[go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu

La Libye tete de pont de la Turquie en Afrique

2022, Politique Internationale

By intervening in the Libyan conflict opposing the Tripoli government , recognised by the international community, to Field Marshal Haftar's Libyan National Army, Turkey origianlly set out to assert its maritime presence in the Mediterranean. But, by giving the government clan modern arms, especially drones, that allowed it to win some decisive battles , the Turks little by little extended their hol on a country which they want to turn into the bridgehead for their expansionism in Africa. They are also seeking to rap economic advantages from their involvement on the ground, especially in the petroleum and reconstruction sector. One problem remains to be solved: to have free rein in Libya, they need the green light of the big Egyptian neighbour and, for that, cease their support for the Muslim Brothers. Is President Erdogan ready to sacrifice his allies on the altar of his African ambitions?

Loading...

Loading Preview

Sorry, preview is currently unavailable. You can download the paper by clicking the button above.

in. Politique Internationale  n°174 - Hiver 2022 /   La Libye, tête de pont de la Turquie en Afrique la libye, tête de pont de la turquie en afrique n° 174 - Hiver 2022 par Nora Seni, historienne, spécialiste de la Turquie, professeure des universités à l’Institut français de géopolitique de l’Université Paris 8, ancienne directrice de l’IFEA (Institut français d’études anatoliennes), fondatrice du site observatoireturquie.fr Alors que les chancelleries occidentales n’ont d’yeux que pour la frontière russo-ukrainienne où Vladimir Poutine masse ses troupes, un autre suspense tient les États-Unis et l’Europe en haleine à quelques milliers de kilomètres de là, en Libye. À l’issue de la guerre que se sont livrées l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Haftar (soutenue par l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, la Russie et, plus discrètement, la France) et les forces du Gouvernement de l’accord national (GNA) de Fayez al-Sarraj épaulées par la Turquie, un accord signé sous l’égide de l’ONU a jeté les bases d’un processus politique de sortie de crise. La Turquie s’est imposée comme l’un des protagonistes majeurs de ce processus. C’est, en effet, grâce à l’intervention décisive des drones turcs que le gouvernement de Fayez al-Sarraj — le seul reconnu par la communauté internationale — est parvenu à repousser les troupes de l’ANL montées à l’assaut de Tripoli en juin 2020. Et c’est pour préserver ses précieux acquis qu’Ankara courtise depuis le printemps 2021 le pouvoir égyptien, jusque-là fortement hostile à la présence d’un gouvernement sous influence turque à sa frontière. Jusqu’où Recep Tayyip Erdogan est-il prêt à aller pour conserver ses positions libyennes ? Pourrait-il renoncer à son alliance avec les Frères musulmans ou, du moins, prendre ses distances vis-à-vis de leur cause ? Cela pourrait conduire les EAU et Ankara à modifier leur ligne concernant la Libye. Pour l’heure, elle reste antagonique. Une chose est sûre : le rôle de la Turquie dans les processus de reconstruction institutionnelle et économique de la Libye aura une influence décisive sur la reconfiguration des équilibres en Méditerranée orientale. Méditerranée Mare Nostrum La Turquie a pris pied en Libye à la suite de la signature, le 26 novembre 2019, de deux mémorandums : le premier concerne la délimitation des frontières maritimes entre les côtes libyennes et turques ; l’autre initie une coopération militaire. Ils ont été négociés après que le gouvernement de Sarraj a demandé l’aide d’Ankara pour lutter contre les forces du maréchal Haftar. L’accord maritime, qui prétend prolonger les eaux territoriales turques jusqu’à jouxter celles de la Libye, est une véritable aubaine pour Ankara qui se voit reconnaître un accès à des espaces jusque-là revendiqués par la Grèce et par Chypre — qui se sont naturellement empressées de contester ce tracé. Quelques mois plus tôt, l’Égypte, Israël, Chypre, la Grèce, l’Italie, la Jordanie et la Palestine avaient signé l’entente EastMed portant sur l’extraction d’hydrocarbures en Méditerranée orientale et la construction d’un gazoduc destiné à approvisionner l’Europe (1). Ce gazoduc contournera la Turquie, au grand dam d’Ankara qui rêvait de devenir un hub énergétique. Il s’agissait aussi pour ces pays riverains de la Méditerranée d’afficher leur détermination commune face aux prétentions maritimes d’Ankara et à ses pressions sur la Grèce. Des navires de prospection turcs escortés de bâtiments militaires enfreignaient régulièrement les limites des eaux territoriales grecques et chypriotes depuis plusieurs années. Ancrage militaire Si la Turquie possède aujourd’hui en Libye trois bases militaires, c’est grâce au second volet de l’accord du 26 novembre 2019 qui prévoit « la formation, le conseil, le transfert d’expérience, la planification et l’appui matériel de la Turquie pour la mise en place d’une force de réaction rapide dotée de pouvoirs de police ». Ankara a fourni quelques semaines plus tard au gouvernement de Fayez el-Sarraj canons, drones et supplétifs recrutés parmi les djihadistes qui s’étaient battus aux côtés des troupes turques en Syrie. La Turquie dispose d’une base navale dans le port de Misrata où sont dispensés ses programmes de formation et d’une base aérienne à l’aéroport de Mitiga (Tripoli). Elle a, en outre, totalement réaménagé la base d’al-Watiya, le plus grand aéroport de l’ Le soutien militaire turc — et la redoutable efficacité de ses drones auxquels la bataille de Tripoli a servi de banc d’essai — s’avéra décisif dans la victoire remportée contre les forces du maréchal Haftar. La Turquie les utilisera avec le même succès quelques mois plus tard dans la guerre du Karabakh pour soutenir les forces de l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. La renommée est faite de ces drones Bayraktar, du nom de l’industriel qui les fabrique — un parent par alliance du président Erdogan. Dès lors, Ankara va asseoir en partie sa politique étrangère sur les performances de son industrie de défense et sur ces engins. Ainsi est née la « diplomatie Bayraktar ». Les chroniqueurs Mitzer et Oliemans analysent l’intérêt de ces drones : « Basée sur des interventions de faible envergure visant à maximiser l’impact politique et militaire à faible coût financier et humanitaire, la diplomatie Bayraktar constitue un nouveau type de guerre, particulièrement bien adapté aux caractéristiques des conflits modernes. Bien que les drones qui la mettent en œuvre soient relativement bon marché, et en fait jetables, la diplomatie Bayraktar se révèle si efficace qu’on peut dire qu’elle a décidé du sort de nations : sans le Bayraktar TB2, le GNA aurait pu être anéanti en Libye » (4). Lorsqu’en mai 2021 le président Erdogan, inquiet de la sévérité de Joe Biden à son égard, a voulu afficher le maintien de la Turquie au sein du bloc occidental au détriment de ses alliances ponctuelles avec la Russie, il l’a fait en vendant des drones à l’Ukraine. En réaction, Moscou a suspendu ses vols vers la Turquie pendant plusieurs mois en pleine période touristique (5). Les produits de l’industrie de l’armement turc — dont les drones — constituent un argument majeur pour Ankara qui cherche à tout prix à améliorer ses relations avec les Émirats arabes unis, soutiens du camp Haftar et ennemis jurés des Frères musulmans. En Libye, la Turquie n’a pas exporté que ses drones. Elle a aussi acheminé sur place une armée de supplétifs djihadistes venus de Syrie par l’intermédiaire de la société de milices privées SADAT, l’équivalent turc du groupe Wagner. Depuis l’arrêt des combats en juin 2020, elle a continué à renforcer sa présence militaire et économique dans le nord-ouest du pays. En décembre 2020, quelque 3 000 mercenaires syriens au service d’Ankara stationnaient sur la base militaire du port de Misrata. Fin 2021, ils étaient 7 000 répartis sur tout le territoire libyen, soit deux fois plus que les mercenaires russes de Wagner. En intervenant en Libye, la Turquie ne cherchait pas seulement à évincer Haftar. Elle entend étendre son assise territoriale et faire de cet ancrage libyen la tête de pont de son expansion en Afrique. Elle veut aussi y faire des affaires en commençant par réactiver d’anciens contrats négociés du temps de Mouammar Kadhafi. Pour Jalel Harchaoui, chercheur au Clingendael Institute à La Haye, la présence turque en Libye « relève d’une stratégie placide, séquencée, froide et imperturbable. Il y a un véritable plan, des moyens et des hommes déployés avec des vues très précises sur les atouts dont elle pourrait bénéficier sur ce terrain. Par exemple, les ingénieurs turcs sont tout à fait prêts à intervenir pour réparer les turbines électriques dont les pannes entraînent des coupures de courant extrêmement éprouvantes pour la population » (6). À la suite du cessez-le-feu signé entre les deux belligérants le 23 octobre 2020, soixante-quinze représentants libyens se sont réunis à Tunis sous l’égide des Nations unies pour mettre sur pied un exécutif unifié dont on attend qu’il mette fin à la division du pays. Ils sont parvenus à établir une feuille de route préliminaire prévoyant des élections « crédibles » dans un délai de dix-huit mois. Une équipe de transition a été mise en place, avec Mohammed al-Menfi à la tête d’un Conseil présidentiel et un premier ministre, Abdel Hamid Dbeibah. Le chef du nouveau gouvernement d’union nationale était censé représenter le pays tout entier, avec pour mission de préparer des élections générales fixées alors au 24 décembre 2021. Le choix de Dbeibah fut accueilli avec satisfaction par Ankara. Issu d’une famille de notables de Misrata (Ouest), il est plus connu comme homme d’affaires que comme figure politique. Bien qu’il ait fait partie du cercle des familiers de l’ex-président Kadhafi, il est considéré comme proche des Frères musulmans. Ingénieur de formation, il a fait fortune dans le bâtiment et dirige aujourd’hui une holding qui comprend des filiales dans de nombreux pays. Avec ce profil Dbeibah ne pouvait que plaire à l’exécutif turc. On sait que la Turquie a développé une véritable expertise dans le domaine du bâtiment et des travaux publics. C’est notamment à travers sa politique de construction de logements que l’AKP, parti fondé par l’actuel président turc, a réussi à créer une nouvelle classe moyenne musulmane conservatrice fidèle à Recep Tayyip Erdogan. Ankara et les industriels turcs comptent bien mettre leurs compétences au service de la reconstruction libyenne. Dans ce pays ravagé par les conflits depuis la chute du régime de Kadhafi en 2011, ce marché est réputé peser près de 110 milliards d’euros. « La Turquie est en pole position sur les chantiers de la reconstruction », titre Jeune Afrique (7) en octobre 2021. Abdel Hamid Dbeibah est l’acteur sur lequel le gouvernement d’Erdogan a jeté son dévolu pour qu’il favorise les entreprises turques. Ainsi, les 12 et 13 avril 2021, le président turc a déroulé le tapis rouge à Dbeibah lors d’une visite à Ankara. Ce faste contrastait avec l’accueil sans tapage réservé précédemment à Mohammed al- Menfi, chef du nouveau Conseil de la présidence libyenne. Quatorze ministres turcs ainsi que le chef d’état-major ont accompagné le premier ministre libyen dans les pourparlers qui se sont déroulés selon le protocole fastueux des réunions de haut niveau. Ankara a obtenu de Dbeibah lors de cette visite qu’il s’engage à reconnaître la validité des accords du 26 novembre 2019. Les deux parties ont souligné l’importance qu’ils attachaient aux « intérêts communs des deux pays » et ont réaffirmé la « validité des principes qu’ils contiennent et déclaré leur intention de les faire progresser », indique le communiqué de l’agence Anatolie (8). Les deux protagonistes ont fixé un objectif de 5 milliards de dollars d’échanges bilatéraux. Ils ont signé des accords pour la construction de trois centrales électriques, d’un nouveau terminal pour l’aéroport de Tripoli et d’un centre commercial au cœur de la capitale. L’agence Anatolie précise qu’ils se sont aussi penchés sur les « moyens de relancer les projets de construction turcs d’une valeur globale de 18 milliards de dollars — projets interrompus par le déclenchement des troubles en 2011. Ils ont, par surcroît, cherché à résoudre le problème des dettes impayées aux entrepreneurs turcs qui traîne de longue date et se sont engagés à favoriser la participation turque aux projets de reconstruction » (9). D’autres sources évaluent à 29 milliards de dollars la valeur des chantiers inachevés (10). Si, au départ, la Turquie est intervenue en Libye pour affirmer sa présence maritime en Méditerranée, ses ambitions économiques, son intérêt pour le pétrole libyen et sa volonté de s’étendre en Afrique sont désormais les moteurs de son action (11). Les entreprises turques avaient démontré leur caractère « Libye compatible » et devraient être bien placées pour la reconstruction du pays. Même si les partenariats économiques locaux se sont distendus ou dissous dans le chaos de l’ère post-Kadhafi, carnets d’adresses et réseaux peuvent toujours être réactivés. De grands groupes industriels turcs sont sur les rangs pour mettre en œuvre le programme arrêté lors du voyage du premier ministre libyen en Turquie. ENKA, l’une des entreprises les plus importantes du secteur de l’énergie et du bâtiment, a signé le 6 janvier 2021, en partenariat avec Siemens, un accord pour la construction de deux centrales électriques, à Misrata et à Tripoli, le tout pour un montant d’environ 200 millions d’euros. Le site web de l’entreprise annonce qu’elle recrute des ouvriers prêts à s’expatrier de l’autre côté de la Méditerranée pour un salaire mensuel de 3 000 à 4 000 euros. Rönesans Holding est la compagnie qui construira les trois centrales électriques prévues lors de la visite de Dbeibah. Il s’agit d’une entreprise dont le siège social est à Ankara et qui déploie son activité sur 28 pays avec 75 000 salariés. Elle a été fondée en 1993 à Saint-Pétersbourg par Erman Ilicak, citoyen turc. Elle était intéressée par le terminal de l’aéroport de Tripoli, mais c’est finalement le puissant groupe Albayrak qui a remporté ce contrat évalué à 2,1 milliards de dollars. Selon la journaliste Sarah Vernhes, « Albayrak est également en train de négocier le contrat de concession des terminaux du port de la zone franche de Misrata, Misrata Free Zone (MFZ), la plus grande plateforme logistique du pays » (12). Le très entreprenant Conseil turc des relations économiques extérieures (DEIK) contribue à établir les partenariats. « Son président, Murtaza Karanfil, est lui-même actif en Libye à travers son conglomérat Karanfil Group. Exerçant dans la construction, Karanfil a inauguré en février une des plus grandes usines de béton du pays, pour un investissement global qui s’élèvera à 50 millions de dollars » (13). Depuis l’accord du 26 novembre 2019, le volume des échanges turco-libyens aurait augmenté de 43 %, atteignant 2,3 milliards de dollars. Des entrepreneurs de tous secteurs et de toutes nationalités se pressent en Libye, mais Ankara a une longueur d’avance sur ses concurrents italiens, chinois et français. Ces derniers se tiennent pour l’instant en retrait. Le Medef organise bien des rencontres censées préparer le retour des entreprises françaises sur le marché libyen, mais cela tarde à prendre forme. Pressions internationales La position turque repose cependant sur de fragiles pilotis qui risquent de s’écrouler sous le poids de pressions diverses, dont celles de l’ONU, des États-Unis et de l’Europe pour que les contingents turcs et russes quittent le territoire libyen. En mars 2021, le Conseil de sécurité de l’ONU a réitéré sa demande et, en mai, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a appelé à un retrait immédiat lors du G7 qui réunissait à Londres les ministres des Affaires étrangères. Russes comme Turcs semblent parfaitement indifférents à ces admonestations. Aucun n’est prêt à obtempérer « et la probabilité pour que cela change est égale à zéro », estime M. Harchaoui (14). Il est vrai que ni les États-Unis ni l’UE ne semblent réellement décidés à prendre des dispositions contraignantes. Analysant cette inaction Harchaoui constate : « (…) une forme de paix règne grâce à ces présences étrangères, ce qui explique que le pays n’ait pas connu de violences depuis un an. » Il voit dans cette absence de volonté politique américaine quelque chose « qui se joue sur le plus long terme : petit à petit, les Américains pourraient demander aux Russes de changer de label, de parler de “forces de maintien de la paix” ou de “collaboration humanitaire” plutôt que de rester sous le format de mercenaires ». En dépit du succès relatif du processus politique, se dirige-t-on vers un statu quo avec quelque 20 000 mercenaires russes, syriens, tchadiens, turcs et soudanais stationnés dans le pays contre le gré des acteurs libyens ? Le 21 novembre, le premier ministre libyen Abdel Hamid Dbeibah a annoncé sa candidature à l’élection présidentielle, rejoignant ainsi les autres prétendants : le maréchal Khalifa Haftar, basé dans l’est du pays, Seif al-Islam Kadhafi, fils du défunt Mouammar Kadhafi, et Aguila Saleh Issa, président de la Chambre des représentants et proche du maréchal Haftar. Le journaliste turc Fehim Tastekin rapporte que les candidatures de Haftar et de Kadhafi, auraient suscité l’indignation dans les bastions turcs en Tripolitaine, notamment à Tripoli, Misrata et Zintan, les chefs de milice menaçant ouvertement de rallumer la guerre civile. Les acteurs politiques soutenus par la Turquie sont eux aussi mécontents de la candidature de Haftar, qualifié de « putschiste » et de « criminel de guerre » par Ankara (15). Alors que les controverses sur les prochaines élections libyennes menacent de raviver les affrontements entre les factions belligérantes, la Turquie, considérant que la candidature du premier ministre qu’elle parraine est contestée, a favorisé le report de la consultation. Chargé du scrutin, le comité du Parlement siégeant à Tobrouk a reconnu le 22 décembre qu’il lui était impossible d’organiser ces élections en l’absence de consensus entre les parties libyennes aussi bien sur les procédures que sur la liste des candidats. « Les factions enkystées dans des rentes militaires et financières, liées aux revenus du pétrole et à divers trafics, n’étaient à l’évidence pas prêtes à assumer l’aléa électoral » (16). Surgit mi-décembre un nouvel événement qui risque de modifier la donne. À quelques jours du scrutin prévu, le 13 décembre l’Union européenne a adopté des sanctions conséquentes (gel de comptes bancaires, interdiction de circuler dans les pays européens) à l’encontre du groupe russe Wagner pour « actions de déstabilisation menées en Ukraine et dans plusieurs pays d’Afrique ». Cette décision vise à l’évidence l’implication récente de Wagner au Mali, mais elle aura aussi des répercussions sur l’activité des mercenaires russes en Libye et le camp Haftar qu’ils soutiennent. Il est clair, en tout cas, que l’UE se prépare à contrer Wagner sur tous les théâtres d’opérations. D’autres sanctions similaires de l’UE peuvent-elles suivre concernant le groupe SADAT ? La réunification et une certaine stabilité seraient sans doute plus accessibles dans une Libye débarrassée des milices turques et russes. La dernière bifurcation du président Erdogan Coutumier des volte-face spectaculaires (17), le président turc s’apprête une nouvelle fois à virer de bord. Le renversement des alliances qu’il amorce en ce moment au Moyen-Orient n’est pas moins abrupt que celui qu’il a effectué à l’approche de la présidence de Joe Biden. Il avait alors déclaré que la Turquie n’envisageait d’autre avenir qu’au sein de l’Europe, et cela à l’issue d’une année où il avait conseillé à Emmanuel Macron de consulter pour sa santé mentale et traité la chancelière allemande de nazie. « Le président Recep Tayyip Erdogan n’est plus le même homme », titrait un article d’Orient XXI du 14 décembre : « Son agressive flamboyance a laissé la place à une quête d’alliances tous azimuts au Proche-Orient, fût-ce au prix d’amers renoncements idéologiques » (18). C’est à amender ses relations avec l’Égypte et les Émirats arabes unis que s’emploie aujourd’hui le président turc. Dans les guerres civiles en Libye et en Syrie, la Turquie s’est située dans le camp opposé à celui de l’alliance pays du Golfe-Égypte. Elle avait notamment laissé entendre que les Émirats n’étaient pas étrangers à la tentative de coup d’État militaire de juillet 2016. De leur côté, l’Égypte, les Émirats et l’Arabie saoudite ont toujours condamné le soutien du président turc aux Frères musulmans. L’offensive de charme déployée par Ankara en direction de ces pays commence à porter ses fruits. M. Erdogan a reçu le 24 novembre dernier le prince héritier Mohammed Ben Zayed, détenteur du pouvoir à Abou Dhabi. Celui-ci a annoncé que les Émirats placeraient en Turquie un montant de 10 milliards de dollars dans un fonds d’investissement qui ciblerait les secteurs liés à l’énergie, à l’alimentation, à la santé et au changement climatique ainsi qu’au commerce. Une bouffée d’oxygène pour la Turquie dont la monnaie a perdu 40 % de sa valeur face au dollar depuis le début de l’année et dont la population est de plus en plus exaspérée par la hausse vertigineuse des prix. Erdogan, tout sourires, a proclamé qu’une nouvelle ère s’ouvrait dans les relations avec Abou Dhabi. Cette embellie intervient alors que l’alliance privilégiée nouée avec le Qatar — qui a permis un temps de contourner l’embargo imposé par la coalition Égypte-Émirats-Arabie saoudite — ne suffit plus à colmater les voies d’eau ouvertes dans l’économie turque. De fait, les résultats de ce partenariat ne sont pas à la hauteur des attentes turques. La Turquie n’a accueilli que 5 % des 400 milliards de dollars investis par la Qatar Investment Authority à travers le monde. Quant au volume des échanges bilatéraux, il s’est établi modestement à 1,4 milliard de dollars en 2019, les exportations turques vers le Qatar ne représentant que 0,1 % des exportations totales du pays (19). Les Émiratis, eux, sont plutôt satisfaits. Grâce à leurs investissements dans les ports turcs, ils ont pu renforcer considérablement leur réseau de gestion et de logistique portuaire en Méditerranée orientale (opéré par la compagnie DP World) et créer un corridor de transport transitant par l’Iran. Un premier navire partant de Sharjah aux EAU et se rendant à Mersin en Turquie aurait accosté au port iranien de Shahid Rajai au lendemain de la visite du prince Mohammed (20). On ne connaît pas encore le prix politique que M. Erdogan consentira à payer pour le soutien des EAU et de l’Égypte. Abdel Fattah al-Sissi lui a clairement demandé d’empêcher les opposants égyptiens proches des Frères musulmans exilés à Istanbul de s’exprimer. Au printemps 2021, le chef de l’État turc a sommé leurs chaînes el Sharq, Vatan et Mekameleen de freiner leurs critiques à l’encontre du gouvernement égyptien. Mais, malgré la fermeture en décembre du site web d’el Sharq (21), Ankara a refusé jusqu’à présent de les expulser ou de les extrader vers Le Caire. La Turquie a cependant besoin du consentement de l’Égypte et des pays du Golfe pour maintenir sa position libyenne. Assurer son ancrage en Libye est aujourd’hui une des stratégies déterminantes de sa politique étrangère. Il s’agit pour le président Erdogan de la survie de son régime. (1) À l’horizon 2025, EastMed devrait transporter chaque année entre 9 et 12 milliards de mètres cubes de gaz vers le marché européen. (2) « Exploitée depuis par les forces armées turques et celles du GNA. Les forces turques y ont notamment installé un ensemble de systèmes anti-aériens », Stijn Mitzer et Joost Oliemans « Al-Watiya - From A Libyan Super Base To Turkish Air Base », Oryx, 12 février 2021, traduit par NS. (3) Paul Iddon, « Türkiye, ABD yapımı M60 savaş tanklarını neden Libya’ya transfer etti ? » (Pourquoi la Turquie a-t-elle transféré ses chars de combat M60 en Libye ?), Ahval, 14 avril 2021, https://ahvalnews.com/tr/libya/turkiye-abd-yapimi-m60-savas-tanklarini-neden-libyaya-transfer-etti (4) Stijn Mitzer et Joost Oliemans, op. cit. (5) Nora Seni « La Turquie en Libye à l’ère Biden », Hérodote, n° 182(2021), pp.149-162. (6) Entretien de Jalel Harchaoui sur TV5 Monde, 25 décembre 2020. (7) Sarah Vernhes « Libye : la Turquie en pole position sur les chantiers de la reconstruction », Jeune Afrique, 27 octobre 2021. (8) https://www.facebook.com/anadoluajansi/videos/1191111491324787 (9) « Turkiye-Libya iliskilerine yeni enerji katacak projeler geliyor », Anadolu Ajansi, 15 avril 2021, https://www.aa.com.tr/tr/ekonomi/turkiye-libya-ticari-iliskilerine-enerji-katacak-yeni-anlasma-ve-projeler-geliyor/2209619 (10) Sarah Vernhes, op. cit. (11) Marie Jégo rapportait dans Le Monde du 16 décembre qu’une quarantaine de hauts responsables africains, dont treize chefs d’État, étaient attendus à Istanbul. Invités par le chef d’État turc, ils devaient prendre part au troisième sommet Turquie-Afrique et débattre du renforcement de la coopération économique, sécuritaire et culturelle. Les entreprises turques entendent augmenter les parts de marché qu’elles ont obtenues dans ce continent en construisant des routes, des stades et des aéroports. Les 6,5 milliards d’investissements directs turcs ne représentent cependant qu’une somme négligeable au regard des dizaines de milliards investis par la Chine et l’Union européenne sur la même période. (12) Ibid. (13) Ibid. (14) Stéphanie Khouri « Libye, pourquoi les forces étrangères ne partiront pas », L’Orient-Le jour, 1er juillet 2021. (15) Fehim Tastekin, « Libya’s elections could hinge on Turkey’ next move », Al- Monitor, 23 novembre 2021. (16) Fréderic Bobin, « En Libye, la réunification entravée par le report de la présidentielle », Le Monde, 24 décembre 2021. (17) Nora Seni, « Inquiétante Turquie », Politique Internationale, n° 170, hiver 2021. (18) Baudouin Loos, « Turquie. La nouvelle realpolitik du président Erdogan », Orient XXI, 14 décembre 2021. (19) Fehim Tastekin, « Turkey’s good relations with Qatar may not be enough for Erdogan », Al-Monitor, 8 décembre 2021. (20) James M. Dorsey, « UAE chalks up diplomatic sucesses with uncertain payoffs », moderndiplomacy, 26 novembre 2021, https://moderndiplomacy.eu/2021/11/26/uae-chalks-up-diplomatic-successes-with-uncertain-payoffs/ (21) Walid Abdulrahman, « Turkey Shuts Down Muslim Brotherhood TV Channel », Asharq Al-Aswad, 18 décembre 2021.