Les russiens, les russes et le raskol
Par Patrick Cherbé
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
En poste à l’ambassade de France à Moscou de 1979 à 1982 pendant la période brejnevienne, en qualité d’interprète-traducteur, Patrick Cherbé a vécu sous l’ère soviétique une dizaine d’années avant la chute de l’URSS. Il a par ailleurs effectué de nombreux séjours en Russie et dans les anciennes républiques soviétiques de 1989 à 1997. Durant ces huit années de l’ère Eltsine, il a été un témoin privilégié de l’effondrement progressif de ce pays-continent et de son système. Alors que le pays traversait une crise sans précédent, il a assisté à la discrète ascension d’un jeune homme travaillant dans l’ombre d’un Eltsine vieillissant. Un inconnu du grand public nommé Vladimir Poutine.
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Avis sur Les russiens, les russes et le raskol
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Aperçu du livre
Les russiens, les russes et le raskol - Patrick Cherbé
Patrick Cherbé
Les Russiens, les Russes et le raskol
Du même auteur
– L’échappé bêle
2021, 5 Sens Editions
– TuNicie
2021, 5 Sens Editions
– Jeuillesse
2020, 5 Sens Editions
– Une histoire d’amer ou l’itinéraire d’un enfant bâté
2020, 5 Sens Editions
– De Moscou à Valbonne, la vie d’Olga
Tome I, 2019, 5 Sens Editions
– De Moscou à Valbonne, la vie d’Olga
Tome II, 2019, 5 Sens Editions
LE CHAOS
Chaque matin offre une porte de sortie sur la vie, mais on n’a pas tous les jours envie de l’ouvrir. Depuis quelque temps elle n’y trouvait plus son compte. L’espoir que les changements intervenus subitement dans le pays étaient censés susciter dans l’esprit de certains, s’amenuisait un peu plus chaque jour dans le sien. Les bouleversements auxquels personne n’avait été préparé fascinaient une partie de la population tout en angoissant une autre.
Âgée de vingt-deux ans, elle n’avait jamais quitté sa patrie où toute sa famille vivait depuis des générations. Ces derniers jours les rumeurs les plus folles sur l’avenir immédiat commençaient à lever un vent de panique.
Après le déplorable bilan des lendemains censés chanter, promis à tous au début du siècle quelque soixante-dix années plus tôt, des millions de gens demeuraient sur leurs gardes. Cette nouvelle promesse d’avenir radieux dont sa génération était censée profiter, plongeait une grande partie de la jeunesse russe dans un profond sentiment de doute et de désarroi en ce nouveau « temps des troubles » des années 90.
De nouveaux horizons bleus se profilaient pour une minorité à grand renfort de publicité, de dollars, de société nouvelle dite de consommation ; un avenir sombre et sans espoir, pétri de résignation, pour des dizaines de millions d’autres. Si le siècle avait commencé par la guerre civile entre Rouges et Blancs, annihilant les valeurs acquises au cours d’un millénaire, il se terminait par une guerre si vile, si brutale et si destructrice, qu’il laissait le pays au bord d’un gouffre abyssal de désolation. Sans dire son nom, cette nouvelle guerre civile opposait impitoyablement les tenants du libéralisme à ceux de l’ordre établi.
Née au début des années soixante-dix, Larissa, jeune femme joyeuse, heureuse de vivre, avait grandi au rythme des slogans socialistes. Pour la première fois, ce matin elle se réveillait avec un goût amer dans la bouche. Étudiante au MGU, la plus célèbre université du pays où elle avait brillamment réussi le concours d’entrée, son cursus avait commencé cinq ans auparavant ; avec l’assurance, diplôme en poche, de débuter sa vie professionnelle dans les meilleures conditions matérielles et sous les meilleurs auspices. La certitude de décrocher un poste à la fin de ses études, le bonheur de fonder une famille avec son futur mari dans une ville du pays, où qu’elle fût, avaient aiguisé ses ambitions durant les quatre premières années de ses études d’ethnologie.
Ce matin, depuis sa minuscule chambre d’étudiante, au vingtième étage de l’université Lomonossov, juchée sur le « Mont des Moineaux » avec vue imprenable sur la capitale, le regard perdu dans le ravissement du spectacle, elle parcourait une ligne enchâssée çà et là de vieux gratte-ciels staliniens et de coupoles d’églises, tantôt embrumée par les cheminées d’usines, tantôt divinement célébrée par un ciel étonnamment pur en ce matin de glace de 1993. Tous les matins, charmée, abandonnée à ce vertige enjôleur, elle réduisait son être à ce regard contemplatif.
Pourtant aujourd’hui, contrairement à l’accoutumée, ce spectacle matinal dont elle aimait s’imprégner avant d’aller en cours, exhalait par moments la vision étrange d’une forêt de pierres grises et de bulbes aux feuilles d’or fanées que quelque chose de nouveau, d’inconnu, allait emporter dans un puissant tourbillon que rien n’arrêterait. Entre elle et l’horizon s’étendait un grand vide, une béance où son esprit s’abîmait irréparablement, tel un cauchemar où le corps chute dans un puits sans fond. Contrairement à l’adage posant que la nature déteste le vide, elle décrétait ce matin que c’est bien l’homme et non la nature qui le tient en horreur.
Face à ce Moscou qu’elle craignait ne plus reconnaître un jour, un sentiment de désolation serra momentanément sa gorge. Elle posa ses mains à plat sur le radiateur en fonte solidement ancré au mur, comme pour retenir une chute imaginaire et oublier le froid incisif mal contenu par un double fenêtrage usé, victime des morsures d’hivers successifs. Sans détacher son regard du panorama ensorceleur, elle saisit son podstakannik, le porte-verre si cher aux Russes, et avala une gorgée de thé. La chaleur se diffusa instantanément dans son corps. Sa vue se troubla. Une larme coula sur la vitre de ses yeux.
Aujourd’hui, ce « tchaï » matinal, habituellement réconfortant, avait un goût bizarre ; comme si le lot, venu de la lointaine Guria en Géorgie, altéré par une récolte tardive ou une malveillance quelconque, lui apportait la mauvaise nouvelle. Un nouveau chapitre de l’histoire de son pays s’écrivait sous ses yeux fatigués, lui laissant ce goût désagréable dans la bouche ; à l’insouciance d’une jeunesse sans accroc majeur jusque-là, succédait une mélancolie inédite, obsédante. Cette nouvelle page de l’histoire du pays qui se tournait la rendait déjà nostalgique d’un passé révolu.
Depuis la rentrée de septembre, des signes tangibles, annonciateurs d’un profond bouleversement, l’avaient alertée. Mais, fidèle à son objectif initial, elle s’était concentrée sur les cours de sa cinquième et dernière année, l’ultime ligne droite avant le saut dans la vraie vie. « Le diplôme d’abord ! » avait-elle toujours pensé depuis son entrée à l’université. « Après… après tout serait possible ! »
Enseigner, se consacrer à des recherches sur le terrain – le pays ne manquait pas de laboratoires à ciel ouvert – préparer une thèse qui lui ouvrirait de nouvelles portes, tout serait permis pour mener à bien une brillante carrière dans cette discipline dont elle avait fait sa profession de foi dès les deux dernières années de lycée. Son avenir passait avant tout, il ne dépendait que d’elle et de ses résolutions. Rien ne devait s’y opposer. Sans pouvoir expliquer la soudaineté de cet étrange sentiment, ce matin elle prenait conscience pour la première fois que le processus en marche depuis l’été 1991 serait irréversible. Une voix intérieure lui soufflait des messages préoccupants, alarmistes, codés de signes inconnus venus d’ailleurs. Elle réalisait que l’ordonnancement de l’existence tel qu’elle l’avait connu vacillait chaque jour un peu plus. Plus le temps passait, plus ce mouvement continu vers des perspectives totalement inédites la fragilisait, lui donnant la certitude que rien ne serait plus comme avant.
Étudiant lui aussi en ethnologie, Oleg avait connu Larissa en première année. Le choix de leur discipline puis le désir partagé d’une vie à deux, construite autour d’une passion commune, les avaient naturellement rapprochés. Oleg l’avait rencontrée, et non l’inverse. De septembre à décembre il n’avait eu d’yeux que pour elle. Son petit air de Nikita-peau de neige, aperçue dans le clip d’Elton John sur des cassettes parvenues de l’Ouest sous le manteau, ses longues boucles blondes, sa taille de guêpe, son visage blanc-rose aux pommettes saillantes, ses yeux d’atoll l’avaient terrassé dès le premier jour de la rentrée. Dans l’amphithéâtre, il s’arrangeait pour s’asseoir invariablement derrière elle et s’enivrer du sillage de Maroussia, son parfum préféré, récemment lancé par Slava Zaïtsev, célèbre couturier moscovite à la mode. Cette fragrance aldéhydée aux notes subtiles de pêche douce et de fleur d’oranger l’envoûtait.
Il observait sa belle en rêvant au jour où il oserait lui déclarer sa flamme. Elle avait bien vu son manège qu’elle avait feint d’ignorer de longs mois durant. S’évertuer à le faire mariner dans le jus d’une indifférence superbement maîtrisée, l’avait beaucoup amusée. Elle était de ces beautés slaves qu’aucun homme, à moins de pâtir de l’acuité visuelle d’une taupe, ne pouvait ignorer. La cour assidue de garçons papillonnant autour d’elle entre les cours, le rendait ivre de jalousie, regrettant de ne pas avoir assez d’oreilles pour entendre tous les chuchotements de ses potentiels rivaux, assez d’yeux pour épier leur galant manège empressé. Il guettait dans leur comportement les signes d’une éventuelle complicité, de gestes trop suggestifs, de regards sensuels trop appuyés. Timide, il ne l’approchait que rarement, préférant observer à distance ses attitudes et sa silhouette sans jamais trop s’éloigner. Pendant les cours, elle imaginait dans son dos le regard rêveur et amoureux d’Oleg se perdre dans son épaisse et longue chevelure dont elle jouait malicieusement à chaque mouvement de tête.
C’est au tout début de l’année suivante, pendant le nouvel an russe qui enflamme rituellement tout le pays une bonne quinzaine de jours, ou plus précisément… de nuits – fêtées comme il se doit sous une pluie de cadeaux, de fleurs et de fontaines de spiritueux – qu’il parvint, au prix d’efforts démesurés, à surmonter enfin sa maladive timidité.
Pendant la première moitié de janvier, période de l’année préférée et bénie des Russes, toutes les administrations, les sociétés, les usines, fonctionnent au ralenti. À l’instar d’une bonne partie du mois d’août en France, le pays dort ou fait la fête. Inutile d’essayer de joindre quelqu’un à son poste de travail, tout le monde célèbre le Noël et le Nouvel An russes, dans la stricte observance de la tradition des trois « esse » : ivresse, liesse, paresse. Les Russes ont toujours plaisanté à ce propos : « Si un jour un pays décide de nous envahir début janvier, le 15 du mois nous sommes cuits. » « Cuit » est le mot juste. Pendant cette première quinzaine le degré de beuverie atteint une telle proportion que la tradition populaire a rebaptisé janvier ianvar, boukhar signifiant picoler. Janvier-picolier : le mois de la picole absolue !
C’est au cours d’une de ces soirées glaciales de boukhar, où les corps ne demandent qu’à se réchauffer, où le Champanskoyé et la vodka tannent les gosiers jusqu’au petit matin, qu’Oleg abandonna son air faussement indifférent et finit par inviter Larissa à danser. Dès lors, ils ne se quittèrent plus. Leur vie de jeunes gens prit fin le lendemain même, comme si leur complicité assassine avait enterré dans la joie et l’ivresse les vingt premières années de leur existence. Au terme d’une longue nuit blanche de givre et de vodka frappée, consacrant leurs serments ils s’empressèrent de sceller leur engagement.
Pourtant, ce matin, sur la vitre cotonneuse de la chambre de Larissa, le visage d’Oleg apparaissait par intermittence, comme un mauvais présage, une espèce d’hologramme flou, à cheval sur cette ligne de crête moscovite dont elle ne parvenait pas à détacher le regard.
Comme Larissa, le peuple savait qu’il serait hors-jeu. L’initiative appartiendrait aux initiés, pas aux dizaines de millions de profanes. La dictature d’une infime partie de la population sur le prolétariat se poursuivrait d’une façon ou d’une autre. Le joug du KPSS serait simplement remplacé par celui du dollar et ceux dont les comptes à l’étranger en regorgeraient rapidement. Ce qui alarmait par-dessus tout la population c’était le chaos qui n’en finissait pas de se prolonger, précipitant l’écroulement d’un système dans lequel elle avait toujours vécu.
Malgré tout, au début des années 90, il lui paraissait impensable, voire impossible, d’envisager que l’URSS se disloquerait. Que l’Empire imploserait, vendu en pièces détachées ! Que quatorze républiques, l’une après l’autre, annonceraient leur sécession et quitteraient la nef du plus grand pays du monde, fières et heureuses de recouvrer leur autonomie ; tandis qu’une seule, la plus grande, resterait démunie, impuissante, humiliée par un tel dénouement, aussi inattendu, aussi improbable !
Comment admettre qu’une telle puissance demeurerait orpheline, isolée, amputée de toutes ses conquêtes qui faisaient sa fierté ; que le système s’effondrerait comme un château de cartes, entraînant la désagrégation du complexe militaro-industriel, que la vertigineuse dégringolade du rouble fortement dévalué le réduirait à une monnaie de singes ? Impossible d’envisager l’inadmissible ! Des territoires conquis depuis la Grande Catherine par le tout-puissant Kremlin restitués un à un à leurs propriétaires pressés de battre monnaie, rétablir officiellement leur langue, oublier celle de l’ex-colon russe, chasser ceux qui ne la maîtrisent pas, composer leur propre hymne, arborer leur propre drapeau… tout cela paraissait inimaginable !
Personne n’y croyait encore. Or, comme un torrent en furie le cours de l’histoire acheva à marche forcée l’œuvre entamée en 91. En une décennie le peuple russe devait subir sa plus grande humiliation sous les yeux réjouis de l’ensemble de la communauté libérale internationale. Ce terrible échec provoqua une immense onde de choc, tueuse, destructrice de tout un monde de valeurs qui avaient forgé sa singularité sur la planète.
Les médias, naguère muselés, commençaient à faire état ouvertement de l’immense détresse où étaient plongés des millions de gens. Parmi les rescapés de la deuxième guerre mondiale, des « veterany » – anciens combattants de la Grande Guerre Patriotique, Héros de l’Union Soviétique : distinction suprême – se suicidaient ou mouraient de chagrin. À l’image du pays, des familles entières se disloquaient, les plus âgés regagnaient leur patrie d’origine, laissant les plus jeunes dans leur république de naissance et de cœur.
Tout Russe désireux de rester dans les républiques libérées devait apprendre l’idiome local devenu première langue officielle. Des personnes âgées qui avaient passé le plus clair de leur vie dans une république soviétique autre que celle de Russie, incapables de satisfaire aux exigences linguistiques des nouvelles autorités, sous peine de devenir citoyennes de seconde zone, durent retourner dans une Russie où elles ne possédaient plus rien, où même, certaines n’avaient jamais mis les pieds.
C’est dans cette atmosphère délétère que Larissa et Oleg, s’apprêtaient, eux aussi, à affronter les répercussions de ce séisme mettant leur couple à l’épreuve comme celui de millions de jeunes gens en âge de fonder un foyer. Malgré leur jeunesse et leur attachement à une profonde russité, d’autres facteurs déchirants entraient en ligne de compte. Un choix de vie s’imposait à tous… là… maintenant, tout de suite. Que faire ? Prendre le train de l’histoire en marche sur les rails de cette nouvelle révolution qui ne disait pas son nom, ou se dresser sur sa voie comme un seul homme et stopper la marche folle de la « bête humaine » ?
Eltsine avait déclaré : « Je suis convaincu qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura pas de retour au passé (…) la Russie sera libre. » Oleg y croyait, Larissa pas vraiment. Elle se projetait dans un avenir qui enterrait déjà ces années 90, se raccrochant à la sagesse populaire et à son humour souvent clairvoyant et divinateur. « La Russie est un pays au passé imprévisible », elle recevait cette boutade populaire du moment comme un présage. Tout peut arriver chez nous, pensait-elle. Récrire le passé n’a jamais posé de problème en Russie. Eltsine passera, la Russie restera.
Le Parti Communiste demeurait fort mais la chienlit s’installait peu à peu. Le cauchemar hantait le quotidien. Les prix grimpaient. La paupérisation s’étendait à tout le pays. Larissa observait, subissait, anxieuse, dégoûtée. Sa bourse d’étudiante famélique virait à l’aumône, heureusement la gratuité du restaurant universitaire lui assurait deux repas par jour. Mais pour combien de temps encore ?
Jour après jour elle sentait peser sur elle le fardeau de son impuissance et un odieux sentiment de résignation l’envahir, malgré sa volonté aussi farouche que vaine de lui résister.
Dans les rues une orgie permanente d’objets inconnus défigurait la ville. À l’intérieur des kiosques dressés à la hâte sans autorisations, aux abords des stations de métro, dans les jardins publics, des nouveautés venues de l’Occident provoquaient d’interminables files d’attente de curieux, attirés comme des mouches par l’espoir d’acheter ne serait-ce qu’une bricole venue d’outre rideau de fer. Naguère on faisait la queue à cause des pénuries récurrentes, un sachet dans la poche au cas où. L’avoska, ce petit filet toujours présent sur soi dans la poche ou dans une serviette, perdait son utilité. Les magasins d’État désespérément vides, on se contentait, le regard désabusé, de passer devant les kiosques pour apercevoir les barres chocolatées, les paquets de chewing-gum Hollywood, les cartouches de cigarettes américaines, naguère vendues sous le manteau, désormais en vente libre, les ustensiles de cuisine venus d’une autre galaxie !
Trop cher ! Tout était trop cher ! Les Russes découvraient le principe de l’inflation. Même le prix du ticket de métro, symbole de la stabilité des prix sous l’URSS, bondissait. De 1935 à 1992, soit pendant près de soixante ans, son prix était resté bloqué à cinq kopecks. En janvier 93 il coûtait trois roubles, en juin dix roubles. Les étiquettes affichées désarçonnaient Larissa qui ne pouvait concevoir qu’un seul objet pût coûter la moitié d’un traitement d’enseignant. Elle pensait à ses parents. Qu’allaient-ils devenir avec un système d’éducation délaissé, périclitant, des salaires de fonctionnaires de moins en moins avouables ? Comment leur épargner le long chemin de souffrance qui les attendait ? Face à ces incertitudes et la peur du lendemain, comme pour beaucoup de ses compatriotes son cœur avait penché pour le coup d’État fomenté par le Président du Parlement Khasboulatov et son Vice-Président Routskoï. Mais leur tentative de restaurer le régime soviétique menée par une bande d’incapables avait échoué lamentablement. Gorbatchev, dépassé, désavoué, telle une marionnette démembrée remisée, voyait impuissant, sa tache de vin s’étendre sur le haut de son crâne, lui, le dirigeant réputé le plus sobre de toutes les Russies. Boris Eltsine, aviné du matin au soir, devenu premier chef d’État russe élu au suffrage universel, poursuivait à la machette sa politique de transformation économique du pays.
C’est par le talon d’Achille du pays que le chancre du capitalisme sauvage s’immisça sournoisement dans les rouages d’une économie exsangue. Outre les objets, marchandises et ustensiles jusqu’alors inconnus censés améliorer le quotidien, l’alcool dont les Russes sont et seront toujours friands, débarquait en masse : whisky, gin, liqueurs, vins français, etc. Larissa observait ce phénomène s’installer insidieusement dans le quotidien des ex-Soviétiques. Conscient de ce fléau, Gorbatchev avait tenté en vain de réduire la consommation d’alcool. Mal lui en prit, ces mesures impopulaires contribuèrent largement à précipiter sa chute. Un président alcoolique comme Eltsine correspondait mieux aux réalités d’un peuple de tout temps imbibé d’alcool. On n’empêche pas un Russe de boire. Eltsine qui ne brillait pas particulièrement par une intelligence au-dessus de la moyenne avait au moins, outre les spiritueux, assimilé cette constante. Cette calamité séculaire et endémique avait depuis toujours représenté un exutoire à des conditions pénibles d’existence ; minimisant ainsi dans l’inconscient collectif les conséquences dramatiques de ce fléau social. L’absence d’éducation et de sensibilisation à ce problème avait tourné en dérision l’alcoolisme et ses victimes. L’humour s’en était toujours emparé sans jamais souligner sa perversité, sans jamais le considérer comme une maladie à part entière nécessitant un traitement en profondeur dans toutes les couches de la société. L’ivrogne dans la tradition populaire était apparu de tout temps comme une espèce de protégé de Dieu, un être désabusé et inoffensif. Voilà pourquoi les mesures de Gorbatchev furent moquées, ridiculisées par tous les Russes qui l’affublèrent d’un nouveau titre honorifique. Secrétaire Général du PCUS, il fut déclaré à l’unanimité Secrétaire Minéral.
C’est ainsi que son décret anti-alcoolisme datant de 1985 s’est finalement soldé par un échec, tout comme sa politique. Dès son arrivée au pouvoir Eltsine, nouveau premier boyard dit « Soiffard Premier », premier Président de la Fédération de Russie, abrogea le décret, rétablissant ainsi l’esprit de tolérance dont l’alcool avait toujours joui dans ce pays. Aussitôt, des importateurs rusés saisirent l’opportunité d’un business juteux. En quelques mois ils réussirent à écouler, à travers des réseaux de détaillants parallèles, des centaines de conteneurs de vins français de piètre qualité. Qu’importe le piqueton pourvu qu’on ait l’ivresse ! Personne ne s’y connaissait en vins, mais l’étiquette « made in France » faisant foi, la nouvelle boisson était devenue un « must ». Venant de l’Occident, de France de surcroît, c’était « KLAASS ! » Le snobisme à la russe faisait son apparition ; un snobisme niais, privé de repères, inéduqué, parvenu sans le savoir au comble du mauvais goût ! Pendant la dernière décennie du XXe siècle, les oscars internationaux de l’Académie des pires représentants d’un milieu copurchic surfait, totalement dénué d’élégance et de savoir-vivre, furent décernés chaque année à des lauréats russes. Tout au long de cette période d’apprentissage ils régnèrent sans partage et sans conteste sur toutes les manifestations bling-blings. Si le régime soviétique avait généré des dépressifs, des alcooliques, d’obscurs quidams résignés, tous confinés dans le cadre mélancolique d’une vie médiocre et sans perspectives, il avait su exempter jusque-là ses sujets de cette maladie mentale qu’est le snobisme, inoculée désormais comme un virus chez les « Nouvorrrichhh », qu’aucun vaccin ne parviendrait jamais à éradiquer. C’est ainsi que le ver du capitalisme entra dans le fruit du socialisme. Convaincue de s’élever au-dessus d’elle-même et de ses compatriotes, hier discrète, recroquevillée sur ses illégitimes prérogatives, adepte du kitsch absolu, cette nouvelle caste de suiffards et soiffards unis étalait désormais au grand jour ses nouvelles acquisitions avec arrogance, toisant ses concitoyens du haut d’une exaspérante condescendance. Elle s’inventait ses propres quartiers de noblesse dilapidés, disparus depuis trop longtemps avec l’élimination de la famille Romanov. Déterminée à s’octroyer les privilèges dynastiques dignes des grandes traditions aristocratiques, elle créait un empire dont les fondations reposaient sur l’accumulation de dollars dans des proportions gigantesques. Les billets verts arborés comme signes distinctifs et emblèmes de ses nouvelles armoiries, elle blasonnait à l’envi du haut de sa grandeur « d’armes ».
Boire à l’occidentale fut une épouvantable faillite dans l’apprentissage de l’art de déguster un vin. Offrir à sa table un vin français relevait du meilleur goût, même si sous le palais d’un amateur averti le breuvage demeurait une exécrable piquette. Les Soviétiques n’avaient jamais bu que des vins doux très sucrés dits « sladkie », tout comme leur sirupeux mousseux étiqueté sans scrupules et au mépris de toutes les lois commerciales internationales : « champanskoyé ». Bouleverser ses habitudes n’est pas chose facile, éduquer un palais encore moins, d’autant que cela exige du temps. Si bien qu’au début des années 90 les vins de table et le champagne français exhibés comme des trophées sur les tables des restaurants dits chics et des particuliers fortunés, provoquaient des moues réprobatrices et des froncements de sourcils acidulés après chaque lampée. Mais le snobisme a ses raisons que la raison ignore. Il était de bon ton d’apprécier les goûts occidentaux, quitte à se piquer d’une feinte béatitude, suivie malgré soi d’une irrépressible grimace aigrelette. Le chic du chic consistait à dévoiler le prix faramineux de la bouteille à ses invités. Plus celui-ci était élevé plus il suscitait l’admiration des convives, ébahis devant la générosité et le bon goût de leur hôte paré, à l’unanimité des invités, de la suprême étiquette de l’élégance du parvenu. Klaass ! Avec le snobisme l’échelle sociale fit une entrée fracassante dans la vie des citadins fortunés des grandes villes russes. Les marques de voitures étrangères, les carrosseries aux couleurs étincelantes, métallisées, les accessoires et les coiffures tape-à-l’œil, le bling-bling généralisé, les tenues pour le moins extravagantes des nouvelles beautés russes prirent d’assaut la citadelle de la grisaille et de la monotonie urbaine.
Un nouveau grand marché s’ouvrit aux viticulteurs français et importateurs russes. Les Russes avaient toujours bu comme des trous, sans soif et sans aucune culture œnologique. En Russie on ne déguste pas, on lampe, on écluse, on inonde le trou. Cette réputation leur valut auprès des négociants français le méprisant et néanmoins affectueux sobriquet de « trous du cru ». De ce grand marché d’autres Européens profitèrent allègrement. Les Allemands forts et fiers de leurs bières, les Britanniques de leur whisky baileys, se ruèrent sur cette nouvelle manne. Une aubaine supplémentaire pour tous, et… cerise sur le gâteau, accessible en une ou deux journées de camion, aux portes de l’Europe occidentale.
Très vite la publicité fit son apparition dans les rues, dans le métro… partout ! La « reklama » s’installa en lieu et place des mots d’ordre socialistes transmués en slogans publicitaires inédits envahissant le quotidien. Le grand remplacement s’opéra. Le haut niveau culturel légendaire des Soviétiques mourait, le business naissait. Mises à l’honneur sur les grandes avenues moscovites, des marques de vins et spiritueux s’offraient à peu de frais des kilomètres de placards publicitaires. Sous l’effet d’un matraquage agressif et sauvage certaines devenaient subitement la coqueluche de milliers de consommateurs potentiels. Quant à l’art de déguster un vin entre amis, il se limitait à la tradition russe d’engloutir tous les breuvages sans distinction, d’une traite, sans que ni l’odorat ni le goût n’eussent le temps d’en apprécier les qualités œnologiques. Le verbe « déguster » restait à inventer. Qu’à cela ne tienne, le verbe « degoustirovat » fut créé. Mais en comprendre le sens, en faire bon usage prit une bonne décennie. Conformément à la tradition, longtemps Champagnes et vins finirent directement au fond du gosier sans passer par la case papilles. Pourquoi changer puisqu’en Russie, temple de la soûlographie, la vodka, seul alcool connu des Russes depuis des siècles, avait toujours été ingurgitée cul sec ? L’expression russe « do dna », littéralement « jusqu’au fond », s’appliquant naturellement à tous les spiritueux nouvellement importés, tous absorbés ainsi selon une coutume venue du fond des âges et… des gorges.
Des malins importaient la marchandise en grande quantité avec l’aide de douaniers complaisants moyennant vziatki (bakchichs) ; les produits étant revendus à des petits vendeurs à la sauvette, faute de magasins dignes de ce nom. Progressivement un réseau parallèle s’installait, se structurant tant bien que mal, officiels et officieux pactisant dans l’intérêt de tous.
Le Régime en déliquescence, toujours aux mains des mêmes nomenklaturistes vissés sur le siège de leurs privilèges, préoccupés par leur avenir, laissait aux opportunistes – le plus souvent des proches ou des membres de leur famille – le temps de profiter de cette aubaine pour s’enrichir à bon compte en un temps record. Dans les années vingt la Nouvelle Économie Politique de Lénine n’avait duré qu’un temps. Il fallait donc tirer parti de celle-ci tout de suite, avant qu’un nouveau Staline ne refermât à double tour les portes du pays. Créées à la va-vite, de petites sociétés profitèrent sans plus attendre de l’absence de règles commerciales élémentaires et d’un vide juridique abyssal. La monnaie américaine étant désormais reine, tout obstacle, administratif ou policier, se réglait dans l’heure, à coups de billets de vingt dollars dont la valeur d’un seul exemplaire pouvait représenter à lui seul le montant de la pension d’un retraité, rendue insignifiante par la dévaluation vertigineuse du rouble. Le mot dévaluation n’était ni une réalité ni un concept sous le régime soviétique, il n’existait tout bonnement pas depuis au moins trois générations.
Si l’alcool triomphait, la littérature française si prisée depuis des siècles faisait les frais du grand remplacement. Les œuvres des plus grands écrivains français lues et enseignées partout dans le pays, ne se vendaient plus. Il y avait bien d’autres chats à fouetter, à défaut de vivre il fallait survivre. Devenu inaccessible, le prix des livres reléguait la lecture à un plaisir de rare privilégié.
La mort du culte de la littérature et de la culture françaises chères au cœur des Russes depuis près de trois siècles se profilait, le marché les détrônant irrémédiablement. Malgré un isolement sans précédent du reste du monde, la Russie soviétique avait su sauvegarder ce lien culturel fort qui l’unissait à la France, en dépit de toutes les divergences sociales et politiques. En à peine une moitié de décennie l’avènement de l’ouverture au monde libre le brisait. Francophonie et francophilie vivaient leurs derniers jours de gloire.
Insensiblement, inéluctablement, d’autres centres d’intérêt virent le jour avec l’arrivée de la consommation de masse érigée en dogme. Corollaire et vecteur de l’idéologie anglo-saxonne, le capitalisme introduisit rapidement la langue anglaise qui favorisa l’omniprésence d’une anglomanie effrénée. Celle-ci mit rapidement en sourdine la coopération et l’amitié culturelles franco-russes. Le déclin du français s’amorça doucement. De moins en moins d’universités l’enseignèrent au profit d’autres langues dont l’anglais, devenue première langue étrangère. Dans certains lycées il disparut purement et simplement des programmes. Du haut de leur statue moscovite, les écrivains, poètes francophiles et francophones, Pouchkine, Gogol, Tolstoï et tant d’autres, ne reconnaissaient plus leurs compatriotes dans cette foule « anglomanisée, ang-lyophilisée », concentrée sur des préoccupations exclusivement mercantiles et financières.
Si toutes ces transformations s’effectuaient à un rythme effréné à Moscou et à Leningrad que les Russes peinaient ou rechignaient à rebaptiser Saint-Pétersbourg, elles mettaient beaucoup plus de temps à atteindre les autres villes et les provinces éloignées.
À Vladimir, les rumeurs allaient bon train, bien plus vite que les changements, bien moins tangibles au quotidien qu’à Moscou. Les parents de Larissa ne subissaient pas encore ce que leur fille vivait tous les jours dans la capitale, mais la rumeur d’une hausse générale des prix se propageait aussi dans leur ville. Le pessimisme qui envahissait peu à peu leur fille, ne les avait pas tout à fait atteints. Il fallait d’abord nourrir Moscou la mégalopole. Les nouveaux produits n’arrivaient pas en masse dans les petites villes qui ne vivaient pas encore cette frénésie inédite. La capitale et Leningrad engloutissaient les conteneurs de marchandises stockés dès leur arrivée dans leurs gares, leurs ports et aéroports. Ainsi émergèrent de nouveaux métiers. Des commerçants ambulants improvisés apparurent dans les gares, les aéroports, et à tous les postes-frontières du pays : les « tchelnoki » ou navettes humaines. Munis d’énormes valises, de ballots volumineux, ces nouveaux voyageurs de commerce commencèrent à approvisionner les marchands ambulants des grandes métropoles dans un premier temps. Toutes les frontières russo-asiatiques et européennes furent submergées par cette vague humaine vendant au détail aussi bien des nouveautés inutiles que des biens de consommation indispensables à une vie dite moderne et civilisée.
Le principe de la société de consommation étant de faire désirer l’inutile et le superflu, la Russie n’échappait pas à la règle.
Sans pouvoir imaginer précisément ce que serait la nouvelle vie des Russes, Larissa songeuse, pensait à l’avenir de son pays en ce matin glacial, beau et triste à pleurer. Elle était sûre d’une chose : des millions de compatriotes ne s’en relèveraient pas. Ses craintes étaient-elles fondées ? Elle l’ignorait, mais un irrépressible pressentiment lui faisait toucher du doigt les marqueurs de l’enfer qui les attendait. Après l’échec de la reconstruction, la fameuse perestroïka de Gorbatchev, elle voyait son pays courir tout droit à la katastroïka.
Aujourd’hui des pensées nauséeuses envahissaient son esprit. Elle comprenait qu’elle ne pouvait plus fermer les yeux sur le désordre qui s’installait. Ce n’était pas tant l’effondrement du système qui la perturbait mais l’humiliation infligée à tout un peuple… son peuple.
Elle pensait à ses parents, redoutant l’avenir pour eux. Elle savait qu’à leur âge ils n’auraient ni la force ni l’envie de faire face.
Après les événements du début du siècle qui avaient ébranlé le monde, ceux des années 90 bouleversaient le leur, et le sien par ricochet. Comme la majorité silencieuse des Soviétiques, elle réalisait qu’ils la marquaient dans sa chair, les vivant comme une profonde humiliation. À l’image de son pays en voie de démembrement, son cœur essuyait en vain les larmes d’une grande famille pleurant la perte de ses enfants, de ses idéaux. Si son peuple avait toujours méprisé tous les Présidents du Soviet Suprême, indifférent aux changements de têtes, toutes issues d’un autre monde, l’hymne et le drapeau soviétiques claquant haut et fort à la vue du monde entier, incarnaient dignement l’unité de son pays. Ne plus les voir, ne plus les entendre à l’occasion de manifestations sportives sonnerait vraiment la fin d’un monde. Qu’une médaille d’or fût remportée par un Lituanien, un Géorgien ou un Ukrainien importait peu, le vainqueur était avant tout un Soviétique. Elle ne pouvait concevoir qu’Ukrainiens, Kazakhs, Baltes, Ouzbeks, deviendraient de simples voisins que Moscou rangerait plus tard dans la catégorie de « l’étranger proche » ; des voisins anciennement amis peuplant des territoires désormais indépendants, peut-être futur réservoir de nouveaux concurrents, d’adversaires… ou même d’ennemis à terme ! ? Un jour elle avait surpris une conversation entre étudiants ouzbeks. L’un d’eux s’était écrié : « Vous avez vu comme ça va mal, maintenant des magasins proposent des réfrigérateurs-congélateurs d’Europe occidentale ! Vendre du froid à la Russie ! » « Et pourquoi pas du sable à des Bédouins ? » avait rétorqué un autre, provoquant l’hilarité du groupe.
Par un curieux paradoxe, bien que latent, le malaise de Larissa réveillait en elle l’importance et la nécessité des sujets qu’elle s’apprêtait à étudier. Fidèle à ses objectifs, elle attendait la fin de cette dernière année pour s’investir dans une thèse qui la conduirait sur le terrain pendant plusieurs mois ; là où ses recherches lui donneraient assurément la clé de l’exception russe ignorée et incomprise des Occidentaux.
Malgré sa profonde blessure son regard d’historienne convoqué parfois par sa discipline de prédilection, lui faisait prendre conscience que les soixante-dix ans de socialisme n’étaient qu’une parenthèse dans l’histoire de son peuple. L’incompréhension de la singularité russe remontait bien plus haut dans le temps ; au XVIIe siècle, mais aussi bien avant, à sa genèse, au moment de l’apparition du monothéisme chrétien, et bien avant encore, au temps de la foi païenne. La Russie avait bel et bien une histoire riche d’enseignements, en amont des dates habituelles, éternellement rappelées par les slavistes de nombreux pays. Leurs études sur le monde slave et sa vieille culture païenne ne dépassaient pas le petit cercle des spécialistes, universitaires pour la plupart, ignorés par les Pouvoirs en place. De sorte que la Russie demeurait désespérément incomprise tout comme ses valeurs intrinsèques issues d’un mélange de paganisme et de christianisme regrettablement méconnues ou délibérément niées.
Pour toutes ces raisons Larissa se demandait si les Occidentaux saisiraient jamais la véritable nature de son peuple et la profonde russité chevillée au corps et à l’âme de chaque Russien chère à Voltaire. Le mot Russien trop proche phonétiquement de Prussien avait choqué les oreilles du philosophe français, qui, éperdument épris de la Russie, avait péremptoirement décidé de le rebaptiser. Désormais on ne dirait plus Russien mais Russe.
Ces dernières années ses études d’ethnologie et ses lectures d’auteurs occidentaux traduits en russe avaient révélé à Larissa l’impasse dans laquelle se fourvoyait l’Étranger, trop peu désireux de s’attarder sur l’histoire de cet immense territoire à l’est de l’Europe, à mille lieues de son univers et de ses propres jugements de valeur. Journalistes, hommes politiques, écrivains… tous tombaient dans le piège de la superficialité, du cliché, et ni leurs voyages ni un apprentissage rudimentaire de la langue ne suffisaient à l’éviter.
Immémoriale, insaisissable Russie, prisonnière du trop répandu poncif de l’éternelle, mystérieuse et romantique âme slave, identifiée comme telle et indépassable dans la littérature, la musique, la danse, le caviar et l’insidieuse vodka brûleuse de gorge, comme le plus perfide des piments. Malgré l’attachement qui la liait à cette France demeurée exotique en son cœur, source de rêves, de liberté, elle désespérait en voyant les Français s’égarer et se perdre invariablement dans ces lieux communs éculés, aussi affligeants, aussi offensants pour les Russes que ceux de la baguette, du vin rouge et du béret pour eux-mêmes.
« Oui ! Nous avons une âme, comme vous les Européens, avait-elle envie de crier à la face de toute l’Europe, mais avec de profondes racines slaves, païennes et orthodoxes entremêlées qui ont façonné notre russité, notre identité que vous ignorez délibérément, aveuglément ! »
La veille au soir de ce matin triste, les derniers propos d’Oleg avaient profondément heurté Larissa. Ils trahissaient leurs projets communs. Il regardait vers l’ouest, elle vers un autre continent. Ni l’Europe, ni l’Asie… un troisième. Celui que les observateurs étrangers, piètres exégètes de la réalité russe, ne prenaient jamais en compte. Elle se moquait de l’invasion de la soi-disant culture occidentale de marché qui avançait à grand pas. Si celle-ci avait réussi à abattre un mur, elle ne serait jamais en mesure de saisir l’esprit, la mentalité d’un peuple épris d’une terre, d’un territoire médian ; un continent nommé Eurasie, une spécificité identitaire, l’atlas mental d’un espace de neige et de forêts où seuls Slaves et indigènes savent vivre, citadelle horizontale transparente, imprenable, hors d’atteinte des regards et des esprits occidentaux.
Vivement juin ! pensa-t-elle, les yeux toujours suspendus aux cimes des montagnes russes de pierre et d’acier de la capitale. Dès la fin de l’année universitaire je rentre à Vladimir ! Moscou est devenu invivable, irrespirable !
Dans la matinée elle rejoignit Oleg dans le foyer où ils avaient l’habitude de se voir à l’intercours. Le teint cireux, un paquet de Marlboro dans une main, un verre de thé dans l’autre, les yeux mi-clos, les cheveux en broussaille, un mégot en équilibre au coin des lèvres, le jeune homme sommeillait. Emmitouflé dans un pull épais trop grand pour lui, tout en lui confessait une nuit agitée, laborieuse ou alcoolisée, blanche, frileuse comme la pelouse engourdie de l’université, enveloppée dans son duvet de sucre glace.
– Bonjour Oleg ! Mal dormi ?
– Pas eu le temps de fermer l’œil ! répondit-il d’une voix de rogomme.
– Pourquoi ? Tu as bu ?
– Réception de dix conteneurs à la douane.
– Pourquoi de nuit ?
– Plus facile. Moins de monde. Et des douaniers plus réceptifs si tu vois ce que je veux dire.
– Quel genre de marchandise ?
– De tout. De l’alcool, des cigarettes, des robots ménagers, des couches-culottes, des poupées gonflables, des préservatifs, etc.
– Comment fais-tu pour payer tout ça ? Tout est en dollars j’imagine ?
– Tu sais bien que le dollar a toujours existé ici ! Sauf que maintenant on peut faire des virements internationaux. J’ai des amis dans une banque et dans les douanes. Dans quelques mois on sera riches !
– Et tes études ?
– J’ai de nouveaux projets. Je te couvrirai de cadeaux, nous aurons une belle maison, je t’emmènerai à Paris, sur la Côte d’Azur !
Un voile d’agacement passa devant les yeux de Larissa qui ne répondit rien, se contentant de lui adresser un regard dédaigneux, après avoir lâché un énigmatique « à plus ! ». Feignant l’indifférence, elle eut de la peine à dissimuler son exaspération. Désemparée, écœurée, elle esquissa une moue de résignation avant de se lever. Tout en marchant elle fouilla dans son sac dont elle extirpa nerveusement une enveloppe qu’elle glissa dans la boîte aux lettres avant de sortir. Au moment où elle franchit le seuil de l’immense porte, elle comprit qu’à ce moment précis où elle quittait le foyer, elle s’éloignait définitivement de celui qu’elle avait espéré fonder avec cet homme.
Aucune envie de parler ce matin avec un zombie. Ses projets la laissaient de marbre. À quoi bon perdre sa vie à la gagner ! ? Le cœur brisé elle avait préféré se soustraire à toute conversation, estimant avoir bien mieux à faire que d’abîmer ses sentiments dans une controverse inutile dont elle connaissait déjà l’issue. En prononçant sa dernière phrase, l’esprit embrumé, Oleg ne se doutait pas qu’il venait de commettre l’irréparable. Noyées dans une voix gutturale, ses paroles douloureuses aux oreilles de Larissa anéantie par son discours plein d’arrogance, empreint d’une supériorité dédaigneuse insupportable, signaient par ce comportement irresponsable l’aveu de trahison de leurs serments. Il venait d’écorcher son âme, blessée, désabusée.
À l’extérieur une allée d’arbres blancs scellés comme des statues de glace micacée, accompagna Larissa sous ses pas crissant de givre. On entendit ses bottines battre le silence jusqu’au terre-plein panoramique. L’air glacial plissa ses yeux humides qu’elle ferma un instant pour se ressaisir. La ville lointaine, fumante, s’éveillait à ses pieds. De ce paysage urbain ne montait que l’écho assourdi d’une fourmilière humaine et d’une circulation dense, populeuse. Complice, la distance annulait subtilement le vacarme et les exécrables odeurs d’essence frelatée. Apaisée, elle rouvrit les yeux espérant effacer ce mauvais rêve, comme on ouvre un livre pour y retrouver la lumière qu’on n’aperçoit plus dans sa vie. Un jour nouveau naissait au-dessus de cet essaim grouillant de vie. Que c’est beau une ville enveloppée dans le silence ! Elle pencha sa tête en arrière pour dissiper ses pensées délétères. Le ciel glacé, cristallin lui apparut salutaire, un signe providentiel lui redonnant le courage de chasser ses sensations d’oppression et de malaise. Elle soupira. C’est peut-être pour ça que nous aimons tant le froid, nous les Russes, pensa-t-elle en redressant la tête. Il râpe la gorge, fait pétiller les vibrisses, les stalactise, mord la peau, les lèvres, les chagrins aussi. Il fige tout, même le temps, l’immobilise comme une rivière gelée fatiguée de couler. Il l’anesthésie, le bloque d’un arrêt sur image d’un mauvais film qu’on ne veut plus voir. Moroz ! Ce moroz typiquement russe, ce froid sec brûlant qui nous manque tant quand il tarde trop. C’est peut-être aussi ça que les Occidentaux ne comprennent pas. Moroz fait partie de nous, de nos âmes, il nous saisit chaque année, aiguillonne notre fierté, la bétonne dans la confortable conviction de notre légendaire invincibilité. Sa force tranquille paralyse avant de repousser les envahisseurs osant sous-estimer notre puissance, nos ressources. Pour eux l’hiver est un cauchemar, un harceleur ; pour nous un rempart, un libérateur. Lycéenne, elle avait souri lors d’un cours de français en découvrant le mot « morose ». Ici « moroz » est tout sauf morose. C’est notre guide, notre bienfaiteur. Un cadeau de la nature, pourvoyeur de joie et de résilience. L’hiver les Occidentaux attendent avec impatience les cadeaux du Père Noël, chez nous Père Noël se dit « Dièd-Moroz » : Père-Moroz. Il nous apporte le plus beau des présents : le froid, le beau-froid-sec ! Moroz est une personne comme une autre. Nous ne sommes pas mi-païens mi-chrétiens pour rien.
Lénifiantes, ces pensées furtives gommèrent ses angoisses, l’affranchissant de la brutalité involontaire et blessante d’Oleg. En replongeant son regard sur la capitale, elle se sentit apaisée, aérienne, purifiée, comme si le froid polaire avait lavé l’air qu’elle respirait. Elle songea à ses résolutions, ses rêves qu’elle n’abandonnerait pas. Ses projets demeuraient entiers, à des années-lumière de ceux d’Oleg. Le chaos de cette nouvelle Russie dont elle ne voulait pas la confortait dans ses choix. Elle resterait fidèle à ses espoirs d’avenir, en fuyant vers l’est, comme tous les Russes l’avaient toujours fait pour sauver leur peau et refuser l’inacceptable ; prête et résignée à emprunter les chemins creux de la solitude, elle résisterait à sa façon en s’enfonçant dans le ventre des forêts sibériennes.
Cette issue amoureuse dont, hier encore, elle aurait voulu qu’elle n’advînt jamais, venait de retentir comme un clap de fin, un couperet laissant son cœur à terre… mais ses rêves debout. Une évidence proche de la divination lui sauta aux yeux : leur histoire se terminait logiquement alors même qu’Oleg lui promettait des lendemains qui chantent. Il ne se doutait de rien, elle venait de décider de tout, choisissant définitivement et sans regrets son camp : la Russie. Trop tard ! « Poïezd Ouchol ! Le train est parti », comme on dit chez nous, murmura-t-elle en s’éloignant. Cet amour est bien fini ! soupira-t-elle, accablée par une effroyable, une insupportable sensation de délivrance.
Mais si elle enterrait leur histoire, à quelques centaines de mètres en contrebas, bien que silencieux, le chaos se poursuivait et l’histoire de la Russie, elle, écrivait un nouveau chapitre qui allait marquer le pays pour toujours.
Depuis quelques jours le bras de fer engagé entre Boris Eltsine, Président de la Fédération de Russie, et le Congrès des députés du Peuple farouchement opposé au référendum visant à adopter le nouveau projet de Constitution du fougueux Président, faisait l’objet de toutes les spéculations politiques. Ces événements inédits dans l’histoire du pays retenaient la population en haleine. L’annulation soudaine par le Congrès du projet du Président Eltsine était sur toutes les lèvres. De cette lutte dépendrait l’avenir de la Grande Russie. Personne ne savait qui en sortirait vainqueur. Soit le vieux système restait en place, soit les réformes d’Eltsine le faisaient disparaître à jamais. En revanche, malheur au vaincu inéluctablement menacé d’une fin tragique.
Réformateurs et pro-Congrès s’affrontaient verbalement et physiquement dans toute la capitale. La thérapie de choc voulue et déjà engagée par Eltsine avait généré une inflation de 2 600 %. Les privatisations et la réduction drastique des dépenses publiques étranglaient la population. L’insupportable augmentation des prix révulsait Larissa. Eltsine « vendait le pays » ! Le traître !
En France les médias, ébahis, perturbés, rendaient compte jour après jour de tous ces changements. Pour expliquer la gravité de la situation, la presse, les radios, les chaînes de télévision, n’hésitaient pas à faire de la politique-fiction. Certains médias, déçus du mitterrandisme, transposaient la situation dans l’hexagone, où auraient pu se produire les mêmes événements dix ans plus tôt. Le temps d’un article de presse, des journalistes imaginaient Mitterrand en 1983 face à des députés rejetant l’ensemble de sa politique en le démettant de ses fonctions ; un vrai front de gauche massif au Parlement français, s’opposant vivement à la politique ultralibérale d’un Mitterrand, considéré, par les siens comme un traître après avoir vendu son âme dite socialiste au Capital, deux ans à peine après son élection ! Il avait cédé aux sirènes de son sherpa Fattali, l’Attila soi-disant socialiste, entouré d’une kyrielle d’économistes libéraux. Mitterrand destitué, un Président de l’Assemblée Nationale hostile au Président de la République nommé d’autorité Président intérimaire ! Des affrontements meurtriers entre les tenants des deux camps semant le chaos dans les rues. Paris à feu et à sang. Des émeutes, des chars au centre de la capitale française, des blessés, des morts par centaines !
C’est cette réalité que vivaient Larissa et Oleg à l’automne 93 à Moscou, chacun espérant secrètement la victoire de son camp ! Depuis deux ans le Kremlin avait trop tergiversé. Gorbatchev, partisan de la méthode douce, avait fait face trop mollement à une fronde de plus en plus pressante, de plus en plus violente.
Mais rien n’était encore tranché, l’issue de ce bras de fer était donc capitale pour le pays. La Russie allait-elle demeurer une dictature socialiste ou devenir une démocratie à l’occidentale ?
Pour l’Europe de l’Ouest et les États-Unis, cela ne faisait aucun doute. Gorbatchev ridiculisé, humilié publiquement, Eltsine triompherait. La démocratie et le libéralisme s’installeraient définitivement, la Russie entrerait dans l’arène des nations dites libres, démocratiques et républicaines. Finie la guerre froide ! Finies les dictatures du prolétariat et du tsarisme ! Vive le marché mondial !
Larissa, elle, ne croyait ni en Eltsine ni en cette ruée d’Occidentaux lancés à l’assaut d’un nouvel eldorado. L’un, ex-membre du Parti Communiste, athée, subitement converti au capitalisme et à l’orthodoxie, n’était à ses yeux qu’un opportuniste voyant une occasion de s’enrichir personnellement ; les autres, un ramassis de naïfs du libéralisme, aveuglés par l’apparition providentielle d’une terre promise trop longtemps espérée. Le premier savait qu’il trahissait tout le monde, les seconds, adeptes de « l’argent n’a pas d’odeur » et du « premier arrivé, premier servi », s’essuyaient allègrement les pieds sur le cadavre d’un système qu’ils avaient toujours combattu. L’un trahissait, les autres triomphaient.
LA DÉCOUVERTE
1978, à bord d’un hélicoptère, une équipe de géologues à la recherche de ressources minières dans une zone déserte du grand Altaï, découvre, perdue dans la taïga, à plusieurs milliers de kilomètres de Moscou, une vieille isba délabrée ou ce qu’il en reste, toisée par de grands cèdres et d’imposants mélèzes intriqués comme des dreadlocks géantes. Perplexe, le pilote se frotte les yeux. Une présence humaine sédentaire dans les parages est impossible vu l’épaisseur des forêts dans ces contrées sauvages, vierges de toute civilisation, à des centaines de kilomètres de la première ville, sur les contreforts du massif du Saïan, royaume des ours, gloutons et marals affamés. Or, après quelques secondes de survol l’équipage doit se rendre à l’évidence. Une clairière, une espèce de pelade verte confirme l’impensable. Un minuscule ermitage au milieu de nulle part ! Comment vivre dans cette jungle de glace où les hivers de huit mois précipitent les températures en dessous de -30 degrés, avec des pointes à -40 la nuit, où les étés brefs diffusent une chaleur étouffante métamorphosant les lieux en une fournaise irrespirable ?
Sur la carte, Abakan, capitale de la République de Khakassie, est la première ville, à 250 kilomètres d’ici. Aucune voie de communication (ni voie ferrée ni route ni sentier, juste une épaisse forêt, une jungle impraticable et dangereuse), autant dire à des semaines de marche à la machette. Impénétrable, la taïga étend des déserts de solitude et de dangers alentour. Excepté l’hélicoptère, le seul moyen de se déplacer n’est autre que la rivière : un véritable torrent d’une redoutable violence ! Si impétueux que malgré les températures polaires il ne gèle que tardivement, bien après les autres cours d’eau au débit plus mesuré. Mais le pilote et les passagers ne rêvent plus, un panache de fumée s’échappe bien d’un toit, au milieu d’une trouée tapie entre la rivière et la forêt. Quelques modestes dépendances, des toitons abritant de petites cabanes bancales à proximité d’une masure, entourent un carré ressemblant à s’y méprendre à un potager. Il n’y a plus de doute, des humains vivent bien ici ! Le chef de la mission tape sur l’épaule du pilote en désignant du doigt un îlot de gravier au centre de la rivière Érinat, inconnue de tous, mais dont la carte d’état-major fait foi. L’îlot est au sec et suffisamment large pour poser l’engin, mais de part et d’autre les flots impétueux épouvantent le pilote.
Peu rassuré, il tergiverse puis finit par obtempérer. Après quelques girations hésitantes il parvient à se poser. Rotor stoppé, moteur éteint, une rumeur monte des flots puissants de la rivière qui boxent les pierres affleurantes et giflent violemment les rives du Styx. Les regards pétrifiés des passagers médusés observent la furie du courant. Pas trente-six solutions ! Traverser à pied l’un des deux bras si on veut atteindre la rive. L’eau est peu profonde mais glacée. Malheur à celui qui tombe ! La rivière se transforme alors en un siphon fatal. Il faudrait une corde, ils n’en ont pas. Surtout ne pas tomber. Quelques secondes dans cette eau de roche mettraient en hypothermie le plus robuste des organismes. L’équipe avance à l’aveugle, cherchant dans le bouillon les pierres les plus stables au fond du lit. Un faux mouvement, une cheville qui cède, une pierre qui roule sous les pieds et le sabre du courant fauche la jambe comme un fétu de paille, aussitôt emporté, noyé dans la soupe glacée de l’écume. Le chef de la mission prend la tête de la colonne, montrant comme il peut le chemin aux autres. Après quelques minutes de frayeur les hommes gagnent la berge et parviennent à escalader l’escarpement surplombant l’Érinat. Au bout d’un petit sentier menant à la trouée, le groupe s’approche doucement d’une baraque en bois, toute de guingois, déformée par les alternances successives de gel et de dégel. Derrière la masure se dresse un grand mur de végétaux, une limite naturelle sculptée par le rain d’une épaisse forêt, un mikado géant saturé d’essences et de résine de pin de Sibérie. La porte est close. Seules les volutes bleues, au-dessus, trahissent une présence humaine. Un vieil homme hirsute sort d’un pas lent, silencieux, hagard, les yeux braqués sur les visiteurs. Le choc est rude. Tout le monde se tait. Le vacarme du torrent en contrebas épaissit le silence des hommes, amplifie leur stupéfaction. Après une longue minute d’observation réciproque
