La Thérésienne. Revue de l’Académie royale de Belgique (2019-2 : Frontières de la re-présentation)
Frontières de la re-présentation
André Helbo et Élodie Verlinden
Comme le soulignent Bruno Latour et Michel Serres, la distinction entre objets de nature et de
culture1 mérite réflexion. Il existe des objets naturels, auxquels le chercheur est extérieur, et
des objets culturels, produits par l’esprit. Certains objets, en revanche, ne sont ni de nature ni
de culture. Ils font corps avec la société, par consensus : le trou dans la couche d’ozone, une
file de voitures sur une autoroute, la globalisation sont des « réalités » que nous n’avons pu
toucher du doigt, mais qui présentent un statut d’existence par accord collectif. Ces objets
intermédiaires constituent selon Latour des quasi-objets.
Le spectacle vivant serait ainsi devenu un quasi-objet. La notion renvoie à une construction
de la collectivité critique, à un simulacre, à un modèle réduit dont l’existence dépend du
regard du chercheur et qui a importé des représentations cognitives diverses (que Kuhn
appelle paradigmes). On a appréhendé le spectacle vivant en termes logocentriques (le texte
apparaitrait comme seul support stable définitoire de la représentation), iconocentriques
(l’image serait l’invariant du spectacle), somatocentriques (les corps, physique de l’acteur ou
proprioceptif du spectateur, constitueraient les unités).
La crise des modèles, dont Hans Thies Lehmann traduisit le symptôme en inventant une
nouvelle labellisation, le « postdramatique », n’exprime pas autre chose. La catégorie du
postdramatique, qui se substitue à celle du postmoderne, regroupe ainsi pour Lehmann
diverses caractéristiques : « Théâtre de la déconstruction, théâtre plurimédias, théâtre néotraditionaliste, théâtre du geste et du mouvement […] discontinuité, hétérogénéité, nontextualité, pluralisme, plusieurs codes, subversion, multilocalisation, perversion, l’acteur
comme sujet et figure centrale, déformation, texte rabaissé à un matériau de base,
autoritarisme et archaïsme du texte, la performance à mi-chemin entre le drame et le théâtre,
anti-mimétique, réfractaire à l’interprétation »2. Lehmann sous prétexte d’identifier de
nouvelles formes de production esthétique, n’est pas loin de définir surtout de nouvelles
sensibilités critiques.
L’objet fluctue donc en fonction des modèles de lecture, au point que le sociologue Alain
Eraly taxe ces derniers de performatifs3 : ne parle-t-on plus de théâtre, de danse, de
performance, de cirque mais de pratiques métissées parce que nos modèles théoriques sont
hybrides ? Est-ce le modèle qui produit la « réalité » ou l’inverse ? Pour poser la question en
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LATOUR B., Nous n'avons jamais été modernes, Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte,
1991. Il est temps d’inclure la science dans le problème. Elle n’est pas exclue de l’objet. SERRES M., Le
parasite, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2014.
LEHMANN H.-Th., Le postdramatique, Paris, L’Arche, 2002, p. 32.
ERALY A., Quand les mots construisent la réalité, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2014 (=
L'Académie en poche, n° 50).
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André Helbo et Élodie Verlinden, Frontières de la re-présentation
termes sémiotiques : comment saisir la relation entre le signe et l’objet ?
Dans un monde où la science « fait (donc) partie du problème » (Latour), les frontières de
la représentation se construisent de manière dialectique entre le modèle de l’observateur et
l’objet. Aujourd’hui il faut prendre en compte un paramètre complexe supplémentaire qui
parasite ce dialogue : l’effondrement de la cohérence idéologique du monde.
Il est sans doute banal de rappeler que nous sommes entrés dans une crise de la
représentation. Celle-ci est caractérisée par une perte de confiance dans la reproduction plus
ou moins fidèle de la réalité, liée à un idéal de langage comme « véhicule neutre d’entités qui
lui préexisteraient et qu’il ne ferait que coder »4. Cette crise semble toucher tous les champs
de la culture : les médias (« médiamensonge », la société du spectacle), le discours politique
(la « post-vérité »), les réseaux sociaux (théorie du complot), les langages de la ville (graffiti).
Dans les arts du spectacle, la performativité règne en maître : les productions rassemblent
les acteurs d’une situation dans le cours de son fonctionnement. Une communauté s’invente à
chaque fois dans la différence par des pratiques, « essentiellement dialogiques, chargées
affectivement et orientées vers une re-cognition mutuelle »5. Le spectacle vivant se présente
désormais avant tout comme un acte performatif singulier, comme un geste qui « s’efface en
même temps qu’il se déploie », pour reprendre Goodman, dans des objets voués à une
existence éphémère le temps de leur mise en scène, – mise en seuil – par le spectateur. Les
frontières entre fiction et réalité s’estompent. La « réalité » en scène modifie notre approche
de la fiction.
Ce bouleversement, associé à l’autonomisation des pratiques culturelles, entraîne une
redéfinition de l’effet spectaculaire : le spectacle est de plus en plus un lieu d’interaction entre
des médias distincts. La question n’est plus de se demander « Est-ce du spectacle ? », mais
« Quand est-ce du spectacle ? ».
Les textes qu’on va lire et qui sont issus du colloque dans le cadre du Collège Belgique de
l’Académie royale de Belgique (Charleroi, 28-29 mars 2019)6 interrogent les modalités de
cette crise de la représentation. Une nouvelle sémiosphère se construit dans un monde privé
de son « homogénéité topologique » (Leone). Cette métamorphose entraine plusieurs
conséquences abordées dans les contributions qui suivent.
La première conséquence est une crise du référent. Internet, les réseaux sociaux, les arts
numériques, les médias, le discours politique traduisent une mise en cause des repères
référentiels. Nous vivons un ébranlement des formes narrativisées du savoir à l’origine de la
cohérence du monde. On évoque souvent la fragmentation du réel provoquée par la société du
spectacle : ne peut-on parler de disparition du réel au profit de signes qui renvoient à euxmêmes (de l’autofiction du selfie à la performance, la publicité autoréférentielle, l’art urbain,
l’art digital).
On peut dès lors se demander si nous n’assistons pas à la disparition du réel au profit
d’effets de réel. Le complotisme, la déconnexion entre les faits et le discours politique
participent d’une redéfinition des rapports entre fiction et vérité. Tout le monde se souvient de
l’émission de télévision Bye Bye Belgium, un pseudo-journal télévisé qui rendait crédible des
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MONDADA L., Décrire la ville, la construction des savoirs urbains dans l’interaction et dans le texte, Paris,
Anthropos, coll. Villes, 2000, p. 9.
THRIFT N., Spatial formations, Londres, Sages, 1996.
Une publication en format papier est également prévue en 2019 dans la revue Degrés.
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La Thérésienne. Revue de l’Académie royale de Belgique (2019-2 : Frontières de la re-présentation)
faits vraisemblables (la déclaration d’indépendance de la Flandre) fondés sur des détails faux.
Une controverse plus ancienne, non moins célèbre, fut suscitée notamment par une
déclaration de Jean-Luc Godard, portant sur la mission Apollo 11 en 1969 et sur sa
retransmission en direct par la télévision américaine. On s’est demandé un moment ce que les
téléspectateurs avaient vu : une captation des premiers pas de l’homme sur la lune ou des
images reconstituées en studio, avec la complicité de Stanley Kubrick.
Il s’ensuit que les relations entre le discours politique et le spectacle ont aujourd’hui
radicalement muté.
La catégorie du postdramatique proposée par le critique Hans-Thies Lehmann, dans toutes
ses modalités, procède à une égalitarisation des signes scéniques. On observe la disparition
partielle ou totale de la fable, de la prépondérance du texte, mais aussi une interdisciplinarité
brouillant les frontières entre les différents arts, également entre la représentation et la réalité.
Ce phénomène ne peut-il être étendu à la société tout entière ? La catégorie du spectaculaire,
en expansion, ne concerne-t-elle pas plus largement notre monde en dilution ?
En guise de témoignage, nous renverrons pour mémoire à la polémique soulevée par
Baudrillard évoquant le panache de fumée laissé par les avions qui percutèrent les Twin
Towers le 11 septembre 2001 : « par la grâce du terrorisme, elles (les Tours) sont devenues le
plus bel édifice mondial – ce qu’elles n’étaient certes pas du temps de leur existence. Quoi
qu’on pense de leur qualité esthétique, les Twin Towers étaient une performance absolue, et
leur destruction elle-même est une performance absolue »7. La question des limites du seuil
spectaculaire est posée.
La crise de la représentation défie aussi nos limites méthodologiques. La mise en cause des
assises du spectacle a en un premier temps revivifié paradoxalement les processus fondateurs
de la théâtralité, en tant que matérialité expressive et structure symbolisante pour des
spectateurs. Si les uns posent le diagnostic d’une crise féconde, d’autres sont plus dubitatifs.
Barthes déjà, puis Rancière et Neveux se sont interrogés sur la portée (banalisation ?) de la
transgression spectaculaire. Certains annoncent une résurgence de l’idéologie ou la fin du
« formalisme postdramatique ». La recomposition des processus spectaculaires, à laquelle on
assiste aujourd’hui, est certes assortie dans certaines productions artistiques contemporaines
européennes d’un retour aux fondamentaux (à l’idéologie ?). Mais ce reflux est-il paradoxal ?
Peut-on considérer qu’il s’agit là d’un recentrement inévitable ? Faut-il poser la question
identitaire ? À l’inverse, l’idéologique n’a-t-il pas toujours été présent dans les formes ? Entre
présentation, représentation, action discursive, comment définir les relations entre spectacle et
mondes possibles ? Peut-on à juste titre parler de crise de la représentation dans tous les
champs de la culture ? Face à ce bouleversement que dire de la place du spectateur ?
Par-delà la porosité de la notion d’objet, c’est le lien entre l’émergence de nouvelles
catégories d’objets et la manière dont on en parle qu’il faut appréhender. La perte de
confiance dans un langage « instrumental », fidèle à la réalité, renvoie aussi à cette
transformation de l’objet. C’est le sens du paradoxe du re-présenté/représenté qu’interroge la
réflexion élaborée dans le présent numéro.
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BAUDRILLARD J., L’esprit du terrorisme, Paris, Galilée, 2002.
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André Helbo et Élodie Verlinden, Frontières de la re-présentation
Les auteurs
André Helbo est professeur émérite à l’Université libre de Bruxelles où il a fondé (20042014) la filière en Arts du spectacle vivant et enseigne la sémiologie du spectacle vivant. Il a
fondé et coordonné auprès de l’Union européenne le programme Erasmus Mundus en étude
du spectacle vivant. Membre titulaire de l’Académie royale de Belgique, il est l’auteur de
nombreux livres de sémiotique et de théorie du spectacle. Il a récemment co-dirigé La
transdisciplinarité en question(s) (2016), Interdiscipline et arts du spectacle vivant (2013) et
publié Performance et savoirs (2012) ainsi que Le théâtre, texte ou spectacle vivant ? (2009).
Élodie Verlinden est docteure en SIC, logisticienne de recherche à l’Université libre de
Bruxelles (ULB) (Pôle Charleroi), chercheure du laboratoire Resic (ULB) et maître
d’enseignement à l’ULB. Spécialiste de la danse, elle a été co-coordinatrice du Master
Erasmus Mundus en étude du spectacle vivant (2006-2014). Elle a publié chez Peter Lang :
Danse et spectacle vivant. Réflexion critique sur la construction des savoirs et a été
coéditrice, avec André Helbo et Catherine Bouko, de Interdiscipline et arts du spectacle
vivant (2013) et de Performance et Savoirs (2011).
Résumé
Les textes qui suivent sont issus d'un colloque organisé à Charleroi les 28 et 29 mars 2019
dans le cadre du Collège Belgique sous le titre Frontières de la re-présentation.
Abstract
The contributions of this volume are the result of a symposium organized in Charleroi (28-29
March 2019) within the framework of the Collège Belgique under the title The Frontiers of
the re-presentation.
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