l'Église et philosophie médiévale. . . . . . . . . . . . . . .                     183
  Philosophie moderne et contemporaine. . . . . . . . . . . . . . . . .                       184
  Esthétique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .     187
  Littérature.......................................                                          188
  Voyages.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .       189
  Histoire, sociologie, sciences politiques. . . . . . . . . . . . . . . . .                  190
Cet ouvrage a été composé par IGS-CP
       à L'Isle-d'Espagnac (16)
             Imprimé en France
                 par JOUVE
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          août 2014- N° 2165741N
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