L’instrumentalisation du pèlerinage à La Mecque
à des fins commerciales : l’exemple du Tchad.
Karine Bennafla
L’exemple du pèlerinage à La Mecque effectuée par des commerçants
tchadiens au cours de la deuxième moitié des années 1990 illustre le
chevauchement des activités religieuses et commerciales 1 . Islam et négoce
sont intimement liés depuis le VIIe siècle (Arditi, 1993 ; Kane et Triaud, 1998).
Si le commerce caravanier fut l’un des principaux vecteurs de la propagation
de l’islam au sud du Sahara, réciproquement, l’islam offre un cadre favorable
aux transactions, d’une part parce qu’il permet de cimenter un réseau de
commerçants unis par un système commun de valeurs morales (Grégoire et
Labazée, 1993), d’autre part parce que les déplacements de pèlerinage sont
une occasion de visiter des terres plus ou moins lointaines et d’en rapporter
divers produits. La politique de développement commercial de l’Arabie Saoudite
(création d’une zone franche à Djeddah) conjuguée au développement et à la
baisse des coûts du transport aérien au cours de la seconde moitié du
XXe siècle ont à cet égard marqué un tournant majeur en facilitant la mobilité
des personnes et en permettant une hausse substantielle du volume des
marchandises.
L’Afrique est un terrain de choix pour observer ces échanges à longue
distance noués à la faveur du pèlerinage. Rappelons qu’un Africain sur trois
est musulman au sud du Sahara (le Nigeria est le premier pays musulman
d’Afrique avec près de 50 millions de fidèles) et qu’un musulman sur huit vit en
Afrique subsaharienne, en particulier dans la zone sahélienne qui coïncide
avec la partie la plus islamisée du sous-continent. Tout comme son voisin le
Soudan, le Tchad fait partie des États africains traversés par la « ligne de front
religieuse » qui, depuis la Casamance jusqu’au Soudan, oppose au nord des
espaces en majorité islamisés et au sud, des zones en majorité animistes ou
chrétiennes (Magrin, 2002 ; Coudray, 1992). L’étude des pèlerins-commerçants
tchadiens est ainsi intéressante à plus d’un titre : si elle révèle le regain
1. Les données ont été recueillies lors de missions personnelles de terrain effectuées au Tchad
en 1996 et 1999.
194
LES PÈLERINAGES AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT
d’influence économique d’États du Moyen-Orient dans un pays tiraillé depuis
plus d’un siècle entre deux aires régionales (Bennafla, 2000 et 2004), elle
renseigne également sur la gestion « informelle » de flux de négoce international
par l’État tchadien. Surtout, l’entrecroisement des pratiques commerciales et
religieuses permet d’aborder une des facettes du commerce « Sud-Sud », la
figure du pèlerin-commerçant tchadien devenant l’emblème d’un type d’insertion
dans le système mondial d’échanges actuel.
LE TCHAD, UN PAYS CHARNIÈRE ENTRE MONDE ARABE
ET AFRIQUE NOIRE
Situé dans le bassin du lac Tchad, au cœur du continent africain, le
Tchad est un pays enclavé classé parmi les pays les moins avancés (PMA) de
la planète. Son indice de développement humain le classe en 2001 au 165e
rang sur 175 pays et ses indicateurs socio-économiques ne sont guère
reluisants même si l’on espère des améliorations prochaines avec l’exploitation
du pétrole en 2004 (Magrin, 2003) et la réalisation des programmes d’asphaltage
routier : l’espérance de vie à la naissance est inférieure à 45 ans, le taux de
mortalité infantile avoisine 117 ‰ (PNUD, 2003) et la longueur des routes
bitumées atteint à peine 400 km en 2002 pour un territoire étendu sur plus d’un
million de km2.
L’originalité du territoire tchadien tient à sa situation de carrefour, héritée
de l’histoire, entre le monde arabe et l’Afrique noire. Jusqu’à la colonisation, le
destin du pays dépend en grande partie des relations entretenues avec ses
voisins arabo-musulmans du nord et de l’est (actuels Soudan, Égypte, Libye) :
échanges transsahariens, guerres pour le contrôle des pistes caravanières,
rapports de vassalité lient les différents empires et royaumes du « Soudan
central ». Par exemple, du milieu du XIIIe siècle jusqu’au milieu du XVIe siècle,
l’État sahélien du Kanem-Bornou – centré sur le lac Tchad – exerce sa
suzeraineté sur les oasis (aujourd’hui libyennes) du Fezzan ; de même, à la fin
du XIXe siècle, la confrérie de la Sanûsiyya (née en Cyrénaïque en 1843)
contrôle, grâce à un maillage dense de zaouïas, un vaste espace commercial
arabo-africain entre Benghazi, les empires du Ouaddaï et du Kanem
(Ciammaichella, 1987). À l’orée du XXe siècle, sous l’impulsion des colonisateurs
français, commence une nouvelle page d’histoire entre le Tchad et ses voisins
méridionaux du Bilâd es-Sudan (pays des noirs) : en 1910, le territoire militaire
tchadien (créé en 1900) est intégré à l’Afrique équatoriale française (AEF),
une construction politique centrée sur le bassin du Congo et gérée depuis
Brazzaville (Congo). Les axes commerciaux basculent du Sahara vers les ports
atlantiques du Golfe de Guinée tandis que le centre économique fort du territoire
tchadien glisse de la zone sahélienne vers le sud-ouest soudanien désormais
promu « Tchad utile » par les nouveaux maîtres du pays, car lieu propice au
développement de la culture du coton (Magrin, 2001).
PARCOURS ET ITINÉRAIRES
195
Aujourd’hui, la position charnière du Tchad entre monde arabe et Afrique
noire se ressent au niveau des relations diplomatiques, des appartenances
régionales (le pays est membre de la CEMAC et de la CEN-SAD 2 ), des circuits
commerciaux et bien sûr, au niveau culturel : depuis 1982, l’État tchadien a
opté pour le bilinguisme (français/arabe) et la population (environ 7 millions
d’habitants) se partage de façon à peu près égale entre animistes-chrétiens
(46 %) et musulmans (54 %) 3 . Les trois quarts nord et est du pays, sahélien
ou désertique, abritent la majorité des musulmans tandis que la partie
soudanienne du sud-ouest (délimitée par la rive gauche du Chari) est
majoritairement peuplée de populations animistes ou chrétiennes (Sara,
Mboum, Mbaye, Massa…). Localement désignée comme le « Sud », cette
dernière zone, plus arrosée, ne couvre que 10 % de la superficie du pays mais
concentre près de la moitié de la population nationale et les principales richesses
du pays (coton et pétrole). Ce clivage confessionnel tchadien, caricaturé en
opposition Nord-Sud, se calque sur les anciennes limites des royaumes
sahéliens et soudano-sahéliens (Bornou, Baguirmi, Ouaddaï et Darfour) qui
ont propagé l’islam et organisé la traite des esclaves razziés dans les contrées
plus méridionales (le pays sara est victime de nombreux raids aux XVIIIe et
XIXe siècles).
Sur près de 3,5 millions de musulmans tchadiens, environ 1 % effectue
le pèlerinage à La Mecque (‘umra et hajj confondus) à la fin des années 1990.
Le nombre de pèlerins tchadiens s’envolant à La Mecque par voie aérienne
(ligne N’Djamena-Djeddah) lors du petit pèlerinage est estimé à 6 000 4 .
Organisée pendant la période du ramadan, la ‘umra se signale par sa courte
durée (15 jours) et se démarque du grand pèlerinage (hajj) qui a lieu deux
mois après le ramadan et s’étend en moyenne sur un mois. Environ 2 000
fidèles tchadiens prennent l’avion à N’Djamena pour accomplir le hajj. Toutefois,
l’écrasante majorité des pèlerins, soit le triple des passagers aériens (environ
25 000 personnes) emprunte la route terrestre traditionnelle qui relie N’Djamena
à Port-Soudan (via Abéché) puis atteint Djeddah après la traversée de la mer
Rouge. Cet axe transversal historique est également emprunté par des pèlerins
venus du Nigeria, du Niger, voire du Sénégal. Le transport combiné route/
bateau demeure en effet beaucoup moins onéreux que le voyage par les airs ;
en 1995, au moment du hajj, l’aller-retour en avion coûte 680 000 francs CFA
(soit 6 800 FF ou environ 1035 euros) contre environ 200 000 francs CFA (2000
FF ou 305 euros) par voie terrestre. Moins chère, l’expédition par la route,
d’une durée de deux semaines, est en contrepartie plus éprouvante. Aussi
certaines agences de voyage à N’Djamena proposent-elles des formules mixtes
2. Respectivement la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale et la
Communauté des États sahélo-sahariens.
3. D’après le dernier recensement de 1993.
4. Source : chef du service fret d’Air Afrique à N’Djamena.
196
LES PÈLERINAGES AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT
de voyage conjuguant transports routier, aérien et maritime : voyage en
véhicules tout terrain de N’Djamena à El Geneina, avion entre El Geneina et
Khartoum, puis bus jusqu’à Port-Soudan. Les travaux d’asphaltage de l’axe
N’Djamena-Abéché et du tronçon El Geneina (Soudan)-Adré (Tchad) – tous
deux en cours de réalisation – effectués sur financement arabe 5 dans le cadre
du projet de liaison rapide N’Djamena-Khartoum prévu pour 2007, promettent
le maintien, voire le renforcement de cet itinéraire routier utilisé par les pèlerins,
du moins si les conditions de sécurité le permettent 6 .
DU SIMPLE « COMMERCE DE LA VALISE » À L’ÉMERGENCE
DU « PÈLERIN-COMMERÇANT »
Dans le bassin du lac Tchad (Niger, Nord-Nigeria, Tchad, NordCameroun), le pèlerinage à La Mecque marque un temps fort pour le négoce
local dans la mesure où le voyage en terre sainte donne l’opportunité de
s’approvisionner en produits manufacturés (principalement asiatiques) dans
la zone franche de Djeddah. La plupart des grands commerçants de la région
du lac Tchad adhèrent en effet à l’islam (Arditi, 1993) au-delà de leurs
particularismes ethniques (Haoussa, Kanouri, Kanembou, Ouaddaïens,
Foulbé…). Cette prépondérance musulmane des grands commerçants est
héritée de l’histoire précoloniale, quand les États islamisés de la bande
sahélienne contrôlaient le trafic transsaharien. Pour les hommes d’affaires du
Tchad, du Nord-Nigeria ou du Nord-Cameroun, le hajj apporte la consécration
qui sanctionne la réussite économique et sociale. Mais s’ils partent initialement
prier dans les lieux saints, les fidèles en profitent également pour réaliser des
affaires. Certes ce chevauchement des activités religieuses et commerciales
est ancien, mais les transactions ont pris des proportions telles qu’elles ne
peuvent plus être assimilées à un simple « commerce de la valise ».
Les lacunes des statistiques nationales du commerce en Afrique centrale
ne permettent pas de prendre en compte l’ampleur des marchandises en
provenance d’Arabie Saoudite car le trafic, exclusivement aérien, demeure
opaque. Les pèlerins tchadiens rapportent officiellement des « biens
personnels » qui ne sont pas comptabilisés, même s’il s’agit de véhicules
Mercedes ou de minibus Hiace (Nissan ou Toyota). Au Tchad, les importations
en provenance d’Arabie Saoudite croissent pourtant au point de concurrencer
les biens manufacturés (de médiocre qualité) importés du Nigeria voisin, géant
industriel et principal fournisseur régional. Plusieurs éléments attestent de
l’envergure des transactions nouées à l’occasion du pèlerinage :
5. Citons parmi les principaux bailleurs de fonds : le Soudan, le Koweït (FKDA), le Qatar,
l’OPEP, la Banque islamique de Développement et la Banque arabe de développement.
6. Depuis la fin de l’année 2003, les régions du Darfour (Soudan) et du Ouaddaï (Tchad) sont
marquées par des affrontements violents entre l’armée soudanaise et les rebelles soudanais qui
ont provoqué l’afflux de près de 100 000 réfugiés soudanais dans la région frontalière du Tchad.
PARCOURS ET ITINÉRAIRES
197
– le recours à des avions-cargos pour acheminer du royaume wahhabite
des marchandises parfois encombrantes (tissus, vaisselle et voiles –
les lafaye – côtoient climatiseurs, matériel de quincaillerie, véhicules
neufs ou d’occasion, pièces détachées et matériel hi-fi) ;
– le grouillement d’activités dans la zone fret de l’aéroport de N’Djamena
(commerçants, manutentionnaires, taxis s’activent à proximité des
entrepôts des compagnies aériennes Air Afrique et Air Tchad) ;
– enfin le développement à N’Djamena (mais aussi dans d’autres villes
de la région du lac Tchad, Kano et Maiduguri au Nigeria, Garoua et
Maroua au Nord-Cameroun…) de boutiques exclusivement
approvisionnées par l’Arabie Saoudite.
Certains magasins affichent parfois fièrement sur des encarts publicitaires
la provenance saoudienne de leurs produits. Dans les principales villes du
bassin du lac Tchad, plusieurs commerçants interrogés confient sans ambages
fonctionner avec la plate-forme de réexportation de Djeddah à l’occasion des
déplacements à La Mecque. Par exemple, sur le grand marché de Maroua
(Cameroun), un boutiquier explique profiter du pèlerinage pour se ravitailler
une fois l’an en vêtements de prêt-à-porter, tissus et montres : depuis 1989, il
recourt à la ligne aérienne Kano-Djeddah ou Lagos-Djeddah. Les pèlerins se
font quelquefois les intermédiaires de proches ou de collègues qui ne peuvent
faire le voyage en terre sainte. À Garoua (Cameroun), un modeste vendeur de
cassettes audio fabriquées en Indonésie déclare être approvisionné par un
ami qui lui rapporte 2 000 cassettes à chaque retour de pèlerinage. À
N’Djamena, nombre de femmes profitent du pèlerinage de leur mari ou parent
pour se livrer à la revente d’articles saoudiens (vêtements, chaussures, parfums,
bijoux) à domicile ou en pratiquant le porte-à-porte. Les horizons de revente
des produits importés de l’Arabie Saoudite sont étendus. Un commerçant
grossiste de voiles basé à Garoua (Nord-Cameroun) affirme acquérir son tissu
dans la ville camerounaise de Kousséri, jumelle de N’Djamena ; ses pièces
sont ensuite écoulées dans les principales villes du centre et du Sud-Cameroun
(Ngaoundéré, Yaoundé, Douala) où elles sont réexpédiées à Foumban dans
l’ouest, en pays Bamoun (de culture musulmane).
C’est au cours des années 1980 que s’est esquissé le personnage
du « pèlerin-commerçant », adepte de la voie aérienne et détenteur d’une
mallette remplie de liquidités (francs français, dollars ou francs CFA) changées
sur place dans l’aéroport d’arrivée, les commissions exorbitantes prélevées
par les banques saoudiennes freinant les virements. Le profil des pèlerinscommerçants est très varié selon leur surface financière, la diversité de leurs
activités et de leur source d’approvisionnement : certains (souvent les plus
modestes) fondent leur activité sur un fonctionnement exclusif avec Djeddah
(cas du vendeur de cassettes cité plus haut), d’autres pratiquent à côté de ce
trafic commercial occasionnel une activité de négoce de céréales ou de
198
LES PÈLERINAGES AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT
transporteur. Il semblerait en tout cas que le commerce avec le royaume d’Arabie
draine nombre d’entrepreneurs marchands jadis impliqués dans des
transactions locales ou régionales avec le Nigeria et aujourd’hui reconvertis
dans un trafic plus rémunérateur avec la péninsule Arabique. On notera enfin
que la plupart de ces pèlerins-commerçants sont des hommes, mais pas
seulement. Le pèlerinage offre aux femmes l’opportunité d’investir le créneau
commercial où les hommes sont en général sur-représentés. Soit il s’agit de
femmes déjà impliquées dans les affaires commerciales, soit il s’agit de femmes
qui se livrent ponctuellement à un commerce de revente.
Parmi les facteurs qui ont contribué depuis une vingtaine d’années à
l’essor du commerce avec Djeddah et au-delà, avec les pays du Golfe, on
compte l’ouverture de lignes aériennes. En plus des affrètements exceptionnels
organisés lors du pèlerinage, plusieurs compagnies ont mis en place des liaisons
régulières avec Djeddah au départ de N’Djamena, notamment Ethiopian Airlines
et Sudan Airways (Air Afrique qui assurait un vol hebdomadaire a fermé en
2002). La dévaluation du franc CFA 7 en janvier 1994 conjuguée à la délivrance
plus difficile de visas français a accentué la réorientation des flux d’importation
tchadienne de l’Europe vers l’Arabie Saoudite, pays avec lequel les tarifs de
fret aérien sont moins onéreux que ceux pratiqués avec l’Europe. L’évolution
comparée des importations aériennes du Tchad en provenance d’Europe et
de Djeddah est à cet égard éloquente : entre 1993 et 1998, les premières ont
chuté de 4 000 à 1 200 tonnes tandis que les secondes passaient de 1 200 à
3 600 tonnes (trafic des compagnies Air Tchad et Air Afrique) 8 .
Situation du Tchad par rapport aux centres d’approvisionnement de la Péninsule.
7. Quinze pays africains sont membres de la zone franc CFA qui bénéficie d’une parité fixe et
d’une libre-convertibilité avec le franc français.
8. Source : service fret d’Air Afrique à N’Djamena, 1999.
PARCOURS ET ITINÉRAIRES
199
UN COMMERCE DE CONTOURNEMENT
Les échanges entre l’Arabie Saoudite et le Tchad relèvent de « l’informel »
ou plus exactement d’un « commerce de contournement » au sens où les
acteurs s’évertuent à contourner les lois, les taxes et les normes officielles.
L’État tchadien se distingue ici par son intervention peu orthodoxe. En encadrant
de manière singulière et peu conventionnelle les échanges avec l’Arabie
Saoudite, il contribue à brouiller la frontière entre formel et informel. Au milieu
des années 1990, la participation de l’État tchadien aux échanges s’effectue
par deux biais : celui du transport aérien dans la mesure où c’est la compagnie
nationale Air Tchad qui orchestre les liaisons avec le royaume wahhabite ;
celui des douanes via la Direction des Douanes.
Lors du pèlerinage, l’organisation du transport aérien au départ de
N’Djamena donne lieu à une véritable foire d’empoigne entre les compagnies
(Air Afrique, Sudan Airways, Ethiopian Airlines). Or, jusqu’au lancement de
son processus de privatisation en 2001, Air Tchad assurait près de la moitié
des vols de pèlerinage. La compagnie nationale qui ne dispose d’aucun avion
(hormis un Fokker 27 réservé à la desserte des lignes intérieures) assure le
transport des pèlerins en affrétant des avions charters loués auprès d’autres
compagnies (Ethiopian Airlines, Sudan Airways, Saudian Airways, Cameroon
Airlines). L’exploitation de la ligne N’Djamena-Djeddah représente une manne
juteuse pour Air Tchad. C’est elle qui a permis, durant les années 1990, le
maintien de la compagnie tchadienne malgré le déficit enregistré sur la desserte
des lignes intérieures. Pourtant si l’on se réfère au traité de Yaoundé (1961)
fondateur de la compagnie Air Afrique, la compagnie nationale tchadienne n’a
en théorie aucun droit pour exploiter les lignes internationales, son action devant
se borner aux vols de voisinage et aux liaisons intérieures. Certes, une
concession lui avait été accordée pour prendre part ponctuellement au transport
de pèlerins. À partir de 1987, Air Tchad a abusivement étendu le trafic-charter
saisonnier vers Djeddah à l’ensemble de l’année, affrétant jusqu’à cinq cargos
par mois vers l’Arabie Saoudite et faisant construire, dès 1988, un entrepôt
spécialement dévolu au stockage des biens en provenance du royaume
saoudien.
L’engagement de l’État tchadien dans le commerce avec l’Arabie
Saoudite s’effectue également au niveau du dédouanement. L’attrait des
marchandises arrivées de Djeddah repose sur leur qualité (incomparable avec
celle des biens nigérians) et leur prix compétitif (par rapport aux produits venus
d’Europe). La faiblesse des droits d’importation saoudiens n’en est pas seule
responsable. Le prix avantageux des marchandises arrivées d’Arabie Saoudite
est imputable aux « arrangements particuliers » entre douaniers tchadiens et
pèlerins mais plus encore aux droits de douane dérisoires qui leur sont appliqués
au Tchad. En général, les biens importés de Djeddah parviennent à N’Djamena
sans la moindre facture d’accompagnement. Le directeur des douanes
tchadiennes a donc établi dès 1990 une liste spéciale pour ces produits en
200
LES PÈLERINAGES AU MAGHREB ET AU MOYEN-ORIENT
fixant pour chacun d’eux une valeur mercuriale servant de base de calcul pour
l’application des droits de douane. Cette valeur mercuriale fixée par l’État
tchadien se situe bien en deçà de la valeur réelle des marchandises. Au milieu
des années 1990, une Toyota importée d’Arabie est par exemple dédouanée
sur la base de 800 000 francs CFA (8 000 FF ou 1 220 euros), ce qui permet à
son propriétaire de la revendre en ville au prix imbattable de 15 millions de
francs CFA (150 000 FF ou 22 870 euros), alors que le concessionnaire officiel
affiche un prix de 24 millions de francs CFA. Parmi les principales victimes de
la concurrence saoudienne au Tchad, figurent les trois concessionnaires
automobiles de la capitale (Tchami-Toyota, Socoa-Tchad et Renault-Velissa)
qui pâtissent des importations de pièces détachées, de pneumatiques et des
véhicules tout terrain. Ces modalités de dédouanement éclairent l’utilisation
de la frontière aéroportuaire n’djaménoise par les commerçants des États
voisins (Cameroun, Nigeria). En parant de légalité des pratiques douanières
contestables, les autorités tchadiennes diluent la frontière entre les activités
légales et illégales et offrent un profil d’État-falsificateur.
Le pèlerinage à La Mecque a joué un rôle précurseur en ouvrant la voie
du commerce aérien entre l’Afrique noire et la péninsule Arabique. Les échanges
avec l’Arabie Saoudite sont favorisés par la présence sur place d’une
communauté d’émigrés tchadiens. Il est révélateur qu’aucun des négociants
tchadiens interrogés à N’Djamena ne se rend dans une structure hôtelière à
Djeddah (car ils sont hébergés par des connaissances) alors que tous vont à
l’hôtel à Doubaï. Au cours de la décennie 1990, l’ouverture de nouvelles lignes
aériennes directes vers les Émirats Arabes Unis (création en 1997 d’une ligne
N’Djamena-Abou Dhabi par Air Afrique) et la politique d’ouverture commerciale
des Émirats (Marchal et Adelkhah, 2001) ont entraîné une extension spatiale
des circuits d’approvisionnement tchadiens vers la cité-entrepôt de Doubaï
équipée de plusieurs zones franches (dont celle de Jabal Ali). Doubaï
concurrence de plus en plus Djeddah en raison de ses avantages comparatifs :
taxes commerciales plus faibles (ce qui rend les marchandises 20 à 30 %
moins chères par rapport à Djeddah), meilleur accueil (le racisme et le mépris
des Saoudiens vis-à-vis des Noirs africains sont dénoncés par les voyageurs
tchadiens), formalités administratives plus souples et octroi plus facile de visas.
L’affirmation de Doubaï comme nouveau supermarché des pays africains
semble aboutir à une spécialisation des lieux d’approvisionnement : Djeddah
est (pour les opérateurs économiques tchadiens) le centre d’achat des textiles,
des tapis, de l’électroménager et des véhicules Toyota, Doubaï celui du matériel
électronique et informatique, des meubles et de la quincaillerie.
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