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Le Vicomte de Bragelonne: Tome II
Le Vicomte de Bragelonne: Tome II
Le Vicomte de Bragelonne: Tome II
Livre électronique1 062 pages10 heures

Le Vicomte de Bragelonne: Tome II

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À propos de ce livre électronique

L'action se déroule entre 1660 et 1666. Dans Le Vicomte de Bragelonne, les héros des deux premiers livres ont beaucoup vieilli. ... Raoul, le vicomte de Bragelonne, le fils d'Athos, meurt à la guerre en se portant à la charge lors d'un combat.
LangueFrançais
ÉditeurBooks on Demand
Date de sortie25 sept. 2019
ISBN9782322184231
Le Vicomte de Bragelonne: Tome II
Auteur

Alexandre Dumas père

Alexandre Dumas est un écrivain français né le 24 juillet 1802 à Villers-Cotterêts et mort le 5 décembre 1870 au hameau de Puys, ancienne commune de Neuville-lès-Dieppe, aujourd'hui intégrée à Dieppe.

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    Aperçu du livre

    Le Vicomte de Bragelonne - Alexandre Dumas père

    Le Vicomte de Bragelonne

    Pages de titre

    Vannes

    maîtresse

    Chapitre LXXXIII : Au Havre

    Chapitre LXXXIV : En mer

    Chapitre LXXXV : Les tentes

    Chapitre LXXXVI : La nuit

    Lorraine pensait de Madame

    mademoiselle de Montalais

    Buckingham

    Chapitre XCII : For ever !

    vicomte de Bragelonne

    l’eau

    Chapitre XCVI : Le jeu du roi

    Baisemeaux de Montlezun

    Baisemeaux

    Chapitre C : Les deux amies

    Chapitre CII : La dot

    Chapitre CIV : Triple amour

    Chapitre CVII : Le médiateur

    Chapitre CIX : Fontainebleau

    Chapitre CX : Le bain

    aux papillons

    Fontainebleau

    royal

    du matin

    à l’auberge du Beau-Paon

    année

    Chapitre CXXVIII : Mission

    dryade

    et d’une dryade

    Page de copyright

    1

    Le Vicomte de Bragelonne,

    Tome II.

    Alexandre Dumas père

    2

    Vannes

    Porthos et d’Artagnan étaient entrés à l’évêché par une porte

    particulière, connue des seuls amis de la maison.

    Il va sans dire que Porthos avait servi de guide à d’Artagnan. Le

    digne baron se comportait un peu partout comme chez lui.

    Cependant, soit reconnaissance tacite de cette sainteté du personnage

    d’Aramis et de son caractère, soit habitude de respecter ce qui lui

    imposait moralement, digne habitude qui avait toujours fait de

    Porthos un soldat modèle et un esprit excellent, par toutes ces

    raisons, disons-nous, Porthos conserva, chez Sa Grandeur l’évêque

    de Vannes, une sorte de réserve que d’Artagnan remarqua tout

    d’abord dans l’attitude qu’il prit avec les valets et les commensaux.

    Cependant cette réserve n’allait pas jusqu’à se priver de questions,

    Porthos questionna.

    On apprit alors que Sa Grandeur venait de rentrer dans ses

    appartements, et se préparait à paraître, dans l’intimité, moins

    majestueuse qu’elle n’avait paru avec ses ouailles.

    En effet, après un petit quart d’heure que passèrent d’Artagnan et

    Porthos à se regarder mutuellement le blanc des yeux, à tourner leurs

    pouces dans les différentes évolutions qui vont du nord au midi, une

    porte de la salle s’ouvrit et l’on vit paraître Sa Grandeur vêtue du

    petit costume complet de prélat.

    Aramis portait la tête haute, en homme qui a l’habitude du

    commandement, la robe de drap violet retroussée sur le côté, et le

    poing sur la hanche.

    En outre, il avait conservé la fine moustache et la royale allongée

    3

    du temps de Louis XIII.

    Il exhala en entrant ce parfum délicat qui, chez les hommes

    élégants, chez les femmes du grand monde, ne change jamais, et

    semble s’être incorporé dans la personne dont il est devenu

    l’émanation naturelle. Cette fois seulement le parfum avait retenu

    quelque chose de la sublimité religieuse de l’encens. Il n’enivrait

    plus, il pénétrait ; il n’inspirait plus le désir, il inspirait le respect.

    Aramis, en entrant dans la chambre, n’hésita pas un instant, et

    sans prononcer une parole qui, quelle qu’elle fût, eût été froide en

    pareille occasion, il vint droit au mousquetaire si bien déguisé sous le

    costume de M. Agnan, et le serra dans ses bras avec une tendresse

    que le plus défiant n’eût pas soupçonnée de froideur ou d’affectation.

    D’Artagnan, de son côté, l’embrassa d’une égale ardeur. Porthos

    serra la main délicate d’Aramis dans ses grosses mains, et

    d’Artagnan remarqua que Sa Grandeur lui serrait la main gauche

    probablement par habitude, attendu que Porthos devait déjà dix fois

    lui avoir meurtri ses doigts ornés de bagues en broyant sa chair dans

    l’étau de son poignet. Aramis, averti par la douleur, se défiait donc et

    ne présentait que des chairs à froisser et non des doigts à écraser

    contre de l’or ou des facettes de diamant.

    Entre deux accolades, Aramis regarda en face d’Artagnan, lui

    offrit une chaise et s’assit dans l’ombre, observant que le jour donnait

    sur le visage de son interlocuteur.

    Cette manœuvre, familière aux diplomates et aux femmes,

    ressemble beaucoup à l’avantage de la garde que cherchent, selon

    leur habileté ou leur habitude, à prendre les combattants sur le terrain

    du duel. D’Artagnan ne fut pas dupe de la manœuvre ; mais il ne

    parut pas s’en apercevoir.

    Il se sentait pris ; mais, justement parce qu’il était pris, il se sentait

    sur la voie de la découverte, et peu lui importait, vieux condottiere,

    de se faire battre en apparence, pourvu qu’il tirât de sa prétendue

    défaite les avantages de la victoire.

    Ce fut Aramis qui commença la conversation.

    – Ah ! cher ami ! mon bon d’Artagnan ! dit-il, quel excellent

    hasard !

    – C’est un hasard, mon révérend compagnon, dit d’Artagnan, que

    4

    j’appellerai de l’amitié. Je vous cherche, comme toujours je vous ai

    cherché, dès que j’ai eu quelque grande entreprise à vous offrir ou

    quelques heures de liberté à vous donner.

    – Ah ! vraiment, dit Aramis sans explosion, vous me cherchez ?

    – Eh ! oui, il vous cherche, mon cher Aramis, dit Porthos, et la

    preuve, c’est qu’il m’a relancé, moi, à Belle-Île. C’est aimable, n’est-

    ce pas ?

    – Ah ! fit Aramis, certainement, à Belle-Île…

    « Bon ! dit d’Artagnan, voilà mon butor de Porthos qui, sans y

    songer, a tiré du premier coup le canon d’attaque. »

    – À Belle-Île, dit Aramis, dans ce trou, dans ce désert ! C’est

    aimable, en effet.

    – Et c’est moi qui lui ai appris que vous étiez à Vannes, continua

    Porthos du même ton.

    D’Artagnan arma sa bouche d’une finesse presque ironique.

    – Si fait, je le savais, dit-il ; mais j’ai voulu voir.

    – Voir quoi ?

    – Si notre vieille amitié tenait toujours ; si, en nous voyant, notre

    cœur, tout racorni qu’il est par l’âge, laissait encore échapper ce bon

    cri de joie qui salue la venue d’un ami.

    – Eh bien ! vous avez dû être satisfait ? demanda Aramis.

    – Couci-couci.

    – Comment cela ?

    – Oui, Porthos m’a dit : « Chut ! » et vous…

    – Eh bien ! et moi ?

    – Et vous, vous m’avez donné votre bénédiction.

    – Que voulez-vous ! mon ami, dit en souriant Aramis, c’est ce

    qu’un pauvre prélat comme moi a de plus précieux.

    – Allons donc, mon cher ami.

    – Sans doute.

    – On dit cependant à Paris que l’évêché de Vannes est un des

    meilleurs de France.

    – Ah ! vous voulez parler des biens temporels ? dit Aramis d’un

    air détaché.

    – Mais certainement j’en veux parler. J’y tiens, moi.

    – En ce cas, parlons-en, dit Aramis avec un sourire.

    5

    – Vous avouez être un des plus riches prélats de France ?

    – Mon cher, puisque vous me demandez mes comptes, je vous

    dirai que l’évêché de Vannes vaut vingt mille livres de rente, ni plus

    ni moins. C’est un diocèse qui renferme cent soixante paroisses.

    – C’est fort joli, dit d’Artagnan.

    – C’est superbe, dit Porthos.

    – Mais cependant, reprit d’Artagnan en couvrant Aramis du

    regard, vous ne vous êtes pas enterré ici à jamais ?

    – Pardonnez-moi. Seulement je n’admets pas le mot enterré.

    – Mais il me semble qu’à cette distance de Paris on est enterré, ou

    peu s’en faut.

    – Mon ami, je me fais vieux, dit Aramis ; le bruit et le mouvement

    de la ville ne me vont plus.

    « À cinquante-sept ans, on doit chercher le calme et la méditation.

    Je les ai trouvés ici. Quoi de plus beau et de plus sévère à la fois que

    cette vieille Armorique ? Je trouve ici, cher d’Artagnan, tout le

    contraire de ce que j’aimais autrefois, et c’est ce qu’il faut à la fin de

    la vie, qui est le contraire du commencement. Un peu de mon plaisir

    d’autrefois vient encore m’y saluer de temps en temps sans me

    distraire de mon salut. Je suis encore de ce monde, et cependant, à

    chaque pas que je fais, je me rapproche de Dieu.

    – Éloquent, sage, discret, vous êtes un prélat accompli, Aramis, et

    je vous félicite.

    – Mais, dit Aramis en souriant, vous n’êtes pas seulement venu,

    cher ami, pour me faire des compliments… Parlez, qui vous amène ?

    Serais-je assez heureux pour que, d’une façon quelconque, vous

    eussiez besoin de moi ?

    – Dieu merci, non, mon cher ami, dit d’Artagnan, ce n’est rien de

    cela. Je suis riche et libre.

    – Riche ?

    – Oui, riche pour moi ; pas pour vous ni pour Porthos, bien

    entendu. J’ai une quinzaine de mille livres de rente.

    Aramis le regarda soupçonneux. Il ne pouvait croire, surtout en

    voyant son ancien ami avec cet humble aspect, qu’il eût fait une si

    belle fortune.

    Alors d’Artagnan, voyant que l’heure des explications était venue,

    6

    raconta son histoire d’Angleterre.

    Pendant le récit, il vit dix fois briller les yeux et tressaillir les

    doigts effilés du prélat.

    Quant à Porthos, ce n’était pas de l’admiration qu’il manifestait

    pour d’Artagnan, c’était de l’enthousiasme, c’était du délire. Lorsque

    d’Artagnan eut achevé son récit :

    – Eh bien ? fit Aramis.

    – Eh bien ! dit d’Artagnan, vous voyez que j’ai en Angleterre des

    amis et des propriétés, en France un trésor. Si le cœur vous en dit, je

    vous les offre. Voilà pourquoi je suis venu.

    Si assuré que fût son regard, il ne put soutenir en ce moment le

    regard d’Aramis. Il laissa donc dévier son œil sur Porthos, comme

    fait l’épée qui cède à une pression toute-puissante et cherche un autre

    chemin.

    – En tout cas, dit l’évêque, vous avez pris un singulier costume de

    voyage, cher ami.

    – Affreux ! je le sais. Vous comprenez que je ne voulais voyager

    ni en cavalier ni en seigneur. Depuis que je suis riche, je suis avare.

    – Et vous dites donc que vous êtes venu à Belle-Île ? fit Aramis

    sans transition.

    – Oui, répliqua d’Artagnan, je savais y trouver Porthos et vous.

    – Moi ! s’écria Aramis. Moi ! depuis un an que je suis ici je n’ai

    point une seule fois passé la mer.

    – Oh ! fit d’Artagnan, je ne vous savais pas si casanier.

    – Ah ! cher ami, c’est qu’il faut vous dire que je ne suis plus

    l’homme d’autrefois. Le cheval m’incommode, la mer me fatigue ; je

    suis un pauvre prêtre souffreteux, se plaignant toujours, grognant

    toujours, et enclin aux austérités, qui me paraissent des

    accommodements avec la vieillesse, des pourparlers avec la mort. Je

    réside, mon cher d’Artagnan, je réside.

    – Eh bien ! tant mieux, mon ami, car nous allons probablement

    devenir voisins.

    – Bah ! dit Aramis, non sans une certaine surprise qu’il ne chercha

    même pas à dissimuler, vous, mon voisin ?

    – Eh ! mon Dieu, oui.

    – Comment cela ?

    7

    – Je vais acheter des salines fort avantageuses qui sont situées

    entre Piriac et Le Croisic. Figurez-vous, mon cher, une exploitation

    de douze pour cent de revenu clair ; jamais de non-valeur, jamais de

    faux frais ; l’océan, fidèle et régulier, apporte toutes les six heures

    son contingent à ma caisse. Je suis le premier Parisien qui ait imaginé

    une pareille spéculation. N’éventez pas la mine, je vous en prie, et

    avant peu nous communiquerons, J’aurai trois lieues de pays pour

    trente mille livres.

    Aramis lança un regard à Porthos comme pour lui demander si

    tout cela était bien vrai, si quelque piège ne se cachait point sous ces

    dehors d’indifférence. Mais bientôt, comme honteux d’avoir consulté

    ce pauvre auxiliaire, il rassembla toutes ses forces pour un nouvel

    assaut ou pour une nouvelle défense.

    – On m’avait assuré, dit-il, que vous aviez eu quelque démêlé

    avec la cour, mais que vous en étiez sorti comme vous savez sortir de

    tout, mon cher d’Artagnan, avec les honneurs de la guerre.

    – Moi ? s’écria le mousquetaire avec un grand éclat de rire

    insuffisant à cacher son embarras ; car, à ces mots d’Aramis, il

    pouvait le croire instruit de ses dernières relations avec le roi ; moi ?

    Ah ! racontez-moi donc cela, mon cher Aramis.

    – Oui, l’on m’avait raconté, à moi, pauvre évêque perdu au milieu

    des landes, on m’avait dit que le roi vous avait pris pour confident de

    ses amours.

    – Avec qui ?

    – Avec Mlle de Mancini.

    D’Artagnan respira.

    – Ah ! je ne dis pas non, répliqua-t-il.

    – Il paraît que le roi vous a emmené un matin au-delà du pont de

    Blois pour causer avec sa belle.

    – C’est vrai, dit d’Artagnan. Ah ! vous savez cela ? Mais alors,

    vous devez savoir que, le jour même, j’ai donné ma démission.

    – Sincère ?

    – Ah ! mon ami, on ne peut plus sincère.

    – C’est alors que vous allâtes chez le comte de La Fère ?

    – Oui.

    – Chez moi ?

    8

    – Oui.

    – Et chez Porthos ?

    – Oui.

    – Était-ce pour nous faire une simple visite ?

    – Non ; je ne vous savais point attachés, et je voulais vous

    emmener en Angleterre.

    – Oui, je comprends, et alors vous avez exécuté seul, homme

    merveilleux, ce que vous vouliez nous proposer d’exécuter à nous

    quatre. Je me suis douté que vous étiez pour quelque chose dans cette

    belle restauration, quand j’appris qu’on vous avait vu aux réceptions

    du roi Charles, lequel vous parlait comme un ami, ou plutôt comme

    un obligé.

    – Mais comment diable avez-vous su tout cela ? demanda

    d’Artagnan, qui craignait que les investigations d’Aramis ne

    s’étendissent plus loin qu’il ne le voulait.

    – Cher d’Artagnan, dit le prélat, mon amitié ressemble un peu à la

    sollicitude de ce veilleur de nuit que nous avons dans la petite tour du

    môle, à l’extrémité du quai. Ce brave homme allume tous les soirs

    une lanterne pour éclairer les barques qui viennent de la mer. Il est

    caché dans sa guérite, et les pêcheurs ne le voient pas ; mais lui les

    suit avec intérêt ; il les devine, il les appelle, il les attire dans la voie

    du port. Je ressemble à ce veilleur ; de temps en temps quelques avis

    m’arrivent et me rappellent au souvenir de tout ce que j’aimais. Alors

    je suis les amis d’autrefois sur la mer orageuse du monde, moi,

    pauvre guetteur auquel Dieu a bien voulu donner l’abri d’une guérite.

    – Et, dit d’Artagnan, après l’Angleterre, qu’ai-je fait ?

    – Ah ! voilà ! fit Aramis, vous voulez forcer ma vue. Je ne sais

    plus rien depuis votre retour, d’Artagnan ; mes yeux se sont troublés.

    J’ai regretté que vous ne pensiez point à moi. J’ai pleuré votre oubli.

    J’avais tort. Je vous revois, et c’est une fête, une grande fête, je vous

    le jure… Comment se porte Athos ?

    – Très bien, merci.

    – Et notre jeune pupille ?

    – Raoul ?

    – Oui.

    – Il paraît avoir hérité de l’adresse de son père Athos et de la force

    9

    de son tuteur Porthos.

    – Et à quelle occasion avez-vous pu juger de cela ?

    – Eh ! mon Dieu ! la veille même de mon départ.

    – Vraiment ?

    – Oui, il y avait exécution en Grève, et, à la suite de cette

    exécution, émeute. Nous nous sommes trouvés dans l’émeute, et, à la

    suite de l’émeute, il a fallu jouer de l’épée ; il s’en est tiré à

    merveille.

    – Bah ! et qu’a-t-il fait ? dit Porthos.

    – D’abord il a jeté un homme par la fenêtre, comme il eût fait d’un

    ballot de coton.

    – Oh ! très bien ! s’écria Porthos.

    – Puis il a dégainé, pointé, estocadé, comme nous faisions dans

    notre beau temps, nous autres.

    – Et à quel propos cette émeute ? demanda Porthos.

    D’Artagnan remarqua sur la figure d’Aramis une complète

    indifférence à cette question de Porthos.

    – Mais, dit-il en regardant Aramis, à propos de deux traitants à qui

    le roi faisait rendre gorge, deux amis de M. Fouquet que l’on pendait.

    À peine un léger froncement de sourcils du prélat indiqua-t-il qu’il

    avait entendu.

    – Oh ! oh ! fit Porthos, et comment les nommait-on, ces amis de

    M. Fouquet ?

    – MM. d’Emerys et Lyodot, dit d’Artagnan. Connaissez-vous ces

    noms-là, Aramis ?

    – Non, fit dédaigneusement le prélat ; cela m’a l’air de noms de

    financiers.

    – Justement.

    – Oh ! M. Fouquet a laissé pendre ses amis ? s’écria Porthos.

    – Et pourquoi pas ? dit Aramis.

    – C’est qu’il me semble…

    – Si on a pendu ces malheureux, c’était par ordre du roi. Or, M.

    Fouquet, pour être surintendant des finances, n’a pas, je pense, droit

    de vie et de mort.

    – C’est égal, grommela Porthos, à la place de M. Fouquet…

    Aramis comprit que Porthos allait dire quelque sottise.

    10

    Il brisa la conversation.

    – Voyons, dit-il, mon cher d’Artagnan, c’est assez parler des

    autres ; parlons un peu de vous.

    – Mais, de moi, vous en savez tout ce que je puis vous en dire.

    Parlons de vous, au contraire, cher Aramis.

    – Je vous l’ai dit, mon ami, il n’y a plus d’Aramis en moi.

    – Plus même de l’abbé d’Herblay ?

    – Plus même. Vous voyez un homme que Dieu a pris par la main

    et qu’il a conduit à une position qu’il ne devait ni n’osait espérer.

    – Dieu ? interrogea d’Artagnan.

    – Oui.

    – Tiens ! c’est étrange ; on m’avait dit, à moi, que c’était M.

    Fouquet.

    – Qui vous a dit cela ? fit Aramis sans que toute la puissance de sa

    volonté pût empêcher une légère rougeur de colorer ses joues.

    – Ma foi ! c’est Bazin.

    – Le sot !

    – Je ne dis pas qu’il soit homme de génie, c’est vrai ; mais il me

    l’a dit, et après lui, je vous le répète.

    – Je n’ai jamais vu M. Fouquet, répondit Aramis avec un regard

    aussi calme et aussi pur que celui d’une jeune vierge qui n’a jamais

    menti.

    – Mais, répliqua d’Artagnan, quand vous l’eussiez vu et même

    connu, il n’y aurait point de mal à cela ; c’est un fort brave homme

    que M. Fouquet.

    – Ah !

    – Un grand politique.

    Aramis fit un geste d’indifférence.

    – Un tout-puissant ministre.

    – Je ne relève que du roi et du pape, dit Aramis.

    – Dame ! écoutez donc, dit d’Artagnan du ton le plus naïf, je vous

    dis cela, moi, parce que tout le monde ici jure par M. Fouquet. La

    plaine est à M. Fouquet, les salines que j’ai achetées sont à M.

    Fouquet, l’île dans laquelle Porthos s’est fait topographe est à M.

    Fouquet, la garnison est à M. Fouquet, les galères sont à M. Fouquet.

    J’avoue donc que rien ne m’eût surpris dans votre inféodation, ou

    11

    plutôt dans celle de votre diocèse, m. Fouquet. C’est un autre maître

    que le roi, voilà tout, mais aussi puissant qu’un roi.

    – Dieu merci ! je ne suis inféodé à personne ; je n’appartiens à

    personne et suis tout à moi, répondit Aramis, qui, pendant cette

    conversation, suivait de l’œil chaque geste de d’Artagnan, chaque

    clin d’œil de Porthos.

    Mais d’Artagnan était impassible et Porthos immobile ; les coups

    portés habilement étaient parés par un habile adversaire ; aucun ne

    toucha.

    Néanmoins chacun sentait la fatigue d’une pareille lutte, et

    l’annonce du souper fut bien reçue par tout le monde. Le souper

    changea le cours de la conversation.

    D’ailleurs, ils avaient compris que, sur leurs gardes comme ils

    étaient chacun de son côté, ni l’un ni l’autre n’en saurait davantage.

    Porthos n’avait rien compris du tout. Il s’était tenu immobile parce

    qu’Aramis lui avait fait signe de ne pas bouger. Le souper ne fut

    donc pour lui que le souper. Mais c’était bien assez pour Porthos. Le

    souper se passa donc à merveille.

    D’Artagnan fut d’une gaieté éblouissante. Aramis se surpassa par

    sa douce affabilité. Porthos mangea comme feu Pélops. On causa

    guerre et finance, arts et amours. Aramis faisait l’étonné à chaque

    mot de politique que risquait d’Artagnan. Celle longue série de

    surprises augmenta la défiance de d’Artagnan, comme l’éternelle

    indifférence de d’Artagnan provoquait la défiance d’Aramis.

    Enfin d’Artagnan laissa à dessein tomber le nom de Colbert. Il

    avait réservé ce coup pour le dernier.

    – Qu’est-ce que Colbert ? demanda l’évêque.

    « oh ! pour le coup, se dit d’Artagnan, c’est trop fort. Veillons,

    mordioux ! veillons. »

    Et il donna sur Colbert tous les renseignements qu’Aramis pouvait

    désirer.

    Le souper ou plutôt la conversation se prolongea jusqu’à une

    heure du matin entre d’Artagnan et Aramis.

    À dix heures précises, Porthos s’était endormi sur sa chaise et

    ronflait comme un orgue.

    À minuit, on le réveilla et on l’envoya coucher.

    12

    – Hum ! dit-il ; il me semble que je me suis assoupi ; c’était

    pourtant fort intéressant ce que vous disiez.

    À une heure, Aramis conduisit d’Artagnan dans la chambre qui lui

    était destinée et qui était la meilleure du palais épiscopal. Deux

    serviteurs furent mis à ses ordres.

    – Demain, à huit heures, dit-il en prenant congé de d’Artagnan,

    nous ferons, si vous le voulez, une promenade à cheval avec Porthos.

    – À huit heures ! fit d’Artagnan, si tard ?

    – Vous savez que j’ai besoin de sept heures de sommeil, dit

    Aramis.

    – C’est juste.

    – Bonsoir, cher ami !

    Et il embrassa le mousquetaire avec cordialité. D’Artagnan le

    laissa partir.

    – Bon ! dit-il quand sa porte fut fermée derrière Aramis, à cinq

    heures je serai sur pied.

    Puis, cette disposition arrêtée, il se coucha et mit, comme on dit,

    les morceaux doubles.

    13

    Chapitre LXXIII : Où Porthos commence à être

    fâché d’être venu avec d’Artagnan

    À peine d’Artagnan avait-il éteint sa bougie, qu’Aramis, qui

    guettait à travers ses rideaux le dernier soupir de la lumière chez son

    ami, traversa le corridor sur la pointe du pied et passa chez Porthos.

    Le géant, couché depuis une heure et demie à peu près, se prélassait

    sur l’édredon. Il était dans ce calme heureux du premier sommeil qui,

    chez Porthos, résistait au bruit des cloches et du canon. Sa tête

    nageait dans ce doux balancement qui rappelle le mouvement

    moelleux d’un navire. Une minute de plus, Porthos allait rêver.

    La porte de sa chambre s’ouvrit doucement sous la pression

    délicate de la main d’Aramis.

    L’évêque s’approcha du dormeur. Un épais tapis assourdissait le

    bruit de ses pas ; d’ailleurs, Porthos ronflait de façon à éteindre tout

    autre bruit.

    Il lui posa une main sur l’épaule.

    – Allons, dit-il, allons, mon cher Porthos.

    La voix d’Aramis était douce et affectueuse, mais elle renfermait

    plus qu’un avis, elle renfermait un ordre. Sa main était légère, mais

    elle indiquait un danger.

    Porthos entendit la voix et sentit la main d’Aramis au fond de son

    sommeil.

    Il tressaillit.

    – Qui va là ? dit-il avec sa voix de géant.

    – Chut ! c’est moi, dit Aramis.

    – Vous, cher ami ! et pourquoi diable m’éveillez-vous ?

    – Pour vous dire qu’il faut partir.

    14

    – Partir ?

    – Oui.

    – Pour où ?

    – Pour Paris.

    Porthos bondit dans son lit et retomba assis en fixant sur Aramis

    ses gros yeux effarés.

    – Pour Paris ?

    – Oui.

    – Cent lieues ! fit-il.

    – Cent quatre, répliqua l’évêque.

    – Ah ! mon Dieu ! soupira Porthos en se recouchant, pareil à ces

    enfants qui luttent avec leur bonne pour gagner une heure ou deux de

    sommeil.

    – Trente heures de cheval, ajouta résolument Aramis. Vous savez

    qu’il y a de bons relais.

    Porthos bougea une jambe en laissant échapper un gémissement.

    – Allons ! allons ! cher ami, insista le prélat avec une sorte

    d’impatience.

    Porthos tira l’autre jambe du lit.

    – Et c’est absolument nécessaire que je parte ? dit-il.

    – De toute nécessité.

    Porthos se dressa sur ses jambes et commença d’ébranler le

    plancher et les murs de son pas de statue.

    – Chut ! pour l’amour de Dieu, mon cher Porthos ! dit Aramis ;

    vous allez réveiller quelqu’un.

    – Ah ! c’est vrai, répondit Porthos d’une voix de tonnerre ;

    j’oubliais ; mais, soyez tranquille, je m’observerai. Et, en disant ces

    mots, il fit tomber une ceinture chargée de son épée, de ses pistolets

    et d’une bourse dont les écus s’échappèrent avec un bruit vibrant et

    prolongé.

    Ce bruit fit bouillir le sang d’Aramis, tandis qu’il provoquait chez

    Porthos un formidable éclat de rire.

    – Que c’est bizarre ! dit-il de sa même voix.

    – Plus bas, Porthos, plus bas, donc !

    – C’est vrai.

    Et il baissa en effet la voix d’un demi-ton.

    15

    – Je disais donc, continua Porthos, que c’est bizarre qu’on ne soit

    jamais aussi lent que lorsqu’on veut se presser, aussi bruyant que

    lorsqu’on désire être muet.

    – Oui, c’est vrai ; mais faisons mentir le proverbe, Porthos,

    hâtons-nous et taisons-nous.

    – Vous voyez que je fais de mon mieux, dit Porthos en passant son

    haut-de-chausses.

    – Très bien.

    – Il paraît que c’est pressé ?

    – C’est plus que pressé, c’est grave, Porthos.

    – Oh ! oh !

    – D’Artagnan vous a questionné, n’est-ce pas ?

    – Moi ?

    – Oui, à Belle-Île ?

    – Pas le moins du monde.

    – Vous en êtes bien sûr, Porthos ?

    – Parbleu !

    – C’est impossible. Souvenez-vous bien.

    – Il m’a demandé ce que je faisais, je lui ai dit : « De la

    topographie. » J’aurais voulu dire un autre mot dont vous vous étiez

    servi un jour.

    – De la castramétation ?

    – C’est cela ; mais je n’ai jamais pu me le rappeler.

    – Tant mieux ! Que vous a-t-il demandé encore ?

    – Ce que c’était que M. Gétard.

    – Et encore ?

    – Ce que c’était que M. Jupenet.

    – Il n’a pas vu notre plan de fortifications, par hasard ?

    – Si fait.

    – Ah ! diable !

    – Mais soyez tranquille, j’avais effacé votre écriture avec de la

    gomme. Impossible de supposer que vous avez bien voulu me donner

    quelque avis dans ce travail.

    – Il a de bien bons yeux, notre ami.

    – Que craignez-vous ?

    – Je crains que tout ne soit découvert, Porthos ; il s’agit donc de

    16

    prévenir un grand malheur. J’ai donné l’ordre à mes gens de fermer

    toutes les portes. On ne laissera point sortir d’Artagnan avant le jour.

    Votre cheval est tout sellé ; vous gagnez le premier relais ; à cinq

    heures du matin, vous aurez fait quinze lieues. Venez.

    On vit alors Aramis vêtir Porthos pièce par pièce avec autant de

    célérité qu’eût pu le faire le plus habile valet de chambre. Porthos,

    moitié confus, moitié étourdi, se laissait faire et se confondait en

    excuses.

    Lorsqu’il fut prêt, Aramis le prit par la main et l’emmena, en lui

    faisant poser le pied avec précaution sur chaque marche de l’escalier,

    l’empêchant de se heurter aux embrasures des portes, le tournant et le

    retournant comme si lui, Aramis, eût été le géant et Porthos le nain.

    Cette âme incendiait et soulevait cette matière. Un cheval, en effet,

    attendait tout sellé dans la cour. Porthos se mit en selle.

    Alors Aramis prit lui-même le cheval par la bride et le guida sur

    du fumier répandu dans la cour, dans l’intention évidente d’éteindre

    le bruit. Il lui pinçait en même temps les naseaux pour qu’il ne hennît

    pas…

    – Puis, une fois arrivé à la porte extérieure, attirant à lui Porthos,

    qui allait partir sans même lui demander pourquoi :

    – Maintenant, ami Porthos, maintenant, sans débrider jusqu’à

    Paris, dit-il à son oreille ; mangez à cheval, buvez à cheval, dormez à

    cheval, mais ne perdez pas une minute.

    – C’est dit ; on ne s’arrêtera pas.

    – Cette lettre à M. Fouquet, coûte que coûte ; il faut qu’il l’ait

    demain avant midi.

    – Il l’aura.

    – Et pensez à une chose, cher ami.

    – À laquelle ?

    – C’est que vous courez après votre brevet de duc et pair.

    – Oh ! oh ! fit Porthos les yeux étincelants, j’irai en vingt-quatre

    heures en ce cas.

    – Tâchez.

    – Alors lâchez la bride, et en avant, Goliath !

    Aramis lâcha effectivement, non pas la bride, mais les naseaux du

    cheval.

    17

    Porthos rendit la main, piqua des deux, et l’animal furieux partit

    au galop sur la terre.

    Tant qu’il put voir Porthos dans la nuit, Aramis le suivit des yeux ;

    puis, lorsqu’il l’eut perdu de vue, il rentra dans la cour. Rien n’avait

    bougé chez d’Artagnan.

    Le valet mis en faction auprès de sa porte n’avait vu aucune

    lumière, n’avait entendu aucun bruit.

    Aramis referma la porte avec soin, envoya le laquais se coucher, et

    lui même se mit au lit.

    D’Artagnan ne se doutait réellement de rien ; aussi crut-il avoir

    tout gagné, lorsque le matin il s’éveilla vers quatre heures et demie.

    Il courut tout en chemise regarder par la fenêtre : la fenêtre

    donnait sur la cour. Le jour se levait.

    La cour était déserte, les poules elles-mêmes n’avaient pas encore

    quitté leurs perchoirs.

    Pas un valet n’apparaissait.

    Toutes les portes étaient fermées.

    « Bon ! calme parfait, se dit d’Artagnan. N’importe, me voici

    réveillé le premier de toute la maison. Habillons-nous ; ce sera autant

    de fait. »

    Et d’Artagnan s’habilla.

    Mais cette fois il s’étudia à ne point donner au costume de M.

    Agnan cette rigidité bourgeoise et presque ecclésiastique qu’il

    affectait auparavant ; il sut même, en se serrant davantage, en se

    boutonnant d’une certaine façon, en posant son feutre plus

    obliquement, rendre à sa personne un peu de cette tournure militaire

    dont l’absence avait effarouché Aramis. Cela fait, il en usa ou plutôt

    feignit d’en user sans façon avec son hôte, et entra tout à l’improviste

    dans son appartement. Aramis dormait ou feignait de dormir.

    Un grand livre était ouvert sur son pupitre de nuit ; la bougie

    brûlait encore au-dessus de son plateau d’argent.

    C’était plus qu’il n’en fallait pour prouver à d’Artagnan

    l’innocence de la nuit du prélat et les bonnes intentions de son réveil.

    Le mousquetaire fit précisément à l’évêque ce que l’évêque avait

    fait à Porthos.

    Il lui frappa sur l’épaule.

    18

    Évidemment ; Aramis feignait de dormir, car, au lieu de s’éveiller

    soudain, lui qui avait le sommeil si léger, il se fit réitérer

    l’avertissement.

    – Ah ! ah ! c’est vous, dit-il en allongeant les bras. Quelle bonne

    surprise ! Ma foi, le sommeil m’avait fait oublier que j’eusse le

    bonheur de vous posséder. Quelle heure est-il ?

    – Je ne sais, dit d’Artagnan un peu embarrassé. De bonne heure, je

    crois. Mais, vous le savez, cette diable d’habitude militaire de

    m’éveiller avec le jour me tient encore.

    – Est-ce que vous voulez déjà que nous sortions, par hasard ?

    demanda Aramis. Il est bien matin, ce me semble.

    – Ce sera comme vous voudrez.

    – Je croyais que nous étions convenus de ne monter à cheval qu’à

    huit heures.

    – C’est possible ; mais, moi, j’avais si grande envie de vous voir,

    que je me suis dit : « Le plus tôt sera le meilleur. »

    – Et mes sept heures de sommeil ? dit Aramis. Prenez garde,

    j’avais compté là-dessus, et ce qu’il m’en manquera, il faudra que je

    le rattrape.

    – Mais il me semble qu’autrefois vous étiez moins dormeur que

    cela, cher ami ; vous aviez le sang alerte et l’on ne vous trouvait

    jamais au lit.

    – Et c’est justement à cause de ce que vous me dites là que j’aime

    fort à y demeurer maintenant.

    – Aussi, avouez que ce n’était pas pour dormir que vous m’avez

    demandé jusqu’à huit heures.

    – J’ai toujours peur que vous ne vous moquiez de moi si je vous

    dis la vérité.

    – Dites toujours.

    – Eh bien ! de six à huit heures, j’ai l’habitude de faire mes

    dévotions.

    – Vos dévotions ?

    – Oui.

    – Je ne croyais pas qu’un évêque eût des exercices si sévères.

    – Un évêque, cher ami, a plus à donner aux apparences qu’un

    simple clerc.

    19

    – Mordioux ! Aramis, voici un mot qui me réconcilie avec Votre

    Grandeur. Aux apparences ! c’est un mot de mousquetaire, celui-là, à

    la bonne heure ! Vivent les apparences, Aramis !

    – Au lieu de m’en féliciter, pardonnez-le-moi, d’Artagnan. C’est

    un mot bien mondain que j’ai laissé échapper là.

    – Faut-il donc que je vous quitte ?

    – J’ai besoin de recueillement, cher ami.

    – Bon. Je vous laisse ; mais à cause de ce païen qu’on appelle

    d’Artagnan, abrégez-les, je vous prie ; j’ai soif de votre parole.

    – Eh bien ! d’Artagnan, je vous promets que dans une heure et

    demie…

    – Une heure et demie de dévotions ? Ah ! mon ami, passez-moi

    cela au plus juste. Faites-moi le meilleur marché possible.

    Aramis se mit à rire.

    – Toujours charmant, toujours jeune, toujours gai, dit-il. Voilà que

    vous êtes venu dans mon diocèse pour me brouiller avec la grâce.

    – Bah !

    – Et vous savez bien que je n’ai jamais résisté à vos

    entraînements ; vous me coûterez mon salut, d’Artagnan.

    D’Artagnan se pinça les lèvres.

    – Allons, dit-il, je prends le péché sur mon compte, débridez-moi

    un simple signe de croix de chrétien, débridez-moi un Pater et

    partons.

    – Chut ! dit Aramis, nous ne sommes déjà plus seuls, et j’entends

    des étrangers qui montent.

    – Eh bien ! congédiez-les.

    – Impossible ; je leur avais donné rendez-vous hier : c’est le

    principal du collège des jésuites et le supérieur des dominicains.

    – Votre état-major, soit.

    – Qu’allez-vous faire ?

    – Je vais aller réveiller Porthos et attendre dans sa compagnie que

    vous ayez fini vos conférences.

    Aramis ne bougea point, ne sourcilla point, ne précipita ni son

    geste ni sa parole.

    – Allez, dit-il.

    D’Artagnan s’avança vers la porte.

    20

    – À propos, vous savez où loge Porthos ?

    – Non ; mais je vais m’en informer.

    – Prenez le corridor, et ouvrez la deuxième porte à gauche.

    – Merci ! au revoir.

    Et d’Artagnan s’éloigna dans la direction indiquée par Aramis.

    Dix minutes ne s’étaient point écoulées qu’il revint. Il trouva

    Aramis assis entre le principal du collège des jésuites et le supérieur

    des dominicains et le principal du collège des jésuites, exactement

    dans la même situation où il l’avait retrouvé autrefois dans l’auberge

    de Crèvecœur.

    Cette compagnie n’effraya pas le mousquetaire.

    – Qu’est-ce ? dit tranquillement Aramis. Vous avez quelque chose

    à me dire, ce me semble, cher ami ?

    – C’est, répondit d’Artagnan en regardant Aramis, c’est que

    Porthos n’est pas chez lui.

    – Tiens ! fit Aramis avec calme ; vous êtes sûr ?

    – Pardieu ! je viens de sa chambre.

    – Où peut-il être alors ?

    – Je vous le demande.

    – Et vous ne vous en êtes pas informé ?

    – Si fait.

    – Et que vous a-t-on répondu ?

    – Que Porthos sortant souvent le matin sans rien dire à personne,

    était probablement sorti.

    – Qu’avez-vous fait alors ?

    – J’ai été à l’écurie, répondit indifféremment d’Artagnan.

    – Pour quoi faire ?

    – Pour voir si Porthos est sorti à cheval.

    – Et ?… interrogea l’évêque.

    – Eh bien ! il manque un cheval au râtelier, le numéro 5, Goliath.

    Tout ce dialogue, on le comprend, n’était pas exempt d’une

    certaine affectation de la part du mousquetaire et d’une parfaite

    complaisance de la part d’Aramis.

    – Oh ! je vois ce que c’est, dit Aramis après avoir rêvé un

    moment : Porthos est sorti pour nous faire une surprise.

    – Une surprise ?

    21

    – Oui. Le canal qui va de Vannes à la mer est très giboyeux en

    sarcelles et en bécassines ; c’est la chasse favorite de Porthos ; il

    nous en rapportera une douzaine pour notre déjeuner.

    – Vous croyez ? fit d’Artagnan.

    – J’en suis sûr. Où voulez-vous qu’il soit allé ? Je parie qu’il a

    emporté un fusil.

    – C’est possible, dit d’Artagnan.

    – Faites une chose, cher ami, montez à cheval et le rejoignez.

    – Vous avez raison, dit d’Artagnan, j’y vais.

    – Voulez-vous qu’on vous accompagne ?

    – Non, merci, Porthos est reconnaissable. Je me renseignerai.

    – Prenez-vous une arquebuse ?

    – Merci.

    – Faites-vous seller le cheval que vous voudrez.

    – Celui que je montais hier en venant de Belle-Île.

    – Soit ; usez de la maison comme de la vôtre.

    Aramis sonna et donna l’ordre de seller le cheval que choisirait M.

    d’Artagnan.

    D’Artagnan suivit le serviteur chargé de l’exécution de cet ordre.

    Arrivé à la porte, le serviteur se rangea pour laisser passer

    d’Artagnan. Dans ce moment son œil rencontra l’œil de son maître.

    Un froncement de sourcils fit comprendre à l’intelligent espion que

    l’on donnait à d’Artagnan ce qu’il avait à faire.

    D’Artagnan monta à cheval ; Aramis entendit le bruit des fers qui

    battaient le pavé.

    Un instant après, le serviteur rentra.

    – Eh bien ? demanda l’évêque.

    – Monseigneur, il suit le canal et se dirige vers la mer, dit le

    serviteur.

    – Bien ! dit Aramis.

    En effet, d’Artagnan, chassant tout soupçon, courait vers l’océan,

    espérant toujours voir dans les landes ou sur la grève la colossale

    silhouette de son ami Porthos.

    D’Artagnan s’obstinait à reconnaître des pas de cheval dans

    chaque flaque d’eau. Quelquefois il se figurait entendre la détonation

    d’une arme à feu. Cette illusion dura trois heures. Pendant deux

    22

    heures, d’Artagnan chercha Porthos.

    Pendant la troisième, il revint à la maison.

    – Nous nous serons croisés, dit-il, et je vais trouver les deux

    convives attendant mon retour.

    D’Artagnan se trompait. Il ne retrouva pas plus Porthos à l’évêché

    qu’il ne l’avait trouvé sur le bord du canal.

    Aramis l’attendait au haut de l’escalier avec une mine désespérée.

    – Ne vous a-t-on pas rejoint, mon cher d’Artagnan ? cria-t-il du

    plus loin qu’il aperçut le mousquetaire.

    – Non. Auriez-vous fait courir après moi ?

    – Désolé, mon cher ami, désolé de vous avoir fait courir

    inutilement ; mais, vers sept heures, l’aumônier de Saint-Paterne est

    venu ; il avait rencontré du Vallon qui s’en allait et qui, n’ayant voulu

    réveiller personne à l’évêché, l’avait chargé de me dire que, craignant

    que M. Gétard ne lui fît quelque mauvais tour en son absence, il allait

    profiter de la marée du matin pour faire un tour à Belle-Île.

    – Mais, dites-moi, Goliath n’a pas traversé les quatre lieues de

    mer, ce me semble ?

    – Il y en a bien six, dit Aramis.

    – Encore moins, alors.

    – Aussi, cher ami, dit le prélat avec un doux sourire, Goliath est à

    l’écurie, fort satisfait même, j’en réponds, de n’avoir plus Porthos sur

    le dos.

    En effet, le cheval avait été ramené du relais par les soins du

    prélat, à qui aucun détail n’échappait.

    D’Artagnan parut on ne peut plus satisfait de l’explication.

    Il commençait un rôle de dissimulation qui convenait parfaitement

    aux soupçons qui s’accentuaient de plus en plus dans son esprit. Il

    déjeuna entre le jésuite et Aramis, ayant le dominicain en face de lui

    et souriant particulièrement au dominicain, dont la bonne grosse

    figure lui revenait assez.

    Le repas fut long et somptueux ; d’excellent vin d’Espagne, de

    belles huîtres du Morbihan, les poissons exquis de l’embouchure de

    la Loire, les énormes chevrettes de Paimbœuf et le gibier délicat des

    bruyères en firent les frais.

    D’Artagnan mangea beaucoup et but peu. Aramis ne but pas du

    23

    tout, ou du moins ne but que de l’eau. Puis après le déjeuner :

    – Vous m’avez offert une arquebuse ? dit d’Artagnan.

    – Oui.

    – Prêtez-la-moi.

    – Vous voulez chasser ?

    – En attendant Porthos, c’est ce que j’ai de mieux à faire, je crois.

    – Prenez celle que vous voudrez au trophée.

    – Venez-vous avec moi ?

    – Hélas ! cher ami, ce serait avec grand plaisir, mais la chasse est

    défendue aux évêques.

    – Ah ! dit d’Artagnan, je ne savais pas.

    – D’ailleurs, continua Aramis, j’ai affaire jusqu’à midi.

    – J’irai donc seul ? dit d’Artagnan.

    – Hélas ! oui ! mais revenez dîner surtout.

    – Pardieu ! on mange trop bien chez vous pour que je n’y revienne

    pas.

    Et là-dessus d’Artagnan quitta son hôte, salua les convives, prit

    son arquebuse, mais, au lieu de chasser, courut tout droit au petit port

    de Vannes.

    Il regarda en vain si on le suivait ; il ne vit rien ni personne.

    Il fréta un petit bâtiment de pêche pour vingt-cinq livres et partit à

    onze heures et demie, convaincu qu’on ne l’avait pas suivi. On ne

    l’avait pas suivi, c’était vrai. Seulement, un frère jésuite, placé au

    haut du clocher de son église, n’avait pas, depuis le matin, à l’aide

    d’une excellente lunette, perdu un seul de ses pas. À onze heures

    trois quarts, Aramis était averti que d’Artagnan voguait vers Belle-

    Île.

    Le voyage de d’Artagnan fut rapide : un bon vent nord-nord-est le

    poussait vers Belle-Île.

    Au fur et à mesure qu’il approchait, ses yeux interrogeaient la

    côte. Il cherchait à voir, soit sur le rivage, soit au-dessus des

    fortifications, l’éclatant habit de Porthos et sa vaste stature se

    détachant sur un ciel légèrement nuageux.

    D’Artagnan cherchait inutilement ; il débarqua sans avoir rien vu,

    et apprit du premier soldat interrogé par lui que M. du Vallon n’était

    point encore revenu de Vannes.

    24

    Alors, sans perdre un instant, d’Artagnan ordonna à sa petite

    barque de mettre le cap sur Sarzeau.

    On sait que le vent tourne avec les différentes heures de la

    journée ; le vent était passé du nord-nord-est au sud-est ; le vent était

    donc presque aussi bon pour le retour à Sarzeau qu’il l’avait été pour

    le voyage de Belle-Île. En trois heures, d’Artagnan eut touché le

    continent ; deux autres heures lui suffirent pour gagner Vannes.

    Malgré la rapidité de la course, ce que d’Artagnan dévora

    d’impatience et de dépit pendant cette traversée, le pont seul du

    bateau sur lequel il trépigna pendant trois heures pourrait le raconter

    à l’histoire. D’Artagnan ne fit qu’un bond du quai où il était

    débarqué au palais épiscopal.

    Il comptait terrifier Aramis par la promptitude de son retour, et il

    voulait lui reprocher sa duplicité, avec réserve toutefois, mais avec

    assez d’esprit néanmoins pour lui en faire sentir toutes les

    conséquences et lui arracher une partie de son secret.

    Il espérait enfin, grâce à cette verve d’expression qui est aux

    mystères ce que la charge à la baïonnette est aux redoutes, enlever le

    mystérieux Aramis jusqu’à une manifestation quelconque.

    Mais il trouva dans le vestibule du palais le valet de chambre qui

    lui fermait le passage tout en lui souriant d’un air béat.

    – Monseigneur ? cria d’Artagnan en essayant de l’écarter de la

    main.

    Un instant ébranlé, le valet reprit son aplomb.

    – Monseigneur ? fit-il.

    – Eh ! oui, sans doute ; ne me reconnais-tu pas, imbécile ?

    – Si fait ; vous êtes le chevalier d’Artagnan.

    – Alors, laisse-moi passer.

    – Inutile.

    – Pourquoi inutile ?

    – Parce que Sa Grandeur n’est point chez elle.

    – Comment, Sa Grandeur n’est point chez elle ! Mais où est-elle

    donc ?

    – Partie.

    – Partie ?

    – Oui.

    25

    – Pour où ?

    – Je n’en sais rien ; mais peut-être le dit-elle à Monsieur le

    chevalier.

    – Comment ? où cela ? de quelle façon ?

    – Dans cette lettre qu’elle m’a remise pour Monsieur le chevalier.

    Et le valet de chambre tira une lettre de sa poche.

    – Eh ! donne donc, maroufle ! fit d’Artagnan en la lui arrachant

    des mains. Oh ! oui, continua d’Artagnan à la première ligne ; oui, je

    comprends.

    Et il lut à demi-voix :

    « Cher ami, Une affaire des plus urgentes m’appelle dans une des

    paroisses de mon diocèse.

    J’espérais vous voir avant de partir ; mais je perds cet espoir en

    songeant que vous allez sans doute rester deux ou trois jours à Belle-

    Île avec notre cher Porthos.

    Amusez-vous bien, mais n’essayez pas de lui tenir tête à table ;

    c’est un conseil que je n’eusse pas donné, même à Athos, dans son

    plus beau et son meilleur temps.

    Adieu, cher ami ; croyez bien que j’en suis aux regrets de n’avoir

    pas mieux et plus longtemps profité de votre excellente compagnie. »

    – Mordioux ! s’écria d’Artagnan, je suis joué. Ah ! pécore, brute,

    triple sot que je suis ! mais rira bien qui rira le dernier oh ! dupé,

    dupé comme un singe à qui on donne une noix vide !

    Et, bourrant un coup de poing sur le museau toujours riant du

    valet de chambre, il s’élança hors du palais épiscopal.

    Furet, si bon trotteur qu’il fût, n’était plus à la hauteur des

    circonstances. D’Artagnan gagna donc la poste, et il y choisit un

    cheval auquel il fit voir, avec de bons éperons et une main légère que

    les cerfs ne sont point les plus agiles coureurs de la création.

    26

    Chapitre LXXIV : Où d’Artagnan court, où

    Porthos ronfle, où Aramis conseille

    Trente à trente-cinq heures après les événements que nous venons

    de raconter, comme M. Fouquet, selon son habitude, ayant interdit sa

    porte, travaillait dans ce cabinet de sa maison de Saint-Mandé que

    nous connaissons déjà, un carrosse attelé de quatre chevaux

    ruisselant de sueur entra au galop dans la cour.

    Ce carrosse était probablement attendu, car trois ou quatre laquais

    se précipitèrent vers la portière, qu’ils ouvrirent tandis que M.

    Fouquet se levait de son bureau et courait lui-même à la fenêtre. Un

    homme sortit péniblement du carrosse, descendant avec difficulté les

    trois degrés du marchepied et s’appuyant sur l’épaule des laquais.

    À peine eut-il dit son nom, que celui sur l’épaule duquel il ne

    s’appuyait point s’élança vers le perron et disparut dans le vestibule.

    Cet homme courait prévenir son maître ; mais il n’eut pas besoin de

    frapper à la porte.

    Fouquet était debout sur le seuil.

    – Mgr l’évêque de Vannes ! dit le laquais.

    – Bien ! dit Fouquet.

    Puis, se penchant sur la rampe de l’escalier, dont Aramis

    commençait à monter les premiers degrés :

    – Vous, cher ami, dit-il, vous si tôt !

    – Oui, moi-même, monsieur ; mais moulu, brisé, comme vous

    voyez.

    – Oh ! pauvre cher, dit Fouquet en lui présentant son bras sur

    lequel Aramis s’appuya, tandis que les serviteurs s’éloignèrent avec

    respect.

    27

    – Bah ! répondit Aramis, ce n’est rien, puisque me voilà ; le

    principal était que j’arrivasse, et me voilà arrivé.

    – Parlez vite, dit Fouquet en refermant la porte du cabinet derrière

    Aramis et lui.

    – Sommes-nous seuls ?

    – Oui, parfaitement seuls.

    – Nul ne peut nous écouter ? nul ne peut nous entendre ?

    – Soyez donc tranquille.

    – M. du Vallon est arrivé ?

    – Oui.

    – Et vous avez reçu ma lettre ?

    – Oui, l’affaire est grave, à ce qu’il paraît, puisqu’elle nécessite

    votre présence à Paris, dans un moment où votre présence était si

    urgente là-bas.

    – Vous avez raison, on ne peut plus grave.

    – Merci, merci ! De quoi s’agit-il ? Mais, pour Dieu, et avant toute

    chose, respirez, cher ami ; vous êtes pâle à faire frémir !

    – Je souffre, en effet ; mais, par grâce ! ne faites pas attention à

    moi. M. du Vallon ne vous a-t-il rien dit en vous remettant sa lettre ?

    – Non : j’ai entendu un grand bruit, je me suis mis à la fenêtre ;

    j’ai vu, au pied du perron, une espèce de cavalier de marbre ; je suis

    descendu, il m’a tendu la lettre, et son cheval est tombé mort.

    – Mais lui ?

    – Lui est tombé avec le cheval ; on l’a enlevé pour le porter dans

    les appartements ; la lettre lue, j’ai voulu monter près de lui pour

    avoir de plus amples nouvelles : mais il était endormi de telle façon

    qu’il a été impossible de le réveiller. J’ai eu pitié de lui, et j’ai

    ordonné qu’on lui ôtât ses bottes et qu’on le laissât tranquille.

    – Bien ; maintenant, voici ce dont il s’agit, monseigneur. Vous

    avez vu M. d’Artagnan à Paris, n’est-ce pas ?

    – Certes, et c’est un homme d’esprit et même un homme de cœur,

    bien qu’il m’ait fait tuer nos chers amis Lyodot et d’Emerys.

    – Hélas ! oui, je le sais ; j’ai rencontré à Tours le courrier qui

    m’apportait la lettre de Gourville et les dépêches de Pellisson. Avez-

    vous bien réfléchi à cet événement, monsieur ?

    – Oui.

    28

    – Et vous avez compris que c’était une attaque directe à votre

    souveraineté ?

    – Croyez-vous ?

    – Oh ! oui, je le crois.

    – Eh bien ! je vous l’avouerai, cette sombre idée m’est venue, à

    moi aussi.

    – Ne vous aveuglez pas, monsieur, au nom du Ciel, écoutez

    bien… j’en reviens à d’Artagnan.

    – J’écoute.

    – Dans quelle circonstance l’avez-vous vu ?

    – Il est venu chercher de l’argent.

    – Avec quelle ordonnance ?

    – Avec un bon du roi.

    – Direct ?

    – Signé de Sa Majesté.

    – Voyez-vous ! Eh bien ! d’Artagnan est venu à Belle-Île ; il était

    déguisé, il passait pour un intendant quelconque chargé par son

    maître d’acheter des salines. Or, d’Artagnan n’a pas d’autre maître

    que le roi ; il venait donc comme envoyé du roi. Il a vu Porthos.

    – Qu’est-ce que Porthos ?

    – Pardon, je me trompe. Il a vu M. du Vallon à Belle-Île, et il sait,

    comme vous et moi, que Belle-Île est fortifiée.

    – Et vous croyez que le roi l’aurait envoyé ? dit Fouquet tout

    pensif.

    – Assurément.

    – Et d’Artagnan aux mains du roi est un instrument dangereux ?

    – Le plus dangereux de tous.

    – Je l’ai donc bien jugé du premier coup d’œil.

    – Comment cela ?

    – J’ai voulu me l’attacher.

    – Si vous avez jugé que ce fût l’homme de France le plus brave, le

    plus fin et le plus adroit, vous l’avez bien jugé.

    – Il faut donc l’avoir à tout prix !

    – D’Artagnan ?

    – N’est-ce pas votre avis ?

    – C’est mon avis ; mais vous ne l’aurez pas.

    29

    – Pourquoi ?

    – Parce que nous avons laissé passer le temps. Il était en

    dissentiment avec la cour, il fallait profiter de ce dissentiment ;

    depuis il a passé en Angleterre, depuis il a puissamment contribué à

    la restauration, depuis il a gagné une fortune, depuis enfin il est

    rentré au service du roi. Eh bien ! s’il est rentré au service du roi,

    c’est qu’on lui a bien payé ce service.

    – Nous le paierons davantage, voilà tout.

    – Oh ! monsieur, permettez ; d’Artagnan a une parole, et, une fois

    engagée, cette parole demeure où elle est.

    – Que concluez-vous de cela ? dit Fouquet avec inquiétude.

    – Que pour le moment il s’agit de parer un coup terrible.

    – Et comment le parez-vous ?

    – Attendez… d’Artagnan va venir rendre compte au roi de sa

    mission.

    – Oh ! nous avons le temps d’y penser.

    – Comment cela ?

    – Vous avez bonne avance sur lui, je présume ?

    – Dix heures à peu près.

    – Eh bien ! en dix heures…

    Aramis secoua sa tête pâle.

    – Voyez ces nuages qui courent au

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