Double jeu
Théâtre / Cinéma
1 | 2003
L’acteur créateur
La troisième voix
Entretien avec Valérie Dréville
Sophie Lucet et Valérie Dréville
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/2186
DOI : 10.4000/doublejeu.2186
ISSN : 2610-072X
Éditeur
Presses universitaires de Caen
Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2003
Pagination : 99-106
ISBN : 2-84133-207-1
ISSN : 1762-0597
Référence électronique
Sophie Lucet et Valérie Dréville, « La troisième voix », Double jeu [En ligne], 1 | 2003, mis en ligne le 06
juillet 2018, consulté le 10 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/2186 ;
DOI : https://doi.org/10.4000/doublejeu.2186
Double Jeu est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas
d’Utilisation Commerciale 4.0 International.
LA TROISIÈME VOIX
Entretien avec Valérie Dréville
Après des études au Conservatoire national supérieur d’art dramatique
dans les classes de Claude Régy, Gérard Desarthe et Daniel Mesguich et
une formation auprès d’Antoine Vitez, Yannis Kokkos, Aurélien Recoing,
Georges Aperghis à l’école de Chaillot, Valérie Dréville travaille pour le
théâtre, le cinéma et la télévision. Elle est notamment connue pour ses
interprétations dans les mises en scène d’Antoine Vitez (Électre, Le Soulier
de satin, La Célestine, La Vie de Galilée), de Claude Régy (Le Criminel, La
Terrible Voix de Satan, La Mort de Tintagiles), d’Alain Françon (La Mouette,
Pièces de guerre), de Jean-Pierre Vincent (On ne badine pas avec l’amour),
de Luc Bondy (Phèdre), et d’Anatoli Vassiliev (Amphitryon, Médée-Matériau). Dans le domaine du cinéma, Valérie Dréville a été dirigée par Michel
Deville, Laëtitia Masson, Arnaud Despléchin, Hugo Santiagos, Alain Resnais, Philippe Garrel, Jean-Luc Godard.
Sophie Lucet. Depuis une dizaine d’années, vous travaillez auprès d’Anatoli Vassiliev ; vous avez notamment joué dans Amphitryon et interprété Médée-Matériau
lors du festival d’Avignon 2002. Dès 1997, Vassiliev disait à l’occasion d’un article
paru dans la revue Cassandre qu’il ne vous demandait pas de travailler un rôle,
mais d’être en recherche par rapport à un rôle. Est-ce à dire que Vassiliev considère l’acteur comme un créateur à part entière ?
Valérie Dréville. Dans le travail de Vassiliev, la place de l’acteur est essentielle ; il est l’instrument de la recherche. Grâce à l’acteur, il est possible
d’établir les principes d’une méthode qui deviendra à son tour un outil
efficace pour l’acteur. Il va de soi que la méthode n’est pas un but en soi,
mais un moyen. Vassiliev se base sur une tradition non seulement lointaine mais assez mal comprise de l’école russe et de Stanislavski, après
avoir été lui-même acteur (on ne peut en effet être metteur en scène sans
avoir été interprète, en Russie). Je peux dire que Vassiliev ne cesse d’approfondir et de dépasser les enseignements de Stanislavski, qu’il considère
comme essentiels pour avoir rompu avec une longue tradition : avant lui,
l’art de l’acteur était essentiellement considéré comme un savoir-faire, le
rôle étant de l’ordre de l’archétype qu’on se transmettait de père en fils.
La grande révolution stanislavskienne tient à la remise en cause de cette
conception ; le travail sur les actions physiques mène le metteur en scène
à penser l’acteur comme une personne cherchant à s’approprier un rôle.
Il me semble donc que la notion d’acteur créateur apparaît avec Stanislavski, alors qu’on le considère trop souvent en France comme le seul
DOUBLE JEU, no 1, L’Acteur créateur, 2003, p. 99-106
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chantre du réalisme psychologique ; ce qui n’est pas le centre du travail
de Stanislavski, mais la conséquence de circonstances purement historiques. Si Grotowki s’est autant intéressé aux recherches de Stanislavski,
c’est qu’il a posé les bases d’une large réflexion sur l’art de l’acteur.
S. L. Vous avez, en 2002, proposé une interprétation inouïe – au sens littéral du
terme – du Médée-Matériau d’Heiner Müller. Pouvez-vous décrire la façon dont
Vassiliev et vous-même avez travaillé et répété ce spectacle ?
V. D. Vassiliev vient d’une tradition qui a favorisé les structures psychologiques dans le jeu de l’acteur. Il s’agit pour lui de s’écarter de ce modèle
pour expérimenter ce qu’il appelle les structures de jeu. Les différences
fondamentales entre structures psychologiques et structures de jeu pourraient se formuler de la sorte : quand un acteur travaille Tchekhov ou
Gorki, qu’il aborde un drame, l’action – au sens de la somme des prises
de conscience du personnage, de la rencontre de l’homme avec son destin, pourrait-on dire – se focalise sur le psychisme ; ce qui est en jeu, c’est
la vie intérieure de l’homme, ses sentiments, ses émotions, son âme, sa
relation aux autres personnages. Pour l’acteur, cela implique que le centre du jeu soit situé à l’intérieur, le sens émanant d’une zone intime que
certains appellent l’inconscient. Le mouvement général va de l’inconnu
vers le connu, l’objectivé, le visible ; tous les événements sont tendus pour
inciter l’homme à se rencontrer lui-même. Le drame fonctionne sur un
principe global de révélation du personnage. En tant qu’actrice, je me
sens comme poussée dans le dos lorsque je joue ce type de répertoire. Il
en va tout autrement pour les structures de jeu : dès lors qu’on aborde
les tragédies, l’action ne se trouve plus au centre de l’homme, mais en
dehors de lui. On ne peut parler de philosophie ou de spiritualité en faisant appel au seul psychisme. Le contenu métaphysique exige de la part
de l’acteur qu’il change d’axe ; le moteur du jeu ne se trouve plus à l’intérieur mais à l’extérieur de l’acteur. Le verbe est l’unique véhicule de ces
forces cosmiques. Cette nouvelle posture implique un long travail sur
l’intonation et la diction.
S. L. Pouvez-vous évoquer le travail passionnant que vous menez avec Vassiliev
sur la voix ?
V. D. Lorsqu’on est en contact avec une langue étrangère, dit Vassiliev,
on entend avec elle une petite musique qu’on peut reconnaître aisément
même si on ne comprend pas le sens des phrases. Cette petite musique
suffit à transmettre une information sur la vision du monde partagée
par les locuteurs. Sur la scène d’un théâtre, on utilise généralement deux
types d’intonation : l’exclamative (pour le genre noble ou la tragédie), la
narrative (la plus fréquemment employée parce qu’on aime à raconter
des histoires). Pour dire la tragédie, mettre en œuvre la métaphysique et
les forces spirituelles, on ne peut utiliser l’une ou l’autre de ces dictions ;
LA TROISIÈME VOIX. ENTRETIEN AVEC VALÉRIE DRÉVILLE
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l’acteur se doit alors de chercher une troisième voix. Grâce à une série
d’exercices, l’acteur peut s’entraîner à produire des sons inarticulés qui
s’empliront progressivement du sens des mots. Pour désigner cette pratique, les traducteurs français ont choisi de parler d’intonation affirmative alors qu’on pourrait parler d’intonation dure si on s’attachait au sens
littéral des termes russes. Pour l’acteur, cela signifie que les sons doivent
être tournés vers la terre. Cette prise de direction, sur le plan de la conscience ou de l’organique, est d’une grande difficulté ; la bouche, la gorge,
le larynx ne connaissent pas cette place ; il faut un long entraînement
avant de distinguer ces organes, et les diriger, mais le plus difficile reste
de remodeler la conscience. Tout est touché, de la perception du monde
extérieur à l’image qu’on a de soi-même et des autres, tout résonne autrement. Avec la voix, on touche aux fondements mêmes de la culture. En
général l’appareil vocal est très peu exploité, on parle doucement, poliment, entre ses dents. Ce sont ces habitudes qui empêchent de descendre
dans nos propres sons. Sons oubliés sous le linceul des automatismes.
Recouverts par les règles de la politesse, par l’expression de ce doute qui
passe dans la voix des êtres sociaux que nous sommes. Lorsque j’interprète une tragédie, j’entre d’un coup dans l’intonation affirmative ; il
s’agit moins d’un jeu que d’un travail sur la conscience qui s’apparente
à la méditation. Je ne m’appuie pas sur ma force, mais sur mon énergie ;
mes muscles ne travaillent pas, ils vibrent ; je ne sens plus le travail quand
je travaille beaucoup.
S. L. Vous racontez précisément le temps du laboratoire et de la recherche. Mais
quand et comment avez-vous décidé d’aborder le texte d’Heiner Müller ?
V. D. J’étais depuis un an à Moscou avant qu’on aborde le texte. J’ai cherché le son pendant des mois, il faut beaucoup de temps avant d’entendre
ce qu’on est en train de produire. De sentir les différences entre les trois
intonations qui me semblent toucher trois étages de la conscience. J’ai
visualisé cette troisième voix avec l’image de l’escalier : pour construire
l’intonation affirmative, il est nécessaire d’emprunter les marches des dictions narratives et exclamatives, structures connues sur lesquelles s’appuyer
pour inventer. On entend par comparaison. Puis Vassiliev m’a demandé
de m’approcher de Médée-Matériau. Seule, comme toujours. Vassiliev
considère que l’acteur doit tout faire lui-même. Être autonome, réaliser
un travail personnel. Être créateur, autant que possible. La forme d’ensemble est très directive, très précisément conduite par le metteur en scène ;
tout le reste appartient à l’acteur qui doit remplir les vides de l’interprétation. Le but ultime est d’oublier la méthode au feu de la réalité du spectacle. De transgresser la théorie, nécessairement contredite par la pratique ;
la réalité lamine les principes en exigeant d’être sans cesse redéfinie. J’ai
donc travaillé seule, au début, à réunir les morceaux épars du mythe. Les
variantes, les ramifications, le labyrinthe des informations. Puis j’ai ausculté le texte très attentivement. Chaque jour je rencontrais Vassiliev. Il
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me demandait seulement de lui poser des questions. Selon lui, il revient
à l’acteur d’apporter la matière du travail. Lui ne fait rien, ne dit rien si
l’acteur ne fait pas le premier pas. Invariablement, il s’asseyait et me disait :
Qu’est-ce que vous voulez de moi ? Pour poser des questions pertinentes, il
faut avoir des bouts de la réponse. La passivité est totalement exclue. Être
acteur créateur, c’est s’impliquer dans la genèse du travail ; ce n’est pas un
plus qui viendrait avec l’inspiration au moment du spectacle. Être créateur, c’est être inscrit dans une construction. Pour Vassiliev, un spectacle
n’est que le résultat d’un travail. Quand des journalistes me demandent
combien de temps nous avons répété Médée-Matériau, je peux répondre
de deux manières : ou bien quinze jours, temps que nous avons passé au
montage effectif ; ou bien dix ans, durée nécessaire pour bâtir les rudiments d’une méthode. Le temps n’existe plus dans l’espace du laboratoire ; la fleur s’ouvre très vite quand elle a suffisamment poussé.
S. L. Dans quelle langue avez-vous travaillé ?
V. D. Vassiliev et moi avons longtemps travaillé sur l’état des traductions
russes et françaises du texte d’Heiner Müller. Vassiliev ne parle pas le français, je suis un peu plus avancée en russe, aucun ne connaît vraiment la
langue de l’autre. Nous avons étudié les traductions et le texte dans sa
langue d’origine ; nous avons comparé les états de ces textes ; travaillé
sur les images qui naissent à la lecture, pour établir un corpus imaginaire commun. Cette entreprise est riche et risquée ; je n’ai pas accès à
certaines images de la langue russe ou allemande, et inversement pour
lui avec le français. Nous ne pouvions donc pas comprendre la même
chose. Nous avons regardé en détail ces mots dont le plus petit transforme le sens, nous nous sommes attardés sur les prépositions, les conjonctions de coordination, sur le ciment des images. Le russe est plus
syncopé que le français qui multiplie les particules de liaison. Le sens
principal prend de petits chemins pour se dire alors que l’économie du
travail en dépend. Puis, on s’est mis à répéter. Les répétitions sur la diction ont duré une semaine, la mise en scène une autre semaine.
S. L. Pouvez-vous détailler les deux temps des répétitions ?
V. D. L’intonation affirmative n’est qu’une partie du travail sur la diction.
Il faut ensuite faire passer des mots dans ces sons, entreprise difficile car
l’émotion rend toujours la technique impure ; en même temps, on ne
peut pas faire l’un sans l’autre. Il faut toujours rétablir la justesse sur les
deux niveaux ; la technique ne doit pas anéantir l’inspiration créatrice qui
ne doit pas prendre le dessus sur la méthode. Si la technique est perdue,
le sens commence à changer ; la technique vocale permet d’être en relation avec l’extérieur, avec le contenu métaphysique. Quand elle s’appauvrit, on en revient aux structures psychologiques, au drame. Pour l’univers
tragique, nous imaginons une action verbale contraire aux habitudes. Le
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sens usuel de la lecture va de gauche à droite ; nous pratiquons une lecture inversée : au lieu d’être poussés les uns par les autres vers la droite,
les mots sont tirés vers la gauche. Il est très complexe d’expliquer cette
notion, car elle repose sur une connaissance liée à la philosophie et à la
spiritualité ; c’est une sensation de perspective inversée, une réflexion
picturale qu’on peut étendre au langage. Dans les structures psychologiques, le centre monte des profondeurs ; dans les structures de jeu, l’événement principal est connu depuis le départ ; l’acteur n’est pas le dépositaire
mais le vecteur du sens ; traversé par des forces qu’il ne connaît pas, l’acteur devient transparent. Le sens est véhiculé par l’intonation ; les accentuations, coupes, impulsions ont à faire avec le contenu global de l’œuvre ;
avec l’invisible qui structure la forme. L’intonation rappelle à l’acteur les
raisons d’être là, sur la scène, à guetter la lumière du texte perçant à travers les nuages. Si l’acteur est poussé par derrière dans les structures psychologiques, il est tiré au-devant de lui dans les structures de jeu. L’acteur
vit dans les drames, joue avec quelque chose dans les tragédies. Dans le
deuxième cas, la mise à distance du sujet et de l’objet engendre une sorte
d’ironie. Les événements n’étant pas vécus directement, la tragédie est
beaucoup plus légère alors qu’elle évoque des sujets profonds. La tragédie a un caractère volatile et élève l’acteur qui prononce des mots reliés
les uns aux autres par la lumière de la fin. L’interprète ne doit pas connaître de trou dans la diction, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas
marquer de pauses. S’il s’arrête, l’acteur anticipe les mots à venir pour
nouer les fils. Le texte est un tapis de mots qu’il faut sans cesse ravauder.
Pour Médée-Matériau, Vassiliev m’a indiqué la façon dont on exécute
une lecture vers la gauche. Nous avons défini une ligne d’accents avant
d’entrer dans l’expérimentation physique mais rien n’a été fixé une fois
pour toutes. Je ne peux pas forcément me plonger dans cette matière verbale de moi-même ; c’est Vassiliev qui me conduit, qui me remet à l’endroit
de l’inconnu où je ne reconnais pas ma propre langue. Quand j’atteins
ce stade, je sais que je suis dans la justesse. Il y a chez Vassiliev une part
d’écoute et d’intuition très grande, mais il peut expliquer tous les moments
du jeu ; si je ne suis pas juste au niveau de l’intonation affirmative ou de
l’accentuation, il dessine sur un morceau de papier l’endroit où je sors du
schéma général. Vassiliev porte un regard scientifique sur l’émotion. Pour
la comprendre. L’objectiver. Savoir où on en est. Le théâtre suppose la connaissance de l’acteur, porte-parole de l’humanité tout entière. La méthode
permet de repartir du connu pour avancer vers l’inconnu, vers les régions
désertiques de la conscience.
S. L. Que dire maintenant de la mise en scène ?
V. D. Chez Vassiliev, c’est un deuxième temps du travail ; les différents
niveaux ne sont pas explorés ensemble, la mise en scène ne racontant
pas la même chose que les mots. La référence à Stanislavski est encore
essentielle à ce stade ; Stanislavski n’a rien inventé, mais il a permis à
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l’acteur de nommer les termes de la construction du personnage. D’inventer le lexique de l’inspiration créatrice ; de la vie psychophysique du mot.
Si l’acteur aborde son rôle en dehors de l’archétype, il n’est pas personnage en entrant sur la scène mais personne. Tout son parcours dans l’œuvre consiste alors à se rapprocher d’une figure grâce à une incarnation
progressive. Ce processus est rendu possible par un certain nombre d’états :
les vies de l’acteur et du rôle sont d’abord séparées, puis elles se rejoignent
pour se distendre de nouveau l’une de l’autre. Pour que l’acteur rejoigne
le personnage, il ne faut pas renier sa vie propre, bien au contraire ; les
gestes ne doivent pas être faux ou théâtraux, mais exécutés de façon organique ; la mise en scène échappe alors à la mécanique ; tout s’invente,
procède d’un état de création pour que naisse la vie psychophysique du
rôle. Ce niveau se travaille séparément des autres, pour éviter la confusion et le mélange. Si on travaille les deux lignes ensemble – diction et
mise en scène – les difficultés inhérentes à chacune se déplacent et se
redoublent. Quand on réunit les niveaux, la tension qui existe entre les
deux est telle que l’un entraîne l’autre et rompt la forme ; chaque représentation témoigne de cet équilibre instable. Quand à la fin du spectacle
Médée joue avec ses enfants, les prend dans ses bras, les fait tournoyer
dans un manège avant de déchirer leurs effigies et de les jeter dans le feu,
l’action physique est en totale contradiction avec le contenu métaphysique. On ne raconte pas la même chose sur les deux plans. Une ligne témoigne de la vie de l’acteur et de sa progression vers le personnage, une autre
échappe totalement à ces considérations humaines et théâtrales en mentionnant la part d’un au-delà.
S. L. La rencontre avec le public transforme encore cet équilibre. Pouvez-vous
dire en quoi le spectacle est une critique de votre méthode de travail ?
V. D. Le public transforme ces préparatifs qui ne prendront la dimension
de l’expérience qu’au moment de la présentation publique. On peut travailler des fragments de la mise en scène, s’exercer à l’intonation, parler
du contenu pendant les répétitions, mais rien n’arrive vraiment sans la
présence du public. Avec Vassiliev, on ne fait pas de filages avant d’être
en contact avec les spectateurs ; cela n’aurait aucun sens. La cohérence
d’un spectacle tient à la rencontre qu’il suppose. Le théâtre n’est pas fait
pour les gens, mais avec les gens, au-delà d’eux. Quand je joue Médée, je
m’évertue à devenir transparente pour traverser le public. Vassiliev choisit de petites jauges, car il estime le rayonnement idéal du jeu à soixantedix personnes ; deux cents au maximum.
S. L. La notion de rôle est-elle encore valide pour vous, alors que vous décrivez si
précisément le mouvement incessant de la personne vers le personnage ?
V. D. Cette question est très intéressante. Le rôle, c’est ce qui différencie
le soi de l’autre. Dans le cas de Médée, la distance entre ces deux pôles
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LA TROISIÈME VOIX. ENTRETIEN AVEC VALÉRIE DRÉVILLE
est maximale. Le travail me permet de glisser de l’altérité à l’identité, ce
qui est toute la beauté du théâtre. Si je cherchais à préciser cette notion,
je dirais également que le rôle est un mythe, lointain et proche de nous
qui le portons en nous. Cette tension me semble essentielle. Dans ce spectacle, le rôle s’éloigne du caractère pour manifester la réunion de forces
aux dimensions cosmiques ; une présence extérieure agit sur ma propre
vie. Ce travail a un caractère thérapeutique, il mène à l’expérience de la
catharsis dont je suis la première bénéficiaire. L’acteur créateur, c’est tout
le sujet de Vassiliev.
S. L. Et que dire de vos interprétations pour le cinéma ?
V. D. Le cinéma c’est autre chose. Depuis mon retour de Russie il y a un
an, j’ai surtout été appelée à jouer des rôles pour le cinéma. Je viens de
tourner six semaines avec une jeune réalisatrice ; la notion d’acteur créateur est dans ce domaine plus ambiguë ; le réalisateur vole à l’acteur sa
présence. La caméra prend ce qu’elle veut de l’acteur, il faut donc s’abandonner. Ce processus met à un endroit qui n’est pas celui du théâtre ; on
parle peu, sauf de choses concrètes, de placements, d’accessoires. On va
vite ; on ne sait pas ce qu’on donne, ce que le réalisateur va finalement
choisir parmi les nombreuses propositions. Là je joue avec un mystère,
celui de ma présence future à l’image. C’est un peu rejoindre les structures de jeu, mais autrement ; le cinéma demande un rapport extérieur
et ludique à son personnage. Ce qui prime dans ce contexte, c’est la relation de confiance entre le réalisateur et l’acteur. Pouvoir parler de son
propre travail est indispensable à la formation de l’acteur. C’est ainsi que
la démarche reste saine ; qu’on échappe aux approximations ; il y a toujours une cause qui permet l’explication logique d’une difficulté.
Entretien réalisé par Sophie Lucet
Paris, 6 septembre 2002
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