[go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine 95-2 | 2007 Gestion des risques et dispositifs d'alerte Gérer et alerter Les acteurs et leurs pratiques dans le cas des risques d’inondation en Suisse Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rga/140 DOI : 10.4000/rga.140 ISSN : 1760-7426 Éditeur Association pour la diffusion de la recherche alpine Édition imprimée Date de publication : 30 juin 2007 Pagination : 73-83 ISBN : 978-2-200-92329-7 ISSN : 0035-1121 Référence électronique Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas, « Gérer et alerter », Revue de Géographie Alpine | Journal of Alpine Research [En ligne], 95-2 | 2007, mis en ligne le 03 mars 2009, consulté le 21 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/rga/140 ; DOI : 10.4000/rga.140 Ce document a été généré automatiquement le 21 avril 2019. La Revue de Géographie Alpine est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International. Gérer et alerter Gérer et alerter Les acteurs et leurs pratiques dans le cas des risques d’inondation en Suisse Valérie November, Reynald Delaloye et Marion Penelas 1 Deux cas d’inondation ayant touché essentiellement de nouveaux quartiers construits dans des zones inondables (Saillon, canton du Valais, 2000 ; Lully, canton de Genève, 2002) ont été analysés au cours d’une recherche menée dans le cadre de l’Action COST C19 « Vulnérabilité des infrastructures urbaines et gestion de crise : impacts et enseignements de cas d’inondation en Suisse » (November, Reynard (dir.), 2006) 1. Prévention et procédures d’alerte ont été les mots-clés constamment évoqués par les personnes interrogées au cours de cette étude2. 2 Gérer des risques implique la mise au point de pratiques de surveillance capables de donner des indications précises sur la situation à gérer, de manière à pouvoir décider de l’intervention la plus adéquate à fournir. Ceci implique, en cas de crise, le fonctionnement optimal d’une chaîne de transfert de l’information. Cependant, il arrive que la chaîne se rompe lorsque la situation se complique, en particulier lorsque l’ampleur et le déroulement d’un événement dépassent le degré de formalisation du risque qu’ont les acteurs impliqués dans sa gestion. Du fait de la diversité des acteurs concernés, de la multiplicité des niveaux décisionnels (individuel, communal, régional, national, voire international), d’un état de préparation qui tend à s’atténuer avec le temps et d’une occupation du territoire qui se modifie, les décisions prises lors d’une situation de risque donnée peuvent s’avérer inopportunes et ne pas coïncider dans leur temporalité. Nous avons donc exploré les différentes modalités autour desquelles s’organisent les procédures de prévention et d’alerte, d’une façon générale et théorique dans un premier temps, puis, pour chaque cas étudié, en discernant les acteurs impliqués dans ces procédures et la façon dont ils s’étaient organisés, voire réorganisés suite à la crise. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 1 Gérer et alerter Alerte et Gestion de crise : esquisse d’un cadre théorique 3 Un risque peut être défini comme un événement potentiel, qui ne s’est pas encore produit, mais dont on pressent qu’il se transformera en événement néfaste (une crise) pour les individus ou pour une collectivité dans un ou des espaces donnés (November, 2002). Cette définition est volontairement large. Elle se distingue de celle retenue en sciences naturelles et économiques, où le risque désigne quantitativement, dans un secteur donné, les conséquences économiques (y compris pertes en vies humaines) qu’un aléa pourrait induire au cas où il se réaliserait, l’aléa étant une instabilité ou un processus reconnu spatialement et qualifié par un degré de dangerosité. Elle est en revanche très proche de celle adoptée par Callon et al. (2001 : 37) pour qui un risque est « […] un danger bien identifié, associé à l’occurrence d’un événement ou d’une série d’événements, parfaitement descriptibles, dont on ne sait pas s’ils se produiront, mais dont on sait qu’ils sont susceptibles de se produire ». 4 Les risques comprennent plusieurs étapes, de leur identification (qui suppose de saisir les signes annonciateurs et de mettre en place des diagnostics, des critères et des indicateurs) à leur gestion (mise en œuvre de la minimisation des risques) et à leur éventuelle manifestation (catastrophe ou résorption du risque, gestion après-crise). Ces phases s’inscrivent à la fois dans des pratiques qui concernent une multitude d’acteurs et dans une dynamique : une zone sécurisée peut devenir à nouveau une zone à risque soit en raison de la dégradation d’ouvrages de protection, soit par l’évolution de paramètres climatiques ou encore suite à un report de risques induit par des projets érigés ailleurs mais dont la réalisation au cours du temps provoque des effets dont l’accumulation finit par être problématique (par exemple, imperméabilisation croissante des sols). 5 En suivant cette perspective, les alertes apparaissent comme de « véritables mises à l’épreuve des dispositifs de veille et de gestion des crises déjà en place et, du même coup, mettent en jeu les modalités de passage entre le local et le global, entre l’individuel et le collectif, le profane et l’expert, le subjectif et l’objectif » (Chateauraynaud, Torny, 1999 : 15). Comme le montrent ces deux auteurs, l’alerte naît sur fond de veille, de surveillance ou d’attention et suppose l’activation d’une mémoire, qu’elle réponde à un phénomène en train de se produire ou à une éventualité, à l’imminence d’une catastrophe ou à l’évaluation d’un risque mal connu ou sous-estimé. Ainsi, l’alerte n’est pas qu’une affaire de technique, de capteurs ou de sonneries, mais également le résultat d’un processus de mise en réseau d’acteurs et de collaborations institutionnelles et non-institutionnelles. « L’alerte prend la forme d’une démarche, personnelle ou collective, visant à mobiliser des instances supposées capables d’agir et, pour le moins, d’informer le public d’un danger, de l’imminence d’une catastrophe, du caractère incertain d’une entreprise ou d’un choix technologique » (Chateauraynaud, Torny, 1999 : 37). Dans cette optique, l’alerte est à considérer comme « une capture d’informations ». Plus encore, l’alerte contribue à redéfinir le(s) territoire(s) tant dans le sens anthropologique qu’administratif. Cette proposition théorique s’inscrit dans une perspective de sociologie des sciences et techniques et de sociologie pragmatique, qui concentre l’analyse sur les processus en cours, les configurations et reconfigurations du cours de l’action. Peu d’auteurs ont analysé les problèmes d’inondations selon cette ligne de recherche, à la notable exception des travaux de Le Bourhis et Bayet (2002). Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 2 Gérer et alerter Contexte des deux crises 6 Saillon est une bourgade alpine en plein développement, dont les nouvelles surfaces d’expansion résidentielles sont situées dans la plaine alluviale aménagée du Rhône ; Lully est une zone de rurbanisation (résidentielle) de la campagne genevoise. Alors que dans les deux cas, la plupart des habitants touchés par les inondations – qui n’ont causé que des dégâts matériels – ne l’avaient jamais été auparavant, bien des aspects distinguent les contextes respectifs des deux situations. Au niveau politique tout d’abord, l’implication des entités administratives (cantons, communes) dans la prévention et la gestion des dangers naturels, à l’orée des événements du moins, diverge. Motivé par la répétition de situations critiques (inondations de 1987 et 1993, avalanches de 1999), le Canton du Valais s’est doté d’instruments qui, en 2000, lui permettent d’être prêt à faire face à une crise majeure se déroulant simultanément sur plusieurs sites. En revanche au niveau des communes, l’état de préparation et la conscience du risque sont souvent moins bien développés, en particulier lorsque le territoire (et c’était le cas de Saillon) n’a pas été touché par un événement récent. À Genève, l’existence des cartes de dangers et l’inscription dans le Plan directeur cantonal de la notion de dangers naturels n’avaient conduit jusqu’en 2002 à une prise en considération factuelle et immédiate des risques qui planaient sur Lully ni par la commune ni par le canton. Le contexte hydrologique ensuite n’est pas le même (report d’inondation suite à une rupture de digue à Saillon, concentration et déficit d’évacuation des eaux de ruissellement à Lully). Il s’inscrit de plus dans des situations de crise d’ampleurs différentes. Presque l’ensemble du Valais subit depuis plus de 24 heures les conséquences de précipitations très importantes (ruptures de digues, débordements, coulées de boue, glissements de terrain), alors qu’à Lully, l’événement est isolé. Finalement, un dernier contraste tient à la récurrence du contexte local d’inondation : des situations comparables se sont déjà produites à plusieurs reprises dans un passé récent à Lully, la dernière fois en 2001, tandis qu’à Saillon, il faut remonter à plus de 50 ans pour voir la plaine inondée par le Rhône. L’inondation de Saillon en 2000 7 L’urbanisation de la plaine de Saillon a débuté dans les années 1980. Le plan d’affectation de zones de la commune, datant de 1991, ne comprend pas de zones de danger liées aux inondations. Cependant, plusieurs sources de danger d’inondation étaient identifiées avant l’événement de 2000 : (1) le débordement du Rhône dont le lit majeur dépasse de plusieurs mètres le niveau de la plaine, (2) celui d’un affluent latéral traversant la plaine à l’amont de Saillon, (3) celui d’une exsurgence karstique à l’aval du territoire communal, (4) la remontée de la nappe phréatique au niveau de la surface dans les points les plus bas de la plaine, à quoi s’ajoute (5) le risque de rupture de l’un ou l’autre des grands barrages alpins de retenue hydroélectrique. Mais l’inondation de 2000 voit son origine ailleurs. La crise 8 Des pluies intenses touchent la partie sud du Valais depuis le 12 octobre 2000. Le débit des cours d’eau atteint dans certains cas, tout comme les précipitations dans les zones les plus touchées, des valeurs qui pourraient correspondre à des temps de retour supérieurs à 1 Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 3 Gérer et alerter 000 ans (BWG, 2000). Dès le 15 octobre au matin, les pompiers de Saillon surveillent le Rhône suite à une alerte diffusée par la centrale d’engagement de la CECA (Cellule catastrophe du canton du Valais). Une rupture de digue se produit vers 13 h 30 quelques kilomètres à l’amont (Figure 1). À Saillon, le débit du fleuve diminue d’environ 20 %. La plaine du Rhône est naturellement compartimentée par les affluents latéraux du fleuve et les cônes de déjection qu’ils ont construits. Or, des canaux de drainage passent au-dessous de ces affluents et affaiblissent le compartimentage. Via ces canaux, l’inondation de 2000 a ainsi transité par deux compartiments avant d’atteindre celui de Saillon sept heures plus tard (Figure 1). En raison d’une lacune de communication au niveau cantonal, la commune de Saillon n’a pas été informée officiellement de la rupture de digue. Lorsque des pompiers encore en service remarquent l’inondation du compartiment antérieur en début de soirée, il est alors trop tard pour prendre des mesures préventives. Au fur et à mesure que la plaine de Saillon est inondée par le débordement du canal de drainage, les pompiers évacuent les zones touchées. Caves, voire parties habitables de nombreux bâtiments sont envahies par les eaux. Carte 1. L’inondation de la plaine du Rhône dans les trois compartiments successifs d’ArdonChamoson, de Leytron et de Saillon Les triangles représentent les points de rupture tout d’abord de la digue du Rhône dans le premier compartiment, puis, dans le compartiment de Leytron, de la digue du canal Sion-Riddes. Ce canal, proche du Rhône, évacue les eaux du compartiment Ardon-Chamoson. La plaine de Saillon est ensuite inondée par le débordement d’un second canal qui draine les eaux du compartiment de Leytron. OFEG, 2002, modifié. 9 Tandis que le canton du Valais dispose de plusieurs instruments – par exemple, loi sur l’organisation en cas de catastrophe – et instances – CECA, CERISE (Cellule scientifique de crise), etc. – permettant de gérer l’événement, la commune de Saillon est dépourvue d’un organe de coordination. Afin d’assurer la coordination des équipes d’intervention (pompiers, protection civile), la commune crée sur le champ un état-major local de conduite de la crise. La gestion des flux d’information à la population et le manque de Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 4 Gérer et alerter personnel ont été parmi les principales difficultés auxquelles la commune a été confrontée durant l’événement. Réorganisations 10 Difficultés et dysfonctionnements lors de l’événement débouchent sur un certain nombre de mesures tant au niveau cantonal que communal. Ainsi, le canton précise les responsabilités et les flux d’information en élaborant un plan d’intervention d’urgence Rhône. De plus, il crée la Section organisation, planification et prévention en cas de catastrophes qui est désormais chargée du conseil aux communes et de la formation des états-majors locaux de conduite. La commune de Saillon tire les conséquences de l’inondation principalement aux niveaux de la préparation à une future catastrophe et de la protection contre les crues. Elle institue l’état-major local de conduite et établit un règlement relatif à l’organisation communale en cas de catastrophes et de situations extraordinaires. De plus, elle fait élaborer un concept de protection contre les crues et de renaturation des cours d’eau communaux. L’inondation de Lully en 2002 11 La seconde inondation étudiée s’est produite dans le quartier du « Bas-Lully », extension « moderne » de Lully, village de la commune de Bernex. Trois sources de vulnérabilité avaient été identifiées concernant les inondations. Jusqu’en 2002, on considérait que la menace principale provenait de la rivière voisine, l’Aire, dont les berges dominent le niveau moyen du secteur habité. Mais, sis à l’exutoire d’un sous-bassin versant de l’Aire aujourd’hui dépourvu de drain naturel, le périmètre construit correspond à la zone d’accumulation des eaux de ruissellement, eaux qui peinent à s’évacuer lorsque l’Aire est en crue (Figure 2). Enfin, le dernier danger provient du niveau relativement élevé de la nappe aquifère superficielle de la plaine de l’Aire qui, en ce point, est supérieur au lit de la rivière. Ce sont les eaux de ruissellement qui ont conduit à l’inondation de 2002. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 5 Gérer et alerter Carte 2. L’inondation de Lully, plan de situation (a) indique l’emplacement de l’exutoire dans l’Aire du collecteur des eaux de ruissellement de la plaine de Lully. CSD/HydroGéo, 2002. Prémices de la crise 12 Le Bas-Lully est affecté en zone à bâtir en 1954 et connaît un certain développement à partir des années 1970. Le plan d’aménagement adopté en 1982 mentionne un danger d’inondation, sans en préciser la nature, ni la manière de s’en prémunir. Seul le danger de crue de l’Aire est appréhendé par les autorités et rendu tangible par la parution de la carte de dangers de l’Aire en 2000. En 2001 ont été réalisés deux ensembles résidentiels pourvus de sous-sols habitables, ces derniers étant cependant interdits d’utilisation pour l’habitation selon la loi cantonale (Tanquerel, 2003). Les travaux d’excavation subissent en mars 2001 une inondation causée par les eaux de ruissellement. Cet événement pousse à la réalisation d’un nouveau collecteur d’eaux claires, achevé cependant trop tard pour éviter la récidive de 2002. 13 Jusqu’alors, aucun des services de l’administration genevoise n’avait réellement la charge des eaux de ruissellement. En outre, les requêtes d’autorisation de construire n’étaient pas systématiquement transmises aux services aptes à identifier ce risque. Par ailleurs, la récente carte des dangers de l’Aire n’était pas encore intégrée dans les procédures d’aménagement. Gestion de la crise 14 Les inondations de 2002 sont dues aux fortes précipitations (> 90 mm) qui se sont produites en deux temps le 14, puis dans la nuit du 14 au 15 novembre, et dont le temps de retour serait d’environ 120 ans (MétéoSuisse). L’eau interceptée par les drains de la zone agricole à l’amont ne peut s’évacuer correctement : le réseau de drainage et son collecteur principal sont saturés et leur exutoire est bloqué par l’Aire en crue. Les eaux de Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 6 Gérer et alerter ruissellement s’écoulent ainsi en surface et atteignent le Bas-Lully le 15 novembre entre 3 et 4 heures du matin, surprenant plusieurs habitants dans leur sommeil (Figure 2). 15 Le seuil d’alarme de MétéoSuisse était fixé à 50 mm de pluie en 12 heures. Le seuil n’a pas été atteint lors du premier épisode. Estimant que le second front n’allait pas toucher Genève, aucun avis n’a été lancé. À Lully, malgré la présence des pompiers dans l’aprèsmidi du 14, et encore peu avant l’inondation, les habitants n’ont été ni alertés, ni évacués. Le corps d’intervention sur place ne s’attendait pas à un événement d’une telle intensité. Certaines personnes qui dormaient dans les sous-sols aménagés de leur logement ont été surprises par la déferlante d’eau occasionnée par la rupture des fenêtres des sauts-de-loup – fossés destinés à amener la lumière dans les étages inférieurs. Les sous-sols des constructions récentes ont été entièrement noyés. « Redéploiement » des acteurs de l’alerte 16 Le périmètre de l’intervention restant limité, les difficultés rencontrées pendant l’événement se situent davantage sur le plan de la prévision de la crise que sur celui de la gestion. Ainsi, le commandant des sapeurs-pompiers professionnels de la ville de Genève retient de l’événement que l’exagération des moyens, en termes d’intervention, vaut mieux que la sous-estimation réelle du risque. Il s’agirait désormais d’appliquer une sorte de principe de précaution de l’urgence. 17 Validée par les autorités cantonales en décembre 2004, la création de la Cellule d’intempéries pour Genève (CIGE) est destinée à interpréter les avis de MétéoSuisse lors de situations météorologiques critiques. La CIGE comprend des représentants de la sécurité civile et de services cantonaux. Suite à l’événement, les seuils d’alerte régionaux de MétéoSuisse sont redéfinis : un cumul de 50 mm en 24 heures est fixé pour les Alpes et le nord des Alpes ; il est réduit à 30 mm pour le secteur de Lully. De concert avec les pompiers, l’administration cantonale réalise par ailleurs un répertoire cartographique des dégâts d’eau qui auront nécessité l’intervention des secours. 18 Au niveau communal, un répondeur téléphonique est installé. Avec trois niveaux d’urgence, il informe en tout temps la population de l’imminence du danger. L’Association Vivre à Lully (AVAL), créée quelques jours après l’inondation de 2002, s’engage dans la protection du quartier. Fort de la participation d’une majorité de la population, l’association devient l’un des interlocuteurs principaux du canton quant aux mesures de sécurisation du village. Des groupements d’habitants s’exercent régulièrement à mettre en place un plan d’urgence à l’échelle de leur lotissement : en cas de danger, des panneaux coulissant seront installés devant les façades des maisons afin d’empêcher toute pénétration d’eau. Les conditions de l’alerte et la réorganisation des connaissances 19 Malgré les différences de contexte entre Saillon et Lully, plusieurs points communs émergent à l’examen des pratiques des acteurs et des conditions dans lesquelles il y a eu mise à l’épreuve des dispositifs de veille et de gestion de crise existants. 20 Les épisodes d’inondations ont une action performatrice, ils forgent de nouvelles connaissances (Tableau 1). Celles d’une majorité des acteurs interrogés se sont renforcées Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 7 Gérer et alerter plus ou moins fondamentalement. Pour la plupart des habitants, des autorités communales et des autorités cantonales n’étant pas engagées dans le domaine des eaux, le bouleversement est profond. Pour d’autres, comme les représentants de l’administration genevoise travaillant dans le domaine des eaux, il s’agit plutôt d’un perfectionnement ou d’une adaptation de connaissances déjà existantes. Finalement, seules les connaissances d’un petit nombre d’acteurs (agriculteurs et maraîchers, représentants des services valaisans chargés de l’aménagement des cours d’eau) sont confirmées par les événements et ne subissent que très peu de modifications. Comparativement à la situation précédant les inondations, l’état des connaissances des différents acteurs devient plus homogène après les événements. Par ailleurs, les inondations récurrentes du Valais ont confirmé la nécessité de revoir les concepts d’aménagement du fleuve – projet de Troisième correction du Rhône (Canton du Valais, 2000) –, en associant l’ensemble des compétences liées de facto à la gestion d’une seule et même entité territoriale. Tableau 1. Quatre cas de figure de modifications de connaissances. November, Reynard (dir.), 2006. 21 Notre recherche a également montré qu’il existe souvent des informations en « attente » – en « latence » – qui ne sont pas encore affectées à un cadre administratif et législatif précis. Ainsi en est-il de la carte de dangers de l’Aire, qui, bien qu’officielle, n’était pas encore inscrite dans des procédures d’aménagement du territoire. Certes, la légitimité des cartes de dangers comme outil de planification était reconnue dans le Plan directeur de Genève paru en 2001, mais la législation cantonale était encore à l’état de projet, et sa mise en œuvre – son « mode d’emploi » – encore inexistante. La parution d’études est donc souvent suivie d’un certain temps de maturation avant de servir la planification. La catastrophe accélère ainsi le processus, mais ne permet pas forcément de le mener à terme. C’est là que le concept de « prise » (Bessy, Chateauraynaud, 1995 ; Berque, 2000) nous a aidé à mettre en évidence cette situation particulière : une série d’informations sont à disposition (les prises), mais ne sont pas (encore) intégrées (saisies) dans les dispositifs institutionnels de prévention et d’aménagement du territoire. 22 Par ailleurs, l’inondation contribue à réévaluer l’importance qui est accordée à certains acteurs, qu’ils soient humains ou non-humains. De nouvelles alliances se forment et se stabilisent momentanément (Callon, Law, 1997 ; November, 2002). L’inondation engage aussi un discernement plus fin des risques liés au territoire. Environnement familier et cadre de vie domestique jusque-là, le territoire est désormais considéré comme un Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 8 Gérer et alerter générateur potentiel de risques. Cet aspect est relevé par d’autres études menées en Suisse et en Europe (Peltier, 2005 ; Laganier (ed.), 2006 ; Gruntfest, Handmer (ed.), 2001). Ainsi, à Saillon, ce changement de perception incite la commune à se prémunir contre d’autres types de risques menaçant la commune (éboulements, avalanches, état du réservoir d’eau potable, etc.). La compréhension de ces risques rend d’autre part indispensable une réorganisation des domaines de la prévention (planification) et de la gestion (prévision, intervention). À Lully, l’entraide des habitants a permis de constituer une association devenue en quelques semaines un protagoniste incontournable de la défense de leurs intérêts. De la même manière, sur le plan des prévisions hydrologiques, l’efficacité d’une démarche entreprise suffisamment tôt s’est confirmée : pouvoir anticiper les conséquences de l’épisode pluviométrique prévu au niveau du bassin versant. Réunir les connaissances météorologiques et hydrologiques afin que les services d’intervention disposent d’une certaine anticipation sur l’intervention, c’est en effet le pari que les cellules CERISE et CIGE se sont fixées. 23 Les conditions de l’alerte apparaissent dans ces deux situations très semblables : il faut que les conséquences d’un événement soient considérées comme majeures pour qu’une ou des actions de protection soient entreprises. Les conséquences du « premier » événement de 2001 à Lully ont été jugées trop faibles pour engager des investigations sur l’aménagement de la zone – alors qu’elles auraient sans doute permis de minimiser l’inondation de 2002. Le dispositif de veille et de gestion de crise n’a en rien été modifié à cette occasion. Ainsi, la seule présence de connaissances des phénomènes hydrologiques ne mène pas forcément à la prise de mesures de prévention et de protection. Les risques doivent être identifiés en tant que tels et les acteurs doivent les considérer comme étant pertinents pour eux. Conclusions 24 Ces études de cas illustrent les façons dont l’alerte met à l’épreuve les dispositifs de veille et de gestion de crise déjà en place et contribue postérieurement à une recomposition – du moins partielle – de ceux-ci. 25 De plus, cette analyse montre à quel point les épisodes d’inondation agissent de façon décisive sur la transformation des connaissances du risque. La compréhension et la conscience du phénomène s’affinent en effet dans tous les cas, dans un degré moindre toutefois pour les acteurs déjà confrontés par le passé à des événements semblables. C’est également le cas des connaissances qui sont mobilisées par l’inondation. Celles-ci peuvent exister avant l’événement au niveau de l’administration, sans toutefois être « prises » en considération dans les procédures institutionnelles. Leur activation est accélérée. 26 Pour terminer, les risques et les crises liés aux inondations modifient les dynamiques et les politiques territoriales, conséquences du réajustement des réseaux d’acteurs. Toutefois, la mémoire du risque se dégrade avec le temps, d’où la nécessité d’une inscription territoriale. Dans ce cadre, il s’avère que la mise en place de dispositifs d’intervention et de gestion de crise est souvent plus efficace que la refonte des dispositifs d’aménagement qui ne peut se déployer que conformément à une volonté politique et sur un temps relativement long. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 9 Gérer et alerter BIBLIOGRAPHIE BERQUE A., 2000. – L’écoumène : introduction à l’étude des milieux humains. Paris, Belin. BESSY C., CHATEAURAYNAUD F., 1995. – Experts et faussaires : pour une sociologie de la perception. Paris, Métailié. BWG, 2000. – Hochwasser 1999. Analyse der Ereignisse, Studienbericht Nr. 10, Bern, Bundesamt für Wasser und Geologie (BWG). CALLON M. et al., 2001. – Agir dans un monde incertain : essai sur la démocratie technique. Éd. du Seuil, Paris. CALLON M., LAW J., 1997. – « L’irruption des non-humains dans les sciences humaines ». In REYNAUD B., Les limites de la rationalité, Les figures du collectif. Colloque de Cerisy, Paris La Découverte, pp. 99-118. CANTON DU VALAIS, 2000. – Troisième correction du Rhône. Sécurité pour le futur. Rapport de synthèse, juin 2000, Sion, Service des routes et des cours d’eau du canton du Valais. CHATEAURAYNAUD F., TORNY D., 1999. – Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque. Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. CSD/HYDROGEO, 2002. – Inondation du quartier de la Léchaire à Lully des 14 et 15 novembre 2002. Genève, Département de l’intérieur de l’agriculture et de l’environnement (DIAE) du canton de Genève. GRUNTFEST E., HANDMER J. (ed.), 2001. – Coping With Flash Floods. Nato Science Series. Series 2. Environmental Security, vol. 77, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht. LAGANIER R. (ed.), 2006. – Territoires, inondation et figures du risque. La prévention au prisme de l’évaluation. L’Harmattan, Paris. LE BOURHIS J.P., BAYET C., 2002. – Écrire le risque. Cartographie du danger et transformations de l’action publique dans la prévention des inondations. Rapport et monographies, CNRS – Ministère de l’Écologie et du Développement Durable. NOVEMBER V., 2002. – Les territoires des risques. Le risque comme objet de réflexion géographique. Peter Lang, Berne. NOVEMBER V., REYNARD E. (dir.), 2006. – Vulnérabilité des infrastructures urbaines et gestion de crise. Impacts et enseignements de cas d’inondation en Suisse. Rapport final élaboré dans le cadre de l’Action COST C19 « Proactive Crisis Management of Urban Infrastructure ». OFEG, 2002. – Les crues 2000. Analyse des événements, cas exemplaires. Rapports de l’OFEG (Office fédéral des eaux et de la géologie), Série Eaux, Nr. 2, Berne. PELTIER A., 2005. – La gestion des risques naturels dans les montagnes d’Europe occidentale. Étude comparative du Valais (Suisse), de la Vallée d’Aoste (Italie) et des Hautes-Pyrénées (France). Thèse non publiée. Université Toulouse le Mirail. TANQUEREL T., 2003. – Rapport d’enquête sur les inondations du village de Lully des 14 et 15 novembre 2002. Rapport d’enquête commandé par le Conseil d’État du canton de Genève. Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 10 Gérer et alerter NOTES 1. L’équipe de recherche était composée des auteurs de l’article, ainsi que de Emmanuel Reynard (Université de Lausanne), Louis Boulianne (CEAT-EPF Lausanne), Jean Ruegg (Université de Lausanne), Marc Zaugg (Université de Zurich), Luzius Thomi (Université de Lausanne) et Caroline Barbisch (EPF Lausanne). 2. Après avoir récolté les documents utiles à la compréhension des cas, près de quarante entretiens approfondis ont été menés auprès d’interlocuteurs concernés par ces événements. Les acteurs contactés l’ont été soit de part leur statut de sinistrés, soit de part leur implication professionnelle dans le domaine des inondations (aménagement du territoire, service des cours d’eau…), tant au niveau de la prévention (protection civile par ex.) que de l’action (sapeurspompiers professionnels). Nous avons procédé par entretiens semi-directifs, à partir de la même grille de questions pour les deux études de cas. Les entretiens ont été enregistrés et transcrits. RÉSUMÉS Sur la base de deux événements d’inondation ayant touché récemment, dans des contextes politiques, organisationnels et hydrologiques bien différents, de nouveaux quartiers d’habitation, cet article rend compte des pratiques des acteurs impliqués dans des situations d’alerte et de crise en Suisse. Le recensement des acteurs – à travers leur rôle et leur place dans les mécanismes de préparation, d’alerte et de gestion –, ainsi que l’inventaire des documents mobilisés par ceuxci, ont été réalisés dans les deux cas. Cette analyse a permis d’évaluer la gestion des événements, de déceler les changements organisationnels qui ont suivi les crises et de connaître la conception et le degré de formalisation du risque dont étaient dotés les différents acteurs avant et après les inondations. Plus encore, l’analyse a documenté les nouveaux processus d’alerte et de prévision qui ont été mis en place suite aux événements. Il s’avère ainsi que les épisodes d’inondation agissent de façon décisive sur la production de connaissances, à un degré variable selon les acteurs. Ces épisodes révèlent aussi parfois l’existence de connaissances « en attente » qui ne sont pas encore intégrées dans les procédures institutionnelles. Tant du point de vue de la prévision que de la gestion de la crise, ils permettent aussi de tester les canaux de l’information et de combler les déficits d’organisation, de collaboration et de sécurisation des dispositifs de communication. En outre, les risques et les crises liés aux inondations modifient les dynamiques et les politiques territoriales, conséquences du réajustement des réseaux d’acteurs. La mise en place de dispositifs d’intervention et de gestion de crise se montre cependant plus efficace que la refonte des dispositifs d’aménagement, généralement longue. Toutefois, la mémoire des événements se dégradant avec le temps, une inscription territoriale du risque s’avère nécessaire. Based on two flood events that recently affected new housing areas in very different political, organisational and hydrological contexts, this article examines the practices of actors involved in emergency and crisis situations in Switzerland. In both cases, the actors are identified – through their role and their position in the various procedures related to crisis management – and an inventory is made of the documents used. The study examines how the flood events were managed, identifies the organisational changes that followed the crises, and determines how the Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 11 Gérer et alerter risk was conceived and to what extent it was formalised by the different actors both before and after the floods. Finally new forecasting and warning procedures that were set up following the events are described. The study shows that floods have a decisive impact on the production of knowledge, but that this phenomenon varies according to the actors. Events such as floods also sometimes reveal the existence of "latent" knowledge, or knowledge that is available but has not yet been integrated into institutional procedures. In terms of both forecasting and crisis management, these events also provide the opportunity to test information channels and to identify and correct any problems relating to organisation, cooperation or the reliability of means of communication. Among other things, the risks and crises related to flooding modify the dynamics and policies of the local area as a result of readjustments in the networks of actors. The introduction of emergency and crisis management measures appears more effective, however, than the reorganisation of planning and development procedures, a process which generally takes a lot longer. Nevertheless, since the recollection of events tends to fade with time, it is important that risks find a more concrete form of spatial expression on the landscape. INDEX Keywords : risk, flooding, alarm, crisis, prevention, actors, knowledge, Suisse, Saillon, Lully Mots-clés : risque, inondation, alerte, crise, prévention, acteurs, connaissances AUTEURS VALÉRIE NOVEMBER École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). valerie.november@epfl.ch REYNALD DELALOYE Département de Géosciences, Géographie, Université de Fribourg. MARION PENELAS École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine, 95-2 | 2007 12