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Document généré le 29 avr. 2022 20:46 Voix et Images « Figures de fuite » : densité des textes et travail des lecteurs de Suzanne Jacob Jean Anderson Suzanne Jacob Résumé de l'article Volume 21, numéro 2 (62), hiver 1996 Résumé URI : https://id.erudit.org/iderudit/201239ar DOI : https://doi.org/10.7202/201239ar Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Université du Québec à Montréal ISSN Nous nous intéressons ici à l'emploi de la densité textuelle dans trois livres de Suzanne Jacob : La Passion selon Galatée (1987), Maude (1988) et Les Aventures de Pomme Douly (1988). Notre étude se base essentiellement sur ce concept tel qu'il est élaboré par Wolfgang Iser dans The Act of Reading (1978). Il sera question aussi de la notion de la texture comme densité de ce qui parle -dans les brèches entre les mots" (Patricia Smart, Écrire dans la maison du père, 1988). Nous constatons dans l'écriture de Jacob un certain nombre de stratégies qui, s'opposant aux pratiques et aux attentes traditionnelles de la lecture, obligent le lecteur à réfléchir sur ses propres pratiques et attentes. En fait, les textes de Jacob ne sont pas "transparents", en ce sens qu'ils ne véhiculent pas seulement la narration des événements et des émotions; ils exigeraient plutôt une lecture capable de mettre en relief des traits structurants de leur propre textualité. 0318-9201 (imprimé) 1705-933X (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Anderson, J. (1996). « Figures de fuite » : densité des textes et travail des lecteurs de Suzanne Jacob. Voix et Images, 21(2), 275–284. https://doi.org/10.7202/201239ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 1996 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ « Figures de fuite » : densité des textes et travail des lecteurs de Suzanne Jacob Jean Anderson, Université de Victoria à Wellington, Nouvelle-Zélande- Nous nous intéressons ici à l'emploi de la densité textuelle dans trois livres de Suzanne Jacob : La Passion selon Galatée (1987), Maude (1988) et Les Aventures de Pomme Douly (1988). Notre étude se base essentiellement sur ce concept tel qu'il est élaboré par Wolfgang Iser dans The Act of Reading (1978). Il sera question aussi de la notion de la texture comme densité de ce qui parle -dans les brèches entre les mots» (Patricia Smart, Écrire dans la maison du père, 1988). Nous constatons dans l'écriture de Jacob un certain nombre de stratégies qui, s'opposant aux pratiques et aux attentes traditionnelles de la lecture, obligent le lecteur à réfléchir sur ses propres pratiques et attentes. En fait, les textes de Jacob ne sont pas "transparents", en ce sens qu'ils ne véhiculent pas seulement la narration des événements et des émotions; ils exigeraient plutôt une lecture capable de mettre en relief des traits structurants de leur propre textualité. Globalement, on pourrait affirmer que tu recherches partout et toujours à t'installer dans des figures de fuite, ou appelle ça comme tu voudras, Pomme, mais n'es-tu pas en ce moment même en train d'occuper une figure de fuite [...] et cela afin d'éviter de te retourner sur tes routes pour voir apparaître la figure globale du déroulement l ? Lire Suzanne J a c o b , c'est devoir s'accommoder d e ces «figures de fuite» et a c c e p t e r d e n e p o u v o i r a c c é d e r q u ' a s s e z r a r e m e n t à u n e 1. Suzanne Jacob, Les Aventures de Pomme Douly, Montréal, Boréal, 1988, p. 75. Désormais, toutes les citations tirées de cet ouvrage seront suivies, entre parenthèses, du sigle APD et du folio. Voix et Images, vol. XXI, n° 2 (62), hiver 1996 quelconque «figure globale du déroulement». La fragmentation vécue et voulue par la protagoniste Pomme Douly se répercute également sur la structure et le style de l'ouvrage. En effet, l'écriture de Suzanne Jacob se caractérise par des stratégies narratives (structurelles et langagières) déroutantes, commentées déjà par certains critiques. Je pense à des comptes rendus (de Flore Cocon et de Laura Lauf) par Gabriel-Pierre Ouellette de Livres et auteurs québécois, de Louise Milot dans Lettres québécoises, et de Tony Cartano du Magazine littéraire, qui notent respectivement que les personnages «se profilent et disparaissent aussitôt2», que l'écriture est marquée par le «vacillement3», et que le roman «glisse et ne laisse aucune empreinte 4 ». J'étudierai ici précisément ces éléments d'un style parfois difficile, d'autant plus intéressant qu'il semble se prêter à une lecture de surface — les éléments lexicaux et syntactiques paraissant peu complexes —, alors qu'il s'agit en fait d'une écriture dense faite de coupures, de lacunes et de fuites au niveau des éléments qui structurent le récit. Si je me limite à trois textes, parus en 1987 {La Passion selon Galatée5) et en 1988 ÇMaude6 et Les Aventures de Pomme Douly), c'est par souci d'offrir une description assez détaillée de ces «figures de fuite», multiples et très diverses, qui obscurcissent «la figure globale du déroulement» des textes. Car ces trois livres de Jacob invitent les lecteurs, dans leur travail de déchiffrement et de construction de(s) sens, à tenir compte de la modernité essentielle de cette écrivaine. La notion de roman «traditionnel», à l'intrigue linéaire tout comme aux personnages et aux événements réalistes, constitue le point de départ de cette analyse, puisque selon certains critiques, c'est sur cette forme du récit qui sont fondées nos pratiques de lecture. C'est chez Wolfgang Iser, théoricien de la lecture, que nous trouvons cette réflexion utile sur les attentes et le travail des lecteurs face aux «nouveaux romans», dont l'une des fonctions serait la remise en question des pratiques traditionnelles : Il est typique des textes modernes d'invoquer des fonctions attendues afin de les transformer en lacunes. Cela se fait le plus souvent par l'omission délibérée des caractéristiques génériques établies depuis longtemps par la tradition du genre. Ainsi la perspective du narrateur refuse-t-elle maintenant au lecteur 2. 3. 4. 5. 6. Gabriel-Pierre Ouellette, «Suzanne Jacob, Flore Cocon•», Livres et Auteurs québécois, Québec, 1978, p. 52. Louise Milot, «Le Roman II: Suzanne Jacob ou comment nommer sans dire», Lettres québécoises, n° 32, hiver 1983-1984, p. 25. Tony Cartano, «Suzanne Jacob, Laura Laur», Magazine littéraire, n os 200-201, novembre 1983, p. 108. (Voir à ce sujet aussi mon article «Mother, Mirror, Self: The "New" Writing of Suzanne Jacob», New Zealand Journal of French Studies, vol. DC, n° 1, mai 1988, p. 113-124.) Suzanne Jacob, La Passion selon Galatée, Paris, Seuil, 1987. Les citations tirées de cet ouvrage seront suivies, entre parenthèses, du sigle PG et du folio. Suzanne Jacob, Maude, Montréal, Nouvelle Barre du jour, coll. «Liberté grande», 1988. Les références à ce texte seront suivies, entre parenthèses, du sigle M et du folio. la direction qu'elle offrait traditionnellement en ce qui concerne l'évaluation des personnages et des événements; la perspective du personnage n'a plus l'intrigue linéaire qui lui permettrait de mettre en relief les valeurs et les normes véhiculées par les personnages ; la perspective du lecteur — fictif — est privée de ses attitudes traditionnelles parce que l'accès au texte sera finalement refusé au lecteur7. Sans vouloir décrire Jacob comme une «nouvelle romancière», on n'hésitera pas à reconnaître chez elle certaines de ces «lacunes»: manque d'indications quant aux valeurs et aux normes, absence fréquente de précisions quant à l'évaluation des personnages et des événements, intrigue très peu linéaire. Pour Iser, la présence réduite ou la négation de ces éléments structurants seraient source d'une plus grande productivité chez les lecteurs : « [Lies lacunes et les négations accroissent la densité des textes de fiction [...] le texte reformulé a une sorte de double non formulé8.» Ce double, basé sur les attentes traditionnelles du lecteur, existerait comme un texte fantôme ou virtuel, qui se déroule en parallèle au texte que nous lisons, et c'est dans le va-et-vient entre les deux que se définirait la densité «isérienne» de la déception et du renouvellement des attentes, surtout structurelles, qui existent chez le lecteur formé à constaiire une lecture de type traditionnel. Lire et apprécier des textes modernes nécessite une lecture plus libre, plus créatrice, apte à construire et à déconstruire le(s) sens du texte — une lecture de l'absence et de la densité, qui s'impose dans le cas de Jacob. L'intrigue et l'arbitraire Dans La Passion selon Galatée, l'absence d'une intrigue, au sens traditionnel du terme, est frappante. Au lieu d'une histoire qui se développerait à partir d'une situation initiale, le texte met en place une série de rencontres avec des personnages qui se connaissent soit très peu, soit pas du tout: Sylvie Nord, Angele, Babey, Daniel, Titi, Pigue, Godard, Cyrille, Augustine, Sarah, Baldwin, et d'autres encore... la liste est longue. Mais à quelques exceptions près, ces personnages sont éphémères, et le texte donne peu d'indications fiables sur l'importance relative de chacun. Gala se lie avec la mystérieuse Babey, personnage qui semble l'attirer beaucoup, mais celle-ci disparaîtra du livre quelque soixante-dix pages avant la fin, malgré un indice préalable de durabilité : « Vingt ans plus tard, alors que tout a basculé, Babey dit que je l'ai humiliée au Blitz. » (PG, p. 32) Ainsi le lecteur soucieux de prédire l'importance des rapports Gala-Babey ou, du moins, de supposer que cette dernière joue un rôle marquant dans la vie du personnage principal, est-il déçu dans son travail d'anticipation. 7. Wolfgang Iser, The Act ofReading : A Theory of Aesthetic Response, London, Routledge and Kegan Paul, 1978, p. 208. (C'est moi qui traduis.) 8. Ibid., p. 225. (C'est moi qui traduis.) Celui ou celle qui cherche à construire une «histoire» ne pourra compter que sur peu de «certitudes»: Gala a un fils, Jean-René; elle est, avec Babey, otage pendant un hold-up ; les deux femmes s'évadent et ne se voient plus ; à la fin du livre, Gala tue les deux criminels qui les avaient enlevées. Si ce résumé paraît peu clair pour qui n'aurait pas lu le roman, c'est précisément parce que l'auteure n'impose aucune logique narrative à l'enchaînement des événements. Même lorsque Gala tire sur les criminels responsables de son enlèvement, cette «vengeance» est tout à fait accidentelle. Chercher à imposer à La Passion selon Galatée une quelconque progression logique constituerait un travail considérable, mais peu profitable. Quant aux Aventures de Pomme Douly, où les huit épisodes sont présentés sous forme de récits courts, les tentatives d'organisation chronologique de la part du lecteur sont vouées de nouveau à l'échec. Le premier récit, «Pomme Douly et les talons aiguille», nous prévient peut-être de la futilité de cette tâche, car il s'ouvre sur une question (d'ailleurs fondamentale à l'œuvre de Jacob) : Comment pouvait-on se connaître et se reconnaître suffisamment soi-même pour finir par concourir à sa propre ressemblance, à lui obéir, à y travailler? (APD, p. 9) Dans la suite du texte, Pomme racontera à ses deux sœurs, venues la rejoindre au restaurant, les événements qui ont précédé sa réflexion sur l'identité. De cette organisation de l'histoire (au sens narratologique), il résulte un texte cyclique constitué d'une narration en analepse dont la conclusion fait écho au point de départ: quelqu'un quitte le restaurant en y laissant ses compagnes. Même si l'intrigue tourne sur elle-même, le lecteur compétent parviendra néanmoins à la démêler de façon (chrono)logique ; mais ce ne sera pas le cas dans une autre situation présentée dans le même recueil, qui crée une énigme troublante pour la suite de la lecture. Dans le premier épisode, Pomme parlait à l'homme de New York des pépins de citron dans la vinaigrette d'Anna (APD, p. 24) ; dans le troisième épisode, « Pomme Douly et l'instant d'éternité », Pomme fait la connaissance d'Anna, qui critique les pépins dans la sauce vinaigrette de Pomme (APD, p. 55). Petite inversion malicieuse des traits des personnages peut-être, mais qui remet sérieusement en question la progression linéaire supposée jusque-là: elle force le lecteur ou la lectrice à la relecture, au retour en arrière. Ce manque de cohérence dans l'intrigue et la progression logique de l'histoire ne constitue pourtant pas un obstacle insurmontable pour les lecteurs. Le texte révèle plutôt un mouvement stylistique. «Pomme Douly et la figure globale», cinquième épisode du livre, contient trois leitmotive linguistiques qui renforcent l'effet cyclique: les «bras plus doux que la soie» de l'homme dans le lit de Pomme sont mentionnés douze fois dans les douze pages du texte ; le « petit matin doré à tournure de lilas » (et ses variantes), huit fois ; et « la figure globale (du déroulement) », quinze fois. Le récit tourne autour de ces expressions, comme la pensée de Pomme tourne autour de ces idées, pour créer un texte qui progresse vers sa résolution en évitant la linéarité, comme si une intrigue événementielle avait cédé la place à une intrigue langagière, basée sur les modulations des leitmotive. Une lecture compétente reconnaîtra donc ici la prédominance — tout à fait moderne — des éléments langagiers et elliptiques dans le récit décentré et non linéaire. La densité telle que la définit Iser résulterait de la participation plus active du lecteur soucieux de construire le sens du texte comme «gestalt» (ou figure globale). Plus le texte est «ouvert» (ou lisible) par son manque de directives, selon Iser, plus il correspond également aux caractéristiques de l'écriture des femmes proposées par Patricia Smart: L'écriture des hommes a tendance à privilégier la linéarité, la logique, et une conception de l'identité qui est close, distanciée, et rassurée par la présence de frontières [...]. Dans l'écriture des femmes, c'est davantage la texture qui domine — la densité de ce qui résiste à la clôture à l'intérieur du signe ; les gestes, les rythmes et les silences qui sous-tendent le langage et qui parlent dans les brèches des mots9. Smart reprend donc ici certains aspects de la densité isérienne, plus précisément celui de l'ouverture et du manque de frontières ou de directives. Il faut examiner maintenant la représentation des personnages chez Jacob, qui s'oppose à celle qu'on observe dans le roman réaliste. Des personnages problématiques La répétition d'expressions clés que nous avons analysée dans ses rapports à l'intrigue se retrouve assez largement dans Maude, mais avec une fonction un peu différente, puisqu'elle est associée aux personnages : du point de vue de l'intrigue, Maude est sans aucun doute le plus structuré des trois livres étudiés ici. (On peut même sans difficulté établir l'ordre chronologique des événements : dépression de Maude, installation dans la maison, soirée d'amis,- sortie dans une boîte de nuit, excursion à la plage, retour à la maison, départ définitif.) Maude s'avère pourtant être un texte tout aussi dense que les autres. Même si nous sommes davantage en mesure de suivre l'intrigue ou de faire un portrait du personnage principal — Maude a «les lèvres ourlées et pleines [...] les yeux noirs, le premier effilé, l'autre arrondi» {M, p. 90) —, ces détails ne viennent nous guider qu'assez tardivement. L'image 9. Patricia Smart, Écrire dans la maison du père. L émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec, Montréal, Québec/Amérique, 1988, p. 26. première de cette femme se construit autour de cheveux bleus et d'une grosse fatigue, deux éléments descriptifs peu traditionnels. Malgré la présence de quelques renseignements sur sa jeunesse, comme le texte luimême l'indique, «[plersonne ne saura jamais le fond de Maude» (M, p. 89). Elle reste ambiguë, mystérieuse: «Elle a renoncé à être connue. Elle était connue. Comme nous tous, elle a grandi connue du monde entier. Éjectée de cette connaissance, elle flotte, inconnue, les bras trop frêles pour se brosser les cheveux.» (M, p. 43) Pas plus qu'elle n'est comprise, elle ne comprend: «Elle lui dit qu'elle est à lui. Le sens lui échappe, comme lorsqu'on se débrouille dans une langue étrangère et qu'on dit oui. » {M, p. 39) En fait, sa soumission, son acceptation de ce qui l'entoure ne sont que superficielles : c'est « le masque du consentement sur son visage » (M, p. 56), ailleurs, «le masque du oui» (M, p. 12, 57, 87, 90). Mais comment voir ce qui se cache derrière ce masque ? S'il est possible d'imaginer un refus profondément enraciné chez Maude, cela restera une hypothèse de lecture que rien ne viendra confirmer directement. La difficulté du lecteur à construire un personnage unifié ou en évolution se précise dans La Passion selon Galatée. Gala commente ellemême sa propre dislocation : Tout était diversifié et interchangeable. Je pouvais fabriquer quatre Gala différentes le même soir selon les goûts et les désirs de chacun. Je me soumettais avec bonheur aux règles du mimétisme qui harmonisaient les styles de mes édifices. {PG, p. 88-89) Petit clin d'œil au lecteur? Expression de l'aliénation foncière du personnage ? Réflexion métaféministe sur la mise en fiction de la vie des femmes ? Ce qui est certain, c'est qu'on constate ici l'impossibilité de voir «la figure globale» du personnage. Rappelons également la densité de «ce qui résiste à l'intérieur du signe», que Smart oppose à «une conception de l'identité qui est close, distanciée, et rassurée par la présence de frontières ». Les textes de Jacob contiennent en fait un nombre frappant d'exemples de cette absence de clôture : « Il manquait peut-être à Galatée cet ordre fondamental, biologique disait-on, qui permet de faire entrer nos actes dans les champs bien définis soit du réel, soit de l'imaginaire. » (PG, p. 23D Pour plusieurs des personnages principaux de Jacob donc, une certaine incohérence — assez déroutante pour le lecteur — semble inévitable, voire nécessaire. Selon Maude, la cohérence est dangereuse, c'est une cause d'accidents : Soudain, tout lui sembla d'une extrême cohérence. Elle arrêta la voiture sur le côté. Elle marcha un peu dans la lueur des phares en respirant profondément. Lorsque la cohérence se fut dissipée, elle reprit le volant. (M, p. 104105) En ce qui concerne la représentation des personnages et l'intrigue, les trois textes de Jacob semblent ainsi privilégier un certain manque, un flou sur le plan des grandes directives traditionnelles qui offrent au lecteur un appui et un guide d'interprétation attribués par Iser à la perspective de l'auteur ou du narrateur. En l'absence de ces directives, comme l'indique Smart, il faut savoir lire «dans les brèches des mots» et dans les lacunes du récit, plus précisément dans ce qui constitue, pour les deux critiques, la densité du texte. La narration remise en question Évidemment, personnage désagrégé et intrigue fragmentée vont de pair. Si, dans le roman (réaliste) traditionnel, « c'est toujours le personnage, apparemment mû par son désir, ses passions et ses valeurs qui est à l'origine de l'action narrative 10 », chez Jacob, les personnages montrent une absence de passions et de désirs suivis; l'intérêt principal ne réside pas dans l'action (histoire), mais dans l'écriture (discours, stratégies narratives). Des trois livres étudiés ici, c'est sans doute dans Maude que la stratégie narrative présente le plus grand intérêt. Le lecteur de textes traditionnels est guidé par des instances narratives habituellement assez stables et bien définies (narrateur explicite ou implicite, interventions d'auteur et ainsi de suite). Les écrits de Jacob, comme beaucoup de textes modernes, font preuve dans ce domaine de subtilité et de souplesse. Dans le cas de Maude, cette souplesse frôle le flou. Dès les premières pages du livre, le lecteur conservateur luttera pour préciser la source de la narration : On prenait en charge cette fatigue [de Maude] comme on aurait adopté une infirme, une lourde infirme à traîner du lit à la table de travail, de la table de travail à l'université. On la faisait asseoir, on la faisait s'étendre [...] Au printemps, on a abandonné la thèse. (M, p. 9) Qui «parle» ici? Serait-ce Maude, ou quelque voix plus impersonnelle? Et à qui au juste renvoie-t-il, le on des pages du début (p. 9-10)? Est-ce à une Maude dépersonnalisée, qui raconte sa fatigue comme lui étant étrangère? Dans les pages qui suivent, la focalisation du récit, narré à la première personne (p. 11-12), se fait sur Bruno, puis, à la troisième personne, sur Maude ; le texte emploie ensuite un on cette fois-ci nettement pluriel (Bruno et Maude, p. 13-15). Plus loin (p. 81-82), une nouvelle section du texte commence par un paragraphe où fourmillent les on, dont l'antécédent est maintenant Bruno seul, sur lequel le récit, dans le reste de la section, est focalisé. Ces changements, souvent rapides, de voix et de focalisateur, s'ils n'empêchent pas le lecteur de comprendre ce qu'il lit, ont toutefois pour effet de le dépayser et de l'obliger à relire le texte suite à cette impression de mouvance et de voix multiples, «figures de fuite» par excellence. 10. Vincent Jouve, L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses universitaires de France, 1992, p. 61. Jouve renvoie à ce propos au travail de Charles Grivel, Production de l'intérêt romanesque, La Haye-Paris, Mouton, 1973. Ce travail nécesssaire de la part du lecteur, constitutif de la densité du texte, prend d'autres dimensions, par exemple pour suivre ce que j'appellerai la narration au négatif. Il s'agit d'une technique que l'on retrouve dans plusieurs des textes de Suzanne Jacob, et grâce à laquelle la texture du récit se trouve considérablement accrue. Une voix extérieure au personnage assume la narration; une voix omnisciente, certes, qui nous fait part non pas des pensées de la protagoniste, mais plutôt de ce dont elle est inconsciente : Cette découverte qui surexcitait l'esprit de Pomme d'une part et qui de l'autre provoquait des ruptures d'influx qui rendaient Pomme insensible au lent refroidissement de l'eau du bain, à la sueur perlant sur sa lèvre supérieure, sur son front et sous sa frange, à la dissolution de la savonnette au jojoba, aux gouttes brûlantes qui fuyaient du robinet et tombaient sur sa cheville gauche, aux piaillements des moineaux, à l'infernal boucan d'un camion d'ordures, à la chasse d'eau des Wilson, ou au courant d'air agitant le foulard de soie lilas qui séchait sur la tige du rideau de douche, cette révélation, donc, s'était imposée à Pomme vingt-quatre heures plus tôt, un quart de seconde après qu'elle eut saisi que la voix qu'elle entendait au bout du fil était bien la voix qu'elle désirait entendre depuis la nuit de la pleine lune. (APD, p. 124) Dans ce passage se trouvent regroupées un certain nombre de techniques auxquelles Jacob a volontiers recours 11 : rythme ternaire («la sueur perlant sur sa lèvre inférieure, sur son front et sous sa frange»); phrase complexe; longue description; reprise (ultra-nécessaire!) du sujet («cette découverte»... «cette révélation donc»); importance accordée aux détails des objets. En plus de ces aspects stylistiques, une lecture avertie permettra de remarquer surtout que l'instance narrative semble «doubler» le personnage en ce sens que celle-ci partage et focalise aussi ses expériences, tout en y étant plus sensible: instance omnisciente, donc, mais qui parle depuis l'inconscient du personnage, plutôt que de révéler ses pensées intimes 12 . Lire en profondeur: quelques éléments du style de Suzanne Jacob Comment s'orienter face à cette pléthore de détails qui, paradoxalement, passent inaperçus ? Quel(s) sens construire à partir de là ? Comment rattacher cette scène essentiellement statique à la chaîne des événements ou à l'évolution des personnages ? De telles, surcharges, constitutives de la densité et de la texture telles que Smart les définit, méritent en fait notre attention. On peut se demander à quoi servent au juste ces descriptions, et des «bifurcations» comme celle qui suit: «Elle s'installait dans l'amour comme dans les boeings, comme dans les trains, comme dans les taxis, 11. Les techniques mentionnées ici se retrouvent dans presque toutes les œuvres de Jacob et mériteraient une étude à part. 12. Il y en a de nombreux exemples chez Jacob: parmi les plus frappants, «Une petite fille» et «Une femme», La Survie, Montréal, Le Biocreux, 1979. comme dans les cinémas, comme dans les restaurants, comme dans le monde.» (APD, p. 77) La comparaison du début s'explique par la métaphore cachée («dans les brèches des mots»), celle de l'amour comme voyage, mais c'est une métaphore qui prend des directions inattendues pour terminer dans la globalité. Phrase rythmée, assez longue, mouvante et qui exprime une liberté de plus en plus grande. Comment concilier ces éléments et l'autre «pôle» de l'écriture chez Jacob, marquée par les phrases courtes, abruptes, voire sèches? i Maude traîne dans la salle de bain. Elle regarde les hommes et Paule installer la table et les chaises dans le jardin. Il fait doux. Les feuilles du lilas se sont épaissies. Félix s'est assis dans la chaise jaune. Paule s'allonge dans l'herbe jaune et rêche. Elle regarde le lilas. Elle aperçoit Maude à la fenêtre de la salle de bain. Les deux femmes n'ont rien à s'offrir, ni le visage ni le regard. CM, p. 23) Il paraît évident que le ton de détachement et le regard superficiel, presque robotisé, du deuxième extrait contrastent avec l'apparent brio du premier. Ces deux passages, dont le style est différent, ont cependant en commun d'évoquer des associations cachées au lecteur qui ne saurait lire que la surface du texte. Il est extrêmement révélateur de lire «dans les brèches des mots », dans la densité du deuxième extrait : si « Maude traîne » en effet, c'est parce qu'elle n'aime pas que Bruno invite des gens: elle préfère garder ses distances. Les chaises et le jardin, surtout le lilas, sont, depuis les premières pages, le domaine de Maude. La chaise jaune dans laquelle Félix est assis est sa chaise à elle. Dans le jardin, Paule regarde le lilas tout comme Maude le fait habituellement, c'est en réalité le lilas de Maude. Voilà pourquoi, entre ces deux femmes, il n'y a que ressentiment et hostilité. Les objets ne sont plus neutres, car ils ont déjà été présentés plusieurs fois dans un contexte qui les associe étroitement à Maude. Cette technique caractéristique colore progressivement un mot ou une phrase, de sorte que l'expression ainsi chargée véhicule désormais des connotations qui constituent un élément extrêmement dense du texte. Là où le premier extrait étale une partie de sa texture de surface, le deuxième renvoie de façon souterraine à la texture cachée. Est-il besoin de répéter ici que la lecture des textes de Jacob exige un effort de la part du récepteur, qui doit nécessairement devenir actif? L'absence de structures et de perspectives qui caractérisent la fiction romanesque traditionnelle nous oblige à essayer d'identifier la perspective et le contenu référentiel de chaque phrase ou section, ce qui veut dire qu'on doit constamment abandonner les connexions établies ou qu'on espérait établir [...] la référence devient quasiment impossible, remplacée par un processus continu de transformation qui renvoie à lui-même plutôt qu'à une image composée de la réalité13. 13. Voir Iser, op. cit., p. 102. (C'est moi qui traduis.) Si, pour Iser, ce processus continu fait partie intégrante de tout acte de lecture, il souligne néanmoins qu'il s'impose surtout dans le cas des romans modernes, précisément parce que ceux-ci jouent sur les attentes traditionnelles des lecteurs. Combien plus nécessaire, alors, pour lire une auteure chez qui l'intrigue, la narration, les personnages, les figures et même certaines expressions clés nous obligent à revenir constamment sur nos pas ?