h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
to
lic
k
c
Ioan MOGA
Jeûne, liturgie, eschatologie
– Une approche orthodoxe
La pratique du jeûne dans l’Église orthodoxe
Une des composantes principales de la pratique religieuse du chrétien
orthodoxe est le jeûne. Celui-ci est tellement présent dans la mentalité et la
pratique de la dévotion populaire, qu’il est difficile d’esquisser un tableau de
la spiritualité quotidienne orthodoxe sans parler particulièrement du jeûne.
Pour commencer, on pourrait s’appuyer sur quelques éléments d’information. Quand on parle de jeûne dans la tradition orthodoxe, on y entend
des périodes de temps ou certains jours où l’on consomme une alimentation strictement végétarienne (avec ou sans huile, avec ou sans vin). Il y a
des formes plus austères de jeûne (comme le jeûne complet ou jusqu’au
crépuscule) pratiquées surtout dans les monastères et recommandées pour
tous les fidèles au cours de la première semaine du Carême et pour le
Grand Vendredi. Mais il y a aussi des formes plus légères de jeûne, où
l’alimentation végétarienne peut être accompagnée de produits à base de
poisson : ça arrive, par exemple, à l’occasion de certaines fêtes qui ont
lieu pendant la période du Carême. Aux quatre périodes principales de
jeûne (le Carême de Pâques – sept semaines, le Carême de la Nativité :
15 novembre-24 décembre, le Carême de la Dormition : 1er-14 août et le
Carême des Saints Apôtres Pierre et Paul, qui a une durée variable, en
fonction de la date de la Pentecôte), on ajoute encore les jours de mercredi
et vendredi, mais aussi les jours au caractère de pénitence : 5 janvier (la
Vigile de l’Épiphanie), 29 août (la Décollation de Saint Jean-Baptiste),
14 septembre (Exaltation de la Précieuse et Vivifiante Croix). Mis ensemble,
les jours du calendrier orthodoxe où l’on jeûne constituent – même pendant
les années où le Carême des Saints Apôtres Pierre et Paul dure seulement
quelques jours – presque la moitié des 356 jours de l’année ! La question
11
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
C
m
C
lic
k
to
Communio, n° XXXIX, 3 – mai-juin 2014
w
w
.d o
w
w
w
bu
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
qui se pose presque spontanément en ce cas-là, c’est dans quelle mesure
tous ces jeûnes relèvent seulement d’une discipline théorique, provenant
d’un Moyen Âge figé dans l’abstinence, ou bien s’ils correspondent
effectivement à une réalité actuelle encore de nos jours. D’une manière
surprenante, la réalité pastorale dans les pays majoritairement orthodoxes,
mais aussi dans les communautés orthodoxes de la diaspora, montre que le
jeûne marque le quotidien du chrétien pratiquant 1.
Le calendrier joue un rôle de guide non seulement pour marquer les fêtes
ou les jours des saints, mais aussi pour indiquer les jours de jeûne, voire
les jours où l’on ne jeûne pas. En dépit du danger inhérent à une réduction de la vie chrétienne à un type de discipline liturgique (respecter tous
les jeûnes marqués dans le calendrier), cette pratique permet de maintenir
la vie quotidienne du chrétien orthodoxe au rythme du temps liturgique.
L’année ecclésiale n’est plus marquée seulement par les grandes fêtes,
mais elle acquiert une dynamique de chaque semaine, de chaque mois. En
plus, pendant les périodes et les jours de jeûne, est interdite la célébration
des mariages, ce qui oblige les moins croyants à se confronter à la réalité
incommode d’une « Église qui jeûne ». Évidemment, au-delà de ces conditionnements canoniques liés à la célébration des mariages, le respect du
jeûne vise d’une manière absolue la volonté libre de chacun, car celui-ci
correspond à un engagement spirituel et non à des règles extérieures de
conduite chrétienne.
Cependant, il existe une obligation en ce qui concerne le jeûne, et elle est
liée strictement à la préparation pour l’Eucharistie. Ce jeûne, appelé « jeûne
eucharistique » – dont ne sont dispensés que les tout-petits et les gens qui
sont atteints de maladie grave – signifie que, le jour où il se prépare pour
recevoir l’Eucharistie, le chrétien (prêtre ou laïque) ne doit rien boire ni
manger depuis minuit. Le jeûne eucharistique, comme condition pour participer à la Sainte Liturgie et donc pour recevoir l’Eucharistie, est une pratique
présente dès la première époque chrétienne, stipulée dans les canons et qui
continue à avoir un caractère normatif dans l’Église orthodoxe 2.
Dans la tradition pastorale de beaucoup d’Églises orthodoxes, ce jeûne
eucharistique est, à son tour, soutenu par une préparation préliminaire :
celui qui reçoit rarement la Communion, s’il n’a pas réussi à respecter les
jours de jeûne recommandés par l’Église, a l’obligation de jeûner quelques
1. Un sondage d’opinion réalisé par IRES (l’Institut roumain pour évaluation et
stratégies) montre, en avril 2013, que presque 70 % des Roumains disent qu’ils jeûnent,
même si ce n’est pas en totalité : www.ires.com.ro/articol/230/pa-tile-la-romani
(17.07.2013).
2. Les Canons 41 et 47 du Synode local de Carthage (Carthage, 419) prévoient que
les Saints Mystères (Sacrements) doivent être célébrés par des gens qui ont jeûné, le
seul jour excepté étant le Grand Jeudi, quand les chrétiens recevaient la communion
le soir, sans jeûner. Le Canon 29 du Synode Quinisext (691/692) renforce l’obligation
du jeûne avant l’Eucharistie, mais élimine l’exception concernant le Grand Jeudi.
12
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
jours avant le jour de l’Eucharistie. Les théologiens orthodoxes remarquent
pourtant que cette pratique est plutôt récente, puisque dans le premier millénaire il était interdit de jeûner le samedi 3. La préparation qui comporte
le jeûne pendant quelques jours avant de recevoir l’Eucharistie intervient
comme mesure pénitentielle, imposée par le confesseur, pour accentuer
le caractère suprême de la rencontre avec Jésus-Christ dans le mystère
de l’Eucharistie.
Le jeûne comme chemin liturgique et nostalgie
pascale
Tout comme jeûner avant de recevoir la Communion doit être interprété dans une perspective liturgique, comme manière psychosomatique
d’assumer la faim et la soif de Dieu 4, les quatre grands jeûnes au cours de
l’année ecclésiastique doivent être envisagés comme chemin vers la fête
qui suit. Jeûne et fête sont étroitement liés, le jeûne acquérant son sens
seulement dans la perspective de la fête, et la fête recevant un vrai caractère « festif », voire d’accomplissement liturgique et spirituel, seulement à
la fin d’un parcours ascétique : « The feast is impossible without the fast,
and the fast is precisely repentance and return, the saving experience of
sadness and exile. The Church [...] is repentance that takes us again and
again into the joy of the Pascal banquet [...] 5. » La pratique du jeûne donne
son caractère à la fête et inversement : le Carême de Pâques, marqué par
des offices de pénitence (soit le Canon de Saint André de Crète) et par
un programme eucharistique censé rendre plus intense la pratique de la
Communion (la Liturgie des Saints Dons présanctifiés n’a lieu que pendant
cette période, le mercredi et le vendredi étant en fait des Vêpres unies au
rituel de l’Eucharistie), atteint son apogée pendant la Grande Semaine,
quand le jeûne est doublé d’une ascèse liturgique de chaque jour.
3. Ioannis FOUNDOULIS, Α αν ε ε ε
γ ά α
α (1-150), Athen
1991, cité d’après l’édition roumaine : Dialoguri liturgice. R spunsuri la probleme liturgice, vol. I (1-150), trad. en roumain par Victor Manolache, Bucureşti, 2008, p. 115-116.
4. DANIEL, Patriarche de l’Église Orthodoxe Roumaine, Foame şi sete dup
Dumnezeu. Înţelesul şi folosul postului [Faim et soif de Dieu. La signification et
l’utilité du jeûne], Bucarest, Basilica, 2008. Voir aussi : Alexandre SCHMEMANN,
Le Grand Carême. Ascèse et Liturgie dans l’Église Orthodoxe (Spiritualité Orientale
n° 13), Abbaye de Bellefontaine 1974, p. 133 : « Jeûner ne signifie qu’une chose :
avoir faim [...] et, ayant faim, découvrir que cette dépendance n’est pas toute la vérité
au sujet de l’homme, que la faim elle-même est avant tout un état spirituel et que,
finalement, elle est en réalité la faim de Dieu ».
5. Alexander SCHMEMANN, For the life of the world. Sacraments and Orthodoxy,
Crestwood, St. Vladimir’s Seminary Press, 1973, p. 79. Voir aussi : Vassa LARIN,
« Feasting and Fasting According to the Byzantine Typikon », Worship 83 (2/2009), p. 142.
13
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
Par contre, le Carême de la Nativité a un autre caractère, c’est un jeûne
pour accueillir le divin Enfant, c’est un jeûne de la joie. Et puis, le Carême
des Saints Apôtres Pierre et Paul est un jeûne qui fait suite à la fête de la
Pentecôte, qui finit le cycle pascal : il a donc un caractère qui marque le
rétablissement de la « normalité », la prise de conscience de ses propres
limites et impuissances. Après cinquante jours où le chrétien est inondé
par la joie et l’esprit de la Résurrection, recevant ensuite le don de la
Pentecôte, la reprise du jeûne ressemble à la descente des disciples du mont
Thabor. C’est un processus de réactualisation liturgique de l’Incarnation.
Et le quatrième Carême (1er-14 août), celui qui précède la Dormition de
la Mère de Dieu, même s’il s’est répandu relativement tard, à l’époque
byzantine (XIIe siècle), devient l’expression de la piété mariale profonde
dans la tradition orthodoxe : la Mère de Dieu est l’exemple suprême d’une
vie ascétique qui a reçu le fruit divin (par rapport aux attitudes ascétiques
infertiles, formalistes, autosuffisantes) ; c’est le nouveau sens que prend
l’ascétisme dans le christianisme : prélude d’un événement personnel, de la
rencontre de l’homme avec Dieu. Actualisation de l’Incarnation. Ce jeûne
qui ne dure que deux semaines, a une similitude théologique avec le Carême
des Pâques, c’est le jeûne de « l’heureuse tristesse », et non du deuil forcé :
au bout il y a un événement qui donne de l’espoir. La Dormition de la Mère
de Dieu renvoie à la perspective véritablement chrétienne de la mort : la
rencontre avec Le Christ Ressuscité.
Cette description succincte du caractère spécifique des quatre périodes
de jeûne de la tradition orthodoxe aurait besoin, bien sûr, d’une analyse
hymnographique. On va se limiter ici à citer un fragment d’une prière que
lit le prêtre devant les croyants après la Liturgie, au début du Carême de
Pâques et au début de chaque Carême :
« ... Notre Dieu, Toi qui as établi par l’Ancienne et la Nouvelle Loi ces
quarante jours, auxquels Tu nous as rendus dignes d’arriver : c’est de Toi
que nous demandons et c’est Toi que nous prions, renforce-nous par Ton
pouvoir, pour bien accomplir notre ascèse, pour la gloire de Ton Saint Nom
et pour que nos péchés soient pardonnés, pour que nos passions soient
mortifiées et que tout péché soit éloigné, pour que, par pénitence, ensemble
avec Toi étant crucifiés et enterrés, nous puissions nous lever de nos faits
mortels et vivre bienheureux devant Toi, pour le reste de nos jours 6. »
Il devient donc évident, à partir de cette prière aussi, que le jeûne n’a
pas seulement un caractère ascétique, de pénitence, mais aussi un caractère
profondément mystique-liturgique : celui qui jeûne, le fait dans une perspective doxologique (« ...pour la gloire de Ton Saint Nom »), en espérant qu’au
bout du chemin, la fête pascale devienne une fête intérieure, de renouvellement et d’avant-goût de la joie eschatologique. « Vivre bienheureux
6. Molitfelnic (Euchologion), Bucarest, 2002, p. 689.
14
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
devant le Ressuscité » apporte un fort élément nuptial, festif, à tous les
efforts du jeûne. Le Christ est Celui qui donne la force et du sens à ce
parcours, la rencontre – par la mort et la résurrection – avec Lui devenant
une expérience de reconstruction existentielle : « By the practice of fasting
Orthodox are reminded in a direct bodily way of the presence of the Lord.
Fasting in Orthodoxy is not done out of a spirit of “atonement” for sins. It is
approached as an act of ascesis of love 7. »
Évidemment, cette théologie du jeûne est confrontée, dans la pratique
pastorale, à différentes mentalités socioculturelles ou à des dévotions adjacentes. Pour le chrétien orthodoxe, un défi actuel est de retrouver le vrai
sens (« jeûne total », comme le dit A. Schmemann 8) du jeûne. Le danger
dans la pratique orthodoxe du jeûne c’est – d’après le même Schmemann –
de le réduire à un simple effort négatif (de renoncement à certaines choses)
et de perdre de vue « l’esprit du Carême » 9, c’est-à-dire la dynamique du
renouvellement liturgique auquel renvoient les offices qui ont lieu pendant
le Carême de Pâques. Sans participation à ces offices et liturgies, sans lien
assumé entre le jeûne et la fête, le jeûne devient « folklore religieux » 10.
Pour Schmemann, le jeûne a des connotations christologiques évidentes :
« Qu’est-ce que le jeûne pour nous chrétiens ? C’est notre incorporation
et notre participation à cette expérience du Christ lui-même, par laquelle
il nous libère de notre entière dépendance envers la nourriture, la matière
et le monde 11 ». Mais, pour découvrir cette dimension christique du jeûne,
on doit le relier à l’Eucharistie : tandis que jeûner et connaître le sentiment
de la faim nous rendent conscients de notre dépendance envers la nourriture, l’impulsion spirituelle qui accompagne cet effort oriente l’homme
vers la vraie nourriture – matérielle et spirituelle à la fois – qui est JésusChrist. La dépendance de l’homme envers les aliments ne doit et ne peut
être dépassée, mais, à l’aide d’un jeûne étroitement uni à la nostalgie de
l’Eucharistie, elle perd de son caractère absolu : « Seul le jeûne peut opérer
cette transformation, nous donner la preuve existentielle que la dépendance
où nous sommes vis-à-vis de la nourriture et de la matière n’est ni totale
ni absolue, mais, unie à la prière, à la grâce et à l’adoration, elle peut ellemême devenir spirituelle 12. »
Tout comme les périodes de jeûne sont des chemins liturgiques et spirituels en vue de se préparer pour les Grandes Fêtes, le jeûne de chaque
mercredi et vendredi n’a pas seulement une connotation mémorielle
7. John Anthony MCGUCKIN, The Orthodox Church. An Introduction to Its
History, Doctrine and Spiritual Culture, Malden, 2008, p. 354.
8. Alexandre SCHMEMANN, Le Grand Carême. Ascèse et Liturgie dans l’Église
Orthodoxe (Spiritualité Orientale n° 13), Abbaye de Bellefontaine, 1974, p. 135.
9. Ibidem, p. 120.
10. Ibidem, p. 122.
11. Ibidem, p. 131.
12. Ibidem, p. 131-132.
15
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
(le mercredi pour se rappeler la trahison de Jésus par Judas, le vendredi pour
se rappeler la Crucifixion de Jésus) ou traditionnelle-patristique (la discipline du jeûne le mercredi et le vendredi est déjà établie au IIe siècle), mais
il a surtout la fonction liturgique d’actualiser chaque semaine le chemin
vers la Résurrection, la voie vers le dimanche. Dans la mesure où chaque
dimanche est une célébration de la Résurrection du Seigneur, les jours de
jeûne apportent dans le quotidien chrétien la tension entre le Sacrifice et la
Résurrection, la préparation et l’accomplissement, l’aspiration et l’obtention de l’Eucharistie.
Certes, le fait, que dans la dévotion orthodoxe de ces derniers siècles – à
cause d’un sentiment exagéré d’« indignité » envers l’Eucharistie – recevoir
la Communion est devenu une pratique de plus en plus rare, a fait perdre au
jeûne du mercredi et vendredi son caractère liturgique, ne lui laissant que
celui d’ascétique. Mais même cette évolution montre l’étroite relation entre
le jeûne et l’Eucharistie : conformément à la mentalité « traditionnelle »
dans beaucoup de pays majoritairement orthodoxes, surtout dans l’espace
rural, on doit recevoir l’Eucharistie au moins quatre fois par an, c’est-à-dire
pendant les quatre grandes périodes de jeûne mentionnées antérieurement.
Ce qui est problématique dans cette évolution – qui a été combattue
dans la théologie du XXe siècle par des liturgistes comme A. Schmemann –
c’est qu’elle impose, au niveau psychologique, le rythme annuel des quatre
grands jeûnes pour un critère de rapprochement à la réalité de l’Eucharistie,
qui est cependant le sacrement auquel les chrétiens sont appelés à participer
– sauf en cas d’empêchement grave – tous les dimanches, bien sûr après une
préparation adéquate.
Malgré ces fluctuations au niveau de la mentalité liturgique, l’Église
Orthodoxe n’a pas simplifié ou relativisé la discipline du jeûne, ni ne l’a
limitée à un contexte strictement monastique ; une tentative, dans le cadre
du mouvement panorthodoxe au XXe siècle, de « réadapter » les dispositions concernant le jeûne, s’est heurtée à une résistance inattendue, pour
la simple raison qu’une possible « réforme des règles du jeûne » était vue,
par certaines Églises orthodoxes locales, comme une atteinte à la tradition
liturgique, voire une diminution de l’importance des fêtes 13.
Il vaudrait la peine de développer ce thème, pour mieux comprendre
combien la signification liturgique du jeûne est liée, dans la tradition orthodoxe, à sa signification ascétique et spirituelle.
13. À consulter l’article du liturgiste roumain Nicolae NECULA, Învățătura despre
post în Biserica Ortodoxă, Studii teologice 36 (7-8/1984) 514-520, qui affirme :
« Diminuer, annuler ou ne pas accorder de l’importance à ces jeûnes signifie ignorer
les fêtes auxquelles ils sont liés, signfie pervertir l’équilibre déjà établi entre le jeûne
et la fête. [...] Jeûne, pénitence, communion sont trois actes qui s’accomplissent et se
conditionnent réciproquement » (p. 520).
16
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
Le jeûne comme thème du Grand Synode
de l’Orthodoxie : entre « réadaptation »
et réaffirmation
Un des projets majeurs de l’Église Orthodoxe au XXe siècle a été l’initiation et la préparation d’un « Grand et Saint Synode de l’Orthodoxie »,
ayant pour but le renforcement de l’unité orthodoxe, en abordant des thèmes
importants au sujet de la dynamique ecclésiale ou des nouvelles provocations de la modernité.
Comme on le sait déjà, ce synode n’a pas encore eu lieu, même si, dès
le début du processus de préparation (dans le cadre des quatre conférences
panorthodoxes entre 1961 et 1968), toutes les Églises orthodoxes ont été
unanimement d’accord sur son absolue nécessité. Les facteurs qui ont
retardé et qui continuent à retarder le commencement de ce synode sont
multiples et on ne peut pas les envisager ici. Mais ce qui mérite d’être pris
en discussion, c’est le fait que, dès la première esquisse d’un catalogue
thématique du futur synode (1968, Chambésy), le jeûne a constitué un
thème à part (de tous les six), sous le titre : « Réadaptation des prescriptions
ecclésiastiques concernant le jeûne ». Plus intéressant encore est le fait que
ce thème, loin d’être une question marginale, a été longuement débattu
dans le cadre de la commission panorthodoxe préconciliaire, connaissant
plusieurs variantes textuelles.
La première version a été rédigée dans le cadre de la Commission inter
orthodoxe préparatoire, en 1971 à Chambésy 14. Suite à une analyse historique, patristique et canonique du jeûne à l’époque du premier millénaire,
le texte conclut que « l’institution du jeûne a connu une évolution dans
l’Église », tant dans sa durée que dans sa forme. Le jeûne est défini comme
une « institution importante pour l’Église, un instrument de l’élévation spirituelle, de la domination de l’esprit sur la chair, une institution qui renforce la
volonté et le caractère de l’homme 15 ». Malgré cela, la commission constate
que la plupart des croyants dans la société actuelle ne respectent pas toutes
les dispositions liées au jeûne, vues les conditions contemporaines de vie.
Elle plaide pour un abrégement de la durée des jeûnes et un allègement de
ces derniers, pour éviter de surcharger la conscience des croyants suite à la
transgression de certaines dispositions trop sévères. Les recommandations
proposées par la commission, pour être prises en discussion par le Grand
Synode, prévoient, parmi d’autres : la permission d’une alimentation avec
du poisson et de l’huile pendant tous les mercredis et les vendredis, l’abrégement du Carême de la Nativité à 20 jours ou, au cas où l’on garderait la
14. Voir Vorlagetexte der I. Interorthodoxen Vorbereitungskommission von
Chambesy/Genf (28.07.1071), in Anastasios KALLIS (éd.), Auf dem Weg zu einem
Heiligen und Großen Konzil. Ein Quellen-und Arbeitsbuch zur orthodoxen
Ekklesiologie, Münster, Theophano, 2013, p. 378-383.
15. Ibidem, p. 381.
17
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
durée de 40 jours, l’introduction de l’alimentation à base de poisson, pour
le rendre plus accessible, etc.
Quelques années après, dans le cadre du premier rassemblement de
la Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 1976), la liste
thématique a été élargie de six à dix points, le jeûne continuant à représenter un chapitre à part. Du point de vue méthodologique, la tâche de
ces Conférences préconciliaires résidait dans l’établissement de certains
documents de consensus qui offrissent le fondement et la forme des décisions ultérieures dans le cadre du futur Synode. D’une manière surprenante,
les choses se sont compliquées juste dans le cas du texte concernant le
jeûne. La deuxième Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy,
1982) n’a pas réussi à aboutir à un consensus au sujet de ce thème, en considérant que les recommandations concrètes d’abréger les jeûnes, comme
celles formulées en 1971, doivent être évitées. La crainte de plusieurs
Églises orthodoxes locales était liée à la supposition qu’une « réadaptation »
des règles concernant le jeûne pourrait être interprétée d’une manière incorrecte par une grande partie des croyants, comme une rupture de la tradition
ecclésiale. Par conséquent, la tâche des Églises serait d’assurer le « peuple
fidèle » qu’un tel changement n’introduit pas une discontinuité dans la
tradition. Issue du désir de venir à la rencontre des gens qui ne peuvent plus
respecter les dispositions sévères du jeûne, l’initiative était relativisée juste
comme conséquence d’une réaction venue d’« en bas » !
On a laissé ce thème de côté jusqu’en 1986, quand, dans le cadre de la
troisième Conférence préconciliaire, après un travail assidu, on a réussi à
formuler un texte final, sous un nouveau titre, voire : « L’importance du jeûne
et son observance aujourd’hui 16 ». Le langage théologique a changé d’une
manière visible par rapport à la première esquisse de 1971. Le jeûne n’est
plus défini comme institution, mais comme « un grand combat spirituel et
la meilleure expression de l’idéal ascétique de l’Orthodoxie 17 », en utilisant
des expressions de la tradition liturgique byzantine, comme « don divin,
grâce pleine de lumière, arme invincible, fondement des combats spirituels,
meilleure voie vers le bien, nourriture de l’âme, aide accordée par Dieu,
source de toute méditation, imitation d’une vie impérissable et semblable
à celle des anges [...] 18 ». La perspective historique passe au second plan,
celle théologique-spirituelle devenant prioritaire. Le document parle aussi,
d’une manière inédite, d’un « vrai jeûne », au sens véritablement chrétien,
comme le jeûne uni à la prière incessante et à la pénitence sincère. L’apogée
de l’effort de jeûner ne consiste pas à atteindre des performances ascétiques,
16. L’importance du jeûne et son observance aujourd’hui, in Episkepsis 17
(351/1986) 2-3. Web : http://www.apostoliki-diakonia.gr/gr_main/dialogos/dialogos.
asp?content=content&main=C_pros_1fr.htm. Version allemande : « Die Bedeutung
des Fastens und seine Einhaltung heute », Una Sancta 42 (1/1987) p. 4-7.
17. Ibidem.
18. Ibidem.
18
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
mais à assumer une vie authentique en Jésus-Christ, qui s’accomplit par les
sacrements. « Le véritable jeûne se réfère à l’ensemble de la vie des fidèles
en Christ et trouve son apogée dans leur participation à la vie liturgique et
notamment au sacrement de la sainte Eucharistie 19. »
L’accentuation de la relation entre le jeûne et l’Eucharistie ne se fait
pas en termes disciplinaires (le jeûne comme condition pour participer à
la Communion), mais en termes d’adéquation spirituelle. Aborder le jeûne
comme thème et but en soi n’est pas essentiel, ce qui compte c’est la compréhension organique de ce que comporte « la nouvelle vie en Jésus-Christ ».
Les jeûnes dans le cadre de l’année ecclésiale sont donc « la meilleure voie
dans l’exercice des fidèles en vue de leur perfection spirituelle et de leur
salut 20 ». Par conséquent, le document s’exprime en vue de « la nécessité
pour les fidèles de respecter au cours de l’année tous les jeûnes prescrits ».
On ne parle plus de l’abrégement des périodes de jeûne, mais seulement
de ce qui, en fait, n’avait jamais été mis en discussion dans la pratique
pastorale orthodoxe : « l’application du principe ecclésiastique d’économie
en cas de maladie corporelle, d’une nécessité impérieuse ou de la difficulté
des temps, selon le discernement et le souci pastoral du corps des évêques
des Églises locales 21 ». Le document constate que les dispositions concernant le jeûne ne sont pas observées en totalité, mais refuse cependant une
solution générale, de réadaptation, à ce sujet – chose qui avait constitué le
fondement de ce thème qui figurait dans le catalogue du Grand Synode. Il se
résume aux affirmations suivantes :
« L’Église laisse donc le soin aux Églises orthodoxes locales de définir, selon
leur discernement, la mesure d’économie miséricordieuse et d’indulgence à
appliquer afin d’alléger le « poids » des jeûnes sacrés pour ceux qui ont des
difficultés à respecter tout ce que ceux-ci prescrivent, soit pour des raisons
personnelles (maladie, service militaire, conditions de travail, vie dans la
Diaspora, etc.), soit pour des raisons générales (conditions climatiques particulières de certains pays, difficultés de trouver certains aliments maigres,
structures sociales). Ceci toujours dans l’esprit et dans le cadre de ce qui
précède et dans le but d’éviter d’atténuer l’institution sacrée du jeûne. 22 »
Jusqu’à présent, le texte panorthodoxe de 1986 passe pour la version
officielle et unanimement acceptée, qui sera proposée à la discussion et
approuvée dans le cadre du Synode longuement attendu. On observe donc,
au sujet de ce thème, une dynamique qui relève non seulement d’une
certaine tension inter orthodoxe entre les différentes traditions orthodoxes
locales « libérales » et « conservatrices » – tension résolue par son renvoi au
plan local – mais surtout de l’ascendance du facteur spirituel-liturgique
19.
20.
21.
22.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
Ibidem.
19
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
sur le facteur historique. Le texte final au sujet du jeûne ne correspond plus
à l’intention initiale, de « réadapter » la durée, la forme et le contenu du
jeûne dans l’Église Orthodoxe. Tout au contraire, il est une réaffirmation
de la signification spirituelle du jeûne dans la vie de l’Église. Comment
explique-t-on ce fait ? La dynamique du texte panorthodoxe concernant le
jeûne est représentative, pour la sensibilité des chrétiens orthodoxes, de la
conservation d’un idéal ascétique même dans ces temps modernes. C’est
juste cette évolution dans le cadre du processus préconciliaire qui nous
aide à comprendre que le jeûne est conçu prioritairement comme partie
constitutive du chemin spirituel que chaque chrétien doit parcourir, et non
comme obligation formelle 23.
Le jeûne comme expérience de renouvellement
spirituel
Le jeûne est un thème qui sillonne toute l’histoire de la spiritualité chrétienne, surtout monastique, représentant déjà l’objet de beaucoup d’études
patristiques 24. La façon dont on parle du jeûne dans la spiritualité orthodoxe contemporaine est moins connue. C’est pourquoi il vaut la peine de
se pencher sur l’interprétation que donnent au jeûne certains starets orthodoxes contemporains. Ces parents spirituels (ou « starets » dans la tradition
russe), même si ce sont le plus souvent des moines, ne sont pas représentatifs
seulement d’un certain courant monastique d’opinion, mais détiennent une
autorité spirituelle devant tout le peuple ecclésial. C’est pour cette raison
que leurs affirmations sont emblématiques quand il s’agit de la façon qu’ont
les chrétiens orthodoxes pratiquants de comprendre les efforts du jeûne.
On va se limiter ici à certaines voix qui proviennent de l’espace roumain.
L’argument de l’encouragement au jeûne sans cesse formulé par ces
parents spirituels contemporains, c’est que le jeûne est une disposition
biblique et patristique, étroitement liée à la vie chrétienne, d’acceptation
de la pénitence et du chemin vers la perfection. Ce qui caractérise la motivation fondamentale du jeûne chrétien, c’est l’aspect de la relation avec
Jésus-Christ. Père Asenie Papacioc († 2011), affirme en ce sens : « Le jeûne
joue un rôle de grande importance dans ce phénomène extraordinaire de
notre relation avec le Christ et il nous aide à nous élever, par l’expérience, à
Dieu. Le jeûne met beaucoup plus l’accent sur l’état spirituel, que sur tel ou
23. Voir aussi : Peter WILFLFING, Was besagt die Vorlage der dritten vorkonziliaren
panorthodoxen Konferenz für ein Heiliges und Großes Konzil über die „Bedeutung
des Fastens und seine Einhaltung heute“ und in welchem Kontext ist sie zu verstehen ?, thèse soutenue à la Faculté de Théologie romano-catholique de l’Universitié de
Vienne, manuscrit : Vienne, 2001, p. 79.
24. Voir, par exemple, Gabriel BUNGE, Wissen und Lehre der Wüstenväter von Essen
und Fasten – dargestellt anhand der Schriften des Evagrios Pontikos, Münster, Lit, 2012.
20
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
tel type d’alimentation ». Le sacrifice qui consiste à renoncer à un certain
type d’alimentation a donc premièrement une signification d’intégration
dans l’histoire de la rédemption, de rapprochement du Mystère de la Croix :
« On jeûne pour rendre hommage à la Passion du Rédempteur : moi, je jeûne
parce que le Rédempteur a souffert pour moi... 26 ».
Cependant, le jeûne dans la tradition orthodoxe – tout comme tout autre
effort ascétique – n’a pas en vue la recherche à tout prix de la souffrance,
mais il cherche plutôt à « préparer » et à « honorer » l’actualisation liturgique d’un événement de l’histoire de la Rédemption : la Résurrection
du Seigneur, la Naissance du Seigneur, la Dormition de la Mère de Dieu
etc. Cette implication ecclésiale du jeûne est indispensable, pour garder la
distinction entre le jeûne et tout autre régime alimentaire. En plus, le jeûne
n’est pas problématisé en soi, comme obligation formelle, mais toujours en
relation avec la nécessité de renouvellement intérieur. Père Teofil P r ian
(† 2009) affirme en ce sens : « Le jeûne ne doit pas rester un acte isolé, mais
il doit être mis en relation avec le détachement envers le péché. On ne doit
pas jeûner seulement d’aliments, mais aussi de péchés 27. » Jeûner de péchés
suppose l’effort complexe de conjuguer le jeûne d’aliments (qui n’est
jamais remis en question, constituant le fondement de tout autre jeûne)
avec le jeûne de ces pensées, sentiments et actes qui éloignent l’homme
de Dieu. C’est pourquoi l’appel au jeûne est toujours accompagné de
l’appel à la pénitence, qui trouve son accomplissement dans le sacrement
de la Confession.
Le motif de la lutte spirituelle est présent partout. Mais la perspective
n’en est pas destructrice, opaque, fixée sur l’éradication efficace du mal,
mais positive : « Le jeûne nous rend plus clairvoyants, le jeûne nous rend
semblables au Seigneur Jésus-Christ, avec les ascètes d’autrefois, il nous
élève au-delà de ce monde 28. » Dans la spiritualité philocalique, la lutte
contre les passions ne suppose pas l’extermination des sentiments, mais
le changement de leur direction, de l’égocentrisme au christocentrisme.
C’est pourquoi l’amour est envisagé comme critère important dans la vraie
« réussite » du jeûne : « Cet amaigrissement du corps n’a aucune valeur
chez l’homme qui jeûne s’il n’est miséricordieux, s’il ne sait pardonner.
[...] Le jeûne matériel n’a aucune valeur, si l’on ne revient pas à l’amour 29. »
25
25. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie
B lan, Sih stria, 2004, p. 137-138.
26. Stareţul DIONISIE, Duhovnicul de la Sfântul Munte Athos, Athos, Prodromos,
2009, p. 170-171.
27. Teofil P R IAN, Veniţi de luați bucurie. O sinteză a gândirii Părintelui Teofil
în 1270 de capete, Cluj-Napoca, Teognost, 22007, p. 196.
28. Teofil P R IAN, Cum putem deveni mai buni. Mijloace de îmbunătățire sufletească, F g raş, Agaton, 2007, p. 175.
29. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie
B lan, Sih stria, 2004, p. 137.
21
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
L’amour s’exprime par la prière : « Voilà ce qui pourrait être un aspect
essentiel du jeûne : de l’amour envers tout le monde si possible, de la prière
pour l’humanité autant que l’on en est capable, et surtout, vivre un état
spirituel sincère, non seulement pour obtenir le pardon, mais pour obtenir
la libération des passions 30 ».
Le fait que le renoncement à un certain type d’alimentation peut avoir de
l’importance spirituelle (« le jeûne du corps est en lui-même acte de croissance spirituelle 31 ») relève tout d’abord de l’anthropologie chrétienne :
l’interdépendance du corps et de l’âme devient visible surtout au niveau
pathologique, mais elle doit être envisagée dans tout effort de guérison
spirituelle. L’âme ne peut se débarrasser de passions sans l’aide du corps, et
à l’inverse, tout exercice d’ascétisme physique dépourvu d’un soutien spirituel et d’un contexte ecclésial, demeure au niveau d’une simple performance
athlétique 32. C’est en ce sens qu’il est utile de citer ici les considérations
d’un grand théologien roumain, père Dumitru Staniloae († 1993) :
« Les mets de carême ont pour rôle d’affaiblir la force immodérée de l’appétit, qui asservit l’homme, faisant de lui un esclave et l’empêchant de voir
en ce qu’il mange autre chose qu’une matière à consommer. Par affaiblissement de l’appétit, la nourriture devient un acte par lequel on réfléchit et on
pense à Dieu. [...] Lorsque nous nous nourrissons, une lumière spirituelle
descend sur nous ; il ne s’agit plus là d’un acte irrationnel, enfermé dans
les ténèbres. Le jeûne est un acte de glorification de Dieu, car il consiste à
tempérer notre égoïsme [...]. Le jeûne est l’antidote d’une telle extension
pathologique des appétits et de l’égoïsme. Il ramène humblement le moi à
lui-même, qui, dès lors, devient transparent et voit Dieu, s’emplit de la vie
pleine de Dieu. Voilà la seule véritable extension de l’esprit en l’homme,
en l’Esprit divin 33. »
Pourtant, une question centrale se pose ici : pourquoi le jeûne alimentaire
acquiert-il une telle importance dans cette perspective de la vie chrétienne ?
Dans un monde où le virtuel audio-visuel s’empare de l’âme de l’homme
et réduit le corps à une passivité totale, le jeûne alimentaire devrait être
accompagné non seulement de prière, mais aussi d’un jeûne des dépendances virtuelles des médias qui dominent notre quotidien.
Au-delà des implications anthropologiques déjà mentionnées, le jeûne
acquiert dans la société actuelle – marquée par une industrie alimentaire
30. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie
B lan, Sih stria, 2004, p. 139.
31. Dumitru ST NILOAE, Théologie ascétique et mystique de l’Église Orthodoxe,
trad. du roumain par Jean Boboc et Romain Otal, Paris, Cerf, 2011, p. 189.
32. Voir, Jean-Claude L ARCHET , Thérapeutique des maladies spirituelles.
Une introduction à la tradition ascétique de l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 1997,
p. 547-560.
33. Ibidem, p. 188-189.
22
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
lic
k
c
qui a perdu ses références éthiques envers l’équilibre de la création – la
signification d’une écologie humaine assumée. Sans adhérer à une idéologie végétarienne, le chrétien doit avoir en vue que, en assumant un type
d’alimentation flexitariste, dans un rythme ecclésial, il choisit un chemin
équilibré de vie avec la nature.
Le jeûne comme chemin eschatologique
Le caractère eschatologique du jeûne n’est pas une construction théorique, mais une conséquence directe de la compréhension du jeûne en tant
que chemin de renouvellement intérieur et de rencontre avec le mystère
de la Mort et de la Résurrection du Seigneur. Ce n’est pas par hasard que,
parmi les quatre dimanches qui précédent le début du Carême de Pâques,
l’un se trouve sous le signe du rappel du Jugement au Dernier Jour 34. La
majorité des textes hymnographiques qui marquent ce dimanche ont en vue
le déclenchement d’un processus de réveil intérieur, en décrivant l’atmosphère du Jugement Dernier :
« Daniel le Prophète, l’homme de désirs, ayant vu la puissance de Dieu, de
la sorte prophétisa : Dieu s’assoit pour juger, les livres sont ouverts. Ô mon
âme, si tu jeûnes, ne trompe pas ton prochain, ne juge pas ton frère, si tu
t’abstiens des aliments... 35 » (Laudes, Dimanche du Jugement Dernier) ; ou :
« Je tremble à la pensée de ton ineffable parousie... 36 » (Ode 1, Dimanche
du Jugement Dernier).
Pourtant, la perspective du Jugement n’a pas pour but la motivation vers
la pénitence par l’angoisse intérieure devant une punition apocalyptique,
mais la prise de conscience du caractère eschatologique de la vie chrétienne.
Le royaume de Dieu n’est pas la métaphore d’un monde spirituel éloigné,
mais une expérience réelle de la communion théandrique, fondée sur la
Résurrection du Seigneur et préfigurée sur la terre dans la communauté
spirituelle de la Pentecôte, voire dans tout sacrement où l’on invoque la
descente du Saint-Esprit. C’est pourquoi le jeûne anticipe la joie eschatologique, la joie du renouvellement final. Les mêmes textes hymnographiques
en témoignent : « Le temps bienheureux du jeûne s’est levé, dans la lumière
des rayons du repentir. Avançons tous dans la joie et la ferveur 37 » (3e Ode,
mercredi, matines de la 3e semaine de pré-Carême).
34. La structure de la période de « pré-Carême » est la suivante : Dimanche du
publicain et du pharisien – commencement du Triode (livre liturgique employé pour
les offices du Grand Carême) ; Dimanche du Fils prodigue ; Dimanche du Jugement
dernier ou le Dimanche de l’abstinence de viande ; Dimanche de l’expulsion d’Adam
du Paradis (le dernier Dimanche avant le Carême).
35. Triode de Carême, trad. P. Denis Guillaume, tome 1, Rome, 1978, p. 69.
36. Ibidem, p. 55.
37. Ibidem, p. 86.
23
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
to
Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe
m
C
lic
k
---------------------
w
w
.d o
w
w
w
C
to
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c
h a n g e Vi
ew
XC
h a n g e Vi
ew
O
N
y
bu
to
Ioan Moga
c
La dimension eschatologique du jeûne est présente, évidemment, dans
le Nouveau Testament (Matthieu 9,14-15) : tant que l’Époux est présent
auprès de Ses disciples, le jeûne n’a pas de sens ; ce n’est que l’absence
de l’Époux qui comporte de la tristesse, du jeûne. Signe de l’attente de la
rencontre pascale et eschatologique avec Jésus-Christ, le jeûne porte en soi
la dialectique entre l’expérience de la solitude, de la prise de conscience
de sa propre impuissance et de la pénitence, d’une part, et l’espoir heureux
de la communion avec Celui qui a vaincu la mort. Sans ce caractère de
« chemin vers le Royaume », le jeûne perd son essence christologique et
devient un simple exercice de discipline ascétique ou de redressement
psychosomatique.
Plus que cela, la tension entre le jeûne et la fête, entre l’attente et la
communion accomplie, est une caractéristique essentielle du temps ecclésial.
L’Église vit dans l’Histoire et – quelle que soit son anticipation liturgique
et spirituelle du Royaume – elle ne doit pas oublier que la tension entre la
mort et la vie, entre le temps et l’éternité ne sera annulée qu’à la seconde
venue du Seigneur. Le jeûne devient ainsi une manière de comprendre et
d’expérimenter le parcours de l’Église dans le monde :
« L’Église est dans le temps et sa vie dans le monde est une vie de jeûne,
c’est-à-dire une vie d’effort, de sacrifice, de renoncement et de mort. La
mission même de l’Église est d’être toute à tous. Mais comment l’Église
pourrait-elle remplir cette mission, comment pourrait-elle être le salut du
monde, si elle n’était pas, tout d’abord et par-dessus tout, le don divin de la
joie, le parfum de l’Esprit Saint, la présence, ici même dans le temps, de
la grande fête du Royaume ? 38 »
(Traduit du roumain par Corina George.
Titre original : Post, liturghie, eshatologie – o abordare ortodox .)
Ioan Moga, né en 1979 en Roumanie, est prêtre (2005) de l’Église Orthodoxe
Roumaine. Étude de théologie orthodoxe à Munich, doctorat en théologie dogmatique (2009). Après avoir enseigné à l’Institut de théologie orthodoxe à Münich,
il est actuellement lecteur à la Faculté de théologie catholique de l’université de
Vienne et chargé de cours à la Kirchlich-Pädagogische Hochschule (Vienne).
Dernières publications : Kirche als Braut Christi zwischen Kreuz und Parusie. Die
Ekklesiologie Hans Urs von Balthasars aus orthodoxer Sicht, Forum Orthodoxe
Theologie, Bd. 9, Münster, 2010 ; Sfânta Treime, între Apus și Răsărit. Despre
Filioque și alte dileme teologice [La Sainte Trinité entre Occident et Orient. Sur
le Filioque et autres dilemmes théologiques], Cluj-Napoca, 2012 ; en collaboration
avec Michaela C. Hastetter et Christoph Ohly, Symphonie des Wortes. Beiträge
zur Offenbarungskonstitution « Dei Verbum » im katholisch-orthodoxen Dialog.
Festgabe des Neuen Schülerkreises zum 85. Geburtstag von Joseph Ratzinger /
Papst Benedikt XVI, Saint Ottilien, 2012.
38. Alexander SCHMEMANN, For the life of the world. Sacraments and Orthodoxy,
Crestwood, Saint Vladimir’s Seminary Press, 1973, p. 59.
.d o
m
o
w
o
c u -tr
.
ack
lic
k
----------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
m
C
lic
k
to
THÈME
w
w
.d o
w
w
w
C
bu
y
N
O
W
!
PD
F-
er
W
!
XC
er
PD
F-
c u -tr a c k
.c