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Mystique et théologie d'après Henri de Lubac. Présentation d'un ouvrage récent

2013, Bulletin de l'Association Internationale Cardinal Henri de Lubac

Today, one might think that the historical antagonism between mysticism and theology has been overcome. Is that sure? The book studies the relationship between theology and Christian mysticism/spiritual life aLubacian thought, this work shows how much the spiritual intelligence of Scripture constitutes a very concrete path of reconciliation between mysticism/spiritual life and theology. More than that : a treasure to be given pride of place, a way of trusting in the active power of God.ccording to the thought of Father Henri de Lubac. Two questions underlie it: 1. what conception of mysticism, theology and their links is found in Lubac's work; and how do they challenge positions that are now considered classical? 2. Can we find in his work elements that can promote the unification of theology and mysticism? Prolonging the unfinished Two questions underlie it: 1. what conception of mysticism, theology and their links is found in Lubac's work; and how do they challenge positions that are now considered classical? 2. Can we find in his work elements that can promote the unification of theology and mysticism? Prolonging the unfinished Lubacian thought, this work shows how much the spiritual intelligence of Scripture constitutes a very concrete path of reconciliation between mysticism/spiritual life and theology. More than that : a treasure to be given pride of place, a way of trusting in the active power of God. Aujourd'hui, on pourrait croire dépassé l'antagonisme historique entre mystique et théologie. Est-ce bien sûr ? L'ouvrage étudie le rapport entre théologie et mystique/vie spirituelle chrétiennes d'après la pensée du P. Henri de Lubac. Deux questions le sous-tendent : 1. Quelle conception de la mystique, de la théologie et de leurs liens se trouve dans l'oeuvre de Lubac ; et en quoi remettent-elles en cause des positions aujourd'hui tenues pour classiques ? 2. Peut-on trouver dans son oeuvre des éléments propres à favoriser l'unification de la théologie et de la mystique ? Prolongeant la pensée lubacienne inachevée, ce travail montre combien l'intelligence spirituelle de l'Ecriture constitue un chemin bien concret de réconciliation entre mystique/vie spirituelle et théologie. Plus encore : un trésor à remettre à l'honneur, chemin de confiance dans la puissance agissante de Dieu.

« Mystique et théologie d'après Henri de Lubac Présentation d'un ouvrage récent » Article paru dans Bulletin de l'Association Internationale Cardinal Henri de Lubac, t. XV, 2013, p. 25-44. * * * « Un exercice délicat »... liminaire Le présent article répond à une demande de Marie-Gabrielle Lemaire, rédactrice du Bulletin de l'Association Internationale Cardinal Henri de Lubac, à l'occasion de la sortie récente de mon livre1. Une présentation de mon propre ouvrage m'ayant été demandée, je m'exécute, conscient toutefois d'une double difficulté. Sur le fond : il n'est pas facile de parler de son travail. Sans doute est-on le moins bien placé pour en juger. Sur la forme : comment épargner aux lecteurs le genre plus ou moins fastidieux du résumé de livre2 ? Question d'autant plus délicate que ledit ouvrage, étant le fruit direct d'un travail de thèse, présente par moments quelques aspects nécessairement techniques. Par cet article, je présenterai d'abord l'objet, puis les résultats principaux de mon travail. Ceci de manière assez libre, cherchant surtout à souligner l'actualité de la pensée lubacienne. I. Un livre de plus sur Henri de Lubac... objectifs et contenu Pourquoi ce travail sur Henri de Lubac ? Derrière toute étude, il y a au moins une question qu'il importe de saisir afin d'entrer dans les perspectives de l'auteur, quitte à les critiquer ensuite. Ma propre recherche n'échappe évidemment pas à cette loi et c'est pourquoi je me propose d'en exposer ici le « le ressort ». C'est-à-dire les objectifs qui ont motivé ma recherche, qui l'ont ensuite organisée et qui ont présidé à sa mise par écrit. Ils sont au nombre de deux. Tout d'abord, j'ai voulu comprendre quelle conception de la mystique, de la théologie et de leurs liens se trouvait dans l'oeuvre lubacienne. Le déclencheur, ici, fut un passage du texte important intitulé « Mystique et mystère » dans lequel notre auteur caractérise la mystique authentique par tout une série de traits théologiques extrêmement précis et cumulatifs. Pour lui, en effet, la véritable mystique sera toujours une mystique de la ressemblance, c'est-à-dire qui associe la coopération humaine au don premier de Dieu ; une mystique eschatologique ; une mystique fondamentalement identique à l’intelligence spirituelle des Ecritures ; une mystique adéquatement symbolisée par le mariage spirituel ; enfin une mystique ecclésiale, christologique, trinitaire3. Voici une description précise… tellement, même, que le P. Jean-Pierre Wagner relève à juste titre que Le « cahier des charges » ainsi esquissé ne manquera pas de surprendre tous ceux qui, dans une perspective Bertrand DUMAS, Mystique et théologie d'après Henri de Lubac, Coll. « Etudes lubaciennes » VIII, Cerf, Paris, 2013, 543 p. Un livre publié, c'est l'occasion de le rappeler, grâce au concours généreux de l'Association Internationale Cardinal Henri de Lubac. 2 Pour cela, le lecteur voudra bien se reporter au bref résumé de l'ouvrage situé à la fin de cet article. 3 Henri DE LUBAC, « Mystique et Mystère », Préface à [La mystique et les mystiques, dir. André RAVIER, Desclée, Paris, 1965], p. 61 s. 1 plus proche de la mystique de Denys l’Aréopagite, ont tendance à insister sur les limites du langage et à valoriser les démarches négatives4. De fait, vu les contentieux historiques importants entre mystique et théologie (cf. Bossuet et Fénelon comme figures emblématiques5), vu aussi la sensibilité contemporaine attentive surtout à une démarche négative inspirée de l'oeuvre dionysienne, je me suis étonné : quelles conceptions avaient bien pu conduire de Lubac à ces affirmations tranquilles et presque naïves ? Le théologien lyonnais serait-il un nostalgique, tenant dépassé d'une primauté désormais intenable de la théologie sur la mystique ? Ou bien cette approche apparemment ingénue ne serait-elle pas au contraire le signe d'une compréhension profonde et qui remettrait en cause un certain nombre de conceptions aujourd'hui tenues – peut-être à tort – pour classiques ? Première question. Ma seconde interrogation était la suivante : je me suis demandé si l'on pouvait trouver dans l'oeuvre lubacienne des éléments propres à favoriser l'unification de la théologie et de la mystique. Interrogation d'autant plus importante que la conception extensive de la mystique lubacienne recouvre en fait un champ très vaste. Par conséquent, mon sujet de travail s'est avéré porter sur le lien entre théologie et vie spirituelle chrétiennes et il aurait pu aussi bien s'intituler : « Vie spirituelle et théologie d'après Henri de Lubac ». Le croyant devrait-il se résigner à des tensions, voire à un divorce que, pour simplifier, beaucoup désignent aujourd'hui comme celui du coeur et de la raison ? Ou bien peut-il découvrir, notamment chez notre auteur et grâce à lui, l'amorce d'un chemin concret de réconciliation entre ces deux dimensions fondamentales ? Au final, c'est peut-être cette dimension quasi existentielle du sujet qui m'a le plus interpellé. Car il me semble que si l'on assiste aujourd’hui à un regain d’intérêt pour la spiritualité en général, la théologie apparaît trop souvent comme l’art difficile de manier des concepts à la fois abstraits et éloignés de la vie spirituelle. Par exemple, qu'on pense à l'essor – pas seulement français6 – des débats autour d'une spiritualité sans Dieu7 dont le grand public s'est aujourd'hui assez largement emparé. Et il serait étonnant que cette dérive ne concerne que les lieux ayant une image très vague de la mystique, épargnant ainsi le monde catholique. Ainsi, lorsque nous allons flâner dans les rayons d'une librairie religieuse... comment ignorer combien la disposition des rayons nous renseigne, de manière implicite, sur ce véritable drame contemporain ? « Théologie » et « spiritualité / mystique » : chacun sa place sur les étagères, souvent chacun son public. Deux rayons différents, bien trop souvent deux mondes relativement hétérogènes l'un à l'autre. Cette observation relativement anecdotique prend valeur d'avertissement : certains engouements contemporains – aussi bien que l'histoire – me portent à croire que la division entre mystique et théologie demeure trop souvent d'actualité. Pour rester dans la sphère chrétienne et plus précisément catholique, qu'en est-il pour nous, théologiens ? Est-il bien sûr que l'antagonisme entre mystique/spiritualité et théologie soit vraiment dépassé et qu'il ne survive pas une certaine tension, sous des formes plus ou moins détournées8 ? Dès lors, comment dépasser cette division ? Seconde question. Jean-Pierre WAGNER, « Henri de Lubac et la mystique », Revue des sciences religieuses 71/1, Strasbourg, 1997, p. 92. Figures et problématiques qu'on aurait pu croire totalement effacées d'un paysage contemporain dit « post-moderne », marqué par toutes sortes de ruptures. Pas si sûr, cf. Charles TAYLOR, L'âge séculier, trad. P. Savidan, Seuil, Paris, 2011, p. 872. 6 Cf. par exemple B. CROCE et alii, « Quelques voix italiennes autour de la spiritualité sans Dieu. Suggestions de lecture », dans Une spiritualité avec ou sans Dieu. Colloque philosophique de Myans. Diocèse de Chambéry, 13 octobre 2007, Coll. « Les cahiers de l'Institut Catholique de Lyon » 37, Lyon, 2008, p. 57 s. 7 Spiritualité dont André Comte-Sponville n'est pas l'unique représentant, mais sans doute le plus connu. Cf. André ComteSponville, L'esprit de l'athéisme : introduction à une spiritualité sans Dieu, A. Michel, Paris, 2007, 219 p. 8 Qu'on pense, d'un point de vue pratique, à la création d'instituts de spiritualité liés aux facultés de théologie qui risque de constituer une autre manière d'inscrire durablement cette séparation (voir Paul VERDEYEN, « La séparation entre théologie et spiritualité. Origine, conséquences et dépassement de ce divorce », Nouvelle Revue Théologique 127, Bruxelles, 2005, p. 62-75. Un article stimulant, bien qu'on puisse regretter la conception moderne de la théologie et de la mystique comme étant deux chemins parallèles). D'un point de vue théorique, c'est la ligne d'un Michel de Certeau et de son « école » – influente – qui voit dans la théologie et la mystique deux langages disctincts qu'il ne faudrait pas chercher à réunir, au risque de les dénaturer (Michel de CERTEAU, « « Mystique » au XVIIe siècle. Le problème du langage « mystique » », dans L’homme devant Dieu. Mélanges offerts au P. Henri de Lubac, t. II, Paris, Aubier, 1964, p. 289-291). 4 5 Deux problématiques, en somme, qui sont comme les deux versants d'un chemin unique, parce qu'unique est le Mystère de Dieu, à la fois source de vie et d'intelligence. Un itinéraire aux résonances indissociablement intellectuelles, spirituelles et pastorales. Démarche et contenu de l'ouvrage Mystique et théologie ; théologie et mystique... Je me suis donc interrogé sur la relation de ces deux réalités au sein de la pensée lubacienne, convaincu que leur rapprochement n’est pas fortuit – heurt contingent né de controverses plus ou moins datées – mais qu’on peut en attendre d’importantes lumières. La complexité du sujet ainsi que la crainte de chercher à faire rentrer une pensée vivante dans les cases d’un système m'ont fait pencher pour une méthode à la fois historique et synchronique, formalisée par un plan souple : mi-analytique, mi-synthétique. C'est-à-dire qui comprenne deux temps assez marqués bien que complémentaires : tout d'abord, j'ai mené une lecture diachronique serrée de l'oeuvre lubacienne afin d'en faire ressortir les articulations et le mouvement. Ce sont mes deux premières parties (chapitres 1 à 6), assez analytiques, organisées autour de la présentation d'un mûrissement progressif de la pensée de Lubac. Ensuite, appuyé sur ces considérations dynamiques, j'ai voulu prolonger le mouvement lubacien encore inachevé pour proposer une (syn)thèse originale – quoique fort lubacienne dans sa facture –. C'est ma troisième partie, plus synthétique et personnelle. Elle s'organise autour de la Parole qui se donne par l'Ecriture interprétée selon les quatre dimensions du sens (chapitres 7 et 8). A final, mon travail se présente en huit chapitres distribués en trois grandes parties. Voici un aperçu des questions traitées9 : I. La première période lubacienne, c'est-à-dire jusqu'aux années soixante - Chap. 1 : le status quaestionis de la perception des relations entre mystique et théologie dans la théologie francophone contemporaine. - Chap. 2 : les notions de « théologie » et de « mystique » chez de Lubac. - Chap. 3 : leur positionnement respectif – un vis-à-vis hiérarchique – engendrant une interaction directe (la mystique agit sur la théologie, et inversement). II. La seconde période lubacienne, c'est-à-dire à partir des années soixante - Chap. 4 : analyse de différentes versions, éditées et inédites, de l’article-clef « Mystique et Mystère ». - Chap. 5 : l’intelligence spirituelle et le rapprochement de la mystique et de la théologie. - Chap. 6 : l’inclusion de la théologie dans la mystique, source d’un second modèle de relation entre mystique et théologie (relation à trois termes). III. Reprise synthétique - Chapitre 7 : l’intelligence spirituelle de l’Ecriture, forme de synthèse christologique qui constitue un axe majeur de compréhension des deux modèles précédents et de leurs rapports. - Chapitre 8 : le quadruple sens de l’Ecriture, matrice du rapprochement harmonieux de la mystique et de la théologie. En fin de volume, le lecteur trouvera des annexes incluant analyses sémantiques diachroniques et reproduction (éventuellement accompagnée de transcription) de plusieurs textes inédits de Lubac. II. Principaux résultats de cette recherche : confiance dans le Mystère à 9 Pour l'accès à la table des matières détaillée, on pourra aussi se reporter à la fiche de l'ouvrage, sur le site internet des éditions du Cerf : http://www.editionsducerf.fr/html/fiche/fichetm.asp?n_liv_cerf=9699 (site au 03 juillet 2013). l'oeuvre S'il fallait non pas résumer, mais indiquer les principaux acquis de mon travail, j'en noterais particulièrement quatre. Un certain brouillage des évidences Premièrement, de Lubac se situe assez souvent en décalage avec la vulgate contemporaine, notamment en ce qui concerne la nature de la mystique et sa séparation nette d'avec une théologie essentiellement besogneuse et rationnelle10. La théologie, pour de Lubac, est une réalité mystique. Bien que mystique et théologie ne soient pas absolument identifiables, leur assigner une démarcation tout à fait nette se révèle impossible. C'est ce que j'ai appelé le « brouillage des évidences », basé chez de Lubac sur une compréhension de la mystique et de la théologie ancrée en amont de la modernité, chez les Pères. On pressent l'actualité d'une telle perception de la mystique et les liens conflictuels – mais potentiellement féconds – qu'elle peut entretenir aujourd’hui avec une conception moderne plus répandue et volontiers subjectiviste... Un exemple parmi d'autres : pourquoi tant de théologiens acceptent-ils sereinement que les XVIe et XVIIe siècles constituent le point focal de beaucoup d’études mystiques ? Ce qui amène un certain nombre d'autres questions stimulantes : Concernant les textes mystiques : sans doute faudrait-il s’interroger plus avant sur l’indissolubilité du lien trop souvent postulé entre forme et réalité mystique. Et quand bien même on admettrait que le mystique est fondamentalement poète, il faudrait encore distinguer cette « poésie » liée aux contraintes extrêmes que subit le langage sommé d’exprimer l’indicible de ce que nous avons souvent coutume d’appeler poésie, et qui relève en grande partie de la recherche esthétique. Concernant la réalité mystique : les considérations anthropologiques – les plus fréquentes – tendent à ramener la réalité de la mystique à ce qui en est éprouvé dans l’expérience. Certains peuvent bien rappeler qu’elle n’est pas forcément totalement consciente, il n’empêche que le glissement s’opère. Que devient, par exemple, la compréhension de la vie chrétienne comme vie fondamentalement mystique ? Voici quelques questions parmi d'autres que soulève de Lubac en s'écartant de conceptions couramment admises, aujourd'hui encore, dans les études mystiques. Dans l'atelier du théologien : l'intérêt d'une lecture diachronique des écrits lubaciens Deuxièmement, j'ai pu mettre en évidence l'existence de deux modèles de relations entre mystique et théologie chez de Lubac et, surtout, d'une évolution significative de sa pensée sur le sujet. Mais ceci ne se fit pas sans difficultés. En effet, j'eus la chance de me plonger durant plusieurs années dans le vaste corpus lubacien dont on ne dira jamais assez le caractère à la fois stimulant et formateur pour un futur théologien. Assez vite, pourtant, le sujet s'est avéré compliqué à traiter. Notamment parce que la pensée du Père de Lubac n’est pas exempte d’hésitations, de changements d’accents ; elle n’est pas non plus totalement unifiée. Concernant la mystique, par exemple, nombreux sont les Un exemple récent, situé dans la zone d'influence de Certeau : Henri BOURGEOIS, « Quand la mystique s’explique avec la théologie », Théophilyon, t. III / 2, Lyon, 1998, p. 403-441. Avec raison, l'auteur commence – en écho à l'article lumineux de Congar (Yves CONGAR, « Langage des spirituels et langage des théologiens », dans La Mystique Rhénane. Colloque de Strasbourg du 16-19 mai 1961, Paris, PUF, 1963, p. 15-34.) – par pointer le manque fréquent d’affinité et d’épistémologie des théologiens vis-à-vis des mystiques qui amènent souvent à des tentatives inconscientes de concordisme. En revanche, Bourgeois donne chemin faisant une image tout à fait partielle, voire partiale, de la théologie. Ce qui n’était qu’allusif et donc sujet à discussion et à corrections chez de Certeau devient chez lui une sorte d’évidence, d’autant plus forte qu’elle est implicite : la théologie serait essentiellement la « théologie spéculative », académique et sclérosée (p. 422), toujours guettée par son incapacité à s’ouvrir à l’inattendu et au mystérieux que le langage mystique aurait pour rôle de désigner (p. 423). Au-delà d'Henri Bourgeois, on pourrait multiplier les exemples contemporains d'une conception quasi-exclusivement rationnelle de la théologie ou, du moins, presque totalement séparée la vie mystique / spirituelle. 10 mots qui vont et viennent au fil des différents ouvrages du P. de Lubac : « mystique », « mysticisme », « mystère », « spirituel », « intérieur », « surnaturel », « saint », « contemplation », « éternel », « intime », « cœur »... Le propre du génie lubacien n’est pas lié à une grande rigueur dans l’utilisation des mots. Peut-être est-ce l’autre versant de son habileté à discerner les courants d’idées par-delà les variations de vocabulaire ? Peut-être est-ce un trait de l’influence origénienne, car « celui qui a le souci de la vérité s’embarrasse peu des noms et des vocables11 » ? Du reste, loin de constituer une tare, je finis par y voir avec lui le signe d’une théologie marquée par le Mystère : En tout ce qui touche aux questions essentielles, l’objection est toujours plus facile que la réponse. L’homme animal se fait toujours plus spontanément entendre que l’homme spirituel, et il manque rarement des subtilités et finesses désirables pour paraître, des deux, le plus intelligent. Mais c’est précisément cette facilité qui m’est suspecte en des sujets ardus ; cette clarté, en des sujets mystérieux ; cette parole obvie, en des sujets qui demandent réflexion et recherche… C’est cette manière d’être intelligent, en face de problèmes devant lesquels l’homme vraiment grand doit tout d’abord sentir son embarras12. Mais ce lien entre souplesse de vocabulaire et attention au Mystère de Dieu jamais possédé a beau être important, il n'en demeurait pas moins une sorte d'obstacle. Pouvais-je rendre compte de ces hésitations et pénétrer plus avant dans l'oeuvre lubacienne ? Pendant longtemps, j'en restai là. Et sans doute ce sur-place ne fut-il pas totalement étranger aux affirmations souvent répétées concernant la cohérence de l'oeuvre lubacienne, son organicité13, etc... Je restai surplace, donc, jusqu'au jour où j'eus l'intuition de classer toutes mes notes de lecture ainsi qu'un certain nombre d'analyses sémantiques de Lubac par ordre chronologique. Quelle ne fut pas ma surprise de voir apparaître une certaine cohérence dans l'ensemble de ce mouvement : l'oeuvre lubacienne avait connu un mûrissement discret, mais réel. Cette découverte encore fragile se trouva ensuite étayée par l'analyse diachronique poussée de l'article fondamental : « Mystique et Mystère ». Sans doute, le lecteur averti sait la place majeure de cet écrit de Lubac concernant un sujet non moins central pour son auteur14. Mais ce que l'on sait moins, c'est qu'il existe trois versions éditées – donc « officielles » – de ce même article. La plus connue, et souvent la seule vraiment travaillée, c'est « Mystique et Mystère », cette préface à un livre collectif15 dirigé par le P. Ravier (qui fut un temps le provincial de Lubac) et publié en 1965. C'est à cet écrit qu'il fait allusion dans son Mémoire. Or, ce texte ne constitue en fait « que » le deuxième d'une série de trois. Il fut précédé par une première version, originellement une conférence mise par écrit et publiée en 1964 dans le Bulletin du cercle Saint Jean Baptiste ; elle s'intitule : « Mystique naturelle et mystique chrétienne16 ». Et nous disposons également d'une troisième version – elle aussi intitulée « Mystique et mystère » – datant de 1979 (et non pas 198417). C'est à signaler : le chercheur a la chance de disposer ainsi de trois ORIGENE, Periarchôn 4, 3, 15, cité par Henri de LUBAC, HE, p. 146. Voir encore HE, p. 125. P, p. 17-18. 13 Hans-Urs von BALTHASAR et Georges CHANTRAINE, « Une œuvre organique », dans Le cardinal Henri de Lubac, l’homme et son œuvre, Paris-Namur, Ed. Lethielleux / Culture et Vérité, Coll. « Le Sycomore », 1983, p. 46. Sans oublier que de Lubac lui-même écrivait, en réponse à un étudiant en théologie : « Vous me demandez encore si ma pensée, au cours des ans, ne s’est pas déplacée. Peut-être ne suis-je pas très bien placé pour en juger. Je crois néanmoins qu’il n’y a pas eu d’évolution bien nette, à plus forte raison de changement véritable. Mais les situations, depuis une cinquantaine d’années, ont été si diverses ! » (MOE, annexes VIII p. 363). 14 Cf. la citation suivante, souvent reproduite : « C’est, je crois bien, depuis assez longtemps l’idée de mon livre sur la Mystique qui m’inspire en tout ; c’est de là que je tire mes jugements, c’est lui qui me fournit de quoi classer à mesure mes idées. Mais ce livre, je ne l’écrirai pas. Il est de toute manière au-dessus de mes forces, physiques, intellectuelles, spirituelles […]. Cependant, le Père André Ravier m’ayant demandé une préface pour l’ouvrage collectif qu’il préparait et qui a paru en 1965 sous le titre de La Mystique et les mystiques, j’ai résumé dans cette préface quelques unes des idées qui, d’après mon dessein primitif, auraient été développées en plusieurs volumes » (MOE, p. 113). Concernant les conditions lentes et douloureuse de production de cette préface, on se reportera à Georges CHANTRAINE et Marie-Gabrielle LEMAIRE, Henri de Lubac, t. IV. Concile et après-Concile (1960-1991), Coll. « Etudes lubaciennes » IX, Cerf, Paris, 2013, p. 190-193. 15 Henri de LUBAC, « Mystique et Mystère », Préface à [La mystique et les mystiques, dir. André RAVIER, Desclée, Paris, 1965], p. 7-39. Abrégée MM II. 16 Henri de LUBAC, « Mystique naturelle et mystique chrétienne », dans Bulletin du cercle Saint-Jean-Baptiste 32, juinjuillet 1964, p. 5-21. Abrégée MM I. 17 Version abrégée MM III. Avant d’être reprise sous le titre « Mystique et Mystère », dans Théologie d’occasion, Desclée 11 12 versions successives, étalées sur 15 ans. Trois textes que le P. de Lubac reprend avec grande minutie, retouchant chacun à petits traits, attentif au changement d’équilibre qu’un ajout provoque pour le compenser plus loin par une autre formule. Impossible de résumer ici l'analyse effectuée, mais on peut noter entre autres choses que le mûrissement de la pensée lubacienne se marque dans une évolution de son vocabulaire, qui va se précisant. Tandis que le mot de « mystique » prend de plus en plus le sens implicite de mystique chrétienne, le mot de « mysticisme » va globalement qualifier, lui, cette réalité anté ou anti chrétienne : l'aspiration mystique en général, c'est-à-dire sans lien direct au Mystère de Dieu donné dans le Christ. Mieux encore : grâce à cette ressource de premier plan que constitue le centre des archives lubaciennes de Namur et au P. Chantraine qui m'y accueillit fraternellement, j'eus la chance de découvrir un certain nombre de « brouillons », des textes inédits qui ont ouvert la route à cet article fondamental « Mystique et Mystère ». Parmi eux, quatre apportent un véritable éclairage18 : qu'il s'agisse d'ébauches directes ou au contraire de témoins de voies non suivies par de Lubac pour approcher la question mystique, le chercheur dispose ici d'un deuxième niveau pour mener une étude diachronique serrée des écrits lubaciens. On peut ainsi se rendre compte, par exemple, que de Lubac essaya un temps de rendre compte de la mystique en termes dionysiens (négativité et transfiguration) puis qu'il renonça assez rapidement à cette voie descriptive. Sans doute pour prendre ses distances avec une approche finalement trop anthropocentrée et trop peu scripturaire. On peut également suivre certains des tâtonnements de Lubac, s'essayant un temps à penser la mystique par la voie de l'amour, de l'espérance et de la religion, avant de rejeter ces approches trop indirectes pour l'envisager ensuite selon son but : le lien au Mystère tel qu'il apparaît dans les trois versions précitées de « Mystique et Mystère ». Bref ! Sans doute les archives lubaciennes de Namur réservent-elles encore de belles surprises à ceux qui veulent étudier la genèse de la pensée de Lubac. Nous disposons là d'un outil précieux, à faire connaître. Et sans donner trop de poids à des textes somme tout inédits, ces documents me donnèrent une sorte de confirmation de la maturation de la pensée de leur auteur. A travers tout cela, c'est bien l'intérêt d'une approche diachronique de la pensée lubacienne qu'il faut souligner. Et l'on pourrait d'ailleurs se demander si, dans la suite des études lubaciennes, il ne serait pas intéressant d'encourager davantage de lecture diachronique du corpus : un peu à la manière des études congariennes. Source scripturaire de la pensée lubacienne Troisième acquis : l'intelligence spirituelle de l'Ecriture constitue une voie d'investigation fructueuse de la pensée lubacienne concernant la relation de la mystique et de la théologie chez notre auteur. En quelques mots, on peut rappeler que l’intelligence spirituelle se présente comme une exégèse de la Bible héritée des Pères de l’Eglise et originée dans la Révélation elle-même19 : démarche de lecture de l’Ancien Testament en rapport avec le Nouveau, attentive aux articulations profondes de l’histoire du Salut et organisée autour de plusieurs sens du texte (en général trois ou quatre20). De Lubac lui-même en donne parfois telle ou telle description synthétique : de Brouwer, Paris, 1984, p. 37-76, elle avait été publiée en traduction italienne dans le volume Mistica e mistero cristiano, 6ème tome des Opera omnia, Jaca Book, Milan, 1979 (cf. « Mystique et Mystère », 1984, note 119 p. 76). 18 Henri de LUBAC, « Mystique chrétienne et mystiques païennes », Archives de la société de Jésus, Vanves, B9, document 104 ; « Les problèmes de l'amour », Centre d'Archives et d'Etudes Cardinal Henri de Lubac, Namur (CAECHL), 32640-32648 verso ; « Le rapport entre le christianisme et les autres religions », CAECHL, 32789-32794 ; « L'expérience mystique », CAECHL, 34019-34023. Pour ces quatre textes, reproduits et commentés, cf. Bertrand DUMAS, Op. cit., p. 177-187. 483-507. 19 Voir entre autres C, p. 136 s. ; HE, p. 380. 20 Michel de CERTEAU, dans un article tout à fait remarquable, donne un bon résumé de ces listes à trois ou quatre termes d’après les travaux de Lubac (« Exégèse, théologie et spiritualité », Revue d’ascétique et de mystique, n° 143, Après le long Avent de l’histoire d’Israël, objet du sens historique, « à la fin du siècle et au soir du monde », « le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous ». Alors fut révélé le mystère, qui fait l’objet du sens mystique, ou spirituel. Mais ce mystère ne devait pas recevoir d’un coup son dernier accomplissement. Il se déroule en trois phases, ou se diversifie en trois états successifs. Autrement dit, on distingue, annoncé dans l’ancienne Ecriture, un triple avènement du Christ, – ce qui oblige à distinguer pareillement un triple sens mystique. Le premier avènement, « humble et caché », sur notre terre, opère l’œuvre rédemptrice, qui se poursuit dans l’Eglise et dans ses sacrements : c’est l’objet de l’allégorie proprement dite. Le deuxième avènement, tout intérieur, a lieu dans l’âme de chaque fidèle, et c’est la tropologie qui l’expose. Le troisième et dernier avènement est réservé pour la « consommation du siècle », quand le Christ apparaîtra dans sa gloire et viendra chercher les siens pour les emmener avec lui : tel est l’objet de l’anagogie21. Encore une fois, le vocabulaire lubacien ne constitue pas la seule piste d'investigation, mais il se révèle à la fois surprenant et instructif. Pour donner un exemple : selon notre auteur, quel sens de l'Ecriture peut-être dit « mystique » ? Beaucoup penseront bien sûr à l'anagogie qui nous met au contact des réalités dernières... éventuellement à la tropologie. Ce n'est pas le cas ! En effet, ni la tropologie en tant que telle, ni même l’anagogie, ne sont pour lui le sens mystique dans la pleine acception du terme. Assez souvent, même, il les désigne comme pouvant être des réalités appauvries, séparées, « modernes » (au sens péjoratif)22. Si l’on va jusqu'au bout de ce constat, il faut se demander : « Parmi les quatre, où se trouve le sens mystique de l’Ecriture » ? La réponse peut alors surprendre : dans l’usage lubacien, il n’y a pas un sens mystique unique. Ou, pour être plus précis, chaque sens scripturaire peut soutenir le qualificatif en question. Pour faire bref, on doit sans doute comprendre la mystique selon de Lubac comme passage continuel du sens littéral au sens allégorique, puis tropologique, puis anagogique doublé d’un retour permanent du sens anagogique au sens tropologique, puis allégorique, puis littéral. Comme pour l'échelle de Jacob, parcourue d'anges qui montaient et descendaient (Gn. 28, 12) : un aller-retour permanent et simultané qui évite de considérer l’agencement des sens comme une sorte de progressisme. Ou plutôt, qui situe la mystique dans une progression infinie, certes, mais respectueuse de la Révélation et de ses conditionnements anthropologiques. Dans la lumière de l’intelligence spirituelle, la mystique peut être vue comme un va-et-vient constant entre histoire et éternité, éternité et histoire, au service d’une assimilation croissante par le Mystère de Dieu. Mouvement complet dont la théologie profitera et qu’elle aura pour tâche de faciliter. Ainsi, les quatre sens de l’Ecriture constituent bel et bien une clef de lecture privilégiée des rapports entre mystique et théologie chez de Lubac. Davantage : on trouve dans l'intelligence spirituelle de l'Ecriture le foyer véritable et trop souvent méconnu23 de la mystique et de la théologie de Lubac. Car pour lui, comme pour Origène dont il nous parle ici et avec qui il entretient de si fortes Toulouse, juillet – septembre 1960, [fascicule tiré à part], p. 4). EM II, p. 621. Voir aussi de beaux résumés imagés de cette doctrine à travers la figure des quatre vivants (homme, lion, taureau, aigle) et des deux chérubins de l’Arche, selon St Bonaventure (EM IV, p. 268 s.), ou à travers celle de la construction (« Sur un vieux distique », p. 125-126)… Voir aussi l’excellent résumé par Olivier BOULNOIS, « L’histoire, le corps et l’architecte. L’exégèse médiévale et l’herméneutique », dans Comprendre et interpréter. Le paradigme herméneutique de la raison, Paris, Institut Catholique de Paris / Beauchesne, Coll. « Philosophie » 15, 1993, p. 84 s. 22 Cf. par exemple HE, p. 143. 149. 150. 164. 417 ; EM II, p. 397. 416 s. 634 s. 643 ; EM IV, p. 497 s. 504 ; MM III, p. 65 s… Auquel cas, la tropologie est assez souvent appelée « spiritualité », de Lubac renvoyant à l’article précédemment cité d’Yves Congar pour la compréhension moderne du mot (EM IV, p. 500) 23 Cf. Charles-André Bernard, ce grand spécialiste de la mystique, qui juge la pensée mystique de Lubac sans connaître vraiment sa doctrine du quadruple sens ; voir également Paul Mc Partlan qui force la pensée lubacienne pour l'inclure dans une vision exclusivement eucharistique (cf. Bertrand DUMAS, Op. cit., p. 292 s.). Voir encore Bryan Hollon : dans une étude intéressante à propos de la Radical Orthodoxy en général – et de John Milbanks en particulier (Bryan HOLLON, Ontology, Exegesis, and Culture in the Thought of Henri de Lubac, thèse : théologie, Baylor University, 2006, p. 179. 195 s.) –, il avance la thèse selon laquelle c’est justement la non-prise en compte de la doctrine lubacienne de l’intelligence spirituelle qui fait échouer la Radical Orthodoxy dans sa compréhension de Lubac. Et plus généralement, pour se faire une idée de la centralité du sens spirituel de l'Ecriture chez de Lubac sur lequel se focalisent de plus en plus d'études en Europe comme outre Atlantique, cf. Philipe MOLAC, « Notes et chroniques. Lire Henri de Lubac. A propos de quelques études récentes », Etudes théologiques et religieuses 2012/3, p. 372 s. 21 affinités, L’objet de l’Ecriture est trop vaste pour ne pas engager dans son examen toute une mystique, presque toute une philosophie, et le rythme de la pensée qui la scrute est en fin de compte le rythme de la pensée totale. Aussi bien la doctrine origénienne du sens spirituel n’est-elle pas restreinte au Livre sacré. Elle s’étend à toutes les autres manifestations du Logos et à toutes les formes de son action auprès des hommes24. Cette affirmation n'est pas anodine, lorsque qu'on sait qu'un certain nombre de lecteurs continuent à chercher principalement dans Surnaturel ou dans « Mystique et mystère » les clefs de la mystique lubacienne. Oser la confiance : la force du Mystère donné dans l'Ecriture L’intelligence de l’Ecriture, écrit de Lubac, est en même temps l’assimilation vitale de son mystère. Elle est « visite de Jésus ». Elle ne consiste pas en idées, mais elle communique la réalité même de Celui dont les richesses sont insondables (...) : Parole qui jaillit du Père, qui se répand dans l’Ecriture et qui se fait chair en Jésus25. Cette citation magnifique illustre le quatrième – et non le moindre – acquis de mon travail. Elle met en lumière combien l'axe de recherche scripturaire permet également de répondre par l'affirmative à la question de savoir si l'on peut trouver dans l'oeuvre lubacienne l'ébauche d'une voie concrète d'unification de la théologie et de la mystique. Le lecteur touchera ici à la thèse de l'ouvrage. Négativement, elle peut se résumer ainsi : il faut renoncer au modèle le plus couramment répandu aujourd'hui26 qui consiste à penser que l’unité de la mystique et de la théologie proviendra de leur écoute réciproque (leur interaction directe). Positivement, il s’agit de voir dans l’intelligence de l’Ecriture non seulement le modèle de compréhension des relations entre mystique et théologie, mais encore la matrice quasi-sacramentelle27 par laquelle elles reçoivent du Mystère leur unité. La pointe de mon travail s'est orientée presque d'elle-même sur cette piste de l'intelligence spirituelle de l'Ecriture comme lieu d'une possible solution à la division entre mystique/spiritualité et théologie. Mais quel temps il m'aura fallu pour comprendre que cette phrase apparemment si simple – mais écrite en « Mystique et Mystère » dont j'ai évoqué le poids – allait devenir le point focal de cette étude : « La mystique chrétienne sera essentiellement une intelligence des Livres Saints28 » ! Pour renoncer à chercher une articulation directe entre la mystique et la théologie ! En effet, qui pourrait prétendre harmoniser la mystique et la théologie sans présumer de ses capacités et des ressources de sa nature finie ? Seul le Christ, Parole unique, donne leur contenu à la mystique et à la théologie et les tient unies en lui29. L’unité de la mystique et de la théologie n’est donc pas à chercher d’abord dans un effort de rapprochement de ces deux disciplines. Elle n’est pas le fruit d’une technique ou le terme d’un effort : elle est déjà acquise dans le Christ qui la communique en même temps qu’il se communique via l’intelligence spirituelle de l’Ecriture. HE, p. 346. HE, p. 333. 341 (citation D’ORIGENE, Is., h. 6, 3). 26 Bertrand DUMAS, Op. cit., p. 41 s. 27 Concernant cette sacramentalité de la Parole et donc aussi de l'Ecriture, il serait intéressant de suivre ce thème aujourd'hui. De voir comment il est abordé ou au contraire repoussé, certains trouvant cette perspective trop osée. C'est tout un pan de la pensée traditionnelle chrétienne, spécialement remis à l'honneur par Dei Verbum, qui se trouve interrogé. A titre d'illustration, on comparera la proposition n. 7 des Pères synodaux lors du Synode de 2008 sur la Parole de Dieu à la reprise qu'en fit Benoît XVI dans son encyclique Verbum Domini (2010), au numéro 56. On constatera avec étonnement des hésitations et un certain embarras dans la proposition des évêques et, au contraire, une reprise forte et un approfondissement de Benoît XVI qui, dépassant les formulations épiscopales timides, n'hésite pas à parler, lui, de « sacramentalité » de la Parole (pour avoir l'encylique et les 55 propositions qui l'ont préparée, cf. l'édition conjointe Ed. Lethielleux / Les Bernardins). 28 MM III, p. 63. Je souligne. 29 Voir Bertrand DUMAS, Op. cit., « Théologie du Mystère, théologie du Dogme », p. 79 s. Voir encore EM III, p. 187188 ; RD, p. 57 s. 149. 189 s… 24 25 Ultimement, c’est la présence du Christ dans l’Ecriture qui fonde le caractère performatif de l’intelligence spirituelle. Celle-ci n’est pas une doctrine qui nous engagerait dans une voie seulement intellectuelle. Il faudrait développer longuement les thèmes origéniens de l’incorporation du Logos et de la divinité des Ecritures30, repris par de Lubac. Sans tomber dans une conception quasi matérialiste qui identifierait Parole et Ecriture, il s’agit de (re)venir à une compréhension sacramentelle de l’Ecriture qui communique véritablement le Mystère de Dieu, moyennant l’intelligence spirituelle. Ce qui, au demeurant, ne devrait pas surprendre ceux qui sont familiers du caractère médiat (mais une médiation sans interposition) de la communication du Mystère. Si l’Ecriture peut quelques fois « nous brûler et nous frapper au cœur31 », c’est parce que le Christ s’y donne et l’Esprit avec Lui : Dire qu’il y a dans la bible un sens spirituel équivaut donc à dire qu’elle est inspirée ; en d’autres termes, qu’elle est œuvre de l’Esprit et qu’elle contient l’Esprit : « Heureux sont les yeux qui voient l’Esprit divin caché à l’intérieur sous le voile de la lettre ! ». C’est proclamer non seulement sa vérité divine, mais son efficace : par elle l’Esprit se répand […]. L’Esprit habite l’Ecriture32. Du reste, si on voulait un signe théologique de cette sorte d’habitation du Christ dans l’Ecriture, il nous semblerait intéressant d’interroger le réagencement des sens scripturaires consécutif à l’Incarnation. N’est-il pas révélateur que le sens eschatologique Juif se soit dédoublé pour devenir en partie notre sens dogmatique33 (allégorique) ? A sa façon, l’enrichissement historique de la doctrine des sens scripturaires – elle-même fruit d’une lecture christologique – témoigne du lien vital entre la venue du Christ dans l’histoire et sa présence communicative « dans » l’Ecriture. Ceci m'a conduit à conclure que l’union de la mystique et de la théologie, qui n’est pas au pouvoir de l’homme, ne pourra être reçue hors d’une redécouverte de l’intelligence spirituelle, ellemême liée à une prise de conscience renouvelée de la dignité sacramentelle de l’Ecriture. Telle est ma thèse fondamentale. La conviction non pas initiale, mais celle qui s’est imposée au fur-et-mesure de mon approfondissement de l’œuvre lubacienne. L’intelligence spirituelle de l’Ecriture n’est donc pas une vieillerie ni un gadget, mais une forme éminente de synthèse christologique située au cœur de la pensée lubacienne et de la foi chrétienne. Par elle, le Mystère de la Parole (le Christ) répandu dans l’Ecriture peut être reçu. Et donc, par elle toujours, c'est l'unité de la mystique et de la théologie qui est reçue dans sa source même. L'intelligence spirituelle de l'Ecriture, si elle engage dans la voie douloureuse du renoncement à une union volontariste et directe de la mystique et de la théologie, est avant tout une voie théologale. Un trésor à remettre à l'honneur en des formes adaptées à notre vingtet-unième siècle34. Un défi pour la foi, pour la réflexion théologique aussi, appelée à se laisser former au contact de ce Mystère livré dans le passage permanent de l'Ancien au Nouveau et du Nouveau à l'Ancien Testament. Mystique et théologie d'après Henri de Lubac : Résumé de l'ouvrage Aujourd'hui, on pourrait croire dépassé l'antagonisme historique entre mystique et théologie. Est-ce bien sûr ? L'ouvrage étudie le rapport entre théologie et mystique/vie spirituelle chrétiennes d'après HE, p. 340 s. NP, p. 105. 32 HE, p. 296 (je souligne) ; citation d’ORIGENE, Lev., h. I, 1. Voir encore HE, p. 347 (« Le Logos divin est planté dans chaque âme comme il est inséré dans la trame de l’Ecriture ») ; « Inspiration et sens spirituel », CAECHL, f. 15155 (« [L’Esprit] s’est comme enfermé lui-même [dans l’Ecriture], il y habite ») ; ainsi que Nicola CIOLA, « Parola di Dio e spiritualita nell’opera teologica di Henri de Lubac », Rivista del clero italiano, n° 64, Milan, 1983, p. 473-474. 33 HE, note 84, p. 402. 34 Henri de Lubac le souligna notamment à propos de l'intelligence spirituelle des Pères : se contenter de répéter quelqu'un peut constituer une forme subtile de trahison (cf. entre autres CM, p. 263 ; HE, p. 394 ; EM I, p. 118 ; EM IV, p. 316...). 30 31 la pensée du P. Henri de Lubac. Deux questions le sous-tendent : 1. Quelle conception de la mystique, de la théologie et de leurs liens se trouve dans l'oeuvre de Lubac ; et en quoi remettent-elles en cause des positions aujourd'hui tenues pour classiques ? 2. Peut-on trouver dans son oeuvre des éléments propres à favoriser l'unification de la théologie et de la mystique ? Prolongeant la pensée lubacienne inachevée, ce travail montre combien l'intelligence spirituelle de l'Ecriture constitue un chemin bien concret de réconciliation entre mystique/vie spirituelle et théologie. Plus encore : un trésor à remettre à l'honneur, chemin de confiance dans la puissance agissante de Dieu. Des réactions ? Des questions ? Ecrivez à l'auteur : bertrand.dumas@ctm-grenoble.org