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Le marchand d’avenir
Le marchand d’avenir
Le marchand d’avenir
Livre électronique404 pages5 heures

Le marchand d’avenir

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À propos de ce livre électronique

Qu’ont en commun une chercheuse en informatique quantique, un grognard de Napoléon, un troubadour des croisades et une enfant des rues de la Commune ? Rien, sinon leur rencontre avec un énigmatique marchand d’avenir qui leur offre d’étranges objets venus de leur futur. Amour, santé, fortune : tout semble possible… Mais derrière ces promesses s’ouvre une formidable aventure où se joue l’avenir de l’humanité.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean-Baptiste Lamy, chercheur à l’INSERM en intelligence artificielle et informatique médicale, écrit depuis l’adolescence. Passionné aussi de musique, il compose et chante en s’accompagnant à la lyre médiévale. Avec "Le marchand d’avenir", il mêle fantastique, récit historique et science-fiction dans une fable à la fois moderne et intemporelle.
LangueFrançais
ÉditeurLe Lys Bleu Éditions
Date de sortie9 oct. 2025
ISBN9791042286712
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    Aperçu du livre

    Le marchand d’avenir - Jean-Baptiste Lamy

    Du même auteur

    – Sombre comme l’Aurore, Éditions du 38, 2019.

    Prologue

    Ils sont quatre, venus des quatre coins des âges. Sous une voûte de pierre, ils se regardent en chiens de faïence. Sur le sol, à égale distance de chacun, repose cet objet étrange : une demi-sphère de métal nimbée d’un halo bleu.

    Les portes sont closes. Le feu, qui s’était éteint, a été rallumé. Avant, la chose n’était pas là. Elle est arrivée pendant la brève obscurité. L’un des quatre l’a laissée tomber dans la bousculade.

    « C’est une technologie inconnue… L’un de nous n’est pas ce qu’il prétend être. Il y a un traître venu du futur ! »

    Mais qui ? Ils ressemblent tous parfaitement à leur personnage…

    La petite fille a une idée : « Et si on s’racontait chacun not’ histoire ? Comme ça, on pourra démasquer le sale menteur s’il s’embrouille la langue » !

    Alors ils racontent. Leurs vies, leurs espoirs. Et leur rencontre avec un mystérieux marchand d’avenir…

    Brigitte Klarq, l’électronne libre

    En descendant de l’estrade, je me demande quelle moitié de l’auditoire tirera le meilleur parti de mon exposé sur la modélisation quantique de l’information genrée : ceux qui se sont endormis à la deuxième diapo, ou bien ceux qui ont affiché une grimace d’incompréhension et de mépris dès l’annonce du titre ?

    La fin de ma présentation était d’autant plus attendue que c’était la dernière avant la pause-café. Des chercheurs circulent en tous sens dans les allées de l’amphithéâtre, électrons libres en proie à un champ électromagnétique intense. Ce champ est naturellement orienté vers la machine à café et sa ronde de petits fours ; une branche secondaire part en direction des toilettes.

    Le buffet est pris d’assaut. En plus, en ces temps de Covid-19, c’est aussi un excellent prétexte pour retirer son masque et respirer une bonne bouffée d’air ! Profitant de la finesse de ma silhouette, je me glisse dans le corridor formé par une paire de dos pour attraper un croissant. Je m’esquive juste à temps avant que cet espace ne se résorbe dans la fusion nucléaire qui précède une joyeuse salutation pleine d’énergie ! Je me retrouve alors loin des tables, face à la grande baie vitrée. J’observe un instant le relief des Alpes, tout en savourant ma viennoiserie à la santé de notre colloque international (mais francophone) pompeusement intitulé « Information quantique et cantique des informations 2020 ».

    Veste de laine et barbe grise sous son masque chirurgical, n’est-ce pas le professeur Poskrine que j’aperçois là-bas ? Il entretient sa silhouette de mammouth par son assiduité aux buffets ; en bon directeur d’équipe, celui qui est accessoirement mon supérieur se doit d’être imposant. Je me méfie du personnage tout autant que je désire avoir son opinion sur mes travaux récents. L’occasion est trop belle, d’autant que le bonhomme est encore plus difficile à croiser à l’université qu’en conférence, télétravail oblige. Je m’approche précautionneusement de ce proton mâle, selon une orbite de travers, qui finit par m’amener sur sa gauche.

    — Brigitte ! s’exclame-t-il en m’apercevant, comme si ma présence en ce lieu était aussi inattendue que celle d’un neutron dans un accélérateur de particules (lequel, comme chacun sait, n’accélère que les particules chargées). Votre exposé était passionnant et d’un grand intérêt scientifique, dit-il dans un mensonge éhonté (il faisait partie des « grimaceurs »). Cependant, l’élégance de vos raisonnements aurait pu être mise davantage en valeur par votre propre apparence. Il est regrettable que vous vous soyez affublée d’un tel… accoutrement pour le présenter en public. Jupe ou pantalon, choisissez ce que vous voulez, mais par pitié, ne mettez pas les deux !

    Surprise, je jette un regard sur la jupette orange qui recouvre la partie supérieure de mon jean bleu ciel. Puis je réalise que ce geste malencontreux m’a fait baisser les yeux dans une attitude faussement contrite que je n’avais pas l’intention d’afficher…

    — C’est une tenue grunge, non ? demande une femme sur ma droite.

    Cette protonne femelle vient tourner autour de moi, Brigitte Klarq, l’électronne libre. Bien des femmes se comportent comme des hommes aujourd’hui… Et comme d’habitude, voilà que toute l’assemblée se polarise autour de ma personne.

    — Pas du tout, dis-je. Ce sont des vêtements quantiques !

    — Quantiques ? s’étonne-t-on dans l’assistance.

    — Mais oui ! C’est une combinaison des états « jupe » et « pantalon », que l’on pourrait décrire par le produit tensoriel |⁠Jupe⁠〉 ⊗ |⁠Pantalon⁠〉.

    Si l’on note |⁠Jupe⁠〉 l’état quantique « être en jupe » et |⁠Pantalon⁠〉 l’état « être en pantalon », selon la notation 〈⁠Bra⁠|⁠Ket⁠〉, alors |⁠Jupe⁠〉 ⊗ |⁠Pantalon⁠〉 représente une combinaison des deux états où ils ne sont pas incompatibles entre eux. La combinaison est plus que la somme des états qui la compose. Cette notation est décidément la seule qui soit à même d’exprimer clairement l’incompréhensibilité d’une pensée obscure !

    Soudain, le visage du professeur vire au rouge. Pour le coup, sa tête ressemble véritablement à un énorme proton, à l’image des sphères que l’on trouve dans les livres de physique-chimie !

    — Brigitte, vous dépassez les bornes ! explose-t-il. Au mauvais goût, vous associez l’indécence la plus extrême !

    Mais où veut-il en venir ? Ma tenue est certes un peu excentrique, pourtant elle reste parfaitement correcte… Et lui me cloue du regard, se délectant de mon incompréhension avec jubilation, avant de poursuivre :

    — Si votre formule permet l’état « jupe et pantalon » en plus des deux états normaux « jupe » ou « pantalon », cela ne voudrait-il pas dire que vous autorisez aussi l’état « ni jupe ni pantalon » ? Votre habillement est absolument indécent dans les possibilités qu’il sous-tend !

    La protonne de tout à l’heure a rejoint le noyau formé par Poskrine et la masse des neutrons silencieux qui l’entourent.

    — En l’occurrence, assène-t-elle d’un ton pédant, plutôt qu’une combinaison, je pense qu’il s’agit d’une simple superposition d’états, c’est-à-dire |⁠Jupe⁠〉 + |⁠Pantalon⁠〉. Superposition qui doit se résoudre en Jupe ou Pantalon lors de la décohérence quantique consécutive à la mesure de l’état… c’est-à-dire lorsqu’on vous regarde.

    — Exactement, approuve Poskrine. Ma pauvre Brigitte, vous n’avez décidément rien compris à la théorie de l’information quantique, y compris dans ses applications vestimentaires. Ce qui est un comble pour une femme !

    L’électronne libre est alors expulsée à l’autre bout de la salle, en direction des posters auquel personne ne prête attention. J’y jette un œil distrait tout en ruminant sur mon imbécile de supérieur. Quel idiot ! Et bien sûr, pas un mot sur mes travaux… auxquels il n’a sans doute rien compris. Ce professeur Poskrine porte au final bien son nom : tout juste est-il un post-scriptum à la liste des publications du laboratoire ! Il est de tous les congrès, mais n’y présente jamais rien. Il s’est retrouvé à la tête de l’équipe car les vrais chercheurs préféraient se consacrer à la recherche plutôt qu’à la direction.

    J’ai l’air si ridicule que ça ? Je mets à profit la porte vitrée pour détailler ma propre silhouette. J’ai les cheveux blonds et bouclés, qui tombent en cascade autour d’un visage presque émacié mais souriant (enfin, d’ordinaire ; là, vous imaginez bien que, sous mon masque rose, c’est pas la joie…). La taille fine sous un chemisier bleu-gris. Et, comme nous l’avons vu, un jean décoloré surmonté d’une jupette orange. Une de ces jupes trop mimi pour que je puisse résister, mais trop mini pour les porter seules !

    Pas toujours facile d’être une femme…

    Pourtant, aujourd’hui, |⁠Homme⁠〉 ⊗ |⁠Femme⁠〉, non ?

    ***

    Je sors du bâtiment et je me promène seule dans la station de ski, à demi déserte en cette saison de déconfinement post-Covid. Nous sommes début juillet, mais en altitude, la végétation a encore des allures printanières. Fleurs rouges, blanches et jaunes parsèment les prairies comme des spots de désintégration nucléaire sur un écran de mesure.

    J’arrive à un autre chalet géant. Celui-ci ne fait pas centre de conférences : il est occupé par de simples touristes. Je note que le port du masque y est plus aléatoire que chez les chercheurs ! J’ajuste le mien et je me glisse parmi eux, telle une nouvelle inconnue dans une équation mathématique des plus banales.

    Je jette un œil à la vitrine d’une boutique de souvenirs. L’étalage déborde de sabots en bois garnis de fleurs séchées, de clarines accompagnées de leurs larges colliers en cuir, de cartes postales avec des marmottes. Le cliché tout craché de la Savoie ! À l’intérieur du magasin, un présentoir de couteaux Opinel côtoie un bac de sachets de crozets de la marque Croix-de-Savoie. Les magasins suivants présentent les mêmes produits, mais dans un ordre différent. Sabots, Opinels, clochettes, Croix-de-Savoie. Croix-de-Savoie, Opinels, clochettes, sabots… je vous épargne la liste complète des 24 permutations possibles d’un ensemble de 4 éléments.

    Les boutiques de souvenirs se ressemblent toutes, avec leur devanture en bois et leurs vendeurs moustachus. Je ne leur jette plus qu’un regard morne en passant.

    Soudain, un magasin attire mon attention. Façade en métal riveté, enseigne en néons clignotants et criards. « Marchand d’avenir », que le nom est étonnant ! Allez, j’entre.

    — Vous serez la bienvenue, me salue le vendeur.

    Un drôle de costume violet habille sa silhouette androgyne. Son visage fin disparaît derrière une énorme barbe et une large moustache, si large qu’on dirait un postiche. Par-dessous dépasse l’extrémité d’une cravate mauve. Quel personnage inattendu ! Je l’aurais pris pour un clown s’il n’avait pas l’air aussi sérieux.

    — Je vous laisserai entrer, poursuit-il avec sa drôle de manière de parler, tout au futur (peut-être un genre de patois savoyard ? Ça n’y ressemble pourtant pas…).

    La climatisation, excessive, fait disparaître la chaleur de l’été. Seul subsiste de la Savoie un vague relief découpé sur le ciel que j’aperçois à travers la vitrine en refermant la porte. On dirait une image plate comme un poster.

    Par ailleurs, je suis l’unique cliente.

    Les étalages s’apparentent un peu à ceux d’un antiquaire, mais sans la couche de poussière. Ici, tout est propre, les objets sont neufs et n’ont jamais servi. Mais il ne semble pas y avoir de classement particulier, si ce n’est un joyeux bazar, avec des bacs de plastique posés les uns sur les autres, sur des tables ou à même le sol.

    J’attrape le premier, et je découvre dedans un ordinateur ultrafin. Tout à fait mon genre, avec sa couleur rose et ses autocollants au dos de l’écran ! Mais désolé, je ne suis pas là pour acheter des machines coûteuses. En dessous, il y a un roman de science-fiction. Jamais entendu parlé de cet auteur, pourtant je m’y connais un peu. Quand est-il est paru ? En 2024… soit dans quatre ans, la bonne blague !

    Je déplie ensuite une veste d’uniforme militaire. J’allais la reposer quand j’aperçois l’étiquette à l’intérieur. J’étouffe un hoquet de surprise : elle est à mon nom ! Au nom de la « Colonelle Brigitte Klarq », plus exactement. Ça ne peut être qu’une coïncidence, une homonyme…

    — Vous chercherez quelque chose ? demande le vendeur. Je serai un marchand d’avenir. Les autres vous vendront des souvenirs de votre passé, tandis que moi… Moi, je vous vendrai d’authentiques objets venus de votre futur !

    Des objets venus du futur ? Je manque de lui rire au nez ! Je me retiens au dernier instant (et de justesse, encore !). Ce n’est pas une coïncidence, c’est une farce ! Aucun doute possible. Alors, surtout ne pas montrer que j’ai compris qu’on se moque de moi. Je vais plutôt faire l’ingénue et garder une longueur d’avance. Entrer dans son jeu pour mieux piéger le farceur. C’est plus prudent, d’autant qu’il peut tout aussi bien s’agir d’un plaisantin que d’un dangereux pervers.

    — Je regarde pour l’instant.

    Une question me trouble, malgré tout. Comment savait-il que j’allais pénétrer dans cette boutique, moi, précisément à cet instant ? N’importe qui aurait pu entrer, comme j’aurai très bien pu passer devant sans ouvrir la porte.

    Je trouve ensuite « mon » permis de conduire, prétendument obtenu en 2030. Il existe des programmes informatiques capables de vieillir une photo. Voyons quelle tête l’ordinateur m’a donnée. Avec un frisson d’angoisse féminine, j’examine mon image… Ça va, en me forçant un peu je parviens à ne pas me trouver laide. Ils auraient pu faire bien pire ! Suivant.

    Je tiens à présent entre les mains un trophée de « ballerine d’or » à mon nom, encadré, et daté de juillet 2023, soit dans trois ans. Enfant, je voulais devenir danseuse étoile. Puis, à l’adolescence, je suis passée de l’infiniment grand à l’infiniment petit et je me suis intéressée à la théorie quantique. Ce qui m’a conduite à passer une licence de physique… Mais je me suis vite ennuyée : les expériences n’avançaient pas à la vitesse de mon cerveau. Je me suis alors tournée vers l’informatique quantique. Au moins, les ordinateurs ne me font pas (trop) attendre ! Aujourd’hui, la danse classique ne m’intéresse plus. Et seul un entraînement inhumain me permettrait de me remettre à niveau pour gagner un trophée comme celui-là : je n’ai plus la souplesse nécessaire.

    Mais pourquoi je commence à penser comme si cet objet pouvait vraiment faire partie de mon avenir ? Arrête ça tout de suite, Brigitte ! Pourtant, je continue à farfouiller dans les bacs, comme un enfant dans les affaires de ses parents, avec cette petite voix qui lui dit tout bas qu’il finira par le regretter…

    Je dégage d’une pile de papiers un numéro de la revue Artificial Intelligence. Le volume 306, mai 2021, numéro à venir, donc. On dirait pourtant bien un véritable exemplaire de ce journal phare en informatique, avec sa hideuse couverture orange carotte. Belle imitation ! Je feuillette le numéro, et j’y trouve l’habituel défilé d’articles peuplés de formules cryptiques, incompréhensibles même pour une initiée.

    C’est alors que je tombe sur l’article suivant dans la revue : « A quantum framework for machine learning », par Brigitte Klarq et Franck Zieter (aucune idée de qui est ce Franck). Tout chercheur rêverait d’inventer ce cadre quantique pour l’apprentissage machine ! Donc c’est forcément un canular (qu’est-ce que cela pourrait être d’autre ?), mais un canular du genre bien fait et rigolo. Je le prends, ça fera un souvenir amusant du colloque et de cette boutique absurde. Et qui sait, je pourrais peut-être trouver de l’inspiration pour mes recherches dans ce fatras de fausses formules ? Cet article bidon sera peut-être ma pomme de Newton !

    Je m’enfonce un peu plus à l’intérieur du magasin, tout en cherchant en vain des caméras cachées. Par-là, les objets ont l’air plus sentimentaux, si j’en crois cet énorme cœur en peluche qui arbore fièrement la mention « Sexy Saint-Valentin 2021 ». La bonne blague, moi qui suis une éternelle célibataire !

    Allez, Brigitte, fais un effort et amuse-toi un peu ! Imaginons que tu aies un hypothétique amoureux et appelons-le X... non, plutôt Y, rapport au chromosome (et puis X, j’ai un peu trop peur de son goût en matière de films !). Le cadeau de bienvenue du colloque ne lui conviendrait pas : c’est un mug frappé des orbites électroniques probabilistes de l’atome d’hydrogène, très joli et original, mais réservé à une minorité de savants fous (ou en passe de le devenir). Alors, quel cadeau-avenir pourrais-je bien rapporter à cet Y ?

    J’attrape un nouveau bac ; contrairement à tous les autres, celui-ci n’est pas en plastique mais en bois. Et tout aussi neuf. J’en extrais plusieurs bagues et colliers, puis un bracelet en tissus « F+B ». Des trucs d’adolescentes trop classiques, ça ne lui plaira pas ! Je farfouille un peu plus loin. Un diplôme de « noces de diamant », daté de 2081. Dans le genre « je te mets la corde au cou », on ne peut pas faire mieux ! Mon Y s’enfuirait en courant si je lui offrais ça.

    Soudain, mes yeux se remplissent de larmes et j’étouffe un sanglot. Je suis tombée sur un dessin d’enfant, une patate grise avec quatre pattes et un serpent sur la tête, et ces mots recopiés en grosses lettres maladroites : « ♡ GROS COMME CA ». J’en déduis que la patate grise doit être un éléphant. Et c’est signé « Célestin », tout aussi maladroitement…

    — Tout ira bien ? me demande la voix de fausset du vendeur, derrière moi.

    — Oui, oui, fais-je. Ce n’est rien…

    Ressaisis-toi, Brigitte ! Mais la patate grise me fascine. Impossible de reposer le dessin ! J’ai beau me dire que c’est une blague, que n’importe qui aurait pu tracer ça, je n’arrive pas à le lâcher. En faisant l’hypothèse que ces objets viennent bien de mon futur, je dis bien « en faisant l’hypothèse », eh bien… c’est celui-ci que je désirerais le plus. Célestin… en plus, j’ai toujours adoré ce prénom !

    Spectatrice impuissante, j’observe ma propre main glisser le dessin dans mon sac avec le numéro d’Artificial Intelligence. Plus loin, j’aperçois la première étoile de ski de Célestin…

    Il faut que j’y aille, je deviens trop sentimentale et ça va mal finir quand la plaisanterie se terminera. Je me dirige vers la caisse et je pose mes deux articles sur le comptoir.

    — Serez-vous sûre de vouloir ces objets du futur ? me demande le vendeur avec un brin d’appréhension, sur le même ton qu’un bon père de famille dirait à son fils « Es-tu sûr de vouloir jouer avec ces ciseaux pointus qui coupent ? ».

    — Certaine, fais-je sans y prêter attention, tout en cherchant ma carte bleue dans mon sac.

    — Cela fera 100 euros tout ronds.

    La vache, 100 euros, c’est cher ! À croire que les prix aussi viennent du futur. Bonjour l’inflation… Mais même si les enseignants-chercheurs sont sous-payés, je peux bien me permettre quelques folies de temps en temps.

    — Merci et au revoir.

    — Au déjà vu.

    Quelques secondes plus tard, je suis de retour dans la chaleur, les chalets et les chamois. J’attends en vain la fin de la blague : personne ne se jette sur moi, personne ne se met à rire.

    Je reprends ma visite de la station de ski. Il n’y a rien d’autre que les habituels attrape-touristes et restaurants de fondues. Je m’ennuie, et vu l’ambiance, je n’ai pas très envie de retourner au colloque. J’aurais dû rester plus longtemps dans la seule boutique originale.

    Je fais un demi-tour.

    Mais au bout d’un quart d’heure, je dois me rendre à l’évidence : impossible de retrouver le marchand d’avenir. C’est comme s’il avait disparu, ou qu’il n’avait jamais existé. Et pourtant, mon dessin d’enfant et mon journal scientifique improbable sont toujours là, je les caresse pour m’assurer de leur réalité, pour me convaincre que je n’ai pas rêvé.

    Honoré Cintrey, le grognard de la Vieille Garde

    La malle-poste pour Grenoble. À l’heure, pour une fois ! J’grommelle, monte et m’installe dedans. J’salue d’un signe de tête l’autre passager, sur le siège en face de moi. Un solide gaillard, la moustache en pistolet, le poil brun et dur. Les cheveux longs. L’a lui aussi posé plein d’sacs sur le toit d’la voiture. Porte comme moi une grande redingote bleu impérial et un chapeau haut de forme bolivar. On dirait ma copie. Comme si j’me regardais dans l’miroir ! Y m’ressemble beaucoup, en plus jeune et en moins imposant. Chasseur ou chevau-léger, j’dirais. Au même moment, en m’voyant, y doit penser « grenadier ». L’a pas tort, le bougre. L’a l’air malin.

    On démarre enfin. Pas trop tôt ! Je jette un regard absent au paysage qui défile par la fenêtre. On quitte la ville de Lyon puis les faubourgs. Belle invention tout de même qu’ce réseau de voitures à cheval ! Sans doute de l’Empereur. Peut-être même du Premier Consul ? Bien dans son genre en tout cas. Quel dommage que le « Louis numéro-j’sais-plus-combien » les a fait repeindre en jaune : c’que c’est criard et vulgaire ! J’me sens comme dans l’gésier d’un poussin géant. Beurk ! J’vomirais presque. J’étouffe des haut-le-cœur comme d’autres étouffent des bâillements.

    Soudain, j’romps le silence qui règne dans l’habitacle. Enfin, silence si on veut, vu les cahots et le fracas des roues sur ce ch’min mal empierré !

    — C’tait quand, ta première ?

    Ma voix tonne comme une salve de canon.

    — Austerlitz, répond aussi sec mon compagnon.

    Austerlitz… En plein mois d’frimaire ! Le froid, la pluie, la neige, encore la pluie… Le soleil qui semblait avoir déserté le champ de bataille. Le jour est toujours le premier à capituler, sale traître ! Peu importe, c’est la nuit qu’tout a commencé. Par des feux dans l’obscurité. Pour qu’ces idiots d’en face croient qu’le campement brûle ! Que Napoléon est certain d’la défaite le lend’main ! Mais la défaite, on n’y a jamais cru. Pas avec le « Petit Caporal », qui v’nait partager notre bivouac. Impossible, la défaite ! Impossible.

    Bien sûr, j’y étais. Grenadier. Me souviens pas d’avoir vu l’autre, là, en face de moi dans la malle-poste, sur le champ de bataille. Mais dans la ligne, c’pas comme dans la Garde, personne se connaît. D’toute façon, les têtes de la ligne tombent trop vite pour qu’on s’y attache. Not’régiment, le 4e de ligne, v’nait d’exploser sous la cavalerie lourde des Russes. La Garde de Constantin. Dix escadrons rien que pour nous, z’avaient mis les moyens ! Les enflures. On a morflé. Un boulet de canon m’a soufflé. Et jeté à terre. Mais j’étais pas encore mort. À peine sonné.

    Me relève quelques minutes après. J’attaque l’ennemi à revers. Seul. La plupart des camarades ont crevé comme des chiens, les autres ont fui comme des lapins. Suis à bout, blessé et j’ai épuisé mes cartouches. Mais v’nez-y quand même ! L’père Honoré a une 'tite surprise pour vous autres. Une bonne vieille grenade, bon calibre, bien mûre. Juteuse et goûtue ! La mèche a quasiment disparu quand j’la lance. L’explose avant même de toucher le sol. Le souffle arrache les cavaliers à leurs chevaux. Comme des quilles ! Moi aussi j’ai trinqué. Pas grave. J’mets à profit la surprise et la panique, et que j’te prends le drapeau russe et plusieurs rafales de mitraille dans l’bide en même temps !

    J’ramène ce drapeau à l’Empereur. L’est impressionné. Y m’attend au sommet d’une butte, égal à lui-même, avec son éternel manteau gris et son bicorne. Il s’approche et me tire l’oreille. « Je vous fais légionnaire ! qu’il s’écrie. Je vous fais baron, avec cinq mille francs de rente ! » Mais moi, je lui fais la grimace. « Majesté, j’mérite pas ça. J’préférerais passer dans la Garde Impériale. »

    La Garde, c’est la crème de la crème, l’élite de l’élite ! Les meilleurs hommes de toute l’Europe. Tout soldat qu’est pas une fiotte rêve d’en faire partie. Même ceux d’l’ennemi, c’est dire.

    Alors l’Empereur a arraché sa propre légion d’honneur de sa veste blanche, et m’l’a agrafée sur la poitrine, au milieu des trous de balle et des taches de sang. Puis j’me suis écroulé. Mon ventre était plus qu’un gruyère plein de trous !

    Au final, ce jour-là, la ruse et le génie militaire du grand Napoléon ont triomphé d’la supériorité numérique russe coalisée avec l’arrogance autrichienne et la lâcheté anglaise. Et moi j’suis entré dans la Garde. 1er régiment de grenadiers à pied ! Le plus beau jour de ma vie.

    J’réponds alors à la question que l’autre, en face, va me poser, mais qu’il n’a pas encore prononcée.

    — Arcole.

    Y répond rien, son silence dit tout. J’sens un respect immense le submerger. J’suis un « Vieux de la Vieille », j’ai mes trois brisques, moi, j’ai servi pendant trois fois sept ans ! J’suis Honoré Cintrey, le grognard de la Vieille Garde qu’a servi d’puis les débuts.

    Le pont d’Arcole… En brumaire. La première campagne d’Italie. C’tait pas ma première bataille, mais les autres comptent pas : Lui n’était pas là. La guerre est pas la même avec Napoléon. Il l’a changée. Avec lui, on en bavait. Marches forcées, combats encrassés, repas froids, charges sous la pluie… Ah le salaud, y nous a pas ménagés ! Jamais ! On prenait cher. Mais on volait de victoire en victoire : Arcole, Aboukir, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, Wagram…

    À Arcole, c’étaient encore les Autrichiens, en face. Supérieurs en nombre, comme d’hab’. C’jour-là, y pleuvait de la mitraille et y grêlait des boulets. Notre général, Machin, était blessé. Pas grave, c’était pas Napoléon. La poudre était partout, j’avais son goût âcre et amer dans la bouche. Comme un genre de chique. Pas mauvais, mais j’avais beau cracher, impossible de s’en débarrasser.

    J’avoue qu’j’étais pas encore très vaillant. J’étais qu’une goutte dans un océan de soldats et une mer de sang. Un premier général a attrapé le drapeau de la République et s’est élancé sur le pont. Personne l’a suivi. J’crois bien qu’il y’est resté. Puis le général Napoléon y va, avec sa garde rapprochée. Lui parvient à planter son drapeau, au milieu du feu ennemi. Avant de plonger dans le marais, un bourbier où y manquera d’y passer !

    Moi, j’étais resté sur la berge, côté français, bouche bée. J’devais pas être beau à voir ! J’avais la trouille, j’faisais dans mon froc. Mais j’voyais bien que ce Napoléon, lui, l’avait pas peur. Il était au-dessus de ça. J’étais plongé dans une extase, une admiration, en proie à la révélation d’un dieu guerrier. J’crois qu’c’est à ce moment-là qu’j’ai décidé de suivre cet homme. Il le méritait. C’était plus tout à fait un homme : déjà, l’Empereur à naître s’devinait sous ses traits.

    J’lui suis tout dévoué. Quand j’ai appris son retour de l’île d’Elbe et son débarquement dans l’sud de la France, j’suis parti aussitôt. Ma femme comprendra. Elle sait. La fidélité à l’Empereur passe avant mon mariage, normal, quoi. Après tout, j’ai rencontré Napoléon avant elle, non ?

    Mais j’aime ma Marion malgré tout. Une bonne pondeuse : m’a fait sept gosses dont cinq fils ! De futurs soldats pour la Grande Armée. Mon aîné a quinze ans. L’est grand, fort et bien découplé pour son âge. La tête farcie à ras bord des exploits d’son père et de l’Empereur ! Brave gars, dans deux ans, en trichant un peu, tu pourras aller au front ! C’est mon s’cond fils qui m’inquiète. Toujours fourré dans les robes du curé çui-là ! Y va pas me faire aumônier, ce trou du’c, quand même ?

    Quant aux filles, j’sais pas c’qu’elles vont d’venir. Des cantinières, peut-être ?

    Perdu dans mes souvenirs, ai pas vu le temps passer. La faute à ces foutus canassons qui nous s’couent comme des prunes ! Le soir tombe et nous arrivons à Grenoble. Déjà ! Enfin ! Bordel à neuf queues, j’ai à peine pu profiter du voyage mais c’est pas trop tôt. J’descends d’voiture. Puis j’prends congé d’mon compagnon.

    — Grand merci pour la conversation, dis-je. Quelle joie de parler avec vous !

    — Plaisir partagé ! m’assure-t-il avec un franc sourire. Vive l’Empereur !

    Plus qu’à trouver un hôtel pour la nuit, et ensuite essayer de rejoindre le « Petit Caporal » au plus vite… Mais c’est quoi c’truc, sur le mur, là, devant moi ?

    Peire chevalier d’Ardence,

    le troubadour des causes perdues

    — Peire d’Ardence, vieille pomme, quel bonheur de te retrouver !

    Au-dessus d’une vilaine cotte grise frappée d’une croix lie-de-vin, je reconnais le visage d’un ancien voisin du Limousin. Il monte toujours son cheval brun, il n’a guère changé, le temps l’a juste arrangé. À sa façon : les cheveux cendrés, le regard plus profond, et davantage de bagues à ses doigts qu’à notre dernière rencontre. Nous sautons à terre et j’ai plaisir à l’embrasser après toutes ces années, même si notre accolade tient de celle de l’ours et de la fouine, avec sa carrure de grand guerrier et mes proportions fluettes.

    Malgré la joie des retrouvailles, ses paroles ont fait saigner mes oreilles.

    — Godefroy de Salignac, mon

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