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L'espoir en exil
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L'espoir en exil
Livre électronique464 pages4 heures

L'espoir en exil

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À propos de ce livre électronique

Février 1837. Nathanael Lamport, un Français émigré aux États-Unis, a
perdu sa femme et ses enfants de façon dramatique dans le Midwest américain. Accablé, il quitte le pays et part s’établir au Canada, où il nourrit l’espoir de se refaire une vie plus tranquille. Après un long et dangereux périple, il aboutit enfin dans le petit village de Sainte-Élégie, près de la frontière.
Nathanael décide de s’y installer et d’y défricher une terre, alors qu’il se lie d’amitié avec plusieurs des habitants. Il s’attache particulièrement à Manon Labrie, la forgeronne du village, ainsi qu’à Élise Arsenault, arrivée des États-Unis, tout comme lui. Alors que Nathanael cherche à fuir les hostilités et veut seulement vivre en paix, il ignore que les ennuis sont sur le point de le rattraper. En effet, la révolte gronde au sein de la population du Bas-Canada, tandis que les Patriotes se préparent
à la rébellion.
Bientôt, la tension atteint son apogée et Nathanael ne peut plus échapper aux affrontements qui viennent frapper à la porte de Sainte-Élégie. Lui qui aspirait au bonheur dans les bras de son nouvel amour se retrouvera bientôt piégé dans des conflits lourds de conséquences qui ne laisseront personne indemne.
LangueFrançais
ÉditeurLes Éditeurs réunis
Date de sortie22 janv. 2025
ISBN9782897839666
L'espoir en exil
Auteur

François Guilbault

Chroniqueur et peintre, François Guilbault collectionne les ouvrages d’Histoire et a toujours été fasciné par les oeuvres de Shakespeare, de Molière et de Nelligan. Passionné de la quête du passé et des mots, il cherche à raconter ce qui a été avec sensibilité et érudition.

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    Aperçu du livre

    L'espoir en exil - François Guilbault

    1

    Kekionga, un coin perdu

    Il y a cent quarante ans, le gouverneur de la Nouvelle-France, M. de Frontenac, y avait envoyé le sieur de Vincennes en mission auprès de la tribu des Miamis, peuplade apparentée aux Algonquiens. À l’époque, à la jonction des rivières Saint-Joseph, St. Marys et Maumee, l’on ne trouvait que Kekionga, la capitale de cette tribu. Un millier d’indigènes y habitaient. Un lieu naturel de transit et de commerce reliant l’est à l’ouest.

    Devenu le fort Miami.

    Il avait fallu quatre ans avant que les Français y établissent une garnison et lui donnent ce nom. En 1763, à la conclusion de la guerre de Sept Ans, la France avait cédé l’endroit à l’Angleterre, victorieuse. Toutefois, après sa défaite aux mains des États-Unis, l’Angleterre avait perdu le Territoire dit du Nord-Ouest. La rivière Ohio à l’est et au sud, le fleuve Mississippi à l’ouest et le Canada britannique au nord délimitaient cette région. Le fort Miami était au centre de cette contrée. Les tribus indigènes avaient fait les frais de ce traité. Exclues des négociations entre l’Angleterre et les États-Unis, elles se retrouvèrent envahies par des spéculateurs fonciers et des explorateurs avides d’exploiter à leur profit les richesses de cet immense territoire.

    Une résistance funeste s’organisa.

    Celle de la révolte des Miamis et de leurs alliés algonquiens, appuyés par les Delawares et les Shawnees. Ils prirent les armes, désirant se défaire de l’emprise grandissante des hommes blancs sur leurs terres. Dix ans de guerre, où les opposants ne s’épargnèrent pas au chapitre des cruautés. Les tribus échouèrent dans leur tentative de rejeter l’envahisseur au-delà des montagnes Appalaches. Elles en payèrent le prix en braves, en victimes innocentes et en territoires confisqués. Elles y laissèrent aussi leur orgueil et leur honneur.

    Les Américains renommèrent Kekionga Fort Wayne.

    Un an avant la fin des hostilités, un ancien héros de la Révolution américaine avait donné son nom à cette nouvelle possession des États-Unis. La petite garnison surveillerait les Miamis récalcitrants. Fort Wayne souffrit cruellement durant la guerre qui suivit, entre le Canada et les États-Unis, en 1812. Toutefois, la persévérance américaine avait porté ses fruits : on avait reconstruit Fort Wayne, les aventuriers avaient accouru et le patelin avait obtenu le statut officiel de ville, douze ans plus tard.

    Nathanael Lamport avait été du nombre de ceux qui s’y étaient établis. Un coin de pays où chacun espérait réaliser ses rêves, ses ambitions. À présent, il fuyait cette région et les tristes souvenirs qu’il y avait enterrés.

    2

    Février 1837

    Nathanael préférait l’été. À cette saison, la forêt vivait, respirait, se remplissait de chants d’oiseaux et de l’agitation des bêtes, chantait au son des ruisseaux qui gazouillaient. À présent, toute cette vie avait disparu. La nature était ensevelie sous une chape de silence.

    Il y avait plus de deux mois qu’il avançait à petites journées. Il fuyait son malheur, désespérait de l’avenir. Il avait perdu le peu de foi qu’il n’eût jamais eu sur les frontières de l’Indiana. Le craquement d’une branche se brisant sous le poids de l’épaisseur de neige accumulée depuis près de trois mois le sortit de l’engourdissement.

    C’est trop silencieux.

    Il talonna les flancs de Juliette, sa jument, pour qu’elle continue d’avancer. La pauvre bête peinait à chaque enjambée qu’elle faisait pour traverser les congères qui lui montaient à la cuisse. Après quelques instants, constatant le trop grand effort que Juliette déployait pour arriver à la clairière où il désirait dormir ce soir, Nathanael tira sur les guides et grogna pour qu’elle s’arrête.

    Il descendit et vérifia le harnachement des charges que portaient les deux mules à sa suite. Elles étaient plus épuisées que sa monture, ayant à porter toutes ses possessions terrestres. Il brassa le coffret contenant son avoir, l’héritage de sa mère. Le tintement le réconforta. Il s’assura que son second mousquet était amorcé. La poudre était bien sèche. Il gardait toujours ses fusils et son pistolet en état de faire feu. On ignorait quand une bande de brigands s’attaquerait à vous au détour d’un bosquet. Ce qui était curieux de l’Amérique, c’était cette possibilité de voyager pendant des jours, voire des semaines, sans croiser un être humain. Et soudain, l’on tombait par surprise sur un établissement prospère et grouillant, ou sur des coquins prêts à tout pour accaparer vos possessions.

    Juliette renifla nerveusement.

    — Tranquille, la belle, lui murmura-t-il à l’oreille en lui tapotant le chanfrein.

    Le vent cessa.

    Un grognement.

    La meute s’élança de l’orée du bois.

    Des loups ! Satanés démons !

    Les prédateurs avaient constaté la faiblesse des montures, perçu leur essoufflement, observé la difficulté qu’elles avaient à se mouvoir.

    Se précipitant à la vitesse de l’éclair malgré la profondeur de la neige, le chef de la horde s’élança sur l’arrière-train de l’une des deux mules pour l’agripper de ses griffes et lui mordre la colonne.

    Nathanael dégaina et tira. Le bruit sec du mousquet se perdit dans le concert endiablé des aboiements de la meute. La mule s’affaissa, atteinte par le projectile. D’autres loups se joignirent à leur chef.

    Nathanael saisit son second mousquet et tira de nouveau. Le froid figea dans l’air le nuage de fumée qui s’échappa du canon. Il avança au travers pour constater le résultat de son tir. Il avait atteint la cible. Un loup gisait au sol, dans son sang, le crâne percé de bord en bord.

    La réponse de la meute fut instantanée. Elle se précipita sur Nathanael et le renversa.

    Oh, quelle douleur, quand les dents pénétrèrent dans le gras de son mollet ! Les gencives crispées, le geste nerveux, Nathanael sortit son couteau de chasse du fourreau et frappa aveuglément. Juliette hennissait, la seconde mule geignait. Certains des carnassiers laissèrent Nathanael pour s’en prendre aux chevaux.

    Mal leur en prit. Juliette en étourdit un d’une ruade de ses sabots postérieurs. La mule, moins alerte, imita ses agresseurs. Elle mordit le cou d’un loup, le secoua violemment et le laissa tomber au sol, inerte.

    Nathanael frappait, fendait l’air, haletait, souffrait.

    Soudain, il sentit toute vigueur le quitter, comme s’il devenait une poupée de chiffon. Il eut à peine le temps d’observer la neige rougie autour de lui. Il s’évanouit, perdant trop de son sang.

    Quelle heure était-il quand il se réveilla ? À travers la canopée, l’on pouvait deviner que le soleil se couchait. Déjà froide, la température ne faisait que commencer sa chute.

    Comment avait-il fait pour se rendre jusqu’à la clairière ? Il n’en avait aucun souvenir.

    Il jeta un coup d’œil à sa jambe qu’il dégagea de la neige. Le bas de son pantalon était aussi rigide qu’un glaçon, aussi rouge qu’un lever de soleil du mois de septembre. Mais il ne ressentait aucune douleur. Rien ne saignait. Il déchira le pantalon. Tout autour de la morsure, la peau avait bleui et une gale semblait vouloir se former. Il saisit le foulard à son cou et l’entoura autour de son mollet, après avoir mis une couche de glace sur la plaie.

    Tout à coup, il songea à ses bêtes.

    D’où il était, il ne pouvait voir la carcasse de la mule qu’il avait tuée par mégarde. Il reconnut le hennissement de Juliette qui, fidèle à ses habitudes, le surveillait à distance. Près de la jument, il repéra la seconde mule, celle qui portait le coffret contenant tout son argent. Il sourit à l’idée qu’il n’était pas complètement démuni.

    En observant l’effet des rayons du soleil couchant sur le tapis de neige, il sursauta. Il avait reconnu les pistes laissées par ses bêtes. Mais quelles étaient les autres traces qui menaient jusqu’à lui ? Des empreintes de pas. Probablement trois personnes. Des Indiens ? Des coureurs des bois ? Des filous ? Anxieux, il jeta un second regard au coffret sur le dos de la mule. Était-il toujours plein ? Nathanael essaya de se lever pour vérifier. Sans succès. Il devrait attendre le lendemain matin.

    3

    L’hiver au Canada était plus rigoureux qu’à la frontière de l’Indiana. Nathanael était en mesure de l’attester. Il achevait le long voyage qui l’avait mené de la région de Fort Wayne jusqu’au chemin Roxham, à la frontière avec le Canada. À la fin de ce périple, il s’établirait de nouveau et recommencerait sa vie. Du moins l’espérait-il.

    La blessure à son mollet avait commencé à cicatriser. Juliette s’accommodait de la charge additionnelle qu’elle devait transporter. La mule survivante portait le coffret qui, heureusement, était toujours plein.

    Pendant les longues semaines de son périple, il avait eu l’occasion de se renseigner sur sa nouvelle destination. Ce qu’il avait appris sur ce pays et ses provinces l’avait intrigué. Comment un monarque pouvait-il régner sur une contrée à distance ? Son pays, les États-Unis, avait démontré à tout l’univers la caducité de ce principe. Les Anglais avaient été rejetés à la mer et les Américains avaient pris leur destin entre leurs mains. Toutefois, les États-Unis n’avaient pas eu affaire à un autre peuple vivant dans son sein, comme le faisaient les descendants francophones de l’ancienne Nouvelle-France. Comment ces deux peuples arrivaient-ils à co-habiter ? Sa formation universitaire et les interminables heures de solitude à travers champs faisaient fréquemment germer dans son esprit de telles questions.

    À présent, il avançait péniblement le long du chemin Roxham, un sentier de traverse dont il ignorait l’existence il y avait à peine une semaine. Des villageois de Champlain lui avaient suggéré d’emprunter cette route. Raccordé à la rivière Great Chazy, ce sentier permettait de se rendre jusqu’à Napierville, sans avoir à passer par la rivière Richelieu et le point de contrôle de l’île aux Noix. Par la suite, Nathanael déciderait s’il se dirigerait vers Montréal, les Cantons-de-l’Est ou Sorel.

    Les questions de géographie n’étaient pas les seules occupant son esprit. Il était toujours intrigué par les gens qui lui avaient sauvé la vie sans rien prendre de ses biens ni de ses armes. Il ne comprenait pas ce genre de comportement.

    À Champlain, il s’était enquis auprès des habitants du va-et-vient des gens dans la direction d’où il venait. Personne ne s’y était rendu et il n’y avait pas de bandes maraudant dans la région. Les habitants de Champlain n’avaient pas hésité à lui vendre les fournitures dont il avait besoin, en échange de quelques pièces d’argent. Le numéraire était rare dans les coins reculés.

    Quant aux voyous et bandits de grand chemin qu’on lui avait recommandé d’éviter, Nathanael en avait déjà trop croisé à son goût. Cependant, son sangfroid, ses deux fusils, son pistolet, sa hache et le couteau de chasse qu’il portait à la ceinture lui avaient bien servi. Ses poings aussi. Il avait retiré quelques cicatrices de ces rencontres inopportunes ; par contre, il trouvait que ces balafres ajoutaient à son charme. Il en allait autrement de sa récente blessure au mollet à la suite de l’attaque de la meute de loups. Les élancements causés par le mouvement de ses jambes quand il était en selle le faisaient encore souffrir. Il avait consulté un médecin, à Champlain, mais le bon docteur lui avait recommandé comme remède de la patience et une bonne hygiène corporelle.

    Nathanael jeta un coup d’œil au ciel. Le temps était couvert. Tant mieux, car la neige qui s’annonçait briserait sans doute ce froid cruel. Il avait entendu parler de ces températures sibériennes qui s’emparaient du Canada et faisaient oublier les bontés que Dieu avait pour l’humanité. Sur le bord de la route, il avait croisé une femme et son enfant, sans vie, la peau violacée par les engelures. Il avait même observé certains oiseaux tomber soudainement raides morts en plein vol, comme s’ils se heurtaient à un mur de pierre.

    Tout ceci s’était passé sous un ciel bleu aux reflets d’acier damasquiné, comme il n’y en avait pas en Languedoc. Un firmament vierge de nuages, rempli des éclats éblouissants d’un soleil qui ne travaillait qu’à moitié. Le crissement des sabots des bêtes sur la neige granuleuse et leurs reniflements courts et nerveux présageaient le repos dont elles auraient besoin au prochain arrêt. Bientôt, il espérait.

    Nathanael fronça les sourcils à la vue d’un bosquet fort touffu à quelques centaines de pas devant lui, au-delà du sommet d’une colline. Il était habitué à ce genre de scène.

    Découvrirait-il un hameau quelconque derrière cette apparition ? Ou se ferait-il attaquer par des Indiens ou des voyous affamés ?

    4

    Le lendemain, le froid s’était atténué. Il était plus que temps. Une mauvaise toux avait accablé Nathanael durant toute la traversée des territoires iroquois et il avait constaté qu’il s’épuisait plus rapidement que d’habitude, surtout depuis l’altercation avec les loups.

    Nathanael s’arrêta quelques jours à Napierville afin de reposer son équipage, d’acheter quelques denrées et de reprendre des forces. Il consulta un médecin sur l’état de sa blessure. Il fut « réconforté » d’apprendre qu’il ne perdrait aucun de ses membres. Cette consultation médicale le convainquit que le sens de l’humour de certaines personnes laissait à désirer.

    Il décida de se diriger sur Sorel en longeant la rivière Richelieu. Il reportait à plus tard Montréal et les Cantons-de-l’Est. On l’avertit de demeurer dans les sentiers battus pour qu’il ne perde pas son chemin. Après toute la route qu’il avait parcourue, il jugea cet avis inutile. Il reprit son périple, laissant derrière lui quelques villageois fort heureux d’avoir été payés en pièces sonnantes et trébuchantes.

    On lui avait dit qu’il reconnaîtrait Sainte-Élégie dès le premier coup d’œil.

    — Mais pourquoi cet endroit ? avait-il demandé.

    — C’est un lieu d’asile pour les gens comme vous, lui avait-on trop succinctement expliqué.

    Nathanael avait remercié ses hôtes pour ce conseil, sans vraiment comprendre pourquoi il devait s’installer là plutôt qu’ailleurs.

    Les directions qu’on lui avait données l’éloignaient du Richelieu. Et cela lui plaisait. Ce n’était pas que les cours d’eau le laissaient indifférent, mais il avait un faible pour les plaines dont il fallait deviner l’extrême limite. Il aimait les grands espaces où le vent était maître. À l’orée d’un bois qui lui fit découvrir la rase campagne, il murmura à Juliette de s’arrêter. Il renfonça sa coiffe de fourrure jusqu’aux oreilles et s’essuya le nez du revers de la main.

    Aussi lent qu’un coucher de soleil, son regard glissa sur l’étendue blanche qui se déroulait devant lui. La bise soulevait des poignées de cristaux glacés et créait des tourbillons qui s’affaissaient mollement, quelques instants plus tard. Nathanael plissa les yeux. Au milieu de la plaine, un arbre gigantesque dominait le paysage. Aucune de ses branches ne bougeait, comme si l’hiver les avait transformées en fonte tordue.

    Pourquoi l’a-t-on laissé là, seul ?

    Il inspira profondément et donna un coup de talon sur le flanc de Juliette. Il espérait parvenir à destination avant le coucher du soleil. Dans ses traces, sa mule s’enfonçait jusqu’au poitrail dans la neige. Il suivit les vallées dessinées par le vent entre les congères. Ils progressèrent lentement jusqu’à ce que la plaine ne soit plus qu’un souvenir.

    Il s’aperçut qu’il était rendu à Sainte-Élégie bien avant d’avoir repéré la première habitation. Cette découverte le fit sourire. Accroché à un poteau planté en plein milieu du sentier, un écriteau se balançait mollement. Vous y êtes ! lisait-on sur l’affiche. Mais il n’y avait rien autour, que la forêt dense habillée de blanc ! Où était donc ce village ?

    Nathanael secoua la tête, encouragea ses bêtes d’un claquement de langue et poursuivit son chemin.

    Soudain, il n’y eut plus rien devant lui. D’une tape sur l’échine, il remercia Juliette d’avoir décelé instinctivement la déclivité. À cent pieds en contrebas s’étalaient une vingtaine de maisons aux cheminées fumantes. Le hameau semblait traversé par une rue principale, mais rien n’était moins certain, car les habitations se côtoyaient dans un désordre presque parfait.

    Était-ce cela, Sainte-Élégie ?

    Nathanael décida de vérifier. Il signifia à Juliette de suivre la corniche. Ils descendirent par un sentier où, à gauche, les pins rouges et gris s’entremêlaient, conférant à la forêt un air mystérieux. Parvenu aux abords du hameau, il se glissa entre les clôtures qui séparaient deux habitations. Pas un son, sauf celui des sabots de ses bêtes brisant la croûte de neige. Pas un mouvement à part deux corbeaux qui se pourchassaient parmi les volutes de fumée. Le vent même s’était épuisé et ne soufflait plus.

    Il ne fut pas étonné de trouver une minuscule église, au bout du village. Il s’en approcha. Elle était construite en pierres des champs. Au-dessus de la porte d’entrée, on lisait : Sainte-Élégie. Il se tourna et jeta un coup d’œil à l’autre extrémité de la rue. Oh, surprise ! Il y avait un second lieu de culte, dont le toit portait une modeste croix. Il reconnut l’architecture typique des églises protestantes, bâties de bois équarri.

    Il laissa Juliette le guider dans sa découverte du hameau.

    La première originalité que remarqua Nathanael fut les portes des maisons. Chacune arborait une sculpture d’un dessin différent, fabriquée de bois et de cornes de cerf. C’était, ici, un poisson, là, une feuille de chêne, un hibou ou un crucifix. Comme si on lui annonçait qui y habitait.

    La seconde surprise qu’il eut fut de ne croiser personne. La peste était-elle descendue sur le village et en avait-elle tué tous les résidents ? Pourtant, le temps était redevenu clément et il n’y avait aucune raison de garder les enfants cloîtrés. Il fut tenté de cogner à la porte d’une maison pour comprendre le phénomène. Il n’en eut pas la chance.

    Tout à coup, du fond de la forêt, une fanfare de hennissements de chevaux, de claquements de fouets, d’invectives, de jurons et de chansons éclata. Juliette se cabra et la mule tendit l’oreille. Protégés par leurs manteaux en fourrure et leurs bonnets de laine, des dizaines de gens firent irruption et se dirigèrent vers le village. On eût cru un peuple en migration découvrant l’Eldorado. Égrenés dans la foulée des adultes, les enfants échappèrent à leur surveillance et s’agglutinèrent sur la place centrale. Nathanael descendit de sa monture et s’avança pour mieux voir.

    Les gamins étaient emmitouflés jusqu’aux oreilles et ressemblaient plus à des oursons qu’à des êtres humains. Ils tenaient une branche dont ils se servaient pour frapper sur un palet de bois. Séparés en deux camps, ils rivalisaient pour la possession de cet objet sous les encouragements de leurs parents. Ce plaisir fut toutefois de courte durée. Les mères sortirent des maisons, entourèrent leur marmaille et, tels des commandants de régiment, les rabrouèrent et mirent fin à leur jeu. Penauds, les enfants disparurent dans les habitations familiales.

    Personne n’avait pensé à saluer Nathanael. Il était comme un fantôme qui observait le monde à son insu. Il chassa cette idée en secouant la tête.

    Certains des hommes suivirent leurs épouses et se réfugièrent à l’intérieur, heureux de retrouver la chaleur. D’autres se dirigèrent vers ce qui avait toutes les apparences d’un débit de boisson, si l’on en jugeait par le nombre de barils entassés près de la porte d’entrée. Nathanael reconnut un comptoir de traite d’après les peaux clouées sur le mur de la devanture. Il ne s’étonna pas de ne pas voir d’école. Ici comme ailleurs, les enfants apprenaient à lire au même endroit où on leur enseignait à prier.

    Il revint vers Juliette, prit les brides de la mule et monta sa jument.

    Tout à coup, il aperçut un garçon surgir entre deux maisons. Il portait à l’épaule des harnachements de cheval. Nathanael s’approcha pour le saluer.

    — Where is the mayor’s house ?

    — Ouâte ?

    — The mayor, répéta Nathanael en étendant le bras pour montrer le village.

    — De mèiheur ?

    Soudain, Nathanael prit conscience que le jeune ne parlait pas l’anglais. Pourtant, au Canada…

    — Le maire, mon garçon. Où puis-je le trouver ?

    Le jeune lui fit un grand sourire, se décoiffa et utilisa son bonnet pour indiquer la troisième maison au bout de la rue.

    — Où alliez-vous ainsi ? demanda Nathanael.

    — Chez le forgeron.

    — Y conduiriez-vous ma mule ? J’irai la chercher après ma visite.

    — Avec plaisir, misteure !

    — Quel est votre nom ?

    — Painchaud.

    — Merci, mon brave Painchaud.

    5

    Posté devant la troisième maison au bout de la rue, Nathanael contemplait la porte faite de pin blanc équarri de main de maître, soutenue par deux charnières en fer forgé.

    « Du beau travail », marmonna-t-il pour lui-même.

    La sculpture clouée sur le battant avait attiré son attention. Taillée dans une pièce unique qu’il crut être du chêne, une Vierge Marie lui tendait les bras pour l’accueillir. De toute évidence, Sainte-Élégie ne ressemblait en rien à Fort Wayne. Il se trouvait en pays catholique.

    Quand il toqua, l’on s’affaira à l’intérieur. On souleva un clapet et la porte grinça sur ses gonds. Nathanael ne put retenir un sourire. Devant lui se dressait une petite femme rondelette, camouflée derrière un immense tablier à carreaux rouges et blancs. Les cheveux roux en broussaille, le nez heureux, la bouche aimable, les joues rebondies le ravirent. Un souvenir de sa mère…

    — Bonjour, madame. J’aurais désiré rencontrer le maire. Est-ce bien sa demeure ?

    Elle ne répondit pas, étant absorbée par les yeux que l’étranger braquait sur elle. Étaient-ils gris ou bleus ? Peu importait. Elle se sentait enveloppée par ce regard pénétrant.

    Nathanael retira sa toque de fourrure, attendant une répartie. Ses longs cheveux bruns, attachés en une queue à l’indienne, disparaissaient derrière ses épaules. La barbe dense qui lui tapissait le visage empêchait de bien voir ses traits. Toutefois, sa mâchoire carrée, son nez légèrement aquilin et son front gercé de quelques rides confirmaient sa belle apparence. Ou étaient-ce des cicatrices ?

    — Juste là, marmotta la femme en pointant la tête en direction du fond de l’habitation.

    — Permettez ? s’enquit Nathanael en cherchant du regard le droit de s’introduire dans la demeure.

    La maîtresse des lieux lui sourit et lui indiqua de refermer le battant derrière lui.

    — Monsieur Bliot ! Quelqu’un pour vous ! annonça-t-elle avant de retraiter vers la cuisine.

    Pourquoi crier ? Nathanael ne comprenait pas, car son interlocuteur était assis dans la pièce commune où donnait la porte d’entrée. Était-il sourd ? Peut-être. Il n’était pas seul. Un jeune homme en uniforme militaire toisait Nathanael. Le maire se leva pour se présenter. Le soldat le suivit.

    — Jacques Bliot, maire de ce village, confirma l’hôte ventru dans la cinquantaine, qui s’approcha et tendit la main. À qui ai-je l’honneur ?

    — Nathanael Lamport, à votre service.

    — Oh, je n’en demande pas tant ! répliqua Bliot en pouffant.

    Interdit, Nathanael garda pour lui sa réflexion, à savoir que ses bonnes manières ne lui seraient d’aucune utilité avec cet individu au sens de l’humour douteux. Il s’adressa au soldat qui attendait d’être présenté.

    — Monsieur ?

    — Lionel Douglas, enseigne dans la Marine de Sa Majesté.

    Ils se serrèrent la main en se souriant par convenance.

    — Ne soyez pas étonné si l’on appelle ce jeune homme « sergent Douglas » dans le village, déclara Bliot. C’est un sobriquet que nous lui avons donné. Il tranchait trop sur les habitants, puisque c’est le seul marin des environs et que le Richelieu est à des lieues. Nous avons considéré que ce grade convenait mieux à notre décor, puisque sa mission est de voir au respect des lois du roi Guillaume, à Sainte-Élégie. Mais je vous jette par la tête des banalités. Enlevez votre parka et entrez vous réchauffer.

    Quoique son éducation ne l’eût pas laissé ignorant de l’étiquette, Nathanael s’accommodait bien de cet accueil à la bonne franquette. D’autant plus que la chaise qu’on lui offrait se trouvait tout près du poêle en fonte qui ronronnait. Ils prirent place dans le salon et, une fois un liquide couleur de bronze transparent aux reflets auburn versé dans

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