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REBONDS
LIBÉRATION MARDI 18 JUIN 2013
Taksim: la Turquie polarisée
Par NORA SENI
Professeure à
l’Institut français
de Géopolitique,
Université
Paris-VIII,
ancienne
directrice de
l’Institut français
d’études
anatoliennes à
Istanbul (jusqu’en
septembre 2012)
ous voulons faire
beaucoup plus pour
notre peuple mais
nous sommes entravés par cette chose
qu’ils ont inventée et
qu’ils appellent la
séparation des pouvoirs.» Ce sont là les
propos de Recep Tayyip Erdogan, tenus
voici quelques mois, à Konya, en Anatolie centrale, berceau des «tigres
anatoliens», ces hommes d’affaires
conservateurs. Bien qu’il ne se soit pas
vraiment laissé encombrer par cette
règle fondamentale de la démocratie,
c’est la première fois que le Premier ministre turc avouait publiquement le peu
de cas qu’il fait du
principe de la sépaLa place continue d’être
des pouvoirs.
défendue par les syndicats ration
La question que l’on
ouvriers comme le lieu
serait tenté alors de
symbole de leurs luttes.
poser est la suivante:
comment l’annonce
de la destruction d’un petit parc d’Istanbul peut-elle entraîner des protestations aussi déterminées dans un pays où
le Premier ministre se permet de remettre en cause sans ambages le principeclé de la démocratie parlementaire sans
que cela suscite un tremblement de
terre politique ou médiatique.
Il faut en rechercher l’explication du
côté de la polarisation de la société
turque et du sens que revêt la place
Taksim, ce lieu de mémoires, millefeuille de symboles au cœur de la ville.
«N
L'ŒIL DE WILLEM
La polarisation, stratégie d’Erdogan.
Etait-ce une fatalité que l’AKP, parti de
Tayyip Erdogan, s’appliquât à élaborer
du «nous» et du «eux», à partir du
moment où il prenait les rênes du gouvernement turc ? Etait-il contraint de
produire des représentations aptes à cliver la société entre séculiers et musulmans conservateurs ? Après tout, le
parti s’engageait à fonctionner dans le
cadre d’un régime laïc et républicain.
On pouvait légitimement émettre l’hypothèse qu’à terme, les modes de vie
des populations musulmanes conservatrices d’une part, et séculières de
l’autre, ne pouvaient que converger. On
pouvait compter sur les mécanismes de
marché et de communication pour diffuser les mêmes normes de consommation. On pouvait tabler sur la passion
commune de l’ensemble de la société
pour les centres commerciaux et pour
les séries télévisées made in Turkey pour
diffuser les mêmes désirs et aspirations.
Bien que ces convergences soient partiellement à l’œuvre, on peut dire, avec
un regard rétrospectif, que ce scénario
de la convergence n’a pas eu la préférence, et c’est le moins qu’on puisse
dire, du Premier ministre. Alors que
s’installait un consensus social porté
par les succès économiques et sociaux
de ce gouvernement, par les chiffres
élevés de la croissance, par la montée en
puissance du rôle régional de la Turquie,
par la promesse de paix avec le PKK,
M. Erdogan s’ingéniait à rappeler l’ins-
piration confessionnelle et morale de sa
politique, autant sur la scène intérieure
qu’internationale. Populiste, il choisit
pour défendre son action des arguments
puisés au registre de «notre morale»,
«nos coutumes» et rarement dans celui
du droit. Pour accompagner sa réforme
de l’enseignement, Erdogan déclare
souhaiter une jeunesse religieuse; pour
accompagner la nouvelle réglementation qui limite le périmètre de la consommation d’alcool, présentée comme
une réforme de santé publique, il déclare qu’elle se justifie par des raisons
morales et traite d’alcooliques ceux qui
ne sont pas tenus par cet interdit. C’est
parce qu’ils sont «nos frères» que la
Turquie soutient les Palestiniens et non
pour la justesse de leur cause. Erdogan
est loin d’ignorer que cette morale, ces
coutumes, ces fraternités ne sont pas
forcément celles des 50% qui n’ont pas
voté pour l’AKP, mais il tient justement
à associer l’islam à l’action de son parti.
A la manière des frères musulmans, il
rend visible l’aspect «conservateur» de
son action.
Taksim, symbole kémaliste.
En quoi l’arrachage des arbres du parc
Gezi avait-il vocation à cristalliser le
ras-le-bol d’un grand nombre de Stanbouliotes ? Les commentateurs l’ont
souligné, la place qui abrite ce parc est
emblématique. Ces emblèmes se recouvrent en plusieurs strates, historiques
et sémiologiques… Effeuillons.
Taksim se situe à l’extrémité de l’ancien
quartier de Péra qui abritait ambassades
et représentations européennes. Ignoré
superbement des communautés de la
péninsule historique et des quartiers religieusement homogènes, Péra s’est
transformé dans l’imaginaire de la ville,
à partir du XIXe siècle, en lieu de toutes
les tentations. Eglises monumentales,
ambassades somptueuses, sièges sociaux des banques modernes y furent
construites en ce siècle, transformant
ce quartier en tête de pont de la mutation des modes de vie à Istanbul, de
l’abandon de la maison turque, le konak, au profit de la vie en appartement,
de la modernité architecturale, des loisirs à l’européenne. L’immigration des
Russes blancs fuyant la révolution et qui
trouvèrent asile dans les restaurants et
bars du quartier acheva de parfaire
l’image d’Epinal.
Aujourd’hui c’est dans les meyhane,
littéralement maisons de vin, de ce
quartier que viennent se détendre les
Stanbouliotes, femmes et hommes ensemble. C’est un mode récréatif que ne
partagent pas les musulmans conservateurs, et s’ils passent dans la rue Istiklal, l’ancienne Grande rue de Péra, ils
ne s’attardent pas pour siroter un verre
de raki. Artère culturelle de la ville, la
rue Istiklal est le siège de galeries d’art,
de centres culturels, de la movida turque qui accueille festivals et biennales.
Là encore turbans et moustaches à la
Erdogan ne sont pas légion. Toucher à
Taksim, c’est menacer ces conduites
festives et la culture de loisirs séculiers.
La place Taksim entoure un monument
à la gloire de la guerre d’indépendance
et de la république turque. Lieu des célébrations kémalistes, c’est là qu’ont paradé, pendant des décennies, militaires
et écoliers pour célébrer la république et
la «fête des enfants». L’AKP privilégie
néanmoins une autre historiographie.
Le nouveau récit officiel de l’histoire
turque minimise le moment républicain
et relie presque sans transition l’histoire
de la Turquie contemporaine aux heures
glorieuses de l’Empire ottoman conquérant. Ainsi, lorsqu’il s’occupe de réaménager cette place, Erdogan s’expose à la
suspicion de trahir la mémoire républicaine, kémaliste, du pays.
Taksim a représenté l’espoir d’une
croissance urbaine moderne, planifiée.
En 1936 l’architecte français Henri Prost
a été invité à concevoir un plan d’urbanisme pour Istanbul et à réaménager la
place où siégeaient une monumentale
caserne de l’artillerie ottomane et un
cimetière arménien. Prost développe
son plan selon sa devise «Istanbul, ville
verte d’où émergent les gloires du passé»
et fait raser caserne et cimetière pour
aménager le parc Gezi conçu comme la
tête de pont d’une coulée verte s’étendant vers le nord de la ville. Le parc est
une survivance de ce plan.
Taksim est le lieu des rassemblements
contestataires et des défilés du 1er mai.
Entachée d’un souvenir tragique, celui
du 1er mai 1977, où des coups de feu
anonymes ont fait 34 morts, la place
continue d’être défendue par les syndicats ouvriers comme le lieu symbole de
leurs luttes. Le nouveau plan d’aménagement qui livre le parc au commerce
et aux résidences de luxe s’accommode
mal de la vocation contestatrice de la
place Taksim.
Riche de ces mémoires qui se superposent et de symboles qui s’enchevêtrent,
la place Taksim n’est pas facile à reconfigurer. Loin de favoriser le réaménagement de cet espace, les processus de
polarisations à l’œuvre ont entravé la
recherche d’un consensus. L’étape de
concertation et de consultation ne fait
pas vraiment partie des préalables des
projets urbains en Turquie. Les contestataires de Taksim ont commencé par
réclamer en priorité l’institutionnalisation de procédures participatives, de
canaux de communication fluides avec
les pouvoirs publics, l’ouverture d’un
espace de débats qui permette aux
Stambouliotes de se réapproprier de
leur ville. Cela restait encore du domaine des possibles jusqu’au 15 juin. On
peut désormais craindre que, faisant
preuve d’une rare violence et au mépris
des droits élémentaires, les attaques policières des 15 et 16 juin aient privé le
Premier ministre des cartes qu’il avait
en main pour arrêter sa dérive autoritaire. Sur le terrain de la légitimité,
Tayyip Erdogan est maintenant en train
de perdre.
Auteur de «Polarisations d’une société en
mutation culturelle», Hérodote, 148 p., 2013.