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DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public | « L’enseignement philosophique » 2014/2 64e Année | pages 23 à 36 ISSN 0986-1653 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2014-2-page-23.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public. © Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Édouard Mehl © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Édouard MEHL Université de Strasbourg (Centre de Recherche en Philosophie Allemande et Contemporaine – EA 2326) La comparaison à grands traits des Cartesianische Meditationen de Husserl et des Meditationes de prima philosophia fait spontanément apparaître un certain nombre de différences dans le progrès de la réflexion et la distribution de l’ordo rationum. Certaines sont évidentes, d’autres moins, mais tout aussi importantes, même si peut-être moins immédiatement visibles. Premièrement, et de manière pour ainsi dire préjudicielle, Husserl, installé dans l’égologie transcendantale, ne fait pas de métaphysique. Le tort de cette « métaphysique », aventureuse et dégénérée 1, n’est pas – du moins pas au premier chef – de transgresser les limites de l’expérience pour statuer sur l’existence d’un étant premier qui n’est l’objet d’aucune expérience possible ; il est plutôt et d’abord de transgresser la méthode de la réduction phénoménologique pour retomber dans la présupposition de l’étant, et n’appréhender la subjectivité vivante, tout juste entrevue dans l’éclair de l’énoncé ego sum, ego existo, que selon l’équivalence générale : ens = res. Descartes pèche donc dès la Meditatio Secunda, avec le glissement inaperçu et fatal de « ego sum, ego existo », à « sum res cogitans », déchéance préparée par l’affirmation qu’il est nécessairement vrai que je suis tant et en tant que je pense être quelque chose (« quamdiu me aliquid esse cogitabo ») 2. Puis il faute derechef, dans la Meditatio Tertia, avec une preuve de l’existence de Dieu, également compris comme substance, sinon comme patron et parangon de toute substantialité 3. Deuxièmement, la réalité du monde extérieur ne se prouve pas, car elle appartient, au titre de l’évidence originaire, à la structure même de la subjectivité transcen1. Husserl, Cartesianische Meditationen [désormais CM], V, § 60, Husserliana [désormais Hua], I (1950), p. 166. 2. Descartes, Meditationes de prima philosophia [MM] II, AT VII, 25, 9-10. Tel est aussi bien le cas dans le Discours de la Méthode [DM] où, selon la formule canonique, l’inférence « je pense donc je suis » amène immédiatement cette explicitation : « je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu, ni ne dépend d’aucune chose matérielle » (DM IV, AT VI, 33). Voir à Clerselier sur les Instances de Gassendi : « Je nie que la chose qui pense ait besoin d’autre objet que de soi-même pour exercer son action » (AT IX-1, 206). 3. MM III, AT VII, 45, 11-13. L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) dantale. Husserl ne s’appuie pas davantage que Kant sur la veracitas dei, mais sur l’expérience externe, nécessairement seule et unique garantie de la « vérité » (« wesensmäßig die einzige bewährende Kraft » 4) pour établir que l’« être du monde » (« das Sein der Welt »), est à la fois transcendant et « idée infinie », ce qui revient moins à récuser les thèses de la Méditation III qu’à redéfinir l’objet de l’idea entis infiniti, de cet infini effectivement livré à la perception à titre d’objet immédiat et premier 5, non comme l’être de Dieu (perceptionem infiniti… hoc est dei, AT VII, 45, 2829) mais comme l’être pur et simple du monde 6. Voilà qui semble évidemment tout à fait orthogonal au principe du doute cartésien, et qui soulève parallèlement une difficulté majeure : l’infinité de l’idée du monde doit-elle s’entendre au sens que Descartes donne au terme d’infini (positif, actuel, dénotant l’impossibilité de toute limitation) ou au sens cartésien de l’infinité du monde – ce monde qu’on peut toujours, contrairement au Dieu d’Anselme, imaginer plus grand qu’on ne le fait ? De fait, ce n’est plus on ne sait quel être transcendant mais l’expérience qui devient avec Husserl l’unique source de droit ; toutefois, à la différence de Kant, ladite expérience inclut désormais la subjectivité et son auto-expérience transcendantale : au lieu de l’identité vide (Je = Je), qui ne livre justement, selon Kant, aucun contenu d’expérience, l’auto-expérience transcendantale du moi apparaît comme une structure universelle et apodictique dont Husserl envisage la description systématique sous la forme d’une « critique de l’auto-expérience transcendantale » 7 ; c’est donc là un kantisme réintégrant la position cartésienne de la subjectivité absolue comme fondement apodictique : cette critique de l’auto-expérience constitue une science neuve dont l’objet, lui aussi « infini », est « dans son être, indépendant de la décision sur le non-être ou l’être du monde » 8. C’est donc bien, en dernière instance, à la subjectivité transcendantale et à sa vie absolue que revient de droit l’infinité, au double sens de l’infini positif, que rien d’autre que soi ne peut nier ou limiter, et de l’indéfiniment ouvert à de formes de dévoilement toujours nouvelles – livrant ainsi la double caractéristique de la vie transcendantale : indestructible et inépuisable. Troisièmement, Husserl esquisse programmatiquement une théorie des actes de conscience, mais il ne développe pas, comme le font les Meditationes, une psychologie de l’erreur (Méditation IV), appuyée sur une théorie des facultés, parfaites en leur genre. D’où il ressortait, avec Descartes, que Dieu n’est pas la cause de l’erreur, que cette cause réside seulement dans l’usage déréglé de la volonté, qu’il ne tient qu’à moi, retenant en ma mémoire la volonté de ne juger que des choses clairement et distinctement perçues, d’acquérir cet habitus non errandi, condition d’une science parfaite. Toutes choses qui, pour Husserl, relèveraient sans doute d’une psychologie empirique, grevée, de surcroît, de présupposés métaphysiques, théologiques et moraux. Enfin Husserl consacre, comme chacun sait, une Cinquième et dernière Méditation à la question de l’intersubjectivité transcendantale et à la possibilité transcendantale 4. CM, III, § 28, Hua I, 97. 5. MM III, AT VII, 45, 28-30 : « …priorem quodammodo in me esse perceptionem infiniti quam finiti, hoc est Dei quam mei ipsius ». 6. La possibilité de substituer l’idée du monde à l’idée de Dieu, et de redéfinir l’objet de la preuve dans la Méditation III, avait été fort bien pointée par Mersenne ; mais l’argument est aisément réfutable, selon Descartes : à Mersenne, 31 décembre 1640, AT III, 272, 7-11 : « Ce que vous dites, qu’on ne sait pas si l’idée d’un être très parfait n’est pas la même que celle du monde corporel, est aisé à soudre, par cela même qui prouve que l’âme est distincte du corps, à savoir parce que l’on conçoit toute autre chose en l’un qu’en l’autre ». Voir ensuite IIae Objectiones, AT VII, 124, 9-21/AT VII, 138, 11-26 = IX-2, 98, IX-2, 109. 7. CM II, § 13 ; Hua I, 67. 8. Ibid., Hua I, 69. L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 24 25 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) d’Autrui, alors que l’odyssée cartésienne des Meditationes revient à son Ithaque, c’està-dire le sol, maintenant ferme et assuré du « monde extérieur » et de la « nature matérielle », mais un monde apparemment désert. De fait, force est de reconnaître que la question de l’expérience d’Autrui, en ses principaux moments constitutifs (l’empathie [Einfühlung], l’expérience de l’autre chair, l’apprésentation de la subjectivité étrangère) ne semblent guère avoir préoccupé l’auteur des Meditationes de philosophia prima… Descartes, uniquement soucieux, si l’on en croit Husserl, de poser les fondements d’une physique de l’étendue géométrique faisant abstraction des qualités sensibles, assurant ainsi et l’objet et la méthode de la mathesis universalis, aurait donc négligé la question d’Autrui, et l’aurait même totalement évacuée de l’horizon de sa philosophie première. Oubli regrettable à divers titres – on peut certes, au nom de l’éthique, déplorer que la métaphysique s’accomplisse, dans sa figure cartésienne, comme l’oubli de l’Autre –, mais même, estime Husserl, au regard du projet de fondation d’une science objective, car Autrui est absolument nécessaire à la constitution d’un monde « objectif » : être objectif, être vrai, a d’abord et essentiellement le sens de ce qui est là-pour-tous, de ce qui est für-jedermann-da, ce qui n’est pas – en tous les cas pas explicitement – le sens de l’objectum purae matheseos, objet d’un entendement aussi indifférent à l’existence d’Autrui qu’à celle d’un monde valant objectivement parce que valant pour tous 9. Husserl, rétablissant « l’être présent pour moi des autres », comme une condition transcendantale – quand bien même implicite – de toute espèce de validité objective 10, peut donc entreprendre de combler avec la Cinquième Méditation une lacune grave d’une métaphysique qui s’est créée elle-même, avec le solipsisme, sa pierre d’achoppement. Si l’objectivité du monde ne se comprend qu’à partir du prédicat d’universalité, celle-ci n’est pas comprise au seul sens logique de ce qui est vrai en tous les cas, par une nécessité interne et propre à l’enchaînement des termes, mais au sens de ce qui est le même pour tous, pour moi comme pour tout autre moi : c’est ce qui est pour tous en partage et en commun, dans la droite ligne du concept kantien de « communicabilité universelle » (présupposant, à titre de condition nécessaire, non un entendement législateur, mais un sens commun) 11. L’idée même d’un monde « objectif » n’a de sens qu’en rapport à une communauté transcendantale d’ego qui se rapportent au même monde, et le caractère d’unicité de ce monde, qui unifie la multiplicité indéfinie des Umwelten, se fonde dans l’unicité de la communauté unique, universelle et nécessaire de toutes les monades co-existantes. L’ego cogito ne suffit donc pas à fonder l’ob9. Sur ce point essentiel, voir CM V, § 43, Hua I, 123, 17 – 124, 19 ; § 49, Hua I, 137, 1-25. 10. En cela précédé ou plutôt accompagné par D. Mahnke, Eine neue Monadologie (Kantstudien, Ergänzungshefte), Berlin, 1917. Sur la notion de monde « objectif » comme « monde pour tous » – universalité conquise au prix du renoncement à toute espèce de réalisme – voir § 25, p 24 (tr.) : « Seule la forme logique du monde est « objectivement valable », bien que nous ne voulions surtout pas décrire celle-ci comme un monde extérieur transcendant, mais plutôt comme un concept transcendantal de monde… ». Mahnke en revient donc à la signification scolastique et pré-kantienne de l’objectivité comprise comme réalité intentionnelle, et avoue son idéalisme en comprenant le sens d’être de ce qui est « vraiment là » comme une modalité du vécu intentionnel, distinguant certains vécus des simples imaginations et de ce qui n’est que représenté : le caractère vécu de ce qui est vraiment là (« Erlebnischarakter des “wirklich da” ») présuppose une communauté de monades (ou de “vivants”) d’une même espèce, qui ont à la fois les mêmes perceptions et la conscience de cette identité. 11. Kant, Kritik der Urteilskraft, § 21. S’il est donc vrai que c’est dans la troisième Critique que s’opère la substitution, dans le cadre de la philosophie transcendantale, du « paradigme de la communication à celui de la conscience » (voir A. Renaut, Critique de la Faculté de Juger, Présentation, Paris, GF, 1995, p. 39) ce n’est pas moins dans les Méditations Cartésiennes que s’opérerait ce tournant supposé essentiel. L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS 26 ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) On tentera d’évaluer ici la portée de cette lecture de Descartes – d’un cartésianisme d’emblée jugé au tribunal de la monadologie leibnizienne – en examinant quatre points distincts : en premier lieu, on s’interrogera sur l’extension du doute cartésien à l’existence d’Autrui, et partant, sur ce que vaut contre Descartes l’objection de solipsime. Dans un deuxième temps, on reviendra sur la question très peu discutée de la manière dont Descartes postule le « partage du bon sens ». Troisièmement, on s’attachera à montrer que la question de l’égalité des esprits ne peut pas se comprendre à l’aune de modèles physiques empruntés aux sciences de la nature (comme ce sera explicitement le cas chez Hobbes ou chez Spinoza) mais qu’elle suppose un modèle cosmologique enraciné dans une théologie de la création. Il s’agira donc de montrer comment, dans l’ordre des raisons, la métaphysique ouvre à un point de vue authentiquement cosmologique par lequel l’ego se considère comme une partie de l’universum de l’étant créé avant que ne soit tranchée la question de l’existence des choses matérielles. On ne saurait donc considérer que l’ego cartésien soit un sujet « isolé » et « sans monde », car les Méditations III et surtout IV établissent précisément le contraire : « Et quoi que, depuis que j’ai fait dessein de douter de toutes choses, je n’ai connu certainement que mon existence et celle de Dieu, toutefois… je ne saurais nier qu’il n’ait produit beaucoup d’autres choses… en sorte que j’existe & sois placé dans le monde comme faisant partie de l’universalité de tous les êtres » 12, assure la Méditation IV avant même que ne soit établie l’existence d’aucune chose matérielle. Il faudra donc reconnaître en cet être-situé-dans-le-monde (i. e. l’auto-expérience de l’ego comme partie l’universitas rerum) un authentique constituant de l’existence humaine (ein konstitutivum des Daseins – Heidegger), et non la conclusion d’un argument philosophique d’autant plus fragile que sophistiqué, car médiatisé par la preuve, inutile et incertaine, de la « réalité du monde extérieur », dans la méditation VI. I. DOUTE MÉTAPHYSIQUE ET EXISTENCE D’AUTRUI Avant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles la métaphysique cartésienne oublie l’existence d’Autrui au profit du monde désert (celui de la science mécaniste), il faut commencer par une question d’apparence simple : le doute général et universel des Meditationes s’étend-il à l’existence d’autrui ? Le doute radical va-t-il jusqu’à ce point où je ne puis assurer qu’il y a d’autres esprits, semblables au mien ? Plusieurs éléments textuels semblent pouvoir étayer cette hypothèse, à commencer par la séquence de la Méditation II, reprenant l’énumération du doute : « mihi persuasi nihil plane esse in mundo : nullum coelum, nullam terram, nullas mentes, nulla corpora » (AT VII, 25, 2-4, nos italiques) ; on se trouve alors confronté à la conséquence embarrassante qu’on ne voit ni où ni comment ce doute est levé dans les Meditationes. Descartes aurait-il donc oublié, revenant au vrai monde (celui de l’étendue modifiée par figure et mouvement) d’y réintégrer les autres mentes ? Faut-il donc donner raison à l’Abbé de Lanion d’insérer dans ses propres Méditations sur la Métaphysique une Méditation supplémentaire (VIII) spéci12. MM IV, AT VII, AT IX-44. L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) jectivité, qui exige, au-delà de la représentation, fût-elle permanente, la co-représentation concordante d’une même nature. D’où le passage, dans les Méditations Cartésiennes, d’une égologie à une monadologie transcendantale, et d’un paradigme cartésien à un paradigme leibnizien où la notion même de monde objectif repose, quant à sa possibilité et son sens d’être, sur l’intersubjectivité transcendantale, celle-ci précédant donc celui-là. 27 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) fiquement consacrée à l’existence d’autrui – existence qui, en dépit, ou plutôt à cause de cette méditation, demeure seulement conjecturale 13 ? Faut-il même, avec Husserl, intégrer aux Méditations la possibilité d’Autrui pour autant que la possibilité même d’un monde objectif l’exige et en dépend ? Graves questions qui mènent souvent aux verdicts les plus pessimistes sur l’émergence de la subjectivité à l’époque moderne. Ces verdicts reposent sur un diagnostic commun, qui paraît lui-même fondé sur l’interprétation obvie du doute déployé dans les Meditationes : c’est l’incapacité de l’ego à atteindre et reconnaître l’existence d’Autrui, existence supposée rendue inaccessible par la révocation en doute de son évidence immédiate – à moins, plus prosaïquement et de manière encore plus rédhibitoire, que la question d’autrui et de sa possibilité transcendantale n’entre même pas dans le champ de vision de la philosophie. N’est-ce pas en tout cas ce qu’il faut conclure du passage de la Meditatio Secunda : « Que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » 14. Cette lecture donnerait à l’argument du solipsime une portée à laquelle la phénoménologie transcendantale n’échappe, avec Husserl, qu’au prix d’un retournement auquel Descartes lui-même semble n’avoir pas songé : le sens d’être « objectif » comme ce qui est là pour tout un chacun présuppose eo ipso la compréhension mutuelle et l’entente, si bien que, sans cette entente possible, dont il faut prioritairement éclaircir la possibilité, même l’objet par excellence qu’est l’objectum purae matheseos n’aurait pas plus de consistance qu’une vision de songe. Ceci, Husserl l’a vu de longue date, au moins depuis les Problèmes Fondamentaux de la Phénoménologie (1910-1911), présentant la notion de nature comme l’« index de la coordination d’une pluralité de monades-Je » 15. Dans ces préliminaires aux futures Méditations Cartésiennes, Husserl s’intéresse au fondement intersubjectif de l’unité de l’espace et du temps, la signification de « objectif » rejoignant celle d’« universel » compris comme ce qui est identique pour un autre moi que moi. C’est ici que joue à plein la lecture leibnizienne, critique, de la Sixième Méditation, de la preuve cartésienne de la réalité des corps 16, tout comme le rétablissement concomitant des formes substantielles, et des causes finales 17. Au lieu d’affirmer que le moi, par sa simple existence, présuppose une nature totale dont il n’est, comme nature naturée, qu’un échantillon et une expression déterminée, Husserl, en s’appuyant sur la dimension critique de la monadologie leibnizienne (Dieu seul, et non l’étendue, est l’objet immédiat de nos perceptions qui existe hors de nous 18 ; l’univers – terme préféré à celui de monde – n’est pas l’enveloppe mais l’enveloppé de toutes les substances), conteste le réalisme métaphysique de la natura cartésienne pour la soumettre à une problématique de la constitution transcendantale dans laquelle, comme on l’a dit, l’intersubjectivité joue un rôle essentiel. 13. François de Lanion, Méditations sur la Métaphysique, édition, présentation et notes par Jean-Christophe Bardout, Paris, Vrin, 2009, p. 102-103. 14. MM II, AT VII, 32, 9-10 ; AT IX-1, 25. 15. Husserl, Problèmes Fondamentaux de la Phénoménologie, § 39 ; tr. J. English, Paris, PUF, 1991, p. 207. C’est donc la nature entendue chez Descartes comme « rerum creatarum coordinatio[nem] » (MM VI, AT VII, 80, 21-26) qui se trouve ici « indexée » à la communauté monadologique des ego concrets, donc à la subjectivité transcendantale, et non plus, comme dans la métaphysique cartésienne, à l’existence de Dieu. 16. « Aucun corps n’est substance, et par conséquent la substance doit être recherchée en dehors de la nature corporelle » (Discussion avec Fardella, tr. M. Fichant, in G. W. Leibniz, Discours de métaphysique, Monadologie, Paris, Folio, 2004, p. 328). 17. « … il est manifeste que les esprits sont la partie la plus importante de l’univers, et que toutes choses ont été établies pour eux » (Echantillon de découvertes sur les secrets de la nature prise en général, tr. C. Frémont, in Leibniz, Discours de métaphysique et autres textes, Paris, GF, 2001, p. 298). 18. Leibniz, Discours de Métaphysique, § XXVIII. L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Peut-on cependant admettre que Descartes n’ait pas seulement vu la difficulté, et que, en même temps qu’il assurait la possibilité métaphysique des sciences de la nature, il anéantissait la possibilité des sciences de l’esprit et de la morale en réglant le sort de l’alter ego sur celui des corps et des res extensae ? Faudra-t-il également admettre que l’existence d’Autrui ne soit pas per se nota et qu’elle exige une démonstration au même titre que celle de Dieu, ou celle des corps ? Enfin, la métaphysique elle-même peut-elle et doit-elle s’interpréter selon des catégories empruntées à la morale (donc à la pratique) comme une espèce d’égoïsme – comme si, au lieu d’une méthode, l’égologie des Meditationes devait être comprise comme une thèse ? Ces questions appellent plusieurs remarques : tout d’abord, le passage cité de la Meditatio secunda n’a pas pour but d’étendre le doute à un nouvel objet (d’autres hommes), puisque le doute a atteint son acmé et sa limite avec le cogito. Il s’insère dans une séquence argumentative où, en parallèle avec l’analyse du morceau de cire, il est montré que la connaissance des corps et le jugement reposent sur un acte purement intellectuel, l’inspectio mentis ; il s’agit donc de montrer que l’énoncé quotidien et banal « voici un homme qui passe dans la rue » ne repose pas sur la perception sensible mais sur un jugement qui dépend lui-même de l’inspectio mentis, source infaillible quand la perception sensible, elle succombe à la possibilité du doute : « Mais je juge que ce sont de vrais hommes, et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux » 19. Rétrospectivement, on doit s’interroger sur la structure et l’objet du doute dans la Première Méditation. Il y est certes question de douter de tout, des anciennes opinions, et des fondements cognitifs sur lesquels reposaient ces jugements. Mais après avoir douté des objets des sens, en général, puis de mon corps en particulier, le doute porte, avec l’argument dit du Dieu trompeur sur les vérités mathématiques, exemple privilégié des choses les plus simples qu’on puisse proposer au jugement. Cela dit, ces vérités mathématiques ne sont ici considérées ici que comme les propriétés formelles de l’étendue ; le doute de la Première Méditation ne porte sur les vérités mathématiques qu’en tant qu’elles valent dans un horizon de monde, ou, mieux, qu’elles constituent cet horizon lui-même. Le doute ne porte donc sur les vérités éternelles des mathématiques que parce qu’il porte sur l’étendue-monde, dont elles sont les prédicats essentiels et les propriétés formelles. Mais qu’il y ait des autres, d’autres moi que moi, il est si peu question d’en douter qu’on le rappelle même expressément ici, et qu’on s’en sert pour douter de la vérité de mes jugements : « comme je juge que les autres (alios) se méprennent, même dans les choses qu’ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se peut faire qu’il ait voulu que je me trompe (ita ego)… » 20. Qu’ils soient fous ou sains d’esprit, « les autres » – grammaticalement substantivés, ce qui n’est pas moins significatif que la substantivation du « moi », et lui sert de miroir – servent ici d’exemple. Si l’ego méditant juge qu’ils peuvent se tromper en matière évidente, c’est qu’il juge qu’il peut se tromper, comme eux, en jugeant des mêmes objets, mais à aucun moment n’est faite la supposition qu’il puisse se tromper lui-même à propos de leur existence : la possibilité que je me trompe présuppose qu’il y ait des autres. Si l’exemple des fous avait été écarté, ce n’est d’ailleurs pas pour les exclure de toute communauté raisonnable, c’était à cause de l’opinion moyenne, dominante, que la folie est l’absence de pensée, opinion commune que la Méditation I ne veut pas s’embarrasser à réfuter ; comme elle ne s’embarrasse pas à réfuter l’idée, 19. MM II, AT IX-1, 25/AT VII, 32, 10-12. 20. MM I, AT IX-1, 16/AT VII, 21, 8-9. L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 28 DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS 29 apparemment sensée, que la bonté divine limite sa puissance, et qu’elle interdit à Dieu de faire tout ce que sa puissance lui permet. Ce ne sont pas là des raisons invincibles : la folie n’est pas, comme l’imagine le sens commun, l’absence de pensée, ni même l’absence de monde, mais l’absence de monde commun, donc l’expérience de l’incommunicabilité. Ces raisons moyennes, le doute les utilise en dépit ou plus justement à cause de leur caractère apparemment pertinent et intrinsèquement douteux. © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) L’existence d’Autrui et des autres hommes semble n’avoir donc posé aucun vrai problème à Descartes. Reste la question de savoir comment autrui est appréhendé. Or c’est un fait que la précompréhension d’autrui ne le vise aucunement comme existant ou inexistant, mais seulement comme sensé ou insensé, comme celui qui se trompe ou qui me trompe. L’intersubjectivité est donc fondamentalement attestée dans le phénomène de l’(inter) compréhension : la fonction que Husserl assigne à la nature (comme « index de la coordination des monades-Je »), Descartes l’assigne, lui, au langage, à ce qu’il nomme le « bon sens » et la lumière naturelle. Autrui est primitivement perçu comme celui qui, comme moi, pense, mais qui peut ce faisant, penser autrement que moi. L’insensé conduit ses pensées par des voies impénétrables, mais est-ce à dire que lui manque la faculté de bien juger, c’est-à-dire la puissance, au moment même où il juge et décide d’une chose quelconque, d’embrasser le parti contraire ? Qu’est-ce qui oblige à penser que nul n’est privé de cette puissance de bien juger que l’on nomme proprement le bon sens ou la raison 21, puisque l’expérience montre que les hommes semblent plus souvent consentir à une erreur commune qu’à une vérité de raison 22 ? Qu’est-ce qui prouve que le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ? C’est là sans doute une opinion très consensuelle, mais la pluralité des voix, comme on le sait, ne prouve rien. Cette question, sur laquelle s’ouvre le Discours de la Méthode, n’a en réalité pas de réponse directe, pas plus que n’en a la question de savoir ce qui nous oblige à croire à l’existence des corps. Disons plutôt que le Discours fait de cette croyance au partage de la raison, et au fait que « tous les hommes [aient] une même lumière naturelle », un postulat plutôt qu’une évidence originale, ou même une certitude méthodiquement déduite. Autrement dit, le partage du bon sens dont le Discours a fait l’un des plus célèbres incipits de la littérature française, n’a aucune des caractéristiques d’un principe ; il s’agit plutôt d’une supposition à laquelle il faut « croire » même si aucune métaphysique ne peut lui donner plus qu’une simple vraisemblance 23. La suite du Discours le confirme, en précisant que cette supposition raisonnable est des plus faciles à 21. Descartes, Specimina philosophiae, p. 1 : « sed potius vim incorrupte [on pouvait attendre bene] judicandi, et verum a falso distinguendi (quam proprie bonam mentem seu rectam rationem appellamus), natura aequalem omnibus nobis innatam esse ». C’est tout cela qu’il « faut croire » (esse credendum). 22. Descartes peut donc écrire, à propos du De Veritate de Herbert de Cherbury : « L’auteur prend pour règle de ses vérités le consentement universel ; pour moi, je n’ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce qui convient bien en quelque chose, car tous les hommes ayant une même lumière naturelle, ils semblent devoir avoir les mêmes notions ; mais il est très différent en ce qu’il n’y a presque personne qui se serve bien de cette lumière, d’où vient que plusieurs (par exemple tous ceux que nous connaissons) peuvent consentir à une même erreur, et il y a quantité de choses qui peuvent être connues par la lumière naturelle, auxquelles jamais personne n’a encore fait de réflexion » (à Mersenne, 16 octobre 1639, AT II, 597, 28, 598, 30). 23. C’est dans le même sens que Kant fait du sens commun « la condition nécessaire de la communicabilité universelle de notre connaissance, laquelle doit nécessairement être présupposée en toute logique et en tout principe de connaissance qui ne soit pas sceptique » (Critique de la Faculté de Juger, § 21, tr. A. Renaut, GF, 1995, p. 219). L'enseignement philosophique – 64 e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) II. L’EXPÉRIENCE D’AUTRUI : LA COMPRÉHENSION ET LE PARTAGE DU BON SENS ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) croire : « Nam rationem quod attinet, quia per illam solam homines sumus, aequalem in omnibus esse facile credo », en ce qu’elle peut notamment se prévaloir de principes communément reçus et très éloignés de heurter le sens commun : il ne peut y avoir de plus et de moins que dans les accidents et non dans la substance ou forme substantielle 24. Mais l’argument esquive la difficulté sans la résoudre. La scolastique elle-même a bien montré que de telles généralités ne permettent pas de régler la question, et que l’égalité des âmes en « tant qu’âmes » n’exclut pas la plus ou moins grande perfection de telle âme humaine (d’une âme en tant que celle-ci) par rapport à une autre 25. Là encore, ce type d’argumentation ne prétend en aucun cas dépasser le régime de la simple vraisemblance, clairement invoqué dans les premières lignes ; même si c’est sur un mode négatif (« il n’est pas vraisemblable que tous se trompent »), l’égalité de la vis judicandi ne se laisse pas déduire (au sens strict de la deductio) du fait que personne ne réclame plus de bon sens qu’il n’en a, mais se peut inférer de manière vraisemblable (« cela témoigne que… »). Ce raisonnement lui-même n’obéit absolument pas aux critères rigoureux de la science cartésienne (intuitus/deductio), mais reflète une forme imprécise d’épagoge, simple logique de la croyance (dans le latin, le esse credendum s’applique aux deux propositions grammaticales : […] omnes falli non videtur esse credendum, sed potius… [est credendum], soit, selon la rétro-traduction littérale : « il ne semble pas croyable que tous se trompent…, mais plutôt [il est croyable] que la puissance entière de juger… »). Nous ne pouvons juger du bon sens d’autrui qu’à ses actes, et ceux-ci font apparaître une variété comparable à celle des coutumes, qui pourrait faire penser que les hommes sont aussi grégaires (en suivant des coutumes) qu’ils sont divers (parce que ces coutumes varient), et que, ainsi que le veut Montaigne, la diversité des individus entre eux vient de leur diversité intrinsèque et de leur dissemblance intrinsèque, qui « fait son jeu » et désajointe constamment chacun à soi-même : « nous sommes tous de lopins, et d’une contexture si monstrueuse informe et diverse, que chaque pièce, chaque momant, faict son jeu. Et se trouve autant de différence de nous à nous-même que de nous à autrui » 26. En matière de connaissance et d’opinions, les hommes sont 24. Descartes s’appuie ici sur l’énoncé des Catégories, 3b33 : « Il semble bien que la substance ne soit pas susceptible de plus ou de moins », bien qu’il ait été reconnu que les substances premières (les individus) sont « plus substances » que les secondes (les espèces et les genres). Problématique qui, de Descartes à Spinoza, se traduit par celle du « degré de réalité », supposé nécessairement plus grand dans les substances que dans les attributs et dans les modes. 25. Gilles de Rome, Quodlibeta, 1646, II, q. 18 : « Utrum animae humanae sint aequales in naturalibus ». Gilles s’appuie sur deux propositions parisiennes condamnées en 1277, principalement la prop. 124 (147) : « Il est inconvénient de supposer que certains intellects soient plus nobles que d’autres, parce que, comme cette diversité ne pourrait pas être du côté des corps, il faudrait qu’elle soit du côté des intelligences, et ainsi les âmes nobles et ignobles seraient nécessairement de diverses espèces, comme les intelligences. – C’est une erreur, car ainsi l’âme du Christ ne serait pas plus noble que l’âme de Judas » (La condamnation parisienne de 1277, texte et traduction D. Piché, Paris Vrin, 1999, p. 116-117). 26. Montaigne, Les Essais, II, 1 éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 24 ; reprenant la correction sur l’exemplaire de Bordeaux, consultable sur : http://www.lib.uchicago.edu/efts/ARTFL/projects/montaigne/. La phénoménologie husserlienne apporte à la fois à cette assertion un démenti catégorique et une confirmation partielle. Un démenti : l’ego n’est pas seulement le pôle des Erlebnisse : en tant que substrat des habitus, il « demeure auprès de ses actes » (« Ich stehe weiter zu meiner Tat », CM IV, § 32, Hua I, 101, 17-18) ; l’ego concret est donc précisément ajointé à lui-même, de sorte qu’il ne peut, ni moralement, ni phénoménologiquement, prétendre qu’il n’est pas l’auteur de ses actes. Cependant, il y a bien, comme Husserl le note dans la Cinquième Méditation, une affinité essentielle entre la saisie de l’autre et celle de mon propre passé : l’autre n’est radicalement pas moi, comme mon passé n’est radicalement plus moi ; cependant l’autre m’apparaît comme mon autre, et le passé comme mon passé, autrement dit comme l’autre de mon présent. Aussi bien, ce qui est commun au passé et à l’autre moi, c’est la transcendance : « De même que mon passé remémoré transcende mon présent vivant en tant que sa modification, de même l’être étranger apprésenté transcende l’être propre (au sens désormais pur et fondateur de la spécificité primordiale) », CM V, § 52, Hua I, 145, 6-10 ; tr. M. de Launay, Paris, PUF, 1994, p. 164. L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 30 31 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) aussi divers qu’ils le sont dans leurs actes. Il n’y a donc pas d’indice concluant en faveur du partage du bon sens, si ce n’est peut-être que ceux-là même qui en doutent, « n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont ». Mais – et c’est là le point essentiel de cette subtile dialectique – cela même ne prouve rien en faveur de l’identité universelle de la bona mens, ramenée à la « puissance de bien juger (lat. vis incorrupte judicandi) », et n’en constitue, dans le meilleur des cas, qu’un signe, tout comme, dans l’incipit tout aussi fameux de la Métaphysique aristotélicienne, on peut faire du plaisir pris à la sensation et à la vue le signe, mais pas la preuve d’un universel partage du désir de savoir autrement indémontrable. L’incipit du Discours n’est donc pas à lire comme une thèse, mais bien, comme c’est d’ailleurs explicitement le cas chez Montaigne qui fournit l’original de cette séquence, comme un énoncé endoxal : « On dit communément que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c’est celui du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle luy en a distribué. N’est-ce pas raison ? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue » 27. La lecture de l’exemplaire de Bordeaux est instructive : cet énoncé était en fait précédé par une justification, finalement barrée : « Le plus sot homme du monde pense avoir autant d’entendement que le plus habile. Voilà pourquoi on dit communément que le plus juste partage… ». De fait, cette raison ne prouve rien, car d’une part un sot peut bien se tromper, mais surtout, comme l’a remarqué plus haut Montaigne en maniant brillamment le paradoxe, personne ne peut croire manquer de bon sens : Ce serait une proposition qui impliquerait contradiction : c’est une maladie qui n’est jamais où elle se voit : elle est bien tenace et forte, mais laquelle pourtant le premier rayon de la vue du patient perce et dissipe comme le regard du soleil un brouillas opaque. S’accuser serait s’excuser en ce sujet-là ; et se condamner ce serait s’absoudre 28. Ici comme ailleurs, Descartes et Montaigne paraissent donc dire une seule et même chose, mais le propos est en réalité diamétralement opposé : Montaigne ne doute pas que certains manquent de (bon) sens, mais affirme que ceux qui en manquent réellement ne le pensent pas, et que ceux qui pensent en manquer… témoignent par là qu’ils en ont ! La sententia communis concernant l’égalité de la raison est donc sans doute fausse à la lettre, mais il ne peut y en avoir d’autres. Or, comme l’avait relevé Gilson, la proposition de Montaigne trouve un écho contemporain chez l’intransigeant contempteur des libertins, le Père Garasse : « Jamais Platon n’avança plus belle maxime que quand il dit qu’il n’y a partage au monde si bien fait que celui des Esprits, d’autant, ditil, que tous les hommes en pensent avoir assez ; il n’y a si pauvre idiot qui ne s’en contente » 29. La citation est très approximative, mais renvoie sans aucun doute, au récit vraisemblable de la création des âmes dans le Timée, 41 e, dont la théologie origénienne a fait un article de foi : « Il notifia [aux âmes] les lois fatales : que la première naissance (γένεσις πρώτη) serait établie identique pour tous les êtres, afin que nul ne fût moins bien traité que lui » 30. L’énoncé cartésien est donc purement endoxal. Si l’existence d’autrui n’est pas mise en cause par les Meditationes, c’est que la question n’y est pas même posée. Descartes disjoint donc, tacitement, deux problèmes 27. Montaigne, Les Essais, II, 17. Voir sur cette paraphrase C. Litwin, « Le discours de l’humaine condition : Descartes, imitateur ironique de Montaigne », Sens Public, 2006 (url : http://www.sens-public.org). 28. Les Essais, II, 17, éd. A. Tournon, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 520. 29. Gilson, Commentaire, à p. 1, l. 18, p. 83. 30. Soit, selon la version de Chalcidius : « Legesque immbutabilis decreti docuit ; ostendens, quae prima quidem generatio uniformis in omnibus, ejusdemque ordinis esset futura : ne cui competens justum, aliqua ex parte a se minueretur » (Timaeus, op. cit., p. 45). L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) qui, dans la métaphysique scolaire, n’en faisaient souvent qu’un : la question de la métaphysique spéciale portant sur la connaissance des substances séparées en général (c’est-à-dire la connaissance universelle du genre substance intellectuelle) et celle qui, si elle relevait de la métaphysique, appartiendrait dans le meilleur des cas à une métaphysique spécialissime, qui porterait sur des substances séparées individuelles et singulières, pour autant qu’elles sont susceptibles de se connaître les unes les autres 31. Ce qu’une bonne partie de la scolastique médiévale, en tout cas thomiste, a développé de manière imagée et pour ainsi dire déplacée, dans son angélologie. Or, comme Suárez le fait laconiquement remarquer dans ses commentaires sur Thomas, si celui-ci est disert sur la connaissance et l’intersubjectivité angélique, il ne parle pour ainsi dire même pas de la possibilité de la connaissance d’autrui 32. La remarque ironique de Descartes à propos de Thomas (qui décrit les anges « comme s’il était au milieu d’eux », quasi in illorum medio fuisset) 33 va absolument dans le même sens : l’angélologie scolastique est une pure construction spéculative, et n’est rien d’autre à ce titre que la fable d’un monde intellectuel, où l’on parle des substances comme si l’on avait l’expérience de leur existence, et comme si l’ordre de la création pouvait se déduire de la nature même des universaux (genre, espèce, différence, propre, accident). Mais comme lesdits « universaux » sont en réalité des termes communs qui dérivent de la forme de notre connaissance des choses, les considérations du docteur angélique sur le nombre des créatures angéliques, et la diversité de leurs espèces, peuvent être tenue pour un bavardage captieux et inconsciemment anthropomorphique 34. 3. L’OPUS CREATIONIS Au lieu de quoi, l’ego méditant découvre l’étendue de son ignorance. Nous ne savons presque rien ni de nous-même, ni de l’étendue indéfinie des choses créées, ni d’autres créatures pensantes, ni comment et pourquoi elles ont été faites, si elles l’ont été ; cependant la seule considération de la puissance divine suffit à donner l’idée d’un monde, et tout ce que nous ignorons, nous l’ignorons cependant sous le présupposé d’un monde. Dieu lui-même apparaît comme le Dieu de ce monde, comme le créateur de toute chose, possible, réelle, ou nécessaire, au point que, dans l’économie de l’ordo rationum, l’universelle création de toute chose pensable est prouvée en même temps que l’existence de Dieu, antérieurement et indépendamment de la réalité des choses matérielles 35. 31. Sur cette question, rappelons que la métaphysique médiévale est massivement déterminée par la position averroïste du problème : selon Averroès, la métaphysique est la connaissance des substances séparées, connaissance qui n’est pas impossible mais qui est « difficile », comme il n’est pas impossible mais difficile aux oiseaux de nuit de voir à la lumière du jour. Sur ce thème et son traitement dans la tradition averroïste, voir C. Steel, Der Adler und die Nachteule. Thomas und Albert über die Möglichkeit der Metaphysik, Münster, Aschendorff, 2001. Puis Aegidius Romanus, Quodlibeta, Louvain, 1646, I, q. 3, qu. XVII, p. 35 : Utrum intellectus noster possit cognoscere in hav vita substantias separatas ? Question décisive à laquelle Gilles répond en distinguant la difficulté à connaître l’essence de ces substances (ce qui exige une métaphysique) de la possibilité, commune, de connaître leur existence. 32. Suárez, De Anima, VI, 6, § 2, éd. Vivès, III, p. 791 : « Nam ad secundum docet, animam separatam intelligere angelos per similitudines divinitus impressas : de aliis vero animabus nihil docet ». 33. Entretien avec Burman, texte 20, p. 60. 34. Principia Philosophiae, I, art. 59, AT VIII-1, 27, 19 – 28, 17/AT IX-2, p. 50-51. 35. MM III, AT VII, 45, 11-14. Dans l’exposé synthétique des Secundae Responsiones, la création du « ciel et de la terre », étendue à la puissance de créer tout ce que nous concevons comme possible (donc comme créable), est présentée comme le « corollaire » de la preuve de l’existence de Dieu (AT VII, 169, 5-18). L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 32 33 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Mais cet universum n’est pas vu en surplomb, uno intuitu, comme peut-être son créateur le fait – peut-être cette God’s eye view n’est-elle déjà même plus qu’une idée régulatrice 36 –, c’est un monde même qu’on ne voit pas du tout car l’ego n’y tient pas de position intermédiaire dans une échelle des êtres où il pourrait a priori se situer ; c’est un monde dont la seule chose que je sache est que j’y tiens le rang de simple partie. Cette ratio partis in rerum universitate 37 est définie par son indétermination : la res cogitans n’est, en un sens, qu’une partie quelconque, indifférenciée, indistincte, sans privilège ni position d’éminence, dépendante dans son être, comme toute autre chose, d’une cause incompréhensible. Cependant la découverte de soi-même sous la ratio partis ne s’accompagne aucunement d’une dévaluation ontologique, ni d’aucun déplacement de la réalité ou perfection de l’ego à l’universitas rerum. Car, en un autre sens, la même chose, qui peut paraître « très imparfaite » si elle est considérée séparément (si solum esset), paraîtra « très parfaite » en tant qu’elle est dans le monde en tant que partie (ut habens in mundo rationem partis) 38. On trouvera difficilement réponse plus précise à l’objection du solipsisme, objection encore renforcée par Heidegger critiquant la métaphysique du sujet isolé et weltlos, objection qui repose sur l’identification du monde à la res extensa, hypothèse dans laquelle toute cette séquence de la Méditation IV devient parfaitement inintelligible. Cette universitas rerum n’est point, comme le dit la tradition scolaire, le système ou la compréhension de toutes choses (compraehensio rerum), c’est une totalité indéfinie qui, au lieu de renfermer toutes choses, sur un mode compréhensif, inclusif et carcéral, est toujours et constitutivement au-delà, hors des limites que l’entendement lui peut assigner. Cette totalité indéfinie, on doit l’appréhender comme telle, c’est-à-dire comme totalité. En effet, « on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu’on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les créatures ensemble (omnem rerum universitatem) » (AT VII, 55, 27-29). Le contexte théologique de cette remarque est évident : Descartes, à la suite de Thomas d’Aquin, glose ici un verset du Deutéronome (32, 4) Dei perfecta sunt opera. Dire que ces œuvres sont parfaites veut dire qu’elles ne passent pas de la puissance à l’acte, comme les œuvres de nos mains ; elles surgissent en nombre poids et mesure, « omnis suis numeris absolutum » (AT VII, 55, 9-10), selon une expression rare qu’on retrouve dans les Principes III, 45. Le monde tout entier vient à l’être comme Minerve surgit en armes de la tête de Jupiter. Les théologiens rapprochent du commentaire de 36. Cf. Lüdger Honnefelder « Johannes Duns Scotus : Realität und Subjekt. Neue Wege philosophischen Denkens », in Johannes Duns Scotus 1308-2008. Die Philosophischen Perspektiven seines Werkes. Investigations into his Philosophy. Proceedings of the Quadruple Congress on John Duns Scotus (III). L. Honnefelder, Hannes Möhle, Andreas Speer, Theo Kobusch, Susana Bullido del Barrio (eds). Münster, Aschendorff, Archa Verbi (Subsidia, 5), 2010, p. 19-45. Selon cette hypothèse très stimulante, l’émergence de la thématique de la connexio scientiarum dans les premiers commentaires latins des Seconds Analytiques (Albert le Grand), loin de traduire une forme d’hubris consubstantielle au nouveau « sujet de la connaissance », résulte plutôt d’une perte, et de la conscience nouvelle de ne pouvoir disposer d’une vue totale sur le monde. L’humaine raison ne disposant pas de cette Weltsicht (god’s eye view), celle-ci ne peut constituer qu’une idée régulatrice unifiant le travail des « disciplines ». Le style néo-kantien de ces formulations peut évidemment faire naître le soupçon qu’une telle vision rétrospective est elle-même quelque peu illusoire, mais elle présente cependant à nos yeux l’avantage très appréciable de lier l’histoire de la métaphysique (c’est-à-dire de la subjectivité et de la systématicité, de Duns Scot à Schelling, via Descartes et Kant) au problème cosmologique, et, réciproquement, de réinscrire le moment moderne de la cosmologie (de Copernic à Descartes) dans un horizon philosophique plus large et une problématique plus fondamentale que ceux, souvent étroits et bornés, où il arrive trop souvent à l’« histoire des sciences » de les restreindre. 37. MM IV, AT VII, 56, 7. 38. MM IV, AT VII, 55, 30 – 56, 2. L'enseignement philosophique – 64 e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) Genèse, 1, 31 : vidit Deus cuncta quae fecerat, et erant valde bona. Or ce commentaire scripturaire, Descartes l’a déjà donné dans la lettre À Mersenne, 27 juin 1630, AT I, 154 : « Dieu mène tout à sa perfection, c’est-à-dire : tout collective, non pas chaque chose en particulier » ; Thomas expliquait ce lieu en ce sens : les choses singulières sont bonnes (dans la description des jours de la création), le tout est « valde bonum », donc parfait 39. La question, en matière de théologie scripturaire, est liée à la compréhension de simul en Ecclésiaste 18 : 1 (Qui vivit in aeternum creavit omnia simul). Comme on l’a remarqué depuis au moins Augustin, simul traduit κοινῇ qui connote moins la simultanéité que la communauté comme telle, ce que traduirait assez bien le allgemeinsam husserlien. Si l’on ajoute à cela le fait que la Méditation IV enchaîne de la perfection collective des opera dei à la souveraine perfection de l’homme, placée dans une liberté qui le fait à l’image de Dieu (ad im imaginem et similitudinem dei, suivant Gn 1, 26, « faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ») on pourra à bon droit se demander si cette quatrième méditation n’est pas l’occasion d’une rechute dans une théologie scolastique et non critique. Il n’y a cependant rien de tel : la méditation IV, insistant sur la limitation de notre nature et de notre connaissance, rappelle que la connaissance finie suppose un acte de jugement, lequel n’est valide que lorsqu’il a pour règle une perceptio clara. Comme on le sait, cette théorie du jugement met en jeu le concours de deux facultés, dont l’une est finie, l’autre (formellement) infinie ; or c’est à cette liberté (formellement) infinie que se mesurent la perfection et la grandeur de l’homme ; cette liberté ou facultas eligendi n’est pas autre chose que le bon sens, lequel n’était, on l’a vu, que la « puissance de bien juger », vis judicandi, et c’est cette puissance, supposée égale en tous les esprits, en chaque « partie » de l’universitas rerum. L’égalité des esprits devient une thèse à partir du moment où elle est expressément référée à cette vis judicandi qui n’est pas altérée ni même affectée par son usage, c’est-à-dire par les objets auxquels on l’applique. C’est cela qui constitue la vis incorrupte judicandi qui définit le bon sens. En revanche, la fermeté de la résolution à toujours user de sa raison pour bien juger, fermeté qui définit l’essence de la vertu, peut varier d’un individu l’autre. Comme chez les stoïciens, la vertu est associée à la fermeté du vouloir, à la tension de la volonté, que les stoïciens disent identique car l’état de tension parfait est la rectitude. Bona mens/recta ratio sont une seule et même chose, c’est l’état de la volonté qui n’oscille pas entre hyper- et hypotension, mais qui est invariablement droite. Qu’est-ce qui donc fait obstacle à la vertu parfaite, c’est-à-dire à cette fermeté et constance de la résolution à toujours bien juger ? Ce n’est rien d’autre, selon Descartes, que le temps & la temporalité des affaires humaines. Avec le temps, l’attention se relâche ; on se laisse distraire. Cette distraction et ce relâchement de l’attention n’ont pourtant rien de pathologique ni de fatal ; ils sont pour ainsi dire « naturels ». La principale leçon de la Méditation IV, c’est que l’erreur n’est pas dans l’essence de l’homme, ni un effet inévitable de la finitude, pas plus qu’elle n’est un effet de l’union de l’âme avec le corps. Un autre homme, un homme qui, faisant toujours bon usage de ses facultés, ne se trompe jamais, n’a donc rien de contraire à la possibilité. Un autre point, non moins original, et important, concerne l’analogie dans le texte cartésien, entre la constitution de l’individualité psychique et celle de l’indivi39. Thomas d’Aquin, passim (e. g. Contra Gentiles, II, cap. 44, n. 14 ; cap. 45, n. 10 ; III, cap. 64, n. 9 ; De potentia, q. 5, a. 1, arg. 14…). L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 34 35 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) dualité physique. Analogie mentionnée plus haut en ce que, suivant les fondamentaux de la cosmologie cartésienne, des parties de matière, supposées originairement égales, se sont ensuite différenciées, distinguées par les lois du mouvement, pour former des groupes au centre desquels un amas de matière plus fluide et mobile constitue ce qu’on appelle un astre. Or, si l’on admet que ces corps sont distribués de manière homogène dans l’univers, on peut poser deux questions à leur sujet : sont-ils en nombre fini ? sont-ils égaux entre eux ? La réponse à la première question, on le sait, est qu’ils sont positivement innombrables. Mais la seconde question est non moins intéressante, car Descartes, après avoir sans doute tergiversé, dans les années 1630, est arrivé à la conclusion que ces tourbillons (et les astres en leurs centres) sont nécessairement inégaux en grandeur, mais égaux en force. Et l’équilibre dynamique du monde est ce qui assure la cohésion d’un univers qui, autrement, serait phagocyté et détruit par une partie hégémonique, tel Saturne dévorant ses enfants. Au plan psychologique, l’analogie fonctionne : les individus sont égaux en volonté ou puissance de bien juger, et cette puissance de bien juger n’est pas mesurée par l’étendue variable de leur champ perceptif, ni par la vivacité de leur imagination. Mieux encore : de même que, dans le système kaléidoscopique des tourbillons, l’action de la lumière émise par l’astre central se diffuse bien au-delà du tourbillon, pour se diffracter et/ou se réfracter dans les tourbillons voisins, de même, la volonté, qui n’est pas emprisonnée dans les limites de l’entendement, se communique à d’autres. En tous les cas on pourrait, suivant cette analogie, comprendre autrement la maxime : ex magna luce in intellectu sequitur magna propensio in voluntate 40 : quelle est en effet la plus grande lumière que puisse percevoir l’entendement, sinon celle d’une autre volonté qui, se déclarant, dispose, sans l’y forcer, l’autre volonté à s’unir à elle ? Tout ceci suggère qu’un modèle physique et les lois du mouvement ne suffisent pas pour penser le rapport des esprits entre eux ; en revanche, un modèle cosmologique constamment sous-jacent permet de penser analogiquement le rapport des esprits entre eux, dans une société ouverte où la communication des esprits ne se résume pas aux lois du choc. Concluons. La « raison de partie » dont on a parlé plus haut, et qui est analysée au cœur de la Méditation IV, définit la structure fondamentale d’une subjectivité qui n’est pas celle d’un sujet « isolé et sans monde ». Au contraire, c’est, littéralement, l’être au monde dont la position est indépendante et antérieure à toute thèse sur l’existence et la réalité de la nature matérielle, ou encore du monde compris comme le tout de l’étant subsistant. C’est plutôt le monde compris comme le lieu où il y a toujours du monde, et où je ne suis jamais seul, comme le découvre (certes en modus ponens) la Méditation III : « je ne suis pas seul dans le monde ». Seulement ce qui, chez Descartes, motive cette affirmation, c’est l’idée du vrai Dieu comme Dieu créateur, non par fabrication et agrégation des parties, comme l’imagine l’entendement fini, mais le créateur par un acte simple de sa volonté, de l’universitas rerum. On sera donc, à cet égard, réservé devant la lecture husserlienne et heideggerienne qui tentent de faire endosser à Descartes un solipsisme imaginaire pour mieux lui substituer ici l’intersubjectivité transcendantale, et là l’être-au-monde, dans une complète cécité au mouvement subtil de l’ordre des raisons, qui disjoint radicalement la question de l’être du monde, auquel nous sommes en tant que « parties », et celle de la réalité de la res extensa, pour subordonner la seconde à la première, et non l’inver40. Descartes à Mesland, 2 mai 1644, AT IV, 116, 1-2. L'enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) DESCARTES ET L’ÉGALITÉ DES ESPRITS 36 ÉDOUARD MEHL © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) 41. Leibniz a relevé cette formule, qu’on retrouve dans un fragment de 1679 (éd. M. Fichant, Discours de métaphysique/Monadologie, Folio, 2004, p. 285). L’enseignement philosophique – 64e année – Numéro 2 © Association des professeurs de philosophie de l?enseignement public | Téléchargé le 17/04/2021 sur www.cairn.info (IP: 90.126.119.45) se. Leibniz l’a parfaitement compris. C’est en effet en bon lecteur des Méditations que Leibniz a pu écrire que : «… on ne peut savoir la réalité des objets qui affectent nos sens d’une autre façon qu’a priori, en considérant que nous ne pouvons pas être seuls dans le monde… » 41, c’est-à-dire en réinjectant la preuve de la Méditation VI dans la Méditation IV. De ce fait, s’il est incontestable et évident que le paradigme monadologique déployé par Husserl pour échapper au supposé solipsisme cartésien s’appuie sur une critique, déjà initiée par Leibniz, de la Méditation VI, il n’est pas douteux non plus – quoique moins visible – que cette monadologie tient elle-même sa possibilité du noyau cosmologique de la Méditation IV.