Philippe Mengue Faire Lidiot La Politique de Deleuze 2013
Philippe Mengue Faire Lidiot La Politique de Deleuze 2013
CERCLE  DE PHILOSOPHIE   
Faire l'idiot 
Philippe Mengue 
Faire l'idiot 
La politique de Deleuze 
Germina 
BM0638416 
ditions Germina, fvrier 2013 
ISBN: 978-2-917285-41-1 
Dpt lgal: premier trimestre 2013 
Faire l'idiot a a toujours t unefonction de  la philosophie 
Gilles Deleuze 
Introduction 
Ce  titre  pourrait  apparatre  comme  une  provocation  ;  il  n'en 
est  rien.  La  politique  deleuzienne  a pour objectif la  libration des 
possibilits  de  vie  qui  restent  emprisonnes  par une  organisation 
sociale dtennine. Et pour chapper aux puissances de contrle et 
de rpression, Deleuze, selon nous, dirait qu'il conviendrait de faire 
l'idiot.  L'ide,   premire vue parat elle-mme idiote.  On ne peut 
tre que surpris, pour le moins, par cette conception que, selon nous, 
il  propose.  Certes, pour rsister il  faut  un sujet,  et comme celui-ci 
ne peut plus tre le peuple ou le proltariat, il faut faire appel  une 
nouvelle forme  de subjectivit qu'on va inventer,  construire.  Mais 
pourquoi cette subjectivit aurait-elle la figure  gnrale de l'idiot? 
Et en quoi serait-elle rsistance aux puissances tablies? 
Je vais montrer que rien ne peut mieux caractriser la politique 
deleuzienne  que  d'en  faire  une  politique  de  l'idiot,    condition 
de  comprendre quel  est  le  problme fondamental  de  la politique 
deleuzienne et ce qu'il faut entendre par  idiot 1. 
1.  On  ne  sera  pas  tonn  de  constater l'absence de  rfrence    la  clbre  tude 
de  Sartre, L'Idiot de  lafamille,  Gallimard,  1971-1972. L'objectif de  Sartre dans 
cette  uvre  gigantesque  est  de  totalisation:  tout  dire  sur  un  homme,  en  l'oc-
currence  de  reconstituer  le  mouvement  dialectique,  dans  toutes  ses  phases, 
par  lequel  Flaubert  se  fait  progressivement  l'auteur  de  Madame  Bovary 
(L'Idiot ... t.I, p.  659). Pour Smire, un axe dterminant de son interprtation de la 
vie de  Flaubert, et qui  lui  donne son titre, rside dans  le  fait  que  le  petit Gustave 
fut  incapable  d'apprendre    lire,  et  qu'en consquence  il  fut  considr  comme 
 l'idiot de  la famille .  De ce blocage infantile, Sartre en  induit les difficiles rap-
ports que Flaubert entretiendra sa vie durant avec les mots et l'criture, et les assi-
gne comme l'origine de sa vocation d'crivain. On voit donc que  la notion d'idiot 
ne  reoit  pas  ici  un  sens  positif,  mais  reste  prise dans  le  sens  traditionnel  et,   ce 
titre,  la  magnifique  tude  sur Flaubert,  qui  n'a finalement  pas  pour but de  renou-
veler le concept d'idiotie, n'a pu dtenir de pertinence pour notre essai. 
9 
Tout d'abord, on ne sera pas tonn de dcouvrir que ce thm"e 
est prsent partout dans  l'uvre de  Deleuze,  mme si,  explicite-
ment,  il  n'apparat  que  dans  certains  passages  dtermins.  Tout 
d'abord, l'idiot est un personnage littraire. Il  est en effet, comme 
on  le  verra,  celui  qui  trace,  de  Chrtien  de  Troyes    Beckett,  ce 
que  j'appellerai  la  ligne  romanesque.  On  se  reportera    Mille 
plateaux:  mme  s'il  n'est  pas  dit  explicitement  que  c'est  lui 
qui  ouvre  et  conduit  cette  ligne  romanesque,  il  est  bien  certain 
qu'on a affaire  un personnage de ce type CMP,  pp.  212-213, par 
exemple). 
Mais l'idiot ne se contente pas d'tre un personnage littraire. 
Il  est hauss  au plan de  la  pense  absolue o  il  fait  fonction  de 
personnage conceptuel.  Et,  en tant que tel,  il  est alors charg de 
donner une image de  la pense, soit de ce qu'est penser. Le cha-
pitre 3  de Qu'est-ce que la philosophie  ?,  concernant le person-
nage conceptuel, donne comme premier exemple de personnage 
de cette sorte, l'idiot en tant que c'est lui qui, derrire Descartes, 
formule le cogito. Il y  a beaucoup d'autres personnages concep-
tuels  - chargs  d'inventer  l'une  des  deux  ailes  de  la  philoso-
phie,  savoir le plan d'immanence comme ce qui  trace  l'image 
de  la pense - et Deleuze montre qu'il y  a toujours en toute phi-
losophie  un  personnage  dtermin,  dou  de  traits  spcifiques, 
souvent  venu  de  la  littrature,  qui  est  charg  de  tracer  le  plan 
d'immanence et de  poser ce qu'est penser.  Mais  il  s'avre que, 
concernant  la  philosophie  propre    Deleuze,  qui  nous  occupe 
prsentement,  le  personnage  par  excellence  qui  aide    figurer 
l'image  de  la  pense  est  du  style  de  l'idiot.  Dans  un  cours   
Vincennes,  Deleuze ne  delare-t-il pas que  philosopher,  c'est 
faire  l'idiot ? 
On  mesure donc  l'importance considrable que dtient le per-
sonnage de  l'idiot dans  la philosophie de Deleuze. 
De  ce  qui  prcde  - et  qui  doit  sembler  bien  surprenant  et 
surtout  crypt  pour ceux qui  ne  sont pas  initis    la  philosophie 
de  Gilles  Deleuze,  mais  que  cet  essai  a  pour dessein  de  dplier 
et  d'expliquer  -,  on  est  en  droit  de  se  poser  la  question  de  ce 
qu'il  en  est  sur  le  plan  politique:  l'idiot  ne  donnerait-il  pas  le 
modle  et  la  elef de  la  politique  deleuzienne  ?  Zourabichvili  a 
crit:  Bartleby est  cet gard le personnage emblmatique de la 
10 
politique deleuzienne
l
.   Il  a parfaitement raison.  Mais  Bartleby, 
le  personnage  de  Melville,  est  le  reprsentant  d'un  personnage 
plus gnral qu'on reconnatra comme tant celui de  l'idiot. Quel 
rapport  intrinsque  l'idiot  entretient-il  donc  avec  la  politique 
deleuzienne ? Voil donc la  question qui va nous  occuper. 
Pour s'orienter dans notre analyse, on doit partir de l'ide d'in-
dtermination qui, comme on va le voir,joue un rle prpondrant 
dans  la politique deleuzienne.  Le  lien qui  noue micropolitique et 
idiotie, passe en effet par l'indtermination et l'espace lisse. Nous 
somInes entrs dans les socits de contrle. Le lisse, l'indtermi-
nation,  les dimensions o se tracent les  lignes de  fuite,  sont aussi 
des  dimensions  o le  contrle  se relche relativement,  temporai-
rement,  o  sa prise patine,  ses  codes  se  brouillent,  les  frontires 
se  confondent.  L'Idiot  de  Dostoevski,  le  Bartleby  de  Melville, 
sont  les  hros  deleuziens  par  excellence  en  ce  qu'ils  sont  por-
teurs  d'une mme  indtermination fondamentale.  Le  court essai 
qui suit va dplier, expliquer, tendre et justifier l'intuition prc-
dente qui  se consacre    dgager le  sens profond de  la micropoli-
tique deleuzienne. 
Pour parvenir  cette comprhension interne de la pense politi-
que de Gilles Deleuze, et donc de ce qui le pousse nergiquement 
 cette conception, il faut,  d'abord (Chapitre  1 :  La politique de 
l'vnement et Chapitre  2  :  L'ide de  socit  de  contrle ), 
mesurer  le  chemin  parcouru,  depuis  L'Anti-dipe,  sous  le 
coup  de  l'apport  du  concept  de  socit  de  contrle  emprunt   
Foucault.  Les  remaniements,  dplacements,  changements  d'ac-
centuation  que  ce  dernier  concept  entrane,  dans  la  conception 
deleuzienne  d'ensemble,  apporteront  la  justification  du  recours 
 la figure  de  l'idiot, comme paradigme de  l'acte micropolitique, 
en  tant  qu'il  lance,  creuse  ou  trace  une  zone  d'indtermination 
1.  F.  Zourabichvili, Deleuze et le  possible (de l'involontarisme en  politique) , 
in ric Alliez,  Gilles Deleuze,  Une  vie philosophique,  1998,  Les Empcheurs de 
penser en  rond,  p.  349.  Essentiellement centr  sur le  cas  Bartleby,  il  manque,   
notre  avis,   cet  article  pertinent  de  resituer dans  son  parcours  et  ses  modifica-
tions,  la formation progressive d'une politique de l'idiot, d'en souligner le  lien  
la dernire problmatique de Foucault, d'attnuer la prise de distance avec l'po-
que de L'Anti-dipe. 
11 
essentielle.  L'idal  deleuzien  ne  rside  pas  dans  une  srie  d'ac-
tions  enchanes  ou  une  squence  oriente  et  construite  (praxis 
ou  poisis),  mais  dans  un  acte  singulier  qui  rompt  ou  ouvre  les 
enchanements prcdents. 
L'insistance,  le  poids  que nous  donnons   l'ide de  socit de 
contrle a pour effet de mettre Deleuze avec Foucault. Ce  deve-
nir  foucaldien   de  Deleuze  me  semble  plus  que  jamais  nces-
saire pour ractiver la pertinence politique de  la pense de  Gilles 
Deleuze  face  au  monde  contemporain et au  capitalisme  sauvage 
et dbrid qui l'touffe. 
L'Ide kantienne d'Hospitalit,  ensuite (Chapitre  3  :  Espace 
lisse  et  hospitalit  ),  nous  servira  de  terrain  favorable  pour 
montrer  la  pertinence  politique  du  principe  d'indtermination. 
Exemple  ou  application  paradoxale,  emprunts    un  auteur  que 
Deleuze  estime  mais  combat.  C'est  qu'il  n'est  pas  beaucoup 
d'application  proprement  politique  du  principe  d'indtennina-
tion.  L'ide  d'espace  lisse,  comme  espace  d'indtermination  li 
 la surface de la Terre, qui soutient le droit kantien d'hospitalit, 
apparatra  comme  un  espace  de  rsistance  au  nouveau  mode  de 
gouvernementalit globalise qu'est le contrle. 
Le personnage conceptuel  de  l'idiot (Chapitre 4  :  La micro-
politique  de  l'idiot )  apparatra  comme  dtenant une place  cen-
trale  dans  la  politique  deleuzienne  de  l'indtermination,  en  tant 
qu'il en  est l'incarnation la plus pure,  la plus  intense.  On ne  sera 
donc  pas  tonn  de  retrouver  le  personnage  de  l'idiot   la  fois 
dans  la philosophie et dans  la conception que Deleuze nous offre 
de  la  littrature.  L'idiot  n'est donc  pas  un  personnage  parmi  les 
autres,  mais  est  une  figure,  un  intercesseur  de  l'intuition  deleu-
zienne  qui  donne    son  systme  sa  cohrence  profonde  et    sa 
politique propre ses orientations principales. Enfin, le Chapitre 5 : 
 Le personnage de  l'idiot comme modle politique ,  permettra 
de prciser la fonction qu'on peut attendre de la micropolitique de 
l'idiot dans le  champ social et politique. 
Chapitre  1 
La politique de l'vnement 
La  politique  deleuzienne  se  nomme  micropolitique,  voulant, 
par ce  terme,  introduire  une  nouveaut  radicale  dans  la  philoso-
phie politique, un dcentrement, un dplacement des questions. 
Mais  la  thorie  micropolitique  de  Deleuze  n'est pas  non  plus 
immuable  ;  elle  a  volu  au  cours  de  son  uvre  depuis  L'Anti-
dipe.  On peut marquer le  seuil de  glissement-dplacement, qui 
n'est ni une fracture ni un retournement, avec l'apparition de l' ar-
ticle sur Bartleby - c'est une postface  la traduction de la nouvelle 
de H.  Melville Bartleby le scribe (Flammarion,  1989), reproduite 
dans Critique et clinique (1993, chapitre X:  Bartleby ou la for-
mule).  La  politique  deleuzienne,  qui  restait  implicite  (inexis-
tante  ?)  avant  L'Anti-dipe,  et  qui  dans  ce  dernier  ouvrage  se 
trouve en grande partie ineffectue dans  ce  qu'elle a de propre -
au  profit  d'autres  intrts  plus  actuels  (le  poids  de  Mai  68,  dont 
on cherche  penser les sutes politiques, l'importance accorde  
l'poque  un marxisme renouvel et sous le coup de l'inspiration 
des  divers  trotskysmes  et  maosmes)  - se  trouve  enfin,  dans  cet 
atiicle, exprime pour elle-mme. Accentue autrement que dans 
L'Anti-dipe  qui  la  dfigurait  en  grande  partie,  elle  trouve  son 
lien avec  l'vnement et le  virtuel,  concepts qui  taient au centre 
d'une des premires uvres majeures, Logique du sens. 
Concernant l'volution de la micropolitique, je pose 1) l' exis-
tence d'une dernire thorie politique de Deleuze, et 2) que cette 
denlire thorie est  la fois  : 
13 
- un approfondissement de  l'originalit de  sa propre pense, 
- une  distance  prise  avec  les  conceptions   gauchistes ant-
rieures,  de  L'Anti-dipe,  qui  mettaient  au  principe  de  leurs  lec-
tures du  capitalisme le  concept de    rpression . 
Pour  faire  apparatre  la  singularit  subversive  de  sa  nouvelle 
conception,  je  vais  insister,  tout  d'abord,  sur  l'ide  de  socit 
de  contrle  et  sur ce  qui  se joue  dans  le  rapport    Foucault  que 
ce  concept  implique.  Ensuite, j'avancerai  vers  le  modle  deleu-
zien  de  l'action  politique  comme  mise  en  place  de  zones  d'in-
dtermination  qui,    l'gard  du  Droit,  de  l'tat  et  de  l'tat  de 
droit,  ont  une  fonction  de  suspension,  de  contournement  et  de 
transversalit. 
l  - La politique deleuzienne n'est pas une politique altermon-
dia lis te,  ni une politique de  l'Ide 
Il  est  utile  toutefois,  avant  de  m'engager  dans  la  dtennina-
tion  de  ce  qu'est  essentiellement    Ines  yeux  la  dernire  politi-
que  deleuzienne  de  rappeler ce  qu'elle n'est pas,  en  quoi  elle  se 
dmarque des philosophies qui  lui  sont contemporaines. 
1
0 
La  politique  deleuzienne  n'est ni  une  politique kantienne de 
type  cosmopolitique mettant en jeu une union  (et non une  fusion) 
des  diffrentes  Rpubliques  (ou  tats  de  droit)  dans  une  perspec-
tive  de  Paix perptuelle  sous  l'gide d'un Droit rationnel  interna-
tional,  ni  non  plus  une  politique  visant    dpasser  le  cosmopoli-
tisme kantien dans une politique mondiale de mtissage et de  l'ab-
sence  de  frontires.  Elle  se  distancie  donc  de  ce  qui  se  dtermine 
comme patriotisme  constitutionnel  de  type  cosmopolitique  avec 
Jrgen Habermas 
l
,  aussi bien que comme cosmopolitisme de l 'Hos-
pitalit  universelle  avec  Jacques  Derrida  (impliquant  la  recher-
che d'une  souverainet sans souverainet
2 
 qui de  fait se trouve 
indfiniment diffre  et toujours     venir ).  Enfin  elle  se  refuse 
modestement  se penser comme une politique sous l'Ide (platoni-
cienne) du   communisme ,  comme on le  voit chez Alain Badiou 
(L 'Hypothse communiste, Circonstance 5,  d.  Lignes, 2009). 
1.  L'intgration rpublicaine, tr.fr.,  Fayard,  1998. 
2.  J.  Derrida, De l'Hospitalit,  Calmann-Levy,  1997. 
14 
2  On  ne  la  trouvera  pas  plus  du  ct  d'une  politique  de  la 
 communaut inavouable (Blanchot,  1983), ou  dsuvre 
(Jean-Luc Nancy,  1986), prise dans l'atermoiement d'un commu-
nisme  remis  toujours    plus  tard,  et  qui  communique  avec  les 
conceptions prcdentes dans  une nostalgie invitable  et plus  ou 
moins  accentue,  suivant que  l'idal d'hospitalit ou de commu-
naut,  ou  de  communisme,  avoisine  ou  non  le  statut  de  l'Ide 
kantienne et platonicienne. 
3  Enfin,  la  politique  deleuzienne,  ne  se  pense  pas  dans  la 
proximit  d'une  politique    altermondialiste    de  la    multi-
tude  ,    l'exemple  de  celle  de  Hardt  et Negri  (Empire,  2000  et 
Multitude,  2004)  qui  se  tient  au-del  de  tout  cosmopolitisme  de 
type  kantien  et  qui  se  veut  fonde  sur  les  formes  nouvelles  de 
sociabilit que  mettent en place  la  dterritorialisation par le  Net, 
les  rseaux  informatiques  mondiaux  et,  gnralement,  toutes  les 
technologies  de  la tlcommunication qui  font  d'ores  et dj un 
 commun mondial sans frontires et donc, selon les auteurs, un 
communisme . 
Pourquoi,  de  la  part  de  Deleuze,  cette  distance,  qui  n'est 
pas  une  critique  ou  une  rfutation    l'gard  de  tous  ces  cou-
rants  contemporains  ?  Parce  que  la  politique  deleuzienne  ne 
veut pas tre une macropolitique, c'est--dire une politique cen-
tre  sur ce qu'on a toujours entendu par politique,  soit une acti-
vit  en rapport avec  l'tat comme  instance souveraine de  dci-
sion en vue de  la  collectivit et rgle par le Droit, que  cet tat 
soit  considr  comme  vou    tre  aboli  ou  non.  La macropoli-
tique  aujourd'hui  en Europe,  dans  la postmodemit de  l'aprs-
Il-septembre-200!,  reste  le  trait  commun,  sous  des  modalits 
diffrentes,  de  toutes  les  grandes conceptions politiques  et phi- . 
losophiquement  raffines  dont  nous  disposons,  en  dehors  de 
celles de  Deleuze et Foucault. 
Essayons  de  prciser  cette  diffrence  entre  macro- et  micro-
politique. 
Il - Macropolitique et politique minoritaire 
D'une  faon  gnrale,  la  macropolitique  se  dcline  suivant 
trois axes (A,  B,  C) que Deleuze rpudie fennement : 
15 
A - Premire caractristique: refus de l 'historicisme et intem-
poralit de l''tat 
La  macropolitique  implique  un  historicisme,  une  forme  de 
temps tlologique, une  histoire dote  d'une ncessit intrieure, 
un  temps  suspendu    l'arrive  d'un  vnement  majeur:  d'une 
Rvolution  et  d'un  renversement  du  capitalisme  (pour  Hardt  et 
Negri), d'un tat de Paix perptuelle (pour Kant), d'un rpublica-
nisme  sans frontires  (pour Habermas),  d'une hospitalit univer-
selle (pour Derrida), d'un communisme repens (pour Badiou). 
Deleuze n'a de  cesse  de  distinguer entre devenir et histoire et 
donc de  secondariser le temps chronologique des  tats  de choses 
historiques  au  profit du pur devenir (QQPh
I
,  pp.  148-149  ;  106-
107  ; 92,  etc.).  Pour lui,  toute rvolution tourne toujours mal (cf. 
le  passage  clbre  de  QQPh,  p.167  :    tout  serait-il  vain  parce 
que  la  souffrance  est  ternelle,  et  que  les  rvolutions  ne  survi-
vent  pas    leur  victoire?  ).  Il  n'y  a  rien    attendre  de  l'his-
toire,  tout  rgime,  toute  forme  d'tat  apportant  son  lot  d'utili-
ts  collectives  et  ses  injustices propres,  si  bien  que  tout est tou-
jours    recommencer,  sans  qu'on  puisse  rver  d'un tat  parfait 
ou  mme  d'une  socit  o  l'tat  aura  dfinitivement  disparu. 
Deleuze  n'est pas  du  tout anarchiste,  puisque pour lui  l'tat est 
de tout temps,  Urstaadt qu'on ne supprime pas, qui peut tre seu-
lement conjur dans  les  socits primitives,  selon  la  lecture  ori-
ginale  qu'il  fait  de  La  Socit  contre  l'tat  de  Clastres
2
  Dans 
les  conditions de  cette  ontologie historique,  on comprend que  la 
question  du  rgime  dmocratique,  des  droits  de  l 'homme,  de  la 
forme  de  domination  que  prend  le  pouvoir  de  l'tat,  reste  une 
question importante et ncessaire, mais  qu'elle s'efface au profit 
d'autres,  plus  en prise  sur  les  chances  de  libert relles,  effecti-
ves.  Bien  videmment,  pour Deleuze,  la  dmocratie  n'quivaut 
pas  aux  dictatures et aux despotismes, en tant que  l'exercice des 
liberts y est plus dvelopp et garanti.  Mais cette question de  la 
fonne  de  rgime,  de  la  lgitimit  de  la  dmocratie,  malgr  son 
importance historique,  n'est pas au  centre de  sa pense,  tant  les 
1.  Pour les abrviations utilises,  se reporter  la bibliographie finale. 
2.  Voir dans notre Chapitre 2,  les rfrences  L 'Anti-dipe et Mille plateaux. 
16 
dmocraties  ont toujours  leurs  injustices,  tant elles  restent com-
plices  de  l'exploitation  capitaliste,  de  la  misre  plantaire,  tant, 
malgr  tous  les  droits  dont jouissent  les  citoyens,  elles  ne  peu-
vent pas  ne  pas  entamer,  contrler,  administrer ces  mmes  liber-
ts  qu'elles octroient. Ce dernier argument est dcisif et a priori: 
toute forme  de rgime invente des  organisations qu'elle met tou-
jours en place au dtriment de formes de libert insouponnes ou 
mme contradictoirement revendiques.  Tout tat du  droit,  aussi 
juste soit-il,  sera toujours  un tat de  droit dtermin,  et  donc 
exclusif d'autres  droits  qui  se  trouvent  interdits  ou  bafous  ou 
oublis ou inconnus.  Surtout ou pire, du fait de  l'existence mme 
d'un tat (et pour Deleuze,  il yen aura toujours,  quelle que  soit 
sa  fomle,  puisqu'il est  l 'horizon de  l'histoire universelle),  et  du 
fait  de  l'existence mme  d'un Droit (aussi   juste ou  lgitime 
soit-il),  les  libres  possibles  sont  limits  et  le  libre  coulement 
des  flux  est  tamponn,  canalis  et  cod.  Il  y  a  donc  toujours  du 
codage  et  de  l'exclusion (puisqu'une  socit  sans  tat n'est pas 
possible). 
Mais  nous  ne  sommes  aucunement  condamns  au  pessi-
misme  et  au  dsespoir  politique.  Car,  en  mme  temps  que  ces 
processus  de  territorialisation  et  organisationnels,  existent  des 
forces  contraires  d'chappe,  de  fuite.  Les  deux processus sont 
distincts  en  nature mais  solidaires  en fait,  toujours  lis,  donns 
ensemble et la  dterritorialisation se  trouve  tre,  elle aussi,  in-
liminable.  Bien  plus,  elle  est  premire.  C'est  le  joyeux  mes-
sage,  aprs  le  mauvais.  Aussi  l'invention  de  nouvelles  formes 
de  libert,  l'invention de  nouvelles  lignes  de  fuite  sont toujours 
possibles  et  effectives,  puisque  les  organisations  de  l'tat sont 
toujours  fissures, puisqu'une socit fuit par tous  les  bouts!  et 
que  ce  qui  caractrise  les  tats  et  les  organisations  mondiales, 
c'est l'impuissance, n'arrivant pas, les uns et les autres, jamais 
tout contrler.  Si  donc  la  rvolution n'est pas possible ou sou-
haitable,  si  l'tat est de  toujours,  ce  n'est pas  dramatique  car il 
y  aura  toujours  des  lignes  de  fuite  qui  ne  cessent  de  se  tracer, 
de  s'inventer. 
1.  MP,  p.  264 ; p.  265; p.  249  ; p.  177, etc. 
2.  Voir A1P,  Plateau  13,   Appareil de capture . 
17 
B  - Deuxime  caractristique:  l'vnement  deleuzien  n'est 
pas de  type phnomnologique 
La  macropolitique  est  dtennine  comme  l'arrive  de  quel-
que chose qui  se produit dans  la prsence d'un temps  historique, 
quitte (en raison de ce qui prcde)  ce qu'il soit diffr indfini-
ment. Actuel ou non, l'vnement y a toujours la fonne d'un av-
nement. Or pour Deleuze l'essentiel n'est pas dans la production-
arrive  de  quelque  chose  mais  plutt dans  le  dpart  d'une ligne 
de fuite,  dans la dsorganisation et dans la soustraction qui fait du 
rien.  L'vnement phnomnologique est toujours  implicitement 
de  l'ordre  d'un    plus  ,  d'un exhaussement,  alors  que  l'vne-
ment deleuzien se caractrise par un moins, un dpart, une fuite ... 
Une  logique  de  la  d-compltude  (et  non  de  la  compltude,  du 
plus,  de  la  croissance ... )  et une  logique de  l'indtermination,  de 
l'indiscernable et de l'imperceptible (et non principalement de  la 
dtennination des conditions et des institutions nouvelles, dans la 
clarification, proclamation des droits et des principes) sont impli-
ques dans  la conception deleuzienne de  l'vnement. 
III - Caractres de la politique de  l'vnement 
Deleuze,  face  aux  critiques  qu'il adresse  de  faon  virulente   
la politique majoritaire, celle qui est organise en vue d'obtenir la 
majorit,  labore une sorte de   contre-politique ,  une politique 
minoritaire,  non tourne vers  la  victoire  lectorale mais vers  les 
forces  du virtuel, soit une politique de  l'vnement.  Son caractre 
paradoxal se souligne dans les trois traits suivants: 
1
0 
L'vnement deleuzien est toujours du type rencontre vio-
lente  .  Il  est  dans  la  fonne  du  je sens  que je deviens  ,  ~    que 
nous  devenons ...  ,  sous  le  coup  de  quelque  chose  qui  nous 
dsarme  et  nous  violente.  L'vnement  deleuzien  se  tient  (au 
moins depuis Proust et les signes) dans le surgissement de signes 
qui forcent    penser,  agir  ou  sentir autrement sur le  plan  indivi-
duel  ou  collectif.  Plus tard,  il  nOlnmera  cette  extriorit  violente 
le  Dehors.  L'vnement  ne  consiste  donc  pas  dans  l'accueil  et 
le  recueil  d'un  tat  de  chose,  aussi  acceptable  soit-il,  qui  nat, 
parat, se produit, se donne, car il y  a violence de dpassement de 
18 
soi,  du sujet,  de  ses  capacits mentales,  de  sa rceptivit.  Il  n'y a 
aucune  entente  pralable,  aucune  pr-rception,  aucune  bnvo-
lence,  aucune  bonne  volont  pour  le  vrai,  la  parution,  le  dvoi-
lement (cf DR,  chapitre  3,    L'Image de  la pense  ).  Il  s'ensuit 
donc que  le  schma de  l'vnement phnomnologique est com-
pltement invalid,  Deleuze ne gardant de  lui  que son imprvisi-
bilit et la  contingence de  son surgissement. 
2  Par ailleurs,  l'vnement rside dans la libration de ce qui 
tait emprisonn, dans l'coulement des flux,  le traage des lignes 
de  fuite.  Il  consiste,  non    accueillir et    se  tenir en prsence  de 
ce  qui  vient  (le   Il  y  a  ,  Es  gibt,  l'tre,  la  rvolution ... ),  mais 
au contraire  fuir,  chapper, ouvrir un horizon d'indtermination 
qui dissipe toutes formes  socialement organises. Fuir et faire fuir 
et non arriver et recueillir. 
3  L'vnement  deleuzien,  mme  s'il  a  des  conditions  mat-
rielles,  historiques  et  sociales,  a  une  autre part,  qui  est  de  type 
devenir,  situe  dans  un  temps  non  chronologique,  anhistorique. 
L'essentiel  ne  rside  donc  plus,  comme  dans  les  schmas  poli-
tiques  classiques  de  type  prise de pouvoir,  dans  la  mise  en place 
de  nouvelles  institutions,  dans  la  rforme  de  l'tat ou  son  abo-
lition,  etc.  La  dsorganisation  des  institutions,  la  dstabilisation 
sociale,  sont  les  conditions  matrielles,  historiques  qui  accom-
pagnent ou rendent  seulement possible  l'vnement  comme pur 
devenir rvolutionnaire. 
Exemple.  L'vnement  type  est,  pour  Deleuze  et  Guattari, 
Mai  68.  Cet  vnement,  au  plan  de  l'histoire  et  des  politiques 
majoritaires, a mal tourn, puisqu'il n'a pas t assorti d'une prise 
de  pouvoir et que rien n'a t constluit sur le  plan institutionnel. 
Mais,  et c'est l'essentiel pour eux,  il  a permis un devenir dmo-
cratique  ou  rvolutionnaire.  Les  changements  et  agitations  qui 
se  sont  produits  dans  la  socit,  grves,  occupations  et  surtout 
prise  de  parole    chaque  coin  de  rue,    l'Odon,    la  Sorbonne, 
ont t  des  conditions  qui  ont incarn,  pour un moment,  partiel-
lement,  relativement,  un  vnement  non  historique,  qui  en  tant 
que  tel  contenait  une  part  inactualisable.  Ou  bien,  inversement, 
de  ces  vnements  sociaux,  on  a  pu  contre-effectuer  leur  Sens 
(cf Logique du  sens)  comme vnement pur,  toujours    venir et 
dj pass, soit la part de l'vnement non effectuable dans ce qui 
19 
se passe.  L'vnement (comme  devenir rvolutionnaire)  en  tant 
que rel virtuel,  insiste et travaille dans  le prsent actuel de  l 'his-
toire,  sans  s'y rendre  actuellement prsent,  puisqu'il relve  d'un 
temps  (Ain)  - celui  des  devenirs  qui  n'ont pas  de  prsent mais 
sont,  ou toujours dj passs ou toujours encore  venir. 
IV - Consquences politiques 
Tentons  maintenant  de  dgager  les  consquences  proprement 
politiques  de  cette  conception  deleuzienne.  l'en vois  deux  prin-
ciplles  et dterminantes.  Elles vont s'accentuer dans ce que j' ap-
pelle  la  dernire  politique  de  Deleuze,  telle  qu'on  peut  la  trou-
ver  aprs  Mille  plateaux,  dans  Qu'est-ce  que  la  philosophie  ? 
(chapitre  intitul    Gophilosophie  ),  ainsi  que  dans  les  arti-
cles  de  Critique  et  Clinique,  dont  celui  sur  Bartleby,  mais  sur-
tout dans  les deux derniers articles de Pourparlers,  sur les  soci-
ts de  contrle. 
A  - Les  luttes  politiques,  qui  oprent  au  plan  historique  et 
social  conservent  leur  importance  (sinon  l'vnement  resterait 
purelnent abstrait et vide, purement intrieur et affectif), mais ces 
luttes n'ont plus le sens d'un accomplissement sous la fonne d'un 
renverselnent  du  capitalisme  (comme  c'tait le  cas  dans  L'Anti-
dipe)  et  l'avnement du  Communisme,  en  tant  que  ce  dernier 
constituerait  le  tlos  intenle  et  l'accomplissement  de  l'histoire 
humaine.  L'tat tant de  toujours,  la  question primordiale est de 
savoir selon quelle modalit historique il  existe concrtement. 
Ce qui caractrise le monde actuel, comme tat du capitalisme 
mondialis ou globalis, est un mode de gouvernementalit dter-
min par Deleuze et Foucault comme  socit de  contrle .  Tel 
est  le  lieu,  le  cadre,  des  luttes  actuelles,  le  contrle  reprsentant 
la  forme  de  pouvoir qui  se  met  en place  actuellement,  avec  son 
nouveau  lot de  liberts  mais  aussi  d'injustices.  Les  luttes  politi-
ques  sont  donc,  au plan  de  l'histoire,  toujours  sans  fin,  toujours 
 recommencer,  prcaires,  entretenues par le  devenir rvolution-
naire des gens et portes contre les formes particulires et contin-
gentes que revt la forme de domination historique. 
B  - Le  contrle  appelle  un  nouveau  type  de  subjectivation 
pour effectuer les  luttes.  Une  subjectivit  au  moins  aussi fluente 
20 
et  souple  que  le  contrle  lui-mme,  et,  surtout,  pour  lui  chap-
per,  comme  on  va  le  voir,  une  injection  d'indtermination  dans 
le  tissu  social,  dans  les    mailles  du  pouvoir .  Dans  les  socits 
de  souverainet  et  les  socits  disciplinaires,  les  luttes  devaient 
tre frontales  car  le  pouvoir  rprimait,  excluait.  L'utilisation  de 
la  violence physique,  associe ou non  au  droit,  tait primordiale, 
et  l'tat  constituait  l'armature  de  cette  instance  de  contrainte. 
Avec  le  contrle,  le  pouvoir  perd  son  caractre  rpressif,  et  la 
lutte  ne peut plus  tre physiquement violente  (les  attentats  terro-
ristes,  les  enlvements  comme    l'poque  de  la  bande    Baader 
en Allemagne  ou  des  Brigades  rouges  en  Italie,  reprsentent  un 
rsidu dpass des anciennes formes de lutte, inefficace et contre-
productif dans des socits o tout doit couler et seulement passer 
sous contrle). Ce qui donc devient dterminant au plan politique 
est la mise  en place de zone d'indtermination  o le  contrle est 
cens  perdre  de  son  efficace.  Brouiller  les  lignes,  les  frontires, 
les  espaces,  estomper  les  contours,  bref une  politique  de  l'ind-
terrnination  et  de  l'imperceptible.  C'est  l'invention  la  plus  apte 
pour inscrire dans  les  rapports  sociaux le  pur devenir dmocrati-
que  et  faire  qu'il y  ait,  dans  l'espace  social  et politique,  quelque 
chose  qui  corresponde    ce  devenir,  qui  le  rappelle  ou  enregis-
tre l'appel que ce devenir lance  l'adresse des  gens.   cette exi-
gence d'indtermination va  correspondre un personnage concep-
tuel  et  littraire,  l'idiot.  C'est  lui  ce  nouvel  hros,  comme  par 
exemple  Bartleby,  qui  file  dans  l'indtermin et l'imperceptible. 
C'est  donc    l'invention  de  ce  qui  lui  rpondrait  politiquement 
dans les socits de contrle qu'est consacre,  mon avis, la der-
nire politique deleuzienne et ce qui constitue l 'hritage que nous 
devons prolonger. 
Il  me  reste  donc,  ayant justifi  rapidement  que  ce  sont  l  les 
deux  axes  de  la  dernire  et  trs  originale  politique  deleuzienne, 
  prciser  ce  que  sont  les  socits  de  contrle  et  ce  qu'il  faut 
comprendre  par cette  politique  inspire  par l'idiot,  pos  comme 
paradigme. 
Chapitre 2 
Le concept de socit de  contrle 
Examinons  d'abord,  rapidement,  le  concept  de  contrle  dans 
sa  provenance et  l'apport,   nos yeux  incontournable,  de  Michel 
Foucault  la  dernire politique deleuzienne. 
1 - Foucault et la socit de contrle 
On a souvent tendance  se rfrer  une sorte de grosse entit 
qui  serait  le  mixte  du    foucaldo-deleuzisme    et    tourner  ce 
bloc  assez  mal  dgrossi  du  ct d'une critique  de  gauche,  anti-
capitaliste, proche des  conceptions de  Hardt et  Negri,  et prte  
cautionner   l'occasion des  formes  de  terrorisme    l'allemande 
ou    l'italienne.  Mais  Deleuze  ne  fait  pas  bloc  avec  Foucault, 
ni  inversement.    partir  de  1978,  et  dj  sur  le  plan  thorique 
avec  la  Volont  de savoir (1976),  Foucault se  sparait idologi-
quement  de  la  gauche  extrme  de  Deleuze  et  des  Vincennois. 
Il  en  vient    critiquer  ouvertement  les  prsupposs  thoriques 
du  gauchisme,  et  va mme jusqu' refuser  de  s'associer   une 
ptition  visant    s'opposer    l'extradition  de  l'avocat  des  ter-
roristes  allemands,  Claude  Croissant,  propose  par  Deleuze  et 
ses amis.  Cette affaire, et d'autres dissentiments, donnrent lieu 
  un  long  silence,  et    une  brouille  implicite  dont  Deleuze  ne 
fait jamais tat, mettant ce silence au compte d'un besoin d'iso-
lement  ncessaire    la  rorientation  des  recherches  nouvelles 
de  Foucault.  Pour  le  dtail  trs  instructif de  cette  querelle  on 
23 
se  reportera    F.  Dosse,  Gilles  Deleuze/Flix  Guattari,  biogra-
phie  croise
l
  En  quoi  tout  ceci  est-il  capital  et  dpasse-t-il  le 
niveau  de  l'anecdote?  Parce  que  l'enjeu  en  est  celui  du  gau-
chisme.  Foucault  avait  labor  la  thorie  du    bio-pouvoir  . 
C'est  une  forme  de  gouvernementalit  en  continuit  avec  le 
pouvoir  pastoral  et  qui  prend  la  vie  pour  objet.  Ce  nouveau 
mode de pouvoir succde (ou vient s'ajouter) au pouvoir souve-
rain  et au  pouvoir disciplinaire  et donne  naissance  au  contrle. 
L'ide  de  socit  de  contrle  est  donc  explicitement  reconnue 
par Deleuze comme venant de Foucault. Deleuze crit que cette 
forme  de  socit  est    un  nouveau  monstre  que   Foucault 
reconnat  comme  tant  notre  futur  proche (PP,  p.  241).  Une 
nouvelle  forme  de  pouvoir apparat,  lie  au  libralisme  cono-
mique et politique, et qui  entrane une renonciation aux prsup-
poss  du  gauchisme.  En  effet,  l'objet  de  la  gouvernementalit 
par contrle est d'organiser la production et de grer la vie (PP, 
p.  240), et non de dcider de la mort, comme le faisait le pouvoir 
de  souverainet.  L'objet du pouvoir n'est plus de rprimer mais 
d'aider la vie,  de  la protger,  de  la  dvelopper,  d'accrotre  son 
dynamisme etc. 
Aussi,  quand Deleuze vient mettre ses pas dans  les  siens,  il ne 
peut que se dsolidariser avec lui  de  la thorie rpressive, consti-
tutive du gauchisme et au centre de L 'Anti-dipe (1972).  Ce qui 
ouvre une perspective toute nouvelle sur la philosophie politique 
de  Deleuze,  et  dont  on ne  tient jamais  suffisamment compte,  en 
tant  qu'elle  implique  une  nette  prise  de  distance  vis--vis  d'un 
marxisme  rvolutionnaire  tel  que  Hardt  et  Negri  l'incarnent.  En 
prolongeant  la  problmatique  de  Foucault  et  en  accentuant  le 
concept de  bio-pouvoir en  direction  du  contrle,  Deleuze,  grce 
 l'avance de  Foucault, doit nous permettre, tout en gardant une 
vise critique,  de  sortir d'une vision  troite et mesquine du  capi-
talisme.  Une possibilit d'une lecture librale de son uvre serait 
donc ouverte par l.  Nous pouvons d'aprs moi,  en relever quel-
ques signes. 
1.  ditions La Dcouverte, 2007, pour les fractures  avec Foucault, pp.  373-377 ; 
p 443. 
24 
II  Le nouveau mode de gouvernementalit 
Pour  le  dernier  Foucault,    le  pouvoir  n'est  pas  le  mal   
(D&E,  IV,  p.  727),  quelque  chose    dont  il  faudrait  s'affranchir 
(ibid.), puisqu'on ne peut concevoir de socit sans relation de pou-
voir, soit des relations qui consistent   agir les uns sur les autres . 
Le pouvoir, contrairement   l 'hypothse rpressive , ne consiste 
pas    interdire,  il  ne  se  rduit pas    un mcanisme  ngatif,  qui  dit 
non, mais il  implique un mcanisme positif qui a  s'insrer dans 
des systmes d'utilit,  les rgler pour le plus grand bien de tous,  
faire  fonctionner selon un optimum (VS,  p.  35).  De plus, montre 
Foucault,  l'envers  du  pouvoir est la  libert  des  sujets.  Le pouvoir 
implique  la  libert  des  sujets,  car  le  pouvoir ne  constitue  pas  une 
simple  relation  de  force  ou de  pure  violence.  Pas  de  pouvoir sans 
possibilit  de  rsistance.  Mais  la  rsistance  est  une  action  qui  est 
interne  la relation et qui ne peut avoir lieu en lui tant extrieur,  
partir d'une extra-territorialit qui  ne  serait pas contamine par le 
pouvoir. Le pouvoir comme contrle, ayant essentiellement en vue 
la  vie,  visant   la protger (sant,  scurit  sociale),    accrotre  les 
capacits de production en vue de son bien-tre et de toutes les uti-
lits  dont elle a  besoin,  il  s'ensuit que ce  type de pouvoir renforce 
ou augmente la  libert des sujets au lieu de  les rprimer. 
La  libert,  en  effet,  selon  Spinoza,  n'est  pas  la  proprit  du 
vouloir  (comme  le  voulait  Descartes  avec  le  libre  arbitre)  mais 
du pouvoir.  La  libeli  ne  rside  pas  ailleurs  que  dans  le pouvoir 
d'agir, la capacit de faire,  et donc aussi dans le savoir et les tech-
nologies  qui  fondent,  augmentent cette  capacit.  Dans  les  soci-
ts  de  contrle  o l'objet est la vie,  dans  ses  capacits  d'agir, de 
produire, de s'augmenter, de se protger, les sujets se voient donc 
librs  de  multiples  contraintes  (protection  contre  les  maladies, 
les  pidmies,  allongement de  la dure  de  la vie  qui  repousse  la 
mort,  accroissement  des  possibilits  de  se  dplacer,  communi-
quer,  informer,  mesures  de  protection  contre  le  chmage,  scu-
rit  sociale,  indemnits  de  retraite,  augmentation  du  bien-tre et 
du  confort,  satisfaction  des  besoins  au  plan  des  ncessits  de  la 
vie ... ).  D'une certaine faon,  il est vrai que les sujets des socits 
euro-amricaines deviennent de plus en plus  libres dans et par 
le  contrle de  la vie et des populations. 
BM0638416 
25 
Il  s'ensuit  que,  dans  ce  type  de  gouvenlementalit,  il  n;y  a 
jamais  de fce   face  du  pouvoir et  de  la  libert,  avec,  entre  les 
deux,  une  relation  d'exclusion  qui  ferait  que  l  o  le  pouvoir 
s'exerce  la  libert  disparatrait  (D&E,  IV,  p.  238).  La  rsistance 
fait  partie  de  la  relation  de  pouvoir tout  comme  la  libert  ou  les 
droits qui sont coextensifs  l'exercice de ce mme pouvoir. Donc 
ce  n'est  pas  malgr  le  pouvoir  qu'il  y  a  des  liberts,  mais  c'est 
grce  au  pouvoir  et    ses  dispositifs  que  la  libert  s'accrot.  Le 
pouvoir se  moule,  s'incorpore    la  libert,  renforce  son  exercice 
en raison de sa capacit  la rguler ou la contrler. La libert n'est 
donc plus extrieure au contrle pos en vis--vis comme dans les 
rgimes prcdents (souverainet et rgime disciplinaire). 
III ...  Deleuze et le  contrle 
Deleuze  montre  qu'il  a  enregistr  cette  avance  capitale  qui 
noue  dans  une  solidarit  inextricable  pouvoir  et  libert.  Quand 
il  parle  des  socits  de  contrle,  il  pointe  tout  ce  qui  les  spare 
des  socits  disciplinaires.  Le  contrle,  par  opposition  aux  dis-
ciplines,  s'exerce  dans  un  milieu  ouvert    la  diffrence  de  ces 
milieux d'enfermement qu'taient l'cole, l'usine, la prison, l'h-
pital  etc.  Le  schma  d'affrontement  de  la  libert  et  du  pouvoir 
rpressif a fait long feu avec le contrle et les sujets sont volontai-
rement impliqus,  part entire, dans  le  processus qui gnre, en 
mme  temps,  et  le  contrle  et  la  libert.  Deleuze  donne  l' exem-
ple  du  bracelet  lectronique  utilis  pour  les  prisonniers,  ou  les 
malades  mentaux (cf  la psychiatrie de  secteur).  Et c'est vrai  que 
ce contrle constitue, comme il  le dit avec ironie,  un progrs . 
Le  malade  mental  est  rellement mieux  chez  lui  et  le  prisonnier 
a mieux  faire  que d'tre enferm.  Il  y a un accroissement effec-
tif de  la  libert  et  de  la  scurit  collective  qui  permet  en  retour 
cette libert, soit la  sortie hors  les  murs  de  la prison, de  l'hpital. 
Libeli et scurit collective sont assures en mme temps.  Et le 
contrle est ce qui assure en retour, permet la libration des mala-
des  mentaux  ou  des  prisonniers.  Autres  exemples,  plus  contem-
porains.  Le  tlphone  portable  n'accrot  pas  la  surveillance  de 
chacun  sans,  en  mme  temps,  dcupler  sa  libert  ou  facult  de 
communication.  Il  en  va  de  Inme  pour  les  puces  lectroniques 
26 
volontairement  portes  par  les  skieurs  et  qui  permettent  de  les 
  pister  .  C'est  certainement  un  dispositif  qui  permet  la  sur-
veillance, la localisation prcise.  Mais, en mme temps, il  consti-
tue un moyen de sauvetage en cas d'avalanche, de tempte, d' ac-
cident et assure une plus grande scurit. 
Tous  ces  instruments  ne  sont  pas  invents  par  les  polices 
pour  nous  surveiller  (mme  s'ils  peuvent  aussi  servir    cela), 
mais  ils  sont,  en  tout  premier  lieu,  les  produits  de  la  dterrito-
rialisation technologique capitaliste des flux  qui  accrot de  faon 
inoue nos  liberts  et nos  capacits d'agir,  de penser,  de  commu-
niquer.  S'ils n'avaient qu'une fonction de  surveillance, personne 
volontairement  ne  s'en  porterait  acqureur.  La  localisation,  le 
contrle par GPS, tlphone pOliable etc.  sont des fonctions asso-
cies  et  voulues  en vue  de  la  ralisation  des  fins  de  la  libert  et 
du dsir. 
Le  discours  gauchiste  contre  la  rpression  et  les  pouvoirs  se 
trouve donc dplac. Les liberts acquises sont relles et intime-
ment intriques au pouvoir, tisses en lui. Elles ne sont donc pas 
des  illusions,  des leurres ou des semblants dispenss par l'ido-
logie  capitaliste,  puisqu'elles  ne  font  qu'un  avec  le  systme 
d'utilits pratiques existantes (si le pouvoir tait inutile et ineffi-
cace,  il  se  relguerait  de  lui-mme,  instantanment).  Aussi  les 
vieilles catgories politiques de tromperie, d'illusion, de  rcu-
pration    sont  compltement  obsoltes  et  ratent  la  ralit  des 
nouveaux  pouvoirs  et  des  liberts  dont  ils  sont  indissociables, 
manquent de pertinence vis--vis  du nouveau rgime de domi-
nation (PP,  p.  247).  On comprend pourquoi Deleuze parle de 
 l'inaptitude des syndicats  (PP,  247) qui sont lis  une tradi-
tion de  lutte contre les disciplines,  et qui  ont une reprsentation 
encore frontale  du combat (ouvrier contre patron, etc.).  Pouvoir 
et libert sont tellement l'envers et l'endroit d'une mme ralit 
que  le  vieux  mot  d'ordre  militant  du  type    Rvoltez-vous!  , 
s'il a de la gueule et dtient encore un effet rhtorique ou idolo-
gique, ne se trouve pas moins compltement  ct de la plaque. 
Dans ce renversement du pouvoir, il  faudrait en effet renoncer  
une part des  liberts acquises indissociables du nouveau rgime 
de  pouvoir  qu'est  ce  mme  contrle  (les  combats  directs,  les 
affrontements  violents,  sont contre-productifs  et aboutissent au 
27 
rsultat  contraire  de  ce  qu'ils  visaient,  renforant  la  fgitimit 
de  la protection,  de  la slret  et donc  du  contrle). 
Mais tout n'est pas rose, idyllique.  Sur quoi donc porte l'ironie 
de  Deleuze, qui  crivait le  terme de   progrs entre guillemets, 
en  voquant  le  passage  des  socits  disciplinaires  aux  socits 
de  contrle  ?  En  ce  que  ce  type  de  pouvoir,  comme  on  le  voit, 
malgr  ses  liberts  et  ses  utilits,  appOlie  avec  lui  de  nouveaux 
dangers qui peuvent  rivaliser avec les plus durs enfermements  
(PP,  p.  242).  Il  a  donc  rejoint  la  position  de  Foucault  qui  avait 
abandonn  tout  historicisme  et  toute  tlologie,  toute  ide  d'un 
progrs  historique.  Il  n'y a  donc  pas  lieu  de  craindre  ou d'esp-
rer (PP,  p.  242),  continue  Deleuze.  Cette  dclaration  est faite,   
mon avis, tranquillement et sans dsespoir, sans nostalgie ou acri-
monie,  mais  avec  dtermination et  lucidit.  Il  convient,  en  effet, 
comme  vis--vis  de  chaque  modalit  de  pouvoir,  de  trouver  des 
formes  nouvelles  de  lutte  et de  rsistance,  car la   Rvolution 
est  devenue  une  ide  dpasse  et il  n'y a  pas  d'alternative  ext-
rieure et globale au conglomrat du contrle et de ses liberts. Le 
dernier Foucault ne disait pas autre chose et Deleuze lui fait cho 
dans ce passage:  Il n 'y pas lieu de demander quel est le rgime 
le  plus  dur  ou  le  plus  tolrable,  car  c'est en  chacun  d'eux  que 
s'affrontent les  librations et les  asservissements (PP, p.  241). 
Que  convient-il  alors  de  faire  politiquement?  Deleuze  dit: 
  chercher  de  nouvelles  annes   (PP,  p.  242).  Soit,  mais  les-
quelles? 
IV- La politique de l'vnement 
Une  fois  rintgre,  ce que pour ma part je considre comme 
l'embarde  gauchisante  de  L'Anti-dipe,  Deleuze  en  vient   
approfondir ce qui fait l'originalit irrductible de sa pense. J'en 
soulignerai deux traits en rapport avec le politique. 
1
0 
On croit avoir tout dit quand, concernant l'action, on la com-
prend,  soit   la manire d'Aristote,  par ses fins  ou  par ses  rsul-
tats dans le monde, soit du ct de ses intentions,  la manire de 
Kant et  la   bonne volont  .  Mais,  il  y  a  une  troisime possibi-
lit que nous dvoile le gnie de Deleuze. La coupure deleuzienne 
consiste  ouvrir l'action, le faire,   le  fendre en quelque sorte sur 
28 
lui-mme et ainsi  conqurir un nouvel espace, celui qui se situe 
entre  le  rel  virtuel du  devenir et  le  rel actuel de  son  effectua-
tion  dans  l'histoire.  L'action,  thique  ou  politique,  doit  pouvoir 
tre  fendue  pour s'ouvrir au virtuel qui  la pulse,  l'appelle en per-
manence et en dborde  l'actualisation en cours. 
Mais  comment fendre  l'action ?  Comme  il  ne  peut  tre  ques-
tion de la couper longitudinalement (du ct des consquences ou 
des  intentions,  puisque  ce  sont  les  coupures  pratiques  par Kant 
et  Aristote),  il  ne  reste  qu'  la  fendre  sur  elle-mme,  soit  d'in-
troduire  dans  le faire  du  ne pas faire,  ou  plutt  du  faire  rien  ou 
de  l'indtennin. Introduire donc une vacuole de vide ou d'ind-
tennination  dans  le  cours  mme  des  choses  et  des  actions.  Voir 
PP,  p.  238  o  Deleuze  dit:    L'important,  ce  sera  peut-tre  de 
crer des vacuoles de non-communication, des  interrupteurs pour 
chapper au contrle. Bartleby et le prince Mychkine, dit l'Idiot 
(Dostoevski), sont, comme nous le verrons, de tels intercesseurs-
interrupteurs. 
Laisser au virtuel,  l'inattendu sa chance, la fidlit  la dimen-
sion  des  devenirs,  implique non une  action  qui  se surajoute  aux 
autres, selon le plus souvent un programme de possibles qui cra-
sent la fragilit  des devenirs,  mais une action qui se soustrait aux 
autres  par  son  indtennination,  par  la  plage  de    vide  indter-
min qu'elle cre au sein mme de  l'agir. C'est ce que  sait faire 
si  excellemment Beckett dans,  nous  dit Deleuze,   le  plus  grand 
film  irlandais (cf CC,  p.  39). 
2  La  thse  du  virtuel  rside  principalement  dans  la  mise  en 
place  d'un  principe  d'altrit  comme  indtermination,  en  tant 
que  plan  de  ralit  qui  dborde  la  ralit  actuelle.  Cette  dimen-
sion  ontologique  se  traduit  subjectivement  dans  le  sentiment,  la 
conviction  qu'il y  a  quelque  chose  de  trop  grand pour nous  et 
qui constitue comme un Dehors .  Comment cela peut-il se tra-
duire  politiquement?  Par  l'ide  que  l'action  politique  authenti-
que  rside  dans  un   arrachement    nous-mmes,  par quelque 
chose qui est plus grand que nous. 
Avec de tels  concepts, nous sommes au cur de  la doctrine de 
Deleuze. Tout notre problme est maintenant de  savoir comment 
tout  cela  peut  recevoir  une  traduction  politique,  une  inscription 
historique et sociale. 
29 
v - Prserver l'indtermination 
Si  la violence, projete dlibrment et en fonction d'un calcul 
conscient, est  tenue inefficace, et se retounle contre les auteurs, 
et si, sur l'vnement, nous n'avons finalement aucune prise pour 
le produire, comment une politique deleuzienne serait-elle possi-
ble ?  mon avis,  la  rponse de principe rside dans l'idiot, pos 
comme  paradigme.  Ce  qui  est  commun    Bartleby,  hros  deleu-
zien  par  excellence,  et    l'idiot,  tient  dans  l'ide  que  nous  pou-
vons  seulement  faire  une politique de  l'indtermination  comme 
condition non  causale,  capable de  donner ses chances  l' vne-
ment (violent, dsorganisant) et  l'Inattendu (non dcidable, non 
programmable). C'est sur le rien ou l'indtermin que le contrle 
patine,  s'enraye,  reste  dmuni  et  qu' cette  occasion  est cr un 
espace  d'ouverture  en  direction  d'un  vnement  possible.  Non 
que  l'indtermination  ait  en  soi  une  valeur  et  constitue  une  fin 
ultime.  Mais  c'est  sur  elle  qu'on  doit  principalement  compter, 
non  pour produire  l'vnement  mais  pour  en  rendre  seulement 
possible l'apparition (qui dpend de tous autres fcteurs).  Lapoli-
tique  de  l'vnement devient  donc  ncessairement une politique 
de  l'indtermination. 
L'histoire n'est intressante qu'en tant qu'elle offre des condi-
tions d'mergence pour quelque chose qui lui chappe (PP,  231  ; 
QQPh,  p.147  et sq.),  puisque,  par  elle-mme,  ses  plus  beaux  et 
plus  glorieux moments  sont vous    la  dgradation  et    l' enlise-
ment.  Que  reste-t-il  donc    faire  au  niveau de  l'action politique, 
de  l'histoire? Ni  la violence (rvolutionnaire,  subversive),  ni  les 
lections ne sont des recours.  Comment alors agir en direction de 
l'vnement? 
La  rponse  ne  peut  qu'tre  insatisfaisante.  Mais  la  dception 
est moins grande quand on a compris qu'il en va ncessairement 
ainsi,  puisque,    l'indtermination  qu'on  tente  de  faire  exister, 
aucune  mesure,  toujours  dtermine  par  dfinition,  ne  convien-
dra, ni,  bien sr,  aucun programme ou projet volontaire. Le projet 
volontaire,  le  programme  d'un parti,  ne  peuvent  prtendre  faire 
l'vnement puisque ce  dernier est  imprvisible  et toujours  inat-
tendu,  involontaire,  et que c'est  son appel,   son attente,  qu'est 
suspendue la politique deleuzienne. 
30 
La  plus  grande  illusion  serait  de  ractiver  l'illusion  de  lieux 
d'extraterritorialit  qui  existeraient  face  au  contrle.  La  relle 
difficult  est  d'inventer  des  franges  d'indtermination    l'int-
rieur  du  plan  d'organisation,  interne    l'ensemble  des  disposi-
tifs  de  contrle.  La  ligne  de  fuite  ne  consiste  pas    s'chapper 
de  la  communication ou du  systme  capitaliste.  La chose  la plus 
importante  - et  c'est  la  plus  difficile  - est  de  glisser,  d'insrer 
une  forme  de  non-communication  dans  la  communication,  d'in-
venter  des  moyens  varis  en  conformit  d'inspiration  avec  ce 
modle qu'est la fameuse  formule  de  Bartleby.  En gnral,  nous 
pouvons  tenir pour certain  que  le  lisse  n'est pas  spar  du stri, 
qu'il ne demeure pas  quelque part dans  son indpendance.  Il  n'y 
a pas  d'espace  lisse,  qui  serait,  par nature,  soustrait  au  contrle, 
ni de  formation subjective qui serait en elle-mme, dans sa propre 
identit,  alternative  ou  subversive.  Croire  en  de  telles  extraterri-
torialits est l'erreur propre  au  gauchisme.  On ne  peut parier sur 
l'existence d'une formation subjective qui, par elle-mme et dans 
son  identit  propre,  serait  en  soi  alternative  au  contrle.  On  ne 
peut  chapper au  contrle  puisqu'il  est  la  composante  indispen-
sable de nos  liberts. 
Concluons sur cette question des  socits de  contrle  et sur la 
dernire politique deleuzienne qu'elles impulsent ou ractivent  
distance de L'Anti-dipe. 
En  insistant  comme  il  se  doit    mes  yeux  sur  les  concepts 
d'vnement, de dbordement du rel virtuel sur l'actuel, et prin-
cipalement sur le principe d'indtermination que nous venons de 
prsenter,  il  est possible  de  prvenir une  mauvaise  interprtation 
frquente et rpandue, portant sur le concept deleuzien de socit 
de  contrle,  que  la  pense  de  Deleuze  semble  parfois  autori-
ser,  mais    tort.  Le  contresens    ne  pas  commettre  serait  d' as-
similer purement et  simplement  le  contrle  au  versant  rpressif, 
scuritaire du capitalisme, d'en faire un aspect nouveau de  sa 
seule composante de territorialisation et de rpression. Je tente de 
mettre  en  garde  contre  cette  lecture  en  montrant,  avec  l'aide  de 
Foucault,  que  le  contrle  constitue  un  nouveau  type  de  gouver-
nementalit  interne   la  dterritorialisation  des flux,  qu'il est la 
condition mme de  la fluidit  gnralise des biens, des capitaux, 
des  identits collectives et des personnes. Aussi,  la question n'est 
31 
pas comment sortir du capitalisme mondialis, puisqu'on ne peut 
agir  contre  lui,  mais  seulement en  lui  et   travers  lui,  en  vue  de 
crer des espaces o pourra s'inscrire ventuellement de l'altrit 
vnementielle et s'inventer d'autres possibilits de  vie.  Non pas 
fuir du  contrle (ce n'est pas possible),  et prtendre en tre sorti, 
mais fuir  travers lui en tendant des zones d'indtermination qui 
seront seulement propices   l'apparition,  non  voulue  et  imprvi-
sible,  de    devenirs qui  ne  seront produits ni  par les  conditions 
historiques  et  sociales  (qui  leur  donnent  un  espace  indtermin 
d'accueil)  ni  par  la  volont  dlibre  et  caIculante  des  acteurs 
politiques. 
Le  principe  d'indtermination  que  nous  verrons  tre  au  poste 
de commande de  la politique deleuzienne, va  s'clairer concrte-
ment avec la politique kantienne de  l'hospitalit. 
Chapitre 3 
Espace lisse et hospitalit 
Le capitalisme mondial actuel rompt avec la  forme  de gouver-
nementalit qui  lui  a t jusqu'ici associe,  soit avec la fomle de 
pouvoir souverain et disciplinaire, au profit d'une nouvelle forme 
de  pouvoir qui  est  le  contrle.  Pouvoir souverain et pouvoir dis-
ciplinaire ont eu besoin tous  deux, pour s'exercer, d'un territoire 
avec  des  limites  strictes,  de  dlimiter un  espace  clos  : territoire 
national,  murs  de  la  prison,  de  l'usine,  de  l'cole  etc.,    la  dif-
frence  du  contrle  qui  opre  dans  un  espace  lisse,  ouvert,  sans 
limite territoriale,  et en  droit  infini,  comme  la  mer,  le  Sahara ou 
l'Antarctique. Le problme du nouveau pouvoir capitaliste est de 
contrler  des  coulements  de  flux  et  non  de  les  fixer,  stabiliser, 
enfermer dans des espaces clos, dans des codes ou limites territo-
riaux. Le capitalisme mondial pousse sa puissance de dterritoria-
lisation  l'extrme, et c'est l o, aujourd'hui, il  rencontre l'tat, 
non plus comme son instrument mais comme son antagonisme. 
De souverain et disciplinaire, il devient un pouvoir de contrle. 
L'objet du pouvoir n'est plus  le  territoire mais  la population.  La 
population est un ensemble vivant et mouvant,  changeant,  et qui 
est  contrler en vue de son bien-tre, de  son amlioration, de sa 
croissance, de sa  vitalit ,  alors que le territoire est un ensem-
ble  fixe,  spatial,  et  sans  vie,  dlimit  par  des  frontires.  Tout 
change.  En  effet,  montre  Foucault,  le  contrle  commence  avec 
le  contrle des  populations (natalit et mortalit,  vieillesse,  acci-
dents, relation de la population avec le milieu, avec les ressources 
33 
du territoire, la politique physiocratique des grains et la naissance 
du  libralisme  etc.).  Ce  nouveau  pouvoir  prend  place  au  XIxe 
sicle   ct de  la  discipline  des  corps  individuels.  Il  est le  point 
de  dpart  du  bio-pouvoir  (ce  concept  apparat  pour  la  premire 
fois  en  1976  dans  un  cours  Il faut  dfendre  la  socit - et  est 
repris  dans  la  Volont  de  Savoir,  1976, p.  183) qui par son exten-
sion  et  son  largissement  va  servir  de  modle    Deleuze  pour 
comprendre  la  formation  de  nouvelles  formes  de  pouvoir  ;   la 
suite de  Foucault et de  Burroughs,  il  les  appelle  les  socits de 
contrle .  La pratique gouvernementale change donc de rationa-
lit et de  faon  de s'exercer. Ce n'est plus un pouvoir qui prlve 
des richesses et menace de  mort,  il veut aussi renforcer la qualit 
de  la vie des  populations,  leur  vitalit  ,  leur mouvement,  leur 
dplacement,  leurs  changes  et  leur  croissance,  dveloppement 
conomique  cOlnpris.  La  gestion  l'emporte  donc  sur  la  rpres-
sion.  Le libralisme en tant que  naissance de  la pense conomi-
que,  apparat pour Foucault COlnme  la  forme  de  rationalit appe-
le  par la biopolitique  (voir La Naissance  de  la  biopolitique)  en 
tant  que  ce  nouveau  dispositif de  pouvoir a  pour objet  la vie,  la 
rgulation,  la gestion des populations,  leur bien-tre et leur am-
lioration. Loin de dnoncer dans le bio-pouvoir une monte lente 
du fascisme, Foucault y voit la naissance d'une nouvelle forme de 
rationalit politique propre  l'conomie sociale de march et aux 
socits dmocratiques occidentales. 
Aussi  quand  Deleuze  va  s'emparer  du  concept  de  contrle, 
il  ne  peut,    mon  avis,  l'isoler compltement du  changement de 
contexte  idologique qu'opre courageusement Foucault  partir 
de  1976,  quand  il  abandonne  l'hypothse  rpressive  et  la  tho-
rie de la fascisation croissante des tats euro-amricains. La nou-
velle  forme  de  gouvemementalit  qu'est  le  contrle  n'est  plus 
  lire  comme  un  renforcement  du   scuritaire  ,  de  la  rpres-
sion  et  du  fascisme,  mais  est    resituer  dans  le  cadre  d'un pou-
voir  qui  rgule,  contrle  les  liberts  qu'il  dploie  et  dont  il  a 
besoin  comme  systme  libral.  Dans  ce  cadre  nouveau,  la ques-
tion  du  lisse,  de  la  rsistance,  des  liberts  et  des  lignes  de  fuite, 
change  compltement,  au  sens  o  le  renversement de  l'tat,  des 
tats  et  de  l'abolition de  leurs  frontires,  de  la  destruction  de  la 
machine conomique et des marchs, au profit d'un communisme 
34 
universel,  n'est  plus    l'ordre  du  jour.  Que  Deleuze  lui-mme 
fasse  en  quelque  sorte  sien  ce  changement  d'orientation  politi-
que  apparat  nettement  dans  son  entretien  avec  Toni  Negri,    la 
fin de Pourparlers
l
 Autrement dit, c'est uniquement dans ce nou-
veau cadre conceptuel, caractris par l'abandon de l'hypothse 
rpressive (Foucault,  VS,  p.  65),  qu'il faut,   mon avis,  essayer 
de  comprendre  la  politique  du  lisse  dans  la  doctrine  de  Deleuze, 
si  l'on ne veut pas tout confondre et donner dans  des  contresens. 
Pour  nous  qui,  aujourd'hui,  tentons  de  vivre  avec  la  pense  de 
Deleuze,  sans  nous  contenter  d'en  rpter  seulement  les  thses, 
nous ne  pouvons ngliger la transformation historique des soci-
ts  qui  s'est produite,  et  l'effort  que  Deleuze  lui-mme  a  fait   
la  fin  de  sa  vie,  en  se  rapprochant    nouveau  de  Foucault,  avec 
le  concept  de  socit  de  contrle,  pour  penser  le  nouveau  capi-
talisme  mondial.  On  ne  peut  croire  qu'il  aurait  eu  la  possibilit 
d'emprunter purement et  simplement ce  concept,  c'est--dire de 
le prendre en le dconnectant de toutes ses attaches thoriques, en 
le  coupant  du  contexte  labor  par Foucault.  Les  rquisits  dans 
lesquels  s'insre  le  concept  de  socit  de  contrle n'en sont pas 
dissociables,  et ils  donnent  ce  qui  constitue   mes  yeux  la  der-
nire  politique  deleuzienne  son  originalit  et  sa  spcificit.  Le 
1.  La    Lettre  ouverte  aux juges  de  Negri  ,  de  1979  (DRF,  p.  155)  - un  des 
principaux  responsables  d'un mouvement  radical  italien,  l'Autonomie ouvrire 
(Deleuze  veut  disculper  Toni  Negri  de  l'accusation  de  soutien  aux    brigades 
rouges   ... ) -,  la  participation  de  Guattari  aux journes  de  Bologne,  la  signa-
ture  d'un Appel des intellectuels franais  contre la rpression en  Italie, de  1977, 
etc.,  montrent    cette  poque  un  Deleuze,  dans  le  sillage  de  Guattari,  prenant 
nettement pmiie pour une  extrme gauche radicale,  marxiste et rvolutionnaire, 
comme  l'est  le  mouvement  de  Negri.  Dans  l'entretien  de  1990,    Contrle  et 
devenir ,  in Pourparlers,  Deleuze, se distancie du marxisme rvolutionnaire de 
Negri,  en  tant qu'il en vient   douter (<<  je ne  sais  pas,  peut-tre ,  lui  rpond-il 
avec  sa politesse habituelle, visant   viter une polmique avec un  interlocuteur 
qu'il estime) que les socits de contrle susciteraient des formes de rsistance 
capables de redonner des chances  un communisme , PP, p.  237. Sans critiquer 
ouvertement    l'hypothse  communiste  ,  Deleuze  s'en  dmarque  nettement, 
en  abandonne les  rquisits,  la thorie des  devenirs (an historiques) prenant,  avec 
celle des socits de contrle, de plus en  plus de  place. 
35 
passage par Foucault s'avre donc pour nous dtemlinant, pour la 
lucide,  courageuse  et  rigoureuse  dernire  politique  deleuzienne, 
qui  est  loin  d'tre produite  sous  le  coup  d'un dcouragement ou 
d'une rsignation. 
1  Le problme de  l''tat 
Ce contexte  intellectuel nouveau mis  en place et rappel,  quel 
est  notre  problme? Nous  en  avons  beaucoup,  mais  le  premier 
et  le  plus  important va concerner le  rapport qui  se  tient entre ces 
diffrentes sortes de pouvoir: sont-ils successifs? Ou bien s'em-
pilent-ils  comIne  des  strates  au  sein  d'une  coexistence?  Ce  qui 
nous intresse, et qui pose problme, c'est de prciser la nature et 
les  conditions  de  ce changement de  pouvoir.  Est-ce bien, comme 
on le  prsente souvent, une mutation du pouvoir,  impliquant une 
rupture  ou  un  abandon  des  formes  de  gouvemementalit  prc-
dentes ? Ou bien a-t-on affaire  une structure feuillete des diff-
rentes  formes  de pouvoir? 
La  premire  remarque  concernant  ce  rapport  est  de  souligner 
l'antagonisme, au moins virtuel, entre l'tat d'un ct et, de l'autre, 
la  dterritorialisation  capitaliste  et  la  nouvelle  fonne  de  pouvoir 
qu'elle rclame ou met en place sous l'espce du contrle. 
Le pouvoir souverain et le pouvoir disciplinaire ont ncessaire-
ment recours  un espace stri, mettent en place un territoire avec 
des frontires, barrires de toutes sortes dlimitant un espace clos. 
Au contraire, le contrle fonctionne  dans un espace lisse,  ouvert, 
sans limites territoriales.  Il  ignore les frontires  qui fonctionnent, 
non comme une protection et une sauvegarde du territoire et de sa 
population (cOlnme  c'est le  cas  avec  le  pouvoir souverain),  mais 
comme une barrire qui  freine  ou retarde ou stoppe l'coulement 
des  flux.  Les  frontires  constituent  des  obstacles,  des  coupures 
inutiles,  nuisibles,  par rappOli    l'impratif implicite:  tout  doit 
couler sans  rupture  et sans  empchement.  Le  problme  du  nou-
veau  pouvoir  capitalistique  est  de  rguler  les  flux  (flux  de  pro-
duction,  flux  de  marchandises,  flux  de  population,  flux  techno-
logique,  flux  de  messages)  et  non  de  les  fixer,  de  les  rprimer, 
de  les  enclore dans un espace ferm  afin  de  prlever sur eux une 
part (taxes, impts, etc.). Les flux doivent tre encore plus fluents, 
36 
plus coulants, plus liquides. Le but du pouvoir est bien de contr-
ler,  n'lais,  et c'est l le  contresens  ne pas commettre, ce contrle 
n'est pas rpressif, puisqu'il a pour but d'accrotre les liberts, 
de  faciliter  les  changes,  d'inciter   la   vitalit  de  la  popula-
tion,   son bien-tre et de veiller  la  liquidit de  leurs  communi-
cations et changes (et non de la rprimer, fixer,  mouler, surcoder, 
menacer de  punition et de  mort etc.,  comme c'est le  cas  du pou-
voir  souverain traditionnel  et  disciplinaire).  Le  contrle,  comme 
le  type  de  gouvernementalit  ajust  au  libralisme  conomique 
et  au  march  mondial,  vise    un  exercice  minimum  du  pouvoir 
(laisser faire,  laisser passer).  Le capitalisme mondialis renverse 
toutes  les  barrires,  et  les  interventions  du  pouvoir politique  de 
contrle  visent  seulement   assurer l'existence  et la  dfense  des 
conditions de fonctionnement du libre march. Le capitalisme (de 
L'Anti-dipe, ce fut  sa thse  rvolutionnaire,    Qu'est-ce que la 
philosophie ?) se dfinit par son processus de dterritorialisation : 
  Par  opposition  aux  empires  archaques  qui  procdaient    des 
surcodages  transcendants,  le  capitalisme  fonctionne  comme une 
axiomatique immanente de flux dcods (flux d'argent, de travail, 
de produits ... )  (QQPh, p.  102). 
Le  capitalisme  suppose  sans  doute  des  diffrences  entre terri-
toires et il produit des ingalits conomiques. Mais il ne suppose 
pas et ne produit pas des limites politiques, tatiques, des fronti-
res,  des barrires;  il  suppose  et produit seulement  des  ingali-
ts de dveloppement dterminantes (QQPh, p.  102), le march 
mondial incluant ces ingalits dans  son fonctionnement en droit 
sans  frontires.  Le  pouvoir  capitaliste  poussant  aujourd'hui  ses 
forces  de  dterritorialisation   l'extrme et s'tendant au tout de 
la  plante (la  globalisation  )  rencontre  l'tat traditionnel  non 
comme son instrument ou son charg d'affaires , connue Marx 
le  thorise  dans  le  Manifeste,  mais  comme  son antagonisme.  Le 
nouveau  mode  de  pouvoir,  qui  est  celui  dont  se  dote  le  capita-
lisme  globalis,  se heurte  donc  ncessairement   l'existence des 
tats souverains qui,  eux,  sont constitutivement lis  l'exIstence 
de territoires et de frontires  de toutes sortes. 
Quelle est la  grande  fonction  de  l'tat souverain? La  ~ f e n s e  
du territoire, la garantie des frontires, la paix et la scurit  l'in-
trieur  de  ces  frontires,  la  protection  de  la  population vis--vis 
37 
des  criminels, des  ennemis,  des  peuples trangers
l
,  etc.  Ce serait 
une erreur complte, aux yeux de Foucault, que de lire cette fonc-
tion  inhrente au pouvoir souverain et au pouvoir de  l'tat  tra-
vers la grille du fascisme ou du totalitarisme, comme le fait la lec-
ture  gauchiste  la plus  rpandue en France; dans  sa dnonciation 
obsessionnelle  du    scuritaire  ,  elle  ne  fait  que  dvoiler,  pour 
Foucault, sa  phobie d'tat 2. 
Le  nouveau  mode  de  pouvoir,  le  contrle,  se  heurte  donc 
ncessairement    l'existence  des  tats  qui,  eux,  sont  constituti-
vement  lis    l'existence  de  territoires  et  de  frontires  de  toutes 
sortes, et qui  sont pour la plupart lis    des  esprits nationaux , 
  des  cultures  irrductibles,  des  religions,  des    conceptions  du 
monde  doues  d'unicit  irremplaable,  qui  font  la  richesse 
d'une  humanit  qui  (comme  le  disent  H.  Arendt  et  Cl.  Lvi-
Strauss)  n'existe  qu'au  pluriel.  De  son  ct,  l'espace  territorial 
tatique  lui  aussi  relve  ncessairement  d'un  espace  stri  dans 
lequel  sont dlimites les  frontires  de  l'tat national ou fdral, 
1.  Michel Foucault rappelle trs clairement,  des revues socialistes ou de gauche, 
cette  fonction  fondamentale  de  l'tat  souverain  dans  un  article  de  novembre 
1977, voir D&E,  III,  p.  385  et p.  390. Voir le  cours de  1978, Scurit,  territoire, 
population. 
2. Voir aussi, en dehors de La Volont de savoir (1976), la Leon du 7 mars  1979, 
Naissance  de  la  biopolitique  (Gallimard-Seuil,  2004)  qui,    propos  du  libra-
lisme allemand,  critique  l'inflation (p.  193) de  la phobie d'tat qui  dans 
ces  annes  dtient  une  position  hgmonique  dans  l'intelligentsia  franaise.  Il 
s'en prend     un  lieu  commun  critique  facile,  qui  est  celui  de  la  fascisation 
croissante  des  tats  occidentaux,    le  grand  fantasme  de  l'tat  paranoaque  et 
dvorateur  (p.  194)  thse  souvent  soutenue  par  F.  Guattari  - et  qui  vite 
d'avoir  se confronter  une analyse de  la ralit dans ce qu'elle a d'actuel et de 
nouVeau.  Pour la thse, constante chez Guattari mais aussi relaye par Deleuze  
l'poque de L 'Anti-dipe,  de  la  monte du fascisme,  voir par exemple DRF, p. 
125, article datant de  1977  :  On nous prpare d'autres fascismes.  Tout un  no-
fascisme  s'installe  par  rapport  auquel  l'ancien  fascisme  fait  figure  de  folklore 
( ... ).   La reprise par Deleuze, en fin  de vie, du concept foucaldien  de socit de 
contrle vient s'insrer dans  le  sillage d'une critique de ses positions gauchistes 
antrieures (quoique non formules  explicitement) et marque des distances, tant 
vis--vis de L 'Anti-dipe que de certaines analyses de  Mille plateaux. 
38 
la Nation,  et  l'intrieur de  celles-ci  les  dcoupages que  sont les 
diffrents  tats,  rgions,  dpartements,  communes,  les  diffrents 
dcoupages  administratifs,  les  limites  des  proprits  prives,  les 
diffrents  espaces  du  public  et  du  priv  etc.  Avec  le  contrle,  il 
ne  s'agit plus  de  rgner par le  droit sur des  sujets,  ni  de discipli-
ner  des  corps,  mais  de  rguler des  populations  puis,  par  exten-
sion, tous les flux de production et de communication. Nous com-
prenons donc l'importance politique, pour la sur-modernit, de  la 
diffrence: espace lisse (li au contrle) / espace stri (li au pou-
voir souverain et disciplinaire), et leur opposition potentielle. Il y 
a donc entre les tats mondiaux qui dcoupent actuellement l' en-
semble de  la plante et  le  mode de gouvernement propre au nou-
veau capitalisme un antagonisme net. 
Tout  le  problme,  si  l'on est solidaire  de  la  conception deleu-
zienne  du  capitalisme  et  foucaldienne  du  contrle,  est  que  cette 
incompatibilit  ne  peut tre   terme  rsolue  dans  le  cadre  d'une 
vision historique qui  ferait,  de  ces  diffrentes formes  de pouvoir, 
des  stades  d'volution,  des  tapes  dans  le  dveloppement histo-
rique.  Deleuze comme Foucault refusent tout  historicisme,  toute 
tlologie  historique.  Comment  donc  penser  les  rapports  entre 
l'tat et le  contrle? 
Il - L'Urstaat 
Dans ce contexte, on doit donner toute son importance  l'ide 
que  pour  Deleuze  les  diffrentes  formes  de  pouvoir ne  sont pas 
successives
l 
mais contemporaines, simultanes. Nous avons donc 
affaire, chez Foucault et Deleuze,  une structure feuillete cumu-
lant les diffrentes formes de pouvoir (comme une sorte de  mil-
lefeuille  o les  mille  plateaux sont coexistants). 
1  0  L'tat n'est pas destin  disparatre, il est l'horizon de toute 
socit, mme des socits primitives qui  le conjurent, en repous-
sent  la  menace.  Il  est  latent.  Voir  dans  L'Anti-dipe  la  clbre 
1.  Cf Foucault, Scurit,  territoire,  population,  11  janvier  1978,   Vous  n'avez 
pas  du  tout une  srie  dans  laquelle  les  lments vont se  succder ( ... )  ,  p.l 0  ; 
 en  tit vous avez une srie d'difices complexes ,     dominante  ,  p.lO;  il 
n 'y a  pas succession ,  p.12. 
39 
thse  de   l' Urstaat ,  p.  256  et sq.  L'tat originel  n'est ps,  en 
effet,  une  formation tatique parmi  les autres.  Il  est virtuel et sert 
d'horizon  toutes les  autres fonllations  tatiques,  sans tre l'une 
d'entre elles  (pp.  259-260).  Il   hante toute socit.  Il  est donc 
indestructible:  il  y aura toujours de  l'tat. 
2  Non  seulement  l'tat  est  prenne,  mais  il  reste  identique   
soi  travers ses variations de formes.  Il  n'y a jamais eu qu'un seul 
tat  et  les  diffrentes  fonnes  n'en sont jamais  que  des  variations 
concrtes.  Il  conditionne  l 'histoire  universelle    en  appartenant 
  une  autre  dimension  toujours  en  retrait  et  frappe  de  latence 
(L'Anti-dipe,  p.  260).  Les  diffrentes  fonnes  d'tat  (sauvage, 
barbare despotique, civilis, libral dmocratique, etc.) vont impli-
quer des  formes  de  gouvenlement  elles-mmes  diverses  (pouvoir 
fodal  souverain, disciplinaire, pastoral, bio-pouvoir, contrle) qui 
ne vont pas effacer, ou faire  disparatre l'tat et son pouvoir. 
On  retrouve  cette  intuition  dans  Mille  plateaux  (<<  Trait  de 
nomadologie  : la  machine  de  guene ,  MP,  p.  441  et sq.)  o est 
rendu un  hommage  la mmoire de Piene Clastres, l'auteur de 
la Socit contre l'tat.  Une distance est prise toutefois  l'gard 
de  ce dernier en accentuant l'ide de  l'existence d'un tat origi-
naire,  Urstaat,  pour ne  pas  cder    l'illusion,    laquelle  semble 
succomber Clastres,  qui  est de  faire  des  socits  primitives  sans 
tat des cas exceptionnels reprsentant  un tat de nature ida-
lis,    la  Rousseau.  Au  contraire  :   Il  faut  dire  que  l'tat,  il  y 
en a  toujours  eu,  et trs  parfait,  trs  form  ( ... ).  L'hypothse  de 
l'Urstaat semble vrifie (MP,  p.  445). 
Mais quelle est cette grande identit de l'tat  travers ses varia-
tions  ?  Avec  l'tat souverain,  la  grande  fonction  qui  se  trouve 
assure est en rapport avec le territoire,  la dfense du tenitoire, la 
garantie des frontires,  la paix et la scurit  l'intrieur des fron-
tires,  la  protection  de  la  population  vis--vis  des  ennemis,  des 
trangers,  des  criminels
l
,  etc.  Avec  le pouvoir de  contrle,  c'est 
la  population  qui  remplace  le  tenitoire,  c'est  le  bio-pouvoir qui 
se met en place.  Quelle est la fonction  qui reste identique? Celle 
1.  Michel  Foucault  refuse  de  voir un  retour du  fascisme  dans  le  bio-pouvoir de 
contrle et de scurit. Voir le  cours de  1978, Scurit,  territoire, population, du 
Il  Janvier,  principalement. 
40 
d'autorit ou  de  domination.  Ce qui  compte n'est pas  cette fonc-
tion  abstraite  mais  que  cette  fonction  soit  toujours  exerce dans 
des  mcanismes  concrets  (des  technologies  de  pouvoir  spcifi-
ques, des manires de gouverner) et qu'elle prenne donc toujours 
diffrentes fonnes. Ainsi,  le  pacte territorial ,  avec le pouvoir 
souverain,  assure  l'intgrit,  la  paix et la tranquillit  sur le  terri-
toire.  Ainsi,  comme  aujourd'hui  avec  le  bio-pouvoir,  le   pacte 
de  scurit  qui  se  superpose  au  prcdent  et  qui  oblige  l'tat 
 d'intervenir dans  tous  les  cas o la trame de  la  vie  quotidienne 
est troue par un vnement singulier,  exceptionnel    (Foucault, 
D&E,  III,  p.  385  et la  leon du  Il janvier 1978),  dont par exem-
ple  le  terrorisme  ou une  catastrophe  naturelle  comme  par exem-
ple l'ouragan Katrina. 
3  Si  l'tat  (sous  ses  diffrentes  formes,  souverain,  despoti-
que,  libral et de contrle ... ) n'est pas destin  dprir, puisqu'il 
hante  toute  socit,  la pluralit  des  tats-Nations  n'est pas  non 
plus  dans  notre  monde  en  voie d'autodissolution  au  profit d'une 
sorte  de gouvernement mondial.  L'mergence de  nouvelles puis-
sances,  comme la  Chine,  l'Inde ou le  Brsil, jalouses, autant que 
les  USA,  de  leur  autonomie  et  souverainet,  n'ouvre  pas,  pour 
le  sicle  qui  vient  (et  peut-tre  pour  toujours),  la  possibilit  de 
la  constitution  d'un  tat  mondial.  Seul  est  mondial,  le  com-
merce, l'conomie, la finance.  Quant aux tats europens, dans le 
meilleur des  cas,  ils  n'abolissent  celiains  pans  de  leur  souverai-
net  tatique,  ne baissent leurs  barrires  douanires,  qu'au profit 
d'une nouvelle fonne d'tat souverain, dot de frontires nouvel-
les  et communes, qu'ils tendent   constituer. 
111 - Le lisse et le stri 
Enfin,  et surtout,  nous  n'avons jamais affaire  dans  la  doctrine 
de  Deleuze    des  oppositions  binaires,  qui  mettraient  frontale-
ment  en  opposition  l'espace  lisse  d'un  ct  et  l'espace  stri  de 
l'autre,  et telles  que  quand  on  a  l'un,  l'autre  a  disparu.  Tel  n'est 
pas  le  cas,  car  ces  deux  espaces  et  les  manires  de  les  occuper 
(sdentaire et nomade) sont intimement tisss  l'un  l'autre. 
Dans ces conditions, une dualit est  l'uvre au sein de l'tat, 
entre  la  territorialisation  et  son  espace  stri,  lis    sa  fonction 
41 
souveraine,  et  la dterritorialisation  avec  son espace  lisse,  lis   
la nouvelle  forme  de  pouvoir,  le  contrle,  que  l'tat doit  exercer 
pour tre en rapport avec l'volution du capitalisme mondial et la 
libralisation  des  flux  qui  le  caractrisent.  Le problme politique 
majeur  devient  donc  : comment  faire  exister  du  lisse  dans  l' es-
pace  ncessairement  stri  du  politique  tatique?  Je  propose,  au 
regard de cette question fondamentale et invitable de la politique 
deleuzienne,  d'examiner la  thorie  kantienne  du  droit  d'hospita-
lit.  Nous allons voir que l'espace lisse,  loin de rclamer d'abolir 
les  frontires  de  l'tat,  a  pour  destination  de  les  conserver mais 
en  passant  dessous  ou    travers.  Les  frontires  sont  riges  en 
quelque sorte verticalement sur la surface de  la Terre.  En glissant 
sur sa  surface pure,  les  frontires  sont mises entre parenthses et 
un espace lisse de  nomadologie est engendr. 
Nous aboutissons  l'ide qu'il y aurait donc deux sortes d'es-
paces lisses.  L'un, englobant ou globalisant, est celui que trace le 
capitalisme,  espace  lisse  qui  survole  la  terre  et  les  tats,  et  dont 
l'image  la  plus  adquate  reste  celle  de  la  navigation  arienne  et 
des aroports.  L'autre espace lisse est celui d'en dessous, ou de  la 
surface,  espace  de  la rsistance  et  de  nomadisation  qui  glisse  en 
surface sous les frontires,  et dont le  modle se  trouve dans  l' es-
pace kantien li au droit d'hospitalit. 
Je voudrais soutenir,  1) non seulement que nous avons affaire 
avec  l'espace  kantien    un  type  politique  d'espace  lisse  parfait, 
mais de plus, 2) que cet espace kantien fournit par excellence un 
modle pour la  micropolitique deleuzienne. 
trange paradoxe qui veut que ce soit dans Kant, toujours tenu 
  distance  comme  le  philosophe  de  la  reprsentation,  que  l'on 
trouve  le  schma  abstrait  constitutif de  la  politique  deleuzienne 
et que  les  traits  de  l'espace qui  se  dploient avec  le  droit  l 'hos-
pitalit universelle se  retrouvent dans  toutes  les  autres formes  du 
nomadisme micropolitique. 
IV - Le recours  Kant 
Il  ya quand mme quelque chose d'trange dans toute cette doc-
trine politique de Deleuze. On en percevra un signe dans le fait sui-
vant.  Quand on se  reporte  au  Plateau n  14,   Le  lisse  et le  stri 
42 
qui  clt Mille plateaux,  on est surpris  de  constater que  ce chapitre 
est  organis  autour  de  modles  et  que  dans  les  huit  modles  pro-
poss (technologique, musical, maritime, mathmatique, physique, 
esthtique ... ) aucun modle politique n'est prsent. C'est tonnant. 
Qu'en conclure quant  la politique deleuzienne ? 
L'intrt du  recours   la thorie kantienne de  l'hospitalit uni-
verselle, c'est qu'en s'inspirant largement d'elle on peut proposer 
un modle proprement politique des rapports espace lisse / espace 
stri.  Dans  le  modle  kantien,  1)  les  deux  espaces,  comme chez 
Deleuze,  coexistent  en  fait,  bien  qu'ils  soient  distincts  en  droit, 
et,  2)  ils  se  superposent  l'un    l'autre,  ou  se  traversent  mutuel-
lement.  Plus  prcisment,  l'espace  lisse,  sans  borne  (indfini)  et 
sans  frontires,  li  au  droit  d 'hospitalit  universel,  va  tre gliss 
sous  l'espace  stri  de  l'tat  avec  ses  frontires,  ses  fermetures, 
ses  codes d'appartenance nationaux,  territoriaux,  sa  thorie de  la 
citoyennet etc. 
Le  texte  de  Kant  que  nous  mentionnons  appartient  au  trait 
intitul  Vers  (Zum)  la  Paix perptuelle,   Troisime.article  dfi-
nitif en  vue  de  la  paix  perptuelle  et  se  trouve  rsum  dans  le 
titre suivant:  Le droit cosmopolitique doit se borner aux condi-
tions d'une hospitalit universelle (p.  107, tr.  fr.  de 1.  Dm'bellay, 
P.U.F.,  1958).  Quel est le contenu de  ce droit? 
1   On  remarquera  qu'il  est  exprim  ngativement  :  c'est  le 
droit  pour  tout  tranger  de  ne  pas  tre  trait  en  ennelni.  Cette 
ngation  constitue  une  restriction,  une  limitation  concernant  la 
fonne  de  l'accueil  auquel  peut prtendre  l'tranger.  En  effet,  ce 
devoir n'est pas  un devoir d'accueil  inconditionnel puisque  on 
peut ne pas  le  recevoir et qu'il y a des  conditions, mme  l' ac-
cueil,  en particulier celle qui veut  qu'il se tienne pacifiquement 
 sa place (seinem Platz) .  Kant ne propose pas un accueil incon-
ditionnel, absolu,  sans restriction. 
On ne trouvera donc pas ce que beaucoup d'altermondialistes, 
et  de  cosmopolitistes,  dont  Derrida,  voudraient  voir figurer,  soit 
un devoir inconditionnel d'accueillir l'tranger, sans condition ni 
restriction - Derrida,  dans  Cosmopolites de  tous pays,  encore un 
eff0l1,  d.  Galile,  1997,  dans  De  l 'Hospitalit,  puis  Politiques 
de  l'amiti,  revient   plusieurs  reprises  sur ce  thme  d'un imp-
ratif catgorique de  l 'hospitalit.  Il  en fait,  contrairement  Kant, 
43 
sur lequel  il  prend appui,  un  devoir thique absolu (c'est la Loi), 
qui peut entrer en conflit avec les  lois existantes, et l'tat momen-
tan  du  droit.  Le  cosmopolitisme  kantien  se  trouve  donc,  avec 
Jacques Derrida, dbord par une prescription thique absolue (la 
loi mme de l'thique), en vue d'une communaut humaine mon-
diale  o  les  frontires  seraient  abolies  et  o  le  pouvoir de  l'tat 
serait  rduit     une  souverainet  sans  souverainet  .  Pour  ces 
deux  motifs  (hgmonie  d'une  loi  thique  absolue,  disparition 
progressive de l'tat souverain), Derrida sort du champ thorique 
deleuzien, dont nous cherchons la cohrence. 
2  Sur quoi  porte cette  hospitalit  universelle relative? Kant, 
comme on le sait, distingue entre le droit de rsidence, de s'instal-
ler dans un pays tranger (Gastrecht),  qui est soumis  condition 
et   accord entre  les  tats et le  droit de  visite  (Besuchsrecht)  qui 
appartient    tout  homme.  C'est  donc    lui  seul  qu'est  rserve 
l 'hospitalit dans sa fon11e  universelle. 
3  Sur quoi  se fonde  ce droit de  visite universel? Sur un droit 
originaire (ursprnglich), premier, universel, qu'on disait  l'po-
que  naturel .  Pour nous,  ce droit naturel est incomprhensible 
sans  qu'il soit    terme  rapport    une  nature  divinise,  sans  une 
rfrence  thologique:  si  les  hommes  ont le  droit de  se  rendre   
n'importe quel bout de la Terre, c'est en dfinitive parce que Dieu 
a donn galement la Terre  tous les humains (en les crant libres 
et gaux).  Donc  nul  n'est en  droit plus  possesseur d'une portion 
de terre,  d'un lieu de  la Terre (Orte der Erde) qu'un autre. 
4 Qu'est-ce que Dieu a donn,  quel  est le  contenu de  ce droit 
originaire?  De  quoi  exactement  chaque  homme  est-il  propri-
taire ou plutt possesseur? Il  faut  lire prcisment.  Il  est posses-
seur de la su"(fce de  la Terre (der Obe"(fliiche der Erde).  Ce n'est 
pas  exactement le  lieu,   Orte ,  car c'est quelque  chose  de trop 
abstrait; concrtement,  il  est possesseur de  la  surface,  il  ne l'est 
pas du sous-sol, des ressources en profondeur, ni non plus et sur-
tout pas de ce qui est au-dessus, ce qui s'lve, ce qui est constnlit 
dessus,  sur cette surface dont il  est possesseur. 
5  Mais qu'est-ce qu'tre possesseur d'une surface? Voil  qui 
est trange, mais en mme temps rvolutionnaire, car ce que nous 
voyons  apparatre  l,  c'est  exactement  l'espace  lisse  dans  toute 
sa puret. 
44 
La surface est dfinie ngativement, surtout par opposition  ce 
qui  s'lve sur elle,  le  construit,  le  bti.  Soit,  mais  quelle  impor-
tance?  Ce  qui  s'lve,  c'est  la  culture,  les  institutions  en  gn-
ral.  La civilisation est ce qui  se superpose,  s'ajoute  la  nature en 
s'rigeant  au-dessus  d'elle  (selon  le  schma  pistmique  propre 
au  XVIIIe  sicle).  La  culture,  comme  ce  qui  s'lve  ou  s'rige, 
s'difie sur la  surface du territoire, comprend tous les difices, les 
maisons,  les  palais,  les  glises,  les  nIes,  les  ponts,  les  digues,  les 
tours,  les  autoroutes,  les  aroports  etc.  L'tranger ne  dtient  pas 
le  droit  de    demeurer  parce  qu'il n'a pas  de  droit  concernant 
ce  qui  est  au-dessus  ,  et que  demeurer c'est vivre  ncessaire-
ment    sur ,    au-dessus  de  la  surface  de  la  Terre,   parmi 
ou   dans  les  institutions  qui  se  sont    leves  .  L'tranger 
n'a  aucun  droit  absolu    revendiquer  de  pouvoir    s'installer , 
 s'instituer , puisqu'il est seulement, comme tout homme, pos-
sesseur de la surface. Le droit  rsider dans un pays, un territoire, 
de  son choix,  n'est donc pas  inconditionnel et se trouve soumis  
des  contrats. 
6  Quand  on  est  seulement  possesseur  de  la  surface,  qu'est-
ce  qu'on  peut  faire?  L'tranger  peut  seulement  aller    travers 
les  institutions,   transversalement  (sans  y  demeurer),  et  donc 
il  peut  seulement    aller  et  venir ,   passer ,  voyager,  se  pro-
mener; bref, les  trangers ont le  droit de  se rendre mutuellement 
visite, soit exactement le droit de nomadiser au sens deleuzien, de 
se  rpandre sur la  surface du territoire, de  l'occuper librement, et 
non  de  se  partager le  territoire  ou  s'en rendre  propritaire,  pour 
y demeurer. 
Si  le  droit de conqute se trouve par l absolument condamn, 
et avec lui  le  colonialisme,  inversement,  le  droit inconditionnel  
l'migration se trouve limit et soumis aux  intrts des  ressortis-
sants du pays d'accueil. 
v - Les rsultats de la mise en connexion Deleuze-Kant 
Rsumons l'ensemble de ce que nous apporte ce rappOli  Kant 
(ou cette dterritorialisation  de  Deleuze avec  Kant)  :   partir du 
modle kantien nous pouvons accorder  l'espace lisse, de noma-
disation ou de  visite,  les traits  suivants: 
45 
a) il  ne  suppose pas l'abolition des  frontires et des tats, mais 
leur maintien, le  lisse tant insparable du stri; 
b)  cet espace est li  la peau de  la Terre,  sa surface; 
c)  c'est  un  espace  de  glisse  qui  se  trace  avec  le  mouvement 
sous les  institutions tatiques et les frontires.  La dterritorialisa-
tion n'est pas la ngation de  la territorialisation, comme tendent  
le  penser les  altermondialistes radicaux.  Kant est donc  deleuzien 
ou Deleuze est plus kantien (et libral) qu'il ne  le croit. 
On  voit  le  lien  que  ce  modle  kantien  entretient  avec  les 
concepts  fondamentaux  du  deleuzisme.  L'opposition  de  la  sur-
face  et de  la profondeur tait le thme capital de Logique du sens. 
Et  nous  comprenons,    partir  du  chapitre  III  de  Diffrence  et 
rptition,  que  l'espace  lisse  comme  surface  de  glissement  dfi-
nit  en  ralit  une  nouvelle  image  de  la pense.  Il  ne  s'agit ni  de 
dconstruire  ni  de  rechercher  les  fondements  des  institutions  ou 
les principes des tres, mais de se glisser sous les organisations de 
concepts  dans  un espace  lisse,  qui  se  trouve  par l  trac,  afin  de 
dplacer,  dporter,  nomadiser la pense et ainsi  ouvrir des  lignes 
de  fuite  de  pense  nouvelle.  Donc,  ce  qui  vaut pour la  dterrito-
rialisation absolue de  la pense, vaut aussi pour la  dterritoriali-
sation  relative  du  politique  et  de  la  nomadisation  qu'elle  impli-
que.  Il  y  a donc  conformit ou consistance totale,  dans  la pense 
de Deleuze. 
VI - Les enseignements politiques 
Premier enseignement 
La  micropolitique  deleuzienne,  qui  n'a plus  pour  objectif de 
supprimer  l'tat,  ni  peut-tre  mme  d'abolir  le  capitalisme,  se 
place  sous  le  concept  de  rsistance.  Mais  toute  la  question  est  : 
comment  rsister  politiquement?  Le  capitalisme  est  en  affinit 
maximale avec la dterritorialisation, et ce processus atteint pour 
nous  aujourd'hui,  avec  la  globalisation,  un  niveau  inou et  sans 
doute  difficilement  dpassable.  Si  la  dterritorialisation  tait  en 
elle-mme  le  bien,  ou  ce  qui  nous  sauve,  les  raisons  de  s' oppo-
ser  au  capitalisme  seraient  compltement  vaines,  et  la  politique 
deleuzienne  sans  objet.  Aussi  faut-il  plus  que jamais,  au  vu  des 
46 
espaces  lisses  crs par le  capitalisme, mettre en  garde  et annon-
cer  que    les  espaces  lisses  ne  sont  pas  par  eux-mmes  libra-
toires (MP,  p.  625) et qu'il ne faut jamais croire qu'un espace 
lisse suffit   nous  sauver (MP,  p.  625).  Il  est important de  sou-
ligner que  ce  sont  les  derniers  mots  de  Mille plateaux,  et  que  la 
suite politique en  sera la  thorie du contrle dans Pourparlers. 
Si  l'on reprend  cette  question  de  la  rsistance,  on  peut lgiti-
mement  douter  que  des  hommes,  transforms  en  marchandises 
glissantes  et  emports  par  les  flux  et  leur  glissement,  dterrito-
rialiss,  sans  attache,  sans  territoire  national  ou  local,  sans  une 
culture conserve qui  les  abrite et les  rend capables d'habiter (en 
les accueillant dans du sens) des significations, des coutumes, des 
mythes  ou des  narrations,  puissent trouver des  armes pour lutter 
contre  cette  inhumanisation.  Il  ne  peut  s'agir de  faire  sauter les 
frontires qui sont les garantes de ces cultures et de leur htroge-
nse, sans livrer les hommes  la duret de  l'absence de territoire, 
 la cruaut de l'absence d'tat et des droits qui vont avec le terri-
toire qu'il dfend ou protge.  O trouvera-t-on aujourd'hui, dans 
la situation du capitalisme globalis, les mdiations, les  limites et 
les  contre-pouvoirs ncessaires au  freinage,   la rsistance  l'in-
humaine dterritorialisation capitaliste? 
Deuxime enseignement 
Nous aboutissons  donc   l'ide qu'il y  aurait bien deux sortes 
d'espace lisse, 
- l'un, globalisant,  qui  est celui  du  capitalisme, et qui survole 
la Terre et les  tats, 
- et  l'autre,  celui  de  la  rsistance  et  de  la  nomadisation,  qui 
glisse en surface sous les  frontires. 
On pourra  se reporter   Mille plateaux,  o  est envisage l 'hy-
pothse  que  la  globalisation  capitaliste  fonctionne  comme  une 
 cloche qui enserre la Terre, comme un  englobant (p.  617), 
au  lieu  d'ouvrir  sur  un  horizon  indfini  et  de  procder par rac-
cordements  successifs  selon  une  ligne  multidirectionnelle.  Dans 
le premier espace  lisse,  le  lisse a pour effet de  sparer,  de mettre 
une  barrire,  un  foss  entre  pays  riche  dominant  et  pays  pauvre 
domin. Au lieu d'ouvrir, il tend  clore et enfenner la Terre dans 
47 
des  circuits d'changes exclusifs qui,  s'ils survolent les stries des 
territoires  et  les  tats,  n'en  produisent  pas  moins  de  nouvelles 
barrires  (de  la  pauvret,  des favelas . .. ).  De  plus,  la  dterritoria-
lisation  capitaliste,  est  du  type  de  la  mauvaise  abstraction.  Elle 
n'est pas  glissement ou traverse, elle  est de type  survol (cf MP, 
p.  614,  survole). Elle opre une ngation  abstraite des peu-
ples  dans  leur  ralit  culturelle,  dans  leur  diversit  concrte  de 
langue,  de  croyances,  de  murs  qui  font  la  richesse  de  l 'huma-
nit,  qui n'existe qu'au pluriel. 
On  voit  mieux,  par  consquent,  que  c'est  le  capitalisme  qui 
est  destructeur  de  l'tat,  des  frontires,  des  territoires  de  vie  et 
de  culture.  Et  que  la   bonne dterritorialisation  du  dsir n'est 
pas la ngation des territoires (il  n'y a ni  bien ni  mal en soi, mais 
du  bon et du mauvais,  relativement  l'immanence du  dsir).  Au 
contraire,  elle  les  conserve et maintient,  se  contentant seulement 
de  les  ouvrir,  de  glisser dessous,  ou  de  les  traverser (concept de 
 transversalit). Il ne peut tre question d'tre contre le  striage 
(cela  n'est pas  possible,  puisque  le  lisse  et  le  stri  sont  toujours 
enchevtrs,   les  deux  sont  lis  et  se  relancent  ,  MP,  p.  615), 
ni  de  sauter par-dessus,  de  survoler,  comme le  fait  le  capitalisme 
englobant.  Le capitalisme en tant que globalisant et globalis, est 
la  ngation des  frontires,  et  il   contrle (ou  tente  de  le  faire) 
tous  les  flux  sous  la  coupole  mondiale  de  son  espace  lisse  par 
laquelle il  enserre et touffe la Terre.  Le  vritable espace lisse 
deleuzien,  non  seulement ne  nie pas  les  territoires  et  les  fronti-
res tatiques, mais s'ingnie  trouver un nouveau type de striage, 
celui qui est capable de  redonner du  lisse (MP,  p.  481  et p.  614). 
On doit se reporter au passage de Mille plateaux o Deleuze parle 
de  la  ville  strie,  qui  par  la  promenade  d'Henri  Miller    Clichy 
(p.  601), et de  faon plus gnrale par l'errance nomade, redonne 
du lisse (MP,  p.  624).  Ce que fait exactement la conception (lib-
raie)  de  l 'hospitalit  universelle  de  Kant.  On  comprend  alors 
que  le  vrai  espace  lisse  deleuzien  ne  survole  pas  abstraitement 
les  territoires,  dans  le  vide  du  ciel  sans  frontires  ou  le  dsert 
des  Ocans.  Il  les  traverse.  Ce mouvement de traverse implique 
quelque chose comme la ritournelle.  Celle-ci ne  supprime pas le 
territoire mais  le conserve, l'intgre dans une ouverture, dans des 
lignes  de  fuite  qui  sont  traces.  C'est  le  contraire  du  survol  qui 
48 
fait abstraction des limites et des frontires des tats, dont le capi-
talisme voudrait bien se dbarrasser.  On glisse sur la surface de  la 
Terre  et donc  on  traverse,  sans  les  supprimer,  les  frontires  et  les 
territoires, on en emporte avec soi des  morceaux dans  un  mouve-
ment  de  reprise  qui  a  la  forme  d'une  ritournelle.  Le  nomadisme 
deleuzien,  en  quoi  concide  sa  micropolitique,  a  la  forme  d'une 
ritournelle, d'un chant qui  passe sous les plus rudes des limites et 
des  frontires,  et qui  emporte dans  son devenir sans nostalgie les 
refrains qui  nous  servent de points de  rsistance,  de  lieux de  vie, 
de  territorialisation. De mme qu'il y a une  lenteur qui chappe 
au  contrle et qui  conserve (PP,  p.  112),  il  Y a des  territoires et 
des frontires qui sont les garants d'une vritable et possible rsis-
tance,  capable  de  s'opposer   la  fonction  sociale  de  surveillance 
et de  contrle,  la  dterritorialisation des hommes, devenus sim-
ples marchandises sur le march du travail mondial. 
Nous  comprenons  donc  que  la  micropolitique n'est ni  l'aboli-
tion de  l'tat, ni de  l'tat national, mais qu'elle est une  non-po-
litique  qui est essentielle  la politique, puisque, sans la non-po-
litique,  la  politique serait juste une gestion et une police. 
Troisime  enseignement 
Chez Kant, comme chez Deleuze, on voit que l'espace de noma-
disation ou de visite est, en tant qu'espace lisse, un espace d'ind-
termination.  Occuper cet espace, c'est par rapport au  citoyen et  
l'autochtone,  tre dans  la  position de  l'Exil,  de  l'tranger (voir 
QQPh,  p.  105,  le  devenir tranger du philosophe),  bref de  l'idiot 
politique.  La  micropolitique  deleuzienne  consisterait  donc  pour 
le  citoyen   se  comporter,    agir,  dans  son propre pays  en  tran-
ger,  c'est--dire en idiot politique, soit celui  qui,  sous  les  institu-
tions  de  l'tat dont  il  est  citoyen,  sous  les  codes,  les  marquages 
de  toutes  sortes,  trace  un  espace  lisse  d'indtenllnation  en  rap-
port avec l'altrit d'un Dehors. 
Quel sens  concret, politique, cela peut-il avoir? 
Chapitre 4 
L'idiot comme personnage conceptuel 
La Rvolution est devenue une ide dpasse et il n'y a pas 
d'altenlative extrieure au conglomrat du contrle et des liberts 
que constituent les socits de contrle. Que faire alors politique-
ment? Deleuze dit: chercher de nouvelles annes (PP, p.  242). 
Soit, mais  lesquelles? 
Nous avons vu que  la surprenante rponse  de  Deleuze (<<  faire 
l'idiot ), pleine d'humour, s'explique en ralit par l'espace d' in-
dtennination qu'apporte ce personnage dans les rapports sociaux 
et  politiques.  Cette  rponse  de  principe  demande  maintenant   
tre prcise plus concrtement. Toutefois, et en vue de  cet objec-
tif, nous rencontrons un problme pralable. L'idiot est avant tout 
un personnage littraire. Avant de prendre en vue ce type de per-
sonnage, avec ses ramifications, et d'valuer son importance poli-
tique, nous rencontrons une question d'ordre beaucoup plus gn-
ral,  qui  concerne  le  rapport  de  la  littrature  et  de  la philosophie. 
Pourquoi  la  philosophie  dans  son  principe  aurait-elle  besoin  de 
recourir  des  personnages  littraires,  et,  bien plus,  que  viennent 
faire  ces  personnages fictifs  de  roman dans  l'laboration de  l'ac-
tion politique?  Il  convient  donc,  d'abord,  de  comprendre  et  de 
fonder le recours de  la pense philosophique en gnral  des per-
sonnages  littraires.  Pourquoi  ce  lien,  plus  qu'troit,  entre  litt-
rature  et  philosophie,  puisque,  selon  Deleuze,  des  personnages 
conlme  Bartleby  ou  le  prince  Mychkine  vont  pouvoir  incarner, 
COlTIme  on  l'a  montr  au  niveau  du  principe,  le  type  mme  de 
l'action micropolitique deleuzienne ? 
51 
l  - Littrature et philosophie 
La  philosophie  semble  ne  pas  pouvoir  se  passer  du  recours 
  des  personnages  littraires,  soit  qu'elle  les  trouve  dans  des 
uvres  littraires  (Bartleby  de  Melville,  l'Idiot de  Dostoevski), 
soit  qu'elle  les  invente  elle-mme  (Callicls  dans  le  Gorgias  de 
Platon, Zarathoustra dans Nietzsche).  Le chapitre  3 de  Qu'est-ce 
que  la philosophie? montre  que  la  cration de  concepts,  propre 
au travail philosophique, requiert imprativement le recours  des 
personnages fictifs,  soit  invents  de  toutes  pices par le  philoso-
phe,  soit  emprunts    des  figures  littraires  ou  mythologiques  : 
 La philosophie ne cesse de  faire vivre des personnages concep-
tuels, de leur donner la vie (QQPh,  p.  61).  Le travail propre  la 
philosophie tant la cration de concepts, on appellera ces figures 
des personnages  conceptuels . 
Pourtant,  la  philosophie  n'est ni  l'art ni  la  littrature.  Ce sont 
des  domaines  de  pense  fort  distincts.  Qu'est-ce  qui  donc  rend 
raison  de  leur  lien,  de  leur  proximit  ?  Ce  qui  rend  la  philoso-
phie et la  littrature  extrmement proches,  et parfois  indiscerna-
bles,  n'est en rien un d ~ f a u t    une chute,  une dchance de  la phi-
losophie,  comIne  voudraient  le  faire  croire  tout  un  logicisme  et 
un positivisme  la  mode,  mais,  tout au  contraire, reprsente une 
apoge,  une  culmination dans  la  cration de  concepts  qui  dfinit 
la  philosophie.  En  premier  lieu,  littrature  et  philosophie  n'ont 
au final  qu'un seul  et mme  objectif,  la  cration  de  vie,  l'inven-
tion  de  nouveaux modes  de  vie  (CC,  p.  15)  :  porter la vie    sa 
plus  haute  puissance  (Dial.,  p.  61)  enjoint  le  vitalisme  deleu-
zien.  Dans cette  cration  de  vie - qui  tend    librer la vie  par-
tout  o  elle  est  emprisonne  (CC,  p.  14  ;  QQPh,  p.  162),  et 
donc    crer des  lignes  de fitite  (<<  crire,  c'est tracer des  lignes 
de fuite , Dial., p.  54; cf aussi l'objet le plus haut de la  littra-
ture ,  Dial., p.  47) -, la philosophie procde par construction de 
concepts et la  littrature par blocs d'affect et percept. 
Comment,  en  second  lieu,  se  fait-il  que  philosophie  et  litt-
rature,  si  diffrentes  dans  leurs  moyens  de  ralisation,  se  trou-
vent si  troitement lies  l'une  l'autre ?  On doit partir de  l'ide 
qu'il n'y a pas de  construction sans un sol, un plan sur lequel, 
avec  lequel,  s'opre  l'opration  de  construction,  la  construction 
52 
conceptuelle y compris. Et, en effet, nous dit Deleuze, la constnlc-
tion de  concepts suppose au pralable qu'un plan de  pense (une 
  image  de  la  pense)  soit  implicitement  trac  (le  plan  d'itn-
manence).  Ce plan ou  cette  image sur lequel  s'opre la construc-
tion est lui-mme objet,  non d'une constnlction, ou d'une dduc-
tion,  mais  le  produit de  l'intuition.  Le  personnage conceptuel est 
le  prpos    cette  intuition  ou    ce  traage  du  plan.  Littrature 
et  philosophie  sont  donc  pour Deleuze  inextricablement  mles, 
quoique diffrentes,  et  le  rapport traditionnel  qui  voudrait que  la 
premire  soit  l'illustration  de  l'autre,  son  champ  d'application, 
sa  drive  mtaphorique,  est refus
l
.  Elles  sont donc  insparables 
dans  la  cration  de  nouvelles  possibilits  de  vie,  de  penser et  de 
sentir, fins  ultimes vises par la philosophie de Gilles Deleuze. 
Le  vitalisme  deleuzien  permet  de  comprendre  autrement,  et 
de  faon  plus  fondamentale,  moins   technique  si  on  veut,  la 
proximit  si  profonde  existant  entre  la  littrature  et  la  philoso-
phie, malgr leur diffrence de nature.  Le vitalisme a pour carac-
tristique gnrale (et celui de  Deleuze encore plus) d'vacuer le 
primat  de  la  connaissance.  Au  plan  de  la  philosophie  thorique 
et  spculative,  cette  minoration  du  savoir  et  de  la  connaissance 
va  pouvoir  se  traduire  par  la  diffrence  entre  penser  et  conna-
tre.  La  philosophie  consiste  avant tout   penser et  non    conna-
tre.  On trouve dj et en premier lieu cette distinction chez Kant, 
dans la Dialectique transcendantale, de la premire Critique; Pour 
Deleuze,  ce  dgagement  de  la  pense  pour elle-mme,  indpen-
damment  du  savoir  (si  magnifiquement  opr  par  Nietzsche  et 
Heidegger) va tre  intgr   son vitalisme.  Comme la  littrature, 
la philosophie est tomne avant tout, non vers la vrit, mais vers 
la puissance de  crer de  nouvelles  faons  de  penser et  de  sentir. 
La pense est donc d'abord puissance d'innovation (de paradoxe, 
de  critique,  de  subversion,  de  rvolution ... )    l'gard de  la doxa 
commune, du  sens commun. 
La philosophie ne consiste pas  savoir, et ce n'est pas la vrit 
qui inspire la philosophie, mais des catgories comme celles d'Int-
ressant, de Remarquable, ou d'Important qui dcident de la russite 
1.  Elles  ne  restent  pas  extrieures  l'une   l'autre,  en  tat de  service  rciproque. 
Le nouage est intrinsque. 
53 
ou  de  l'chec (QQPh,  p.  80  ; cf aussi  p.  133  : la   libration du 
vrai au  profit d'une  puissance immanente de cration). 
De  mme  qu'une  uvre  d'art  ne  reoit  pas  sa  valeur  d'une 
conformit  une ralit pralable, qu'elle n'a pas de rfrence 
mais  cre  sa  propre ralit,  sa propre  rfrence,  de  mme  en  va-
t-il  de  la philosophie. Art et philosophie sont  auto-poitiques   
comme  le  savaient dj Hegel et  Nietzsche:    le  concept ( ... ) se 
pose lui-mme en lui-mme, auto-position (QQPh, p.  16).  Ce 
qui  est vritablement cr,  du  vivant   l'uvre d'art, jouit par l 
mme d'une auto-position de soi, ou d'un caractre autopoitique 
 quoi  on  le  reconnat (QQPh,  p.  16). 
La construction de  concepts,  tout  comme  l' mi,  fait  apparatre 
un  sens  du  monde  qui  n'appartenait pas    ce  monde  auparavant. 
Ce  sont  des  crations  qui  font  donc  vnement,  vnement  de 
pense et de sensibilit. 
II - Le rle du personnage conceptuel 
Quel est le premier personnage conceptuel que Deleuze prsente? 
Nul  autre  que  l'idiot,  qu'il trouve  dans  Descmies,  en tant  que  c'est 
lui  qui  met le  cogito.   Pour le  moment, c'est l'idiot: c'est lui  qui 
dit  Je,  c'est lui  qui  lance  le  cogito,  mais  c'est lui  aussi  qui  tient  les 
prsupposs subjectifs ou qui trace le plan (QQPh, p.  60). 
Qui dit je pense, je suis ? On  savait dj  que  ce  n'tait pas 
Ren  Descartes  (n  en  1596,    La Haye  en  Touraine,  etc.),  que 
ce  n'tait  pas  son    moi  (l'individu  psychobiologique)  ;  mais 
ce  n'est pas plus  un  sujet transcendantal,  comme  le   Je pense 
kantien.  Celui  qui  dit   cogito  ,  c'est  l'idiot.  Pourquoi?  C'est 
qu'il  n'y  a  pas  de  construction  de  concepts  sans  que  celui  qui 
construit ne prsuppose subjectivement, plus ou moins consciem-
ment,  un  celiain  nombre  de  choses.  Comme  par  exemple,  dans 
le  cas de Descartes, que tout le  monde sait ce que signifie penser 
(QQPh,  p.  60),  que tout le monde veut la vrit (ibid.)  ; que cette 
vrit peut tre atteinte par tout esprit et tout seul, de faon prive 
(le  bon  sens  est  la  chose  du  monde  la  mieux  partage),  qu'il  y 
a  en  chacun  des  forces  innes  qui  lui  permettent d'aller au  vrai, 
de  se  tourner  vers  lui,  etc.  Descartes,  en  pensant,    se  donne   
donc  implicitement  une  image de  la  pense,  de  ce  qu'est penser. 
54 
Et  ce  qui  en  Descartes    donne    cette  image,  c'est  un  person-
nage qui  est  en  lui,  et comnle   sous le  cogito,  qu'il  n'aperoit 
pas  forcment.  C'est  lui  qui  parle  dans  Descartes,  mle  sa  voix 
sans  doute    d'autres,  tant  nous  sommes  multiples,  et tant  il  y  a 
d'agents  d'nonciation  dans  un  nonc,  une  formulation.  Il  y  a 
donc derrire l'nonc  Je pense, je suis un bien  trange per-
sonnage   (ibid.),  qui  est  sujet  de  l'nonciation.  C'est lui  le  per-
sonnage conceptuel de Descartes. Il a une existence floue,  entre le 
concept et le  plan de  pense,   allant de  l'un   l'autre .  C'est lui 
qui forme une image de  la pense (ibid.),  qui dresse le plan d'im-
manence  absolu  de  la  pense.  Ce  plan  est  pr-conceptuel,  il  fait 
appel, pour tre trac,   des  moyens non philosophiques, COl1une 
l'art,  la  littrature  et  aussi    des  types  psycho-sociaux  dont  cer-
tains traits caractriels sont hausss   la hauteur du plan d'imma-
nence (l'ami dans  philo -sophie, l'exil, etc.).  Le  cogito, voici 
le concept, l'idiot voil le personnage conceptuel prsuppos, qui 
donne au plan d'immanence de  la  pense, dont cette construction 
a besoin, ses traits  dterminants. 
On saisit donc  la  raison d'tre et quelle est  la  place,  la fonction 
du    personnage  conceptuel  .  Il  remplace  le  transcendantal,  ou 
plus profondment il  le  rend possible en le  teintant,  le  colorant, de 
sa particularit pr-conceptuelle, pr-catgorielle. Il est  l' articula-
tion de  la littrature et de la philosophie. Comme on l'a vu, la cra-
tion  conceptuelle  a  lieu  sur un sol,  un  champ  ou plan,  qui  diffre 
en  nature  du  concept  ; il  faut  donc  un  intenndiaire  pour faire  le 
lien, et c'est la  fonction du personnage conceptuel (<<  la correspon-
dance  entre  les  deux  [plan  et concept]  ( ... ) fait  intervenir des  ins-
tances adjointes  la cration des concepts,  savoir les personnages 
conceptuels ,  QQPh, p.  43). Les diffrents traits du plan de pense 
  sont  des  intuitions  (ibid.,  p.  42),  ils  relvent  donc  d'un  mode 
de  comprhension  non  philosophique,  non  conceptuel  (p.  43),  ce 
sont des  intuitions elles-mmes cratrices. Comme les concepts 
sont toujours  produits  dans  un  plan,  ou supposent une  image de  la 
pense (ils sont  construits dans une intuition qui  leur est propre , 
ibid.,  p.  12),  il  faut  adjoindre  un    intercesseur  (p.  62  ;  p.  79) 
qui  fera  la  liaison  entre  les  concepts  et  l'intuition.  Le  personnage 
conceptuel est donc  cette  instance insparable de  la philosophie,  
la  fois  du  ct  des  concepts  et plongeant dans  l'univers  intuitif de 
55 
la non-philosophie (p. 43), o il  trace le plan (p.  60),  cristaux ou 
 germes de la pense (p.  68).  Un personnage littraire peut servir 
 ce rle ou bien le philosophe doit le crer, dans une invention qui 
fait de lui tout autant un crivain qu'un philosophe
l
. 
 Je me suis donn des  intercesseurs,  et c'est comme a que je 
peux dire ce quej 'ai  dire , conclut Gilles Deleuze (Pourparlers, 
p.  170). 
III - Annonce de l'ide organisatrice de cet essai 
C'est donc  dans  ce cadre  trs  gnral  du  rappOli  entre  littra-
ture et philosophie que vient s'inscrire le recours  Bartleby ou  
l'idiot. Maintenant il nous reste  voir que cette figure littraire va 
jouer un rle d'intercesseur dten11inant,  central, dans la philoso-
phie qui est propre  Gilles Deleuze.  L'ide que nous allons  sou-
tenir est que le personnage de l'idiot en vient  concentrer  l'tat 
pur  l'essence de ce que pour Deleuze signifie penser.  Si  donc 
la  micropolitique  deleuzienne  se  retrouve  sous  le  paradigme  de 
l'idiot,  cela rsulte  du  fait  qu'elle  est  adquate    l'intuition pro-
fonde  qui  gouverne tout le  systme deleuzien (et plus  seulement 
cartsien).  Le personnage de l'idiot ne gouvelne la politique deu-
leuzienne que parce qu'il gouverne la nouvelle image de ce qu'est 
penser et agir pour Deleuze.  Ce n'est donc  pas  un schme parti-
culier et secondaire, valable localement, mais un schme directe-
ment et ncessairement attenant  la philosophie deleuzienne. 
Telle est donc  la  vue d'ensemble qui va nous conduire pour le 
reste  de  notre  tude.  Pour  faciliter  la  lecture  des  deux  chapitres 
qui  suivent  et pour ne  pas  se  perdre  dans  le  dtail  de  l'analyse, 
il  est  ncessaire  de  tenir  fenllement  les  deux  repres  suivants 
qui  mettent  en  jeu  la  distinction  entre  dterritorialisation  rela-
tive et absolue (spirituelle)  voir Qu'est-ce que la philosophie ?, 
1.  Kant  assignait  au  schmatisme  transcendantal  d'oprer  la  liaison  entre  le 
concept et l'intuition sensible. Pour Deleuze, le problme est certes dplac mais 
nous retrouvons une configuration analogue. Le personnage conceptuel, non phi-
losophique, en tant qu'intermdiaire oblig entre le plan, comme image intuitive 
de  la  pense,  et  le  concept,  relve  d'une activit  de  fabulation,  de  fiction,  d'un 
 art cach analogue au schmatisme kantien. 
56 
principalement les  pages  65  et 67
1
  Dans  la  suite du prsent cha-
pitre,  nous  allons  aborder l'idiot comme personnage  conceptuel, 
c'est--dire  comme  figure  que  prend  le  mouvement  infini  de  la 
pense  (la  dterritorialisation  absolue).  Les  figures  esthtiques, 
littraires sont des  concentrs d'affects et de percepts ,  et c'est 
en  cela qu'elles  se  distinguent  des  personnages  conceptuels  qui, 
eux,  constituent des  aides  dans  la construction des  concepts phi-
losophiques, tant   des puissances de concepts (QQPh,  p.  64). 
Bien  que  distincts  (comportant  une    diffrence  de  nature  , 
p.  65),  ils  peuvent glisser  l'un dans  l'autre  et  devenir indistincts 
(ibid.,  p.  65).  C'est ce glissement qui autorise  faire  de  Bartleby, 
personnage d'origine littraire, un personnage conceptuel. En tant 
que  concernant l'image de  la pense dans son infinit,  la dterri-
torialisation  qui  est  implique  est  celle  de  la  dterritorialisation 
absolue.  Nous  allons  voir  que  la  pense  comme  dterritoriali-
sation absolue fait appel    la synthse disjonctive.  C'est l,  en ce 
point prcis qu'intervient le personnage de l'idiot et que se carac-
trise son opration. 
Dans le  Chapitre 5 nous aborderons l'idiot comme figure poli-
tique.  Il  s'agit cette fois  d'une dterritorialisation  relative,  c'est-
-dire qui opre, non plus au plan de la pense pure, mais dans un 
champ social et historique avec ses conflits et ses forces.  La dter-
ritorialisation est relative du tit mme de sa dpendance  l'gard 
des conditions psycho-sociales, des forces relatives enjeu dans le 
champ  social,  forces  variables  (plus  ou  moins  doues  d'effica-
cit, plus ou moins rapides, agissant  court ou long terme, etc.) et 
dpendantes de  leur propre rencontre,  toujours contingente, dans 
une  situation  historique  particulire.  C'est en  ce  point  que  nous 
avons  affaire    la  dterritorialisation  capitaliste et aux  diffrents 
rgimes  de  pouvoir  (dont  le  contrle).  Quelle  place,  quel  rsul-
tat  effectif peut  avoir une  politique  sous  le  paradigme  de  l'idiot 
1.  Les  types  psycho-sociaux  (par exemple,  l'Ami,  l'tranger,  l'Exil,  etc.),   la 
diffrence  des  figures  esthtiques  et  des  personnages  conceptuels,  impliquent 
une dtermination relative et concernent les  mouvements qui  affectent le socius, 
le  champ  social  (QQPh,  p.  67).  La  dterritorialisation  absolue  est  une  dter-
ritorialisation  spirituelle,  qui  porte  sur  la  pense  elle-mme.  Les  personnages 
conceptuels sont des penseurs et uniquement des  penseurs (ibid.). 
57 
dans le jeu des forces sociales et politiques qui  caractrisent notre 
temps? Telle est donc notre question. 
Pour le  moment,  donc,  et quitte  nous rpter par rapport aux 
anticipations prcdentes, prcisons le  thme de l'idiot en le resi-
tuant au niveau de  la pense pure et de la dterritorialisation abso-
lue qu'elle implique. 
IV -L'idiot 
Qu'il y ait un personnage conceptuel, admettons-le. Mais pour-
quoi serait-il l'idiot ? Voil  le problme qui  s'ouvre  nous main-
tenant.  Dans  le  cas  de  Descartes,  Deleuze  dtermine  le  person-
nage conceptuel comme idiot pour plusieurs raisons. 
Une  raison tymologique.  C'est un penseur priv qui s'op-
pose  au  professeur    public  (QQPh,  p.  60).  En  quoi  serait-il 
idiot?  En  ce  que    idiotes  en  grec,  tymologiquement,  signi-
fie,  singulier,  particulier,  unique,  si  singulier  qu'on  n'a  rien 
d'autre  pour  le  dfinir  que  lui-mme.  L'existence  de  chaque 
chose,  dans  son  unicit,  est  donc   idiote   : elle  l'est  double-
ment,  tant  dpourvue  de  comprhension,  d'intelligence  (insai-
sissable par notions communes) et tant dpourvue de raison.  Les 
choses  existent  donc  idiotement
l
.  Avant  de  dsigner une  qualit 
1. Voir Clment Rosset,  Trait de l'idiotie, ditions de Minuit,  1977. L'idiot n'est pas 
un  faible d'esprit, un  incapable, un  imbcile mais un tre dans la proximit de l'idio-
tie  du  rel  (et non  de  la  ralit),  proximit telle  qu'il  en  est  saisi  et touch  au  point 
d'en rester comme hbt (voir les pages de Rosset sur le  personnage du Consul 
de  Malcolm  Lowry dans  le  roman Ali-dessous du  volcan),  suspendu   l'vnement 
unique,  incomprhensible, et pourtant sans secret, de chaque tre et du sien.  Devant 
l'existence  pure  et  insignifiante,  il  ne  peut que  balbutier ou bgayer:    Je  suis,  je 
pense,  cogito  sllIn  .  L'idiotie  est  donc  pour  Rosset  la  voie  d'accs  au  rel  (Trait 
de l'idiotie, p.  44),  et elle  l'est aussi  pour d'autres,  mme si  le rel auquel elle ouvre 
est bien diffrent d'un auteur   l'autre: le rel transcendantal comme founnillement 
chaotique d'intensits,  pour Deleuze, et un  rel  plus proche  de Lacan, pour Rosset. 
Mais  cette  difterence  est    attnuer,  car Deleuze  ne  peut,  comme j'ai eu  plusieurs 
fois  l'occasion  de  le  dfendre,  se  passer  totalement  d'un  rapp0l1  au  rel  lacanien 
(par exemple avec  le  thme du  Dehors).  Pour Rosset,  voir Ph.  Mengue,    Clment 
Rosset: de  la  pense du simple  l'allgresse ,  Revue Critique,  1981, n 409-410. 
58 
subjective, idiot dsigne un mode objectif d'tre.  L'idiotes est 
simple,  non  duplicable  ou  pliable ...  Le  cogito  est  lui-mme  un 
acte  simple,  indivisible.  Primat  du  simple  et  des    natures  sim-
pies chez Descartes. 
On  voit  le  rapport  avec  Deleuze.  L'tre  dans  son  unicit  est 
tellement unique  et  sans  raison,  qu'il  est renferm  en  lui-mme, 
idiotement.  Aucun  savoir  par  concept,  celui  des  professeurs  ou 
des    docteurs    (savants),  ne  peut  en  rendre  raison.  On  a  donc 
affaire  un tre qui ne renvoie plus qu' soi, et  personne d'autre. 
Il  chappe au domaine public et commun.  Ou bien, tant ce qu'il 
est, il ne peut tre que rpt, idiotement (<<  c'est ainsi ,  c'est , 
  Das  ist ...  ,    c'est  comIne  a  ,    je  suis  ,    j'existe  , 
  sum   ... )  ;  ou  bien,  il  est  un  tre  repli  sur  soi,  en  droit  sans 
rapport avec  les  autres, un tre subsistant dans  son quant  soi,  et 
donc un tre  priv et non public, etc.  Ce qui est le cas du pen-
seur cartsien  qui  se  saisit existant et pensant,  dans  un point,  un 
instant unique et intrieur, indivisible, absolument simple. De son 
ct, le simple d'esprit (ce qu'est l'idiot) ne peut sortir de soi, 
se ddoubler ou redoubler, s'expliquer, s'exprimer, etc.  Le cogito 
rsulte donc bien de l'nonciation d'un  simple , d'un  idiot , 
ainsi  et tymologiquement dfini. 
Toute  philosophie  est  absolument singulire,  donc  idiote,  non 
pas  tant  par  sa  construction  de  concepts  spcifiques,  que  par 
son personnage  conceptuel,  et les  traits  singuliers,  irrductibles, 
non  traductibles  qu'il  donne  au plan d'immanence.  Tout person-
nage  conceptuel est donc,  quel  qu'il soit,  toujours   un type  trs 
trange (QQPh,  p.  60). 
Une  raison  pistmique.  Le  hros  de  Descartes  ne  veut  rien 
savoir,  ne prsupposer aucun savoir (prsuppos objectif) qui  est 
la  possession  du  professeur  public,  de  celui  qui  sait,  dtient  le 
savoir,  enseigne.  Le  vrai  qu'il cherche,  et  veut,  n'est pas dans  la 
fonlle du savoir, mais il  est atteint  travers une illumination sub-
jective, du type de  l'vidence.  Le professeur public, pour se dfi-
nir,  passe  par le  savoir  et  la  classification  d'inspiration  aristot-
licienne  par  genre  et  espce  (il  se  dfinit  alors  comme  homme, 
soit  un  animal  raisonnable  etc.).  Descartes,  lui,  se  dfinit  seule-
ment,  idiotement,  comme  celui  qui  pense.  Il  doute  de  tout,  ne 
sait plus  rien  de  ce  que  savent les  Docteurs et  les  professeurs  de 
59 
l'cole (scolastique) et plus largement de ce que savent les utres. 
L'auteur du cogito est donc un  type trs trange de personnage 
qui  ne sait  et  ne  veut rien  savoir de  ce  que  savent les  autres.  Par 
l,  il est proche d'un autre idiot,  le   russe ,  celui de  Dostoevski 
(QQPh,  p.  61). 
Tous  deux donc,  en tant qu'idiots, glissent sous le savoir insti-
tu,  hgmonique,  et incarnent un plan de  pense qui  se rclame 
de  l'infini. 
Une  raison ontologique.  Ce personnage est ensuite trange en 
ce qu'il veut penser et penser par lui-mme , par lumire natu-
relIe (QQPh,  p.  60).  Il est une pure substance pensante (puisque 
pour penser,  il  faut  tre,  etc.).  Il  se  tient,  idiotement,  dans  cette 
intriorit pensante qui  fait tout son tre, mais qui le  relie  quel-
que chose qui  le  dpasse et dont il  est sous le joug. 
L'idiot fait  de  toute philosophie une entreprise,  sinon intrieure 
et  subjective,  du  moins  une  activit  qui  se  rclame  d'une  autre 
dimension  que celle qui concenle la vie historique, psychologique 
et  sociale - o ventuellement il  pourra trouver Dieu,  soit sous  la 
forme de l'Ide d'infini (Descartes), soit sous celle de la foi russe de 
la sainte Russie, chez l'Idiot de Dostoevski.  Par l, en pensant par 
lui-mme, il  se tient  distance, en recul des institutions existantes, 
des  pouvoirs en place, des  opinions rgnantes.  L'idiot est un point 
 priv ,  une instance de rsistance, en lien avec un  Dehors . 
Par ces  trois  traits,  ou  prsupposs  subjectifs,  l'idiot  devient, 
avec Descartes,   la plus  haute puissance de  la pense (QQPh, 
p.  61).  D'aprs  la  prsentation  qui  en  est  faite,  en  ce  dbut  de 
Chapitre 3 de Qu'est-ce que la philosophie ?,  ce type serait spci-
fique  au plan de pense cartsien.  Or,  il  serait possible que l'idiot 
soit,  non pas  un  personnage particulier  mais  - comme  nous  le 
faisons  pressentir    la  faon  dont  nous  venons  d'analyser  et  de 
systmatiser  les  diffrents  traits  de  l'idiot  cartsien  - qu'il  soit 
prsent  au  fond  de  tout  personnage  conceptuel.  Ne  le  retrouve-
t-on pas dans Image  Temps,  et cette fois  pour caractriser le fond 
des  personnages  de  la  modernit
l 
?  Que 1'  exemple cartsien 
1.  Voir  pour  l'idiot  dans  le  cinma,  li    l'croulement  du  schme  sensori-
moteur,  L'Image-Mouvement,  pp.  257-261  ; et L'Image-Temps, p.  220; pp.  229-
230.  Nous allons retrouver ces passages dans notre dernier chapitre. 
60 
vienne en premier sous la plume de  Deleuze, n'est pas un hasard. 
De  cette  omniprsence de  l'idiot, nous  en  avons  tout d'abord un 
signe en ce que nous apprenons que la figure de l'idiot peut muter, 
changer,  qu'il peut devenir russe,  slave.  Il  change de  singularit, 
il  ne  veut plus  le  vrai  dans  une  vidence  subjective,  il  veut l'ab-
surde,  etc.  (QQPh,  p.  61).  Cette  possibilit  de  changement,  de 
mtamorphose,  ne  nous  indiquerait-elle  pas  que  tout  personnage 
conceptuel  est toujours  une  faon  de  faire  l'idiot (toujours  idiot, 
mais  d'une  certaine  faon,  donc  toujours  diffrent)  ?  La  raison 
rsiderait  dans  le  fait  que  l'idiotie  aurait  intrinsquement  part 
avec le fond du plan d'immanence, avec ce qui est toujours requis 
pour recouper le  chaos,  pour permettre  la  pense d'affronter le 
chaos (tche ultime de  la pense). 
Pour  nous  convaincre  tout    fait  de  cette    universalit  de 
l'idiotie    travers  tout  personnage  conceptuel,  il  faudrait  tu-
dier  tous  les  plans  d'immanence  de  tous  les  philosophes,  ce  qui 
dpasse  nos  forces  prsentes.  Aussi  allons-nous  nous  contenter 
de  montrer que  le  personnage  deleuzien  type,  consiste  dans  une 
manire  de    faire  l'idiot  ,  d'inventer  une  singularit  d'idio-
tie.  N'oublions pas  que  faire  de  la  philosophie c'est faire  l'idiot, 
comme  Deleuze  le  dit  dans  un  cours
l
.  Cette  liaison  intrinsque 
entre  pense  philosophique  et  idiotie  va  s'avrer  vidente  dans 
le  cas  de  Bartleby,  que  l'on  tient  juste titre pour le  personnage 
conceptuel propre  la philosophie de  Gilles Deleuze. 
1.  Cf le Cours de Vincennes-Paris VIII,  La voix de  Gilles  Deleuze, du 02/12/80, 
 propos de  Socrate et de quelques autres philosophes:  ( ... ) le  sort de la philo-
sophie est en jeu l-dedans.    la  lettre, je dirais:  ils  font  les  idiots. Faire l'idiot. 
Faire  l'idiot,  a  a  toujours  t  une  fonction  de  la  philosophie  (n.  s.).  L'idiot, 
c'est l'ide que le philosophe c'est celui qui ne dispose d'aucun savoir et qui n'a 
qu'une facult,  la raison naturelle. L'idiot c'est l'homme de la raison naturelle. Il 
n'a rien qu'une espce de raison naturelle, de  lumire naturelle. Voyez par oppo-
sition   la  lumire du  savoir et aussi par opposition   la  lumire rvle (ibid.) 
 Mais dj Descartes acceptait de passer pour le dbile.  Qu'est-ce qu'ils ont ces 
philosophes  vouloir tre le dbile? (ibid.). Descartes dit:   'Non non, moije 
ne  suis pas 1  'homme du savoir,  moi je ne sais rien' etc.  Socrate le  disait dj:  'je 
ne  sais  rien,je suis  l'idiot et  que  l'idiot de  service'.  Pourquoi? Qu'est-ce qu'ils 
ont  la tte? .  Voir aussi  le  cours du 07/06/83. 
61 
v - Bartleby  et  le  rle  de  l'idiot  dans  la  systmatique 
deleuzienne 
Ce  qui  fascine  Deleuze  est  la  formule.  Tout  son  article  de 
Critique et clinique (voir le titre:    Bartleby ou la  formule) est 
ax  sur  elle.  On  connat  la  fameuse  formule  1 would prefer not 
to ... Ge  prfrerais ne pas ... ) que Bartleby se  contente de  formu-
ler devant toute rquisition venant de son patron, l'avou. Au pre-
mier  abord,  la  formule  semble  innocente.  En  fait,  elle  introduit 
des  ravages. 
D'o vient sa puissance? En quoi fait-elle de Bartleby, comme 
l'crit  Deleuze,    le  hros  du  pragmatisme    amricain  (CC, 
p.  113),  un    nouveau  Christ  (ibid.,  p.114),  rien  de  moins? 
Apparemment  on  se  trouve    nouveau  dans  un  paradoxe  des 
plus  surprenants.  Mais  voyons,  d'abord,  ce  qu'il  en  est  de  cette 
fameuse  formule. 
L'opration de Bartleby, son action, ou plutt son acte, concen-
tr dans sa formule,  consistent  introduire de  l'indtermin, de  la 
suspension dans  l'action et  dans  la pense,  et,  contrairement aux 
apparences,  c'est l  l'essentiel.  La  fonllUle  s' indtennine  essen-
tiellement par: 
a)  l'absence  de  complment  d'objet,  sur  laquelle  insiste 
Deleuze, suspend la volont dans l'indtermination (cf les points 
de suspension). La  bizarrerie de la formule vient, dit Deleuze, 
de   sa  terminaison abrupte,  le  'not to' qui laisse  indtermin ce 
qu'elle repousse, ce qui  lui confere un caractre radical, une sorte 
de  fonction  limite  (CC,  p.  89,  nous  soulignons).  Et,  en  effet, 
c'est bien,  comme le  dit Deleuze, l'indtermination qui  fait  toute 
la  puissance de  la  formule. 
b)  le  conditionnel  qui  renforce  sa  virtualit.  Il   prfrerait 
mais,  dans  le  prsent  actuel,  il  ne    prfre  mme  pas ...  le 
conditionnel  indtennine  donc  activement et positivelnent la 
conduite de  Bartleby.  Un cran encore  en  arrire,  en retrait,  donc, 
dans  l'indtermination. 
Ce  que j'appellerais  le   dcomplment  d'objet  et  le  condi-
tionnel engendrent donc dans la pense un effet d'indtenllnation 
et de suspension. La fon11ule  de Bartleby est proprement affolante, 
comme le souligne Deleuze. En quoi? En ce qu'elle ouvre sur une 
62 
zone  d'indcision,  sur une  zone  d'indiscemabilit,  sur une  zone 
de  suspension,  o  les  choses  perdent  leurs  identits,  deviennent 
innommables,  crpusculaires,  nuageuses,  vaporeuses,  quoique 
leur liaison soit non arbitraire.  Deleuze ne cesse de rappeler com-
bien  ce  qui  compte  est que  la  formule   creuse  une zone d'indis-
cernabilit,  d'indtermination  (CC,  p.  92).  On comprend  donc 
que le personnage de Bartleby, tout entier concentr dans  sa  for-
mule  ,  conduit,  par l'indtennination qu'elle met activement en 
jeu, au cur de  la philosophie deleuzienne.  Le principe d'indter-
mination est bien ce qui fait toute la puissance de la formule et qui 
trace  la  ligne  de  fuite,  de  dterritorialisation  absolue,  but ultime, 
thorique et pratique, de toute la philosophie de Deleuze. 
VI - Le virtuel et la synthse disjonctive 
Pourtant le paradoxe que constituent Bartleby et sa fonnule ne 
peut  s'clairer que  si  nous  prenons  les  choses    la  racine,  celle 
qui donne naissance au systme deleuzien. Quel est le problme? 
Celui du multiple, des lignes de fuite ou des devenirs, qui, comme 
on  le  sait,  mettent  en jeu toute  la  mtaphysique  deleuzienne  du 
virtuel, et dont la source se trouve dans Bergson. Le rel transcen-
dantal deleuzien est celui  des  intensits virtuelles.  Qu'est-ce que 
cette ide nous apporte? 
L'indtennination  deleuzienne  n'est  pas  la  non-dtennina-
tion,  l'absence de dtermination comme dans le cas d'un concept 
gnral qui resterait dans  l'abstraction sous  tel  ou tel rapport.  Le 
croire serait trop  accorder  la ngation et au ngatif,   l'opposi-
tion tranche du oui et du non. Ce serait faire de l' indtennination 
quelque chose de second, de driv,  de dpendant de  la ngation. 
L'indtennination est   concevoir comme premire,  antrieure   
la  disjonction  entre  le  oui  et  le  non.  C'est ainsi  qu'elle peut tre 
une  indcision positive.  Bartleby devient imperceptible  ou indif-
frenci  sans tre un nant d'tre;   Prfrant ne pas ,  il affirme 
ensemble  le  oui  et le  non.  Le  non n'est pas  premier,  ni  mme le 
oui.  Il  fait  remonter  la  pense    une  synthse  non  pas  dialecti-
que  mais  disjonctive,  une  synthse o la  disjonction,  l'exclusion 
(  laquelle tout choix, toute dcision,  semblent nous condamner) 
sont  incluses.  La synthse disjonctive  est donc  au principe de  la 
63 
philosophie deleuzienne  car c'est elle seule qui peut donner son 
sens positif   l'indtermination. 
Bartleby  est  puissance  positive  de  vie,  en  tant  qu'il  se  meut 
dans  une  forme  de  vie  qui  est  au-del  de  toute  vie  dtermine, 
c'est--dire  toute  tonne  de  vie  organise,  intellectuellement 
(comme  aussi  biologiquement  et  socialement).  Quand  Bartleby 
dclare  qu'il  n'est pas  patiiculier (1  am  not particular,  cit  dans 
CC,  p.  90),  il  veut dire,  non pas: je suis une abstraction dnue 
de  patiicularit    (et  donc  de  vie,  puisque  la  vie  va  avec  la  par-
ticularit  d'organes  dtermins),  mais    j'entre  dans  un  champ 
qui  est  entre  la  vie  et  la  mort,  car  il  traverse  toute  particula-
rit  .  L'indtennination  deleuzienne  qui  est  au  cur  des  deve-
nirs  imperceptibles (dont celui de  Batileby) est une indtermina-
tion  qui  n'est pas  d'abstraction mais  de  dterritorialisation,  soit 
un  mouvement qui  traverse  toute  dtermination  de  pense  et  les 
tient ou relie  par l ensemble,  malgr  leur incompatibilit.  Il  y  a 
un  milieu  entre  oui  et  non  qui  n'est pas  une  mdiation  (comme 
chez Hegel), il y a une indistinction positive qui donne  l'imper-
ceptible sa charge de valeur minemment positive.  Bartleby par-
tage une  forme  de    vie    qui  est au-del  de  toute vie  organise, 
de  tout choix pour ou contre.  He  would prefer : ce  conditionnel, 
comme on l'a vu, marque non seulement un souhait mais comme 
une  sorte  d'ilTel  du  prsent qui  neutralise  aussi  bien  le  contenu 
du  choix  que  le  fait  mme  de  choisir  qui  entre  lui-mme  dans 
l'indistinction,  dans  l'indtermination.  Imperceptibilit  au  calT, 
donc.  Bartleby est le nom qui  concide avec une vie qui  se rduit 
  une  pure  ligne  abstraite,  indtermine,    une  pure  tension  qui 
traverse toutes  les  formes  dtermines  (qui  n'en sont jamais que 
la  retombe,  la fixation  dtermine,  la dtermination fixe,  stabi-
lise, fossilise).  Tel  est le  vitalisme proprement deleuzien en 
tant que fond  sur une logique de  la disjonction incluse.  Bartleby 
est donc bien le personnage conceptuel du deleuzisme en ce qu'il 
permet  d'accder    la  synthse  disjonctive  qui  est  au  cur  de 
l'image  deleuzienne  de  la  pense.  L'ide  est  que  la  contradic-
tion apparente,  loin  de  se  fenner ou de  se  bloquer sur soi,  ouvre 
un  espace  indtermin o sont affirms  en mme temps,  comme 
extrmes,  les  deux  incompatibles.  Ce  que  Deleuze  peroit  dans 
ce  personnage,  c'est  sa  puissance  de  glissement  (nomadisme 
64 
intensif et  intellectuel)  dans  l'espace  des  intensits  non  encore 
formes  conceptuellement, et donc qui se tient au-del des  oppo-
sitions binaires et des contradictions.  La    formule de  Bartleby 
est une manire de tendre un espace d'indtermination qui  ouvre 
 la pense des chances de penser autrement, au-del des  opposi-
tions toutes faites qui arrtent ou enferment son mouvement infini 
en droit.  Si maintenant on demande au profit de quoi est tendu cet 
espace  d'indtermination de  la pense pure,  on dira  que  c'est au 
profit de  l'inattendu, pour des  penses nouvelles, pour donner sa 
chance  ce qui dborde toute pense forme,  tout agencement de 
concept, soit donc  les  intensits  de pense (les diffrences  inten-
sives  qui  forment  le  chaos  et  s'changent    vitesse  infinie)  en 
cours d'actualisation conceptuelle, en voie de  structuration intel-
lectuelle (cf la thorie de  l'ide dans Diffrence et rptition). 
Il  y  a  un  Bartleby qui  se  retrouve  dans  le  prince  Mychkine,  et 
beaucoup d'autres qui le rejoignent en indtermination, indiscema-
bilit et                    Nous mentionnerons,  sans pouvoir dve-
lopper ce  point dans  cet essai,  Lancelot de  Chrtien de  Troyes (le 
personnage  dterritorialis  qui  file  vers  un  trou  noir  est  l  ds  le 
dbut de l'histoire du genre romanesque, avec Lancelot, et non  sa 
fin,  avec Beckett) ; la princesse de Clves de Madame de Lafayette 
(et son trange devoir crpusculaire), Sverin,  le hros de la  Venus 
 la fourure de Sacher Masoch (et la suspension-tirement du dsir 
dans  l'indfini), et pour finir,  les personnages  la Beckett. 
 Le roman  n'a pas cess de se dfinir par l'aventure de per-
sonnages perdus,  qui ne savent plus leur nom,  ce qu'ils cherchent 
ni ce qu 'ils font  (MP,  p.  213). 
Donc  idiots  au  sens  fort  et  tymologique.  On pourrait montrer 
que c'est l'idiot qui trace et conduit souterrainement toute la  ligne 
de fuite et de dterritorialisation romanesque
l 
.  Il y a un idiot, au sens 
gnral du terme, dans tous les personnages deleuziens.  L'idiot est 
le  hros  (anti-hros)  emblmatique  et,  en  mme temps,  celui  qui, 
pour Deleuze,  porte  la  dtelTitorialisation  absolue  de  la  pense  le 
plus  loin possible,   sa pointe  la plus intense  et la plus percutante. 
1.  Voir  notre  chapitre  5  : Ligne  passionnelle et  romanesque  ,  in  Comprendre 
Deleuze,  Max  Milo,  2012,  et  principalement  Mille  plateaux,  pp.  212-213  et 
p.232. 
65 
L'idiot est le personnage qui creuse la ligne romanesque en mme 
temps qu'il vaut pour intercesseur dans la pense philosophique. Il 
est donc bien celui qui  constitue le personnage conceptuel central, 
et,  comme tel,  incontournable de la pense deleuzienne. 
VII - Le Christ et la croyance en ce monde-ci 
Le  personnage  conceptuel  de  l'idiot  s'adosse  en  sous-main, 
non seulement au personnage littraire et philosophique du Prince 
Mychkine  dans  l'Idiot  de  Dostoevski,  mais  aussi,  et  comme  ce 
dernier, au Christ des vangiles. Nous rencontrons, avec le Christ, 
la vie d'une veine souterraine qui a agi efficacement dans la pense 
de Deleuze, et qui pointe de temps en temps, en clats brefs, veine 
qui n'est jamais aborde pour elle-mme. En filigrane,  il  y  a,  dans 
le personnage de l'idiot, un Christ, et un Christ qui court souterrai-
nement de  Spinoza (<<  Aussi  Spinoza est-il  le  Christ des  philoso-
phes 
1 
)  Bartleby (<<  le nouveau Christ
2 
).  Il Y a un christianisme 
de  Deleuze,  mais  devenu  si  nietzschen  qu'il  se  confond  pour 
ainsi  dire  avec  le  plan  d'immanence,  le  plan de  vie.  On dira  que 
ce sont de trop brves occurrences, si  dcharnes qu'il ne convient 
pas d'en faire  cas,  et ainsi prserver l'opinion courante concernant 
Deleuze,  soit celle  d'un philosophe  de  l'immanence radicale,  pur 
de  toute  compromission avec  la  religion  et le  christianisme.  Sans 
doute  a-t-on  globalement  raison  concernant  la  religion,  le  chris-
tianisme,  mais  non,  prcisment,  concernant  le  personnage  et  la 
figure  du  Christ.  Dans  Mille  plateaux,  ce  n'est  pas  de  la  vie,  ni 
de  la personne mystique  du Christ lui-mme,  dont il  est question, 
mais de son visage , qu'on n'entendra pas, videmment, au sens 
d'Emmanuel  Levinas,  mais  de  sa   visagit  ,  de  la   machine 
abstraite  de  visagit   (le  rapport  mur blanc  /  trous  noirs
3
).  Soit 
ce qui au-del des reprsentations proprement religieuses a permis 
de mettre en place une smiotique dominante (<<  d'hommes blancs 
1.  Gilles Deleuze, Flix Guattari,  Qu'est-ce que la philosophie ?,  p.  59. 
2.  Gilles Deleuze,  Critique et Clinique, p.  114. 
3.  Gilles  Deleuze,  Flix  Guattari,  Mille  plateaux,  Plateau  7,   Anne  zro  -
Visagit .   C'est pourtant curieux, un  visage: systme mur blanc-trou noir , 
p.205. 
66 
modernes) qui est  la base de pouvoirs micro-politiques asservis-
sants  dans  le  capitalisme occidentaP. Mais, retournement ou para-
doxe,  il  serait  possible  que,  pour  s'manciper  de  ces  pouvoirs  et 
librer  la  vie,  il  faille  faire  appel   une  figure  qui  soit  proche  du 
Christ, celui de l'vangile cette fois. 
Que  ce  type  d'analyse,  tel  qu'il  est  dvelopp  avec  la  machine 
abstraite de visagit dans Mille plateaux, ne soit pas le dernier mot 
sur le Christ de la part de Deleuze, nous en avons la preuve par l' as-
sociation de son nom avec ceux, prestigieux, de Spinoza et Bartleby 
(comme je viens de le mentionner),  le nom du personnage littraire 
le plus honor par Deleuze et le nom du philosophe plac par lui au 
plus haut dans  le panthon de  la pense (<<  les  plus  grands  philoso-
phes ne sont gure que des aptres, qui s'loignent ou se rapprochent 
de ce mystre Spinoza, le devenir-philosophe infini
2 
). 
Il existe plusieurs Christ. Le Christ qu'voque Deleuze est celui 
qui court en filigrane dans les quatre vangiles et dont Nietzsche, 
avec  sa finesse  et son instinct habituel,  a  su exhausser le fil  aussi 
sublime que discret. Et c'est  cette mme source que Dostoevski 
a puis
3 
pour laborer le personnage du Prince, en 1868, vingt ans 
avant que Nietzsche, dans L'Antchrist, ne donne aussi,  sa suite, 
la caractristique  d'  idiot au  Christ
4
  Le  Christ,  ou l'idiot,  en 
1.  MP,  p.  223. 
2.  QQPh, p.  59. 
3.  F.  Nietzsche pose que Dostoevski a devin le Christ , PhC, Frag. Posth., 
1888,  15  [9]  :  Je  ne connais qu'un psychologue qui  ait vcu dans  le  monde o 
le Christ est possible, o le Christ peut surgir  chaque instant. C'est Dostoevski. 
Il a devin le Christ ( ... ), y a-t-il plus grave bvue que faire du Christ, qui tait un 
'idiot', un gnie?  (allusion  l'interprtation de Renan, dans La  Vie  de Jsus), 
t.  XIV,  p.  178. 
4. F. Nietzsche, L'Antchrist,  29. Parlant du Christ, et se souvenant de Dostoevski, 
Nietzsche  crit:    c'est un  tout  autre  mot  qui  conviendrait  ici:  le  mot  'idiot' , 
PhC,  t.  VIII,  p.l88. Pour Dostoevski, l'idiot n'est pas l'incamation de  la figure 
du Christ dchu du christianisme romain, ni  mme en aucune faon  un tre dg-
nr, du genre imbcile ou crtin. Le mot idiot se charge d'une signification dpr-
ciative  uniquement  dans  les  salons  que  frquente  le  Prince  et  que  Dostoevski 
dcrit  avec  ironie.  Il s'approprie  cette  dnomination  pour en  retourner le  sens  et 
faire  de l'idiot un modle positif, rplique russe et contemporaine du Christ. 
67 
question estJe  Christ russe 
1 
  L'expression apparat exactement 
dans  la Quatrime Partie de  L'Idiot,  chapitre VII,  dans  la  bouche 
du Prince, au moment o il est dans le salon des Epantchine, avant 
qu'il n'ait bris le  vase de  Chine (et qui  fera  que  son discours  ne 
sera pas pris en considration). Avec  l'auteur de L'Idiot, le  Christ 
russe  est pos  en  raction  au  Christ romain,  au  Christ  dgnr, 
qui  a  engendr  l'athisme  et,  avec  le  dsespoir  qui  s'ensuit,  le 
socialisme.  Le Christ nlsse,  nous  dit  Dostoevski,  est  indissocia-
ble  de  l'me  du  peuple  russe,  de  la  civilisation  russe,  car  il  en 
est son expression  la  plus profonde.  Et cette me russe,  porteuse 
d'un  Christ vivant,  est  susceptible  d'apporter la  rconciliation   
une Europe qui a perdu la foP.  Nous sentons que d'autres thmes, 
chers    Deleuze,  entrent  en  rsonance  ici  avec  celui  du  Christ, 
le  thme  d'un peuple   venir,  d'un peuple  auquel  s'adresse tout 
crateur,  ainsi  que  le  thme  de  la  fraternit,  au  centre  de  l' arti-
cle  sur Bartleby (cf  la  conclusion  :  ( ... ) le  nouveau  Christ  ou 
notre  frre    tous  )  - sans  compter  le  thme  de  l'absence  pos-
sible  de  rvolution.  Nous  avons  donc  la  squence  suivante  qui 
noue  ensemble diffrents  affects  et percepts,  constituant  la  ligne 
de  pense  dostoevskienne,  dont  la  ligne  deleuzienne  suivra  en 
cho,  quoique  diffre,  dplace.  Le  Prince =  l'idiot =  l'me  du 
peuple russe =  le  Christ russe =  l'amour du genre humain. 
Quel est ce Christ auquel tous  deux, Nietzsche et Dostoevski, 
font rfrence? C'est le Christ, comme tre simple, un idiotes 
- dpouill  de  tout,  sans  savoir,  mme  thologique,  sans  dogme 
ni  pouvoir, qui  s'avance en bnissant le  monde et qui  laisse venir 
1.  L'idiot    la  russe  est  mentionn  par  Deleuze,  tout  immdiatement  aprs 
l'idiot de Descartes: L'idiot rapparatra dans une autre poque, dans un autre 
contexte, encore chrtien, mais russe.  En devenant slave, l'idiot reste le singulier 
ou le  penseur priv, mais il  a chang de singularit ,  QQPh,  p.  61. 
2.  Voir Dostoevski, Journal d'un crivain  (Gallimard,  Pliade,  p.  751)  : ( ... ) 
Notre  peuple porte  en effet dans  son  me  ce penchant  l'universelle rsonance 
et   l'universelle conciliation.   Je dis seulement que  l'me russe,  que  le  gnie 
du peuple russe sont peut-tre les plus aptes, parmi tous les peuples,  intgrer en 
eux  l'ide de  l'amour du  genre  humain,  de  l'amour fraternel,  de  la  srnit qui 
pardonne   ce qui  est  hostile,  qui  distingue et excuse  ce  qui  spare,  qui  limine 
les  contradictions (ibid.). 
68 
  lui  les  enfants,  parce  que  lui-mme  est  pris  dans  un  devenir-
enfant  - auquel  Deleuze  pense,  quand il  compare Bartleby  ce 
Christ, et non au Christ en gloire, ressuscit, fondateur de l'glise 
de  Saint-PielTe  (de  Rome).  Le  passage  par Nietzsche  est  incon-
tournable  pour  accder    l'idiot-Christ  de  Deleuze.  Nietzsche, 
malgr la virulence outre de ses attaques contre le christianisme 
et Paul  de  Tarse,  a  toujours  conserv  envers  le  Christ un respect 
fait  d'admiration  et  de  tendresse,  au  point de  s'en sentir le  frre 
(voir Ch.  Andler,  Nietzsche,  sa vie et sa pense, t.  III,  p.  87   89, 
Gallimard,  1958).  Et  quand  Nietzsche  croit    deviner  le  secret 
de Jsus -  cet homme noble entre tous
1 
,  l'gal de  Spinoza, 
le  plus pur des  sages selon Nietzsche - il   confesse  les  tares  de 
son me propre (Andler,  op.  cit.,  p.  89).  Le Zarathoustra,  dans 
son  antagonisme  mimtique  avec  le  Christ,  reste  un personnage 
christique,  et,  mme  cette poque,   il  parle encore de lui  avec 
un infini  respect  et un amour fraternel  ,  crit Ch.  Andler (ibid., 
p.  350)2.  Quel  masque  ou  quelle  figure  prendront  les  forces  de 
dsorganisation  quand  elles  balaieront  les  remparts  de  son  moi, 
et qu'il voudra  les  nommer,  sinon celui  du   crucifi  ,  nom par 
lequel il  signera ses dernires lettres? 
L'idiot de Nietzsche tel  qu'il apparat dans  le  Christ,  est celui 
qui  n'attend plus  rien,  et  qui  croit  simplement  au  monde.  C'est 
sa manire de croire en Dieu.   Le  'rgne de Dieu' n'est rien que 
l'on puisse attendre ; il n'a ni  hier,  ni aprs-demain, il  ne viendra 
pas dans mille ans  [comme le pense Jean de Patmos, Apocalypse, 
20,4] - c'est l'exprience d'un cur: il est partout, il  n'est nulle 
part ...  ,  crit simplement et superbement Nietzsche (Antchrist 
 34). 
Le  royaume  de  Dieu  n'est  pas  ailleurs  ou  aprs,  mta,  il  est 
maintenant (cmron, aujourd'hui, adverbe fait sur mra, le jour, 
le  jour  d'aujourd'hui)  annonce  saint  Luc,  23,  43.  Le  royaume 
de  Dieu  est  en vous,    basilia  tou  thou  entos  umn  estin,  (en 
1.  F.  Nietzsche, Humain  trop humain, PhC,  t.  I,  p.  475. 
2.  Ch. Andler dans  sa biographie philosophique crit:  Il  [Nietzsche]  se  repr-
sente Jsus comme une sorte de prince Muichkine oriental, mieux dou,  mais de 
la mme complexion que le doux pileptique dpeint dans  le roman de  l'Idiot 
(ibid.,  p.  352). 
69 
chacun en particulier et parmi vous  tous,  les  deux sens  sont pr-
sents),  Luc,  17,  21.  Nietzsche fait  cho   Luc  :   Que signifie  la 
'bonne  nouvelle'  ?  La  vraie  vie,  la  vie  ternelle  est  trouve,  -
elle  n'est pas  promise,  elle  est  l,  elle  est  en vous    (Antchrist, 
 29). 
C'est la pure vie,  la pure immanence qui est ici profre. C'est 
le  plan  d'immanence  que  l'idiot  deleuzien  sert    tracer.  La vie, 
la vraie  vie,  ici  maintenant.  En  quoi  ce  Christ-l,  celui  de  la vie 
immanente,  est-il  un  idiot? L'idiot  ne  sait  rien.  Il  croit.  Mais  il 
croit tellement qu'il croit sarts croyance, sans contenu de croyance. 
Il croit tellement qu'il croit sans esprance. La foi pratique et non 
l'esprance.  Dans  la  croyance  kantienne  il  y  a  encore  trop  d'es-
prance (en l'existence de Dieu, en l'immortalit) ; il faut purifier 
la  foi  de  toute  esprance  en  quelque  chose,  en un monde  autre. 
Une croyance sans esprance est donc une croyance sans attente 
ni  contenu  :  c'est  une  pure  croyance.  Croyance  non  religieuse 
car sans  esprance.  Ce n'est pas de croire  qui  est religieux,  mais 
d'esprer. Le Christ de Nietzsche, son personnage conceptuel, est 
l'intercesseur  qu'il  faut  pour crire  la  quatrime  Critique:    la 
Critique de la croyance pure . 
C'est  l'idiot  qui  croit.  Et  il  n'y  a  que  lui  qui  croit  vraiment 
(les  autres ont toujours par devers eux des raisons de croire et un 
savoir).  Quand  Deleuze  en  vient,  dans  L'Image-temps,   poser 
que ce qu'il faut,  c'est croire au monde (voir pour ce nouveau 
mot d'ordre, IT,  p.  185  et sq.),  il  en appelle,  sans  le dire  explici-
tement, de nouveau  l'idiot. Car seul l'idiot croit sans rien atten-
dre ou esprer. Le programme que Kant avait mis  l'ouverture de 
la modernit  (remplacer le  savoir par la  croyance)  n'est accom-
pli  que par Deleuze  en  sa  totalit,  avec  le  personnage  de  l'idiot. 
Kant avait, dans la Mthodologie de la Critique de la raison pure, 
caractris la foi,  dans sa double distinction d'avec l'opinion et le 
savoir, par deux traits: 
1
0 
indpendance  par  rapport  au  savoir.  La  foi  n'est  pas  un 
dgrad  de  savoir,  un  sous-savoir  - d'o  la  possibilit  que  les 
gens les plus simples puissent croire,  et qu'ils croient mieux que 
les savants, qui ne croient pas mais seulement savent ou ne savent 
pas,  ou dtiennent un mixte des  deux toujours difficile   caract-
riser (= une idologie ?)  ; 
70 
2  toute  foi  est  interne  et  n'a de  sens  qu'en rapport  avec  une 
pratique,  un  mode  de  vie  (la  pratique  du  souverain  bien,  qui 
consiste  nous rendre dignes  du bonheur, pour Kant). 
Si  l'on ajoute    cette  caractristique  kantienne,  le  trait  nietzs-
chen,  qui  forge  le  concept  d'une  croyance  sans  croyance, 
d'une  croyance  sans  esprance,  d'une  croyance  non  religieuse, 
alors  nous  dtenons  les  dtenninations  essentielles  de  l'idiot 
deleuzien. 
L'idiotie  de  l'idiot,  ainsi  dfinie,  va  fournir    Deleuze  la 
manire de  schme dont il  a besoin pour s'orienter dans  sa prati-
que micropolitique.  Sans savoir, sans dogme, sans patii, sans ins-
titution,  sans  glise,  tel  est  l'idiot,    l'image  d'un certain Christ 
nourrissant souterrainement les vangiles, et tel  est sans doute le 
modle ou la figure  du politique deleuzien  l'tat pur, comme on 
va le voir. 
Chapitre 5 
Le personnage de l'idiot comme modle politique 
La question qu'il nous reste  traiter pour finir est donc la sui-
vante:  quelle  est la  place et la fonction  de  l'idiot dans  le champ 
social et politique, soit au plan de  la dterritorialisation, non plus 
absolue de la pense, mais relative de l'histoire (cf chap. 4,  III) ? 
Il  est entendu que la micropolitique est une non-politique dont la 
politique a  besoin pour ne pas  se rduire  une  simple  gestion et 
 une police.  Il est entendu que cette micropolitique a pour figure 
emblmatique le personnage littraire de l'idiot. La non-politique 
a pour finalit  interne les  devenirs,  les  lignes de  fuite  traant des 
espaces lisses dans un temps spcifique qui est celui de l'Ain, et 
la politique  a  pour lieu  l'histoire  avec  son temps  chronologique 
(Chronos),  successif, et les lois causales qui le rglent.  Le champ 
politique  est  un  champ  de  forces,  de  luttes,  d'affrontements  qui 
supposent l'tat, soit comme institution conjure et virtuelle, soit 
comme  institution  actualise  sous  une  fornle  particulire.  Que 
vient  donc  apporter  l'idiot dans  l'articulation  de  ces  deux  plans 
(devenir et histoire) ? 
l  - Mise en forme du problme 
Bartleby,  dont  nous  venons  de  montrer qu'il  incarne  une  des 
figures  possibles  de  l'idiot,  invente  une  forme  de  non-action 
qui   agit politiquement,  ou  du moins  entrane des  effets  dans 
le  champ  politique.  L'essence  de  l'agir politique  rside  dans  la 
73 
capacit de dcider, et la dcision tatique est une dcision-souve-
raine. Or, par sa fommle, Bartleby conjure la dcision, soit le tran-
chant qui  exclut les  autres possibles au  dtriment de celui qui est 
choisi, retenu.  Dans  ces  conditions,  comment l'idiot serait-il une 
figure  politique? De quelle manire pourrait-il intervenir dans  le 
politique? Apparemment il  y  a  un paradoxe  quasi  insoutenable. 
Agir politiquement,  c'est dcider,  faire  des  choix.  Or,  lui,  il pr-
frerait  ne pas ...  prfrer,  ne  pas  avoir    choisir...  Il  n'est pas, 
comme on dit, dtermin, sa volont reste indtermine, virtuelle, 
c'est une absence de volont, ou une volont de rien qui  est poli-
tiquement  inexistante  ou  constitue  seulement  un  pion  maniable 
dans le jeu des puissances politiques. Bien plus, une telle volont 
se  soustrait  toute  lutte.  Il  n 'y a  aucun affrontement,  aucun face 
 face,  volont contre volont, bref rien qui relverait d'une lutte 
et permettrait par l de  l'intgrer au domaine du politique et  ses 
rapports  de  force.  L'attitude  de  Bartleby parat donc  ncessaire-
ment hors champ politique. 
Mais,  et c'est l  tout le problme,  cet hors  champ,  cette puis-
sance  non  politique,  a  des  effets  dans  le  champ  politique  et  y 
introduit  une  dterritorialisation  relative,  modifiant  les  rapports 
de  forces  historiques.  Si  effectivement une  telle  volont  compte 
pour rien  dans  le  dcompte  des  voix  (de  la  dmocratie  capitalo-
socialo-parlementaire) ou dans les rapports de  force,  elle apporte 
par son indtermination,  en tant que  volont  indtermine,  quel-
que  chose  d'essentiel  et  qui  est  l'apport  propre  du  non-politi-
que  au  politique,  soit  le  rapport  au  virtuel.  La  volont  indter-
mine n'est pas virtuelle,  elle est plutt ouverture au virtuel,  tra-
age  d'un espace  de  rception  au virtuel,  qui  est,  comme  on  l'a 
vu, la dimension propre  la mtaphysique deleuzienne. Essayons 
de prciser en quoi  cet apport de  l'indtermination peut avoir un 
sens  politique,  comment  il  peut  intervenir,   agir  ,  au  sein  des 
forces politiques, historiques. 
C'est dans  son chapitre de  Critique et clinique,   Bartleby ou 
la formule , que Deleuze ose proposer pour intercesseur du poli-
tique, le hros littraire qu'est Bartleby (et qui pour nous apparat 
comme une  variation  du  personnage  type  de  l'idiot).  L'tude  se 
conclut sur l'ide que Bartlby  n'est pas le malade, mais le mde-
cin  d'une Amrique  malade (CC,  p.  114).  Compar  d'abord   
74 
un saint,  Parsifal (p.  103, n.), puis au Christ (p.  114), le hros de 
Melville  est,  avec  d'autres  auteurs  amricains,  crdit  de  porter 
un  idal  d'humanit  et  de  communaut  nouvelle.  Il  est  qualifi 
de   hros  du  pragmatisme amricain  (p.  113),  en  tant  que  ce 
dernier reprsente  une  tentative  de  changer le  monde  (p.  110)  et 
fonder une cOlnmunaut nouvelle d'hommes. Il  est donc pos par 
Deleuze  comme  un  intercesseur faisant  pressentir une  humanit 
nouvelle et  la  communaut des  frres  qui  sera  la sienne (p.  109). 
Qu'est-ce  qui  vaut    ce  personnage  de  roman,  malade,  catatoni-
que,  se laissant mourir de  faim  et qui  attire autant la piti du lec-
teur  que  du  narrateur,  de  pouvoir  renverser  l'ordre  du  positif et 
permettre  de  le  crditer  d'une  telle  puissance  de  vie  et  d'esp-
rance  politique? Essayons  de  comprendre ce que  ce  personnage 
romanesque de Hermann Melville, devenu clbre en philosophie 
grce  Deleuze, vient faire  en politique, et pourquoi Deleuze lui 
assigne-t-il,  contre  tout  bon  sens,  un  rle  aussi  important  dans 
l'ordre de  la micropolitique. 
Il - Transition  au politique par l'art et le rle du  diagramme 
On  peut,    mon  avis,  retrouver  dans  tous  les  domaines  de  la 
pense  deleuzienne,  la  persistance  d'une  mme  intuition.  On 
pourra  alors  considrer que  pense  philosophique,  action  politi-
que,  cration artistique, mettent en jeu le dploiement et la dter-
mination  d'une  mme  intuition  constitutive  de  toute  la  philoso-
phie  de  Deleuze.  Cette  intuition  se  formule  le  plus  simplement 
dans le rapport du lisse et du stri. Il n'y a d'vnement de pense 
(de construction de  concepts) qu'en rapport avec un espace lisse, 
logiquement pralable, et dont le  nom dans  le  domaine de  la phi-
losophie est celui de champ d'immanence .  De mme, il  n'y a 
d'vnement politique  qu' partir d'une zone  d'indtermination 
trace  dans,  sous  ou    travers  le  stri  des  institutions  tatiques, 
COlnme  on  vient  de  le  voir  (dans  notre  Chapitre  3),  avec  la  sur-
face de nomadislne kantien. Dans les trois cas, art, philosophie ou 
action politique, la ncessit d'un intercesseur s'impose: pour 
tracer le plan et ouvrir la constnlction, soit de concepts, soit d'ins-
titutions,  soit de  monuments  faits  de  percept et d'affect que  sont 
les uvres d'art. La tche philosophique deleuzienne primordiale 
75 
consiste  donc  dans  l'invention de  tels  intercesseurs,  capables  de 
nettoyer la  surface  du  social,  le  plan de  la pense (le personnage 
conceptuel), l'espace esthtique, de tout ce qui  l'encombre et qui 
peut tre rduit   des  clichs,  des  strotypes,  des  prjugs,  bref 
des  stries  qui,  sous  forme  de  limites  mentales  esthtiques,  socia-
les,  murent les individus, les enferment dans une stagnation rp-
titive,  dont  la  vie  s'est  chappe.  Donc  quand  l'artiste  va  com-
mencer  peindre, il doit balayer la surface de la toile de toutes les 
stries  dont  il  hrite  par  son  appartenance  au  monde  culturel  qui 
est  le  sien,  faire  le  vide  de  tous  les  strotypes  qui  s'empressent 
de  venir  remplir  la  page  blanche  ou  la  toile  indtermine  (bref 
l'organisation  optique  de  la  reprsentation  o  l'on reconnat  les 
choses,  les  tres  et qui  rend d'avance  le  tableau  figuratif).  Dans 
l'tude sur Bacon, le  Chapitre XII,  sur  Le Diagramme ,  l'acte 
de peindre est pos comme supposant un nettoyage des  donnes 
figuratives  et  perceptives  habituelles  et  plus  ou  moins  virtuel-
les 1.  Le vide ou l'indtermination ncessaires, rsultats de ce net-
toyage sont compars au Sahara: 
 Ce sont prcisment ces donnes qui  seront dmarques,  ou 
bien  nettoyes,  balayes,  chiffonnes,  ou  bien  recouvertes,  par 
l'acte  de  peindre.  Par exemple  une  bouche  :  on  la  prolonge,  on 
fait  qu'elle  aille  d'un  bout    l'autre  de  la  tte.  Par  exemple  la 
tte  : on nettoie une partie avec une brosse, un balai, une ponge 
ou un chiffon.  C'est ce  que  Bacon appelle un  diagramme  : c'est 
COlnme  si,  tout  d'un coup,  l'on introduisait un Sahara,  une  zone 
de Sahara, dans la tte ( ... )  (B,  p.  63). 
Que fait  le  diagrmmne  ? Du  lisse.  Le diagramme,  avec  ses  mar-
ques alatoires, creuse une surface d'indtermination. En vue de quoi 
? Le  surgissement d'un autre monde (B,  p.  66)  :  Ces marques 
manuelles  presque  aveugles  tmoignent  donc  de  l'instrusion  d'un 
autre monde dans le monde visuel de la figuration (B, p.  66). 
1.  Le danger est de s'abmer dans un  effondrement des coordonnes visuelles 
(B,  p.  67),  ce que  Bacon appelle  une espce de marais (B,  p.  66), de sombrer 
dans  le   gchis (p.  71),  ou  le   baveux (p.  71).  C'est pourquoi,  la   catas-
trophe qu'est le  diagramme ne  doit pas tout submerger (p.  71),  son usage doit 
tre tempr (B,  p.  73), et ainsi  l'exprience du chaos  peut devenir en mme 
temps  germe d'un ordre pictural. 
76 
On retrouve  donc  le  schma que  nous  avons  constat avec  les 
intercesseurs  littraires,  Bartleby  et  l'idiot,  ainsi  qu'avec  la  sur-
face  kantienne  de  nomadisme:  il  s'agit toujours  de  creuser  une 
zone  d'indtermination  qui  s'offre  comme  condition  de  possibi-
lit  de  l'vnement,  possibilit  du  surgissement  de  l'inattendu, 
d'un autre monde.  Il  s'agit de  faire  de  la  place (place nette) pour 
du  virtuel.  En musique,  on trouverait de  telles  plages  lisses d'in-
dtermination  dans  des  notes  qui  forment  comme  une  sorte  de 
plateau  mouvant,  fait  de  variations  intensives  qui  ne  filent  pas, 
qui ne  sortent pas et composent plutt comme une ritournelle. 
Mais  cet  espace  lisse,  continu et  doux  comme  dans  un  concerto 
de  Mozart,  n'est trac  comme une  surface de  rception  que  dans 
l'attente soudaine d'un vnement, d'une ligne mlodique, imp-
riale,  qui  s'chappe  de  lui  et  qui  file ...  Il  existe  donc  de  multi-
ples  faons  de  faire  des  nappes  lisses  et  intensives  qui  sont  les 
conditions  necessaires,  mais  non  conditionnantes  (ou  causales) 
de  l'vnement, de  la ligne de fuite,  des  devenirs. 
Quel  est,  dans  l'espace  social,  l'analogue  du  diagramme  en 
peinture? Comment pratiquer ce  nettoyage sans, videmment, 
ni  imposer    la  telTeur  ,  ni  supprimer  les  gens,  ni  les  envoyer 
dans  des  camps  de  rducation  (comme  cela  s'est  vu  dans  les 
politiques   rvolutionnaires)  ? La  tentation,  et la  faussse  ana-
logie,  seraient de  ressusciter l'Ide de  rvolution,  comme faisant 
du  pass  table  rase,  et  consistant  dans  l'avnement  d'un  chan-
gement  soudain  et  total,  radical.  Bacon  n'a  fait  que  tracer  une 
zone d'indcision ou d'indtermination, il ne remplace pas ce qui 
est  effac  ou  dform  par une  autre  forme  ou  dtennination,  ce 
que  serait une  rvolution comme transfonnation sociale  globale. 
Nous avons vu que le deleuzisme tait impermable  tout mythe 
rvolutionnaire et   toute utopie de  ce type.  L'idiot est allergique 
  toute  volont  historique  et    tout  programme  de  changement 
social qui prtendrait   un progressisme dfinitif.  L'idiot est l'in-
tercesseur entre le plan des virtualits des devenirs et celui de l' or-
ganisation sociale.  Il  est sous  la  dpendance de  ce qui  le  dpasse 
et dont il  entend le  mu mure comme une voix  qui  le  retient sur le 
chemin  d'un  engagement.  Que  peut  alors  tre  une  politique  de 
l'altrit du  rel  (virtuel)  comme Dehors,  dans  le  cadre  contem-
porain des  dmocraties occidentales et amricaines? 
77 
Nous connaissons la rponse de principe. Elle rside dans l'ide 
que nous pouvons seulement faire une politique de l'indtermina-
tion  comme  condition non  causale,  capable  de  donner ses  chan-
ces    l'vnement  (violent,  dsorganisant)  et    l'inattendu  (non 
dcidable, programmable).  C'est sur le rien ou l'indtennin que 
le  contrle  patine,  s'enraye,  reste  dmuni  et  qu'  cette  occasion 
est cr un  espace d'ouverture en  direction d'un vnement pos-
sible.  Non  que  l'indtermination ait  en  soi  une  valeur et  consti-
tue  une  fin  ultime.  Mais  c'est sur elle  qu'on doit principalement 
compter, non pour produire l'vnement mais pour en rendre seu-
lement possible  l'apparition  (qui  dpend  de  tous  les  autres  fac-
teurs).  La politique de  l'vnement devient donc ncessairement 
une politique de l'indtermination o l'idiot est le personnage qui 
en incarne le principe.  Comment se produit cette incarnation? 
L'quivalent du diagramme en peinture, se trouve en politique 
dans  l'espace vide  que  tend toute  dmocratie  sous  l'espace mar-
chand de  l'change des  biens et des  informations.  J'ai appel cet 
espace le plan d'immanence doxique,  dans mon tude sur les rap-
,ports  de  Deleuze    la  dmocratie 
1
  C'est un  eSpace  d' indtrmi-
nation  centr  sur  le  vide  de  savoir et  qui  est  tendu  sous  les  opi-
nions,  leur  offrant  un  espace  de  confrontation,  de  critiques,  de 
perte de poids en leur croyance lgitime etc.  L'idiot est donc une 
manire  d'incarner  ce  plan  pur  d'indtermination.  Il  est  l'inter-
cesseur  entre  le  plan  d'organisation  politique,  le  rgne  des  opi-
nions,  leur confrontation  mutuelle,  et  la  ncessaire  mise  en  sus-
pension de  leur validit pour ouvrir un espace d'indtermination 
o tout redevient possible et pensable. 
De fait,  dans nos socits, l'espace d'immanence de confronta-
tion dmocratique des opinions est pr-occup par les partis et les 
organisations  politiques  (clubs,  associations  etc.),  ainsi  que  par 
les mdias et appareils d'information qui tentent de prempter les 
consciences,  afin  de  former un consensus,  dont  celui de  la  majo-
rit  lectorale  est  la  finalit.  Dans  ces  conditions  empiriques  et 
historiques des   dmocraties contemporaines, o  le  plan d'in-
dtermination  est  rempli,  obstru  par  les  appareils  politiques  et 
mdiatiques, comment pourrait se  fire  une politique de  l'idiot? 
1.  Voir Deleuze et la question de  la  dmocratie,  L'Harmattan, 2003. 
78 
111 - Le droit de l'infini 
L'idiot, comme on l'a vu, n'a de sens qu' mettre en place une 
politique  de  l'altrit  du  rel  (virtuel).  En  effet,  l'acte  politique 
puise son sens dans son rapport avec ce qui le dborde et qui n'est 
pas  seulement de  l'ordre du subjectif  Le  devenir n'est pas int-
grable (accaparable, etc.) dans le social, dans l'historico-politique 
et dans ses procdures de calcul (conomique) et de comptage des 
voix  (politique).  C'est en  raison  de  ce  rapport  qu'il  est  comme 
hbt. Tous les personnages deleuziens sont frapps par l'aile ou 
le vent de  l'infini, du virtuel.  Et c'est pour cela qu'ils sont idiots. 
L'idiot  n'est pas  un  imbcile  ou  un  crtin  qui  serait  dmuni  de 
capacit  mentale,  de  rflexion  ou  d'intelligence.  L'idiot  est saisi 
(d-saisi) par un dehors  qui  est trop  grand, trop fort  ou trop beau 
ou trop intolrable pour lui. L'idiotie deleuzienne (et pareillement 
chez Dostoevski) est la rencontre du Dehors, soit d'une force qui 
force   penser, d'une question plus haute et plus urgente que toute 
autre question qui serait plus proche des intrts prsents, actuels. 
Ce que Deleuze repre trs bien dans  les romans de Dostoevski 
1 
et dans l'idiot: 
 S'il y a une affinit de Kurosawa avec Dostoevski, elle porte 
sur ce point prcis: chez Dostoevski,  l'urgence d'une situation, 
si grande soit-elle, est dlibrment nglige par le hros qui veut 
d'abord  chercher  quelle  est  la  question  plus  pressante  encore   
(lM, p.  257). 
Il  Y a  toujours    une  question  qui  hante  la  situation    (lM, 
p.  259)  empirique,  et    agir  pour  l'idiot,  ce  n'est pas  ragir 
par un comportement quelconque, c'est d'abord remonter  cette 
question  qui  est  un  des  modes  principaux  de  rencontrer  le  vir-
tuel. La problmatisation introduit une suspension (suspens, etc.), 
une hsitation, une zone d'indtermination.   Il  faut  s'imprgner 
d'une  question,  pour produire  une  action,  qui  soit vraiment une 
rponse pense (lM, p.  259).  Sans cette recherche obstine de 
1.  Sur  Dostoevski  voir  les  deux  principaux  passages  dans  les  deux  livres  sur 
le  cinma,  Cl,  p.  257  et  C2,  p.  229  :  Kurosawa  en  reprenant  la  mthode  de 
Dostoevski,  atteint  un  monde optique pur,  o  il  s'agit d'tre voyant,  un  par-
fait  'idiot' (fT, p.  230). 
79 
la  question  et  de  ses  donnes,   travers  les  situations  (p".  260), 
l'action  politique  n'a  pas  de  sens  vritable;  elle  n'est  qu'une 
raction  plus  ou  moins  adapte   la  situation  et qui  se  perd  dans 
les  tches juges  utiles,  dans  les  combats  partisans,  militants,  et 
les  conflits d'intrts. 
L'idiotie  deleuzienne  est  donc  sous  la  condition  de  cette  ren-
contre  d'une  question  dont  tout  dpend,  qui  hante  l'idiot,  et   
laquelle il ne peut rpondre: tel est ce qui fait vnement.   Point 
problmatique,  alatoire,  et  pourtant  non  arbitraire  :  grce  ou 
hasard (fT,  p.  228).  La consquence ngative  sur le  plan social 
est que l'idiot n'est pas tout  fait de ce monde (cf saint Jean, rap-
portant les paroles de Jsus  ses disciples, XV,  19  :  Vous n'tes 
pas du monde ,  auquel Rimbaud, plusieurs fois cit par Deleuze, 
fera  cho  sous  la  forme  du   nous  ne  sommes  pas  au  monde). 
L'idiot  est  distrait,  hsitant,  indiffrent,  simple  d'esprit  non  par 
dficience,  incapacit  ou  incomptence mais parce qu'il est sous 
le coup d'un surplus, soit le surplus d'tre, de vie, de sens, soit au 
contraire un surplus donn par un retrait d'tre ou de sens, par une 
sensibilit ouverte au non-sens,  l'absence de  sens ...  Mais cette 
consquence ngative a pour envers une consquence positive, la 
cration de zones d'indtermination, de  frange  d'indcision o la 
prsence de  l'infini ou du v1iuel peut se  frayer un cheminement. 
Le problme politique deleuzien est donc  de rendre  au virtuel 
son pouvoir de  cration  dans  le  monde  actualis.  Le  monde  vir-
tuel ne cesse de diverger: comment inscrire sa puissance de diver-
gence, de diffrenciation dans l'actualisation mme de ses formes 
dtermines,  fossilises,  solidifies  ?  Tel  est  le  problme  politi-
que auquel 1  'idiot apporte une  voie de  rponse  concrte.  Et cette 
action, ou plutt cet  acte ,  consiste dans la cration d'une zone 
d'indtermination dans  l'action, qui  introduit un moment d'ind-
cision  (hsitation,  suspension),  d'indistinction  entre  les  options 
prsentes,  entre  les  possibles  projets,  entre  les   partis  .  Agir, 
c'est paradoxalement non-agir, c'est suspendre l'acte d' actualisa-
tion au profit d'une remonte, d'un retour  un point o les partis 
(pris)  deviennent  inassignables.  Tout  devient  intressant,  politi-
quement  fascinant,  quand  une  zone  d'indcision  s'tend,  quand 
se  rpand  une  nappe  crpusculaire  o,  comille  chiens  et  loups 
(<<  Zwielicht , MP, p. 385, p. 420), les partis politiques deviennent 
80 
indiscernables.  Ce  qu'on  entendra  par    rvolution    (1789, 
1870,1917,  mai  68 ... )  est un  instable  qui  ouvre  un  champ  de 
possibles (cf DRF, p.  215).  C'est un tat polyvoque qui ouvre, 
qui est une ouverture de possible ,  comme le fut mai 68.  Mai 
68  n'a pas  eu  lieu (ibid.).  Car l'espace  d'indcision  ainsi  cr 
a  des  chances  de  se  produire  au profit d'une remonte    la  puis-
sance de  diffrenciation sociale o,  dans  la synthse  disjonctive, 
les  opposs  coexistent  dans  la  divergence.  Avant  de  se  sparer 
et  s'opposer,  il  y  a  un  moment o,  dans  la synthse  disjonctive, 
les  opposs,  les dualits  contraires se  tiennent galement dans  la 
divergence  (ce  qui  est  en  disjonction  avec  autre  chose  coexiste 
virtuellement avec ce dont il se diffrencie et spare: implication 
rciproque des divergents qui  se  compliquent l'un en l'autre). 
Le virtuel n'est pas quelque chose d'incomplet, d'inachev, d'im-
puissant ou d'inactif  Ce  plan est rel  et il prside    la diffren-
ciation des  sujets,  des  tres organiss et donc  aussi  des  organisa-
tions sociales, dont les partis politiques. Il est  avant la forma-
tion des parties opposes,  avant les  identifications exclusives 
(droite/gauche) et  antrieur aux prises de  dcision qui  crent 
des  oppositions,  des  conflits  frontaux,  des    luttes politiques ... 
Le  plan  des  intensits  communicantes  est  un  plan  indtermin, 
fluent,  flottant,  o les  virtualits  s'enveloppent les  unes  dans  les 
autres  (DR,  p.  331),  se  diffrencient,  sans  que  cette  diffrencia-
tion donne lieu  des partitions tanches, closes, et soit actualise 
dans des oppositions rigides,  incompatibles, durcies. 
IV- Ni droite ni gauche 
On voit  qu'une  des  consquences  essentielles,  au  cur de  la 
politique deleuzienne de  l'idiot, c'est une invalidation de l' oppo-
sition droite/gauche. L'idiot ne peut tre ni de gauche ni de droite: 
il ne sait plus ce que savent les partis et que tout le  monde sait.  Il 
est hors de leur alTogance, de leur assurance, car leur  savoir se 
dissipe sous  le  coup de  ce qu'il a aperu,  de  la question dont il  a 
t saisi et qui  lui fait   voir ce qu'il ne voyait pas avant. 
Deleuze se  dclare  rvolutionnaire et   de  gauche .  Mais 
qu'entendre  par l  ?  Pour ce  qui  concerne  la  rvolution,  on  doit 
absolument distinguer entre  le  devenir et  l 'histoire,  ce  qui  est la 
81 
distinction majeure fondatrice de son systme. Les devenirs rvo-
lutionnaires  des  gens,  dans  certaines  circonstances,  sont    diff-
rencier  de  ce  qui  se  passe  au  plan  de  l'histoire,  c'est--dire  de 
l'avenir des  rvolutions,  et donc  des  organisations politiques  qui 
s'en rclament, ou tentent de s'en approprier le mrite. Mai 68 fut 
  l'intrusion  du  devenir  ,  une    bouffe  de  rel    l'tat purI  , 
un affect d'enthousiasme pour les  liberts qui  a saisi  le  collectif, 
a rendu pour un moment intolrable la situation antrieure,  a fait 
voir de  nouvelles  possibilits de  vie.  Mais  ce  processus,  au  plan 
des purs devenirs, n'implique aucun choix ncessaire en faveur de 
la gauche et de  ses organisations (PC,  PS, extrme gauche, trots-
kysme ou maosme), et il est possible qu'une droite claire, lib-
rale soit mieux  mme d'entendre ces revendications de libert et 
de  les inscrire socialement. Donc, qu'entend Deleuze, quand il se 
rclame de la gauche, dit  tre un hOlnme de gauche ? Il ne veut 
pas  dire qu'il est progressiste, mais principalement qu'il  voit 
la misre  rpandue  sur la plante.  Pour lui,  tre  de  gauche  c'est 
d'abord   voir  que   les  problmes  du  tiers-monde  sont  plus 
proches de  nous  que  les  problmes de  notre quartier (de  la rue 
de  Bizerte,  par exemple)2.  Si  l'on admet  ce  critre  trs  large  du 
fait   d'tre de  gauche ,  il ne  s'ensuit pas que  la droite n'ait pas 
de cur, soit condamne au conservatisme et  l'gosme, comme 
il  croit pouvoir l'avancer.  En  effet,  et  il  le  sait bien par ailleurs, 
la  droite  ne peut absolument pas  se  dfinir par le  conservatisme 
et  la gauche par le  progressisme.  La droite,  puissante en  France, 
en Angleterre et aussi  aux USA depuis  la  fin  du XIxe sicle,  n'a 
jamais t conservatrice, sauf en de rares moments d'occupation, 
car elle a toujours t, dans ses composantes les plus dynamiques, 
une  droite  librale,  et politiquement et conomiquement.  Ce qui 
veut dire  que  la droite  librale  a toujours  t  le  soutien du dve-
loppement conomique et de  la rvolution technologique et capi-
taliste des moyens de production, avec la transformation des rap-
ports  sociaux  qu'ils  entranent.  Car,  comme  on  l'a vu,  le  capi-
talisme  est  rvolutionnaire,  comme  le  savaient  Marx  et  Engels 
(cf  Le  Manifeste)  et  le  savent  Deleuze  et  Guattari  (cf  L'Anti-
1.  Abcdaire, G comme gauche,  19 mn  20,  environ. 
2.  Abcdaire, G comme gauche, 24 mn  15,  environ. 
82 
dipe).  Ce qui  caractrise la  droite,  c'est plutt l'assurance qu'il 
faut    laisser faire  ,    laisser passer ,  faire  confiance,  le  moins 
possible  enserrer  l'conomie  dans  des  contraintes,  limitations, 
rglements  de  toutes  sortes ...  Par  opposition,  ce  qui  caractrise 
la  gauche,  ce  n'est pas  le  progressisme  (puisqu'elle peut se  trou-
ver sur des positions conservatrices en bien des domaines, et  cer-
taines priodes plus conservatrice que la  droite),  c'est le  choix de 
l'intervention volontaire  au  niveau  de  l'tat (<<  il  faut  faire  quel-
que chose). La gauche est autoritaire,  interventionniste, tatiste, 
volontariste.  De plus,  on croit toujours  pouvoir faire  de  la misre 
une objection contre la droite, et un argument en faveur d'une ges-
tion de gauche (comme tente de l'insinuer Deleuze). Mais la droite, 
devant la misre, a aussi conscience d'une responsabilit et que les 
choses  ne  peuvent rester en  l'tat,  qu'il  faut  faire  quelque  chose. 
Mais  elle  fait  appel  pour cela    des  mcanismes  d'ordre  incitatif 
qui facilitent la conduite des individus et les responsabilisent, avec 
l'objectif qu'ils agissent par eux-mmes plutt que  de  faire  appel 
 des aides publiques,  des pensions d'tat bases sur les impts. 
De  mme,  la  misre  du  tiers-monde  rsulte-t-elle  du  capitalisme 
ou  de  son  absence?  La  prsence  d'investisseurs  capitalistes,  de 
crations d'entreprises est la  clef de  la sortie pour l'Afrique de  sa 
misre. C'est le dveloppement capitaliste qui a fait de  la Chine la 
seconde puissance mondiale, et non sa limitation, sa rgulation, ou 
son absence (pour une conomie socialiste). 
Enfin,  on voit que  la  droite  librale peut,  dans  certaines situa-
tions  (enlisement  de  la  gauche,  conjoncture  favorable  au  dyna-
misme  entrepreneurial. .. ),  se  trouver mieux  place pour la  mise 
en  place  de  conditions  qui  vont  seulement  pennettre  l'closion 
de  l'vnement  en  tant  que  surgissement  de  nouveaux  modes 
de  vie,  alors  que  la  gauche  qui  prtend les  produire  directement 
d'aprs  un  plan,  un  progratnme,  risque  de  les  touffer  sous  son 
dirigisme 
1
 
1.  Il  est possible que  la rvolution de Mai, dont Deleuze et Guattari  se rclament 
tant,  ait  t  une  rvolution  librale  type,  comme  le  montre  l'attitude  d'hosti-
lit,  de  freinage,  de  retard,  de  conservatisme  rtrograde,  etc.,  que  les  organisa-
tions politiques et les  syndicats de  gauche ont adopt, ne voyant,   tort,  dans  les 
acteurs de  l' agitation estudiantine ,  que des  petits-bourgeois libertaires. 
83 
D'o le  danger permanent qui  lui  est  li,  pour une  politique 
de  l'vnement,  d'craser  les  possibles  nouveaux  et  inatten-
dus,  d'homogniser  par  volont  de  contrle,  de  rprimer  en 
bureaucratisant,  en  fonctionnarisant.  Voir  le  jugement  sur  Mai 
68  qui    a  t  cras  d'avance    :      gauche  presque  autant 
qu' droite .    Chaque fois  le possible a t referm (DRF, p. 
216). Le  presque vient prserver in extremis, on ne sait pour-
quoi,  vue  la  logique  du  systme  philosophique  de  Deleuze,  un 
lger avantage   la  gauche.  Ce  qui  compte n'est pas  de raliser 
un projet mais de faire  clore de nouvelles franges  d'indtermi-
nation  qui  ouvriront    l'invention  de  nouvelles  possibilits  de 
vie.  Ce sur quoi  on peut politiquement agir,  ce n'est pas  direc-
tement sur ces  nouveaux  modes  de  subjectivation,  mais  sur les 
conditions  sociales  qui  permettent cette  ouverture,  cette  inven-
tion.  Et le  libralisme est tout  autant requis  pour cette fonction 
que  la   gauche . 
Si nous insistons tant sur cette difficult de faire de la gauche 
un facteur politique positif plus en affinit  avec les  devenirs,  et 
si,  par  contraste,  nous  tentons  de  souligner  la  possible  affinit 
du deleuzisme avec un libralisme ouvert, c'est qu'il y a un pr-
jug tenace  vaincre:  l'ide que Deleuze serait (de droit et par 
nature)  de  gauche .  Pourtant,  il  ne peut se  laisser approprier 
par la  gauche (pas plus  que  par la droite  d'ailleurs).  Quand 
on invoque  le  passage  de  l'Abcdaire (<<  G  comme gauche  ), 
o il s'explique sur son  appartenance de gauche ,  il  est amu-
sant  de  voir  que  la  rfrence  est  toujours  tronque,  gommant 
systmatiquement  la  dclaration  capitale  et  explicite  que  cette 
gauche  reste   idale  ,  car elle  n'a pas  d'inscription politique 
et  qu'elle  se  mue  ncessairement  en  une  gestion  de  droite  ds 
qu'elle  accde  au pouvoir,  au  gouvernement.    Il  n'y a  pas  de 
gouvernement  de  gauche  ( ... ),  car  la  gauche  n'est  pas  affaire 
de  gouvernement    (Abcdaire,  G  comme  gauche)l.  Si  tout 
gouvernement,  au  plan  d'une  politique  effective  est  de  droite, 
ou  gestionnaire,  alors  une  politique  effective  de  gauche,  dans 
l'actualit  d'une  situation  donne,  ne  verra  jamais  le  jour.  La 
1.  Abcdaire,  G  comme  gauche,  20mn  50,  environ.  On  peut  tout  au  mieux 
 esprer avoir un  gouvemement favorable   certaines exigences de  gauche . 
84 
(micro-)  politique  deleuzienne  ne  peut  donc  que  prendre  ses 
distances  avec  la  macro-politique,  qu'elle  soit  de  droite  ou  de 
gauche
l
. 
v - Une politique sans parti ni programme 
Mais ce n'est pas  seulement la droite et la gauche qui  se  trou-
vent  invalides  (au  profit  par exemple  d'un parti  de  l'avenir,  du 
peuple, d'un  front nouveau de  gauche), mais tout parti, quel 
qu'il soit. Le rgime des  partis (de ceux qui prennent parti) est 
repouss  comme  tant par nature  insatisfaisant.  Qu'est-ce qu'un 
parti? C'est ncessairement une association qui  dans  un univers 
de  possible    prend  parti  ,  choisit  ou    pose  ,    arrte  un 
projet de  transformation sociale,  de  rformes,   fixe des  objec-
tifs    atteindre,  en  rapport  avec  des  grandes  orientations,  etc. 
Mais prendre parti est invitablement avoir un parti pris, un enga-
gement,  une  adhsion  prfrentielle  contre  laquelle  s'oppose un 
autre parti.  Tout  parti  est  li   un parti pris  ; il  est  donc  exclusif, 
sectaire,  car  limit    un  projet  choisi,  qui  se  trouve  par rapport 
  l'ensemble  des  possibles  rejets,  partiel,  partial.  Le  parti  pris 
est  ce  qui   identifie les  membres  ou militants  du  parti,  qui  est 
donc  identitaire,  dfendant des   positions exclusives,  soit des 
choix fixes,  fixs,  solidifis et consolids par toute une  vision 
ou conception du  monde qui  assoit ces  choix ...  La politique des 
partis  est  sans  doute  invitable  ; mais  elle  se  situe  au  niveau  de 
ce  que Deleuze, en distinguant plusieurs sortes de lignes, appelle 
1.  La  situation  du  ct  des  mdias,  n'est  gure  plus  brillante.  Au  lieu  d'ouvrir 
 la dimension  noble  du  politique,    la  comprhension  de  sa difficult  intrins-
que,  son impuissance relative -  Tout est compliqu ,   on ne peut pas savoir 
d'avance ,  tous  les pouvoirs ont leur zone d'impuissance et de  non-savoir (<<  les 
centres  de  pouvoir se  dfinissent  par ce  qui  leur  chappe  ou  leur  impuissance, 
beaucoup  plus  que  par leur zone  de  puissance MP,  p.  265),  cf  DR,  p.  187  ; 
PV,  pp.  14-15  ; MP,  pp.  306-307,  etc.  -, au  lieu donc  d'expliquer les  enjeux et 
de  faire  exister  une  libert  de  penser,  la  forme  de  penser  du  journalisme,  qui 
confond  critique  et  dnigrement,  s'efforce de  rabaisser les  dbats    des  probl-
mes de  dtails qui  feront  sensation, mais qui ne sont souvent qu'infmes et ds-
honorants pour la pense, mme tlvisuelle. 
85 
les   segments  durs  (voir MP,  l'ensemble  du  Plateau,  intitul 
  Micropolitique et segmentarit  1  et  les  trois  sortes  de  lignes), 
alors  que  la  micropolitique  se  donne  pour  objet  de  rendre  aux 
lignes souples de dterritorialisation leur primaut. 
Quant    la  Rvolution  comme  victoire  de  la  gauche  sur  la 
droite,  elle  se  trouve  conjure.  Ce  qui  importe  avant  ces  luttes 
et combats, c'est de remonter   ce  qui  leur est antrieur (la ques-
tion virtuelle,  le virtuel) et qui  les  fait  diverger avant qu'ils ne se 
figent  en deux blocs durcis,  et opposs  frontalement.  La concep-
tion deleuzienne ne reprsente en rien une position  centriste , 
puisque ce n'est pas une position , mais une nomadisation sous 
le vent du virtuel et de ses  questions ,  et qu'il ne peut s'agir de 
tenir un quilibre entre les partis opposs. 
La  macropolitique  place  le  projet  volontaire  au  centre,    la 
base  de  son  activit.  Or,  la  fidlit    la  contingence  imprvisi-
ble, incalculable de l'vnement et de son rapport au virtuel (dont 
il  est  une  voie  d'actualisation),  implique  en  droit  que  la  politi-
que  deleuzienne  n'ait  ni  projet  ni  programme.  Elle  ne  peut  tre 
entirement ni  essentiellment le rsultat de  l'activit volontaire, 
puisque l'vnement est renvoy du ct du virtuel et de  son sur-
gissement imprvisible,  contingent
2
.  La politique deleuzienne  se 
passe  de  toute  organisation  de  parti  au profit  d'une    molcula-
risation   des  vnements,  des  lignes  de  fuite  et  d'chappe.   
la limite,  il  n'y a pas  de politique deleuzienne  ; puisque  celle-ci 
est elle-mme en perptuelle fuite d'elle-mme, de  l'organisation 
qu'elle  se  donne,  en  position  de  retournement  contre  les  insti-
tutions  qu'elle  est  en  train  de  mettre  en  place.  Le  mouvement 
de  territorialisation,  et  d'organisation,  est  ncessaire  et  invita-
ble pour que la libert ne reste pas une activit abstraite ou seule-
ment subjective, intrieure, personnelle. Mais, en mme temps, ce 
mme mouvement est en voie de  dpassement ou de  dissolution, 
1.  Voir  MP,  p.  271,    la  ligne  dure  qui  procde   l'organisation duelle  des  seg-
ments  ,  etc. 
2.  On  se reportera  l'article trs  pertinent de  Franois Zourabichvili,  Deleuze 
et le possible (de l'involontarisme en politique)) in  Gilles Deleuze,  Une  Vie phi-
losophique,  1998,  p.  335,  Rencontres  Internationales  du  10-14 juin  1996  Sao 
Paulo  et  Rio  de  Janeiro. 
86 
sous  la  prpondrance  de  la  dterritorialisation.  trange  et para-
doxale non-politique deleuzienne,  quasi  inexistante,  qui  chappe 
en grande partie  la prvisibilit et  la matrise volontaire,  tout 
programme et parti possible, du moins en droit et  tenne, et sauf 
exception ventuelle. 
VI - L'idiot et les  devenirs 
L'idiot  fait  donc  remonter jusqu'  la  question  antrieure    la 
partition  des  partis  et    la  division  droite/gauche.  Nous  pouvons 
concrtement comprendre ce que cela signifie en mettant cette ide 
en perspective  avec  des  luttes  actuelles.  Ces  luttes mettent en jeu 
des devenirs, qui en tant que tels impliquent des devenirs idiots ou 
imperceptibles, indiscernables vis--vis des positions fennes et 
tranches, exclusives,  mme et surtout quand elles sont  argumen-
tes rationnellement ,  socialement et juridiquement justifies . 
Si les devenirs ne traversaient pas les clivages macro-politiques, ils 
ne seraient pas des devenirs.  Nous pouvons reprer, COlnme  ayant 
contenu un moment d'idiotie, les mouvements ou les luttes suivan-
tes qui impliquent autant de  devenirs spcifiques (et qui,  ainsi, ont 
 dbord les clivages institus). 
1  0  Le devenir femme a une double orientation 
a)  Le  mouvement  gay  et  lesbien,  qui  au  plan  macro-politi-
que,  avec  les  revendications  qui  sont  les  siennes  sur  le  mariage 
homosexuel  le  mariage  htrosexuel reste  pris paradoxalement 
comme  modle,  non   dconstruire,  mais    imiter par les  homo-
sexuels! - et l'adoption d'enfants, oblige, tant qu'il est fcond et 
non compltement rabattu sur des questions prosaques,  s'inter-
roger sur ce que c'est que fairefamille aujourd'hui. Mais aussi 
faire  couple  .  Il  y  a  srement  de  multiples  faons  de  trans-
former  ces  units  socitales  et de  s'en distancier.  La tche  de  la 
micropolitique est de  forcer,  au-del des  appareillages juridiques 
et  des  luttes  partisanes,  sectaires,  au-del des   partis en veine 
de   rcupration du mouvement, de  faire  remonter cette ques-
tion  enfouie,  de  la faire  entendre,  comme le  FHAR avait,  en son 
temps, dans le  sillage de  Mai 68,  fait remonter la question de nos 
87 
orientations sexuelles et la problmatisation du  couple htro-
sexuel. Ici l'idiot est impliqu dans un devenir femme-famille qui 
touche les  hommes et leur rapport  la  maisonne, 
b)  Le  fminisme  et  la  problmatisation  introduite  par  le 
  gender    obligent    s'interroger  sur  l'au-del  de  la  division 
homme/femme  et  ce  qu'il  en  est  quant  au  sexe,    son  nombre 
(n  sexes  ?),  au  devenir  fminin  que  l'homme  aussi  bien  que  la 
femme  ont    entreprendre.  Ici  l'idiot  est  un  devenir  femme  qui 
implique tout le  monde. 
2
0 
Le devenir enfant de la Terre 
Le  mouvement  cologique,  avec  les  problmes  du  nuclaire 
civil,  les  semences transgniques,  etc.  traverse pareillement tous 
les  partis  et  institue  une  rivalit  entre  les  prtendants,  que  sont 
l'cologie librale et l'cologie de   gauche des   verts  ,  pour 
incarner la   vraie cologie.  Mais  ce  qui  est important au-del 
de cette opposition (et de dbats touffs par des querelles  vise 
limite intra-parti ou entre partis rivaux) est la question plus haute 
pose quant au rapport des hommes  la Terre.  Qu'est-ce qu'habi-
ter la Terre et s'en sentir l'enfant? Qu'est-ce qu'y vivre en y ins-
rant nos artifices, nos agencements technologiques? Ici l'idiot est 
enfant,  habitant  de  la  Terre  (mre  ?).  Mais  comment  faire  pour 
que  l' dipianisation  ne  guette  pas  aussi  ce  devenir  enfant  de  la 
Terre, avec toute la sorte de mysticisme chtonien qu'il vhicule la 
plupart du temps? 
3
0 
Le devenir animal 
La production  industrielle,  en  masse,  de  nourriture,  avec  ses 
abattoirs  et  ses  diffrents  modes  d'lever et de  tuer  les  animaux 
pour en obtenir de la  viande ,  pose une question plus haute qui 
engage nos rapports de vivant avec les autres vivants. La question 
de l'animal est donc du genre: quel animal donc je suis? C'est un 
autre cogito, une autre manire de  faire  l'idiot. 
 chaque fois,  une question plus haute,  insparable d'un deve-
nir  qu'elle  conduit,  met  en jeu une  modalit  d'idiot,  de  devenir 
88 
imperceptible  et  des  zones  d'indtennination,  des  franges 
d'indiscernabilit,  o les  identits exclusives vacillent,  o les 
extrmes  semblent se joindre,  se  mler en  ouvrant des  lignes 
de rflexion et de mouvement.  La duret des logiques segmen-
taires,  avec leur exclusivit, en vient  s'assouplir, les  opposi-
tions  se brouiller, les acteurs  devenir de plus en plus idiots, 
et    ne  plus  vraiment  savoir  ce  que  tout  le  monde  al' air  de 
savoir  dans  le  monde  politique  et  mdiatique,  retenus  qu'ils 
sont par une question plus haute et plus urgente que celle atte-
nante  leur intrt  court terme. 
VII - Quelques remarques sur la politique deleuzienne 
  l'issue de  ce rapide exarnen,  nous  sommes en mesure de 
prsenter un certain nombre de remarques visant  prciser ce 
qui  nous semble propre aux retentissements de  la micropoliti-
que  deleuzienne dans le champ du macro-politique. 
Remarque  1.  Les  concepts  de  droite  et  gauche. sont  des 
concepts trop mous et trop gros.  C'est au cas par cas qu'il faut 
juger - car c'est la  vie  elle-mme  qui  marche  au  cas  par cas 
(cf Abcdaire, G comme gauche,  16 mn environ) - et ces cas 
ne  peuvent  tre  rgls  par des  positions  globales,  des  cadres 
programma tiques, des rgles universelles comme les droits de 
l'hOlnme. 
D'ailleurs,  chaque problme  important divise pareillement 
et  la  droite  et  la  gauche  (mariage  homosexuel  et  adoption, 
euthanasie,  port  du  voile  islamique  dans  les  espaces  publics, 
construction  des  mosques,  vote  des  trangers  hors  commu-
naut  europenne,  entre  de  la  Turquie  dans  la  communaut 
europenne, existence ou non de  barrires douanires entre la 
communaut europenne et les autres pays etc.). Le cas le plus 
clbre, pouss jusqu' la caricature, fut le trait de Maastricht. 
La  division  traversait  tous  les  partis,  mais  plus  particulire-
ment le  Parti  socialiste franais,  qui, par ses positions et celle 
de ses membres directeurs et influents (Laurent Fabius), appe-
lait  voter  la  fois et oui et non.  Belle tension entre les  oppo-
ss,  qui  ne  pouvait quand  mme  pas  passer pour un  signe  de 
synthse disjonctive!  (mais plutt pour sa caricature). 
89 
Remarque II.  Deleuze,  il  est vrai,  ne pense pas qu'on puisse et 
doive  se  passer de  toute  organisation.  Un mouvement de  contes-
tation  qui  nat    propos  d'une  injustice  met  ncessairement  en 
place  quelque  chose  cornme  un  comit  de  lutte,  se  dote  d'un 
bureau,  d'une figure  qui  fait  office  de  porte-parole,  d'un groupe 
qui  est charg d'oprer des  liaisons de toutes sortes entre les  dif-
frents lieux de lutte, les diffrents agents, mouvements, les auto-
rits encore en place,  les   pourparlers  mener,  etc.  Une orga-
nisation  plus  ou  moins  centralise,  avec  des    porte-parole  , 
des    leaders    constitue  donc  une  dimension  invitable.  Mais 
Deleuze insiste, en raison de toute son ontologie sociale, sur le fait 
que l'organisation volontaire doit instamment rester au service du 
mouvement,  ou  du  processus,  de  son  inventivit,  de  sa  sponta-
nit,  et  viter de  devenir  hgmonique,  se  garder  de  dicter  ses 
objectifs  au  mouvement,  bref de  s'en emparer (cf  la  distinction 
entre  groupe sujet et  groupe assujetti dans L 'Anti-dipe). 
La micropolitique se  doit de rester sous  le  coup  de  l'vnement, 
des  intensits  qui  se  fraient  de  nouvelles  voies  d'actualisation   
la  faveur  du  dsordre,  de  la  dstabilisation  sociale  en  cours.  La 
micropolitique  se  situe  donc  exactement  entre  une  dsorganisa-
tion de fait (rvolte, contestations, grves etc.) et une organisation 
provisoire,  attentive,  ouvelie aux ralits virtuelles en voie d'ac-
tualisation.  L'organisation du mouvement de  subversion,  la cen-
tralisation, la  contrainte et la  cohrence d'une discipline,  ne sont 
donc pas  rejetes,  mais  tant donn  qu'elles  sont voues  ontolo-
giquement    dprir,    s'enliser,    se  stratifier,  elles  ne  peuvent 
tre que des organisations relativementfiables, partielles ou loca-
les,  transitoires,  laissant  donc  la  place    de  nouveaux  surgisse-
ments  de  volont  rebelle.  C'est  en  ce  sens,  comme  le  dit  Silvio 
Gallo  (dans  un  ouvrage    paratre)  qu'il  y  a  un  anarchisme  de 
Deleuze.  Organisation transitoire,  oui,  mais  pas de   parti ins-
titu,  dou  de  permanence  et de  programme - en France,  on  dit 
 parti  de  gouvernement  ,  ce  qui  vaut  pour  un  label  de  lgiti-
mit -, la  volont,  le  projet ne  s'exerant qu'au profit de  l'invo-
lontaire et de l'imprvisible, en vue d'attendre activement l'inat-
tendu,  si  du  moins  cela  est  possible.  La  micropolitique  n'a pas 
vocation  exercer des  fonctions  de gestion et de police, qui sont 
les  deux tches fondamentales  de  tout gouvernement (du macro-
90 
pouvoir).  Il  s'ensuit que  la  micropolitique ne  peut se  reconnatre 
dans  un parti de  gouvernement (partis sociaux-dmocrates, com-
munistes,  de  la  gauche  extrme  etc.)  ni  avoir vocation   exercer 
le pouvoir. 
Remarque Ill.  On ne  sera  pas surpris  par la  position anti-parti 
de  Deleuze.  Sa  position  ne  veut pas  dire  qu'exceptionnellement 
un  parti  politique,  la  gauche  (mais  dans  certaines  circonstances 
le  parti  le  plus  ouvert au  changement,  le  plus en rupture avec  les 
archasmes,  peut  tre  reprsent  par une  fraction  dynamique  de 
la droite), ne puisse pas avoir un  rle momentanment fcond,  et 
ne  puisse prter son  organisation   des  luttes  nouvelles  et  atten-
dues,  dsires.  Mais  il  faut,  nous  dit-il,  que  le  parti  en  question 
soit  sous  l'injonction  d'un  Dehors.  Ce  dernier  peut  prendre  la 
forme  d'une adhsion populaire  intense  ou  celle  d'une  insurrec-
tion inopine, un soulvement spontan contre des  injustices pr-
sentes,  contre  quelque  chose  de   soudain  devenu  intolrable  . 
Ainsi,  par  exemple,  Guattari  a  pu  participer   l'laboration  du 
programme de  Lulla, au Brsil, en cho  un fort dsir populaire. 
Mais  on  voit  que  l'alliance  avec  une  organisation  de  parti,  quel 
qu'il  soit  (mme  autoproclam   rvolutionnaire  ),  que  le  sou-
tien  ou  la  participation    la  rdaction  d'un  programme,  ne  peu-
vent  avoir  lieu  que  transitoirement et avec  vigilance.  Le  soutien 
est  toujours,  comme  on  dit,  un    soutien  critique  ,  impliquant 
une  distance bienveillante, du  moins  au  dbut,  avant que  la scl-
rose  du  mouvement,  son  enlisement,  ne  se  produisent,  que  l' es-
poir  ouvert  ne  se  soit  referm,  et  que  tout  soit    recommencer 
(<<  tout est toujours  recommencer). 
VIII - Dmocratie et politique de  l'idiot 
Le problme fondamental que rencontre  mes yeux la non-po-
litique  deleuzienne  est  celui  de  la  dmocratie.  Deleuze,  comme 
Badiou  (quoique  d'une    radicalit    issue  d'autres  options), 
refuse ou prend sainement ses distances avec la fausse dmocratie 
librale rgnante, accompagne de mdias qui visent  imposer un 
consensus  souvent curant de  vulgarit.  Mais  la  difficult  tient 
au  fait  qu'il ne  s'agit pas  seulement d'une critique  des  dforma-
tions, abus, manquements des dmocraties actuelles, mais qu'elle 
91 
touche,  questionne,  problmatise  les    principes (sacro-saints) 
qui  sont au fondement mme du  systme dmocratique. 
On pressent, vu la ncessit d'un rapport au Dehors (virtuel, etc.) 
qu'il Y a  une  difficult  de  principe  avec  la  conception  dmocrati-
que  occidentale,  qui  pose  au  principe  de  son  existence  des  sujets 
dtenteurs  de  droits  individuels  originaires.  En  effet,  l'vnement 
nous  arrache   nous-mmes.  Mais  qui,   nous ?   Nous avec 
notre  moi souverain,  c'est--dire,  politiquement,  l'individu  ancr 
sur les  liberts  individuelles,  c'est--dire cet tre qui  ne  fait  qu'un 
avec des  droits  garantis par l'tat constitutionnel,  lui  mme fond 
sur  les  droits  de  l 'homme et  du  citoyen,  poss    leur tour  comme 
 droits naturels ou droits originaires. L'vnement offense nces-
sairement par la violence qui lui est inhrente le droit souverain de 
l'individu.  Nous  retrouvons  le  problme  de  la  dmocratie  et  son 
insuffisance ou inadquation vis--vis de  l'essentiel. 
 premire vue, d'un ct, la politique de  l'vnement ne peut 
qu'tre mise du ct de la violence et tre considre comme anti-
dmocratique.  De  l'autre  ct,  certains  interprtes,  tel  que  Paul 
Patton 
l
,  ont raison  de  considrer que  la  pense de  Deleuze n'est 
1.  Paul Patton, dans Deleuze and the political (London, Routledge, 2000) puis sur-
tout  dans  ses  articles,  le  premier  en  anglais,    Deleuze s Pratical Philosophy  , 
paru dans  Symposium  (No  1  0,  printemps 2006),  puis  en  franais  dans    Deleuze 
et la dmocratie (actes du Colloque Deleuze et Guattari   Paris VIII,  de Janvier 
2005, paru aux ditions du Sandre), a trs finement analys la position de Deleuze 
 l'gard de  la dmocratie et montr trs justement qu'il n'tait pas possible d'en 
faire  un  anti-dmocrate  de  principe,  comme  l'a  pu  tre  par exemple  Nietzsche, 
et  que  ses  attaques  ne  concernaient jamais  que  les  dfauts  criants,  les  manque-
ments prsents dans les dmocraties de  fait.  Deleuze invoque parfois, comme une 
sorte de phase ultime,  un devenir dmocratique qu'il fait  concider avec un deve-
nir rvolutionnaire.  De mme Paul Patton a parfaitement raison de souligner qu'il 
n'est pas  question  pour Deleuze d'assimiler la  rvolution  ou la  dmocratie    des 
tats  defait actuels,  aussi  sduisants  soient-ils,  comme par exemple tout rcem-
ment le dit printemps arabe , et qu'il convient, en consquence, de leur rserver 
le  statut de purs vnements qui ont vocation  se tenir dans une ternit virtuelle, 
dans un temps non historique,  non chronologique.  Il  s'ensuit que ces vnements 
ne cessent d'insister dans  la  forme actuelle des dmocraties de fait,  et ils ont donc 
pour destin de rester perptuellement  venir (suite de  la note page suivante). 
92 
pas anti-dmocratique. Il s'ensuit que la politique de l'vnement 
comme altrit pose un srieux problme. Que peut tre une poli-
tique  de  l'altrit du  rel  (virtuel)  comme  Dehors,  dans  le  cadre 
contemporain des dmocraties occidentales et amricaines? Voil 
le  problme auquel  il faut  maintenant nous  atteler. 
On peut,  dans  cette  direction,  s'aider d'une  rfrence   Alain 
Badiou qui aborde avec lucidit et fermet conceptuelle ce mme 
problme.  En  effet,  il  en  va  de  l'vnement  politique  deleuzien 
comme de  la vrit  pour Alain Badiou,  qui  sur ce point est d'ac-
cord avec  Deleuze (cf  Circonstances  7,  Sarkozy pire que prvu, 
les  autres prvoir  le  pire,  ditions  Lignes,  avril  2012)    propos 
Cela demandait   tre rappel  face    des  passages  ambigus  ou  peu  nuancs, 
maladroits, de mon essai (Deleuze et la question de la dmocratie, L'Hannattan, 
2003), dus au fait que je tentais de dgager la surprenante originalit de la pense 
de  Deleuze et Guattari,  son pouvoir critique et os, vis--vis du  consensus rpu-
blicain et dmocratique qui  est le ntre.  Non seulement la pense de Deleuze 
tablit une  distance,  une  rserve  ncessaire  avec  le jeu et  les  institutions  politi-
ques  existantes,  quelles  qu'elles  soient,  dmocratiques ou  non,  mais  Deleuze et 
Guattari  inventent  le  concept de  micropolitique pour faire  apparatre  un  espace 
nouveau,  dont la  marque est qu'il est irrductible  la construction rpublicaine, 
mme  s'il  n'entre  pas  en  conflit  avec  elle.  Deleuze  lgitime  la  ncessit  d'un 
cart  salutaire  avec  les  enjeux  et  les  objectifs  de  la  politique  de  l'tat  dmo-
cratique  actuel,  occidental,  en  ce  qu'il  fait  apparatre  l'tendue d'une  zone  peu 
visible  mais  primordiale,  qui  est  une  zone  d'indtermination,  celle  des  intensi-
ts  non  socialement et non  politiquement formes.  L'important est de  compren-
dre  que la  micropolitique n'est pas une politique dmocratique en petit.  Elle est 
une autre politique qui se situe hors du champ o l'on a pens jusqu'ici la dmo-
cratie,  ainsi  que  les  diffrents types de rgimes, et c'est dans ce  dplacement du 
regard, c'est dans cette nouvelle ligne de pense qui s'ouvre que rside la grande 
originalit et la  fcondit  de  la  thorie politique deleuzienne.  Le  devenir dmo-
cratique  au  sens  de  Deleuze,  en  tant  que  devenir,  ne  peut,  par  dfinition,  tre 
un  tat de fait,  ni  donc  prendre  la  forme  d'un  tat  constitutionnel,  mme  sous 
la  direction  des  Droits  de  l'Homme.  La  dmocratie  n'est pas  dnie,  mais  tra-
verse - et  c'est ce  qui  est  le  plus  important - par des  intensits  rhizomatiques 
qui  l'ouvrent  des  devenirs  minoritaires plus  fconds,  plus  significatifs que  les 
dcisions majoritaires aussi  bien formes  et  justes soient-elles au regard des 
droits de  l'homme. 
93 
des  lections  prsidentielles  franaises  rcentes.  Badiou,  qui 
se  rfre  au  mythe  de  la  Rpublique  de  Platon,  enchane  de  la 
faon  suivante: Pour ma part, je dirai que ce n'est qu'en obis-
sant   l'imprvisibilit foudroyante  d'un vnement qu'on a  des 
chances  de  voir  qu'autre  chose  est  possible  que  ce  qu'il  y  a   
(p.  76). 
Les  lections  dmocratiques  enregistrent un tat de  l'opinion. 
Et l'vnement politique ou le devenir font rupture avec l'opinion, 
exactement  comme  la  vrit.  C'est  pourquoi  Deleuze,  comme 
l'argumente Badiou, sans  s'opposer au principe des  lections, ne 
peut y  trouver  les  conditions  favorables    la  micropolitique  des 
devenirs.  Ce n'est pas  le possible labor  l'image d'un tat de 
choses  prsent  (cf  l'argumentation  de  Bergson  sur  le  possible) 
et  dpli  dans  un  programme  politique  qui  peut  crer  l'vne-
ment, puisque celui-ci nous dborde, nous surprend. L'vnement 
est premier,  et c'est    partir de  lui  qu'on peut  voir autrement  la 
situation  et  inventer de  nouveaux  possibles.  Il  prcde  le  possi-
ble,  loin  d'en  tre  la    ralisation  .  Deleuze  ne  cesse  de  criti-
quer,    la  manire  de  Bergson,  le  faux  trajet  qui  irait  du  possi-
ble (le programme lectoral) au rel de sa ralisation, alors qu'en 
vrit c'est  partir du rel d'une situation nouvelle (l'vnement 
qui  a surgi,  comme Mai  68),  que  s'inventent de nouveaux possi-
bles,  que  s'ouvrent des  possibilits  qu'on ne  souponnait mme 
pas  avant  l'vnement.  Les  lections  dmocratiques,  vis--vis 
desquelles  Badiou demande  qu'on prenne  du  champ  en refusant 
d'en faire  un problme,  sont donc  constitutive ment impuissantes 
    faire  un  vnement  ,  quel  qu'en  soit  le  rsultat.  L'lection 
d'un prsident n'est jamais un  vnement.  La  gauche  lectorale 
(sociale-dmocrate) ne vaut pas mieux que la droite, pour Badiou, 
car pour elle,  il n'y a pas  de Dehors, elle n'est pas, saufintermit-
tence  exceptionnelle,  en  rapport avec  ce  qui  peut tre  de  l'ordre 
de l'vnement. 
Personnellement,  je  pense  que  Deleuze  aurait  t  tout    fait 
d'accord avec ce jugement. En effet, ce rapport  un Dehors, c'est 
ce  que  Deleuze  demande  en clair   une  gauche  idale  dont  il  se 
rclame. Mais, en mme temps, il ajoute immdiatement (comme 
on vient de le voir, cf Abcdaire,  G comme gauche) que cette 
gauche-l n'a pas, pour cette mme raison, vocation  gouverner, 
94 
et qu'elle ne peut tre un parti  de  gouvernement. Aussi  la micro-
politique, dans son insuffisance non politique, est-elle indispensa-
ble au politique et la dmocratie, sans elle,  serait peut-tre ampu-
te  d'un apport essentiel. 
Conclusion 
Grandeur et ncessit d'une politique de  l'idiot 
S'il doit y avoir une politique deleuzienne, elle ne peut nces-
sairement  tre  qu'une  politique  de  l'idiot.  Je  crois  l'avoir tabli 
en  ayant pris  soin de  runir tous  les  diffrents  aspects  que  prend 
la micropolitique au  sein du systme deleuzien.  Pour aller  l'es-
sentiel  de  ce  que  nous  avons  montr,  la  grandeur  de  la  politi-
que  de  l'idiot, et sa ncessit conceptuelle, se rattachent  la ren-
contre  d'une  altrit  vis--vis  de  toutes  les  organisations  socia-
les  et  politiques  actuelles  (devenir,  intensits  virtuelles  et  sin-
gulires,  lignes  de  fuite  etc.).  Cette  altrit  ne  fait  pas  sortir  de 
l'immanence,  elle  prend le  nom du virtuel,  et elle  est ancre  sur 
le  Dehors  et  les  forces  qui  contraignent    penser,  sur  l' enthou-
siasme  qui  saisit  les  hommes  dans  une  priode  de  transforma-
tion rvolutionnaire, sur les signes indistincts et ambigus qui lan-
cent  la  pense,  sur  les  lignes  de  fuite  qui  ne  cessent  de  traver-
ser toute  socit, toute  organisation sociale.  La philosophie poli-
tique de  Deleuze est une sagesse pleine d'humour et de mfiance 
 l'gard de l'histoire (et de son avenir) et pleine de confiance vis-
-vis  des  devenirs.  Dans  ce  temps  de  rabattement,  d'crasement 
de  tous  les  dbats  autour des  questions  conomiques,  sociologi-
ques,  psychologiques,  c'est une bouffe d'air dont le  philosophe 
politique ne peut se  passer.   Du possible,  sinon j'touffe!  ,  ne 
cesse de crier Deleuze, avec beaucoup d'autres, nous  tous.  De ce 
point de  vue,  on ne peut plus se passer de  la pense politique de 
Deleuze,  qui  nous  est  d'un  apport  considrable,  incontournable. 
97 
Non parce qu'elle serait  radicale (et donc  rvolutionnaire , 
dresse  sans  concession  contre    l'ordre  tabli  )  mais  juste-
ment    cause  de  sa  pertinence    dplacer  les  questions,    lou-
voyer  dans  ce  qui  semble  constituer  les  impasses  les  plus  fer-
mes,   trouver  issue  dans  les  enfermements,  dans  les  segments 
les  plus  durs  de  la  pense.  Elle  nous  mancipe  mme  du  projet 
de  radicalit qui  a  t hgmonique  dans  toute  la pense histori-
ciste  (dont  nous  avons  dpendu  principalement  sous  l'influence 
de Hegel, Marx, Husserl et Heidegger, jusqu'au surgissement cri-
tique  de  Nietzsche,  Qfleuze  et  Foucault).  La  pense  de  la  radi-
calit  est  encore  trop  confiante  dans  des  racines,  des  principes 
et  des  fondements  de  toutes  sortes.  Ce  que  la  souplesse  deleu-
zienne (sa sveltesse), qui prend les choses au milieu, qui se glisse 
entre  des  blocs  duels  qui  s'affrontent,  nous  enseigne,  c'est  une 
modestie  immense,  une  sobrit  politique  dpourvue  de  l'arro-
gance  habituelle  de  tous  les  partis.  Elle vise   ouvrir,  problma-
tiser,  remonter aux questions dont les  affrontements figs  dpen-
dent,  pour retrouver  du  possible,  des  potentialits,  et  ainsi  pour 
ne pas touffer sous  le poids des  organisations politiques actuel-
les (dont l' opposition droite/gauche) et leur affrontement codifi, 
leur   combat    lectoral  prdtermin,  spectacularis,  crasant 
toute nouveaut possible, toute potentialit, mme timide. 
Bien sr, pour qui cherche un programme et des solutions toutes 
prtes aux problmes immenses qui se posent au monde contempo-
rain (inextricablement franais, europen et mondial), une grande 
dception  peut  tre  ressentie  devant  la  philosophie  politique  de 
Deleuze. On dnoncera tour  tour son irresponsabilit, son refus 
de  toute  organisation,  son  anarchisme  foncier  sans  anarchisme 
aucun, son abandon du projet des Lumires d'mancipation et de 
disparition de toute alination etc. Mais ces critiques, aussi justes 
soient-elles,  vues  du    politique    (de  la   grande  politique), 
nous  rendent aveugles   ce qui  fait  la valeur de  la  pense deleu-
zienne. Car sa grandeur rside justement dans son incapacit fon-
cire  faire  une politique majoritaire, une politique  dmocrati-
que  (qui n'est en ralit que le  diktat d'un consensus de masse 
prfabriqu  et  mdiatique).  Son  impuissance  est  l'envers  de  sa 
positivit  et  de  sa  lucidit.  Malgr  la  rcusation  de  l'ide  d'un 
nouveau dpart, d'un nouveau commencement ,  d'un pouvoir 
98 
juste  et  fond  dans  le  peuple  souverain,  ce  que  Deleuze  nous 
apporte  de  meilleur  est  sans  doute  l'esprance  d'avoir  d'autres 
esprances (que celles commandes par le   politique et par ce 
qui  se  tient derrire,  le  march,  la  consommation de masse,  l' en-
richissement ... ).  C'est le minimum d'esprance possible; elle ne 
porte sur rien, et se confond avec la croyance non religieuse en ce 
monde,  c'est--dire avec  la  croyance,  sans  contenu et sans  esp-
rance historique, en la possibilit d'ouvrir le  monde   ses virtua-
lits.  Cette  croyance  est  tounle  vers  un  autre peuple,  absent,   
jamais ininscriptible dans  l'histoire, mais ce peuple, non prexis-
tant  et  non  fonn,  qui  n'est  pas  de  l'ordre  d'un  idal  prdter-
min, nat chaque fois  qu'un devenir se fait jour, qu'un peuple se 
lve,  qu'un artiste  cre,  qu'une thique,  comme exprimentation 
de nouveaux modes d'existence, troue la  banalit du quotidien ... 
Il  nat  chaque fois,  mais il ne dure jamais plus longtemps que le 
temps  de  son invention et meurt  chaque  fois  de  par son enlise-
ment dans ses strotypies et ses  formules. 
La  philosophie  de  Deleuze  nous  oblige    tre  au  clair  vis--
vis  de  notre  demande   politique (sans  doute  en  grande  partie 
non vacuable, vu  notre dsir de  l'Urstaat),  de  notre  dsir d'tat 
  dmocratique  et  sans  division,  de  notre  demande  d'un ordre 
juste et  immuable.  Mais  en  mme  temps  cette    liquidation ne 
prempte  aucune  volont  de  renoncement,  d'abandon,  de  refuge 
dans  l'art ou la  religion,  mais  engage,  comme on l'a vu,  plutt  
des  actions  sans parti ni  organisation,   toute une  micropolitique 
oriente par les  devenirs  (dont le  devenir dmocratique  qui  n'est 
pas  l'tat dmocratique)  et dont  sont virtuellement cratrices  les 
puissances  marginales,  nomades,  dont  les  idiots  sont  les  figures 
les plus explicites. 
La  pense  de  Gilles  Deleuze,  nous  oriente  vers  une  thique 
politique  qui,  bien  que  non politique,  est  absolument  essentielle 
  la  politique.  C'est  l  l'appOli  majeur  de  la  figure  (ou  du  per-
sonnage  conceptuel)  deleuzienne  de  l'idiot,  malgr  ses  difficul-
ts, ou insuffisances vis--vis de  la  demande immuable qui  fonde 
le politique. 
Ouvrages cits 
Alain Badiou 
L 'Hypothse communiste, Circonstance 5,  Lignes, 2009. 
Sarkozy pire que prvu,  les  autres prvoir le pire,  Circonstances 
7,  Lignes, avril 2012. 
Maurice Blanchot 
La Communaut inavouable, Les ditions de Minuit,  1983. 
Chrtien de Troyes 
Lancelot, ou le chevalier  la charette. 
Gilles Deleuze 
Nietzsche et la philosophie, PUF, Paris,  1962 (= N  &  Ph). 
Proust et les signes, PUF,  1964. 
Prsentation  de  Sacher-Masoch,  Les  ditions  de  Minuit,  Paris, 
1987. 
Diffrence et rptition (= DR), PUF,  1968. 
Logique du sens, Les ditions de Minuit,  1969 (= LS). 
Francis Bacon, Logique de la Sensation, ditions de la Diffrence, 
1981  (=B). 
L'Image-Mouvement,  Les ditions de Minuit,  1983 (= lM). 
L'Image-Temps,  Les ditions de  Minuit,  1985  (= IT). 
Pourparlers, Les ditions de Minuit,  1990 (= PP). 
Critique et Clinique, Les ditions de Minuit,  1993  (= CC). 
L'le Dserte, Les ditions de Minuit, 2002. 
Deux rgimes defous, Les ditions de Minuit, 2003  (= DRF). 
Abcdaire, DVD, Montparnasse, 2004. 
Gilles Deleuze et Flix Guattari 
L'Anti-dipe, Les ditions de Minuit,  1972 (= ACE). 
Mille plateaux, Les ditions de Minuit,  1980 (= MP). 
Qu'est-ce  que  la  philosophie  ?,  Les  ditions  de  Minuit,  1990 
(= QQPh). 
101 
Gilles  Deleuze et Claire Pamet 
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Franois Dosse 
Gilles Deleuze/Flix Guattari, biographie croise, La Dcouverte, 
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F.  Dostoevski 
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Jacques Derrida 
De l'Hospitalit, Calmann-Lvy,  1997. 
Cosmopolites de tous pays,  encore un  effort,  Galile,  1997. 
Politiques de l'amiti, Galile,  1994. 
Michel Foucault 
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Dits et Ecrits, Gallimard,  1994 (= D&E). 
Scurit,  territoire, population, Gallimard-Seuil, 2004. 
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E.  Kant 
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Madame de Lafayette 
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Lopold von Sacher-Masoch 
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de Minuit,  1987. 
Hermann Melville 
Bartleby le scribe,  Flammarion,  1989. 
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Philippe Mengue 
Deleuze et la  question de  la  dmocratie,  L'Harmattan, 2003. 
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 Clment Rosset: de  la pense du simple  l'allgresse ,  Revue 
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Jean-Luc Nancy 
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F.  Nietzsche 
uvres philosophiques compltes,  par G.  Colli  et M.  Montinari, 
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numro de  fragment), trad.  fr.,  Gallimard, Paris,   partir de  1974. 
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Multitude, tr.fr.,  La Dcouverte, 2004. 
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Trait  de  l'idiotie, Les ditions de  Minuit,  1977. 
1. -P.  Sartre 
L'Idiot de  lafamille, Gallimard,  1971-1972. 
F.  Zourabichvili 
 Deleuze  et  le  possible  (de  l'involontarisme  en  politique)  ,  in 
ric  Alliez,  Gilles  Deleuze,  une  vie  philosophique,  1998,  Les 
Empcheurs de penser en rond. 
Sommaire 
Introduction ......................................................................... ....  9 
Chapitre  1 
La politique de  l'vnement ... .......... ...... ..... ...... .... .... ..............  13 
Chapitre 2 
Le concept de  socit de  contrle ............................................  23 
Chapitre 3 
Espace lisse et hospitalit ................................................... .....  33 
Chapitre 4 
L'idiot comme personnage conceptuel.......... ....... ............. ......  51 
Chapitre 5 
Le personnage de l'idiot comme modle politique ..................  73 
Conclusion 
Grandeur et ncessit d'une politique de  l'idiot ......................  97 
Ouvrages cits  .........................................................................  101 
Ouvrages de  Philippe Mengue 
L'Ordre sadien, ditions Kim, Paris,  1996. 
Deleuze et le systme du  multiple, ditions Kim,  1995. 
Deleuze  et  la  question  de  la  dmocratie,  L'Harmattan,  Paris, 
2003. 
La Philosophie au pige de  l 'histoire,  ditions  de  la Diffrence, 
2004. 
Peuples et identits,  ditions de la Diffrence, 2008. 
Utopies  et  devenirs  deleuziens,  L'Harmattan,  coll.  Ouverture 
Philosophique, 2010. 
Proust-Joyce,  Deleuze-Lacan,  lectures  croises,  L'Harmattan, 
2010. 
Guerre ou paix en philosophie  ?,  Germina, 20 Il. 
Comprendre Deleuze, illustrations d'Aleksi Cavaillez, IVlax Milo, 
Paris, 2012. 
Collection   Cercle de philosophie 
Alain Badiou, La relation  nigmatique entre philosophie et poli-
tique,  20 Il. 
Collectif, Autour d'Alain Badiou, 2011. 
Jean-Pierre Faye, Paul de  Tarse  et les juifs, 2012. 
Jean-Pierre Faye, Lettre sur Derrida, 2013. 
Jean-Pierre Faye, L'tat total selon Carl Schmitt,  2013. 
Philippe Mengue,  Guerre ou paix en philosophie  ?,  2011. 
Edgar Morin,  Mes philosophes, 2011. 
Paul  Munier,  Consentir   l'tat,  Sur la philosophie politique de 
Thomas Hobbes,  2013. 
Jean Tellez, La philosophie comme drogue,  2012. 
Slavoj  Zizek,  Quatre  variations philosophiques,  sur thme  car-
tsien, 2010.