Journal of Alpine Research | Revue de
géographie alpine
95-2 | 2007
Gestion des risques et dispositifs d'alerte
Gérer et alerter
Les acteurs et leurs pratiques dans le cas des risques d’inondation en
Suisse
Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rga/140
DOI : 10.4000/rga.140
ISSN : 1760-7426
Éditeur
Association pour la diffusion de la recherche alpine
Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2007
Pagination : 73-83
ISBN : 978-2-200-92329-7
ISSN : 0035-1121
Référence électronique
Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas, « Gérer et alerter », Revue de Géographie Alpine |
Journal of Alpine Research [En ligne], 95-2 | 2007, mis en ligne le 03 mars 2009, consulté le 21 avril
2019. URL : http://journals.openedition.org/rga/140 ; DOI : 10.4000/rga.140
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Gérer et alerter
Gérer et alerter
Les acteurs et leurs pratiques dans le cas des risques d’inondation en
Suisse
Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas
1
Deux cas d’inondation ayant touché essentiellement de nouveaux quartiers construits
dans des zones inondables (Saillon, canton du Valais, 2000 ; Lully, canton de Genève, 2002)
ont été analysés au cours d’une recherche menée dans le cadre de l’Action COST C19
« Vulnérabilité des infrastructures urbaines et gestion de crise : impacts et
enseignements de cas d’inondation en Suisse » (November, Reynard (dir.), 2006) 1.
Prévention et procédures d’alerte ont été les mots-clés constamment évoqués par les
personnes interrogées au cours de cette étude2.
2
Gérer des risques implique la mise au point de pratiques de surveillance capables de
donner des indications précises sur la situation à gérer, de manière à pouvoir décider de
l’intervention la plus adéquate à fournir. Ceci implique, en cas de crise, le fonctionnement
optimal d’une chaîne de transfert de l’information. Cependant, il arrive que la chaîne se
rompe lorsque la situation se complique, en particulier lorsque l’ampleur et le
déroulement d’un événement dépassent le degré de formalisation du risque qu’ont les
acteurs impliqués dans sa gestion. Du fait de la diversité des acteurs concernés, de la
multiplicité des niveaux décisionnels (individuel, communal, régional, national, voire
international), d’un état de préparation qui tend à s’atténuer avec le temps et d’une
occupation du territoire qui se modifie, les décisions prises lors d’une situation de risque
donnée peuvent s’avérer inopportunes et ne pas coïncider dans leur temporalité. Nous
avons donc exploré les différentes modalités autour desquelles s’organisent les
procédures de prévention et d’alerte, d’une façon générale et théorique dans un premier
temps, puis, pour chaque cas étudié, en discernant les acteurs impliqués dans ces
procédures et la façon dont ils s’étaient organisés, voire réorganisés suite à la crise.
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Gérer et alerter
Alerte et Gestion de crise : esquisse d’un cadre
théorique
3
Un risque peut être défini comme un événement potentiel, qui ne s’est pas encore
produit, mais dont on pressent qu’il se transformera en événement néfaste (une crise)
pour les individus ou pour une collectivité dans un ou des espaces donnés (November,
2002). Cette définition est volontairement large. Elle se distingue de celle retenue en
sciences naturelles et économiques, où le risque désigne quantitativement, dans un
secteur donné, les conséquences économiques (y compris pertes en vies humaines) qu’un
aléa pourrait induire au cas où il se réaliserait, l’aléa étant une instabilité ou un processus
reconnu spatialement et qualifié par un degré de dangerosité. Elle est en revanche très
proche de celle adoptée par Callon et al. (2001 : 37) pour qui un risque est « […] un danger
bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série d’événements,
parfaitement descriptibles, dont on ne sait pas s’ils se produiront, mais dont on sait qu’ils
sont susceptibles de se produire ».
4
Les risques comprennent plusieurs étapes, de leur identification (qui suppose de saisir les
signes annonciateurs et de mettre en place des diagnostics, des critères et des
indicateurs) à leur gestion (mise en œuvre de la minimisation des risques) et à leur
éventuelle manifestation (catastrophe ou résorption du risque, gestion après-crise). Ces
phases s’inscrivent à la fois dans des pratiques qui concernent une multitude d’acteurs et
dans une dynamique : une zone sécurisée peut devenir à nouveau une zone à risque soit
en raison de la dégradation d’ouvrages de protection, soit par l’évolution de paramètres
climatiques ou encore suite à un report de risques induit par des projets érigés ailleurs
mais dont la réalisation au cours du temps provoque des effets dont l’accumulation finit
par être problématique (par exemple, imperméabilisation croissante des sols).
5
En suivant cette perspective, les alertes apparaissent comme de « véritables mises à
l’épreuve des dispositifs de veille et de gestion des crises déjà en place et, du même coup,
mettent en jeu les modalités de passage entre le local et le global, entre l’individuel et le
collectif, le profane et l’expert, le subjectif et l’objectif » (Chateauraynaud, Torny, 1999 :
15). Comme le montrent ces deux auteurs, l’alerte naît sur fond de veille, de surveillance
ou d’attention et suppose l’activation d’une mémoire, qu’elle réponde à un phénomène en
train de se produire ou à une éventualité, à l’imminence d’une catastrophe ou à
l’évaluation d’un risque mal connu ou sous-estimé. Ainsi, l’alerte n’est pas qu’une affaire
de technique, de capteurs ou de sonneries, mais également le résultat d’un processus de
mise en réseau d’acteurs et de collaborations institutionnelles et non-institutionnelles.
« L’alerte prend la forme d’une démarche, personnelle ou collective, visant à mobiliser
des instances supposées capables d’agir et, pour le moins, d’informer le public d’un
danger, de l’imminence d’une catastrophe, du caractère incertain d’une entreprise ou
d’un choix technologique » (Chateauraynaud, Torny, 1999 : 37). Dans cette optique,
l’alerte est à considérer comme « une capture d’informations ». Plus encore, l’alerte
contribue à redéfinir le(s) territoire(s) tant dans le sens anthropologique qu’administratif.
Cette proposition théorique s’inscrit dans une perspective de sociologie des sciences et
techniques et de sociologie pragmatique, qui concentre l’analyse sur les processus en
cours, les configurations et reconfigurations du cours de l’action. Peu d’auteurs ont
analysé les problèmes d’inondations selon cette ligne de recherche, à la notable exception
des travaux de Le Bourhis et Bayet (2002).
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Gérer et alerter
Contexte des deux crises
6
Saillon est une bourgade alpine en plein développement, dont les nouvelles surfaces
d’expansion résidentielles sont situées dans la plaine alluviale aménagée du Rhône ; Lully
est une zone de rurbanisation (résidentielle) de la campagne genevoise. Alors que dans les
deux cas, la plupart des habitants touchés par les inondations – qui n’ont causé que des
dégâts matériels – ne l’avaient jamais été auparavant, bien des aspects distinguent les
contextes respectifs des deux situations. Au niveau politique tout d’abord, l’implication
des entités administratives (cantons, communes) dans la prévention et la gestion des
dangers naturels, à l’orée des événements du moins, diverge. Motivé par la répétition de
situations critiques (inondations de 1987 et 1993, avalanches de 1999), le Canton du Valais
s’est doté d’instruments qui, en 2000, lui permettent d’être prêt à faire face à une crise
majeure se déroulant simultanément sur plusieurs sites. En revanche au niveau des
communes, l’état de préparation et la conscience du risque sont souvent moins bien
développés, en particulier lorsque le territoire (et c’était le cas de Saillon) n’a pas été
touché par un événement récent. À Genève, l’existence des cartes de dangers et
l’inscription dans le Plan directeur cantonal de la notion de dangers naturels n’avaient
conduit jusqu’en 2002 à une prise en considération factuelle et immédiate des risques qui
planaient sur Lully ni par la commune ni par le canton. Le contexte hydrologique ensuite
n’est pas le même (report d’inondation suite à une rupture de digue à Saillon,
concentration et déficit d’évacuation des eaux de ruissellement à Lully). Il s’inscrit de plus
dans des situations de crise d’ampleurs différentes. Presque l’ensemble du Valais subit
depuis plus de 24 heures les conséquences de précipitations très importantes (ruptures de
digues, débordements, coulées de boue, glissements de terrain), alors qu’à Lully,
l’événement est isolé. Finalement, un dernier contraste tient à la récurrence du contexte
local d’inondation : des situations comparables se sont déjà produites à plusieurs reprises
dans un passé récent à Lully, la dernière fois en 2001, tandis qu’à Saillon, il faut remonter
à plus de 50 ans pour voir la plaine inondée par le Rhône.
L’inondation de Saillon en 2000
7
L’urbanisation de la plaine de Saillon a débuté dans les années 1980. Le plan d’affectation
de zones de la commune, datant de 1991, ne comprend pas de zones de danger liées aux
inondations. Cependant, plusieurs sources de danger d’inondation étaient identifiées
avant l’événement de 2000 : (1) le débordement du Rhône dont le lit majeur dépasse de
plusieurs mètres le niveau de la plaine, (2) celui d’un affluent latéral traversant la plaine à
l’amont de Saillon, (3) celui d’une exsurgence karstique à l’aval du territoire communal,
(4) la remontée de la nappe phréatique au niveau de la surface dans les points les plus bas
de la plaine, à quoi s’ajoute (5) le risque de rupture de l’un ou l’autre des grands barrages
alpins de retenue hydroélectrique. Mais l’inondation de 2000 voit son origine ailleurs.
La crise
8
Des pluies intenses touchent la partie sud du Valais depuis le 12 octobre 2000. Le débit des
cours d’eau atteint dans certains cas, tout comme les précipitations dans les zones les plus
touchées, des valeurs qui pourraient correspondre à des temps de retour supérieurs à 1
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000 ans (BWG, 2000). Dès le 15 octobre au matin, les pompiers de Saillon surveillent le
Rhône suite à une alerte diffusée par la centrale d’engagement de la CECA (Cellule
catastrophe du canton du Valais). Une rupture de digue se produit vers 13 h 30 quelques
kilomètres à l’amont (Figure 1). À Saillon, le débit du fleuve diminue d’environ 20 %. La
plaine du Rhône est naturellement compartimentée par les affluents latéraux du fleuve et
les cônes de déjection qu’ils ont construits. Or, des canaux de drainage passent au-dessous
de ces affluents et affaiblissent le compartimentage. Via ces canaux, l’inondation de 2000
a ainsi transité par deux compartiments avant d’atteindre celui de Saillon sept heures
plus tard (Figure 1). En raison d’une lacune de communication au niveau cantonal, la
commune de Saillon n’a pas été informée officiellement de la rupture de digue. Lorsque
des pompiers encore en service remarquent l’inondation du compartiment antérieur en
début de soirée, il est alors trop tard pour prendre des mesures préventives. Au fur et à
mesure que la plaine de Saillon est inondée par le débordement du canal de drainage, les
pompiers évacuent les zones touchées. Caves, voire parties habitables de nombreux
bâtiments sont envahies par les eaux.
Carte 1. L’inondation de la plaine du Rhône dans les trois compartiments successifs d’ArdonChamoson, de Leytron et de Saillon
Les triangles représentent les points de rupture tout d’abord de la digue du Rhône dans le premier
compartiment, puis, dans le compartiment de Leytron, de la digue du canal Sion-Riddes. Ce canal,
proche du Rhône, évacue les eaux du compartiment Ardon-Chamoson. La plaine de Saillon est ensuite
inondée par le débordement d’un second canal qui draine les eaux du compartiment de Leytron.
OFEG, 2002, modifié.
9
Tandis que le canton du Valais dispose de plusieurs instruments – par exemple, loi sur
l’organisation en cas de catastrophe – et instances – CECA, CERISE (Cellule scientifique de
crise), etc. – permettant de gérer l’événement, la commune de Saillon est dépourvue d’un
organe de coordination. Afin d’assurer la coordination des équipes d’intervention
(pompiers, protection civile), la commune crée sur le champ un état-major local de
conduite de la crise. La gestion des flux d’information à la population et le manque de
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personnel ont été parmi les principales difficultés auxquelles la commune a été
confrontée durant l’événement.
Réorganisations
10
Difficultés et dysfonctionnements lors de l’événement débouchent sur un certain nombre
de mesures tant au niveau cantonal que communal. Ainsi, le canton précise les
responsabilités et les flux d’information en élaborant un plan d’intervention d’urgence
Rhône. De plus, il crée la Section organisation, planification et prévention en cas de catastrophes
qui est désormais chargée du conseil aux communes et de la formation des états-majors
locaux de conduite. La commune de Saillon tire les conséquences de l’inondation
principalement aux niveaux de la préparation à une future catastrophe et de la protection
contre les crues. Elle institue l’état-major local de conduite et établit un règlement relatif
à l’organisation communale en cas de catastrophes et de situations extraordinaires. De
plus, elle fait élaborer un concept de protection contre les crues et de renaturation des
cours d’eau communaux.
L’inondation de Lully en 2002
11
La seconde inondation étudiée s’est produite dans le quartier du « Bas-Lully », extension
« moderne » de Lully, village de la commune de Bernex. Trois sources de vulnérabilité
avaient été identifiées concernant les inondations. Jusqu’en 2002, on considérait que la
menace principale provenait de la rivière voisine, l’Aire, dont les berges dominent le
niveau moyen du secteur habité. Mais, sis à l’exutoire d’un sous-bassin versant de l’Aire
aujourd’hui dépourvu de drain naturel, le périmètre construit correspond à la zone
d’accumulation des eaux de ruissellement, eaux qui peinent à s’évacuer lorsque l’Aire est
en crue (Figure 2). Enfin, le dernier danger provient du niveau relativement élevé de la
nappe aquifère superficielle de la plaine de l’Aire qui, en ce point, est supérieur au lit de
la rivière. Ce sont les eaux de ruissellement qui ont conduit à l’inondation de 2002.
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Carte 2. L’inondation de Lully, plan de situation
(a) indique l’emplacement de l’exutoire dans l’Aire du collecteur des eaux de ruissellement de la plaine
de Lully.
CSD/HydroGéo, 2002.
Prémices de la crise
12
Le Bas-Lully est affecté en zone à bâtir en 1954 et connaît un certain développement à
partir des années 1970. Le plan d’aménagement adopté en 1982 mentionne un danger
d’inondation, sans en préciser la nature, ni la manière de s’en prémunir. Seul le danger de
crue de l’Aire est appréhendé par les autorités et rendu tangible par la parution de la
carte de dangers de l’Aire en 2000. En 2001 ont été réalisés deux ensembles résidentiels
pourvus de sous-sols habitables, ces derniers étant cependant interdits d’utilisation pour
l’habitation selon la loi cantonale (Tanquerel, 2003). Les travaux d’excavation subissent
en mars 2001 une inondation causée par les eaux de ruissellement. Cet événement pousse
à la réalisation d’un nouveau collecteur d’eaux claires, achevé cependant trop tard pour
éviter la récidive de 2002.
13
Jusqu’alors, aucun des services de l’administration genevoise n’avait réellement la charge
des eaux de ruissellement. En outre, les requêtes d’autorisation de construire n’étaient
pas systématiquement transmises aux services aptes à identifier ce risque. Par ailleurs, la
récente carte des dangers de l’Aire n’était pas encore intégrée dans les procédures
d’aménagement.
Gestion de la crise
14
Les inondations de 2002 sont dues aux fortes précipitations (> 90 mm) qui se sont
produites en deux temps le 14, puis dans la nuit du 14 au 15 novembre, et dont le temps
de retour serait d’environ 120 ans (MétéoSuisse). L’eau interceptée par les drains de la
zone agricole à l’amont ne peut s’évacuer correctement : le réseau de drainage et son
collecteur principal sont saturés et leur exutoire est bloqué par l’Aire en crue. Les eaux de
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ruissellement s’écoulent ainsi en surface et atteignent le Bas-Lully le 15 novembre entre 3
et 4 heures du matin, surprenant plusieurs habitants dans leur sommeil (Figure 2).
15
Le seuil d’alarme de MétéoSuisse était fixé à 50 mm de pluie en 12 heures. Le seuil n’a pas
été atteint lors du premier épisode. Estimant que le second front n’allait pas toucher
Genève, aucun avis n’a été lancé. À Lully, malgré la présence des pompiers dans
l’aprèsmidi du 14, et encore peu avant l’inondation, les habitants n’ont été ni alertés, ni
évacués. Le corps d’intervention sur place ne s’attendait pas à un événement d’une telle
intensité. Certaines personnes qui dormaient dans les sous-sols aménagés de leur
logement ont été surprises par la déferlante d’eau occasionnée par la rupture des fenêtres
des sauts-de-loup – fossés destinés à amener la lumière dans les étages inférieurs. Les
sous-sols des constructions récentes ont été entièrement noyés.
« Redéploiement » des acteurs de l’alerte
16
Le périmètre de l’intervention restant limité, les difficultés rencontrées pendant
l’événement se situent davantage sur le plan de la prévision de la crise que sur celui de la
gestion. Ainsi, le commandant des sapeurs-pompiers professionnels de la ville de Genève
retient de l’événement que l’exagération des moyens, en termes d’intervention, vaut
mieux que la sous-estimation réelle du risque. Il s’agirait désormais d’appliquer une sorte
de principe de précaution de l’urgence.
17
Validée par les autorités cantonales en décembre 2004, la création de la Cellule
d’intempéries pour Genève (CIGE) est destinée à interpréter les avis de MétéoSuisse lors
de situations météorologiques critiques. La CIGE comprend des représentants de la
sécurité civile et de services cantonaux. Suite à l’événement, les seuils d’alerte régionaux
de MétéoSuisse sont redéfinis : un cumul de 50 mm en 24 heures est fixé pour les Alpes et
le nord des Alpes ; il est réduit à 30 mm pour le secteur de Lully. De concert avec les
pompiers, l’administration cantonale réalise par ailleurs un répertoire cartographique
des dégâts d’eau qui auront nécessité l’intervention des secours.
18
Au niveau communal, un répondeur téléphonique est installé. Avec trois niveaux
d’urgence, il informe en tout temps la population de l’imminence du danger.
L’Association Vivre à Lully (AVAL), créée quelques jours après l’inondation de 2002,
s’engage dans la protection du quartier. Fort de la participation d’une majorité de la
population, l’association devient l’un des interlocuteurs principaux du canton quant aux
mesures de sécurisation du village. Des groupements d’habitants s’exercent
régulièrement à mettre en place un plan d’urgence à l’échelle de leur lotissement : en cas
de danger, des panneaux coulissant seront installés devant les façades des maisons afin
d’empêcher toute pénétration d’eau.
Les conditions de l’alerte et la réorganisation des
connaissances
19
Malgré les différences de contexte entre Saillon et Lully, plusieurs points communs
émergent à l’examen des pratiques des acteurs et des conditions dans lesquelles il y a eu
mise à l’épreuve des dispositifs de veille et de gestion de crise existants.
20
Les épisodes d’inondations ont une action performatrice, ils forgent de nouvelles
connaissances (Tableau 1). Celles d’une majorité des acteurs interrogés se sont renforcées
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plus ou moins fondamentalement. Pour la plupart des habitants, des autorités
communales et des autorités cantonales n’étant pas engagées dans le domaine des eaux,
le bouleversement est profond. Pour d’autres, comme les représentants de
l’administration genevoise travaillant dans le domaine des eaux, il s’agit plutôt d’un
perfectionnement ou d’une adaptation de connaissances déjà existantes. Finalement,
seules les connaissances d’un petit nombre d’acteurs (agriculteurs et maraîchers,
représentants des services valaisans chargés de l’aménagement des cours d’eau) sont
confirmées par les événements et ne subissent que très peu de modifications.
Comparativement à la situation précédant les inondations, l’état des connaissances des
différents acteurs devient plus homogène après les événements. Par ailleurs, les
inondations récurrentes du Valais ont confirmé la nécessité de revoir les concepts
d’aménagement du fleuve – projet de Troisième correction du Rhône (Canton du Valais,
2000) –, en associant l’ensemble des compétences liées de facto à la gestion d’une seule et
même entité territoriale.
Tableau 1. Quatre cas de figure de modifications de connaissances.
November, Reynard (dir.), 2006.
21
Notre recherche a également montré qu’il existe souvent des informations en « attente »
– en « latence » – qui ne sont pas encore affectées à un cadre administratif et législatif
précis. Ainsi en est-il de la carte de dangers de l’Aire, qui, bien qu’officielle, n’était pas
encore inscrite dans des procédures d’aménagement du territoire. Certes, la légitimité
des cartes de dangers comme outil de planification était reconnue dans le Plan directeur
de Genève paru en 2001, mais la législation cantonale était encore à l’état de projet, et sa
mise en œuvre – son « mode d’emploi » – encore inexistante. La parution d’études est
donc souvent suivie d’un certain temps de maturation avant de servir la planification. La
catastrophe accélère ainsi le processus, mais ne permet pas forcément de le mener à
terme. C’est là que le concept de « prise » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 ; Berque, 2000)
nous a aidé à mettre en évidence cette situation particulière : une série d’informations
sont à disposition (les prises), mais ne sont pas (encore) intégrées (saisies) dans les
dispositifs institutionnels de prévention et d’aménagement du territoire.
22
Par ailleurs, l’inondation contribue à réévaluer l’importance qui est accordée à certains
acteurs, qu’ils soient humains ou non-humains. De nouvelles alliances se forment et se
stabilisent momentanément (Callon, Law, 1997 ; November, 2002). L’inondation engage
aussi un discernement plus fin des risques liés au territoire. Environnement familier et
cadre de vie domestique jusque-là, le territoire est désormais considéré comme un
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générateur potentiel de risques. Cet aspect est relevé par d’autres études menées en
Suisse et en Europe (Peltier, 2005 ; Laganier (ed.), 2006 ; Gruntfest, Handmer (ed.), 2001).
Ainsi, à Saillon, ce changement de perception incite la commune à se prémunir contre
d’autres types de risques menaçant la commune (éboulements, avalanches, état du
réservoir d’eau potable, etc.). La compréhension de ces risques rend d’autre part
indispensable une réorganisation des domaines de la prévention (planification) et de la
gestion (prévision, intervention). À Lully, l’entraide des habitants a permis de constituer
une association devenue en quelques semaines un protagoniste incontournable de la
défense de leurs intérêts. De la même manière, sur le plan des prévisions hydrologiques,
l’efficacité d’une démarche entreprise suffisamment tôt s’est confirmée : pouvoir
anticiper les conséquences de l’épisode pluviométrique prévu au niveau du bassin
versant. Réunir les connaissances météorologiques et hydrologiques afin que les services
d’intervention disposent d’une certaine anticipation sur l’intervention, c’est en effet le
pari que les cellules CERISE et CIGE se sont fixées.
23
Les conditions de l’alerte apparaissent dans ces deux situations très semblables : il faut
que les conséquences d’un événement soient considérées comme majeures pour qu’une
ou des actions de protection soient entreprises. Les conséquences du « premier »
événement de 2001 à Lully ont été jugées trop faibles pour engager des investigations sur
l’aménagement de la zone – alors qu’elles auraient sans doute permis de minimiser
l’inondation de 2002. Le dispositif de veille et de gestion de crise n’a en rien été modifié à
cette occasion. Ainsi, la seule présence de connaissances des phénomènes hydrologiques
ne mène pas forcément à la prise de mesures de prévention et de protection. Les risques
doivent être identifiés en tant que tels et les acteurs doivent les considérer comme étant
pertinents pour eux.
Conclusions
24
Ces études de cas illustrent les façons dont l’alerte met à l’épreuve les dispositifs de veille
et de gestion de crise déjà en place et contribue postérieurement à une recomposition –
du moins partielle – de ceux-ci.
25
De plus, cette analyse montre à quel point les épisodes d’inondation agissent de façon
décisive sur la transformation des connaissances du risque. La compréhension et la
conscience du phénomène s’affinent en effet dans tous les cas, dans un degré moindre
toutefois pour les acteurs déjà confrontés par le passé à des événements semblables. C’est
également le cas des connaissances qui sont mobilisées par l’inondation. Celles-ci peuvent
exister avant l’événement au niveau de l’administration, sans toutefois être « prises » en
considération dans les procédures institutionnelles. Leur activation est accélérée.
26
Pour terminer, les risques et les crises liés aux inondations modifient les dynamiques et
les politiques territoriales, conséquences du réajustement des réseaux d’acteurs.
Toutefois, la mémoire du risque se dégrade avec le temps, d’où la nécessité d’une
inscription territoriale. Dans ce cadre, il s’avère que la mise en place de dispositifs
d’intervention et de gestion de crise est souvent plus efficace que la refonte des
dispositifs d’aménagement qui ne peut se déployer que conformément à une volonté
politique et sur un temps relativement long.
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Étude comparative du Valais (Suisse), de la Vallée d’Aoste (Italie) et des Hautes-Pyrénées
(France). Thèse non publiée. Université Toulouse le Mirail.
TANQUEREL T., 2003. – Rapport d’enquête sur les inondations du village de Lully des 14 et 15
novembre 2002. Rapport d’enquête commandé par le Conseil d’État du canton de Genève.
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NOTES
1. L’équipe de recherche était composée des auteurs de l’article, ainsi que de Emmanuel Reynard
(Université de Lausanne), Louis Boulianne (CEAT-EPF Lausanne), Jean Ruegg (Université de
Lausanne), Marc Zaugg (Université de Zurich), Luzius Thomi (Université de Lausanne) et Caroline
Barbisch (EPF Lausanne).
2. Après avoir récolté les documents utiles à la compréhension des cas, près de quarante
entretiens approfondis ont été menés auprès d’interlocuteurs concernés par ces événements. Les
acteurs contactés l’ont été soit de part leur statut de sinistrés, soit de part leur implication
professionnelle dans le domaine des inondations (aménagement du territoire, service des cours
d’eau…), tant au niveau de la prévention (protection civile par ex.) que de l’action (sapeurspompiers professionnels). Nous avons procédé par entretiens semi-directifs, à partir de la même
grille de questions pour les deux études de cas. Les entretiens ont été enregistrés et transcrits.
RÉSUMÉS
Sur la base de deux événements d’inondation ayant touché récemment, dans des contextes
politiques, organisationnels et hydrologiques bien différents, de nouveaux quartiers d’habitation,
cet article rend compte des pratiques des acteurs impliqués dans des situations d’alerte et de
crise en Suisse. Le recensement des acteurs – à travers leur rôle et leur place dans les mécanismes
de préparation, d’alerte et de gestion –, ainsi que l’inventaire des documents mobilisés par ceuxci, ont été réalisés dans les deux cas. Cette analyse a permis d’évaluer la gestion des événements,
de déceler les changements organisationnels qui ont suivi les crises et de connaître la conception
et le degré de formalisation du risque dont étaient dotés les différents acteurs avant et après les
inondations. Plus encore, l’analyse a documenté les nouveaux processus d’alerte et de prévision
qui ont été mis en place suite aux événements. Il s’avère ainsi que les épisodes d’inondation
agissent de façon décisive sur la production de connaissances, à un degré variable selon les
acteurs. Ces épisodes révèlent aussi parfois l’existence de connaissances « en attente » qui ne
sont pas encore intégrées dans les procédures institutionnelles. Tant du point de vue de la
prévision que de la gestion de la crise, ils permettent aussi de tester les canaux de l’information
et de combler les déficits d’organisation, de collaboration et de sécurisation des dispositifs de
communication. En outre, les risques et les crises liés aux inondations modifient les dynamiques
et les politiques territoriales, conséquences du réajustement des réseaux d’acteurs. La mise en
place de dispositifs d’intervention et de gestion de crise se montre cependant plus efficace que la
refonte des dispositifs d’aménagement, généralement longue. Toutefois, la mémoire des
événements se dégradant avec le temps, une inscription territoriale du risque s’avère nécessaire.
Based on two flood events that recently affected new housing areas in very different political,
organisational and hydrological contexts, this article examines the practices of actors involved in
emergency and crisis situations in Switzerland. In both cases, the actors are identified – through
their role and their position in the various procedures related to crisis management – and an
inventory is made of the documents used. The study examines how the flood events were
managed, identifies the organisational changes that followed the crises, and determines how the
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risk was conceived and to what extent it was formalised by the different actors both before and
after the floods. Finally new forecasting and warning procedures that were set up following the
events are described. The study shows that floods have a decisive impact on the production of
knowledge, but that this phenomenon varies according to the actors. Events such as floods also
sometimes reveal the existence of "latent" knowledge, or knowledge that is available but has not
yet been integrated into institutional procedures. In terms of both forecasting and crisis
management, these events also provide the opportunity to test information channels and to
identify and correct any problems relating to organisation, cooperation or the reliability of
means of communication. Among other things, the risks and crises related to flooding modify the
dynamics and policies of the local area as a result of readjustments in the networks of actors. The
introduction of emergency and crisis management measures appears more effective, however,
than the reorganisation of planning and development procedures, a process which generally
takes a lot longer. Nevertheless, since the recollection of events tends to fade with time, it is
important that risks find a more concrete form of spatial expression on the landscape.
INDEX
Keywords : risk, flooding, alarm, crisis, prevention, actors, knowledge, Suisse, Saillon, Lully
Mots-clés : risque, inondation, alerte, crise, prévention, acteurs, connaissances
AUTEURS
VALÉRIE NOVEMBER
École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL).
valerie.november@epfl.ch
REYNALD DELALOYE
Département de Géosciences, Géographie, Université de Fribourg.
MARION PENELAS
École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL).
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