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La colère selon M
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Livre électronique150 pages1 heure

La colère selon M

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À propos de ce livre électronique

Un ancien légionnaire est hanté par le souvenir de son camarade M, tombé au combat. Reclus et marginal, traumatisé par la guerre, il exprime désormais sa colère à travers une peinture apocalyptique. Son ami disparu, grand humaniste victime de la folie des hommes, est devenu sa muse. Nous sommes au seuil des années 2020 et, tandis que le marché de l’art bat des records, l’explosion des data-centres, l’émergence des fonds indiciels et l’hypertrophie des réseaux sociaux bousculent les grands équilibres financiers. La rencontre avec un mystérieux et puissant mécène, tombé amoureux de ses tableaux, ouvre bientôt à l’artiste les voies d’un succès phénoménal qui le contraint à sortir de sa retraite. Révolté par la marche du monde, il pourrait utiliser sa colère, son influence et la folie des algorithmes au service d’un idéal. Au prix de quel cataclysme ? La Colère selon M est un thriller singulier qui entremêle habilement des enjeux contemporains éthiques, artistiques et financiers.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Guillaume Lafond est né en 1972 à Brive. Enseignant de Lettres Classiques à Paris depuis 25 ans, il a été photographe puis a réalisé des films courts de fiction et documentaires. En 2014, il a remporté le 1er Prix dans la catégorie courts-métrages du festival de Turin avec Mon Baiser de Cinéma. Il réalise depuis 2018 des films publicitaires. La Correction est son premier roman.
LangueFrançais
ÉditeurIntervalles
Date de sortie21 oct. 2025
ISBN9782369562146
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    Aperçu du livre

    La colère selon M - Guillaume Lafond

    NEC PLURIBUS IMPAR

    À nul autre pareil

    Sur le pont du ferry, je regarde le Pirée qui s’éloigne dans la brume matinale de décembre. Ma pénitence touche à sa fin. Il aura fallu plusieurs vies et un destin chimérique pour que mon mépris et mon ressentiment trouvent à s’accomplir. Le bateau me conduit à Amorgos, dans les Cyclades ; c’est sur cette île reculée que je rencontre la jeune femme qui, au printemps 2019, a révolutionné ma vie et ma présence au monde. J’ai hâte de la revoir mais aussi beaucoup d’appréhension parce que je dois maintenant lui dire mon amour… ce qu’il a fait – et défait – de moi.

    Je me suis assis sur une des chaises vides du pont, à l’arrière du bateau ; il est cinq heures et quart du matin. Les passagers qui ont embarqué ont préféré, pour la plupart, rester à l’intérieur tandis que je veux profiter du premier soleil qui ne tardera pas à me réchauffer. Je sors de mon sac militaire une Thermos dont je dévisse le bouchon, et verse du thé à l’intérieur. C’est mon rituel depuis bien longtemps. Réveillé chaque jour avant l’aube, je bois du thé et regarde le lever du soleil. Ce thé-là vient du Malawi ; c’est un thé noir fumé avec des feuilles de goyavier. J’ai pris goût à cette boisson chaude dans le Sahel, lorsque mon régiment était déployé au Tchad et que la chaleur mettait à rude épreuve les légionnaires. C’est Mémé qui m’a initié ; il m’a fait découvrir les bienfaits du thé, à boire tiède pour que le corps se désaltère et s’hydrate à la fois. Il le répétait : « Dans le désert, si tu bois chaud, la température du corps augmente et ton organisme se met à transpirer. Accélérer le processus de sudation, c’est bien, ça fait baisser la température du corps… Transpirer trop, c’est la déshydratation… D’où le thé tiède… » Je pense tous les jours à Mémé mais sans la boule au ventre. Guéri de mes blessures, j’ai fait mon deuil, même si huit années après la mort de mon camarade, c’est toujours avec lui que je partage mon thé, le matin… et pas seulement : ma liseuse électronique m’accompagne ; je lirai durant la traversée Le Colosse de Maroussi, d’Henry Miller, un récit de voyage en Grèce qui fait partie de ma liste de lecture du moment. Comme le rituel du thé, la lecture est encore un hommage à celui qui m’en a donné le goût : mon frère d’armes et mon précieux mentor, Mémé.

    Je suis entré dans la légion à dix-sept ans et demi, analphabète ; j’avais quitté l’école à quatorze ans, incapable de dissiper la violence que je nourrissais pour le monde autour de moi. À l’époque, mes disputes avec mes parents étaient quotidiennes ; j’enrageais de ma vie étriquée à Rouffiac, village du Cantal déserté et sans horizon qui faisait de moi un adolescent indiscipliné avec ses professeurs, belliqueux avec ses camarades et méprisant envers sa famille. Abruti par plusieurs générations paysannes autochtones, mon père était un taiseux, solitaire et asocial ; sa dépendance à l’alcool avait grandi avec le rétrécissement de son être et le rendait colérique et brutal. Il m’avait frappé pour la première fois lorsque j’avais neuf ans, après une soirée arrosée au bar du village. Dès qu’il était aviné, je devenais le responsable de son mal-être et de sa rancœur. Ma mère n’était pas victime de sa violence et ne s’était jamais interposée ; elle était inculte, lâche et bigote, préférant nier sa responsabilité dans un confessionnal. Elle menait une existence domestique insipide et passait ses journées à regarder des programmes indigestes à la télévision, légitimant son ignorance. Inapte à apprendre, j’avais abandonné l’école après le collège et mon père m’avait envoyé travailler dans une scierie, comme il l’avait fait à mon âge. Son destin misérable serait le mien. Il serait ancré dans cette campagne humide et rance qui métastasait les esprits.

    J’avais honte de moi et de ceux qui m’entouraient. La vulgarité de ma propre existence infusait les pores de ma peau. Et mon teint jaune et foireux me rappelait combien je restais prisonnier de ma propre indigence. Une colère meurtrière grandissait de la détestation de moi-même et de la haine de mes géniteurs.

    À quinze ans, mon corps d’adolescent avait pris le dessus sur mon géniteur ; comme une bestiale difformité, il s’était brutalement transformé ; j’étais trop grand, trop lourd, trop bas de front. On aurait pu regarder mon physique comme le stigmate de la dégénérescence ou de la consanguinité ; à Rouffiac, il était simplement atavique. À l’approche de l’hiver, mon père attachait la remorque au tracteur et nous allions ramasser les bûches pilées, dans le bois qui appartenait à la famille ; il fallait alimenter les poêles qui chaufferaient la maison. Je l’avais rejoint ce jour-là avec un peu de retard ; à mon arrivée, il était déjà saoul. Pendant que je jetais le bois dans la benne, un violent coup de poing avait frappé mes côtes puis un second, pour punir mon retard et ma nonchalance. Alors quelque chose est monté en moi qui bouillonnait depuis longtemps. J’ai saisi mon père par le col pour le repousser dans le fossé au bord du chemin. Quand il s’est relevé en titubant, j’ai avancé vers lui ; mes coups de poing répétés ont senti les os de son visage se briser et l’ont laissé pour mort dans le bois. Une fois rentré à la maison, devant ma mère hébétée et en larmes, j’ai fait mon sac à dos, pris l’argent qui se trouvait dans le portefeuille de mon père et claqué la porte.

    Je suis resté quelques jours à Aurillac, chez une fille dont je m’étais amouraché et qui m’avait déniaisé. C’était une ado, paumée comme moi, de trois ans mon aînée, qui ne supportait plus la campagne mortifère. Nous avons pris des billets pour Paris, avec l’argent de mon père. Elle avait des potes là-bas, me disait-elle, qui nous hébergeraient. J’ai fugué au bras de celle qui allait me larguer brutalement, trois mois plus tard, dans un squat de Belleville. De la capitale, je n’ai connu que les trottoirs des punks à chien, abrutis à la canette, puis j’ai passé une année dans la banlieue d’Argenteuil, à guetter en bas des blocs, à dealer pour des petits caïds décérébrés et à entretenir mon aversion pour la société.

    La misère des rues n’est pas moins sordide que l’incurie des campagnes. Les déclassés ont le même regard méprisant sur leurs semblables ; ils abhorrent, en eux comme en l’autre, la part de responsabilité qu’ils portent dans leur propre déchéance. On se cache dans la nature désertée comme on se cache dans le béton des cités. Mais on reconnaît chez son voisin la peur qui le conduit là, le manque de courage ou l’ignorance. Je n’ai plus de tendresse pour ceux qui comme moi croyaient justifier leur colère dans la marginalité. Le refus de sa responsabilité est un refus de soi ; il entraîne le refus du monde tel qu’il existe ; ce monde est détestable mais notre seule névrose ne suffit pas à le justifier.

    La misère des blocs a été brutale, frontale. Et j’étais là où je devais être : au milieu des bagarres de rues et des règlements de compte. Dans son sens le plus primaire, j’étais un homme de main, prompt à briser les os de ses frères de misère pour quelques grammes de beuh. Ma déchéance était volontaire ; je cherchais l’humiliation et les coups ; la délinquance a ruiné tous mes espoirs d’une vie meilleure. Deux années délétères se sont écoulées – et perdues – au rythme d’une dérive à la fois fulgurante et suicidaire. Il n’y avait plus d’échappatoire à cette vie indigne qui me collait à la peau.

    Ma chance a été de voir, par hasard, un reportage sur la légion et de réaliser que l’armée recrutait les désespérés. Alors, la semaine qui a suivi, je me suis présenté au centre de présélection de Nantes, puis après un passage à Nogent et à Aubagne, j’entamai le premier mois de formation à Castelnaudary. Des hommes aux nationalités les plus diverses, pour la plupart non francophones, furent mes compagnons d’infortune. Pendant plusieurs semaines, nous avons connu la faim, la soif, l’effort, le manque de sommeil et un grand désarroi. La dureté des épreuves physiques et psychologiques nous imposait des efforts douloureux et collectifs, auxquels nul n’était habitué. J’ai vécu les violences et les humiliations de cette formation, sans état d’âme, parce que j’avais perdu toute estime de moi dans les squats de Paname. Réussir l’instruction était un enjeu décisif et ma colère se transformait en atout : j’avais la rage de réussir et ne pouvais pas échouer ni revenir sur cet engagement – le seul que j’avais pris. Corps et âme, je ferais la preuve de ma force mentale, montrerais à tous mon courage et ma détermination. Les exercices physiques se révélaient très durs, mais ma jeunesse et mes dispositions physiques constituaient un atout dans la formation. Mon mètre quatre-vingt-quinze et mes cent kilos m’épargnaient un certain nombre de brimades, dirigées principalement contre plus faibles que moi, et après plusieurs mois d’abnégation, je validai mon instruction à la ferme en recevant mon képi blanc. Le 3 février 2003, je devenais légionnaire, dans le Premier régiment étranger de cavalerie. Ce soir-là, après la cérémonie, j’écrivis un message à ma mère ; il fallait lui dire que je n’étais plus à la dérive ; je ne voulais pas de ses larmes, encore moins de sa commisération.

    C’est à Castelnaudary que je rencontrai mon très cher Mémé. Originaire d’Ouganda et anglophone, le jeune homme, de sept ans mon aîné, ne parlait pas encore le français. Et je me demandais comment il avait pu passer les tests de sélection, tant il semblait frêle physiquement. La ferme avait été un calvaire pour le jeune Africain, qui de surcroît n’était pas habitué aux rigueurs de l’hiver. Mon binôme avec Mémé n’était pas choisi ; l’ordre avait été donné, et chaque francophone servait à l’instruction des légionnaires étrangers.

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