[go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y to lic k c Ioan MOGA Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe La pratique du jeûne dans l’Église orthodoxe Une des composantes principales de la pratique religieuse du chrétien orthodoxe est le jeûne. Celui-ci est tellement présent dans la mentalité et la pratique de la dévotion populaire, qu’il est difficile d’esquisser un tableau de la spiritualité quotidienne orthodoxe sans parler particulièrement du jeûne. Pour commencer, on pourrait s’appuyer sur quelques éléments d’information. Quand on parle de jeûne dans la tradition orthodoxe, on y entend des périodes de temps ou certains jours où l’on consomme une alimentation strictement végétarienne (avec ou sans huile, avec ou sans vin). Il y a des formes plus austères de jeûne (comme le jeûne complet ou jusqu’au crépuscule) pratiquées surtout dans les monastères et recommandées pour tous les fidèles au cours de la première semaine du Carême et pour le Grand Vendredi. Mais il y a aussi des formes plus légères de jeûne, où l’alimentation végétarienne peut être accompagnée de produits à base de poisson : ça arrive, par exemple, à l’occasion de certaines fêtes qui ont lieu pendant la période du Carême. Aux quatre périodes principales de jeûne (le Carême de Pâques – sept semaines, le Carême de la Nativité : 15 novembre-24 décembre, le Carême de la Dormition : 1er-14 août et le Carême des Saints Apôtres Pierre et Paul, qui a une durée variable, en fonction de la date de la Pentecôte), on ajoute encore les jours de mercredi et vendredi, mais aussi les jours au caractère de pénitence : 5 janvier (la Vigile de l’Épiphanie), 29 août (la Décollation de Saint Jean-Baptiste), 14 septembre (Exaltation de la Précieuse et Vivifiante Croix). Mis ensemble, les jours du calendrier orthodoxe où l’on jeûne constituent – même pendant les années où le Carême des Saints Apôtres Pierre et Paul dure seulement quelques jours – presque la moitié des 356 jours de l’année ! La question 11 .d o m o w o c u -tr . ack C m C lic k to Communio, n° XXXIX, 3 – mai-juin 2014 w w .d o w w w bu bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c qui se pose presque spontanément en ce cas-là, c’est dans quelle mesure tous ces jeûnes relèvent seulement d’une discipline théorique, provenant d’un Moyen Âge figé dans l’abstinence, ou bien s’ils correspondent effectivement à une réalité actuelle encore de nos jours. D’une manière surprenante, la réalité pastorale dans les pays majoritairement orthodoxes, mais aussi dans les communautés orthodoxes de la diaspora, montre que le jeûne marque le quotidien du chrétien pratiquant 1. Le calendrier joue un rôle de guide non seulement pour marquer les fêtes ou les jours des saints, mais aussi pour indiquer les jours de jeûne, voire les jours où l’on ne jeûne pas. En dépit du danger inhérent à une réduction de la vie chrétienne à un type de discipline liturgique (respecter tous les jeûnes marqués dans le calendrier), cette pratique permet de maintenir la vie quotidienne du chrétien orthodoxe au rythme du temps liturgique. L’année ecclésiale n’est plus marquée seulement par les grandes fêtes, mais elle acquiert une dynamique de chaque semaine, de chaque mois. En plus, pendant les périodes et les jours de jeûne, est interdite la célébration des mariages, ce qui oblige les moins croyants à se confronter à la réalité incommode d’une « Église qui jeûne ». Évidemment, au-delà de ces conditionnements canoniques liés à la célébration des mariages, le respect du jeûne vise d’une manière absolue la volonté libre de chacun, car celui-ci correspond à un engagement spirituel et non à des règles extérieures de conduite chrétienne. Cependant, il existe une obligation en ce qui concerne le jeûne, et elle est liée strictement à la préparation pour l’Eucharistie. Ce jeûne, appelé « jeûne eucharistique » – dont ne sont dispensés que les tout-petits et les gens qui sont atteints de maladie grave – signifie que, le jour où il se prépare pour recevoir l’Eucharistie, le chrétien (prêtre ou laïque) ne doit rien boire ni manger depuis minuit. Le jeûne eucharistique, comme condition pour participer à la Sainte Liturgie et donc pour recevoir l’Eucharistie, est une pratique présente dès la première époque chrétienne, stipulée dans les canons et qui continue à avoir un caractère normatif dans l’Église orthodoxe 2. Dans la tradition pastorale de beaucoup d’Églises orthodoxes, ce jeûne eucharistique est, à son tour, soutenu par une préparation préliminaire : celui qui reçoit rarement la Communion, s’il n’a pas réussi à respecter les jours de jeûne recommandés par l’Église, a l’obligation de jeûner quelques 1. Un sondage d’opinion réalisé par IRES (l’Institut roumain pour évaluation et stratégies) montre, en avril 2013, que presque 70 % des Roumains disent qu’ils jeûnent, même si ce n’est pas en totalité : www.ires.com.ro/articol/230/pa-tile-la-romani (17.07.2013). 2. Les Canons 41 et 47 du Synode local de Carthage (Carthage, 419) prévoient que les Saints Mystères (Sacrements) doivent être célébrés par des gens qui ont jeûné, le seul jour excepté étant le Grand Jeudi, quand les chrétiens recevaient la communion le soir, sans jeûner. Le Canon 29 du Synode Quinisext (691/692) renforce l’obligation du jeûne avant l’Eucharistie, mais élimine l’exception concernant le Grand Jeudi. 12 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c jours avant le jour de l’Eucharistie. Les théologiens orthodoxes remarquent pourtant que cette pratique est plutôt récente, puisque dans le premier millénaire il était interdit de jeûner le samedi 3. La préparation qui comporte le jeûne pendant quelques jours avant de recevoir l’Eucharistie intervient comme mesure pénitentielle, imposée par le confesseur, pour accentuer le caractère suprême de la rencontre avec Jésus-Christ dans le mystère de l’Eucharistie. Le jeûne comme chemin liturgique et nostalgie pascale Tout comme jeûner avant de recevoir la Communion doit être interprété dans une perspective liturgique, comme manière psychosomatique d’assumer la faim et la soif de Dieu 4, les quatre grands jeûnes au cours de l’année ecclésiastique doivent être envisagés comme chemin vers la fête qui suit. Jeûne et fête sont étroitement liés, le jeûne acquérant son sens seulement dans la perspective de la fête, et la fête recevant un vrai caractère « festif », voire d’accomplissement liturgique et spirituel, seulement à la fin d’un parcours ascétique : « The feast is impossible without the fast, and the fast is precisely repentance and return, the saving experience of sadness and exile. The Church [...] is repentance that takes us again and again into the joy of the Pascal banquet [...] 5. » La pratique du jeûne donne son caractère à la fête et inversement : le Carême de Pâques, marqué par des offices de pénitence (soit le Canon de Saint André de Crète) et par un programme eucharistique censé rendre plus intense la pratique de la Communion (la Liturgie des Saints Dons présanctifiés n’a lieu que pendant cette période, le mercredi et le vendredi étant en fait des Vêpres unies au rituel de l’Eucharistie), atteint son apogée pendant la Grande Semaine, quand le jeûne est doublé d’une ascèse liturgique de chaque jour. 3. Ioannis FOUNDOULIS, Α αν ε ε ε γ ά α α (1-150), Athen 1991, cité d’après l’édition roumaine : Dialoguri liturgice. R spunsuri la probleme liturgice, vol. I (1-150), trad. en roumain par Victor Manolache, Bucureşti, 2008, p. 115-116. 4. DANIEL, Patriarche de l’Église Orthodoxe Roumaine, Foame şi sete dup Dumnezeu. Înţelesul şi folosul postului [Faim et soif de Dieu. La signification et l’utilité du jeûne], Bucarest, Basilica, 2008. Voir aussi : Alexandre SCHMEMANN, Le Grand Carême. Ascèse et Liturgie dans l’Église Orthodoxe (Spiritualité Orientale n° 13), Abbaye de Bellefontaine 1974, p. 133 : « Jeûner ne signifie qu’une chose : avoir faim [...] et, ayant faim, découvrir que cette dépendance n’est pas toute la vérité au sujet de l’homme, que la faim elle-même est avant tout un état spirituel et que, finalement, elle est en réalité la faim de Dieu ». 5. Alexander SCHMEMANN, For the life of the world. Sacraments and Orthodoxy, Crestwood, St. Vladimir’s Seminary Press, 1973, p. 79. Voir aussi : Vassa LARIN, « Feasting and Fasting According to the Byzantine Typikon », Worship 83 (2/2009), p. 142. 13 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c Par contre, le Carême de la Nativité a un autre caractère, c’est un jeûne pour accueillir le divin Enfant, c’est un jeûne de la joie. Et puis, le Carême des Saints Apôtres Pierre et Paul est un jeûne qui fait suite à la fête de la Pentecôte, qui finit le cycle pascal : il a donc un caractère qui marque le rétablissement de la « normalité », la prise de conscience de ses propres limites et impuissances. Après cinquante jours où le chrétien est inondé par la joie et l’esprit de la Résurrection, recevant ensuite le don de la Pentecôte, la reprise du jeûne ressemble à la descente des disciples du mont Thabor. C’est un processus de réactualisation liturgique de l’Incarnation. Et le quatrième Carême (1er-14 août), celui qui précède la Dormition de la Mère de Dieu, même s’il s’est répandu relativement tard, à l’époque byzantine (XIIe siècle), devient l’expression de la piété mariale profonde dans la tradition orthodoxe : la Mère de Dieu est l’exemple suprême d’une vie ascétique qui a reçu le fruit divin (par rapport aux attitudes ascétiques infertiles, formalistes, autosuffisantes) ; c’est le nouveau sens que prend l’ascétisme dans le christianisme : prélude d’un événement personnel, de la rencontre de l’homme avec Dieu. Actualisation de l’Incarnation. Ce jeûne qui ne dure que deux semaines, a une similitude théologique avec le Carême des Pâques, c’est le jeûne de « l’heureuse tristesse », et non du deuil forcé : au bout il y a un événement qui donne de l’espoir. La Dormition de la Mère de Dieu renvoie à la perspective véritablement chrétienne de la mort : la rencontre avec Le Christ Ressuscité. Cette description succincte du caractère spécifique des quatre périodes de jeûne de la tradition orthodoxe aurait besoin, bien sûr, d’une analyse hymnographique. On va se limiter ici à citer un fragment d’une prière que lit le prêtre devant les croyants après la Liturgie, au début du Carême de Pâques et au début de chaque Carême : « ... Notre Dieu, Toi qui as établi par l’Ancienne et la Nouvelle Loi ces quarante jours, auxquels Tu nous as rendus dignes d’arriver : c’est de Toi que nous demandons et c’est Toi que nous prions, renforce-nous par Ton pouvoir, pour bien accomplir notre ascèse, pour la gloire de Ton Saint Nom et pour que nos péchés soient pardonnés, pour que nos passions soient mortifiées et que tout péché soit éloigné, pour que, par pénitence, ensemble avec Toi étant crucifiés et enterrés, nous puissions nous lever de nos faits mortels et vivre bienheureux devant Toi, pour le reste de nos jours 6. » Il devient donc évident, à partir de cette prière aussi, que le jeûne n’a pas seulement un caractère ascétique, de pénitence, mais aussi un caractère profondément mystique-liturgique : celui qui jeûne, le fait dans une perspective doxologique (« ...pour la gloire de Ton Saint Nom »), en espérant qu’au bout du chemin, la fête pascale devienne une fête intérieure, de renouvellement et d’avant-goût de la joie eschatologique. « Vivre bienheureux 6. Molitfelnic (Euchologion), Bucarest, 2002, p. 689. 14 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c devant le Ressuscité » apporte un fort élément nuptial, festif, à tous les efforts du jeûne. Le Christ est Celui qui donne la force et du sens à ce parcours, la rencontre – par la mort et la résurrection – avec Lui devenant une expérience de reconstruction existentielle : « By the practice of fasting Orthodox are reminded in a direct bodily way of the presence of the Lord. Fasting in Orthodoxy is not done out of a spirit of “atonement” for sins. It is approached as an act of ascesis of love 7. » Évidemment, cette théologie du jeûne est confrontée, dans la pratique pastorale, à différentes mentalités socioculturelles ou à des dévotions adjacentes. Pour le chrétien orthodoxe, un défi actuel est de retrouver le vrai sens (« jeûne total », comme le dit A. Schmemann 8) du jeûne. Le danger dans la pratique orthodoxe du jeûne c’est – d’après le même Schmemann – de le réduire à un simple effort négatif (de renoncement à certaines choses) et de perdre de vue « l’esprit du Carême » 9, c’est-à-dire la dynamique du renouvellement liturgique auquel renvoient les offices qui ont lieu pendant le Carême de Pâques. Sans participation à ces offices et liturgies, sans lien assumé entre le jeûne et la fête, le jeûne devient « folklore religieux » 10. Pour Schmemann, le jeûne a des connotations christologiques évidentes : « Qu’est-ce que le jeûne pour nous chrétiens ? C’est notre incorporation et notre participation à cette expérience du Christ lui-même, par laquelle il nous libère de notre entière dépendance envers la nourriture, la matière et le monde 11 ». Mais, pour découvrir cette dimension christique du jeûne, on doit le relier à l’Eucharistie : tandis que jeûner et connaître le sentiment de la faim nous rendent conscients de notre dépendance envers la nourriture, l’impulsion spirituelle qui accompagne cet effort oriente l’homme vers la vraie nourriture – matérielle et spirituelle à la fois – qui est JésusChrist. La dépendance de l’homme envers les aliments ne doit et ne peut être dépassée, mais, à l’aide d’un jeûne étroitement uni à la nostalgie de l’Eucharistie, elle perd de son caractère absolu : « Seul le jeûne peut opérer cette transformation, nous donner la preuve existentielle que la dépendance où nous sommes vis-à-vis de la nourriture et de la matière n’est ni totale ni absolue, mais, unie à la prière, à la grâce et à l’adoration, elle peut ellemême devenir spirituelle 12. » Tout comme les périodes de jeûne sont des chemins liturgiques et spirituels en vue de se préparer pour les Grandes Fêtes, le jeûne de chaque mercredi et vendredi n’a pas seulement une connotation mémorielle 7. John Anthony MCGUCKIN, The Orthodox Church. An Introduction to Its History, Doctrine and Spiritual Culture, Malden, 2008, p. 354. 8. Alexandre SCHMEMANN, Le Grand Carême. Ascèse et Liturgie dans l’Église Orthodoxe (Spiritualité Orientale n° 13), Abbaye de Bellefontaine, 1974, p. 135. 9. Ibidem, p. 120. 10. Ibidem, p. 122. 11. Ibidem, p. 131. 12. Ibidem, p. 131-132. 15 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c (le mercredi pour se rappeler la trahison de Jésus par Judas, le vendredi pour se rappeler la Crucifixion de Jésus) ou traditionnelle-patristique (la discipline du jeûne le mercredi et le vendredi est déjà établie au IIe siècle), mais il a surtout la fonction liturgique d’actualiser chaque semaine le chemin vers la Résurrection, la voie vers le dimanche. Dans la mesure où chaque dimanche est une célébration de la Résurrection du Seigneur, les jours de jeûne apportent dans le quotidien chrétien la tension entre le Sacrifice et la Résurrection, la préparation et l’accomplissement, l’aspiration et l’obtention de l’Eucharistie. Certes, le fait, que dans la dévotion orthodoxe de ces derniers siècles – à cause d’un sentiment exagéré d’« indignité » envers l’Eucharistie – recevoir la Communion est devenu une pratique de plus en plus rare, a fait perdre au jeûne du mercredi et vendredi son caractère liturgique, ne lui laissant que celui d’ascétique. Mais même cette évolution montre l’étroite relation entre le jeûne et l’Eucharistie : conformément à la mentalité « traditionnelle » dans beaucoup de pays majoritairement orthodoxes, surtout dans l’espace rural, on doit recevoir l’Eucharistie au moins quatre fois par an, c’est-à-dire pendant les quatre grandes périodes de jeûne mentionnées antérieurement. Ce qui est problématique dans cette évolution – qui a été combattue dans la théologie du XXe siècle par des liturgistes comme A. Schmemann – c’est qu’elle impose, au niveau psychologique, le rythme annuel des quatre grands jeûnes pour un critère de rapprochement à la réalité de l’Eucharistie, qui est cependant le sacrement auquel les chrétiens sont appelés à participer – sauf en cas d’empêchement grave – tous les dimanches, bien sûr après une préparation adéquate. Malgré ces fluctuations au niveau de la mentalité liturgique, l’Église Orthodoxe n’a pas simplifié ou relativisé la discipline du jeûne, ni ne l’a limitée à un contexte strictement monastique ; une tentative, dans le cadre du mouvement panorthodoxe au XXe siècle, de « réadapter » les dispositions concernant le jeûne, s’est heurtée à une résistance inattendue, pour la simple raison qu’une possible « réforme des règles du jeûne » était vue, par certaines Églises orthodoxes locales, comme une atteinte à la tradition liturgique, voire une diminution de l’importance des fêtes 13. Il vaudrait la peine de développer ce thème, pour mieux comprendre combien la signification liturgique du jeûne est liée, dans la tradition orthodoxe, à sa signification ascétique et spirituelle. 13. À consulter l’article du liturgiste roumain Nicolae NECULA, Învățătura despre post în Biserica Ortodoxă, Studii teologice 36 (7-8/1984) 514-520, qui affirme : « Diminuer, annuler ou ne pas accorder de l’importance à ces jeûnes signifie ignorer les fêtes auxquelles ils sont liés, signfie pervertir l’équilibre déjà établi entre le jeûne et la fête. [...] Jeûne, pénitence, communion sont trois actes qui s’accomplissent et se conditionnent réciproquement » (p. 520). 16 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c Le jeûne comme thème du Grand Synode de l’Orthodoxie : entre « réadaptation » et réaffirmation Un des projets majeurs de l’Église Orthodoxe au XXe siècle a été l’initiation et la préparation d’un « Grand et Saint Synode de l’Orthodoxie », ayant pour but le renforcement de l’unité orthodoxe, en abordant des thèmes importants au sujet de la dynamique ecclésiale ou des nouvelles provocations de la modernité. Comme on le sait déjà, ce synode n’a pas encore eu lieu, même si, dès le début du processus de préparation (dans le cadre des quatre conférences panorthodoxes entre 1961 et 1968), toutes les Églises orthodoxes ont été unanimement d’accord sur son absolue nécessité. Les facteurs qui ont retardé et qui continuent à retarder le commencement de ce synode sont multiples et on ne peut pas les envisager ici. Mais ce qui mérite d’être pris en discussion, c’est le fait que, dès la première esquisse d’un catalogue thématique du futur synode (1968, Chambésy), le jeûne a constitué un thème à part (de tous les six), sous le titre : « Réadaptation des prescriptions ecclésiastiques concernant le jeûne ». Plus intéressant encore est le fait que ce thème, loin d’être une question marginale, a été longuement débattu dans le cadre de la commission panorthodoxe préconciliaire, connaissant plusieurs variantes textuelles. La première version a été rédigée dans le cadre de la Commission inter orthodoxe préparatoire, en 1971 à Chambésy 14. Suite à une analyse historique, patristique et canonique du jeûne à l’époque du premier millénaire, le texte conclut que « l’institution du jeûne a connu une évolution dans l’Église », tant dans sa durée que dans sa forme. Le jeûne est défini comme une « institution importante pour l’Église, un instrument de l’élévation spirituelle, de la domination de l’esprit sur la chair, une institution qui renforce la volonté et le caractère de l’homme 15 ». Malgré cela, la commission constate que la plupart des croyants dans la société actuelle ne respectent pas toutes les dispositions liées au jeûne, vues les conditions contemporaines de vie. Elle plaide pour un abrégement de la durée des jeûnes et un allègement de ces derniers, pour éviter de surcharger la conscience des croyants suite à la transgression de certaines dispositions trop sévères. Les recommandations proposées par la commission, pour être prises en discussion par le Grand Synode, prévoient, parmi d’autres : la permission d’une alimentation avec du poisson et de l’huile pendant tous les mercredis et les vendredis, l’abrégement du Carême de la Nativité à 20 jours ou, au cas où l’on garderait la 14. Voir Vorlagetexte der I. Interorthodoxen Vorbereitungskommission von Chambesy/Genf (28.07.1071), in Anastasios KALLIS (éd.), Auf dem Weg zu einem Heiligen und Großen Konzil. Ein Quellen-und Arbeitsbuch zur orthodoxen Ekklesiologie, Münster, Theophano, 2013, p. 378-383. 15. Ibidem, p. 381. 17 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c durée de 40 jours, l’introduction de l’alimentation à base de poisson, pour le rendre plus accessible, etc. Quelques années après, dans le cadre du premier rassemblement de la Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 1976), la liste thématique a été élargie de six à dix points, le jeûne continuant à représenter un chapitre à part. Du point de vue méthodologique, la tâche de ces Conférences préconciliaires résidait dans l’établissement de certains documents de consensus qui offrissent le fondement et la forme des décisions ultérieures dans le cadre du futur Synode. D’une manière surprenante, les choses se sont compliquées juste dans le cas du texte concernant le jeûne. La deuxième Conférence panorthodoxe préconciliaire (Chambésy, 1982) n’a pas réussi à aboutir à un consensus au sujet de ce thème, en considérant que les recommandations concrètes d’abréger les jeûnes, comme celles formulées en 1971, doivent être évitées. La crainte de plusieurs Églises orthodoxes locales était liée à la supposition qu’une « réadaptation » des règles concernant le jeûne pourrait être interprétée d’une manière incorrecte par une grande partie des croyants, comme une rupture de la tradition ecclésiale. Par conséquent, la tâche des Églises serait d’assurer le « peuple fidèle » qu’un tel changement n’introduit pas une discontinuité dans la tradition. Issue du désir de venir à la rencontre des gens qui ne peuvent plus respecter les dispositions sévères du jeûne, l’initiative était relativisée juste comme conséquence d’une réaction venue d’« en bas » ! On a laissé ce thème de côté jusqu’en 1986, quand, dans le cadre de la troisième Conférence préconciliaire, après un travail assidu, on a réussi à formuler un texte final, sous un nouveau titre, voire : « L’importance du jeûne et son observance aujourd’hui 16 ». Le langage théologique a changé d’une manière visible par rapport à la première esquisse de 1971. Le jeûne n’est plus défini comme institution, mais comme « un grand combat spirituel et la meilleure expression de l’idéal ascétique de l’Orthodoxie 17 », en utilisant des expressions de la tradition liturgique byzantine, comme « don divin, grâce pleine de lumière, arme invincible, fondement des combats spirituels, meilleure voie vers le bien, nourriture de l’âme, aide accordée par Dieu, source de toute méditation, imitation d’une vie impérissable et semblable à celle des anges [...] 18 ». La perspective historique passe au second plan, celle théologique-spirituelle devenant prioritaire. Le document parle aussi, d’une manière inédite, d’un « vrai jeûne », au sens véritablement chrétien, comme le jeûne uni à la prière incessante et à la pénitence sincère. L’apogée de l’effort de jeûner ne consiste pas à atteindre des performances ascétiques, 16. L’importance du jeûne et son observance aujourd’hui, in Episkepsis 17 (351/1986) 2-3. Web : http://www.apostoliki-diakonia.gr/gr_main/dialogos/dialogos. asp?content=content&main=C_pros_1fr.htm. Version allemande : « Die Bedeutung des Fastens und seine Einhaltung heute », Una Sancta 42 (1/1987) p. 4-7. 17. Ibidem. 18. Ibidem. 18 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c mais à assumer une vie authentique en Jésus-Christ, qui s’accomplit par les sacrements. « Le véritable jeûne se réfère à l’ensemble de la vie des fidèles en Christ et trouve son apogée dans leur participation à la vie liturgique et notamment au sacrement de la sainte Eucharistie 19. » L’accentuation de la relation entre le jeûne et l’Eucharistie ne se fait pas en termes disciplinaires (le jeûne comme condition pour participer à la Communion), mais en termes d’adéquation spirituelle. Aborder le jeûne comme thème et but en soi n’est pas essentiel, ce qui compte c’est la compréhension organique de ce que comporte « la nouvelle vie en Jésus-Christ ». Les jeûnes dans le cadre de l’année ecclésiale sont donc « la meilleure voie dans l’exercice des fidèles en vue de leur perfection spirituelle et de leur salut 20 ». Par conséquent, le document s’exprime en vue de « la nécessité pour les fidèles de respecter au cours de l’année tous les jeûnes prescrits ». On ne parle plus de l’abrégement des périodes de jeûne, mais seulement de ce qui, en fait, n’avait jamais été mis en discussion dans la pratique pastorale orthodoxe : « l’application du principe ecclésiastique d’économie en cas de maladie corporelle, d’une nécessité impérieuse ou de la difficulté des temps, selon le discernement et le souci pastoral du corps des évêques des Églises locales 21 ». Le document constate que les dispositions concernant le jeûne ne sont pas observées en totalité, mais refuse cependant une solution générale, de réadaptation, à ce sujet – chose qui avait constitué le fondement de ce thème qui figurait dans le catalogue du Grand Synode. Il se résume aux affirmations suivantes : « L’Église laisse donc le soin aux Églises orthodoxes locales de définir, selon leur discernement, la mesure d’économie miséricordieuse et d’indulgence à appliquer afin d’alléger le « poids » des jeûnes sacrés pour ceux qui ont des difficultés à respecter tout ce que ceux-ci prescrivent, soit pour des raisons personnelles (maladie, service militaire, conditions de travail, vie dans la Diaspora, etc.), soit pour des raisons générales (conditions climatiques particulières de certains pays, difficultés de trouver certains aliments maigres, structures sociales). Ceci toujours dans l’esprit et dans le cadre de ce qui précède et dans le but d’éviter d’atténuer l’institution sacrée du jeûne. 22 » Jusqu’à présent, le texte panorthodoxe de 1986 passe pour la version officielle et unanimement acceptée, qui sera proposée à la discussion et approuvée dans le cadre du Synode longuement attendu. On observe donc, au sujet de ce thème, une dynamique qui relève non seulement d’une certaine tension inter orthodoxe entre les différentes traditions orthodoxes locales « libérales » et « conservatrices » – tension résolue par son renvoi au plan local – mais surtout de l’ascendance du facteur spirituel-liturgique 19. 20. 21. 22. Ibidem. Ibidem. Ibidem. Ibidem. 19 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c sur le facteur historique. Le texte final au sujet du jeûne ne correspond plus à l’intention initiale, de « réadapter » la durée, la forme et le contenu du jeûne dans l’Église Orthodoxe. Tout au contraire, il est une réaffirmation de la signification spirituelle du jeûne dans la vie de l’Église. Comment explique-t-on ce fait ? La dynamique du texte panorthodoxe concernant le jeûne est représentative, pour la sensibilité des chrétiens orthodoxes, de la conservation d’un idéal ascétique même dans ces temps modernes. C’est juste cette évolution dans le cadre du processus préconciliaire qui nous aide à comprendre que le jeûne est conçu prioritairement comme partie constitutive du chemin spirituel que chaque chrétien doit parcourir, et non comme obligation formelle 23. Le jeûne comme expérience de renouvellement spirituel Le jeûne est un thème qui sillonne toute l’histoire de la spiritualité chrétienne, surtout monastique, représentant déjà l’objet de beaucoup d’études patristiques 24. La façon dont on parle du jeûne dans la spiritualité orthodoxe contemporaine est moins connue. C’est pourquoi il vaut la peine de se pencher sur l’interprétation que donnent au jeûne certains starets orthodoxes contemporains. Ces parents spirituels (ou « starets » dans la tradition russe), même si ce sont le plus souvent des moines, ne sont pas représentatifs seulement d’un certain courant monastique d’opinion, mais détiennent une autorité spirituelle devant tout le peuple ecclésial. C’est pour cette raison que leurs affirmations sont emblématiques quand il s’agit de la façon qu’ont les chrétiens orthodoxes pratiquants de comprendre les efforts du jeûne. On va se limiter ici à certaines voix qui proviennent de l’espace roumain. L’argument de l’encouragement au jeûne sans cesse formulé par ces parents spirituels contemporains, c’est que le jeûne est une disposition biblique et patristique, étroitement liée à la vie chrétienne, d’acceptation de la pénitence et du chemin vers la perfection. Ce qui caractérise la motivation fondamentale du jeûne chrétien, c’est l’aspect de la relation avec Jésus-Christ. Père Asenie Papacioc († 2011), affirme en ce sens : « Le jeûne joue un rôle de grande importance dans ce phénomène extraordinaire de notre relation avec le Christ et il nous aide à nous élever, par l’expérience, à Dieu. Le jeûne met beaucoup plus l’accent sur l’état spirituel, que sur tel ou 23. Voir aussi : Peter WILFLFING, Was besagt die Vorlage der dritten vorkonziliaren panorthodoxen Konferenz für ein Heiliges und Großes Konzil über die „Bedeutung des Fastens und seine Einhaltung heute“ und in welchem Kontext ist sie zu verstehen ?, thèse soutenue à la Faculté de Théologie romano-catholique de l’Universitié de Vienne, manuscrit : Vienne, 2001, p. 79. 24. Voir, par exemple, Gabriel BUNGE, Wissen und Lehre der Wüstenväter von Essen und Fasten – dargestellt anhand der Schriften des Evagrios Pontikos, Münster, Lit, 2012. 20 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c tel type d’alimentation ». Le sacrifice qui consiste à renoncer à un certain type d’alimentation a donc premièrement une signification d’intégration dans l’histoire de la rédemption, de rapprochement du Mystère de la Croix : « On jeûne pour rendre hommage à la Passion du Rédempteur : moi, je jeûne parce que le Rédempteur a souffert pour moi... 26 ». Cependant, le jeûne dans la tradition orthodoxe – tout comme tout autre effort ascétique – n’a pas en vue la recherche à tout prix de la souffrance, mais il cherche plutôt à « préparer » et à « honorer » l’actualisation liturgique d’un événement de l’histoire de la Rédemption : la Résurrection du Seigneur, la Naissance du Seigneur, la Dormition de la Mère de Dieu etc. Cette implication ecclésiale du jeûne est indispensable, pour garder la distinction entre le jeûne et tout autre régime alimentaire. En plus, le jeûne n’est pas problématisé en soi, comme obligation formelle, mais toujours en relation avec la nécessité de renouvellement intérieur. Père Teofil P r ian († 2009) affirme en ce sens : « Le jeûne ne doit pas rester un acte isolé, mais il doit être mis en relation avec le détachement envers le péché. On ne doit pas jeûner seulement d’aliments, mais aussi de péchés 27. » Jeûner de péchés suppose l’effort complexe de conjuguer le jeûne d’aliments (qui n’est jamais remis en question, constituant le fondement de tout autre jeûne) avec le jeûne de ces pensées, sentiments et actes qui éloignent l’homme de Dieu. C’est pourquoi l’appel au jeûne est toujours accompagné de l’appel à la pénitence, qui trouve son accomplissement dans le sacrement de la Confession. Le motif de la lutte spirituelle est présent partout. Mais la perspective n’en est pas destructrice, opaque, fixée sur l’éradication efficace du mal, mais positive : « Le jeûne nous rend plus clairvoyants, le jeûne nous rend semblables au Seigneur Jésus-Christ, avec les ascètes d’autrefois, il nous élève au-delà de ce monde 28. » Dans la spiritualité philocalique, la lutte contre les passions ne suppose pas l’extermination des sentiments, mais le changement de leur direction, de l’égocentrisme au christocentrisme. C’est pourquoi l’amour est envisagé comme critère important dans la vraie « réussite » du jeûne : « Cet amaigrissement du corps n’a aucune valeur chez l’homme qui jeûne s’il n’est miséricordieux, s’il ne sait pardonner. [...] Le jeûne matériel n’a aucune valeur, si l’on ne revient pas à l’amour 29. » 25 25. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie B lan, Sih stria, 2004, p. 137-138. 26. Stareţul DIONISIE, Duhovnicul de la Sfântul Munte Athos, Athos, Prodromos, 2009, p. 170-171. 27. Teofil P R IAN, Veniţi de luați bucurie. O sinteză a gândirii Părintelui Teofil în 1270 de capete, Cluj-Napoca, Teognost, 22007, p. 196. 28. Teofil P R IAN, Cum putem deveni mai buni. Mijloace de îmbunătățire sufletească, F g raş, Agaton, 2007, p. 175. 29. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie B lan, Sih stria, 2004, p. 137. 21 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c L’amour s’exprime par la prière : « Voilà ce qui pourrait être un aspect essentiel du jeûne : de l’amour envers tout le monde si possible, de la prière pour l’humanité autant que l’on en est capable, et surtout, vivre un état spirituel sincère, non seulement pour obtenir le pardon, mais pour obtenir la libération des passions 30 ». Le fait que le renoncement à un certain type d’alimentation peut avoir de l’importance spirituelle (« le jeûne du corps est en lui-même acte de croissance spirituelle 31 ») relève tout d’abord de l’anthropologie chrétienne : l’interdépendance du corps et de l’âme devient visible surtout au niveau pathologique, mais elle doit être envisagée dans tout effort de guérison spirituelle. L’âme ne peut se débarrasser de passions sans l’aide du corps, et à l’inverse, tout exercice d’ascétisme physique dépourvu d’un soutien spirituel et d’un contexte ecclésial, demeure au niveau d’une simple performance athlétique 32. C’est en ce sens qu’il est utile de citer ici les considérations d’un grand théologien roumain, père Dumitru Staniloae († 1993) : « Les mets de carême ont pour rôle d’affaiblir la force immodérée de l’appétit, qui asservit l’homme, faisant de lui un esclave et l’empêchant de voir en ce qu’il mange autre chose qu’une matière à consommer. Par affaiblissement de l’appétit, la nourriture devient un acte par lequel on réfléchit et on pense à Dieu. [...] Lorsque nous nous nourrissons, une lumière spirituelle descend sur nous ; il ne s’agit plus là d’un acte irrationnel, enfermé dans les ténèbres. Le jeûne est un acte de glorification de Dieu, car il consiste à tempérer notre égoïsme [...]. Le jeûne est l’antidote d’une telle extension pathologique des appétits et de l’égoïsme. Il ramène humblement le moi à lui-même, qui, dès lors, devient transparent et voit Dieu, s’emplit de la vie pleine de Dieu. Voilà la seule véritable extension de l’esprit en l’homme, en l’Esprit divin 33. » Pourtant, une question centrale se pose ici : pourquoi le jeûne alimentaire acquiert-il une telle importance dans cette perspective de la vie chrétienne ? Dans un monde où le virtuel audio-visuel s’empare de l’âme de l’homme et réduit le corps à une passivité totale, le jeûne alimentaire devrait être accompagné non seulement de prière, mais aussi d’un jeûne des dépendances virtuelles des médias qui dominent notre quotidien. Au-delà des implications anthropologiques déjà mentionnées, le jeûne acquiert dans la société actuelle – marquée par une industrie alimentaire 30. Arsenie PAPACIOC, Ne vorbește Părintele Arsenie, vol. 3, éd. de Ioanichie B lan, Sih stria, 2004, p. 139. 31. Dumitru ST NILOAE, Théologie ascétique et mystique de l’Église Orthodoxe, trad. du roumain par Jean Boboc et Romain Otal, Paris, Cerf, 2011, p. 189. 32. Voir, Jean-Claude L ARCHET , Thérapeutique des maladies spirituelles. Une introduction à la tradition ascétique de l’Église orthodoxe, Paris, Cerf, 1997, p. 547-560. 33. Ibidem, p. 188-189. 22 .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu lic k c qui a perdu ses références éthiques envers l’équilibre de la création – la signification d’une écologie humaine assumée. Sans adhérer à une idéologie végétarienne, le chrétien doit avoir en vue que, en assumant un type d’alimentation flexitariste, dans un rythme ecclésial, il choisit un chemin équilibré de vie avec la nature. Le jeûne comme chemin eschatologique Le caractère eschatologique du jeûne n’est pas une construction théorique, mais une conséquence directe de la compréhension du jeûne en tant que chemin de renouvellement intérieur et de rencontre avec le mystère de la Mort et de la Résurrection du Seigneur. Ce n’est pas par hasard que, parmi les quatre dimanches qui précédent le début du Carême de Pâques, l’un se trouve sous le signe du rappel du Jugement au Dernier Jour 34. La majorité des textes hymnographiques qui marquent ce dimanche ont en vue le déclenchement d’un processus de réveil intérieur, en décrivant l’atmosphère du Jugement Dernier : « Daniel le Prophète, l’homme de désirs, ayant vu la puissance de Dieu, de la sorte prophétisa : Dieu s’assoit pour juger, les livres sont ouverts. Ô mon âme, si tu jeûnes, ne trompe pas ton prochain, ne juge pas ton frère, si tu t’abstiens des aliments... 35 » (Laudes, Dimanche du Jugement Dernier) ; ou : « Je tremble à la pensée de ton ineffable parousie... 36 » (Ode 1, Dimanche du Jugement Dernier). Pourtant, la perspective du Jugement n’a pas pour but la motivation vers la pénitence par l’angoisse intérieure devant une punition apocalyptique, mais la prise de conscience du caractère eschatologique de la vie chrétienne. Le royaume de Dieu n’est pas la métaphore d’un monde spirituel éloigné, mais une expérience réelle de la communion théandrique, fondée sur la Résurrection du Seigneur et préfigurée sur la terre dans la communauté spirituelle de la Pentecôte, voire dans tout sacrement où l’on invoque la descente du Saint-Esprit. C’est pourquoi le jeûne anticipe la joie eschatologique, la joie du renouvellement final. Les mêmes textes hymnographiques en témoignent : « Le temps bienheureux du jeûne s’est levé, dans la lumière des rayons du repentir. Avançons tous dans la joie et la ferveur 37 » (3e Ode, mercredi, matines de la 3e semaine de pré-Carême). 34. La structure de la période de « pré-Carême » est la suivante : Dimanche du publicain et du pharisien – commencement du Triode (livre liturgique employé pour les offices du Grand Carême) ; Dimanche du Fils prodigue ; Dimanche du Jugement dernier ou le Dimanche de l’abstinence de viande ; Dimanche de l’expulsion d’Adam du Paradis (le dernier Dimanche avant le Carême). 35. Triode de Carême, trad. P. Denis Guillaume, tome 1, Rome, 1978, p. 69. 36. Ibidem, p. 55. 37. Ibidem, p. 86. 23 .d o m o w o c u -tr . ack to Jeûne, liturgie, eschatologie – Une approche orthodoxe m C lic k --------------------- w w .d o w w w C to bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c h a n g e Vi ew XC h a n g e Vi ew O N y bu to Ioan Moga c La dimension eschatologique du jeûne est présente, évidemment, dans le Nouveau Testament (Matthieu 9,14-15) : tant que l’Époux est présent auprès de Ses disciples, le jeûne n’a pas de sens ; ce n’est que l’absence de l’Époux qui comporte de la tristesse, du jeûne. Signe de l’attente de la rencontre pascale et eschatologique avec Jésus-Christ, le jeûne porte en soi la dialectique entre l’expérience de la solitude, de la prise de conscience de sa propre impuissance et de la pénitence, d’une part, et l’espoir heureux de la communion avec Celui qui a vaincu la mort. Sans ce caractère de « chemin vers le Royaume », le jeûne perd son essence christologique et devient un simple exercice de discipline ascétique ou de redressement psychosomatique. Plus que cela, la tension entre le jeûne et la fête, entre l’attente et la communion accomplie, est une caractéristique essentielle du temps ecclésial. L’Église vit dans l’Histoire et – quelle que soit son anticipation liturgique et spirituelle du Royaume – elle ne doit pas oublier que la tension entre la mort et la vie, entre le temps et l’éternité ne sera annulée qu’à la seconde venue du Seigneur. Le jeûne devient ainsi une manière de comprendre et d’expérimenter le parcours de l’Église dans le monde : « L’Église est dans le temps et sa vie dans le monde est une vie de jeûne, c’est-à-dire une vie d’effort, de sacrifice, de renoncement et de mort. La mission même de l’Église est d’être toute à tous. Mais comment l’Église pourrait-elle remplir cette mission, comment pourrait-elle être le salut du monde, si elle n’était pas, tout d’abord et par-dessus tout, le don divin de la joie, le parfum de l’Esprit Saint, la présence, ici même dans le temps, de la grande fête du Royaume ? 38 » (Traduit du roumain par Corina George. Titre original : Post, liturghie, eshatologie – o abordare ortodox .) Ioan Moga, né en 1979 en Roumanie, est prêtre (2005) de l’Église Orthodoxe Roumaine. Étude de théologie orthodoxe à Munich, doctorat en théologie dogmatique (2009). Après avoir enseigné à l’Institut de théologie orthodoxe à Münich, il est actuellement lecteur à la Faculté de théologie catholique de l’université de Vienne et chargé de cours à la Kirchlich-Pädagogische Hochschule (Vienne). Dernières publications : Kirche als Braut Christi zwischen Kreuz und Parusie. Die Ekklesiologie Hans Urs von Balthasars aus orthodoxer Sicht, Forum Orthodoxe Theologie, Bd. 9, Münster, 2010 ; Sfânta Treime, între Apus și Răsărit. Despre Filioque și alte dileme teologice [La Sainte Trinité entre Occident et Orient. Sur le Filioque et autres dilemmes théologiques], Cluj-Napoca, 2012 ; en collaboration avec Michaela C. Hastetter et Christoph Ohly, Symphonie des Wortes. Beiträge zur Offenbarungskonstitution « Dei Verbum » im katholisch-orthodoxen Dialog. Festgabe des Neuen Schülerkreises zum 85. Geburtstag von Joseph Ratzinger / Papst Benedikt XVI, Saint Ottilien, 2012. 38. Alexander SCHMEMANN, For the life of the world. Sacraments and Orthodoxy, Crestwood, Saint Vladimir’s Seminary Press, 1973, p. 59. .d o m o w o c u -tr . ack lic k ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- m C lic k to THÈME w w .d o w w w C bu y N O W ! PD F- er W ! XC er PD F- c u -tr a c k .c