Trois couleurs pour un amour
Par Alain Emon
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alain Emon, ancien militaire, s’est reconverti dans l’éducation après avoir obtenu une licence et un master d’histoire. Passionné par la transmission de ses recherches, il choisit le roman historique pour partager ses découvertes. "Trois couleurs pour un amour" est le fruit de ses longues années d’étude et de réflexion.
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Aperçu du livre
Trois couleurs pour un amour - Alain Emon
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Avertissements
Cette œuvre de fiction puise ses sources dans le Journal de Marche et d’Opérations (JMO) du 136e régiment d’infanterie, régiment dont firent partie le peintre Mathurin Méheut et mon grand-père Gabriel Philippe. Toutes les personnes mises en scène dans ce roman sont fictives. Toutefois, certaines ayant vraiment existé, leurs noms sont cités en fin de livre.
Les termes de langage argotique utilisés dans les dialogues sont issus de deux ouvrages. Le premier de L. Sainéan, L’argot des tranchées, d’après les lettres des poilus et les journaux du front. De Boccard Éditeur. Paris. 1915. 164 pages. Le second d’Aristide Bruant, L’argot du XXe siècle. Dictionnaire français-argot. Librairie Ernest Flammarion. Paris. 1905. 474 pages. Certaines définitions peuvent paraître choquantes et obscènes. Elles correspondent néanmoins à la réalité du début du XXe siècle et ne sont pas le reflet de la pensée de l’auteur.
Les descriptions du bois de la Gruerie sont librement inspirées des œuvres de Mathurin Méheut.
Le dessin de couverture est une œuvre d’Armand Blanchard. Il n’est que le témoignage d’une époque révolue depuis que les maisons de passe furent définitivement fermées en 1946 par la loi dite de Marthe Richard.
Armand Blanchard
Né le 1er juin 1889 à Machecoul, il effectue son service militaire au 8e régiment de hussards à Meaux, puis à Verdun, de 1911 à 1913. Au cours de ses trois années dues au service de la nation, il écrit des chansons et dessine sur des cahiers d’écolier. Ces dessins représentent beaucoup de scènes qui se déroulaient dans des maisons closes. Armand Blanchard, cheminot, et son épouse habitaient rue de Verdun au Mans, en face de la maison de mes grands-parents, durant la Seconde Guerre mondiale. Le soupçonnant d’appartenir à la résistance, la police française d’Angers installa une souricière chez eux en mars 1943. Témoin du danger qui guettait son voisin, mon grand-père partit discrètement à la gare du Mans le prévenir de ne pas rentrer. Malheureusement, son message ne parvint jamais à Armand Blanchard. Il fut arrêté le 8 mars. Après avoir été condamné par le tribunal militaire allemand du Mans, il fut fusillé le 1er juin 1943, au Camp d’Auvours. Sa veuve, sans enfant, vécut dans leur maison jusqu’à sa mort. Elle fit don des deux cahiers de chansons à ma grand-mère avec qui elle était restée très proche.
Ses cahiers sont les témoignages de pans de vie de la Belle époque.
Quelques personnages
Édesse Carignan, de Lille. Étudiant.
L’escouade
La famille du Clos de Valfleury
Les autres
Et pourtant […], j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent, et qui surtout oublient. Voilà ce qu’on est.
Henri Barbusse
J’ai à me justifier en art plus que comme soldat. La vie que mènent les artistes au feu doit être presque pour tous, je présume, un supplice.
Mathurin Méheut
Prologue
Les montres molles
¹
Saint-Jacut. Mercredi, 21 juillet 1976
La Deux-Chevaux grise se gara sur la place de la Poste² de Saint-Jacut, petit village de pêcheurs devenu station balnéaire au fil des ans. La maison se situait un peu plus haut dans la Grand-Rue. Après avoir pris son magnétophone, son appareil photo, son calepin et son Bic quatre couleurs, elle alla d’un pas léger sonner à la porte indiquée par le télégramme. C’était un été d’enfer ! Cependant, la rue était protégée de la chaleur écrasante par ses pittoresques maisons de pêcheurs séculaires aux murs de granit, alignées dos aux vents dominants. Elle avait rendez-vous avec une religieuse en villégiature, hors de l’Abbaye. Sœur Marie-Madeleine de la Sainte Face. Elle soupira en songeant qu’elle serait mieux dans la mer à se rafraîchir. Son esprit vagabonda vers la Manchette, sa plage préférée, qu’elle n’avait plus fréquentée depuis son entrée à la faculté de Rennes. Elle haussa les épaules, car de toute façon son rédacteur en chef, Eugène Brûlé³, l’aurait envoyée sur autre chose. Alors, autant joindre l’utile à l’agréable. Travailler à Saint-Jacut, on pouvait difficilement faire mieux ! Quand elle lui avait expliqué le contenu de son entretien téléphonique avec la novice qui s’occupait de cette religieuse, il lui avait dit de foncer. Inexpérimentée, elle devait apprendre sur le terrain. Et cette histoire semblait fort originale. Peut-être pourrait-on la publier sous forme de feuilleton en août…
— Bonjour. Je suis mademoiselle Léonie Lebon, la journaliste qui doit rencontrer sœur Marie-Madeleine.
— Bonjour Mademoiselle. Je suis Jeanne, la novice. C’est moi que vous avez eue au téléphone. Je vais vous accompagner à sa chambre. Si vous voulez bien me suivre.
Jeanne et la jeune femme montèrent au premier étage. Dans le couloir, par une porte ouverte, des voix s’échappaient. Jeanne lui donna quelques conseils pour aborder son entretien afin de ne pas épuiser la vieille religieuse. Elle frappa doucement et, sans attendre de réponse, pénétra dans la pièce. Elle fit un léger signe à la journaliste pour qu’elle s’arrête.
— Mademoiselle Léonie Lebon est arrivée. Peut-elle entrer, ma sœur ? demanda-t-elle, avec un profond respect.
— Bien sûr ! Ne faisons pas patienter inutilement cette petite, assura joyeusement une voix juvénile.
Une forte odeur de médicaments à base de clous de girofle imprégnait la chambre. Les volets étaient fermés afin de laisser filtrer l’air marin et de maintenir un peu de fraîcheur.
— Asseyez-vous où vous voudrez mademoiselle Lebon. Mettez-vous à l’aise.
La jeune journaliste s’empara d’un tabouret en plastique orange qui dénotait dans cette chambre. La vieille nonne se leva péniblement et, s’appuyant sur sa canne, alla s’asseoir dans un fauteuil. Son visage fripé irradiait de douceur et était mangé par un immense sourire qui étirait ses rides roses. Elle lui demanda :
— Souhaitez-vous un rafraîchissement ? Nous avons de l’Orangina.
— Oui, merci, répondit la jeune journaliste, un peu crispée.
— Je vous le confesse, c’est mon péché mignon, ajouta la religieuse en souriant. Mais ne perdons pas de temps en mondanités qui vous empêcheraient d’aller profiter de la plage. Par ce temps, ce serait dommage. Êtes-vous prête ?
— Oui, ma… madame, répliqua mademoiselle Lebon. Je mets juste une cassette dans le magnéto… Voilà.
Après avoir enfoncé une touche, elle se pencha sur l’appareil et murmura :
— Mercredi 21 juillet 1976. Enregistrement sœur Marie-Madeleine de la Sainte Face. C’est parfait, je suis parée, ma… madame.
— Seriez-vous fâchée avec la religion ? demanda sœur Marie-Madeleine, confortablement calée dans son fauteuil.
— Non… Non… Enfin, ce n’est pas la chose avec laquelle je suis la plus à l’aise, avoua Léonie Lebon, qui ne voulait pas se laisser entraîner sur un chemin embarrassant.
— Ce n’est pas un problème. Ce n’est pas une confession que je vais effectuer. De toute façon, appelez-moi comme bon vous semble. Jeanne vous l’a dit au téléphone et je vous l’avais écrit, c’est d’une histoire, peu banale, dont je vais vous parler. Mais tout d’abord, avez-vous des questions ?
La jeune femme ne tergiversa pas. Elle lui posa celle qui lui brûlait les lèvres :
— Vous êtes une bonne… Euh, une sœur et vous n’êtes pas en retraite à l’Abbaye ou à Créhen, pour la laïque que je suis, c’est étonnant. Est-ce un choix ?
Le visage de sœur Marie-Madeleine se fendit d’un sourire espiègle et s’illumina comme celui d’un enfant qui va faire une farce.
— Tous les chemins ne mènent pas qu’à Rome… Et ce n’est pas parce que je suis religieuse que je dois être cloîtrée. Je suis apostolique. J’ai aidé les pauvres dans bien des rues… Cependant, j’ai expliqué ma démarche à la mère supérieure de ma congrégation.
— Ce sera donc une sorte de confession civile ? demanda mademoiselle Lebon.
— Non, non, j’insiste. Nul besoin de quêter un pardon. J’ai confessé mes fautes en entrant dans l’ordre. Je veux juste vous raconter l’histoire d’une passion et libérer ma mémoire. Le passé doit être partagé. Il est des hommes qui ne doivent pas sombrer dans l’oubli… murmura-t-elle, soudain rêveuse, en se passant machinalement la main sur la joue.
La vieille religieuse tourna la tête vers le mur. Un poster y était fixé avec des punaises rouillées. Il représentait le tableau de Dali, Les montres molles.
— Vous voyez ce poster ? demanda-t-elle tout à coup.
— Oui… Les montres de Dali. Vu la température extérieure, c’est une œuvre qui est dans son contexte, ne croyez-vous pas ? se risqua à plaisanter mademoiselle Lebon.
— Vous ne pensez pas si bien dire, répondit sœur Marie-Madeleine avec bienveillance. Connaissez-vous son titre officiel ?
— Non… À part Les montres molles, je n’en connais pas d’autres. Je suis désolée.
— Ne le soyez pas, petite. Il s’agit de Persistance de la mémoire. C’est on ne peut plus de circonstance, ne trouvez-vous pas ? Car c’est de cela que je vais vous entretenir aujourd’hui : la persistance de la mémoire. Avant que la mort ne la fasse taire à jamais.
La jeune journaliste et la religieuse observèrent le poster pieusement. Mademoiselle Lebon but une gorgée d’Orangina. Sœur Marie-Madeleine en fit autant puis, d’un ton jovial, elle déclara :
— Vous n’êtes pas venue pour entendre mes digressions sur un vieux tableau. Alors, commençons… Si vous n’avez pas d’autre question.
— Pourquoi m’avoir choisie ?
La religieuse fixa son attention sur le poster comme pour y puiser du courage ou de l’inspiration. Avec tendresse, elle regarda la jeune femme et lui fit un sourire chaleureux avant de lui avouer :
— Parce que, dans ma prime jeunesse, j’ai connu votre grand-mère, chère Léonie Lebon. J’ai reconstitué une partie de cette histoire grâce à elle. Il est donc normal que je vous la lègue.
Le Bic resta en l’air. Léonie écarquillait les yeux, bouche bée. Sous le coup de la surprise, elle bafouilla :
— Pardon ? Mémé Nini ? Vous avez connu ma mémé Ni… ?
Avant qu’elle ne continue, la religieuse lui avait coupé la parole d’un ton espiègle :
— Oui. Elle et moi avons eu nos vies bouleversées par cette guerre. Elles étaient paisibles jusqu’à cet été fatidique de 1914. C’est là que tout a commencé…
L’origine du monde
⁴
Saint-Jacut. Île des Ébihens. 24 décembre 1916
La Lune livide, trônant au milieu d’un ciel sans nuages, éclairait d’une lueur fantomatique la grève balayée par un vent glacial venant du nord. Sans lumière, deux femmes chaudement emmitouflées descendaient, avec d’infinies précautions, dans les rochers de la pointe du Chef de l’île. Dès qu’elles furent sur le sable gelé qui crissait sous leurs pas, elles se dirigèrent vers l’île des Ébihens. L’une d’entre elles avançait, avec prudence, redoutant les flaques traîtresses abandonnées par le reflux, en ahanant, soutenant d’une main son ventre distendu et douloureux et s’appuyant, de l’autre, sur un bâton noueux. Elles fuyaient… Malgré ses gants, le froid hivernal imposait de changer fréquemment la main au contact de cette canne improvisée afin d’éviter tout risque d’engelures. Elle serrait les dents, maudissant ce monde et sa folie, qui l’obligeaient à fuir sa mère, ce nouvel Hérode. L’enfant qu’elle portait devait arriver à terme dans un mois maintenant. Malheureusement, cette mère, qu’elle surnommait le Chardon, avait découvert le pot aux roses. Toutes les précautions prises par sa tante Augustine, sa cousine Suzanne et Eugénie, la jeune servante, pour déjouer sa vigilance, avaient été balayées par un coup du sort. Satané médecin à sa solde ! Satané sens de l’observation féminin ! Cette femme valait l’inspecteur Lecoq⁵ ! Du coup, la réaction maternelle avait été terrible. Sa chambre s’était transformée en cellule, et aurait dû le rester même après l’accouchement. Emmurée vivante, afin de protéger la famille du scandale ! Heureusement, elle savait pouvoir compter sur la loyauté indéfectible de sa tante Augustine qui avait planifié son « évasion ». Avec la complicité d’Eugénie et de Suzanne, elles avaient réussi à déjouer la vigilance du garde-chiourme. Auparavant, Eugénie et Suzanne avaient fait quelques navettes discrètes au port du Châtelet. La jeune servante connaissait un marin qui, pour quelques pièces, accepta de dissimuler des vêtements chauds, des couvertures, un peu de vivres et de quoi allumer un petit feu tandis que la marée monterait. Ce même pêcheur, devant la grande générosité d’Augustine, n’avait pas refusé de naviguer des Ébihens jusqu’à Jersey, malgré les risques liés aux sous-marins allemands dans la Manche. Là, une amie d’Augustine donnerait refuge à Marthe en attendant l’accouchement. Puis, elle et son enfant embarqueraient pour l’Amérique. Libres ! Ce Jaguen avait aussi accepté la possibilité, en cas d’arrivée prématurée du bébé, de devoir accoster dans un port de la côte, le temps de trouver un médecin. C’est lui qui avait fixé le jour de la fuite, en fonction des horaires de marée.
Eugénie devançait sa maîtresse sur le banc de sable, portant sur l’épaule un maigre baluchon contenant quelques effets personnels pour la traversée. Seule la lueur blafarde de la Lune les accompagnait. Leur expiration formait de petits nuages blancs qui se transformaient en cristaux de glace sur leurs écharpes de laine.
— Mademoiselle Marthe… appela doucement la servante apeurée. Il… Nous devons nous hâter ! Il me semble que l’eau monte. Le pêcheur m’a dit que nous pouvions passer, mais qu’on ne devrait pas traîner.
— Nous avons perdu du temps en descendant dans les rochers, mais il reste encore une heure… souffla Marthe épuisée. De toute façon, je ne puis guère aller plus vite.
Soudain, Eugénie se figea en regardant la côte. Son inquiétude tellement palpable empêchait Marthe de se retourner.
— Qu’as-tu vu ? demanda Marthe s’emparant vivement du bras de la jeune femme, s’efforçant de masquer sa crainte.
Marthe se moquait facilement des superstitions de sa servante d’habitude, mais elles rajoutaient de l’angoisse à leur situation.
— Regardez, là-bas ! Sur le Chef de l’île ! Ces lueurs de torches et de lanternes… On nous cherche ! murmura Eugénie.
— Déjà ? Mais ce n’est pas possible ! Julien… Crois-tu qu’il nous aurait… ?
— Ah non ! Mademoiselle Marthe, il est tellement amoureux de moi, qu’il veut m’épouser ! s’exclama Eugénie.
— Avec toutes ces lumières ! En pleine guerre ! Si jamais il y a des Boches au large, cela va les attirer ! Les gens vont encore hurler aux espions, fulmina Marthe.
Elle avait espéré que ses poursuivants ne puissent pas commencer leurs recherches avant l’aurore. La côte était surveillée et, au début 1916, il y avait eu ces histoires de feux inexpliqués sur la grève qui firent la une des journaux⁶ et mirent la commune en émoi. Alors, en toute bonne logique, elles auraient dû être tranquilles, avoir de l’avance même. C’était incompréhensible !
— Comment ont-ils pu avoir ces autorisations pour nous rechercher aussi rapidement ? maugréa-t-elle, dépitée.
— Grâce à votre père sans doute… suggéra Eugénie.
— Hum… Je crains fort que cela soit dû beaucoup plus à une perfidie de ma mère. Encore une ! murmura Marthe, dont la main se crispa sur le ventre.
— En tout cas, ils nous pourchassent déjà. Nous aurions dû louer cet âne… maugréa Eugénie.
— Eugénie ! Je sais que demain c’est Noël, mais je ne suis pas Marie et mon enfant n’est pas le fils de Dieu ! Et de toute façon, j’aurais été bien incapable de me hisser sur une telle bête, haleta Marthe, en grimaçant de douleur. Crois-tu que nous soyons encore loin ?
La masse sombre de l’île se découpait sur l’horizon blafard. Elle semblait si proche… Mais de nuit, sur la grève, c’était difficile à déterminer, surtout pour deux femmes habituées au confort d’une maison bourgeoise. Soudain, la jeune Eugénie fit un signe de croix et baisa rapidement un chapelet :
— Qu’as-tu à te signer de la sorte ? demanda Marthe en masquant avec peine son inquiétude.
— Mademoiselle… glapit la pauvre fille, d’une voix aiguë. C’est… à cause des histoires qu’on raconte au village.
— Quelles histoires ? l’interrogea Marthe.
— Celle… de l’âne rouge⁷ ! C’est de loin la plus effrayante !
— L’âne rouge ? Quelles sont ces idioties ? grommela Marthe, incrédule.
— Il paraît que le fantôme d’un marquis hanterait l’île et qu’il… commença Eugénie, angoissée.
— Veux-tu bien arrêter ? Tu vas finir par nous flanquer la frousse à toutes les deux ! s’exclama Marthe, troublée malgré tout. Allez, viens ! Nous avons assez perdu de temps !
La jeune femme avait employé à dessein ce mot vulgaire, synonyme de peur, afin d’obliger sa servante à réagir. Mais il n’en fut rien. Même l’ordre d’avancer ne l’avait pas fait bouger d’un pouce.
— Je ne t’ai rien caché de notre destination, non ? Alors, qu’y a-t-il encore ? s’énerva Marthe.
— Bien plus que les bêtises que l’on raconte, c’est cette tour lugubre qui m’effraie tant. Ne dirait-on pas l’antre du diable ? C’est aussi noir que la porte de l’enfer…
— Il me semble qu’en enfer il fait une chaleur de fournaise, répliqua-t-elle, sarcastique.
Marthe observa l’édifice militaire séculaire. Dans l’obscurité, l’antique tour de Garangeau se dressait comme le chicot d’une vieille femme, dominant les flots et la Terre. Elle était inquiétante, indéniablement… Plantée dans cette lande bretonne, au milieu de la mer, elle pouvait nourrir bien des légendes ! Mais pour Marthe, elle était le lieu le plus romantique qu’elle eût connu. Ses souvenirs affluèrent. Cette tour… Non, cette tour n’avait rien de lugubre, il s’en fallait ! Mais à qui pouvait-elle raconter ce qu’elle y avait vécu à part à son cher journal ?
— Allez ! Viens, nous y sommes presque ! À Jersey, tu pourras souffler… murmura Marthe, réprimant difficilement un sourire, en se mettant en marche.
De toute façon, Eugénie n’avait plus le choix : l’eau montait. Le doux clapotis des vagues se rapprochait de plus en plus. Comme une sourde menace. Et puis elle ne pouvait abandonner sa maîtresse ainsi. Aussi se résigna-t-elle, d’autant qu’elle craignait que quelqu’un ne meure ce soir. Elle les avait bien vus, ces fichus papillons blancs, hier dans la maison de madame. Et ça, ce n’était pas bon signe ! Quand on les apercevait, cela signifiait que quelqu’un de cette maison allait mourir… Eugénie, cette fois, se signa en catimini. Elle ne voulait plus inquiéter sa maîtresse. Elles n’avaient plus le temps de délacer leurs bottines et d’enlever leurs bas. Elles auraient dû y songer en arrivant sur le sable, mais il faisait si froid que ce n’était pas possible. Du coup, elles fournirent un effort pour rejoindre plus vite le chemin qui menait à la tour.
— Eugénie, attends ! ordonna Marthe. Ils ne pourront pas traverser maintenant. J’ai besoin de souffler. Laisse-moi m’étendre un peu dans la bruyère.
— Vous allez mourir gelée ! s’exclama la jeune servante.
— Ne t’inquiète pas pour moi ! regimba Marthe. Je ne vais pas m’éterniser ici. Mais je ne peux aller plus loin sans un peu de repos.
Rassurée et exténuée, Marthe s’allongea péniblement sur la lande que le givre faisait scintiller sous les étoiles. La mer dressait un barrage naturel entre elles et leurs poursuivants. Elles avaient au moins six heures devant elles… Et après, de toute façon, personne ne savait où elles se rendaient, à part sa tante Augustine, Suzanne et, sans nul doute, Julien. Elles seraient bientôt sauves. Elle sourit en songeant qu’il ne lui manquait qu’une couronne de fleurs pour ressembler à l’Ophélie de Cabanel, dont son père lui avait montré une reproduction quand elle était encore une enfant. Comme la jeune femme sur le tableau, elle leva un bras avec élégance et se mit à rire. Enfin ! Elle avait réussi ! Un immense bonheur l’envahit. Jamais elle n’avait été aussi heureuse que ce soir, à ce moment précis. Elle laissa éclater sa joie et hurla face au ciel.
— Libre ! Je suis libre ! Merci, mon…
Soudain, un élancement violent lui brisa les reins et lui coupa le souffle. Le bébé remua dans son antre. Marthe respira très fort en se posant une main là où le petit lui avait donné ce vilain coup.
— Chut ! Calme-toi ! Ce n’est pas le moment de faire des tiennes… murmura-t-elle tendrement en regardant son ventre avec béatitude. Maman est libre, tu sais.
Une autre flèche lui traversa les reins, aussi intense que la première. Elle ne put retenir un cri. Dès que la douleur fut passée, elle chercha une position plus confortable. Assise, elle redoutait le prochain mouvement de son enfant. Jamais il ne l’avait martyrisée comme cela auparavant.
— Vous allez bien, mademoiselle Marthe ? demanda la servante anxieuse.
— Ce n’est rien… Juste un coup du bébé, plus violent que les autres. Il m’a brisé les reins… marmonna Marthe dans un souffle, marquée par la souffrance. Il est comme toi, la tour l’effraie.
Eugénie regarda sa jeune maîtresse en fronçant les sourcils. Elle l’interrogea d’une voix tendue.
— Ce sont des douleurs dans le dos, comme si on vous plantait un poignard… Elles reviennent fréquemment ?
— Non ! Non ! Ce n’est qu’un coup…
Puis, soudainement soucieuse, Marthe changea de ton et demanda :
— Pourquoi veux-tu savoir cela ?
— Lorsque ma cousine a mis au monde son enfant, en janvier, elle connut la même chose. Ce sont des contractions qui annoncent l’accouchement… Plus elles sont rapprochées, plus le bébé est proche d’arriver.
— Non ! C’est la fatigue ! Je vais me reposer ! Ça ne durera pas…
Marthe se passa la main sur le front. Malgré le froid, il était moite de sueur. Sans doute l’effort de la traversée. Il fallait juste s’arrêter, un peu. Elle changea de sujet :
— Aide-moi à monter jusqu’à la tour. Tu sais comment ouvrir la porte sans clé, affirma Marthe. Pendant que je me poserai, tu iras voir si le pêcheur est là.
En marchant péniblement, une main soutenant son ventre douloureux et l’autre sur son dos, Marthe atteignit le bâtiment. Elle s’installa du mieux qu’elle put sur l’escalier de granit menant au deuxième étage. Une couverture dessous et la deuxième par-dessus pour ne pas se refroidir de trop. Eugénie alluma rapidement un petit feu qui, à défaut de chauffer le corps, réchauffait l’âme. Ces marches, elle les connaissait bien… Eugénie lui avait laissé une lanterne afin qu’elle ne soit pas dans le noir au cas où le feu s’éteindrait. Dès que la jeune servante se fut éclipsée, Marthe sortit du baluchon son album de cartes postales et son précieux journal. De ses doigts gourds, elle l’ouvrit délicatement et extirpa une feuille de papier légèrement froissée. Elle tremblait tellement qu’elle dut s’y reprendre à deux fois avant de pouvoir lire correctement le poème qu’Édesse lui avait dédié. À haute voix, car cela la rassurait et cette petite activité l’empêchait de penser au froid qui gagnait ses membres. Elle aurait voulu se lever pour faire circuler le sang jusqu’à ses orteils devenus aussi durs que de la pierre. En bougeant péniblement, elle réussit à rapprocher ses jambes du feu. Une douce chaleur s’insinua sous la couverture. Elle parcourut de nouveau ce poème qu’elle connaissait par cœur. C’était le seul qu’il lui avait écrit. Elle le lui avait demandé, là-bas au Guildo, alors qu’il n’était encore qu’un étranger en permission avec son frère. Qu’il lui avait semblé beau à l’époque ! Fascinant même ! De tristesse, de sensibilité et de douceur. Pourtant il s’était mué en lion pour sauver Alexandre deux fois au moins. Elle frissonna. Soudain, la porte de la vieille tour claqua. La flamme moribonde vacilla. Elle lut plus fort :
Château du Guildo. 1915. Pour Marthe.
Vos cheveux volent au vent
Je les ai sentis, hardiment
Caresser mes lèvres carmin
Quand je croisai votre chemin.
Mon fusain soyeux s’agite
En haut de la tour antique
Durant ce temps bucolique
Où, l’art tout à coup crépite.
Ève, devenue la muse
D’un hère malin aux bois dormants,
Fera, par amour, par ruse,
Trébucher, un pauvre Adam.
La fatigue la gagnait. Elle ne voulait pas s’assoupir et pourtant elle ne put résister. Soudain, elle sursauta, transie de froid. Le feu était mort. Eugénie n’était toujours pas revenue.
Une inquiétude sourde l’étreignait.
Depuis combien de temps était-elle là, endormie ?
Quelque chose n’allait pas…
Je pose la main sur la pierre pour me redresser. Le granit gelé est trempé, mon gant poisseux, mes vêtements lourds, glacés… Je hurle désemparée :
— Eugénie ! Eugénie !
Elle arrive essoufflée et affolée, arrache la couverture du dessus et s’empare de la lanterne qu’elle soulève pour éclairer la scène. Elle ne peut retenir un cri de dépit :
— Oh, non ! Vous avez perdu les eaux… Le travail est commencé !
Je ne comprends rien. De quoi parle-t-elle ?
— Le travail… est commencé ? Quel travail ?
Mais en mon for intérieur, je sais. Seule ma peur me fait nier l’évidence. L’enfant… Mon enfant ! Il a décidé de venir. Maintenant… Pas ici ! Dans cet endroit sordide, tellement gelé qu’on dirait un tombeau ! Trop tôt. Je crie de désespoir plus que de souffrance. Lui, mon avenir va briser mes rêves. Il ne faut pas… J’implore Dieu. Je le supplie :
— Non, Dieu, non…
— Je vais chercher de l’aide à la ferme à côté… déclare Eugénie.
Je trouve la force de gémir alors que je me tords de douleur. Il me semble que le froid s’intensifie. Je grelotte… les coups de poignard s’accélèrent. Plus rapprochés… Je souffre… Je grommelle :
— Non, surtout pas ! Personne… M’entends-tu, personne ne doit en avoir vent.
Eugénie sait de toute façon
