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Pour une anatomie politique des sexes : l’actualité de la pensée de Nicole-Claude Mathieu Sara Garbagnoli, Vincenza Perilli et Valeria Ribeiro Corossacz Avant-note : Retour sur une aventure éditoriale et sur un texte occasionnel En février 2013 nous avions contacté Nicole-Claude Mathieu pour l’informer d’un projet éditorial qui nous tenait à cœur. Nous souhaitions publier en Italie une anthologie d’articles des principales théoriciennes s’inscrivant dans le courant du féminisme matérialiste, notre espoir étant celui d’ouvrir une brèche dans le mur de silence féroce qui entourait la théorie développée par ce groupe. Bien que déjà gravement malade, Mathieu prit du temps pour lire attentivement notre projet et nous encouragea à le poursuivre avec l’entêtement qu’il demandait. Moins d’un an après, ce projet a pu devenir un livre, Non si nasce donna. Percorsi, testi e contesti del femminismo materialista in Francia1. L’ouvrage, qui n’aurait pas pu être publié sans le soutien de Mathieu, mais aussi celui de Christine Delphy, de Colette Guillaumin, de Paola Tabet et de Sande Zeig, présente les fondements théoriques de l’approche des féministes matérialistes et propose la traduction d’articles inédits et inconnus en Italie2. La parution de l’ouvrage a marqué pour nous le début d’une amitié politique forte et a été l’occasion de mener des discussions avec d’autres militantes féministes. En mars 2016, Dominique Bourque nous a proposé de republier dans le présent ouvrage la tribune que nous avions écrite en 2014, quelques jours après la triste disparition de Nicole-Claude Mathieu, 1. Sara Garbagnoli et Vincenza Perilli (sous la direction de), Non si nasce donna. Percorsi, testi e contesti del femminismo materialista in Francia, Alegre/Quaderni Viola, 2013. L’œuvre est divisée en cinq sections respectivement consacrées au travail de Christine Delphy, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet et Monique Wittig. L’essai consacré à Nicole-Claude Mathieu (Per un’anatonia politica desi sessi. L’antropologia materialista di Nicole-Claude Mathieu) a été écrit par Valeria Ribeiro Corossacz. En 2015, l’ouvrage a été publié en version digitale par les éditions Ebook@Women. 2. La liste des articles de Delphy, Guillaumin, Mathieu, Tabet et Wittig que nous avons traduits en accord avec les auteures (ou les ayantes droit) est disponible sur le site de la maison d’édition : http://ilmegafonoquotidiano.it/libri/non-si-nasce-donna (dernière consultation le 25 mai 2016). 187 pour le quotidien Il Manifesto3. Nous avons accepté son invitation avec un mélange d’enthousiasme et d’hésitation. Enthousiasme en raison du privilège de pouvoir participer à une aventure éditoriale qui rend hommage à une immense théoricienne féministe dont les analyses ont tant compté pour notre formation et notre engagement. Hésitation parce que, de par sa nature et son contenu, notre texte y apparaîtra sans doute comme un objet incongru et décalé. Sans la précision ou l’ambition heuristique d’un article académique, ni l’envergure d’un essai théorique, il n’était – et il n’est – qu’une intervention politique, limitée et ponctuelle, liée à une contingence et à un contexte. Il nous paraissait insupportable que la mort de Mathieu soit passée sous silence dans la presse italienne, même si (ou surtout parce que !) de Nicole-Claude Mathieu dans notre pays, excepté quelques remarquables exceptions, on ignore encore tout : son parcours, ses analyses, ses engagements. Notre article pour Il Manifesto avait, donc, été construit, à la fois comme une évocation ab ovo des pièces maîtresses de la théorie de Mathieu sur l’oppression des femmes et comme une réflexion à chaud sur la persistance des résistances à la réception de sa pensée. Malgré ses insuffisances et ses redondances, qui ne pourront que frapper le regard de toute lectrice qui connait la vie et la pensée de Mathieu, nous avons quand même choisi de le republier ici. Il s’agit d’une version légèrement remaniée de l’article de 2014 qui n’aspire à autre chose qu’à être un témoignage pour celles et ceux qui ne connaissent pas le contexte italien des difficultés que l’on y rencontre en tant que chercheuses et militantes féministes dans la diffusion d’une approche féministe encore aujourd’hui marginale et marginalisée pour des rai3. Sara Garbagnoli, Vincenza Perilli et Valeria Ribeiro Corossacz, « La nature inventée du genre sexuel », Il Manifesto, 29 mars 2014 (il s’agit naturellement d’un titre rédactionnel). Sur l’initiative de Marie-Claire Caloz-Tschopp une traduction française de l’article est parue dans son titre original – « Pour une anatomie politique des sexes : l’actualité de la pensée de Nicole-Claude Mathieu » – dans le numéro 4 de la revue en ligne (Re)penser l’exil et est consultable à ce lien : http://exil-ciph.com/Revue_numero04/articles/0701SGarbagnoliEt.html (dernière consultation le 25 mai 2016). 188 sons qui ne sont liées à rien d’autre qu’à l’insupportable force de dénaturalisation des outils théoriques développés. Dans nos pratiques politiques et nos engagements théoriques, nous butons constamment contre la ténacité de ces résistances. Elles ne représentent pour nous qu’une preuve de la nécessité et de l’urgence de poursuivre ce travail de traduction, de diffusion, de discussion. Disparue le 9 mars 2014, Nicole-Claude Mathieu laisse un vide difficilement mesurable au sein des études féministes et anthropologiques et, de manière plus générale, au sein des sciences sociales. Ces champs ont été, depuis le début des années 1970, les domaines privilégiés de ses interventions théoriques et politiques. Grâce à une lucidité, à une rigueur et à une audace intellectuelle d’une rare envergure, Mathieu a fortement contribué à reformuler l’épistémologie de ces savoirs et à en questionner et redéfinir les frontières. Féministe lesbienne matérialiste, elle a été en 1977 parmi les cofondatrices de Questions féministes. Dirigée par Simone de Beauvoir et animée, entre autres, par Christine Delphy, Colette Guillaumin et Monique Wittig, cette revue a produit dans l’espace intellectuel français une révolution à la fois théorique et politique en élaborant une analyse radicalement antinaturaliste de l’oppression des femmes et en abordant l’hétérosexualité comme un régime politique fondé sur l’oppression de la classe des femmes par la classe des hommes et produisant la doctrine de la différence des sexes pour masquer cette oppression. Mathieu a été membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale créé par Claude Lévi-Strauss et a enseigné pendant plus de deux décennies L’anthropologie et la sociologie des sexes à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Ses recherches ont notamment concerné l’étude du fonctionnement de la catégorisation sociale des sexes et des procédés de leur naturalisation, les sexes n’étant socialement pertinents qu’en raison de la hiérarchie qui produit et lie la classe des hommes à celle des femmes. Le titre de son principal recueil, 189 L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, publié en 1991 par côté-femmes éditions et réédité en 2013 par les Éditions iXe, concentre et exprime un programme de recherche qui vise à forger des outils pour étudier les multiples formes sociales à travers lesquelles se déploie l’oppression des femmes4. Présenter les spécificités de l’analyse de Mathieu en insistant sur son inscription au sein du courant du féminisme matérialiste nous paraît nécessaire et prioritaire dans un contexte intellectuel national qui en ignore l’existence ou en déforme et déradicalise les analyses. Les textes de Mathieu présentent un réseau d’intertextualité très dense, renvoyant souvent, explicitement ou tacitement, aux travaux de Guillaumin, de Tabet, de Wittig ou de Delphy. Cela témoigne de la fidélité à une méthode – expliquer le social avec du social –, à un engagement théorique – « visibiliser » l’oppression des femmes et en étudier l’amplitude et les différents pans –, à un but politique – abolir le genre, c’est-à-dire le système hiérarchique qui, en imposant des différences économiques, juridiques et psychologiques entre êtres humains, crée les groupes de sexes. Comme l’a écrit Monique Wittig au début des années 1980 dans « One Is Not Born a Woman », une approche féministe matérialiste de l’oppression des femmes détruit l’idée qu’elles sont un « groupe naturel »5. Les féministes matérialistes théorisent que les hommes et femmes sont des classes au sens marxien : des groupes sociaux antagonistes créés par un système d’exploitation et de domination profitant aux hommes. Dit autrement, hommes et femmes sont des catégories entièrement sociales, ne préexistant pas à leur mise en relation. Par conséquent, pour les tenantes de cette approche, la « différence sexuelle » n’est que le produit idéologique secrété par le 4. Le recueil L’Anatomie politique 2. Usage, déréliction et résilience des femmes n’avait pas encore été publié au moment où nous écrivions ce texte. 5. Monique Wittig, « One Is Not Born a Woman » (1981) in The Straight Mind and Other Essays, Beacon Press, 1992, p. 9-20. 190 patriarcat pour justifier l’oppression des femmes et cacher tant son origine sociale que les arrangements sociaux qui produisent sa naturalisation. On a le vertige si l’on entend ce que ces théoriciennes affirment, tellement leurs analyses vont à l’encontre des évidences du sens commun (y compris le « sens commun savant » !). Dans cette approche, la méthode marxienne – le matérialisme – est ainsi appliquée à l’ordre sexuel et permet d’analyser la compénétration entre rapports matériels et rapports de sens qui régissent les relations entre les sexes. Cet enchevêtrement entre matériel et idéologique – les formes matérielles et les formes mentales que prennent les relations de domination sont deux faces de la même médaille – produit la croyance dans la naturalité des deux sexes comme socialement crédible. Un tel matérialisme rend visible le renversement entre cause et effet à travers lequel l’oppression des femmes se déploie : ce qui est socialement appréhendé comme étant l’origine, la cause de l’oppression – la typologie d’un sexe – est l’effet des rapports de domination. Pour ces théoriciennes, le sexe n’est pas une donnée, une propriété inhérente aux sujets, qui en exprimerait la nature et les dispositions, mais un fétiche : une marque qui cristallise, en les cachant, les rapports d’exploitation et d’appropriation qui lui préexistent et qui créent les sexes comme socialement pertinents et efficients. En tant que féministe matérialiste, Mathieu a élaboré une théorie selon laquelle les femmes constituent une « communauté d’oppression » qui, traversée par d’autres formes de hiérarchisation telles la classe sociale, l’ethnie, la sexualité, est socialement appréhendée comme si elle était un « groupe naturel », matériellement spécifique dans le corps de ses membres, avec une culture, des vertus, des valeurs et, donc, des rôles qui leur seraient essentiellement propres. En fondant son analyse sur des recherches anthropologiques rigoureuses, Mathieu propose une vision globale, mais non universalisante de l’oppression des femmes en tant que classe, en s’érigeant contre ce « rela191 tivisme extrême qui tend à interdire toute généralisation transculturelle ou transclassiale sur les rapports entre les sexes au nom des infinies différences culturelles ou sub-culturelles entre les ‘femmes’ »6. Il s’agit d’une considération importante, par certains aspects à contre-courant des positions dominantes, et toujours d’actualité, au sein des débats sur l’intersectionnalité. Le travail de Mathieu nous invite à analyser les différents rapports de domination subis par les femmes sans jamais négliger le rapport social qui constitue le groupe de femmes en tant que femmes. Loin de vouloir montrer qu’il n’existe pas des différences biologiques, phénotypiques entre les personnes, Mathieu a étudié les modalités à travers lesquelles des différences biologiques en soi dépourvues de signification sociale sont socialement chargées de sens et hiérarchisées. À travers de fines analyses ethnologiques, Mathieu a montré comment les hommes et les femmes sont des constructions socio-économiques naturalisées, deux classes de sexe antagonistes, dont la fonction est celle de perpétuer l’oppression des premiers sur les secondes. Parmi les contributions qui ont distingué son travail, nous souhaitons mentionner la construction d’une définition sociologique des catégories de sexe, la critique de l’androcentrisme régissant les travaux produits dans le champ des sciences sociales, l’étude des effets de la domination masculine sur les consciences des dominées, l’analyse diachronique et synchronique des diverses significations et des différents usages des termes « sexe » et « genre », l’impact du relativisme culturel sur la discussion de l’oppression des femmes dans des pays non occidentaux. Dans « Quand céder n’est pas consentir », l’un de ses articles les plus saisissants, Mathieu critique les analyses ethnologiques et le sens commun soutenant que les femmes consentiraient à 6. « Dérive du genre/stabilité des sexes », in L’Anatomie politique 2. Usage, déréliction et résilience des femmes, Paris : La Dispute, p. 321-336, p. 323. 192 leur domination7. Elle y dissèque les effets de la domination masculine sur la conscience – et sur l’inconscient socialement construit – des femmes, en montrant comment l’oppression produit une conscience (et une connaissance) de la réalité fragmentaire et contradictoire. Selon l’ethnologue, une partie fondamentale de l’exercice de l’oppression consiste en la fabrication d’un système asymétrique de représentations qui légitime la position des dominants. Non seulement ces derniers possèdent les bénéfices concrets de la domination, mais ils « possèdent, en plus des bénéfices concrets, […] le privilège de forger l’imaginaire du réel – où se déploie la légitimation de leur pouvoir »8. La domination est une expérience, à la fois corporelle et perceptive, matérielle et catégorielle, que les dominants ignorent comme telle et qui oblige les dominées à céder, ce qui n’est pas un consentement. L’une des caractéristiques de la violence exercée par la domination de la classe des hommes sur la classe des femmes repose dans la limitation de l’accès aux représentations, y compris les représentations de la domination : « la violence principale de la domination consiste à limiter les possibilités, le rayon d’action et de pensée de l’opprimé(e) »9. Cela produit comme effet le fait social que les femmes tendent à adhérer à la représentation dominante de leur propre oppression. Dit autrement, la conscience « claire » de la domination – autrement dit une conscience de classe – n’est pas déjà donnée aux opprimées. Elle doit être conquise à travers une prise de conscience individuelle et collective. Comme le montre Mathieu, cette démarche douloureuse et traumatisante est le préalable à la possibilité de lutter théoriquement et politiquement pour la libération de la classe des femmes. Par 7. « Quand céder n’est pas consentir. Des déterminants matériels et psychiques de la conscience dominée des femmes, et de quelques-unes de leurs interprétations en ethnologie », in Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe, côté-femmes éditions, Paris : Éditions iXe, 2013, p. 121-208. 8. Ibid., p. 200. 9. Ibid. 193 conséquent, dans une telle approche, être féministe signifie se penser comme un sujet minoritaire produit par un système d’oppression spécifique et constituer cette « identité minoritaire » en force épistémologique et politique pour rendre visible ce système hiérarchique qui la crée afin de le détruire. Pour la libération des femmes – Mathieu l’affirme en paraphrasant Wittig – il s’agit, donc, de détruire politiquement, philosophiquement et symboliquement les catégories d’« homme » et de « femme ». À ce sujet, Mathieu n’a cessé de rappeler que les catégories telles « homme » et « femme », mais aussi les termes « sexe » et « genre », sont des enjeux de lutte et que, selon la théorie qu’ils incorporent et véhiculent, produisent des analyses différentes avec des visées et des effets politiques divergents, sinon antinomiques. Plus spécifiquement, Mathieu a montré qu’il y a plusieurs définitions du concept de « genre » et que l’usage du terme n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour l’élaboration d’une théorie qui dénaturalise l’ordre sexuel et les groupes de sexe. Cela l’a amenée à formuler, depuis le début des années 1990, une critique des théories du genre formulées par les courants postmodernes du féminisme états-unien, notamment l’analyse queer développée par Judith Butler dans Gender Trouble (qui à l’époque était encore très peu connue en France). Selon Mathieu, ces théories ne produisent ni une analyse des arrangements sociaux structurels qui fondent l’oppression des femmes, ni une étude des conditions sociales de possibilité du développement d’une « capacité d’agir » de la part des sujets minoritaires. Mathieu reproche à l’approche queer d’effacer ou de nier l’existence même d’une oppression systémique des femmes et de négliger la force des conditions matérielles d’exploitation des hommes sur les femmes, en faisant l’impasse sur les mécanismes globaux et concrets de la domination patriarcale. 194 En 1994, Mathieu aborde la question de la pratique du travestissement et des manières de l’appréhender comme étant une expérience qui permettrait de transgresser, de subvertir et/ou de brouiller les catégories de genre, deux sujets qui étaient au cœur des débats féministes, trans et queer10. En s’appuyant sur des études ethnologiques, Mathieu fait remarquer que dans le domaine du cross-gendering non seulement les populations occidentales ne sont pas les premières, mais surtout qu’il n’y a pas une symétrie dans l’échange des rôles parce que les hommes qui veulent se travestir en femmes n’ont pas l’intention de « faire le moindre pas vers la réalité réservée aux femmes »11. Cette étude montre que « l’inversion de sexe n’est pas obligatoirement une subversion du genre »12 et que les pratiques de travestissement ne touchent pas au « statut matériel assigné à des gens sous le prétexte du sexe »13. La critique de Mathieu s’adresse spécifiquement à ces théorisations qui, en soulignant les infinies possibilités que l’individu a de performer le genre et sa propre sexualité, négligent les arrangements sociaux concernant le sexe qui « continue dans nos sociétés, et de façon bien pire ailleurs, à reposer sur l’oppression des femmes »14. Une telle analyse nous paraît produire une matrice de questionnements utile pour interroger les évolutions et les ramifications des différentes théories queer et pour saisir d’éventuelles convergences avec les théorisations relevant du féminisme matérialiste15. En dépit de leur valeur scientifique et bien que publiés dans les plus prestigieuses revues d’anthropologie, les travaux de Mathieu ne sont 10. « Dérive du genre/stabilité des sexes », op. cit. 11. Ibid., p. 334. 12. Ibid., p. 346. 13. Ibid., p. 335-336. 14. Ibid., p. 336. 15. Voir, par exemple, Théories féministes et queers décoloniales : interventions Chicanas et Latinas états-uniennes, Paola Bacchetta, Jules Falquet et Norma Alarcón (coordonné par), Les Cahiers du CEDREF et Éditions iXe, 2011. 195 pas beaucoup discutés en dehors du cercle des théoriciennes féministes matérialistes et ne sont pas utilisés ou cités comme ils le mériteraient. Comment expliquer ce mur de silence ? Dans « Pour une anatomie des classes de sexe : Nicole-Claude Mathieu ou la conscience des opprimé.e.s », Jules Falquet analyse les mécanismes de marginalisation et de véritable dérision sexiste (que Mathieu elle-même a si brillamment étudiés) qui accusent les analyses féministes d’être partisanes et militantes, ergo non objectives et non scientifiques, comme étant le plus puissant dispositif d’invisibilisation de la production théorique féministe16. En ce sens, Falquet invite à ne pas cesser d’interroger les mécanismes de circulation et de discussion internationale des travaux des féministes et la force des censures institutionnelles, intellectuelles et politiques qui demeurent si tenaces. En Italie, la situation est encore plus décourageante : le travail de Mathieu – et l’on peut dire de même de toute la production des féministes matérialistes – est encore aujourd’hui très peu connu, traduit, discuté. La publication en 1989, dans la revue DWF, de son essai « Critiques épistémologiques de la problématique des sexes dans le discours ethno-anthropologique » est une exception qui confirme la règle17. Parmi les facteurs qui ont contribué à cette invisibilisation (qui mériteraient une étude socio-historique à part), il y a sans doute la réception biaisée du féminisme français via cette étonnante invention états-unienne qu’a été le French Feminism18 et la force détenue en Ita- 16. Jules Falquet, « Pour une anatomie des classes de sexe : Nicole-Claude Mathieu ou la conscience des opprimé.e.s », Cahiers du Genre, n° 50/2011, p. 193-217. Note éditoriale : Ce texte est reproduit dans ce livre. 17. « Critiche epistemologiche sulla problematica dei sessi nel discorso etno-antropologico », in DWF, no 10-11, 1989, p. 8-54. 18. Voir Christine Delphy, « The Invention of French Feminism: An Essential Move », Yale French Studies, no 97, p. 166-197, traduit en français « L’invention du « French Feminism » : une démarche essentielle », Nouvelles Questions féministes, vol. 17, no 1, février 1996, p. 15-58. 196 lie par le paradigme différentialiste qui est au cœur de l’approche du « pensiero della differenza sessuale » (pensée de la différence sexuelle). Une telle théorisation, diamétralement opposée à l’approche anti-essentialiste développée par les féministes matérialistes, a été élaborée à partir du début des années 1980 par des féministes gravitant autour de la Libreria delle donne de Milan19 ou travaillant au sein du groupe de la Comunità filosofica Diotima de Verona20. La pensée de Luce Irigaray – notamment l’idée de la nécessité de la constitution et de la valorisation d’un « féminin symbolique » et de la reconnaissance d’une « généalogie féminine » – a représenté la référence philosophique fondamentale pour ces théoriciennes21. « Il pensiero della differenza » a non seulement fortement influencé une très large portion du mouvement féministe italien, mais, comme l’a montré Lidia Cirillo22, a constitué le cadre de référence des intellectuelles « de gauche » engagées dans la lutte politique. Aujourd’hui encore ce paradigme jouit d’un crédit important au sein même du champ des recherches féministes et des études de genre qui, de manière encore très embryonnaire voire évanescente, est en train de se constituer en Italie. Depuis le début des années 2000, on a assisté en Italie à l’émergence d’un courant de théoricien.ne.s et des militant.e.s se référant aux théories queer et notamment à celle élaborée par Judith Butler qui, depuis, a été traduite en italien et même retraduite. Ces analyses représentent le seul 19. Voir Non credere di avere dei diritti, Milano : Rosenberg & Sellier, 1987. 20. Voir Diotima. Il pensiero della differenza sessuale, Milano : La Tartaruga, 1987. 21. Luce Irigaray connait à cette époque une énorme notoriété en Italie, dont témoignent la traduction immédiate de ses œuvres, leur succès éditorial, ainsi que les innombrables conférences qu’elle donne en Italie. Pour une analyse du « pensiero della differenza sessuale » voir Vincenza Perilli, « ‘Sexe’ et ‘race’ dans les féminismes italiens. Jalons d’une généalogie », in (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et « race » : repères historiques et contemporain. Mémoires du séminaire du CEDREF 2005-2006 coordonné par Jules Falquet, Emmanuelle Lada et Aude Rabaud, 2007, p. 105-143. L’article est consultable en ligne http://cedref.revues.org/420 (dernière consultation le 25 mai 2016). 22. Lidia Cirillo, Meglio orfane. Per una critica femminista al pensiero della differenza, Nuove Edizioni Internazionali, 1993. 197 contrepoint, le seul contrepoids visible et reconnu se distinguant du « pensiero della differenza » sans toujours s’y opposer radicalement23. L’absence de circulation et de discussion du travail des féministes matérialistes, pour lesquelles la « différence sexuelle » n’est que l’outil idéologique du système patriarcal pour invisibiliser l’oppression de la classe des femmes par celle des hommes, doit être lue en relation avec la visibilité très limitée des analyses produites par Paola Tabet, pourtant italienne et professeure émérite d’anthropologie à l’Università della Calabria24. Face à une telle situation, notre souhait est celui de contribuer à ouvrir un nouvel espace théorique et politique féministe affirmant la nature entièrement sociale des catégories de sexe, l’existence des femmes comme classe opprimée et appropriée par la classe des hommes et la nécessité de détruire le système de genre. La traduction de Sexe, race et pratique du pouvoir de Colette Guillaumin – heureusement réédité en mai 2016 grâce aux Éditions iXe – vient d’être acceptée par les éditions Ediesse et constituera, pour nous, un autre pas dans cette direction. Parmi les articles contenus dans ce remarquable ouvrage qui décortique de manière radicale et définitive les présupposées et la logique de la pensée naturaliste, se trouve l’essai « Femmes et théories de la société ». Mathieu s’y réfère, d’ailleurs, souvent et explicitement dans ses travaux. Colette Guillaumin y montre, à la fois, que la « colère des opprimées » produit des « effets théoriques » – devenir un objet dans la théorie a été la conséquence nécessaire d’être devenu 23. Cela demanderait une étude du statut que la notion de « différence sexuelle » occupe au sein des différentes théorisations queer. 24. La première traduction italienne de « Fertilité naturelle, reproduction forcée » (paru en français en 1985) date de 2004. L’essai est contenu dans le recueil de textes de Paola Tabet intitulé La grande beffa. Sessualità delle donne e scambio sessuo-economico et publié par Rubettino éditions. « Les Mains, les outils, les armes » (1979) paraît seulement en 2014 dans Le dita tagliate (Ediesse éditions). 198 un sujet dans l’histoire – et, qu’à leur tour, les théories des opprimées produisent des effets politiques25. Ces effets politiques sont de deux types, l’un émancipateur, l’autre réactionnaire. D’un côté, en dévoilant l’oppression des femmes et les formes sociales de son invisibilisation et de sa naturalisation, les analyses minoritaires rompent avec « l’incrédulité de béton » qui entoure l’origine sociale et hiérarchique des rapports entre les groupes de sexe26. En nommant l’oppression des femmes, ces théories font voir (théorein) ce qui était couvert du voile de l’évidence, ce qui ne se pensait pas car impensable, ce qui était considéré comme préalable à toute société et à toute forme de conscience et de connaissance. Ces analyses ouvrent ainsi une possibilité d’action politique qui n’existait pas avant la théorisation. De l’autre, en raison de cette démarche qui va à l’encontre du sens commun, et en raison de sa consubstantielle visée révolutionnaire, ces théories ne peuvent que déranger l’ordre établi et les idéologies qui le servent et générer, en réaction, des formes d’opposition qui les visent directement. Le déni et le mépris en constituent les déclinaisons les plus sournoises. Les féministes matérialistes ont produit une « formidable remise en question des “évidences”, cette forme sacrée de l’idéologie »27 qui, comme le montre la ténacité des résistances auxquelles ces théories doivent faire face, est loin d’être achevée. Elle nécessite, donc, d’être poursuivie avec le même entêtement et la même radicalité avec laquelle elle a été entreprise. 25. « Femmes et théories de la société : remarques sur les effets théoriques de la colère des opprimées », Sociologie et sociétés, vol. 13, no 2, octobre 1981, p. 19-32, repris dans Sexe, race et pratique du pouvoir [côté-femmes éditions, 1992], Éditions iXe 2016, p. 213-232. 26. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris : Éditions iXe, 2016. 27. Ibid., p. 9. 199