Julia Genechesi
Le trésor de monnaies royales du Brassus
Dans le cadre du recensement des trésors recueillis en Pays de Vaud, nous
avons souhaité revenir sur celui découvert sur la commune du Brassus en
1952. Cet exceptionnel trésor de monnaies royales françaises datées du XVIIIe
siècle se compose exclusivement d’or. Bien que toutes les pièces aient disparu
depuis, nous avons cherché à percer le mystère de son enfouissement.
Contexte de découverte
En 1952, au lieu-dit Bas-du-Chenit sur la commune du Brassus, des travaux
sont engagés dans la grange d’un agriculteur qui souhaite installer une cave à
betteraves. Lors du creusement profond de celle-ci, deux ouvriers découvrent
avec surprise une céramique, brisée par un coup de pioche involontaire. Elle
contenait de nombreuses monnaies d’or ornées par des effigies de Louis XV
et de Louis XVI.
Fig. 1:
Localisation du site et des ateliers de provenance des pièces (DAO: J. Genechesi).
41
Composition du trésor
La brève mention de la découverte, publiée dans la Feuille d’avis de Lausanne
du 2 septembre 1952, fait état de 40 monnaies. Il s’agit de 38 louis d’environ 7 g
chacun et deux doubles louis, le poids total atteignant les 300 g1. F. Droulers
revient sur ce témoignage en affirmant que le trésor était composé de 52
monnaies d’or du XVIIIe siècle et non pas 402. Il est difficile de se prononcer
aujourd’hui, car l’article de la Feuille d’avis de Lausanne fait preuve d’une
certaine précision. En outre, il est rédigé très peu de temps après la découverte.
Toutefois, le mystère reste entier car aucun inventaire n’est effectué au moment
de la trouvaille.
Les pièces ont toutes été dispersées sauf huit d’entre elles. Par la suite, 21
exemplaires au total ont pu être recensés par F. Droulers qui en a donc dressé
la liste. Il affirme que l’ensemble des pièces est daté, pour les millésimes
connus, de 1726 à 1777. La Feuille d’avis de Lausanne confirme la date de
1726, mais alors que F. Droulers ne compte qu’une pièce de Louis XVI, celle
de 1777, le journaliste écrit: «Sur certaines d’entre elles, on reconnaît le profil
de Louis XV, sur d’autres Louis XVI». Quelques exemplaires, disparus aujourd’hui, étaient donc peut-être plus récents.
Selon F. Droulers, les 21 pièces connues sont plutôt usées. En voici le tableau
de composition et la liste descriptive:
Fig. 2:
Tableau de composition du trésor.
1. Feuille d’avis de Lausanne, 2 septembre 1952, p. 22.
2. DROULERS 1980, p. 135.
42
Monnayage de Louis XV (1715-1774)
Louis aux lunettes
Cours légal: 20 livres tournois.
Ce louis, émis suite à l’édit de janvier 1726, est augmenté à 24 livres par arrêt
du 26 mai 1726. Ce cours se maintient jusqu’à la fin du règne de Louis XVI.
L’introduction de cette monnaie s’accompagne d’une refonte générale des louis
«Mirliton»3.
Av.: LUD.XV.D.G.FR.ET.NAV.REX.; grènetis périphérique.
Buste à gauche du roi Louis XV, drapé, la tête nue; au-dessous différent.
Rv.: CHRS.REGN.VINC.IMPER. (date) (différent); grènetis périphérique.
Écus ovales inclinés de France et de Navarre sous une couronne; différent d'atelier sous les écus.
AV; 8.158 g (poids officiel); 22-23.5 mm.
CIANI 1926, 464. 2085; DROULERS 2009, 402. 516; DUPLESSY 1989, 308. 1640.
Fig. 3:
Louis aux lunettes, Dessin tiré de DUPLESSY 1989, p. 308, n° 1640.
Fig. 4:
Répartition des louis aux lunettes, recensés par Droulers, par année d’émission
et ateliers.
Les 13 louis aux lunettes proviennent d’ateliers largement disséminés sur
l’ensemble du territoire français, avec une prédominance toutefois pour Paris.
3. GADOURY 1986, p. 558.
43
Double louis au bandeau
Cours légal: 48 livres tournois
L’émission de ce double louis débute suite à l’arrêt du Conseil de mars 17414.
Av.: LUD.XV.D.G.FR.-ET.NAV.REX.; grènetis périphérique.
Tête à gauche du roi Louis XV, ceinte d'un bandeau, au-dessous
différent.
Rv.: CHRS.REGN.VINC.IMPE. (différent) (date); grènetis périphérique.
Écus ovales
et de recensé
Navarre sous
L’unique
doubleinclinés
louis de
auFrance
bandeau
parune
F. couronne,
Droulers
différent d'atelier au-dessous.
est émis
en 1754 à Bor
AV; 16.316 g (poids officiel); 28-29 mm.
CIANI 1926, 464. 2087; DROULERS 2009, 412. 518; DUPLESSY 1989, 309.
1642.
Fig. 5:
Double louis au bandeau. Dessin tiré de DUPLESSY 1989, p. 308, n° 1642.
L’unique double louis au bandeau recensé par F. Droulers est émis en 1754 à
Bordeaux.
Louis au bandeau
Cours légal: 24 livres tournois.
Ce louis est émis conformément à l’édit de janvier 1726. Seule l’effigie du roi
subit des modifications5.
Av.: LUD.XV.D.G.FR.-ET.NAV.REX.; grènetis périphérique.
Tête gauche du roi Louis XV, ceinte d'un bandeau, au-dessous différent.
Rv.: CHRS.REGN.VINC.IMPER. (ou IMPE.) (différent) (date).
Écus ovales inclinés de France et de Navarre sous une couronne,
différent d'atelier au-dessous.
AV; 8.158 g (poids officiel); 22-23.5 mm.
CIANI 1926, 465. 2088; DROULERS 2009, 421. 519; DUPLESSY 1989, 309. 1643.
Fig. 6:
Louis au bandeau. Dessin tiré de DUPLESSY 1989, p. 309, n° 1643.
4. GADOURY 1986, p. 591.
5. GADOURY 1986, p. 571.
44
Fig. 7:
Répartition des louis au bandeau, recensés par F. Droulers, par années d’émission et ateliers.
Aucun louis au bandeau ne provient de la capitale. Les origines de ces pièces
sont diverses.
Louis à la vieille tête
Cours légal: 24 livres tournois.
L’édit d’août 1768 et l’arrêt d’octobre 1770 marquent le début des émissions6.
Av.: LUD.XV.D.G.FR.-ET.NAV.REX.; grènetis périphérique.
Tête à gauche du roi Louis XV, ceinte d’une couronne de laurier, traits
vieillis, au-dessous (différent).
Rv.: CHRS.REGN.VINC.IMPER. (différent) (date); grènetis périphérique.
Écus ovales inclinés de France et de Navarre sous une couronne,
différent d'atelier au-dessous.
AV; 8.158 g (poids officiel); 22-23.5 mm.
CIANI 1926, 465. 2091; DROULERS 2009, 434. 522; DUPLESSY 1989, 310. 1646.
Fig. 8:
Louis à la vieille tête. Dessin tiré de DUPLESSY 1989, p. 309, n° 1646.
L’unique louis à la vieille tête recensé par F. Droulers est frappé en 1772 à Aix.
6. GADOURY 1986, p. 586.
45
Monnayage de Louis XVI (1774-1792)
Double louis au buste habillé
Cours légal: 48 livres tournois.
Ce double louis est émis suite à la déclaration du 23 mai 1774, conformément
à l’édit de janvier 1726. L’édit du 18 septembre 1774 ordonne de poursuivre
l’utilisation des poinçons de revers des espèces d’or et d’argent prescrits par
l’édit de 17267.
Av.: LUD.XVI.D.G.FR.-ET.NAV.REX.; grènetis périphérique.
Buste de Louis XVI à gauche en habit de cour orné du cordon et de
la plaque de l'Ordre du Saint-Esprit, avec jabot de dentelle, les cheveux noués sur la nuque par un ruban.
Rv.: CHRS.REGN.VINC.IMPER. (différent) (date); grènetis périphérique.
Écus ovales inclinés de France et de Navarre sous une couronne.
AV; 16.316 g (poids officiel); 28-29 mm.
CIANI 1926, 480. 2178; DROULERS 2009, 563. 601A; DUPLESSY 1989,
327.1703.
Fig. 9:
Double louis au buste habillé. Dessin tiré de DUPLESSY 1989, p. 327, n° 1703.
L’unique double louis au buste habillé recensé par F. Droulers est émis en 1777
à Lyon.
Contexte historique
À la fin du XVIIIe siècle, les idées des Lumières se propagent rapidement dans
toute l’Europe occidentale, voire au-delà. La bourgeoisie, dont le rôle économique s’est accru, aspire au pouvoir. En France, une crise économique grave
remet également en cause l’ordre établi. En effet, la couronne croule sous les
dettes. Le pays s'est engagé dans la guerre d'indépendance américaine qui
s’avère être un véritable gouffre financier. Plusieurs ministres tentent de réformer
la fiscalité en imposant les nobles, mais de telles mesures rencontrent une forte
résistance de la part des Parlements. La lutte qui s'ensuit marque les premiers
signes de la fin de la société de l'Ancien Régime. La crise financière devient
une crise politique.
7. GADOURY 1986, p. 649.
46
En Suisse, l'opposition entre des structures politiques archaïques et le dynamisme de l'économie est générateur de tensions. La Confédération présente
ainsi un terrain propice aux idées nouvelles qui circulent. Signes avant-coureurs
de la révolution helvétique, des mouvements de protestation secouent Genève
depuis le début du siècle. La révolte majeure intervient en 1781-1782. En effet,
le 9 avril 1782, les patriciens sont chassés de la ville. La position de Genève,
entre Suisse, France et Savoie donne une dimension internationale au conflit.
Les aristocrates font donc appel aux puissances médiatrices voisines et rapidement, près de 12’000 hommes assiègent les portes de la cité. Elle capitule
le 2 juillet et l’ancien gouvernement est rétabli. En 1789, le déclic représenté
par la révolution française donne plus d’ampleur aux mouvements suisses. La
contagion révolutionnaire gagne la Confédération. S’enchaînent alors toute une
série d’étapes qui précipitent les évènements de 1798. Les armées françaises
envahissent le Pays de Vaud puis la Suisse et le gouvernement bernois abdique rapidement. La République helvétique est proclamée, le Pays de Vaud
devient le canton du Léman.
A la fin du XVIIIe siècle, le rôle important joué par la commune du Chenit, dont
dépend le hameau du Brassus, est probablement lié à son dynamisme économique et démographique8. Comme ailleurs, les idées révolutionnaires pénètrent
cette région, si proche de la frontière. Toutefois, alors que l’agitation secoue
déjà les villes vaudoises, les zones rurales demeurent encore fidèles au
généreux régime bernois dont les concessions fiscales et la «charité de la
dîme» ont empêché la région de sombrer dans la misère. En effet, la sècheresse de 1793, les maigres récoltes de 1794 ou encore l’absence d’herbe et
de fourrage de 1795 entraînent la famine et une forte émigration des habitants.
Ce n’est qu’une fois la révolution en marche que les opinions se manifestent
plus clairement. La dureté des temps et le prix élevé des vivres vont contribuer
finalement au mécontentement général, attisé par certains. Les négociants en
pierres précieuses notamment, qui reviennent de France, influencent la population. Les contacts étroits qui unissent les artisans des deux pays favorisent
la diffusion des journaux9. Les notables, comme les horlogers dont le niveau
de vie est nettement supérieur à la moyenne et qui tiennent une place importante
dans les conseils locaux, subissent les sévères critiques de leurs administrés.
Le mouvement prorévolutionnaire semble bien partir du Bas du Chenit et donc
du Brassus. Dès l’annonce de la protection française, une assemblée constituante se réunit afin de jouer un rôle dans les affaires publiques. Pourtant les
partisans de Berne sont toujours nombreux dans la région, seul le Brassus
semble faire exception10. Le passage au nouveau régime se réalise sans trop
8. JEQUIER 1977, p. 151.
9. JEQUIER 1977, p. 114.
10. JEQUIER 1977, p. 115.
47
de heurts mais les avis des habitants divergent encore. Les notables notamment, fidèles au régime bernois, tentent d’enrayer le mouvement de libération11.
Début 1798, l’entrée des troupes françaises réjouit les patriotes mais l’euphorie
ne dure pas. Les multiples réquisitions françaises du général Ménard entraînent
méfiance et indignation. La population, menacée de disette, est exaspérée face
aux demandes répétées des troupes12. La chute de Berne, le 5 mars 1798,
donne une nouvelle tournure aux évènements. La foule en liesse célèbre la
victoire et un arbre de la liberté est planté sur la place du village13. Dès la fin
du mois de mars, la révolution est achevée.
Contexte monétaire
A l’Epoque moderne, les systèmes monétaires français et bernois s’organisent
autour de deux composantes essentielles: les monnaies de compte et les monnaies réelles. Les unités dites de compte, abstraites, servent à exprimer un
montant lors des opérations comptables. A contrario, les pièces «sonnantes et
trébuchantes» ont une valeur intrinsèque déterminée par la proportion de métal
précieux qui les compose14. La monnaie métallique est elle-même répartie en
deux catégories. Les grosses espèces, or et argent, constituent la première.
Leur poids est relativement constant et elles jouent un rôle important lors des
échanges internationaux. Elles peuvent donc circuler en dehors de leur territoire
d’origine15. Les petites espèces forment la seconde catégorie. Assez instables
dans leur poids de métal fin et de faible valeur, leur diffusion reste locale.
Chaque monnaie réelle se caractérise par trois paramètres:
1. le poids de la monnaie.
2. le titre, ou aloi. Défini par la proportion de métal fin entrant dans la composition de l’alliage utilisé pour fabriquer la monnaie, il s’exprime en carats
pour l’or et en deniers pour l’argent.
3. le cours légal. Il s’agit de la valeur en monnaie de compte.
Les poids restent théoriques. Comme les instruments de mesure sont peu précis et que les procédés d’affinage des métaux précieux demeurent rudimentaires, les ordonnances définissent un nombre de monnaies à émettre dans un
marc d’alliage de 244.7 g. Le poids varie donc d’une monnaie à l’autre, dans
une même émission16. Un seuil de tolérance est admis17. En outre, avec le temps,
11. JEQUIER 1977, p. 119.
12. JEQUIER 1977, p. 124.
13. JEQUIER 1977, p. 139.
14. MARTIN 1959, p. 99.
15. FURRER 2010, p. 14.
16. MARTIN 1983, p. 165.
17. FOURNIAL 1970, p. 28.
48
les pièces s’usent et perdent une partie de leur pouvoir d’achat18. Les différences métrologiques sont parfois très importantes.
En France, sous l’Ancien Régime, il incombe au roi de définir les types monétaires et leur équivalence en monnaie de compte. Suite à cette première étape,
le monarque autorise un ou plusieurs ateliers à émettre ces pièces, à Paris et
en province. Cette ordonnance de frappe fixe également le titre de ces futures
monnaies. Celui-ci peut évoluer selon plusieurs critères: d’abord suivant le prix
du métal sur le marché, ensuite selon le bénéfice que le prince espère tirer de
ses frappes19. En effet, le roi a la possibilité de faire fluctuer la valeur en modifiant
le poids, le titre, ou encore le cours légal de ces nouvelles monnaies, généralement frappées dans le métal refondu des anciennes. Ainsi pour optimiser les
finances de l’Etat, le monarque peut manipuler la convertibilité des espèces
métalliques, mais aussi accroître le nombre de monnaies en circulation, et donc
développer l’activité économique pour obtenir une assiette fiscale plus importante.
Les limites de cette politique résident surtout dans la thésaurisation massive
qui ralentit la circulation monétaire et gêne les échanges. En effet, lorsque deux
monnaies se succèdent ou se trouvent simultanément sur le marché, le peuple
préfère conserver la «bonne» monnaie, soit celle qui est la plus lourde ou
présente le meilleur titre, et utilise pour payer la «mauvaise» afin de s'en défaire
au plus vite (loi de Gresham). Ces mutations monétaires répétées et régulières
sont donc souvent anticipées. Outre la thésaurisation, elles engendrent une
défiance accrue dans le pouvoir royal et une augmentation des violences
sociales et politiques.
De 1726 à 1784, on émet des louis de 8.16 g. Cette longue période de stabilité
monétaire dure donc près de 60 ans, de Louis XV à Louis XVI. En 1785, la
réforme monétaire de Calonne est d’abord ordonnée afin de faire face à la fuite
de l’or français à l’étranger où il se caractérise par un cours plus élevé. En effet,
depuis 1726, le rapport de l’or à l’argent n’ayant pu se maintenir, l’or devient
extrêmement rare sur le territoire car il est vendu plus cher à l’étranger20. Pour
pallier ce problème, il faut élever le rapport entre les deux métaux. On choisit
donc pour y parvenir de tailler les louis à 32 pièces par marc, au lieu de 30, en
leur donnant toujours la valeur de 24 livres. Ils présentent désormais un poids
de 7.65 g. La refonte totale des pièces antérieures est alors nécessaire. Elle
permet en outre de remédier à l’usure des monnaies frappées depuis 1726,
qui accusent une perte de poids conséquente et un titre inférieur aux règlements21. Le gouvernement souhaite à terme assainir les finances de l’État, en
18. FURRER 2010, p. 13.
19. MARTIN 1983, p. 165.
20. THUILLIER 1971, p. 1032.
21. THUILLIER 1971, p. 1034.
49
provoquant parallèlement la déthésaurisation des capitaux improductifs22.
La préparation et l’opération elle-même, dont l’ampleur est sous-estimée par
Calonne, prennent beaucoup de retard et des fuites se répandent. L’alarme est
générale dans le peuple qui s’affole à de nombreuses reprises face aux différentes rumeurs qui circulent. Dans un premier temps, le gouvernement ne
parvient probablement pas à empêcher la vague de thésaurisation qui accompagne toujours les annonces de réforme monétaire23. Toutefois, le contrôle
général est vite surpris par l’abondance des pièces en retour. L’avantage de
20 sols offerts fait réapparaître des louis qui ne circulaient plus et les effets
économiques sont assurément positifs.
Contrairement à la France à cette époque, la Suisse se caractérise par le
morcellement de la souveraineté politique et donc par la multiplicité des
autorités émettrices et des monnaies de compte24. En effet, le pays comprend
alors entre quinze et vingt entités souveraines frappant monnaie. A côté des
espèces d'argent et de rares pièces d'or, elles émettent surtout des monnaies
divisionnaires pour l'usage courant. Les frappes gouvernementales se bornent
souvent à tenter de couvrir exclusivement les besoins de la population en petite
monnaie. Les paiements importants sont assurés par de grosses pièces étrangères d’or ou d’argent. Comme l’approvisionnement en métaux précieux
demeure un problème épineux pour les Etats qui ne possèdent pas de mines
sur leur territoire, les maîtres monnayeurs rachètent fréquemment des espèces
étrangères afin d’en créer de nouvelles25. Les monnaies françaises sont donc
très appréciées en Suisse et notamment en terres bernoises. Ainsi, les louis
d’or émis dès 1726 bénéficient depuis 1756 d’un cours préférentiel parce que
les autorités cherchaient à les attirer dans le pays26. La valeur des espèces
étrangères en circulation et les cours traduits dans les monnaies de compte
locales sont connus du peuple grâce aux mandats monétaires27. Les prix sont
établis en fonction de leur valeur intrinsèque. Pour des raisons fiscales, l’Etat
doit rendre les usagers attentifs à l’existence de pièces de mauvaise qualité28.
Suite à la réforme de Calonne, dès novembre 1785, les autorités bernoises
ordonnent à la population de ne pas accepter ces nouvelles pièces avant que
leur valeur soit bien définie. Le gouvernement reste alors prudent, car on ne
sait pas encore quel volume sera émis29. Le 24 février 1786, un autre mandat
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
50
THUILLIER 1971, p. 1035.
THUILLIER 1971, p. 1037.
KÖRNER, FURRER, BARTLOME 2001, p. 13.
MARTIN 1978, p. 26.
LORY 1993, pp. 214-215.
Voir MARTIN 1995.
DUBUIS 1992, p. 113.
LORY 1993, pp. 214-215.
monétaire est publié afin de régler cette question. Les nouvelles pièces doivent
être acceptées au poids de 143 grains (144 en poids officiel), leur cours est
donc établi à 156 batz. Les anciens louis ont encore le droit de circuler en
Suisse et ils sont portés à 164 batz car, comme nous l’avons vu, ils sont plus
lourds30. Contre toute attente, dès la mise en circulation de ces nouveaux louis,
ils connaissent un tel succès en terres bernoises que plus personne ne veut
accepter les anciennes pièces31. Les commerçants préfèrent dépenser 160
batz, plutôt que 156, pour en obtenir un neuf, simplement car les anciens louis
ne sont déjà plus utilisables en France. Ainsi, le louis de 1785 est bientôt porté
à 160 batz et dès mars 1790, en raison du succès rencontré par ces pièces, il
est désormais permis de les recevoir au prix que l’on souhaite32.
A la lumière de ces données, nous pouvons émettre plusieurs hypothèses
concernant l’enfouissement du trésor du Brassus. En premier lieu, face à la
composition homogène du trésor constitué exclusivement de pièces d’or de
Louis XV et Louis XVI, il est tentant de revenir sur la réforme monétaire de
Calonne de 1785. La thésaurisation est difficile à concevoir après cette date
car, comme nous l’avons vu, les nouveaux louis sont très appréciés en Suisse
et les anciens ne circulent plus en France. Le propriétaire du trésor, s’il voulait
récupérer son pécule, aurait donc été obligé de fondre ses pièces, ce qui
complexifie nécessairement l’échange. Soit l’enfouissement est effectué avant
1785, soit le propriétaire a pris connaissance des rumeurs qui circulaient sur
une probable réforme monétaire lors de la mise en place du projet par Calonne
et il a choisi de protéger son patrimoine contre les futures dévaluations qui
accompagnent systématiquement ces refontes. Il n’a probablement pas eu le
temps de découvrir le succès des nouvelles pièces et donc d’échanger ses
louis contre des nouveaux. La seconde théorie économique que nous souhaitons
développer n’est pas associée au contexte historique, il s’agit simplement d’une
épargne. Conserver des pièces de monnaie dans un «bas de laine» ou les
cacher sous son matelas constituent à l’époque les formes les plus courantes
de thésaurisation. Ces hypothèses nous semblent judicieuses, mais il faut rester prudent car elles ne reposent que sur quelques éléments partiels. En outre,
l’insécurité ambiante n’est pas prise en considération.
Si comme le rappelle F. Droulers la pièce la plus récente est datée de 1777,
nous devons tenir compte des soulèvements qui éclatent à Genève en 1782.
Le site du Brassus est situé à l’époque en territoire bernois, mais il n’y a que
deux jours de cheval, soit 60 km environ, entre la ville de Calvin et la vallée de
Joux. Toutefois, il faut garder à l’esprit que l’étude du trésor ne repose pas sur
30. MARTIN 1978, pp. 282-283.
31. LORY 1993, pp. 214-215.
32. MARTIN 1978, pp. 282-283.
51
la totalité des pièces. En effet, à l’origine, il était peut-être composé d’espèces
plus récentes, à rapprocher donc des événements de 1798. Comme nous
l’avons vu, à la fin du XVIIIe siècle, la vallée de Joux est particulièrement pauvre
et connaît une forte émigration. La composition du dépôt, constitué exclusivement de monnaies françaises, n’est pas le fruit du hasard. De nombreux
artisans et marchands pierristes travaillent de l’autre côté de la frontière. Des
contacts étroits se tissent ainsi entre les deux pays. Face à la misère, la région
est sensible aux tensions révolutionnaires. Différents camps s’affrontent au sein
même de la commune qui n’est alors qu’un simple hameau. Un mouvement
prorévolutionnaire voit le jour au Brassus alors que les partisans du régime
bernois dominent ailleurs dans la vallée. Les notables, comme les horlogers,
dont la fortune est supérieure aux autres habitants du village, se sentent
vraisemblablement menacés. La cause de l’enfouissement du trésor est
probablement liée à ce sentiment d’insécurité croissant. Les précieux documents
publiés par A. Piguet et J.-D. Nicole nous permettront peut-être à terme de
donner un nom au propriétaire du trésor33. Plusieurs pistes de compréhension
ont ainsi été abordées dans cet article mais l’énigme représentée par le trésor
du Brassus n’a pas encore livré tous ses secrets.
33. Voir NICOLE 1841 et PIGUET 1971.
52
Bibliographie et abréviations
CIANI 1926
L. CIANI, Les monnaies royales françaises: de Hugues Capet à Louis XVI:
avec indication de leur valeur actuelle, Paris, 1926.
«Découverte d’un trésor», Feuille d’avis de Lausanne, 2 septembre 1952, p. 22.
DROULERS 1980
F. DROULERS, Les trésors de monnaies royales: de Louis XIII à Louis XVI:
découverts en France et dans le monde depuis le XIXe siècle, Paris, 1980.
DROULERS 2009
F. DROULERS, Répertoire général des monnaies de Louis XIII à Louis XVI,
4e éd., La Rochelle, 2009.
O.F. DUBUIS, «Un mandat monétaire bernois de 1796», dans: P. DUCREY et
DUBUIS 1992
al., Hommage à Colin Martin: pour son 85e anniversaire, Lausanne, 1992,
pp. 108-122 (CRN 1).
DUPLESSY 1989
J. DUPLESSY, Les monnaies françaises royales: de Hugues Capet à Louis
XVI (987-1793), T. 2, François 1er - Louis XVI, Paris/Maastricht, 1989.
E. FOURNIAL, Histoire monétaire de l’Occident médiéval, Paris, 1970.
FOURNIAL 1970
FURRER 2010
N. FURRER, Vade-mecum monétaire vaudois, XVIe-XVIIIe siècles: systèmes
et parités monétaires, cours d'espèces, prix, revenus et dépenses dans le
pays de Vaud sous le régime bernois, Lausanne, 2010.
GADOURY 1986
V. GADOURY, Monnaies royales françaises: Louis XIII à Louis XVI, 16101792 : cuivre, billon, argent, or, 2e éd., Monte-Carlo, 1986.
F. JEQUIER, «Une révolution paisible: la Vallée de Joux en 1798 d'après les
JEQUIER 1977
archives du Comité de surveillance de la commune du Chenit», RHV 85,
1977, pp. 111-158.
KÖRNER, FURRER,
M.H. KÖRNER, N. FURRER, N. BARTLOME, Währungen und Sortenkurse in
der Schweiz/Systèmes monétaires et cours des espèces en Suisse/
BARTLOME
Sistemi monetari e corsi delle specie in Svizzera: 1600-1799, Lausanne,
2001 (Untersuchungen zu Numismatik und Geldgeschichte/Etudes de
numismatique et d'histoire monétaire 3).
«Le Brassus (Ct. de Vaud)», GNS 11, 1952, p. 70.
LORY 1993
M. LORY, «Eine Berner Münzwaage aus der Zeit um 1786/90, und der
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