Recherches sociologiques et
anthropologiques
50-1 | 2019
Mesurer les corps pour normer les temps de vie
Temps et corps en action
La coproduction sociale de l’âge lors du parcours institutionnel de jeune
exilé
Time and body in action. The social co-production of age during the institutional
life courses of young exiles
Adeline Perrot
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rsa/3349
DOI : 10.4000/rsa.3349
ISSN : 2033-7485
Éditeur
Unité d'anthropologie et de sociologie de l'Université catholique de Louvain
Édition imprimée
Date de publication : 1 septembre 2019
Pagination : 137-155
ISSN : 1782-1592
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Référence électronique
Adeline Perrot, « Temps et corps en action », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne],
50-1 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 08 octobre 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rsa/3349 ; DOI : 10.4000/rsa.3349
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Recherches sociologiques et anthropologiques 2019/1
A. Perrot : 137-155
Temps et corps en action
La coproduction sociale de l’âge
lors du parcours institutionnel de jeune exilé
Adeline Perrot *
Cet article met évidence les désajustements temporels et corporels entre les formats institutionnels, individuels et collectifs de codification de l’âge des jeunes
exilés identifiés en tant que “mineurs non accompagnés” (MNA), puis accompagnés à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Cette catégorie d’action publique fait
l’objet d’un travail normatif pour faire advenir la figure de l’enfant en danger,
victime à protéger. Elle se réalise en situation et ne peut être appréhendée indépendamment des objets, des qualifications et des pratiques au travers desquels
elle est coproduite. L’enjeu étant ainsi d’interroger les arrangements locaux
mobilisés par les jeunes exilés, les acteurs administratifs, judiciaires et associatifs pour limiter les contradictions statutaires (enfant/adulte) qui apparaissent au
fil des séquences d’examen et d’accompagnement éducatif à l’ASE.
Mots-clés : catégorisations d’âge, dimensions temporelles et corporelles, exil, protection de l’enfance.
I. Introduction
En France (et en Europe), le traitement public des personnes exilées
soulève un enjeu autour des frontières d’âges et de statuts : si l’individu
est mineur, il s’agit d’un corps vulnérable à protéger relevant de la compétence de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ; s’il est majeur, il s’agit d’un
corps à régulariser, à reconnaître en tant que réfugié ou à éloigner du territoire. Le régime juridique de minorité crée une forme d’immunité1, jusqu’aux dix-huit ans, car seuls les majeurs sont concernés par le risque
d’expulsion. De fait, cette borne chronologique représente un seuil à partir
duquel découlent des modes de traitement aux issues très contrastées : en
______________________________
*
Adeline Perrot est docteure en sociologie, chercheure associée au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS-EHESS) et post-doctorante au laboratoire Droit et Changement Social (DCS) à l’Université
de Nantes.
1
Cette immunité ne s’applique pas aux zones d’attente dans la mesure où le mineur, détenu à la frontière, peut connaitre un réacheminement vers son pays d’origine.
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tant que mineur ou en tant que majeur. Ce schéma binaire se traduit par
des pratiques de jugement pour définir au bout du compte qui relève de la
catégorie publique de “mineur non accompagné” (MNA).
D’un point de vue réglementaire, les MNA (anciennement désignés
“mineurs isolés étrangers”2 en France) sont des mineurs ressortissants de
pays tiers à l’Union Européenne. Ils ont moins de dix-huit ans et sont repérés sur le territoire français sans l’accompagnement d’un parent ou d’un
représentant légal. Ils ne forment pas une catégorie juridique mais relèvent
du cadre de la protection de l’enfance en tant que «mineurs temporairement ou définitivement privés de leur milieu familial»3. L’appréciation de
la situation de danger (article 375 du code civil) découle ici du repérage
préalable des caractéristiques de minorité et d’isolement. Elle implique
des mesures d’assistance éducative confiées aux départements chargés du
recueil des informations préoccupantes et de la prise en charge par les services de l’ASE.
En pratique, le processus de reconnaissance du statut de victime – un
“mineur en (risque de) danger” – se réalise au moyen de dispositifs techniques et juridiques (Dodier/Barbot, 2016) qui prévoient de tracer une séparation avec la majorité et l’âge adulte, à chaque étape du parcours officiel
de (futur) MNA : être enfermé en zone d’attente, mis à l’abri sur le territoire, évalué par le travailleur social, reçu en audience chez le juge des enfants, expertisé par le policier et le médecin, accueilli en association, placé
en foyer et scolarisé. Au fil de ces étapes de jugement et d’accompagnement par les services éducatifs, les jeunes exilés sont engagés dans une série d’activités d’expression de l’âge (et de l’isolement)4. Ils ont à soutenir
des récits, afficher des postures, manifester des compétences (Garnier,
1995), objets de négociations avec les protagonistes chargés d’apprécier
et/ou de leur renvoyer le “bon” âge. L’âge est ici entendu au sens double :
d’un point de vue chronologique (moins de dix-huit ans) et de la période
de vie (enfance). Cet assemblage découle de la Convention internationale
des droits de l'enfant (CIDE) qui tend à fondre ces deux modes de classements au sein d’une même grille de lecture.
______________________________
2
Depuis mars 2016 et le vote de la loi de protection de l’enfant, le Garde des Sceaux a déclaré le remplacement de l’acronyme “MIE” par la qualification communautaire de “mineur non accompagné”
(MNA), initialement formulée par le Conseil de l’Union européenne en 1997. Confer le comité de suivi
des mineurs non accompagnés, communiqué de presse de Jean-Jacques Urvoas, Garde des Sceaux,
ministre de la Justice, le 7 mars 2016.
3
Article L.112-3 du CASF.
4
L’isolement est le second critère d’inclusion à l’ASE, mais sa confirmation n’est pas apparue aussi problématique que l’activité de vérification de l’âge. Aussi, en l’absence de reconnaissance légale du lien
avec l’adulte (en tant que référent parental ou tuteur), le “non isolement” sur le territoire français n’est
pas une assurance de “bon accompagnement”, du fait des risques d’abus, de violences et d’exploitation
de la part de majeurs.
A. Perrot
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L’enquête de terrain a eu lieu en France, entre 2012 et 2015, dans
la zone d’attente des mineurs isolés à l’aéroport de Roissy, deux services associatifs dédiés à l’accueil de jour des MNA placés à l’ASE et
dans le cabinet d’audience d’un tribunal pour enfants. Ce volet interactionnel (1), via des observations, a été complété d’une analyse historique (2) par exploration documentaire de sources médiatiques, institutionnelles, associatives et règlementaires (datant des années 1990
à 2010) et d’une analyse biographique (3) par entretiens. Les entretiens formels et informels (une quarantaine) ont été menés auprès
d’intervenants associatifs (médiateurs-interprètes, référents éducatifs,
animateurs socio-culturels et pédagogiques, militants, juristes, psychologues, administrateurs ad hoc), judiciaires (magistrats, procureurs, avocats), médicaux (radiologues, médecins légistes), policiers
(Bureau de la fraude documentaire et à l’identité, Police aux frontières), politiques (élus départementaux et sénatoriaux), institutionnels
(ASE, Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, Office
français de protection des réfugiés et apatrides) et auprès de MNA5.
La combinaison de ces trois méthodes a permis de retracer les épreuves de jugement (enquête policière, évaluation sociale, audiences,
expertises documentaires et médicales) que traversent les individus
exilés dans l’avancement incertain vers la ratification du statut de
MNA. Elle a ensuite permis d’étudier l’accomplissement (Garfinkel,
2007) de la figure morale de l’enfance en danger en associations
d’accueil : soit sa réalisation pratique une fois pris en charge à l’ASE.
Cette ethnographie en trois dimensions6 se réfère à la contribution de
Jack Katz à la démarche de l’induction analytique (2001). Il s’agit
d’élaborer une analyse tripartite en se déplaçant entre plusieurs niveaux d’échelle afin de penser le phénomène – la délimitation des
âges sociaux (minorité/majorité) – et ses arrières-plans (situationnels,
historiques et biographiques). Cette logique de recherche, attentive
aux catégories ordinaires, implique une «redéfinition progressive du
phénomène» (Katz, 2001 :484) sans le verrouiller à l’avance. Ainsi,
au moment de démarrer l’enquête, l’enjeu de l’âge ne se posait pas
avec autant d’acuité que lors de la mise en récit ethnographique.
C’est en réinvestissant la base documentaire, les carnets de terrain et
les entretiens retranscrits que cette dimension va revêtir une place
prépondérante et devenir le thème central de la recherche.
Jusqu’à présent, les travaux en sociologie de l’enfance et de la jeunesse
ont surtout porté sur des fourchettes d’âge et ont exploré la transition entre
des âges sociaux, par exemple : l’allongement de la jeunesse (Cavalli/Galland, 1993), le passage tardif vers l’âge adulte avec l’augmentation
de la durée d’études (Chauvel, 1998). Comme le soulignent Cécile Van de
Velde (2008) et Claire Bidart (2008), ces franchissements de seuils bio______________________________
5
À l’exception d’une interview (avec Gloire), réalisée hors cadre associatif, tous les entretiens avec des
MNA ont été effectués au sein de deux services d’accueil, le plus souvent de façon informelle. Cela représente une quarantaine de MNA, dont une vingtaine avec lesquels nous avons eu des échanges répétés
dans le cadre d’observations ethnographiques. Aussi, les nationalités représentées sont diverses : afghane, algérienne, bangladaise, congolaise, guinéenne, indienne, malienne, marocaine, pakistanaise,
sénégalaise et vietnamienne.
6
BIDET A., GAYET-VIAUD C., LE MENER E., 2013.
140
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graphiques, entre la jeunesse et l’âge adulte, sont caractérisés par des transitions longues, diverses, par des régressions et des étapes dissociées
(l’obtention d’un emploi, d’un logement autonome, la mise en couple,
l’arrivée du premier enfant, etc.). Ce sont des cheminements complexes
avec leurs lots d’imprévisibilités, de bifurcations (Bessin et al., 2010), selon les ressources et les contraintes qui jalonnent ces processus non linéaires (Becquet/Bidart, 2013).
La perspective développée s’inscrit dans le sillage de ces recherches.
Elle se veut complémentaire, visant à se décaler d’une lecture du temps
sous le prisme d’un phénomène graduel, d’une structuration continue, jalonnée d’un ensemble d’étapes qui se succèdent selon un ordre prédéfini.
Notre proposition n’est pas d’étudier les âges de la vie sous l’angle du raccourcissement ou de l’allongement des temps biographiques (par exemple : la jeunesse), sous l’angle d’un passage précoce ou tardif entre ceuxci, mais comme des périodes susceptibles de s’entremêler, de connaitre
des chevauchements. Il importe surtout ici d’envisager les brouillages statutaires, les formes de congruences et de non-congruences entre les temps
biologiques, juridiques et sociaux.
Cela implique une entreprise de dénaturalisation d’une catégorie structurée historiquement et institutionnellement à travers l’observation des
activités pratiques liées au jugement et à l’accomplissement de l’âge.
L’enjeu est double : décrire l’ordre local des situations et les éléments
contextuels d’arrière-plan (Emerson, 2003). Ainsi, plutôt que de s’en tenir
à une lecture officielle des scansions liées à l’âge, notre regard s’oriente
vers les opérations de typifications (Cefaï, 1995) et les effets performatifs
de ces modes de classement sur les comportements des individus concernés : faire adulte ou faire enfant, selon les circonstances et les catégories
qui prévalent.
Cet angle théorique lié à l’analyse des catégorisations s’articule, dans
notre approche, au cadre de la sociologie pragmatique. Il s’agit de rendre
visible le déroulement concret des épreuves de jugement et d’accomplissement, tout en resituant les enjeux moraux et les formes de réflexivité qui
les accompagnent. La notion d’épreuve (Boltanski/Thévenot, 1991 ; Boltanski/Chiapello, 1999) permet ici de saisir la manière dont l’âge sort des
pratiques ordinaires, est jugé problématique et mis en procès. Tous les jeunes exilés se réclamant du statut de MNA ne subissent pas ces épreuves de
(re-)confirmation du statut dans les mêmes proportions. Elles s’imposent
surtout à ceux qui n’entrent pas spontanément dans la catégorie de “mineur en danger” et pour qui les formes de présentation de soi, les manifestations corporelles et cognitives vont s’avérer cruciales.
Dès lors, nous allons questionner les arrangements locaux mobilisés par
les jeunes exilés, les acteurs administratifs, judiciaires et associatifs pour
limiter les contradictions statutaires (enfant/adulte) qui apparaissent au fil
des séquences d’examen et d’accompagnement éducatif à l’ASE. Dans une
première partie, nous exposerons les accommodations liées aux tensions
entre les temporalités de l’exil et de la protection de l’enfance. Dans une
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seconde partie, nous décrirons le format corporel attendu à travers les efforts d’atténuation du “grandir”7. Il importe ici d’accentuer les traits de
l’enfance et de donner à voir la figure de victime à protéger.
II. Désajustements temporels
Afin de rendre visible la coordination qui est à l’œuvre entre les temporalités institutionnelles, individuelles et collectives, naviguons entre les
plans de l’officiel et de l’officieux. D’une part, pour appréhender les attentes administratives et judiciaires de présentation de soi sous un statut d’enfant, avant d’envisager, de façon ultérieure, la reconnaissance officielle en
tant qu’adulte. D’autre part, pour saisir le basculement statutaire que cela
implique, sur le plan de l’officieux, du point de vue d’individus exilés
“grandis” par le projet migratoire et le parcours d’exil.
A. Ordonnancement statutaire : de l’enfant à l’adulte
Cette première séquence d’interaction vise à rendre compte des cadres
participatifs concurrentiels entre lesquels certains MNA s’efforcent de jongler. Prenons le cas de Bilal, un pakistanais de dix-sept ans, admis à l’aide
sociale à l’enfance (ASE) depuis bientôt un an. Ce jour, le 29 mai 2013, il
est convoqué en audience chez la juge des enfants pour l’éventuel renouvellement de sa mesure éducative, sept mois avant sa majorité. La magistrate hésite à confirmer la poursuite du placement. Elle interroge Bilal sur
les raisons de ses réticences à vivre dans un foyer de l’ASE, le temps de
réaliser une formation professionnelle. Celui-ci souhaite travailler et expédier de l’argent, en urgence, au Pakistan. En tant que second fils d’une
fratrie de cinq enfants, il a été érigé en soutien de famille par son père,
souffrant, ayant vendu ses terres afin de l’envoyer en Europe. Bilal apparaît ici comme l’enfant de la lignée, un enfant devant être loyal, redevable
envers l’investissement colossal de son père. Sur le plan familial, ce qui
prime est de montrer qu’il peut s’en sortir par lui-même et subvenir aux
besoins de ses proches. Ce modèle de conduite – du jeune habile, capable,
débrouillard – s’éloigne de celui attendu de la part d’un “mineur en danger” placé à l’ASE.
Séquence 1, le 29 mai 2013 : “Enfant ou adulte ?”
La juge des enfants s’adresse à Bilal sur un ton ferme et interrogateur : «Il y a des choses que je ne comprends pas, monsieur. Vous venez en France, vous arrivez il y a un peu plus d’un an, le 26 avril
2012, et vous venez demander de l’aide comme mineur pour qu’on
s’occupe de vous. Et puis, arrivé là, vous avez une attitude qui laisse
penser qu’après tout, ça ne vous intéresse pas tellement. Alors de
deux choses l’une : vous venez pour travailler, d’accord. Vous n’allez pas travailler avant dix-huit ans et encore pas tout de suite, c’est
comme ça. Il fallait se renseigner avant. Ou bien, vous vous considérez comme adulte parce que vous êtes adulte dans votre pays et que,
______________________________
7
“Grandir : pouvoirs et périls”, Ethnologie française, 2015, n°154.
142
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voilà, il n’y a pas de raison de régresser en passant la frontière, vous
ne demandez rien à personne et vous vous débrouillez. Ou bien, vous
dites : “Je suis un enfant”. Car être mineur, chez nous, c’est être un
enfant. D’accord ? Et on se donne du mal pour s’occuper de vous car
vous êtes un enfant».
Bilal hausse les épaules et répond : «Je ne pense pas que ça soit grave que je sois adulte au Pakistan».
La juge enchaîne, l’air très agacé : «En tout cas, pour moi c’est grave, car, moi, je ne suis pas juge des adultes ! Si c’est comme adulte
que vous venez pour aider votre famille en travaillant, si c’est comme adulte, ce n’est pas comme un enfant, ce n’est pas avec un foyer
d’enfants. Si c’est comme un enfant, même si cet enfant sera majeur
en fin d’année, il faut aussi vous mettre dans une posture… Ma question c’est de savoir si vous êtes venu comme enfant ou comme
adulte ?».
Un temps de silence s’écoule.
Bilal semble assez ennuyé. Il finit par dire : «Tout ce que vous pensez, c’est bon. Si vous pensez que je suis adulte, je suis adulte. Si
vous pensez que je suis mineur, je suis mineur».
Le mandatement, l’investissement d’une responsabilité familiale, aboutit ici à un dilemme de statuts (Hughes, 1996). La rencontre des perspectives judiciaire et domestique suggère à Bilal la réalisation de rôles contraires : être un mineur protégé versus être un travailleur, un homme en devenir (Rivoal/Peatrik, 2015). La mise en concurrence de ces deux activités,
qui ne peuvent être menées simultanément, conduit à une situation de
brouillage. Aussi, la juge opère un travail normatif afin d’ordonnancer
chronologiquement les temps institutionnels : se former et être régularisé,
avant de travailler et espérer transmettre de l’argent à sa famille. Par ce
biais, Bilal connait un recadrage du cycle de vie (ultérieur) d’adulte vers
l’indispensable immédiateté du cycle de vie (enfance). Ce qui implique le
renoncement provisoire à satisfaire son père sur sa capacité (adulte) à lui
fournir une assistance.
À travers cette séquence, on perçoit brièvement comment le corps grandit, durcit, par le trajet migratoire est appelé à (re)devenir enfantin. Il doit
montrer les traces de sa vulnérabilité et s’inscrire dans un rapport institutionnel de protection : c’est-à-dire d’accompagnement vers l’autonomie,
sans que ce processus ne paraisse trop avancé mais en voie de réalisation.
Il en va de la possibilité d’une reconnaissance spontanée – “au premier
coup d’œil” – de l’appartenance à la catégorie (Jayyusi, 2010). Le cas de
Bilal met ainsi en évidence le processus spatio-temporel de désapprentissage et de requalification par lequel il doit passer pour répondre aux attentes statutaires d’enfant.
Dans le second point, regardons comment ces normes d’identification
(enfantines) s’écartent de celles élaborées au pays de départ, en coordination avec la communauté familiale ou élargie. En quoi cela implique d’a-
A. Perrot
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voir à se défaire du statut (adulte) qui peut être attribué collectivement
et/ou revendiqué individuellement ?
B. Conversion statutaire : de l’adulte à l’enfant
Qui est jugé apte à l’accomplissement du projet migratoire ? Smaïn
Laacher nous apprend que le migrant désigné par sa famille, l’est au bout
d’un véritable «mécanisme d’élection» (2003 :161). C’est celui qui montre
des «dispositions biographiques» ou des «qualités sociales et naturelles
incorporées» (2005 :116). Parmi elles, il signale le fait d’être (pas trop)
jeune, en bonne santé, de connaître une ou plusieurs langues étrangères et
de représenter une personne de confiance. Smaïn Laacher reprend ici un
extrait d’entretien d’Abdelmalek Sayad (1999 :61-62) pour exposer comment se joue le «processus de délégation à l’immigration» (ici algérienne) :
[…] Qui envoie-t-on au marché pour acheter ou vendre ? Tu envoies
celui en qui tu as confiance. Tu n’envoies pas un enfant qui peut “se
faire rouler”, se laisser séduire jusqu’à “être joué”, celui-là tu le fais
accompagner par quelqu’un de sûr ; tu n’envoies pas non plus celui
qui risque de t’abuser : il reviendra les mains vides […]. Plus le marché est lointain, important, plus il faut prendre des précautions […].
C’est comme cela qu’on partait en France. Celui “en lequel il n’y a
pas d’assurance”, soit parce qu’il est jeune, soit parce qu’il n’a pas
l’habitude, celui-là il faut le confier à quelqu’un d’autre, plus âgé,
plus expérimenté, qui lui apprenne.
Ce n’est pas forcément à l’aîné que revient la tâche d’offrir une meilleure destinée à la parentèle, mais à celui qui a le moins de chance de décevoir, le plus responsable et à même de réaliser le projet. C’est le cas de
Bilal ayant été missionné pour mener à bien un projet familial (étudier
et/ou travailler) et faire l’honneur de la maisonnée.
À côté de cette expérience du mandatement réside celle de l’initiative
au départ. On passe alors de la figure du jeune épaulé ou forcé à faire ses
valises, à celui d’entrepreneur de mobilité. Le migrant dont on parle ici
montre de la détermination face à une famille parfois très réticente. Il tente
alors de convaincre son père, sa mère ou ses parents, pendant plusieurs
mois ou années, de lui accorder la précieuse autorisation de quitter la maison. Parfois, il prend sa décision seul, qu’il ait ou non préalablement averti
des membres de son entourage.
Portrait de Cissé, malien de seize ans.
Au Mali, le père de Cissé était contre le fait qu’il étudie. Il est décrit
par son fils comme une personne qui a «chassé les enfants des écoles». Pendant longtemps, Cissé a travaillé dans une boutique de vêtements pour femme qui appartenait à un ami de son père. Voyant son
père récolter l’argent de son travail, il dit avoir souffert de cette situation. À plusieurs reprises, Cissé a éprouvé «l’envie de le frapper». Il
a fini par s’enfuir, en lui volant une somme d’argent : environ 25 000
francs (CFA), soit 38 euros. Depuis son père a menacé de divorcer
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R. S. & A., 2019/1 – Temps et corps en action. La coproduction sociale…
avec sa mère. Il l’a accusé d’avoir manigancé ce plan, alors qu’elle
n’était pas au courant des projets de son fils. Il est parti, comme ça,
sans prévenir personne. Son départ a été accéléré par la déclaration
de la guerre au Mali (début d’année 2012) et la crainte de son enrôlement dans les forces armées, sans avoir eu le temps de fonder une
famille.
On est face au profil de l’“aventurier” exposé par Mahamet Timera :
celui parti «incognito» et «sans appui de la collectivité» (2009 :190). Il
s’agit «des jeunes en fuite dont la migration était refusée ou retardée par la
famille, partis contre le gré du groupe vers une destination parfois secrète»
(Ibid.). Cissé figure parmi les MNA, principalement originaires du Mali et
du Maghreb, qui connaissent des désaccords ou des conflits familiaux et
décident de rompre, plus ou moins définitivement, les liens avec des membres de leur parentèle. En règle générale, ceux qui s’exilent ne sont pas les
plus déshérités. Ils s’écartent de l’image du migrant déplacé, affamé, démuni, qui tente de survivre au sein d’un camp humanitaire. Mais on a également observé leur capacité à se défaire de situations verrouillées qui ne
laissaient pas présager l’opportunité du départ. Ainsi, des MNA cumulant
des désavantages – de faibles ressources économiques et culturelles, l’origine rurale, un/les parent(s) décédé(s) ou l’absence de soutien familial – se
sont avérés de sérieux candidats à l’émigration.
Portrait de Moctar, malien de dix-sept ans.
Lors des activités quotidiennes au centre, Moctar apparaît en difficulté. Charlotte et Coralie (éducatrices) soulignent qu’il joue rarement
aux jeu de cartes (dont le UNO), car il ne différencie pas les couleurs.
En cours d’informatique, je m’aperçois, après plusieurs démonstrations, qu’il ne parvient toujours pas à accéder à son compte mail, à
consulter ses courriels ou à naviguer sur les réseaux sociaux, comme
le font les autres avec aisance. À l’écrit, il peut seulement rédiger
deux mots : “Bamako” et “Mali”. Moctar représente une exception
parmi les MNA présents au centre et, notamment, parmi les maliens,
tous en provenance de Bamako. Ayant grandi dans le «fin fond de la
brousse» (entretien avec Michaël, responsable éducatif), il n’a jamais
appris à lire, ni à écrire. Il a été élevé par son père qui lui infligeait
des coups. Un jour, il a décidé de quitter la ferme de son père. Il est
parti sans demander l’autorisation et lui a volé deux vaches. Il a travaillé pour rembourser le bétail, puis il a rejoint la France.
Peu dotés au moment de leur départ, certains individus exilés (confirmés en tant que MNA) vont le devenir en cours de route. Ils font partie des
“chanceux” qui atteignent la destination finale : «C’est juste hallucinant,
le gamin (Moctar), mais il ne connaissait rien de rien et il est parti, à l’arrache, comme ça !»8. Ceci met en évidence les circonstances dans lesquelles des MNA font en sorte de se soustraire à un quotidien jugé sans
avenir et sans espoir : «Si la vie ne t’apporte rien, à toi de créer la tienne»
______________________________
8
Entretien, en association, avec Michaël (responsable éducatif), le 12 février 2013.
A. Perrot
145
(Samba). Ils aspirent à autre chose. Cela ne résulte pas nécessairement de
la condition victimaire (menaces, mendicité forcée, châtiments corporels,
etc.). L’éloignement peut être lié au besoin de se réaliser autrement qu’à
travers les projets planifiés pour eux : se marier, participer aux travaux
agricoles, travailler dans le commerce familial, vivre sous la responsabilité
de ses aînés, etc. En l’occurrence, ce que Mahamet Timera décrit, à propos
de la volonté de jeunes sahéliens de sortir d’une forme d’«insignifiance
sociale» (2001 :38), est tout à fait représentatif d’un profil de MNA rencontré en association. “Partir”, avec ou sans l’aval de la famille, semble
coïncider avec la possibilité de se déprendre d’un carcan de vie qui ne répond pas à leurs ambitions, à des compétences peu mises en valeur :
Aussi le projet migratoire s’inscrit-il dans une volonté de rupture initiatique dans l'optique d'un futur retour glorieux permettant d'obtenir
la reconnaissance sociale [du] groupe et d'accéder à une véritable
majorité sociale (Ibid.).
L’assouvissement du projet de mobilité rime avec l’enjeu d’acquérir
une place d’adulte dans la famille, de devenir une référence ou tout simplement “quelqu’un”. C’est une place revendiquée dans l’héritage de
(celles et) ceux qui ont fait le choix de l’Europe. Elle doit permettre de se
hisser à la hauteur des jeunes nationaux qui se sont déjà lancés dans l’aventure migratoire et font la fierté de leurs proches.
Or, cet éventuel processus de devenir adulte – par le biais du mandatement ou de l’initiative au départ – doit être interrompu lors de l’entrée en
contact avec les services de l’ASE. Un désapprentissage s’amorce afin de
se conformer à la temporalité institutionnelle : faire d’abord enfant, avant
de réclamer la reconnaissance du statut d’adulte. Cet enjeu d’une minorisation (ou infantilisation) immédiate conditionne l’éventualité d’une majorisation (ou valorisation) future par le groupe familial et communautaire
(Perrot, 2019). Dans la partie suivante, nous allons voir comment cette
adaptation temporelle va de pair avec un processus d’adaptation corporel,
en vue de faire “corps” avec la figure de l’enfant à protéger.
III. Désajustements corporels
Dans cette seconde partie, continuons à décrire la tension qui est à l’œuvre entre le grandir et le rajeunir. Il s’agit de saisir les réglages qui s’opèrent afin de diminuer les contradictions entre les attentes statutaires et
les manifestations corporelles. Pour cela, allons à la frontière, dans la zone
d’attente des mineurs isolés de Roissy, un espace de détention où se joue
le difficile appariement entre le corps des exilés et le paramétrage petite
enfance de la “zone mineurs” (ZM). Ce dispositif, dédié à la détention
frontalière des MNA non ressortissants de l’UE, a été ouvert en juillet
2011. Tel un “quartier mineurs”, en établissement pénitentiaire, la “zone
mineurs” représente un secteur géographique délimité de la zone d’attente : la Zapi 3 inaugurée, en 2001, par le ministre de l’Intérieur. Elle prévoit un seuil d’âge d’affectation (moins de dix-huit ans) et un effectif
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R. S. & A., 2019/1 – Temps et corps en action. La coproduction sociale…
maximum de six mineurs. Leur prise en charge est assurée par une équipe
de médiatrices-interprètes dans le cadre de la mission humanitaire confiée
à la Croix-Rouge. Lors du recrutement, l’association – à travers la convention qui la lie au ministère de l’Intérieur – a ciblé prioritairement un profil
de médiatrices, femmes, aux compétences spécialisées dans le domaine de
la petite enfance (principalement des auxiliaires de puériculture).
A. Face au corps grandissant : expériences du trouble
Un matin, en zone mineurs, Teresa (médiatrice, environ 60 ans) est en
plein tri des piles de vêtements entreposées dans la grande armoire du hall.
Elle jette un œil sur sa liste de fournitures et comptabilise les pointures à
commander, en vue de l’achat de claquettes d’intérieur. C’est pour une
question «d’hygiène» dit-elle, notamment afin d’éviter que les mineurs
marchent pieds nus, au moment de la douche. Il s’agit aussi de rajuster le
matériel à disposition, sous-dimensionné par rapport à la corpulence des
mineurs :
Donc, les pointures c’est 38, 39, 40, 41, 42. Je vais prendre du 37 au
43 pour être sûre. Tu as vu les grands pieds qu’ils ont ! L’autre jour,
il y en avait un qui faisait du 45 ! Je lui ai dit : “Mais je ne vais jamais te trouver cette taille !” (Teresa, le 21 février 2013).
Un décalage apparaît entre la façon dont sont pronostiquées les pointures adaptées aux mineurs et celles qui s’avèrent finalement correspondre. La commande provoque la qualification d’ordres de grandeur (Garnier, 1995) pour définir les tailles qu’il convient de se procurer. À cet instant, le corps des mineurs est objectivé selon des normes de croissance
(Rollet, 2011). Elles sont mobilisées officiellement dans le cadre de l’expertise physiologique de l’âge pour définir des étalons de mesure et présumer à quels stades de développement (pubertaires9, osseux) un mineur doit
se situer. Cette situation problématique – où les pieds sont jugés trop
“grands” – introduit l’idée que les mineurs placés en ZM ont encore “à
grandir”. Il importe de produire un corps inachevé (Diasio, 2015 :5) pour
envisager des manières d’agir auprès de celui-ci et, éventuellement, le
rendre éducable.
Plus tard, en fin de matinée, l’administrateur ad hoc10 (Marc, environ
50/60 ans) arrive pour l’entretien de Muslim, placé depuis la veille en ZM.
Avant de le voir, seul à seul, l’AAH s’installe sur le bureau. Sur le fichier
central de la zone d’attente, géré par la police aux frontières (PAF), il est
inscrit que Muslim est un mineur âgé de seize ans. Sa provenance est no______________________________
9
La loi relative à la protection de l’enfant du 14 mars 2016 a introduit la suppression de l’examen pubertaire, c’est-à-dire des observations cliniques de marqueurs morphologiques (la pilosité, le développement de la verge, la taille des testicules et des seins) étant ensuite reliés à des stades d’évolution de la
puberté, en référence aux cotations de W. A. Marshall et J. Tanner (1969, 1970).
10
En l’absence de tuteur légal, l’administrateur ad hoc (AAH) assure la représentation du mineur dans le
cadre des procédures administratives et juridictionnelles afférentes à son maintien et à son entrée sur le
territoire.
A. Perrot
147
tée “indéterminée” avec la supposition d’une nationalité afghane11. L’AAH
parcourt le cahier de liaison tenu par les médiatrices et lit les annotations à
son sujet. Le regard plongé dans les notes écrites, il s’adresse à Teresa et
lui pose une série de questions pour s’enquérir de l’état de Muslim :
Il dort bien ? Il mange bien ? Hum, hum, il a bien mangé. Bien mangé ça ne suffit pas, je veux savoir ce qu’il mange. Le nom des petits
pois, par exemple. Est-ce qu’on a pris sa température aujourd’hui ? Il
faudrait la prendre et lui changer la couche aussi.
Pourquoi l’AAH procède-t-il de la sorte ? Ces inquiétudes, largement
tournées en dérision et frisant le ridicule, suggèrent des actes de soin proches de ceux appliqués aux jeunes enfants. Elles dépassent le cadre humanitaire, à travers le fait de veiller à ce que les mineurs soient restaurés et
correctement habillés (en contexte hivernal). À l’aide de tournures ironiques, l’AAH réinjecte des contraintes de vigilance qui ne sont pas celles
d’un public fragile lambda. Plus que des individus détenus et exilés, il s’agit de mineurs dont le développement peut être mis en péril et qui ont à
être traités comme des êtres dépendants des soins qui leur sont apportés.
Cet ancrage interprétatif invite à penser et à étendre le rapport d’aide “médiatrice-mineur” au couplage “mère-enfant” : une paire relationnelle
(Sacks, 1972) accomplie significativement ici comme celle d’ “enfant-parent”12.
Le moment qui suit, l’AAH fait signe à Muslim de le rejoindre dans le
bureau. Pendant qu’il démarre l’entretien, Teresa cherche les rasoirs dans
l’armoire remplie de fournitures. Dao13 souhaite se couper la barbe de
quelques jours. Le corps grandissant s’exprime avec vigueur et implique
une gestion de la pilosité (Julien, 2015). Marc ajoute à ce propos : «Ah
oui, faites-le raser avant le tribunal car je vais avoir l’air de
quoi ? “Comment dire, c’est mon mineur… ”». Teresa accepte de lui prêter l’ustensile, à emploi unique, du moment qu’il se rase sous sa surveillance, la porte de la salle de bain ouverte.
Au final, le corps des mineurs oscille entre deux registres de prise en
charge. Premièrement, il est considéré comme un corps déplacé, fixé et
enfermé, auprès duquel apparaissent des enjeux sanitaires et de sécurité
communs à tous les maintenus (mineurs et majeurs), dans le but de prévenir les risques d’atteintes corporelles en contexte de détention. Deuxièmement, il est perçu comme un corps inquiétant à soigner, à observer avec
minutie, du fait que les détenus mineurs activent très vite un réservoir de
panique morale, en cas de perte de poids, d’excès d’anxiété et de tristesse.
______________________________
11
Pour les détenus, l’enquête de police qui est en cours vise à confirmer ou à infléchir l’identité (ou non)
déclarée.
12
Cette paire relationnelle a été approfondie par Barbara Olszewska et Michel Barthélémy dans leur
analyse d’un ordre négocié entre une fille et sa mère autour de la question du “grandir”. Ils montrent
comment s’instaurent des «manières d’être et de faire» qui doivent passer pour «authentiques» (2015,
p.12).
13
Dao est enregistré sur le fichier de police en tant que mineur de dix-sept ans de provenance indéterminée/Vietnam.
148
R. S. & A., 2019/1 – Temps et corps en action. La coproduction sociale…
Paradoxalement, il devient décisif d’envisager leur équilibre, leur bonne
santé, dans un milieu d’enfermement jugé incompatible avec leur “bienêtre”. Les dénonciations associatives portent alors sur l’atteinte aux droits
des enfants et sur le caractère traumatisant de cette expérience de maintien, à la frontière, qui engendre des troubles psychologiques et physiques14. À travers ces deux registres, nait une situation limite où les mineurs
“au corps parlant” – la taille des pieds, la pousse des poils, etc. – sont renvoyés à la position identitaire, très composite, d’enfants-maintenus à protéger.
En s’attardant sur des figures de mineurs enfermés à la frontière, nous
avons observé une polarisation à partir d’activités qui apparaissent de façon sous-jacente : la prostitution, la délinquance, les différents styles de
travail informel, le mariage. Émergent des figures plurielles, difficilement
assimilables – la mineure “fiancée”, le mineur “délinquant”, la mineure
“victime de prostitution”, le mineur “travailleur informel” – qui brouillent
les repères quant au partage de statuts (enfant/adulte). Cette instabilité liée
à l’âge laisse entrevoir des incompatibilités avec le cadrage enfantin de la
“zone mineurs” (Perrot, 2015).
Côtoyant cet univers culturel créé pour eux, les mineurs isolés esquissent des modes d’expression en deçà de l’horizon d’attente. À leur manière, ils ouvrent des espaces transgressifs et déplacent la partition sur laquelle ils sont invités à s’inscrire en tant qu’ “enfants détenus”. Par leur
engagement corporel, leur rapport aux objets, ils déforment l’ordre établi
et impulsent des transactions qui troublent l’agencement entre les mondes.
Cela se manifeste lorsqu’ils énoncent des réclamations (se raser, fumer,
côtoyer les majeurs, etc.), lorsqu’ils apparaissent “surdimensionnés” (au
moment de se chausser, s’asseoir15, etc.) ou lorsqu’ils affichent des traits
éloignés du visage attendu de la “petite enfance” (colorient leurs tatouages, échangent, flirtent à travers la vitre séparative de la “zone majeurs”,
mobilisent le vocable lié à l’activité prostitutionnelle, etc.).
Toutes ces expériences corporelles anticipent la trajectoire “normale”
de l’enfance, devant “mijoter”, “maturer” et acquérir un temps de préformation (Breviglieri, 2014). Cette trame est issue de l’architecture mentale
des adultes qui organisent le monde des enfants, pensent les mineurs “vulnérables”, “à protéger” selon les perspectives culturelles liées aux droits
de l’enfant (CIDE). L’enjeu est alors de repousser les rapprochements (ou
les identifications) avec l’espace majeurs afin de préserver le modèle des
droits de l’enfant, écarter les irruptions du monde adulte et les formes de
relecture en direction de la majorité.
______________________________
14
Voir notamment, l’actualité de ces dernières années : l’action collective de plusieurs associations, “Procès de l’enfermement des enfants étrangers”, le 14 mai 2011 et la pétition “Il faut en finir
avec l’enfermement des enfants étrangers !”, diffusée en 2012, à la suite du rapport annuel de 2011 sur
la rétention administrative en France.
15
Sur les chaises très basses, parmi le matériel mis à disposition en ZM.
A. Perrot
149
B. Atténuation du grandir dans l’espace associatif
Élargissons à présent le regard pour envisager comment cet enjeu corporel se réactualise et trouve également à se résoudre au sein des lieux
d’accompagnement associatifs. Ces dispositifs d’accueil de jour représentent des sas intermédiaires dont la vocation est de réaliser un “primo-accueil”, le temps que le service de l’ASE organise le placement (définitif)
du “mineur” dans le département de repérage ou dans un autre département français16. Dans ces espaces spécifiques, les MNA découvrent ce que
représente la (future) vie de mineur placé. Installés temporairement dans
une chambre d’hôtel ou de foyer, ils font “comme si” ils allaient vraiment
à l’école. La journée, ils rejoignent une classe composée uniquement de
MNA et sont épaulés par des professeurs de Français langue étrangère
(FLE) ou des bénévoles. C’est le schéma qui s’instaure dans l’attente de
leur inscription effective en formation (à l’Éducation nationale ou dans un
dispositif dérogatoire17). Maintenant qu’ils sont reconnus dans leur position statutaire de “mineurs en danger”, se déploie une nouvelle étape de
jugement dans laquelle ils sont appelés à faire la preuve de leur authenticité. Les MNA sont invités à sortir d’un modèle trop réfléchi ou applicable
de membres de l’ASE. Dans le même temps, ils doivent s’acquitter d’un
certain nombre d’exigences, de prérequis, en fonction des circonstances : à
l’école, au foyer et dans l’espace public. Cette élaboration située prévoit
de faire oublier la figure du migrant, éventuellement suspecté de fraude,
pour aménager une place exclusive à celle de l’“enfant victime”.
Nous avons déjà commencé à percevoir les contraintes comportementales et langagières qui se déploient lors de l’accomplissement du statut
d’enfant en danger. À travers leur mode de présence, leurs manières de se
tenir, de s’habiller, d’élaborer un discours, d’endosser un rôle, d’être en
interaction, les mineurs isolés ont à rejoindre les marqueurs stéréotypiques
(Sacks, 1992) de la minorité. L’enjeu est de dresser le corps, le discipliner,
par le biais d’un apprentissage des codes, des signes authentiques susceptibles de guider les acteurs associatifs sur la piste du “bon” âge. Ce sont
des signes sur lesquels ils ont plus ou moins de prises, au vu des ressources dont ils disposent pour gérer ce type d’incarnations et aboutir à un résultat jugé réussi et crédible. Impossible, en pratique, de choisir sa taille
ou sa carrure, mais il est envisageable d’agir sur sa pilosité, sa voix et ses
expressions.
En association, le cadre de l’assistance éducative contribue à normaliser
l’expression d’une période d’immaturité. Ne pas y souscrire serait d’ailleurs mauvais signe. Celui que la jeunesse est révolue ou que le MNA est
trop affecté par son passé migratoire, biographique, familial, par des sou______________________________
16
Le contexte de notre enquête précède celui de l’application du dispositif de péréquation nationale, institué en mai 2013, et signifie que ces orientations géographiques sont réalisées aux frais du département
d’envoi.
17
Type unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A), classes de français langue étrangère (FLE) ou de français langue seconde (FLS), en tant que non-francophone (allophone).
150
R. S. & A., 2019/1 – Temps et corps en action. La coproduction sociale…
venirs qui tendent à resurgir lors de cette halte à l’ASE. Dans cette logique, le MNA qui rassure est celui qui fait un peu le “foufou”, le “gamin” et
qui témoigne d’un esprit juvénile, encore bien présent. Sans que cette attente soit formulée explicitement, elle émerge dans les transactions ordinaires qui animent la vie du centre d’accueil de jour.
Séquence 2, le 8 janvier 2013 : “Jouer à faire semblant”
Il est 12h. C’est la sortie du cours de remise à niveau en français. Jamal et Malik se charrient comme ils ont l’habitude de le faire. Ils se
dirigent vers la salle de jeux où, à chaque pause, démarre une partie
de cartes ou de billard américain. «T’es fou !», lance Malik. L’un et
l’autre gesticulent, tout en se donnant de petites tapes enjouées. Marie (animatrice) assiste à la scène, un brin, amusée. Elle me dit : «Au
fond, ils s’adorent !» Jamal confirme : «On ne se bat pas vraiment !»
Ils se prennent par le cou, se font basculer comme lors des prises de
judo. Jamal serre le poing de Malik et le tape violemment contre la
table. Marie les prévient que s’ils se font mal, elle va être obligée de
faire comme chez les enfants : souffler sur leur “bobo” et leur demander de s’excuser. Nous rions. Jamal lance d’un ton ferme à Malik : «Je suis ton grand frère, il faut que tu m’écoutes !» Malik, pris
d’un fou rire, lui rétorque : «Ah bon ? Mais pourtant t’es plus jeune,
tu n’as que 15 ans !» Ils rient de plus belle. Jamal se tourne vers Justine, l’éducatrice spécialisée, et affiche une mine chétive : sa bouche
fait la moue, ses yeux sont fixes, ses épaules remontées et sa tête est
inclinée. Il lui dit d’une voix frêle : «Bah oui madame, je n’ai que 15
ans !».
La tendance à se montrer dissipé, ou du moins pas “trop sage”, est fréquemment mise en scène de façon ludique. En associations, les MNA apprennent à devenir des adolescents “typiques” et à suivre un code langagier et interactionnel. Ce travail concerté prend place au sein d’une configuration particulière entre accompagnant éducatif et usager. Pour autant,
des attributs personnels préexistent à la mise en forme de l’âge. Certains
corps – considérés comme avantageux ou désavantageux – se prêtent plus
ou moins à ce type de modelages. Être grand, costaud, poilu, être un garçon, représentent autant de désavantages par rapport à la possibilité de
“faire enfant”, d’exhiber spontanément les marques de la vulnérabilité.
Dès lors, le corps ethnique et le corps genré induisent des différenciations,
des opportunités inégales de faire valoir un “jeune âge”.
IV. Conclusion
À travers cet article, nous avons mis en rapport la codification institutionnelle du statut de MNA et les formes de désajustements avec les expériences individuelles et collectives de la migration. Au cours des interactions entre les jeunes exilés et les intervenants associatifs, administratifs et
judiciaires, les dimensions corporelles et temporelles apparaissent comme
des contraintes et des ressources en vue de réaliser l’assignation sociale de
l’âge : faire enfant de moins de 18 ans. Ce processus de victimisation
A. Perrot
151
(Barthe, 2017) se déroule selon un ordre chronologique défini : manifester
les signes d’un besoin de protection, avant l’insertion en tant qu’adulte accompli. Cette minorisation (ou infantilisation) est paradoxale car elle vient
temporairement occulter les compétences attendues, à une étape ultérieure,
pour en faire des individus régularisables.
Pour suivre cet ordonnancement institutionnel, le MNA se voit provisoirement contraint au rajeunissement. Durant cette période où l’intégration
est progressive, il doit laisser de côté ses aspirations et les marques d’adultéité (Van de Velde, 2008)18. Cela se traduit par des ajustement corporels,
langagiers et cognitifs soulignant la présence d’un enfant immature ou inachevé. Quelles en sont les conséquences ? Cette limitation capacitaire conduit à “altériser” l’individu exilé, à l’astreindre à un format d’action à partir duquel ses potentialités sont évacuées et peuvent resurgir de manière
informelle, en associations, lorsque le cadre binaire (mineur/majeur – enfant/adulte) s’assouplit.
En définitive, les âges sociaux font l’objet d’un travail normatif entre
acteurs. Ils se réalisent en situation et ne peuvent être appréhendés indépendamment des objets, des qualifications, des pratiques au travers desquels ils sont coproduits. Cette perspective s’éloigne d’une vision du
temps en tant que coulée irréversible, dans la mesure où les scansions, les
césures entre les périodes, les âges de la vie sont le résultat
d’arrangements locaux qui autorisent, de façon tacite, des réversibilités
statutaires.
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______________________________
18
La notion d’adultéité est entendue au sens du “devenir adulte” de Cécile Van de Velde (2008) : non
pas en tant qu’acquisition mécanique de caractéristiques statutaires (emploi stable, indépendance résidentielle, mise en couple, etc.), mais en tant que formes d’investissement identitaire de la figure adulte,
chez l’individu qui se perçoit lui-même “autonome”, “capable”, “responsable”, “mature”.
152
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Résumé structuré :
Présentation : Cet article met évidence les désajustements temporels et corporels
entre les formats institutionnels, individuels et collectifs de codification de l’âge des
jeunes exilés identifiés en tant que “mineurs non accompagnés” (MNA), puis accompagnés à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Cette catégorie d’action publique fait l’objet
d’un travail normatif pour faire advenir la figure de l’enfant en danger, victime à protéger. L’enjeu est ainsi d’interroger les arrangements locaux mobilisés par les jeunes exilés, les acteurs administratifs, judiciaires et associatifs pour limiter les contradictions
statutaires (enfant/adulte) qui apparaissent au fil des séquences d’examen et d’accompagnement éducatif à l’ASE. La perspective développée se décale d’une lecture du
temps (ou de la jeunesse), sous le prisme d’un phénomène graduel, d’une structuration
continue, jalonnée d’un ensemble d’étapes qui se succèdent selon un ordre prédéfini.
Notre proposition n’est pas d’étudier les âges de la vie sous l’angle du raccourcissement ou de l’allongement des temps biographiques, sous l’angle d’un passage précoce
ou tardif entre ceux-ci, mais comme des périodes susceptibles de s’entremêler, de connaitre des chevauchements. Il importe surtout ici d’envisager les brouillages statutai-
154
R. S. & A., 2019/1 – Temps et corps en action. La coproduction sociale…
res, les formes de congruences et de non-congruences entre les temps biologiques, juridiques et sociaux.
Théorie : Notre démarche implique une entreprise de dénaturalisation d’une catégorie
structurée historiquement et institutionnellement à travers l’observation des activités
pratiques liées au jugement et à l’accomplissement de l’âge. L’enjeu est double : décrire l’ordre local des situations et les éléments contextuels d’arrière-plan (Emerson,
2003). Ainsi, plutôt que de s’en tenir à une lecture officielle des scansions liées à l’âge,
notre regard s’oriente vers les opérations de typifications (Cefaï, 1995) et les effets
performatifs de ces modes de classement sur les comportements des individus concernés : faire adulte ou faire enfant, selon les circonstances et les catégories qui prévalent.
Cet angle théorique lié à l’analyse des catégorisations s’articule, dans notre approche,
au cadre de la sociologie pragmatique (Boltanski/Thévenot, 1991 ; Boltanski/Chiapello, 1999). Il s’agit de rendre visible le déroulement concret des épreuves de jugement
et d’accomplissement, tout en resituant les enjeux moraux et les formes de réflexivité
qui les accompagnent.
Méthodologie : L’enquête de terrain a eu lieu en France, entre 2012 et 2015, dans la
zone d’attente des mineurs isolés à l’aéroport de Roissy, deux services associatifs dédiés à l’accueil de jour des MNA placés à l’ASE et dans le cabinet d’audience d’un tribunal pour enfants. Ce volet interactionnel, via des observations, a été complété d’une
analyse historique par exploration documentaire de sources médiatiques, institutionnelles, associatives et règlementaires (datant des années 1990 à 2010) et d’une analyse
biographique par entretiens. Les entretiens formels et informels (une quarantaine) ont
été menés auprès d’intervenants associatifs (médiateurs-interprètes, référents éducatifs,
animateurs socio-culturels et pédagogiques, militants, juristes, psychologues, administrateurs ad hoc), judiciaires (magistrats, procureurs, avocats), médicaux (radiologues,
médecins légistes), policiers (Bureau de la fraude documentaire et à l’identité, Police
aux frontières), politiques (élus départementaux et sénatoriaux), institutionnels (ASE,
Direction de la Protection judiciaire de la jeunesse, Office français de protection des
réfugiés et apatrides) et auprès de MNA (une quarantaine d’entretiens informels lors
d’observations ethnographiques). La combinaison de ces trois méthodes a permis de
retracer les épreuves de jugement (enquête policière, évaluation sociale, audiences, expertises documentaires et médicales) que traversent les individus exilés dans l’avancement incertain vers la ratification du statut de MNA. Elle a ensuite permis d’étudier
l’accomplissement (Garfinkel, 2007) de la figure morale de l’enfance en danger en associations d’accueil : soit sa réalisation pratique une fois pris en charge à l’ASE.
Résultats : À travers cet article, nous mettons en rapport la codification institutionnelle du statut de MNA et les formes de désajustements avec les expériences individuelles
et collectives de la migration. Au cours des interactions entre les jeunes exilés et les
intervenants associatifs, administratifs et judiciaires, les dimensions corporelles et temporelles apparaissent comme des contraintes et des ressources en vue de réaliser l’assignation sociale de l’âge : faire enfant de moins de 18 ans. Ce processus de victimisation (Barthe, 2017) se déroule selon un ordre chronologique défini : manifester les signes d’un besoin de protection, avant l’insertion en tant qu’adulte accompli. Cette minorisation (ou infantilisation) est paradoxale car elle vient temporairement occulter les
compétences attendues, à une étape ultérieure, pour en faire des individus régularisables. Pour suivre cet ordonnancement institutionnel, le MNA se voit provisoirement
A. Perrot
155
contraint au rajeunissement. Durant cette période où l’intégration est progressive, il
doit laisser de côté ses aspirations et les marques d’adultéité (Van de Velde, 2008).
Cela se traduit par des ajustement corporels, langagiers et cognitifs soulignant la présence d’un enfant immature ou inachevé. Quelles en sont les conséquences ? Cette
limitation capacitaire conduit à “altériser” l’individu exilé, à l’astreindre à un format
d’action à partir duquel ses potentialités sont évacuées et peuvent resurgir de manière
informelle, en associations, lorsque le cadre binaire (mineur/majeur – enfant/adulte)
s’assouplit.
Discussion : En définitive, les âges sociaux font l’objet d’un travail normatif entre acteurs. Ils se réalisent en situation et ne peuvent être appréhendés indépendamment des
objets, des qualifications, des pratiques au travers desquels ils sont coproduits. Cette
perspective s’éloigne d’une vision du temps en tant que coulée irréversible, dans la
mesure où les scansions, les césures entre les périodes, les âges de la vie sont le résultat d’arrangements locaux qui autorisent, de façon tacite, des réversibilités statutaires.