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Salonique – Haifa – Strasbourg – Salonique : La mémoire reconstituée Le judaïsme perdu et retrouvé de Salonique M. Shmuel Trigano me contacte pour me demander si je peux écrire un article sur « la mémoire séfarade » ! La mémoire séfarade, oui, je connais. C’est ma mémoire. C’est l’essence même de la recherche que j’ai entreprit depuis plus de cinq ans. Une recherche qui me permet de renouer les liens avec le monde de mes grands-parents que je n’ai pas connu. J’essaie de me le représenter à travers les bribes d’histoires drôles glanées plutôt dans la littérature ou bien à l’aide de photos qui ont miraculeusement été retrouvées par mes parents au retour de la déportation. Parce que ma famille m’a légué une autre mémoire. Le traumatisme de la Shoah s’est inconsciemment transmit à la seconde génération qui a géré la situation comme elle a pu et n’a pas posé de questions. Nous, la deuxième génération, nous avons grandi dans le manque des grandsparents, ceux qui transmettent aux petits enfants l’histoire de la famille, la vie d’antan. Le passé de nos parents commençait aux camps. C’est seulement quand ils ont dû répondre aux questions de leurs petits enfants qu’ils ont pu reconstituer leur vie, ils ont fait l’effort de retrouver l’histoire de ce monde révolu, le monde perdu de leurs parents. Il a aussi fallut attendre la troisième génération pour la prise de conscience par la seconde de ce vide dans lequel ils ont grandi. L’effort contemporain de reconstruction du passé juif commence à une époque qui est témoin d’une brutale rupture dans la continuité de la vie juive, et qui voit donc également s’accélérer chez les Juifs la perte de la mémoire du groupe. En ce sens quand ce ne serait qu’à ce titre - l’histoire devient ce que jamais auparavant elle n’avait été- la foi des Juifs perdus.1 Tel est le constat de Yerushalmi sur la mémoire du peuple juif. Faisant partie des “juifs perdus” j’ai entrepris un travail de recherche dans l’espoir de me situer par rapport à mes racines et d’apprivoiser le traumatisme de la Shoah en essayant de réduire la distance qui me sépare de la terrible expérience de mes parents, expérience qui, quoi que l’on dise, a été, au moins en ce qui me concerne, parfaitement transmissible. Ce qui m’a incité à entreprendre toute cette recherche, fut le livre que mon père Léon Perahia a écrit sur ses souvenirs d’Auschwitz. En lisant son livre, j’ai trouvé qu’il avait une image très «héroïque» de sa communauté, et un très fort sentiment d’appartenance à la Grèce. Or, Salonique est devenu grecque seulement en 1912. La culture judéo-espagnole de cette communauté était encore - juste avant la déportation des Juifs - prédominante dans cette ville. La langue maternelle du temps de mes parents - et même de mon temps - était le judéoespagnol, et la génération de mon père fut la première génération de Séfarades à apprendre le grec à l’école. L’idée, donc, que ces déportés se revendiquaient de la Grèce de manière ostentatoire et obstinée 2 m’a paru absurde et incroyable. 1 Yerushalmi Zakhor, p. 103 2 Ana Novac dans son livre J’avais 14 ans à Auschwitz, p. 174 écrit sur l’arrivée des Séfarades de l’île de Rhodes qui par ailleurs avait une culture fondamentalement italienne - : Un transport d’Italiennes vient de débarquer. « Nous sommes des Grecques de Rhodes », nous expliquent-elles jusqu’à l’exaspération, mais qu’est-ce que cela change ? Italiennes ou Grecques ! 1 Je me suis mise alors en quête d’autres témoignages pour essayer de voir ce que les autres rescapés des camps disaient des Grecs, étant persuadée que mon père exagérait. Mais dans le livre de Primo Levi Si c’est un homme, j’ai retrouvé exactement la même image des Grecs et j’ai décidé qu’il y avait là matière à recherche. J’ai voulu comprendre ce qui a fait que Primo Levi dit des Grecs qu’ils constituaient au Lager le groupe national le plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué.3 En me posant la question «pourquoi est-il si important pour moi de prouver que les Grecs étaient différents», ma réflexion m’a conduit au récit de mon père et à sa vision de son groupe d’appartenance, vision apparemment partagée par les autres Juifs de Grèce. J’en déduit que l’enjeu est ma propre appartenance, la recherche de mes racines et ma propre définition par rapport à ma Grèce natale. À cela s’ajoute l’effritement, voire l’agonie du judéo-espagnol, langue qu’a véhiculé depuis des siècles la culture séfarade et qui s’éteint avec la génération de mes parents. Il s’agit de la mort annoncée de ma langue maternelle, ma culture. C’est exactement ce que dit, très poétiquement, Marcel Cohen : No saves Antonio, lo ke es morirse en su lingua.4 Dans ce cadre de réflexion globale sur ma recherche, il y a encore un point que j’aimerais aborder. Ce point est la notion du vide. En effet, au fil de mes lectures j’ai rencontré à plusieurs reprises ce sentiment d’avoir affaire au vide, à la vacuité rencontrée par ceux qui ont entrepris d’étudier et de penser la Shoah. Je voudrais apporter sur ce point ma propre expérience : Quand, en avril 1997, je suis allée à Auschwitz, j’ai eu droit à une visite guidée à la salle où se trouvent archivés tous les documents du musée du camp. On m’a expliqué que dans ces petits tiroirs se trouvent classées soit par nom, soit par numéro de déporté, les fiches de toutes les personnes sur lesquelles un quelconque document a été trouvé dans les archives du camp, par ailleurs détruites à 95% par les nazis lors de l’évacuation du camp. Je me suis alors précipitée sur les tiroirs qui pourraient contenir les noms «Capon» (la famille de ma mère) et «Perahia». Ce n’est pas tant le fait d’y trouver les noms de mes parents qui m’a troublé. C’est de voir la quantité de fiches portant le nom des miens, là devant moi, fiches qui m’ont fait prendre conscience de l’étendue du désastre, de l’anéantissement de ma famille. Et cela sans compter tous ceux qui sont partis directement aux chambres à gaz - et donc pas comptabilisés - et tous les documents détruits. Je me trouvais dans le caveau familial. Si ma visite sur le site du camp était pour moi un pèlerinage sur les lieux où mes parents ont vécu et survécu, ces petits tiroirs de fiches donnaient subitement corps à toutes ces personnes disparues de ma famille. Mon travail s’est articulé autour du comportement des déportés juifs de Grèce, la manière dont ils se représentaient leur groupe et comment les autres déportés les ontils perçus. 3 Levi P., Si c’est un homme, p. 103 4 Cohen (Marcel), Lettre à Antonio Saura, édit. bilingue (français - judéo-espagnol), 1997, édit. L’ÈCHOPPE, 83 p. « Tu ne peut pas savoir Antonio, ce qu’est mourir en sa langue. » p. 47. 2 L’analyse des témoignages des rescapés Grecs m’a permis de supposer que, forts d’une longue tradition d’entraide, d’une différentiation par leur culture séfarade et d’un fort sentiment d’appartenance à un pays qui ne les a pas trahis, les Juifs de Grèce ont constitué un groupe national solidaire durant la déportation, dans le camp d’Auschwitz. Cette image se reflète de façon différente à travers les témoignages des non Grecs. J’ai constaté que la culture séfarade a un parfum d’exotisme, les représentations sur la vie quasiment sans persécutions des Juifs de la Méditerranée et de l’essor commercial de Salonique, se traduit en un certain nombre de stéréotypes, et, aux yeux des déportés Ashkénazes, le particularisme des déportés grecs n’est que la confirmation des ces stéréotypes. En essayant de comprendre les tenants et aboutissants de l’identité nationale des Juifs de Grèce, je me suis trouvée confrontée à ce que j’appelle “le paradoxe grec,” qui a, à mon sens, deux facettes : D’un côté nous avons les Grecs chrétiens qui, malgré les quelques ressentiments envers leurs concitoyens juifs à Salonique, les soutiennent et les accueillent au sein de la nation. De l’autre côté nous avons les juifs de Grèce (et notamment ceux de Salonique), qui s’approprient contre toute attente une culture qui n’est pas la leur, et se sentent membres à part entière de cette nation. La Grèce qui pourtant opte en 1936 pour le fascisme, demeure en retrait et n’adopte pas les concepts raciaux hitlériens. Bernard Pierron en essayant de comprendre cette situation paradoxale, conclu en écrivant en cette contradiction du pouvoir dictatorial grec réside sans doute toute l’originalité du génie hellène.5 L’histoire de la présence des Juifs en Grèce La présence des Juifs en Grèce remonte en 85 avant J.C. Ce sont les Romaniotes, 6 leur langue maternelle est le grec et vivent dans les îles Ioniennes, à Athènes et au centre de la Grèce. Quand l’Empire ottoman succède à l’Empire byzantin, son système de reconnaissance d’une certaine autonomie religieuse et législative des diverses minorités, encourage l’émigration des Juifs d’Europe persécutés par les chrétiens, et plus particulièrement des juifs d’Espagne, à la fin du 15ème siècle. L’affluence de ces immigrés a été voulue, encouragée et acceptée par les Ottomans pour fortifier l’économie de l’Empire. Les Séfarades (du mot hébreu Séfarad = Espagne) se répandent vers la Hollande, la Provence ou l’Afrique du Nord, et surtout vers l’Orient, dans l’Empire ottoman. Ils s’installent dans les villes portuaires d’Istanbul, Izmir et à Salonique, qui, à cette époque est dépeuplée et ravagée par les attaques des pirates ou des croisés. Les vingt mille Séfarades qui y débarquent parlent le castillan ou judéo-espagnol. Ayant été mêlés à la société chrétienne, ils constituent une véritable élite, ouverte aux idées modernes et aux connaissances profanes. Ils seront majoritaires dans cette ville dès le milieu du 16ème siècle et le resteront jusqu’en 1912, à l’annexion de Salonique par la Grèce.7 5 Pierron (B.), Juifs et chrétiens de la Grèce moderne, Histoire des relations intercommunautaires de 1821 à 1945, Paris, édit. L’Harmattan, 1996, 271 p. (préface de Haïm Vidal Séphiha),p. 254. 6 C’est ainsi que l’on a nommé les Juifs hellénisés, vivant dans ce que l’on appelait «la deuxième Rome», c’est à dire, l’Empire byzantin. 7 Informations recueillies dans le livre The Jews in Greece, de Nikos Stavroulakis. 3 A Salonique le castillan deviendra non seulement la langue commune de tous les juifs (y compris les Romaniotes et les Ashkénazes) mais aussi de toute la population, musulmane et chrétienne. Les juifs occupent toutes les classes sociales et exercent tous les métiers. Ils habitent dans le centre ville, du côté du port, et comme en Espagne avant 1480, les quartiers juifs ne sont pas ghettoïsés. A partir de 1523, Salonique obtient la Charte de libération qui en fait une petite république dotée d’une quasi-souveraineté interne. Jusqu’au 19ème siècle, le Conseil des Rabbins collecte l’impôt pour l’Empire et fixe à chacun le montant de son dû. Le Conseil dispose d’un droit de justice interne. Les immigrants fondent à leur usage propre, dix importantes synagogues qui s’ajoutent aux trois existantes à leur arrivée. Chaque synagogue, outre le lieu propre du culte, comporte une école, un tribunal, des sociétés charitables. Pour toutes les communautés de la diaspora ibérique, le type organique de l’organisation communale est fixé depuis 1432 par le synode de Valladolid. L’origine de toute autorité réside dans l’assemblée générale des contribuables qui prend ses décisions à la majorité et délègue ses pouvoirs à un conseil administratif. Chacune des synagogues légifère pour son compte, élabore un nombre de décisions qui se traduisent par des textes précis et clairs. Ces décisions constituent une véritable jurisprudence sans cesse mise à jour, couvrant tous les domaines de la vie privée et publique. Jusqu’à la fin du 17ème siècle, Salonique est un important centre industriel de draperie et un centre culturel où convergent les marranes lettrés issus des universités espagnoles et portugaises. La puissance commerciale de Salonique devient même politique pour un moment. A la suite d’un autodafé imposé par le pape qui envoie au bûcher des juifs et des marranes d’Ancône, en 1565, Salonique entraîne pendant un temps les autres communautés séfarades de l’Empire turc à boycotter le port d’Ancône, dont le plus gros du trafic se fait avec l’Orient. Pendant un temps, sous l’impulsion de Salonique, et pour la seule fois dans l’histoire de l’Europe, une communauté juive aura osé riposter à la persécution. Le dépérissement économique de Salonique suit la décadence de Venise, après la prise de Candie par les Turcs, en 1669. Le dépérissement culturel commence à la même époque. C’est l’arrivée des Juifs livournais, souvent séfarades, voire marranes, mais très italianisés, au cours du 18ème siècle, qui réveille l’activité de la ville. Ils font pénétrer l’Occident moderne, laïque, technique et économique dans la Salonique séfarade orientalisée. Ils sont fondateurs de banques modernes, créateurs des industries nouvelles, fondent et encouragent écoles et journaux laïques et aussi l’édification d’écoles grecques. Grâce aux livres et aux journaux (105 titres créés jusqu’en 1930), le judéo-espagnol redevient une langue à part entière. Le français qui se répand, est la langue commerciale et surtout celle de la culture. C’est le résultat de l’action de l’Alliance Israélite Universelle qui créé des écoles pour garçons et filles toutes confessions confondues. En 1912, lors de l’annexion de Salonique par la Grèce, la ville compte 170 000 habitants, dont 56% de Séfarades, 20% de Turcs (dont la moitié sont des Deunmès 8), 20% de Grecs, 4% de Serbes, Bulgares, etc. La communauté juive de Salonique est dotée d’un système complet d’œuvres d’assistance. Les Séfarades de Salonique ont une longue habitude des donations annuelles allouées aux bonnes œuvres. Ce système est l’héritage de la communauté 8 Les Deunmes sont des Juifs islamises à la suite du mouvement messianique de Shabetaï Sevi qui a remué l’Empire ottoman au 17ème siècle. 4 séfarade de la haute époque et il fut préservé et développé par les générations qui ont suivi. Bien que la majeure partie de la communauté soit indigente, et que la masse à secourir soit considérable, tous les œuvres d’entraide ont exercé leur activité sans interruption, jusqu’à l’extermination, y compris pendant la durée des déportations. Il m’a paru extrêmement important de montrer la longue tradition d’entraide, bien ancrée dans les mentalités, qui existait au sein de la communauté. Il est vrai qu’Emile Durkheim dans Le Suicide, définit les Juifs comme “une petite société compacte et cohérente ayant d’elle-même et de son unité un très vif sentiment”. Cependant, même si cette profusion d’organismes charitables n’est pas vraiment exceptionnelle au sein des communautés juives en général, le fait que les Saloniciens le ressentent de cette manière, les aide à se sentir différents et exceptionnellement solidaires. Il m’est avis que cette tradition a joué un grand rôle dans l’attitude de ces mêmes Juifs quand ils se sont trouvés complètement démunis dans le camp d’Auschwitz. Leur solidarité a pu jouer, malgré les conditions du camp étudiées précisément pour pousser les individus à se désolidariser de leurs. Durant les guerres balkaniques et de la Première Guerre mondiale, beaucoup de Séfarades quittent la ville, et une nouvelle diaspora commence vers l’Occident. Mais c’est le grand incendie du centre ville, en août 1917, laissant plus de cinquante mille Juifs sinistrés, qui occasionne une grande vague d’émigration vers la France, les Etats Unis, l’Italie et l’Angleterre. Ceux qui ne peuvent partir à l’étranger partent vers les villes de l’intérieur, surtout vers Athènes, qui devient le centre économique et politique de la Grèce. Après 1912, le gouvernement grec décide de mener une politique pro-juive pour contrecarrer la propagande de l’Autriche-Hongrie, de la Bulgarie et de la Serbie, hostiles à l’annexion de Salonique par la Grèce. L’effectif total des juifs de Grèce va s’accroître de façon sensible. La Communauté salonicienne devient la Communauté pilote du judaïsme, puisque par son importance elle acquiert réellement le droit à la parole dans le domaine politique. La conséquence de ce phénomène est avant tout le vote à la Chambre d’une importante législation destinée à entériner l’existence de toutes les communautés de Grèce et à officialiser les statuts particuliers. 9 Une série des mesures économiques et sociales en faveur des juifs de la ville est mise en place. C’est grâce aux initiatives des Juifs de Salonique qu’à partir de 1920 le statut des communautés juives sera systématiquement codifié alors que déjà, depuis quelques années, des députés juifs siègent aux côtés de leurs concitoyens orthodoxes au parlement athénien.10 Mais en 1922, avec l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie, arrive à Salonique une énorme vague de réfugiés grecs de l’Asie Mineur et le paysage de la ville est complètement bouleversé. La volonté du gouvernement d’helléniser la ville est manifeste. Les 100 000 Grecs de Thrace et d’Anatolie avec les 75 000 sinistrés de l’incendie de 1917, constituent une masse énorme de sans-logis pour qui on bâtit des habitations, des magasins, des ateliers. En 1932, un pogrom a lieu dans un quartier ouvrier juif de Salonique, provoqué par une organisation fasciste, et pousse au départ 10 000 juifs vers la Palestine. Les mesures autoritaires durant la dictature de Metaxas (1936-1941), mettent fin à toute agitation populaire, y compris d’inspiration antisémite. L’hellénisation de Salonique qui débute avec la modification du cadre de vie après le grand incendie de 1917, se poursuit par l’obligation de tenir les livres de comptes en 9 Pierron (B.), op. cit., p. 117 10 Pierron (B.), op. cit., p. 124 5 grec (loi de 1920 mais révisée par le traité de Sèvres), la suppression du samedi comme jour chômé et l’instauration du repos dominical (1929) et enfin, en septembre 1936 la loi qui rend obligatoire l’enseignement du grec La montée générale du fascisme en Europe, d’une part, qui se traduit en Grèce par le coup d’État du général Metaxas en 1936 et la propagande hitlérienne qui faisait des adeptes en Grèce comme ailleurs, et d’autre part, l’arrivée massive des réfugiés d’Asie Mineure, sont pour Bernard Pierron les raisons des quelques lois votées qui vont à l’encontre de ce que le gouvernement avait promis aux juifs de Salonique. 11 Mais le régime fascisant du général Metaxas est pétri de contradictions. Cette situation se traduit en paradoxe, que j’appelle “ le paradoxe grec ” : En pleine montée du nazisme dans toute l’Europe, avec au gouvernement un dictateur fasciste, grand ami de Mussolini, et participant aux grands congrès fascistes où se débattent les questions des lois raciales, la Grèce tient un langage officiel philosémite, censure la presse qui prend les juifs de Salonique comme cible, et pour finir, en 1940 rejette l’ultimatum lancé par son voisin et “ ami ” italien qui réclamait le libre passage de ses troupes et jette l’armée grecque dans une lutte victorieuse 12 de six mois sur les montagnes de l’Épire du Nord. D’après B. Pierron, il faut voir derrière ce reniement des amitiés anciennes et des convictions personnelles du général, les pressions exercées par le roi Georges II, la quasi-unanimité du peuple pour cette politique et la dépendance économique de la Grèce vis-à-vis de la Grande-Bretagne13. Décrivant la situation dans la Grèce d’avant guerre, Pierron dit : ce fut un État fascisant, policier, centralisé où se multiplièrent les organisations paramilitaires qui devaient servir de cadre aux mouvements d’extrême droite dont la Grèce eut tant à pâtir dans la suite de son histoire. Cependant l’antisémitisme ne fut jamais érigé en doctrine d’État et s’il y eut quelques manifestations de discrimination raciale, aucune mesure législative, loi ou décret, visant à isoler les Israélites du reste de la population ne fut adoptée. Les Juifs saloniciens et l’aptitude de leurs dirigeants à s’acharner à défendre les droits menacés de leurs coreligionnaires sont assez connus pour que nous puissions concevoir que la condition des Juifs de la capitale macédonienne s’était quand même quelque peu améliorée après l’instauration de la dictature. La communauté manifeste et manifestera jusqu’en 1941 sa reconnaissance par une participation active à la vie du pays, un engagement total dans les affaires nationales voire des dons généreux pour les organismes de l’État.14 La Grèce est impliquée dans la Deuxième Guerre mondiale en octobre 1940, quand les Italiens envahissent l’Albanie et demandent aux Grecs de capituler. Le dictateur Metaxas ne s’incline pas, et envoie l’armée grecque défendre la frontière nord. Quatre mille juifs de Salonique y sont incorporés. Les Grecs brisent le front italien et refoulent l’agresseur jusqu’au centre de l’Albanie. L’héroïsme des soldats juifs est fort remarqué. C’est ainsi que de tous les déportés juifs d’Europe, les juifs de Grèce sont les seuls a pouvoir s’enorgueillir d’une victoire sur l’Axe. 11 Pierron (B.), op. cit., p. 167 12 À cette guerre contre l’armée de Mussolini, participent 4000 soldats juifs qui se font remarquer pour leur héroïsme. Il faut noter que servir sous les drapeaux d’un État, était une grande première pour les juifs de Salonique. 13 Pierron (B.), op. cit., p. 207 14 Pierron (B.), op. cit., p. 214 6 En avril 1941, des forces allemandes arrivent et brisent la résistance grecque. L’Italie occupe la plus grande partie du territoire grec et les Allemands occupent la Macédoine et l’Ouest de la Thrace, territoire qu’ils concèdent à leurs alliés, les Bulgares. Les Allemands installent un gouvernement fantoche à Athènes, dont la juridiction s’étend à la fois sur la zone allemande, la zone bulgare et la zone italienne. La famine qui règne intensifie la Résistance qui reçoit l’appui à la fois des Britanniques et des Russes. Les collaborateurs grecs ne parviennent pas à s’assurer l’appui du peuple, en dépit de dures représailles exercées par les Allemands contre les résistants.15 Les Allemands entrent à Salonique le 8 avril 1941 mais la division tripartite de la Grèce fait que les Nazis hésitent à appliquer, même dans leur zone d’influence, les “ lois raciales ” de Nuremberg. Leurs partenaires Bulgares et Italiens sont très réticents sur ce point. Par ailleurs, les agents nazis qui ont entrepris l’extermination des juifs, préfèrent une action coordonnée de toutes les forces d’occupation. Par conséquent, les nazis se “ contentent ” de prendre des mesures qui ont rarement dépassé le niveau de la persécution individuelle. En juillet 1942 a lieu la première action spectaculaire contre les juifs: tous les hommes âgés de 18 à 45 ans sont sommés de se rassembler sur une grande place de la ville. Les hommes sont recensés et envoyés aux travaux forcés. La cohésion du noyau familial est brisée et c’est l’effondrement moral dans la Communauté. Le Conseil de la communauté réussit à négocier une rançon contre le retour des juifs des travaux forcés, rançon qui est astronomique et qui épuise le restant de la richesse communale. En février 1943, D. Wislicenny et Aloïs Brünner sont dépêchés à Salonique pour mettre en place les lois raciales et organiser la déportation des juifs. Trois ghettos sont créés et les juifs sont obligés d’y emménager. Le dimanche, 14 mars, les Allemands ordonnent au Grand Rabbin Koretz,16 président du Conseil depuis décembre, de convoquer tous les internés du ghetto du Baron Hirsch pour leur annoncer leur départ pour Cracovie, en Pologne, où ils travailleront, ensemble avec les juifs se trouvant làbas. Le Rabbin enjoint aux jeunes gens de ne pas chercher à s’enfuir et de partir avec leurs parents pour les aider et les soutenir. On distribue des chèques en monnaie polonaise à chaque famille qui doit en contrepartie déposer bijoux et or aux autorités allemandes. A partir du 15 mars, on déporte à Auschwitz-Birkenau, tour à tour, tous les juifs de Salonique après les avoir bouclés dans le ghetto du Baron Hirsch, se trouvant tout près de la gare. Ainsi, 45 659 juifs ont été déportés directement de Salonique pour Birkenau et 441 pour Bergen-Belsen, en tout 46 100, dont environ 2 000 venants d’autres villes de la Grèce du nord. 95% de la population juive s’est laissée déportée, et ce, en 1943, bien après le début de l’application de la “ solution finale ” au reste de l’Europe. La déportation des juifs du reste de la Grèce a eu lieu après la capitulation de l’Italie, en 1944. Il y a eu enivrent un millier de rescapés des camps. La plupart est revenue à Salonique, quelques-uns se sont installés à Athènes, d’autres sont parti pour la Palestine. 15 Davidowicz (Lucy), La guerre contre les juifs, p. 638-639. Hirsch Koretz est un rabbin ashkénaze de Pologne, qui a fait ses études à Vienne et a reçu son Ph.D. pour son étude basée sur une analyse comparative des descriptions traditionnelles de l’enfer. 16 7 Là commence la mémoire transmise, la mémoire sur laquelle nous butons quand nous cherchons nos racines. Thessaloniki est une ville peuplée de fantômes, où seul un œil averti discerne les vestiges de sa grandeur. Peu sont les gens qui connaissent encore que tel bâtiment –rescapé de la manie modernisatrice des constructeurs- fut bâtit par un architecte juif salonicien dans les années 1900 ou que tel hôpital était avant guerre l’Hôpital Hirsch, ou encore que le bâtiment qu’abrite aujourd’hui le « Musée Juif de Salonique » abritait les bureaux du journal juif « L’indépendant ». Néanmoins, comme je disais au début, il y a eu une prise de conscience. Dans les années ’90 beaucoup de survivants ont parlé ; Beaucoup ont entendu. La société a reconnu la souffrance des déportés est nous avons pu commencer à envisager l’avenir. Une fois l’héritage de la Shoah apprivoisé, les autres mémoires reprennent leurs droits. Je me rends compte, par exemple, que mon père avait pour chaque circonstance un dicton ou une histoire drôle de Joha (le caractère correspondant au Turc Hodja) appropriée à raconter, qui contenait toujours une morale. J’ai ainsi reçu une education truffée de la sagesse de mes aïeuls et transmise dans la langue de ceux-ci. Ces histoires sont parfois extrêmement édifiantes et à mon tour je les ai racontées à mes enfants. C’est ainsi que ces fantômes continuent à être présents dans notre vie et nous obligent à entreprendre un travail personnel pour préserver la langue de judéo-espagnol et la civilisation qu’elle véhicule. Je parle d’un travail parce que, mis à part ces dictons et ces histoires qui nous viennent naturellement dans la langue dont nous les avons entendues, le judéo-espagnol n’est pas vraiment notre langue maternelle. Il se trouve que d’une part, nos parents cherchant à nous protéger d’une répétition de l’histoire nous ont élevé en nous parlant la langue grecque, de manière à nous assimiler à la société environnante, et, d’autre part, nous, nous refusions de parler autre chose que la langue de nos camarades de classe. Le résultat est qu’aujourd’hui, bien que nous comprenions parfaitement cette langue, nous cherchons nos mots quand il s’agit de la parler. Il nous faut donc travailler pour pouvoir parler la langue que l’on pourrait appeler « maternelle » -puisque elle est la langue de nos parents- mais qu’elle nous échappe quand il s’agit de l’utiliser. La Communauté juive de Thessaloniki, dans cette prise de conscience, retrouve son capital culturel. Sortie de sa torpeur, elle tente de redevenir un pôle du Séfaradisme et fait un effort à caractère pédagogique au profit du large public. Deux Musées qui rentrassent l’Histoire et la Présence Juive à Thessaloniki, des congrès sur le judéoespagnol17 rapprochant ceux qui parlent et étudient cette langue, une activité éditoriale soutenue, montrent que la Communauté non seulement survie, mais elle vie. Erika Perahia Zemour 17 Le 3ème Congrès aura lieu les 16 et 17 avril 2000. 8