« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
Retour sur l’élection présidentielle de 20061
Marine POIRIER
Doctorante IEP-IREMAM, Aix-en-Provence
« C’était la première fois que les gens scandaient un autre nom que celui de Sâlih et brandissaient une
autre photo que la sienne. […] C’était impossible que bin Shamlân [candidat de l’opposition] gagne
l’élection mais le plus important, c’est le fait qu’il y ait eu pour la première fois de la concurrence. […]
L’essentiel c’est d’avoir réussi à faire baisser le pourcentage de Sâlih. »
Sa‘îd Thâbit, journaliste et membre d’al-Islâh.2
L
e 17 juillet 2005, lors de la célébration du 27ème anniversaire de son accession au
pouvoir, ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih, président de la République Yéménite, déclare
qu’il ne se présentera pas à sa propre succession lors de l’élection de septembre
2006.3 Il explique alors que son retrait doit favoriser l’émergence de nouvelles figures à la
tête de l’État et l’engagement du pays sur la voie d’une transition pacifique du pouvoir.4
Deux jours plus tard, l’annonce de l’augmentation des prix offre à Sâlih l’occasion d’opérer
un premier retour sur la scène nationale.5 Alors que les émeutes éclatent dans le pays, il
s’érige en médiateur paternaliste et bienveillant entre le peuple et le gouvernement et obtient
rapidement une réduction de la hausse des prix.6 L’assurance avec laquelle il court-circuite
l’action de son premier ministre, ‘Abd al-Qâdir Bâ-Jammâl7, constitue en fait le premier
1
Cet article est tiré de « Les élections présidentielles du 20 septembre 2006 au Yémen : entre ouverture avérée
et verrouillage assuré », mémoire de Master 2 Modes d’Action Politique Comparés que j’ai présenté à l’IEP
d’Aix-en-Provence en juin 2007.
2
Entretien avec l’auteur, 20 février 2007, Sanaa.
3
Ont lieu conjointement le 20 septembre l’élection présidentielle et l’élection des assemblées locales.
4
Le lendemain, l’hebdomadaire du parti du président, al-Mithâq, titre « Il n’y a personne d’autre que toi ! » (18
juillet). Pour un autre regard sur l’annonce du retrait du président, lire « Mubâdara muhima yaktanifhâ alghumûd », al-Nidâ’ (hebdomadaire indépendant), 20 juillet 2005.
5
Le 19 juillet, l’hebdomadaire du parti d’opposition al-Islâh (parti à référent islamique) al-Sahwa annonce
l’augmentation des prix des dérivés pétroliers (de 17 à 45 YR/litre pour le diesel et de 35 à 65 YR/litre pour
l’essence). Cette hausse n’est en fait qu’une baisse des subventions d’État, exigée depuis longtemps par la
Banque Mondiale. En effet, ces subventions entament fortement le budget du gouvernement yéménite et
l’empêchent de s’investir dans d’autres secteurs.
6
Les émeutes éclatent le mercredi 20 juillet et font entre 40 et 80 morts (officiellement, 22). L’intervention de
l’armée met fin aux derniers troubles le 22 juillet. Le 25 juillet, al-Mithâq titre « Qui est derrière la planification
de mercredi du trépas, du pillage et de la destruction ? ». Voir aussi dans al-Nidâ’ (27 juillet) le poème Mercredi
des ruines de ‘Abd al-Karîm al-Râzihî sur « l’intifâda du diesel ».
7
‘Abd al-Qâdir Bâ-Jammâl a été premier ministre du 31 mars 2001 au 31 mars 2007, date de sa démission. Il a
été remplacé ensuite par ‘Alî Muhammad Mujawwar.
Chroniques yéménites - 15
Société
indice de son coup de force à venir. Après avoir feint d’assentir à la candidature lors d’une
conférence de son parti, le Congrès Populaire Général (CPG), le 17 décembre, le président
assure dans la presse, en février 2006, qu’il ne s’engagera pas dans la course électorale,
entretenant l’ambiguïté sur sa décision.8 Le deuxième acte de l’intrigue se déroule à Aden,
lors du congrès extraordinaire du CPG pour l’investiture du candidat à l’élection. Le 22
juin, ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih aurait alors refusé en ces termes sa désignation : « Je ne suis pas
un chauffeur de taxi que peut louer le Congrès ou que peuvent louer les forces politiques
pour faire ceci ou pour l’intérêt de cela. Je veille en premier lieu aux intérêts de cette nation.
[…] Je ne suis pas une couverture pour la corruption, celle d’un parti politique ou de
pouvoirs particuliers […], de ceux-là qui la mettent sur le compte de la réputation de ‘Alî
‘Abd Allâh Sâlih et de son combat, sa sueur et sa vigilance jour et nuit pour les intérêts de
cette nation. »9 Au cours des jours suivants, des manifestations populaires « spontanées »
exhortent le président à réviser sa décision. L’hebdomadaire al-Mithâq, organe du CPG, titre
alors « Ne te retire pas ! », « L’opinion publique refuse la position du président et personne
au sein du CPG n’accepte le retrait » ou encore « Le président ‘Ali ‘Abd Allâh Sâlih est le
candidat du consensus national et c’est à lui de répondre à la volonté du peuple ».10 Le
drame se dénoue le 24 juin : ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih annonce devant une foule enjouée
rassemblée sur la place Sab‘în à Sanaa qu’il participera à l’élection : « Je me soumets aux
demandes du peuple […] Je suis avec vous, afin que nous naviguions ensemble vers les rivages
de la sécurité »11. Il déclare alors au quotidien yéménite al-Thawra « qu’il ne pouvait pas rester
insensible aux larmes de son peuple et qu’il avait entendu l’appel des millions de citoyens
descendus dans les rues à travers tout le pays, sentant que l’heure était grave et que les
ennemis de la révolution, de la République, de l’unité et de la démocratie fourbissaient leurs
armes en attendant la fin de son règne ».12
En jouant sur les peurs d’instabilité et de fragmentation du pays, ‘Alî ‘Abd Allâh
Sâlih mobilise ses soutiens populaires, et moyennant un joli pied de nez à son parti, troque
symboliquement son titre de « candidat du Congrès Populaire Général » (murashshah alMu’tamar al-sha‘bî al-‘âm) pour celui, plus prestigieux, de « candidat du peuple » (murashshah
al-sha‘b).13 En invoquant la volonté populaire, en s’en proclamant le légitime interprète, Sâlih
réussit un coup de force symbolique : il protège et cimente sa fonction d’unique
représentant du peuple au sommet de l’État. Au niveau international, le silence des
puissances étrangères sur cette chronique d’un retour annoncé ressemble à un
encouragement à peine caché pour l’extension du mandat de ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih. Il
contribue à justifier l’idée que son retrait pourrait déstabiliser le pays.
8
JOHNSEN, 2006 (a) et (b).
Pour l’ensemble du discours du président, voir « Le président de la République : Pas de craintes… Le navire
vogue vers les rivages de la sécurité. », Al-Mithâq, 24 juin 2006, p.3.
10
Al-Mithâq, 24 juin 2006, première page.
11
Discours de ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih, retranscrit dans Al-Mithâq le 26 juin 2006, p.3. À l’occasion du retour du
président, l’hebdomadaire publie le 26 juin un numéro supplémentaire à sa diffusion habituelle et titre « Les
foules se réjouissent de la réponse du président à leur volonté ».
12
D’après Hadidi S., « Je cède à vos pressions et je reste président », Courrier International, n°829 (traduction
depuis un article publié dans Al-Quds al-‘Arabî, Londres), septembre 2006. Lors d’un entretien télévisé avec la
chaîne al-‘Arabiyya le 14 juillet 2006, il déclare : « Après avoir vu les forces politiques assurer que la scène
[politique] n’était pas prête, j’ai ressenti de la peur, et l’anxiété m’a envahi au regard de toutes les réalisations
qu’a connues la nation. »
13
Selon l’expression de Mujîb al-Ânisî, membre du Secrétariat général et vice président du département
Politique du CPG, entretien avec l’auteur, 26 février 2007, Sanaa.
9
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Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
Le président perd tout de même une part des bénéfices captés à l’annonce de son
départ et de l’ouverture des portes de l’alternance : pour beaucoup de Yéménites, cette
séquence n’est qu’une nouvelle « comédie », une démonstration de pouvoir de la part de
celui qui domine la scène politique du Yémen depuis une trentaine d’années. Cette mise en
scène, qui n’est pas sans rappeler celle conçue par Sâlih à la veille de l’élection présidentielle
de 1999,14 ne nuit pourtant pas durablement au président, qui récupère une large part des
dividendes du discours démocratique en concédant à l’élection présidentielle du 20
septembre 2006, et pour la première fois dans l’histoire du Yémen, une dimension
concurrentielle. En effet, la suite de l’épisode, qui voit le retour de Sâlih dans la course
électorale, semble marquer tout autant la consolidation du régime en place que le
développement d’une concurrence crédible. La candidature conjointe des partis de
l’opposition, réunis en une Rencontre Commune (al-Liqâ’ al-mushtarak), réussit de manière
spectaculaire à transcender le clivage opposant traditionnellement (mais pas
systématiquement) sur les scènes politiques arabes les partisans de la gauche nationaliste et
socialiste aux formations islamistes. Bien plus, l’opposition assume pour la première fois
pleinement son rôle, en menant une campagne offensive contre le président sortant et son
dispositif de pouvoir centralisateur. L’ouverture de la scène politique constitue un progrès
réel en vue d’une transition pacifique du pouvoir, mais quelles en sont les limites ? Dans
quelle mesure le discours de l’opposition parvient-il à remodeler un champ politique
largement dominé par le président et son parti ? Quant aux transformations manifestes de
l’enjeu électoral, éloignent-elles significativement le Yémen de la « norme institutionnelle
arabe » et des syndromes de l’autoritarisme, tels que la limitation des possibilités
d’alternance et la reproduction des dissymétries de pouvoir ?15
Notre réflexion s’inscrira tant que possible au-delà de l’unique horizon électoral, en
interrogeant moins l’exercice en lui-même que les développements qu’il a entraînés sur la
scène politique yéménite dans « l’après-élection ». Nous nous demanderons dans quelle
mesure l’élection a pu augurer des bouleversements qui parcourent le terrain politique
depuis : si la dimension concurrentielle a conforté à la fois le président, l’opposition et les
électeurs, comment expliquer alors la multiplication des protestations ? En offrant de
nouveaux horizons pluralistes sans toutefois engager le pays sur la voie d’une détente
majeure de l’espace politique ou d’un renoncement au culte du président, l’élection n’a-t-elle
pas favorisé l’essor de nouvelles formes de contestation politique ? Plus généralement c’est la
question de l’ambivalence des enjeux électoraux qui sera discutée. En effet, l’élection semble
consacrer non seulement la percée d’un discours critique vigoureux et la consolidation de
dynamiques unitaires dans l’opposition, mais aussi l’aggravation des techniques de
verrouillage du système et la dégradation du climat politique, économique et social. Le repli
défensif puis la charge coercitive du régime, en traduisant les craintes d’une maîtrise
imparfaite de l’élection, n’ont-ils pas fragilisé l’architecture du pouvoir et favorisé une
radicalisation des contestations ?
14
‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih prétendit jusqu’au 8 juillet 1999 ne pas vouloir se présenter, « attendant la venue
éventuelle d’une ‘personnalité plus forte » ! BURGAT, 2000.
15
Sans toutefois verser dans une forme de « substantialisme de l’autoritarisme », comme si celui-ci constituait
une « marque déposée » de l’aire culturelle arabe. Voir CAMAU et GEISSER, 2003.
Chroniques yéménites - 15
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Société
La brèche concurrentielle de 2006 : une rénovation du jeu politique
yéménite ?
Seule république de la Péninsule arabique, le Yémen se singularise encore à l’échelle
du monde arabe par sa recette inclusive, c’est-à-dire l’intégration sur l’échiquier politique de
l’ensemble des forces politiques réelles, notamment des partis à référent islamique 16 Elle est
pourtant fragilisée par une tendance à la concentration du pouvoir entre les mains du
président ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih et de son parti, le Congrès Populaire Général (CPG). La
formule qui avait permis le développement du pluralisme partisan et la mise en place
d’institutions démocratiques au lendemain de l’unité en 1990, alors que les élites politiques
des ex République Arabe du Yémen (au nord) et République Démocratique et Populaire du
Yémen (au sud) cherchaient un équilibre assurant leur propre survie dans le cadre de la
nouvelle République Yéménite, éclate en 1994 avec l’affrontement de leurs armées
respectives.17 L’élimination du mouvement sécessionniste dans le Sud entraîne en partie
celle du Parti Socialiste Yéménite (PSY), exclu de la coalition gouvernementale. À partir de
1997, ce sont les islamistes du Rassemblement Yéménite pour la Réforme (al-Islâh), associés à
l’exercice du pouvoir depuis 1993, qui en sont écartés : le CPG, consolidé par sa victoire aux
législatives, mène désormais seul le gouvernement.18 Car c’est bien au niveau du Parlement
que la contraction du champ politique se manifeste le plus clairement : alors que la tenue
régulière d’élections semblait conforter les dynamiques pluralistes, le système du scrutin
uninominal majoritaire à un tour en a précipité l’effritement, faisant, dans une certaine
mesure, perdre au Parlement sa capacité à représenter les forces politiques réelles19 mais aussi
à orienter les politiques menées par le gouvernement et à l’en tenir responsable.20 Or, si le
pluralisme s’éclipse progressivement du Parlement, il apparaît pour la première fois en 2006
au niveau de l’élection présidentielle. ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih concède en effet au scrutin la
dose de concurrence qui y avait jusqu’alors fait défaut. Dans quelle mesure cette situation de
compétition électorale entraîne-t-elle une rénovation de fond du jeu politique ? Contraste-telle significativement avec les dynamiques électorales récentes ? Quels sont les processus de
transformation à l’œuvre dans l’orientation des luttes politiques ?
La détente du monopole présidentiel
La transformation des tendances centralisatrices du pouvoir
Sans toutefois endommager la dynamique générale de personnalisation de la
présidence, l’élection de 2006 constitue une rupture majeure par rapport à la condamnation,
16
Pour l’analyse de cette « recette yéménite », voir BURGAT, 1999.
À l’expression « guerre civile », nous préférerons celle de « guerre », les affrontements de 1994 étant bien ceux
de deux armées, et non de deux populations civiles. Sur ce point, voir DRESCH, 1995.
18
En 1997, le CPG obtient 63% des sièges et al-Islâh 18%, tandis que le PSY disparaît du Parlement après son
boycott des élections. « CSER », 2006.
19
Toutefois, notons bien que le CPG est un parti complexe marqué par la variété des positions adoptées par ses
cadres et militants et au sein duquel des voix politiques divergentes s’expriment librement. Ainsi, le monopole
du CPG ne se traduit ni par un unanimisme, ni par une exclusion totale des forces réelles de la scène politique.
20
De la composition plurielle de 1993 (40% CPG, 20% al-Islâh et 18% PSY), qui avait permis la constitution
d’un gouvernement tripartite (CPG, PSY et al-Islâh), il ne reste qu’un souvenir amer en 2003, au lendemain des
troisièmes élections législatives yéménites : le CPG y gagne 76% des sièges, al-Islâh 15% et le PSY, encore
meurtri par son boycott de l’élection précédente, 2%. Ibidem.
17
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Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
jusqu’alors, des perspectives de succession à ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih. Ce dernier a fait carrière
dans l’armée avant d’accéder au pouvoir en 1978, suite à l’assassinat du président Ahmad alGhashmî. D’abord membre du Conseil présidentiel temporaire, il est élu le 17 juillet
président de la République et Commandant en chef des forces armées par une assemblée
constituante. Secrétaire général du Congrès Populaire Général (CPG) depuis sa création en
1982, il est reconduit à la présidence de la République Arabe du Yémen (RAY) le 22 mai
1983 et le 17 juillet 1988.21 Lors de l’unité, le 22 mai 1990, Sâlih prend la tête du Conseil
présidentiel qui doit diriger collégialement la jeune République Yéménite.22 Au lendemain
de la guerre de 1994, sa présidence est renforcée : le Conseil présidentiel est remplacé par un
Conseil consultatif qui l’élit président le 1er octobre pour un mandat de cinq ans.23 En 1999,
l’introduction du suffrage universel direct ne transforme pas franchement les perspectives
d’alternance au somment de l’État, puisque le seul adversaire toléré au président émane des
rangs mêmes de son parti. En effet, Najîb Qahtân al-Sha‘bî (fils du premier président du Sud
Yémen), qui se présente comme « indépendant », est député du CPG depuis 1997, tandis
que dans les rangs de l’opposition réelle, le rassemblement autour de la candidature de ‘Alî
Sâlih ‘Ubâd (dit Muqbil), secrétaire général du Parti Socialiste Yéménite, ne suffit pas à en
assurer la nomination par le Parlement.24 Alors qu’al-Islâh soutient la candidature de ‘Alî
‘Abd Allâh Sâlih, et cela avant même que ce dernier ne la communique officiellement,
Muqbil et ses partisans appellent au boycott d’un scrutin dont les résultats sont connus à
l’avance. Le 23 septembre, suite à une campagne s’apparentant davantage à un festival à la
gloire du président qu’à un affrontement d’idées et de programmes politiques différenciés,
‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih est reconduit sans surprise pour un nouveau quinquennat, avec plus de
96% des suffrages.25 Deux ans plus tard, le quinquennat se transforme en septennat par le
jeu des amendements à la Constitution.26
À la veille de la deuxième élection présidentielle au suffrage universel direct, en
2006, la donne a manifestement changé. L’opposition s’est constituée en une Rencontre
Commune (al-Liqâ’ al-mushtarak), rassemblant al-Islâh, le parti socialiste, les nassériens et deux
partis à référent zaydite autour d’un programme politique commun. Unifiée, elle parvient à
imposer quelques transformations dans les modalités d’organisation, de tenue et de contrôle
de l’élection présidentielle ainsi que dans celles de l’élection des assemblées locales (21
assemblées de gouvernorat et 333 assemblées de district) qui ont lieu conjointement le 20
septembre. L’accord du 18 juin 2006 entre le CPG et la Rencontre Commune assure
21
DRESCH, 2000, p.148-149, et BURGAT, 2000.
Le Conseil présidentiel est composé de cinq membres : un président (CPG), un vice-président (PSY), ainsi
que deux membres du CPG et un membre du PSY. En 1993, un nouveau Conseil est élu et ‘Abd al-Majîd alZindânî (al-Islâh) y remplace ‘Abd al-Karîm al-‘Arashî (CPG). En pratique, plutôt que collégiale, la présidence
est double : d’un côté, ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih, et de l’autre, le vice-président ‘Alî Sâlim al-Bîd, secrétaire général
du PSY depuis 1986.
23
Le 29 septembre 1994, près de la moitié des articles de la Constitution sont amendés par le Parlement et 29
articles y sont ajoutés. Le Conseil consultatif se compose de 59 membres désignés par le président. PHILLIPS,
2007.
24
Muqbil rassemble autour de lui le PSY, le Parti Unioniste Populaire Nassérien, le Parti Arabe Socialiste et
Nationaliste du Ba‛th, al-Haqq et l’Union des Forces Populaires (deux partis à référent zaydite). Il reçoit 2,3%
des suffrages (contre les 10% nécessaires à sa nomination) lors de l’élection au Parlement des candidats à la
présidence le 21 juillet. BURGAT, 2000.
25
Sâlih obtient 96,2% des voix contre 3,8% pour al-Sha‘bî (sur l’ensemble des votes valides). Sur 5 600 119
électeurs inscrits, 3 772 941 s’expriment (taux de participation : 67,4%). Ibidem et « CSER », 2006.
26
Ces amendements s’appliquent au mandat présidentiel en cours (considéré comme le premier mandat de
Sâlih) et sont approuvés par référendum le 20 février 2001. Ils étendent à 6 ans le mandat des députés et
transforment le Conseil consultatif en chambre haute (Majlis al-shûrâ).
22
Chroniques yéménites - 15
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Société
l’ouverture discrète mais réelle de l’exercice électoral.27 L’entente concerne principalement le
rééquilibrage entre l’opposition et le parti au pouvoir au sein des structures de supervision
des élections et la réduction de la confusion couramment faite entre l’État et le parti au
pouvoir. Aux sept membres originels composant le comité central de la Commission
Suprême pour les Élections et le Référendum (CSER), organe indépendant devant assurer
l’organisation des élections et leur transparence, l’accord prévoit l’ajout de deux membres de
la Rencontre Commune, afin d’approcher un équilibre entre le CPG (5 membres) et
l’opposition (4 membres).28 De même, la formation des commissions électorales principales
et locales qui en dépendent est révisée afin de permettre une répartition plus juste (54% de
sièges pour le CPG contre 46% pour la Rencontre Commune). Les responsables du CPG et
de la Rencontre Commune s’accordent également sur le principe de neutralité des médias
publics, de l’administration et de l’argent public. Ainsi, est convenue l’allocation d’un espace
égal et suffisant dans les médias publics à l’ensemble des partis participant aux élections ainsi
qu’aux candidats à la présidentielle, afin qu’ils puissent y présenter leur programme et
exprimer leurs opinions. L’engagement inclut l’interdiction pour toute personnalité chargée
d’une fonction publique de faire don ou de promettre la réalisation d’un projet financé par
l’argent public pendant la campagne, précisant que ni l’administration publique ni le denier
public ne doivent servir l’intérêt d’un parti politique. De ce fait, l’accord stipule que le
budget alloué selon la loi aux candidats à la présidentielle doit être distribué de manière
équitable, et cela sous la supervision du Parlement. Enfin, l’utilisation des équipements
publics, mosquées et salles de prière à des fins politiques est explicitement prohibée. Ces
grands principes, qui sont les contreparties de la participation de l’opposition aux élections,
doivent garantir la conduite d’élections libres et transparentes et prévenir la confusion
classique entre le candidat du CPG et l’État. Comme nous le verrons par la suite, ces
promesses sont régulièrement violées au cours de l’épisode électoral.
La percée de dynamiques pluralistes : des candidatures polychromes
Si les accords du 18 juin engagent la formule politique yéménite dans une rénovation
de fond, la nomination des candidats en est la manifestation formelle. Soixante-quatre
personnes soumettent leur candidature. Elles doivent d’abord se conformer aux conditions
d’éligibilité fixées par l’article 106 de la Constitution : être âgé d’au moins 40 ans, être né de
parents yéménites, jouir de ses droits civils et politiques, être de bonne moralité et pratiquer
ses devoirs islamiques, ne pas avoir été mêlé à une affaire dégradant l’honneur ou
l’honnêteté (ou en avoir été acquitté) et enfin, ne pas être marié (ou prévoir de se marier) à
une femme étrangère. Ensuite, il leur faut recueillir 5% des voix du Parlement (Majlis alnuwwâb) et de la Chambre consultative (Majlis al-shûrâ), réunies en une Assemblée nationale
(contre 10% en 1999).29 Le 29 juillet 2006, l’Assemblée désigne les cinq candidats à
l’élection : ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih est nommé candidat du CPG, Faysal bin Shamlân de la
Rencontre Commune des partis de l’opposition, Yâsîn ‘Abduh Sa‘îd du Conseil National
des Partis d’Opposition (al-Majlis al-watanî li-l-ahzâb al-mu‘ârada), Ahmad al-Majîdî et Fathî al‘Azab candidats indépendants. Yâsîn ‘Abduh Sa‘îd, adjoint au ministre du Travail et des
Affaires sociales et président du Parti Démocratique Nassérien, est largement assimilé au
27
Ittifâq al-mabâdi’, reproduit dans « Al-‘Asima », 2007, p.113-116.
La CSER est un corps permanent établi par la Constitution et la Loi générale électorale de 2001. Les
commissaires sont nommés par le président à partir d’une liste de quinze personnes proposée par le Parlement.
29
Il ne restait au moment du vote que 49 candidatures, les autres ayant été retirées ou exclues par l’Assemblée
le 13 juillet pour non-conformité aux exigences constitutionnelles. KHADARI (al-), 2007, p.44.
28
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CPG.30 De même, le Conseil National des Partis d’Opposition dont il est le candidat
rassemble, en dépit de sa dénomination, des formations dont la proximité au pouvoir est
convenue.31 Les deux autres candidats indépendants sont affiliés, l’un aux « socialistes »,
l’autre aux « islamistes » : Ahmad al-Majîdî, ancien cadre du PSY diplômé en sciences
politiques et sociales à Moscou, a été gouverneur de Ibb entre 1992 et 1994 alors que Fathî
al-‘Azab, professeur de chimie à la Faculté de sciences de l’Université de Sanaa, est l’ancien
secrétaire adjoint de la section sanaanie d’al-Islâh. Évidemment, la campagne se fait
davantage sur l’opposition entre Faysal bin Shamlân et ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih que dans une
compétition ouverte avec ces autres candidats, qui restent largement minoritaires, voire
marginaux, et qui n’ont pas les moyens de concurrencer le président sortant.
Faysal bin Shamlân, ingénieur, né en 1934 dans la province du Hadramaout, a été
ministre des Travaux publics et des Transports au sein du premier gouvernement de Qahtân
al-Sha‘bî dans le Yémen du Sud en 1967, puis député du Haut Conseil du Peuple (parlement
de la République Démocratique et Populaire du Yémen) entre 1971 et 1990. Au lendemain
de l’unité, il a occupé la fonction de ministre du Pétrole de l’automne 1994 au printemps
1995, avant de donner sa démission en protestation contre la corruption de l’administration
publique. Élu député indépendant en 1993 et en 1997, il s’est retiré du Parlement en 2001,
refusant l’extension du mandat des députés prévu par les amendements constitutionnels.32
Le 2 juillet 2006, il est officiellement choisi par la Rencontre Commune des partis de
l’opposition comme candidat à l’élection présidentielle. Vraisemblablement, l’intégrité et
l’honnêteté supposées du personnage ont séduit l’opposition, qui insiste d’ailleurs tout au
long de la campagne sur les qualités de son candidat : pour ‘Alî al-Sarârî, membre du Parti
Socialiste Yéménite et directeur de la campagne médiatique de Faysal bin Shamlân, la
promotion d’un homme « propre » a donné du crédit à un programme en partie centré sur la
lutte contre la corruption tout en envoyant un symbole fort aux bases populaires.33 La
nomination d’un indépendant, après des négociations agitées, vient aussi partiellement
régler les conflits de leadership au sein de la Rencontre Commune. Car derrière bin
Shamlân, c’est l’ensemble, ou du moins une partie importante du spectre de l’opposition qui
mène la campagne, en naviguant des concessions idéologiques au pragmatisme politique. En
effet, l’ouverture de la scène électorale permet à l’opposition coalisée de s’affirmer et de venir
défier le président Sâlih en jouant sur des méthodes de mobilisation et des marqueurs
politiques dont la popularité déborde largement l’horizon limité du scrutin. Elle consacre le
succès des dynamiques unitaires de l’opposition, dynamiques qui auraient bien pu être
entamées par les appréhensions réciproques et les mémoires conflictuelles présentes aux
extrémités de son champ. Le soutien d’un Frère musulman à bin Shamlân, ancien cadre de
la République du Sud Yémen, régime et idéologie socialistes en opposition auxquels il s’est
construit et qu’il a parfois même combattus, était tout sauf évident.34
30
Le Parti Démocratique Nassérien (al-Hizb al-nâsirî al-dîmuqrâtî), proche du CPG, ne doit pas être confondu
avec l’Organisation Unioniste Populaire Nassérienne (al-Tanzîm al-wihdawî al-sha‘bî al-nâsirî) qui se trouve dans
les rangs de l’opposition réelle.
31
Cette formation est caractéristique de la stratégie de clonage (istinsâkh ou tafrîkh) du régime : l’introduction
d’homonymes proches, en brouillant les distinctions possibles entre l’authentique et la copie, neutralise
l’opposition et en aggrave la fragmentation. DETALLE, 1996, p.344 et DRESCH, 2000, p.189.
32
« Yemen Observer », 2007 : Cultivating the desert, Yemeni elections, Sanaa, 128p.
33
‘Alî al-Sarârî, entretien avec l’auteur, 28 janvier 2007, Sanaa.
34
Même si, il faut le rappeler, bin Shamlân ne s’est jamais engagé auprès du PSY et a même participé en 1990 à
la fondation d’al-Minbar al-yamanî al-hurr, parti réformiste à référent islamique pouvant se définir comme
l’équivalent des Frères Musulmans dans le Yémen du Sud, avant de se réinvestir sur la scène politique comme
indépendant.
Chroniques yéménites - 15
135
Société
L’empreinte de la Rencontre Commune des partis de l’opposition
Les horizons unitaires de l’opposition : des concessions idéologiques au pragmatisme politique
La Rencontre Commune représente la forme actualisée de modes de coopération
initiés dès les débuts de la République Yéménite entre les partis de l’opposition : de la
Conférence Nationale en 1992 au Haut Conseil de Coordination de l’Opposition, constitué
en 1995 autour du PSY, la dynamique est bien celle d’une coopération tacite entre les partis
à référent islamique (jusqu’ici, zaydites) et les partis de la gauche nationaliste et socialiste
arabe.35 Si sa composition et sa dénomination varient, sa forme générale reste la même. Une
transformation majeure s’opère cependant à partir de 1997. D’un côté, l’entente entre les
islamistes d’al-Islâh et le CPG, fragilisée depuis la fin de la guerre de 1994, éclate
publiquement lors des élections législatives. La compétition à laquelle les deux partis se
livrent pendant la campagne puis la relative défaite d’al-Islâh aux urnes pousse une partie des
islamistes à envisager une coopération stratégique avec les autres formations de l’opposition,
et notamment le PSY. De leur côté, les socialistes, marginalisés, voire exclus du champ
politique après leur défaite militaire et leur sortie du jeu électoral, font le choix du combat
politique contre le régime plutôt que celui de la lutte contre leurs concurrents islamistes.
Parcouru par un courant réformiste mené par Jâr Allâh ‘Umar, le PSY, dont l’audience
décline, amorce une reprise du dialogue avec les partis et un réinvestissement sur la scène
politique. Jâr Allâh ‘Umar, responsable de la direction politique du PSY puis vice secrétaire
général à partir de 2000, joue un rôle central dans l’exploration et la consolidation des
passerelles entre les différentes tendances de l’opposition. Après avoir engagé le dialogue
avec l’ensemble des partis politiques au nom de la démocratie et d’une nécessaire
réconciliation nationale suite à la guerre, il participe à la création de l’Assemblée de
Coordination puis de la Rencontre Commune des partis de l’opposition.36 Ces
rapprochements traduisent la nécessité de plus en plus évidente pour le camp de
l’opposition de développer des mécanismes de collaboration durable, dans un contexte de
domination presque totale du champ politique par le CPG. Si al-Islâh soutient ‘Alî ‘Abd
Allâh Sâlih à la présidentielle en 1999, la rencontre et le dialogue initiés entre les partis de
gauche et les islamistes se poursuivent et s’étendent. En 2001, alors qu’ils sont plus en plus
montrés du doigt par le régime dans un contexte international de lutte contre le terrorisme,
les islamistes s’engagent avec plus d’assurance dans la Rencontre Commune en vue des
élections des conseils locaux. Lors des législatives de 2003, l’alliance se renforce : afin d’éviter
la fragmentation des votes anti-gouvernement, les candidats d’al-Islâh et du PSY se retirent
des circonscriptions dans lesquelles leur partenaire a l’avantage.37 La formation d’al-Liqâ’ almushtarak se fait donc progressivement, avec la mise en place de formes de coopération
d’abord conjoncturelles, puis plus durables, au fur et à mesure que les partis initialement
35
La Conférence Nationale se structure autour de 6 partis : la Ligue des Frères Yéménites (libéraux de gauche),
l’Organisation Unioniste Populaire Nassérienne, le Rassemblement Unioniste Yéménite (gauche laïque),
l’Union des Forces Populaires (parti zaydite libéral), al-Haqq (parti zaydite conservateur) et le Parti des Libéraux
Constitutionnels (libéraux proches du PSY) (DETALLE, 1993 et 1996 et CARAPICO, 1993 (b)). Le Haut Conseil
de Coordination de l’Opposition (al-Majlis al-a‘lâ li-l-tansîq) est composé de ces mêmes partis, ainsi que du PSY
et du Parti Arabe Socialiste et Nationaliste du Ba‘th (d’après DETALLE, 1996, p.346, « IDEA » et « ANND »,
2005, p.65 et p.80-81, et YAMANI (al-), 2003, p.63).
36
Jâr Allâh ‘Umar est assassiné le 28 décembre 2002 lors de l’ouverture du 3ème Congrès général d’al-Islâh. Voir
CARAPICO, WEDEEN et WUERTH, 2002 et NASHIR, 2003.
37
SCHWEDLER et CLARK, 2006.
136
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
associés au gouvernement (PSY, al-Islâh) se voient écartés du jeu politique.38 L’adoption d’un
programme commun en novembre 2005 (« Projet de programme unifié pour une réforme
politique et nationale complète ») fixe à la fois les dynamiques unitaires de l’opposition et
son répertoire politique.39 Au printemps 2006, le ralliement du PSY, d’al-Islâh, de
l’Organisation Unioniste Populaire Nassérienne, d’al-Haqq et de l’Union des Forces
Populaires à une candidature conjointe pour l’élection présidentielle concrétise leurs efforts
de rassemblement et de rupture avec les querelles idéologiques et sectaires traditionnelles.
Comment des acteurs et des formations se situant aux extrémités de l’échiquier
politique et dont l’affrontement a marqué l’histoire contemporaine en viennent à coopérer
activement ? Comme nous l’avons évoqué précédemment, les dynamiques unitaires au sein
de l’opposition yéménite sont liées à la contraction du champ politique. En effet, les
coopérations trans-idéologiques apparaissent d’abord lorsque la configuration politique les
rend utiles, notamment en vue d’une résistance commune aux tentations centralisatrices et
répressives du pouvoir. Mais ces passerelles entre les partisans de la gauche et les islamistes
marquent tout autant le primat en contexte autoritaire de la lutte conjointe que l’effort de
dépassement des grammaires sectaires et de renforcement des proximités idéelles.40 Ainsi, si
les opposants manifestent un pragmatisme certain dans leurs prises de position, certains
cherchent aussi à s’émanciper progressivement du clivage historique qui les oppose.
L’affrontement entre les islamistes et les socialistes, qui trouve en partie ses origines dans les
trajectoires historiques et politiques différenciées du Nord et du Sud Yémen et qui a éclaté
lors la guerre de 1994, se nourrit encore aujourd’hui de stéréotypes discriminants. À un
« islamisme tribal »41, incarnant le fondamentalisme et l’arriération culturelle, est opposé le
socialisme des « mécréants » acquis aux idées occidentales. Or, l’élection présidentielle de
2006 représente bien un exercice de dépassement de ces divisions sectaires par les partis de la
Rencontre Commune de l’opposition, exercice parfois davantage rhétorique que
« pratique ». Les propos de Zayd al-Shâmî, député d’al-Islâh et directeur de campagne de
Faysal bin Shamlân, soulignent l’affranchissement des identités primaires et la formation
d’une vision politique commune42 : « Dans al-Liqâ’ al-mushtarak, nous avons un langage
commun, des buts clairs. Les obstacles sont des bêtises ! Les objets de différend sont faibles !
On croit à la Constitution et on s’engage à la respecter. On s’engage aussi à respecter l’avis
de l’autre. »43 Yâsîn Sa‘îd Nu‘mân, secrétaire général du parti socialiste, se félicite quant à lui,
lors du 4ème Congrès général d’al-Islâh en 2007, que « La Rencontre [ait] produit une pensée
politique qui s’est concrétisée dans l’action, une pensée née de la réalité des gens et du pays,
et non puisée dans des idéologies et des références qui annihilent la raison humaine. »44
38
BROWERS, 2007.
Le programme est signé par al-Islâh, le PSY, l’Organisation Unitaire Populaire Nassériste, l’Union des Forces
Populaires, al-Haqq et le Parti Arabe Socialiste et Nationaliste du Baath (qui se retire de la coalition avant
l’élection présidentielle). Mashrû‘ al-Liqâ’ al-mushtarak li-l-islâh al-siyâsî wa-l-watanî, novembre 2005, 62p. Le 1er
décembre 2005, l’hebdomadaire d’al-Islâh, al-Sahwa, salue le programme de l’opposition comme « le meilleur de
ce qu’ont réalisé les Yéménites au cours du 20ème siècle ! ».
40
En cela, la Rencontre Commune ne représente pas une exception dans la région : depuis la signature par
l’opposition algérienne de la plateforme de Sant’Egidio en 1995, la Jordanie, l’Égypte ou encore la Tunisie
connaissent des formes de coopération similaires. SCHWEDLER et CLARK, 2006, KRICHEN, 2007.
41
DRESCH et HAYKEL, 1995, p.408.
42
Cette vision politique commune, il faut le rappeler, ne fait pas l’unanimité dans les rangs mêmes de
l’opposition.
43
Zayd al-Shâmî, entretien avec l’auteur, 12 février 2007, Sanaa.
44
Yâsîn Sa‘îd Nu‘mân, ouverture du Congrès général d’al-Islâh, 24 février 2007, Sanaa.
39
Chroniques yéménites - 15
137
Société
Une campagne interactive : quelles répercussions sur le paysage électoral ?
L’émergence d’un nouveau discours politique, nourri de l’observation critique du
système institutionnel en place et porté par une personnalité appréciée, Faysal bin Shamlân,
rend de fait la configuration électorale compétitive et vient en bousculer le verrouillage
habituel. ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih se trouve dans une situation inédite : il n’est plus en mesure
de célébrer sa centralité politique lors d’une campagne sans surprises, et doit pour la
première fois défendre sa position et contrer ses rivaux. La campagne, qui se déroule du 23
août au 19 septembre, se traduit par l’affrontement de deux discours politiques construits, et
c’est bien classique, sur l’opposition ou le soutien au pouvoir sortant. D’un côté, les partis de
la Rencontre Commune insistent, sans surprise, davantage sur les dysfonctionnements du
pouvoir sortant que sur la personnalité de leur leader ou l’idéologie d’un camp formé d’une
alliance entre des partenaires longtemps opposés. Le programme de Faysal bin Shamlân
s’articule principalement sur la réforme de la présidence, dont dépend, selon le candidat, la
réforme plus générale de l’État. Le passage d’un régime présidentiel à un régime
parlementaire doit garantir l’évolution d’une « administration personnalisée » (clientéliste)
vers une « administration institutionnalisée » (bureaucratique et indépendante). De même,
au cours des vingt rassemblements qu’il anime dans l’ensemble du pays, il fait de la
dénonciation de la misère et de la corruption ainsi que du refus de la personnification du
pouvoir des thématiques qui restent aujourd’hui porteuses pour l’opposition.45 Les
matériaux de propagande électorale sont diversifiés, avec la diffusion de cassettes audio
faisant soit la satire du président soit l’éloge de bin Shamlân, et la distribution d’affiches
d’un style nouveau, photographies de la misère du pays appuyées de formules telles que « Les
corrompus pillent les richesses… et le peuple mendie ! » ou du slogan « Un président pour le
Yémen. Pas un Yémen pour le président » (Ra’îs min ajl al-yaman, lâ yaman min ajl al-ra’îs).46
Dans un contexte économique difficile, les marqueurs politiques portés par la Rencontre
Commune séduisent et parviennent à conquérir une large audience. Dans les gouvernorats
du sud du pays tout particulièrement, mais aussi dans les grandes villes (Sanaa, Taez, Ibb ou
Mukalla), voire dans des régions tribales habituellement ralliées au pouvoir,47 les
rassemblements de l’opposition attirent les foules et se font l’écho des aspirations populaires
au changement. Face à cette campagne offensive, le Congrès Populaire Général célèbre au
travers d’une vaste entreprise de séduction très personnalisée le rôle historique et
« l’œuvre nationale » du président Sâlih : dépositaire de la révolution, de la République, de
l’unité et de la démocratie, il est aussi présenté comme garant de la stabilité du régime et de
la sécurité du peuple. La devise « Yémen nouveau, meilleur futur » (Yaman jadîd… mustaqbal
afdal) traduit l’optimisme d’une rhétorique organisée autour du chef de l’État, qui bénéficie
d’une popularité dont son challenger ne peut aucunement se prévaloir. La concurrence
pousse tout de même le président à revoir son programme, qui y introduit la lutte contre la
pauvreté, le chômage et la corruption, la réforme du système d’éducation et l’amélioration
des services publics. Si ces thèmes ne figurent guère dans l’imagerie électorale du CPG, le
45
Programme de Faysal bin Shamlân, « Al-‘Âsima », 2007, p.227-306.
Voir la reproduction de certaines affiches électorales en annexe.
47
À ‘Amrân, zone tribale traditionnellement acquise au président, bin Shamlân vient directement
concurrencer Sâlih : il y réunit, selon l’opposition, plus de 300 000 personnes ainsi que de nombreux
dignitaires des deux plus importantes confédérations tribales yéménites (Hâshid et Bakîl), dont Husayn et
Hamîd al-Ahmar, fils du cheikh des cheikhs des Hâshid, et un des fils du cheikh al-Zindanî. Pour Sa‘îd Thâbit,
journaliste, membre du Conseil consultatif d’al-Islâh, « le summum de l’embarras pour Sâlih, c’est ce meeting
de la Rencontre Commune à ‘Amrân, dans le bastion historique du pouvoir, une région marquée par la culture
tribale et zaydite, alors que bin Shamlân est chaféite et hadrami. » Entretien avec l’auteur, op. cit.
46
138
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
projet présidentiel de Sâlih reprend très largement les enjeux définis par son adversaire et
représente autant de concessions faites à l’opposition.48
Au-delà de la campagne, deux transformations majeures peuvent, sans trop de
controverse, être attribuées à la Rencontre Commune : le développement chez l’électorat
d’une aspiration au changement et l’essor d’un discours pacifiste au sein de l’opposition.
Pour Muhammad ‘Abd al-Malik al-Mutawakkil, vice secrétaire général de l’Union des Forces
Populaires, parti zaydite libéral participant de la Rencontre Commune, la réforme du
système politique viendra soit de « la volonté politique de nos dirigeants de construire un
État moderne et démocratique », soit de « l’aspiration populaire au changement » (exerçant
une pression sur les dirigeants). Et « la mission des partis politiques, tout particulièrement
dans l’opposition, est de développer cette aspiration populaire ».49 Cette volonté d’un
« changement maintenant » (al-taghyîr al-’ân), pour reprendre un des slogan de l’opposition, a
traversé le pays et constitue aujourd’hui un élément avec lequel doit composer le
gouvernement. De même, la rhétorique pacifiste défendue par les partis de l’opposition au
cours de la campagne présidentielle s’est développée avec succès. L’appel de Faysal bin
Shamlân lors de son dernier meeting à al-Baydâ’ semble avoir séduit une partie au moins des
opposants : « Il faut que ce jour [du scrutin] soit un jour beau, un jour de paix et de
pacifisme lors duquel vous vous releviez, vous vous souleviez contre cette inertie vers le
changement ».50 Six mois après l’élection, lors du Congrès général d’al-Islâh, le secrétaire
général du parti socialiste insistera encore sur ce thème de la non-violence : « Nous sommes
contre toute résistance à la souveraineté de l’État et de ses institutions, même lorsque cet
État se comporte anti-institutionnellement et anticonstitutionnellement, et donne à
n’importe quelle faction du peuple les raisons et les justifications de se battre contre lui. »51
Depuis, ce discours s’est popularisé et domine une partie du champ des protestations
politiques. Les « marches » (masîrât), le « sit-in » (i‘tisâm tadâmunî), le « combat pacifique » (alnidâl al-silmî) ou les « mouvements pacifiques » (al-hirâk al-silmî) sont entrés dans le langage
courant et indiquent, en apparence au moins, la voie « légitime » de l’opposition.
Il faut cependant nuancer ces transformations du paysage politique inspirées en
partie par la Rencontre Commune. La formation est elle-même traversée par des
contradictions qui fragilisent son unité interne, et si elle parvient à bousculer les habitudes
monopolistiques du pouvoir, elle n’en ruine pas pour autant les ressorts traditionnels. Bien
plus, il convient de rappeler que nonobstant ses récents succès, la coalition repose toujours
sur des non-dits qui pourraient bien détériorer les dynamiques unitaires en vue du prochain
scrutin parlementaire, prévu au printemps 2009. Pendant la campagne présidentielle déjà,
les limites d’une coopération entre des partis aux idéaux, au poids politique et aux moyens
électoraux hétérogènes s’étaient ressenties. Par exemple, malgré la division des tâches entre
chaque parti et selon les compétences de chacun,52 le déséquilibre des moyens entre les deux
48
Programme électoral de ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih à l’élection présidentielle, 34 p. Pour l’imagerie électorale du CPG,
voir en annexe. Se reporter aussi aux papiers présentés lors du colloque Les symboles électoraux et leur influence sur
les orientations des électeurs, Fondation Yéménite pour les Études Sociales, 24-25 août 2008, Sanaa.
49
Muhammad ‘Abd al-Malik al-Mutawakkil, entretien pour le Arab Reform Bulletin, vol.5, n°4, Carnegie
Endowment for International Peace, mai 2007.
50
Discours de bin Shamlân à al-Baydâ’ le 18 septembre. « Al-‘Âsima », 2007, p.306.
51
Yâsîn Sa‘îd Nu‘mân, ouverture du Congrès général d’al-Islâh, op. cit. L’orientation est reprise par Tawakkul
Karmân, présidente des Femmes journalistes sans chaînes, élue membre du Conseil consultatif d’al-Islâh, qui,
lors de ce même congrès affirme : « Le recours à la violence on le refuse, même si ce qui le justifie existe ».
52
Par exemple, al-Haqq s’occupe tout particulièrement des questions juridiques, les nassériens de la dimension
politique, les socialistes des aspects de communication et al-Islâh des finances.
Chroniques yéménites - 15
139
Société
principaux membres de la Rencontre Commune et leur manque de coordination favorisent
la progressive cooptation du siège médiatique (établi dans les bureaux du Parti Socialiste
Yéménite) par la direction générale de la campagne, installée dans les bâtiments du bloc
parlementaire d’al-Islâh. Au-delà des tensions dans la gestion de la première campagne de
l’opposition, les positions publiques adoptées par deux des plus grandes figures du parti
islamiste, le cheikh ‘Abd Allâh bin Husayn al-Ahmar et le cheikh ‘Abd al-Majîd al-Zindânî,
ont endommagé l’effort de rassemblement autour de la candidature conjointe. Le cheikh alAhmar, président d’al-Islâh ainsi que du Parlement yéménite et leader de la confédération
tribale Hâshid, annonce le 8 septembre qu’il votera pour ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih.53 S’il précise
que sa position n’engage que sa personne et fait distribuer ses explications aux militants, son
attitude remet en question à la fois la cohérence et l’indépendance du parti.54 La déclaration
d’allégeance du cheikh au président ne surprend pas vraiment dans les rangs d’al-Islâh ou de
la Rencontre Commune. On y connait aussi bien les liens historiques étroits qui le lient au
président Sâlih que ses tentatives pour contrer l’exclusion progressive du champ décisionnel
dont il est depuis peu victime. En outre, il ne faut pas oublier qu’il laisse son fils Hamîd
s’investir en toute première ligne dans la campagne de l’opposition, ce dernier jouant depuis
un rôle croissant au sein du parti islamiste et de la plateforme de la Rencontre Commune.
En ce qui concerne ‘Abd al-Majîd al-Zindânî, chef de file de la tendance dite « salafie » d’alIslâh et président de son Conseil consultatif, il opte pour une stratégie de conciliation auprès
du président et de réserve vis-à-vis de l’opposition.55 Il ne participe à aucun meeting de la
Rencontre Commune et accueille même dans son université al-Îmân à Sanaa le président
Sâlih qui y organise deux conférences, au lancement puis à la clôture de sa campagne.56 Alors
que l’opposition se recompose au centre de l’échiquier politique autour d’acteurs ayant
dépassé leurs retranchements sectaires et envisagé des passerelles trans-idéologiques, le
président se plaît à réactiver ses soutiens à ses extrémités. Il se rapproche ainsi de Zindânî,
accusé de terrorisme par Washington, adopte une rhétorique discriminante vis-à-vis d’une
opposition qualifiée d’ « extrémiste » et développe de multiples techniques de confiscation
du jeu politique. Ce sont ces manœuvres que nous examinerons maintenant, et que
dénonce avec ironie ‘Abd al-Wahâb al-Ânisî, alors vice secrétaire général d’al-Islâh : « Les
alliés d’hier sont les terroristes d’aujourd’hui et les terroristes d’hier sont les alliés
d’aujourd’hui ».57
53
Le cheikh ‘Abd Allâh bin Husayn al-Ahmar est décédé le 29 décembre 2007. Muhammad al-Yadûmî, viceprésident d’al-Islâh a repris sa fonction de président du parti. Son fils aîné Sâdiq lui a succédé à la tête des
Hâshid et Yahyâ al-Râ‘î, membre du CPG, auparavant vice-président est devenu président du parlement.
54
Il entraîne avec lui une partie des chefs tribaux qui peuvent dès lors justifier leur sortie d’une coopération
encore difficilement admise avec les socialistes (les confédérations tribales Hâshid et Bakîl annoncent leur
soutien à Sâlih le 10 septembre). Pour une analyse de la position du cheikh, voir SHUJA‘ (al-), 2007.
55
Par salafie, on entend ici une tendance conservatrice. Pour une étude du salafisme « yéménite », se référer à
BURGAT et SBITLI, 2002 et BONNEFOY, 2007.
56
Le président Sâlih participe à la remise des diplômes de l’université al-Îmân le 23 août. Si les ralliements d’alAhmar et de Zindânî au président fragilisent la dynamique unitaire de l’opposition, ces positions semblent
relever davantage du nécessaire maintien de leur transaction historique avec le président que de l’effritement
du leadership d’al-Islâh ou du refus absolu de la Rencontre Commune.
57
Propos de ‘Abd al-Wahâb al-Ânisî, aujourd’hui secrétaire général du parti, rapportés par l’hebdomadaire
indépendant al-Wasat, 20 septembre 2006, p.3.
140
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
Le verrouillage de la scène politique : une contraction des perspectives
d’alternance pacifique ?
Malgré la percée réelle de dynamiques pluralistes, l’élection présidentielle a consacré
le solide maintien des verrous du régime. Et si la voix de l’opposition conjointe se fait
entendre dans l’ensemble du pays, elle n’en fait pas pour autant taire les expressions les plus
autoritaires du pouvoir. Bien plus, l’élection offre au président Sâlih l’occasion de réaffirmer
avec force sa domination quasi-totale de la scène politique. Toute une gamme de techniques
de confiscation de l’appareil étatique et de mise à l’écart de l’opposition, allant du
marchandage politique à l’attaque personnelle de son principal concurrent, permet au
président de cimenter son assise et d’en cloisonner les périphéries. Le repli sectaire du
pouvoir, s’il traduit les appréhensions d’un régime confronté à une opposition audacieuse,
marque aussi ses tendances à recourir à la violence physique ou symbolique lorsque son
autorité est mise à l’épreuve. En détériorant les ressorts de la formule inclusive, cette retraite
autoritaire est venue contrarier les perspectives d’alternance et a pu favoriser, depuis, la
radicalisation des contestations politiques.
Une démonstration de force : la confiscation de l’appareil étatique
Sâlih champion des urnes, héraut de la démocratie
Le 23 septembre, les résultats rendus par la Commission Suprême pour les Élections
et le Référendum (CSER) donnent la victoire à ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih avec 77,2% des
suffrages contre 21,8% pour Faysal bin Shamlân.58 Si la campagne, de par sa dimension
concurrentielle, semblait bien avoir suscité l’intérêt des Yéménites, la participation au
scrutin le confirme : le 20 septembre, ce sont plus de six millions de Yéménites qui
s’expriment à travers les urnes.59 L’allégeance au président sortant est largement confortée au
niveau national, mais les disparités des résultats au niveau régional sont frappantes et
suggèrent une fracture politique nord-sud.60 Sâlih recueille plus de 80% des voix dans les
gouvernorats de al-Hodeïda, Sanaa, Dhamâr, Hajja, al-Jawf, Saada, Rayma, al-Mahwît et alBaydâ’. Dans les provinces d’al-Hodeïda et d’al-Jawf, il domine avec 90% des suffrages. Dans
la région de Saada, pourtant déchirée par la guerre depuis 2004, le président sortant récolte
plus de 90% des votes dans près de 80% des districts, et atteint même les 100% dans le petit
district de Munabbih.61 Il ne passe en dessous des 70% qu’une seule fois dans la province de
58
Ces résultats initiaux deviennent définitifs le 26 septembre, aucune réclamation n’étant faite dans les 72
heures prescrites par la loi. Ils diffèrent largement des résultats partiels distribués aux candidats ainsi qu’à la
Mission d’observation des élections de l’Union Européenne le 22 septembre, donnant 80% des suffrages à
Sâlih et 20% à bin Shamlân. Les votes nuls s’élèvent à plus de 10% des votes exprimés. Conformément à la loi
électorale, qui prévoit un calcul sur l’ensemble des votes exprimés (et non valides, comme c’est le cas ici), la
Commission aurait dû annoncer 68,87% des suffrages pour ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih, et 19,46% pour Faysal bin
Shamlân. Ce décompte, jugé insuffisant, aurait été troqué pour le score plus flatteur de 77,2%. Le 9 octobre,
les résultats des élections locales sont publiés par le CSER, donnant environ 75% des sièges des assemblées des
districts et des gouvernorats au CPG.
59
Le taux de participation aux élections est de 65% (sur 9 247 370 d’inscrits, 6 025 188 s’expriment). Pour une
comparaison avec les élections précédentes, voir en annexe la figure 2.
60
Résultats de l’élection présidentielle au niveau des districts d’après les résultats diffusés par la CSER le 16
octobre 2006 publiés dans « Al-‘Âsima », 2007, p.508-573. Voir en annexe la figure 1.
61
Pour l’opposition, ce score est la preuve même de la manipulation des résultats : « Même si Dieu se présentait
il n’obtiendrait pas 100% des votes ! ». Sa‘îd Thâbit (membre d’al-Islâh), entretien avec l’auteur, op. cit.
Chroniques yéménites - 15
141
Société
Sanaa. Faysal bin Shamlân, quant à lui, capte les voix de plus de 40% des électeurs des
gouvernorats du Lahj, d’al-Dâli‘, de Shabwa et du Hadramaout, et de près de 30% des
électeurs de Abyan, Aden et Taez. Il est majoritaire dans un district de Abyan (sur 10), trois
districts de Shabwa (sur 17), cinq districts en Hadramaout (sur 30) et quatre dans le Lahj
(sur 15). C’est d’ailleurs dans ce gouvernorat qu’il fait son plus beau score, avec 66,7% des
voix dans le district de Jîl Jabar. La province d’al-Dâli‘ est la seule à avoir donné à bin
Shamlân une majorité au niveau des districts (5 districts conquis contre 4 seulement pour
Sâlih), même si le décompte total des votes fait du président sortant le vainqueur, avec une
mince avance (50% contre 49%). C’est aussi la seule province, d’après les résultats officiels,
dans laquelle l’opposition est majoritaire dans les conseils locaux (au niveau du gouvernorat
et des assemblées de districts). Notons au passage que le taux de participation est très inégal
selon les régions, et que bin Shamlân a pu souffrir d’un désengagement de l’électorat sur des
terrains pourtant propices au vote d’opposition. Dans la province d’Aden par exemple, a
priori favorable au candidat de la Rencontre Commune, seulement 55% des électeurs
inscrits participent au scrutin, et avec 4% de votes nuls, Faysal bin Shamlân ne parvient à
rassembler que 30% des électeurs. De même, dans les gouvernorats de Shabwa, du Lahj ou
du Hadramaout, la moindre participation (inférieure à 58 %) a pu endommager le potentiel
vote d’opposition, même si les fortes participations ont pour la plupart servi le président
sortant (Hajja, Saada, al-Mahwît). Au final, ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih est largement soutenu dans
les provinces du nord, et l’opposition ne perce significativement que dans les régions du sud
(à l’exception du gouvernorat de Taez), le vote reproduisant la division historique du Yémen.
Selon certains partisans de l’opposition, les résultats de bin Shamlân auraient été
largement sous-évalués et Sâlih reconduit avec une mince majorité. La Rencontre
Commune, si elle conteste l’exactitude des résultats officiels,62 admet pourtant la victoire du
président. Car si l’opposition peut se féliciter de son échappée, c’est bien Sâlih qui sort
vainqueur des urnes. L’opposition donne même à son score le gage d’un véritable jeu
démocratique. Sâlih n’est donc pas seulement conforté au niveau national, il récolte aussi les
dividendes internationaux d’une bonne tenue démocratique. Et au lendemain du scrutin, les
déclarations faites par la Mission d’observation des élections de l’Union Européenne
(célébrant « une compétition ouverte et authentique ») viennent sceller la victoire du
président.63 Le régime s’attire ainsi les faveurs de la communauté internationale et gagne son
soutien politique et financier, les aides se négociant sur la base « d’avancées démocratiques ».
Lors de la conférence des donateurs de Londres en novembre 2006, le Yémen s’assure
presque cinq milliards de dollars en jouant à la fois de la dimension nouvellement
concurrentielle de l’élection et des crispations sécuritaires : risques de déstabilisation du
pays, multiplication des attaques visant l’État (conflit à Saada, charges sur les installations
pétrolières ou les touristes, etc.).64 Depuis que la thématique sécuritaire et la rhétorique
démocratique sont placées au devant de la scène politique, la conversion de ressources
négociées à l’échelle internationale en capital de légitimité et en force coercitive sur le champ
national apparaît bien comme un facteur majeur de réaménagement du régime yéménite. En
effet, si Sâlih se fait héraut de la démocratie, il n’abandonne pas pour autant ses allures de
chantre de la lutte contre le terrorisme. Au contraire, cette thématique lui permet de
62
Dépêche AFP, Sanaa, 23 septembre 2006.
Rapport préliminaire de la Mission d’observation des élections de l’Union Européenne, publié le 21
septembre 2006.
64
La conférence des donateurs doit permettre de réunir suffisamment d’argent pour le financement des
programmes d’investissement au Yémen.
63
142
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
reproduire les dissymétries du pouvoir et de réprimer sans difficulté (et en toute
« légitimité ») ses plus fiers opposants.
L’encadrement diffus de l’épisode électoral
Les techniques d’encadrement et de manipulation de l’élection sont multiples et
assez « classiques ». Le contrôle diffus exercé par le Congrès Populaire Général sur l’ensemble
de l’épisode électoral est d’abord lié au rôle et au statut ambigu de la Commission Suprême
pour les Élections et le Référendum (CSER), qui semble offrir un rempart supplémentaire à
la citadelle présidentielle. En premier lieu, la question de son indépendance est
controversée : si elle est assurée par la lettre, en pratique, rien n’est moins certain. Interrogés
sur l’indépendance ou non de l’institution, nos interlocuteurs du département des médias
de la Commission, embarrassés, hésitent, se contredisent les uns les autres, la plupart
affirmant leur subordination au président Sâlih.65 Cet embarras révèle à la fois le flou de la
mission de la CSER et la primauté, dans les discours au moins – ce qui n’est pas
généralisable aux convictions –, de l’allégeance au président chez les acteurs participant aux
dispositifs de pouvoir du régime.
En amont des élections, la CSER examine, avant leur distribution nationale, la
conformité des matériaux de propagande à la Loi électorale et à la Constitution yéménites.66
Or, ce contrôle préalable n’est pas prévu par la loi et comporte des risques certains pour la
liberté d’expression. En effet, cet examen relève davantage de l’estimation et du jugement
personnel ou collectif que de l’impartialité et de l’objectivité. Ainsi, Tawfîq al-Janadî,
membre de l’équipe de contrôle des matériaux, explique que si les portraits génériques de
Faysal bin Shamlân sont « appropriés », les affiches représentant la situation de crise du pays
sont illégales et contraires à la Constitution car elles ne sont que « tromperie » et « honte ».67
Et la CSER prend des mesures afin d’en censurer la diffusion, comme l’illustre le cas d’une
imprimerie travaillant pour l’opposition : pour avoir publié ces affiches, son local est saisi et
ses employés arrêtés par la police. De manière générale, jusqu’au dépouillement,
l’administration de contrôle de l’élection est marquée par un schéma partisan favorable au
CPG, les commissaires affiliés à la Rencontre Commune étant régulièrement exclus du
processus de dénombrement des votes.
Le jour du scrutin, le 20 septembre, de nombreuses infractions sont observées dans
les 5 620 bureaux de vote du pays. Rappelons d’abord que la version finale du registre des
électeurs est publiée trois jours avant la tenue de l’élection, alors que la loi électorale prévoit
son affichage public avant l’organisation de l’élection. Cela ne laisse ni le temps à
l’opposition de vérifier l’exactitude du registre ni la possibilité aux personnes radiées de la
liste de faire un recours devant la Commission. Selon Zayd al-Shâmî, directeur de campagne
de Faysal bin Shamlân, les irrégularités ne font aucun doute : « Les élections ont commencé
sans registre. Certaines cartes d’électeur reprenaient la même photographie avec 25 noms
différents ! »68 Au bureau de vote, dans certains cas, le secret est rompu, une aide illégale est
donnée aux électeurs illettrés, et des personnes n’ayant pas l’âge de s’exprimer le font. Des
tentatives d’intimidation et des manœuvres devant influencer les électeurs sont constatées,
alors que la campagne de mobilisation de l’électorat se poursuit aux alentours des bureaux
65
Entretiens avec l’auteur, février 2007, Sanaa.
Une équipe spéciale est établie, sa composition variant de 5 à 10 personnes membres du département légal et
du département des médias de la CSER.
67
Tawfîq al-Janadî, entretien avec l’auteur, 17 février 2007, Sanaa. Voir la reproduction de certaines de ces
affiches en annexe.
68
Zayd al-Shâmî, entretien avec l’auteur, op. cit.
66
Chroniques yéménites - 15
143
Société
de vote. Selon les enquêtes menées par l’Observatoire yéménite des Droits de l’Homme,
55% des personnes interrogées affirment que la propagande électorale s’est poursuivie dans
l’enceinte même des bureaux de vote, presque uniquement en faveur du CPG.69 Les
observateurs de l’Union Européenne constatent également le bourrage d’urnes, le vote
multiple de certaines personnes et l’achat de voix.70 Quelques incidents, qui entraînent la
mort de cinq personnes et en blessent une quarantaine, entachent le suffrage.71
Entretien de la confusion entre l’État et le CPG et tentative d’hégémonie symbolique
Si le déroulement de l’exercice électoral est bien contrôlé, le Congrès Populaire
Général ne se réfugie pas moins dans d’autres techniques de confiscation de l’appareil
étatique. La confusion entre l’État et le CPG, c'est-à-dire l’absence d’autonomie de
l’administration par rapport au parti, est systématiquement entretenue par des méthodes de
marchandage politique particulièrement efficaces dans un contexte de dégradation du
niveau de vie où les formes de dépendance vis-à-vis de l’État se développent. Ainsi, lorsque
‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih annonce que le salaire de tous les fonctionnaires sera doublé en
septembre, il s’assure leur allégeance et gagne leur soutien, au moins pour l’élection. Sur le
plan de la couverture médiatique, malgré les provisions des accords du 18 juin, l’équilibre est
précaire : combinant les fonctions de président et de candidat,72 ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih
bénéficie d’une couverture de presque 50% dans les programmes d’information de la
télévision nationale, contre moins de 20% pour son adversaire le plus hardi.73 Au-delà du
temps précis alloué aux candidats, c’est la question du traitement de ce temps qui se pose :
présentation, cadrage ou montage sont les instruments d’un travail de sape quasi
systématique des campagnes d’opposition. Les administrations publiques, mais aussi l’armée
et la police, ont largement étalé leur soutien à Sâlih en exhibant ses portraits. L’usage des
bâtiments et des véhicules publics ou l’organisation d’événements partisans financés par les
recettes étatiques, enfin, a aggravé le déséquilibre de moyens entre le CPG et les autres
partis, malgré l’allocation de 25 millions de Rials yéménites (RY) à chaque candidat à la
présidence fixée par la CSER (environ 100 000 euros).74 Car l’une des conséquences les plus
manifestes de cette confusion entre l’État et le parti au pouvoir est bien cette dissymétrie
financière entre les différents candidats. Le CPG a pu mener une campagne fastueuse,
déployant des moyens nouveaux, notamment au niveau de la production et de la diffusion
de la propagande électorale. Târiq al-Shâmî, directeur du département Information et
Culture et membre du Secrétariat général du CPG, estime le budget de son parti pour la
seule élection présidentielle à cinq milliards de RY (soit plus de 20 millions d’euros).75 Pour
les partisans de la Rencontre Commune, et dans une plus grande mesure pour les trois
autres candidats à l’élection, il a donc été impossible de concurrencer « financièrement » le
69
« Al-Marsad al-Yamanî li-Huqûq al-Insân », 2007 (a), p.57.
Mission d’observation des élections de l’Union Européenne Yémen 2006, 2006, Rapport final sur l’élection
présidentielle et les élections des conseils locaux, 40p., p.30.
71
Lors de l’élection des conseils locaux en 2001, les accrochages avaient fait une cinquantaine de victimes.
Rappelons qu’un mouvement de foule lors du rassemblement de ‘Ali ‘Abd Allâh Sâlih à Ibb le 12 septembre
2006 fait plus d’une cinquantaine de victimes.
72
Le président intègre à sa campagne des opérations comme l’inauguration d’usines qu’il mène au nom de sa
candidature personnelle.
73
47% du temps a été alloué à ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih (23% comme président, 24% comme candidat), contre
18% à Faysal bin Shamlân, 14% à Fathî al-‘Azab, 11% à Yâsîn ‘Abduh Sa‘îd et 10% à Ahmad al-Majîdî.
Mission d’observation des élections de l’Union Européenne Yémen 2006, op. cit., p.24.
74
À l’été 2006, l’euro s’échangeait à 245 YR.
75
Târiq al-Shâmî, entretien avec l’auteur, 27 février 2007, Sanaa.
70
144
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
candidat du CPG. Selon Zayd al-Shâmî, le budget de la Rencontre Commune n’a pas
dépassé les 160 millions de RY (environ 650 000 euros), et « l’ensemble de notre campagne
ne coûte pas un seul des festivals du CPG ! »76
Autre tentative d’hégémonie engagée par le pouvoir et déjà suggérée par sa
domination financière, celle, tout au long de la campagne, d’une démonstration éclatante du
monopole symbolique tenu par le président Sâlih. Si cette dernière n’est pas une première
dans l’histoire du pays, la campagne de 2006, du fait de la nouvelle donne concurrentielle,
rend d’autant plus sensible la question de la domination symbolique du champ politique.
Ainsi, si une place est laissée à l’expression iconographique des candidats d’opposition, celleci est limitée et ne peut en aucun cas concurrencer l’étalage massif du culte du président :
affichage d’une série de portraits du président et distribution de toute une gamme
d’accessoires à son effigie. Les sommets atteints par les budgets alloués à la production et
diffusion de l’imagerie électorale se donnent à voir dans la politisation manifeste de l’espace
public : les photographies viennent décorer portes, murs et remparts de la ville de Sanaa, des
banderoles de portraits et des drapeaux flottent au dessus des rues et des maisons, alors que
le flanc des montagnes reproduit le débat partisan (on y découvre notamment les symboles
des principaux rivaux tracés sur la roche : le cheval pour le CPG et le soleil pour al-Islâh)77.
Panneaux publicitaires, façades d’immeubles, voitures privées et véhicules de transport en
commun se prêtent aussi au spectacle électoral. À Bâb al-Yaman, porte d’entrée de la vieille
ville de Sanaa et cœur symbolique du Yémen, le monopole de la représentation tenu par
Sâlih marque autant les déséquilibres de moyens que la personnalisation de l’imaginaire
politique national. Ses portraits, situés au dessus de l’esplanade, surplombent le cœur de la
ville, comme pour mieux signifier la domination et la victoire déjà acquise du président
sortant sur ses adversaires. La surenchère est particulièrement frappante au niveau
iconographique, comme le souligne avec ironie Zayd al-Shâmî : « Le CPG a produit 20
affiches pour un citoyen. Nous, on a produit une affiche pour 20 citoyens ! »78 Ce festival
d’images, largement financé par des sociétés privées manifestant ainsi leur allégeance au
pouvoir, ne disparaît pas au lendemain de l’élection. Au contraire, ces images restent très
largement en place et la victoire du président est l’occasion d’y ajouter toute une gamme de
messages de félicitations.79 Mais ce n’est pas tant la quantité d’iconographie produite
pendant ou après la campagne que la violence symbolique dont elle se charge qui marque
durablement la scène politique, tout comme la retraite autoritaire du pouvoir engage le pays
sur la voie d’une dégradation des perspectives d’alternance pacifique.
De façon plus « manifeste », l’élection conforte également les tendances du pouvoir à
porter atteinte aux libertés d’expressions. Les matériaux de campagne sont d’abord visés :
l’opposition est victime de pénuries de papier et de détérioration de ses outils de
propagande.80 La CSER reçoit en quelques semaines plus de 560 plaintes de violation de la
76
Zayd al-Shâmî, entretien avec l’auteur, op. cit.
En l’absence d’un symbole fort de la Rencontre Commune (son premier logo, représentant une clé, a été
remplacé par une juxtaposition des symboles des cinq partis associés), les logos propres aux partis dominent, et
tout particulièrement celui d’al-Islâh.
78
Zayd al-Shâmî, entretien avec l’auteur, op. cit.
79
Six mois après l’élection, la domination symbolique du président est toujours frappante à Bâb al-Yaman,
alors qu’à l’angle des rues Hadda et Sittîn, le bâtiment d’une quinzaine d’étages recouvert d’immenses portraits
du président, différents sur chacune des façades visibles, reste en place jusqu’au printemps 2007 (voir en
annexe). Sur la place Tahrîr, la tour de la compagnie de télécommunications Teleyemen, agrémentée de larges
portraits du président, garde ses décorations jusqu’à fin janvier 2007.
80
« Ils ont acheté tout le papier ! On n’avait plus rien pour l’opposition ! » Muhammad Faysal, employé d’AlÂfâq li-l-tibâ‘a wa-l-nashr (appartenant à la famille al-Ahmar), entretien avec l’auteur, 31 janvier 2007, Sanaa.
77
Chroniques yéménites - 15
145
Société
loi électorale, nombreuses concernant des actes de vandalisme, dont la forme la plus
courante est la dégradation des posters des candidats. Le journalisme indépendant ou
d’opposition est aussi la cible des débordements autoritaires du pouvoir : nombreux
journalistes sont arrêtés, des sites Internet sont censurés et certains journaux confisqués.81
Activistes des droits de l’homme et militants de l’opposition sont victimes de cette campagne
de harcèlement et exposés à des pressions et violences physiques. Selon la Mission
d’observation des élections de l’Union Européenne, plus d’une centaine d’opposants
auraient été arrêtés au cours de la campagne électorale sur la base de l’article 197 du Code
Pénal yéménite condamnant jusqu’à l’emprisonnement toute personne ayant prononcé une
« insulte envers le président ».82 La multiplication des attaques et des arrestations pendant la
campagne ne signifie pourtant pas le rétrécissement des libertés. Au contraire, il convient de
souligner le fait que l’élection a souvent pu représenter un défouloir pour les partisans de
l’opposition, qui se sont livrés à des critiques acerbes du régime yéménite et du président.83
Au final, les stratégies du régime sont bien classiques : « diviser pour mieux régner »,
entretien des peurs populaires d’une subversion politique ou encore intimidations de
l’opposition et de la presse, toutes ces violences orientent le Yémen vers une fragilisation de
la formule inclusive.
Le repli autoritaire du pouvoir : vers une fragilisation de la formule inclusive ?
Stigmatisation et criminalisation : les techniques de mise à l’écart des opposants
La domination de ‘Alî ‘Abd Allâh Sâlih ne se traduit pas seulement par une
démonstration de sa domination de la scène politique mais aussi par des techniques
autoritaires de mise à l’écart de ses opposants. La stigmatisation dont sont victimes les
candidats de l’opposition et la Rencontre Commune marque la volonté du président de leur
confisquer leurs cartes du jeu politique. Dès le début de la campagne, la rhétorique
essentialiste prend le dessus dans le discours de Sâlih. Elle s’articule d’abord autour du refus
de l’alliance « contre-nature » des partis de gauche et des islamistes et ensuite de la
candidature de Faysal bin Shamlân.84 En enfermant ses opposants dans leurs identités
primaires, le président cristallise le débat sur des tensions sectaires plutôt que sur des enjeux
strictement politiques. Il criminalise non pas le vocabulaire employé par ces derniers mais les
étiquettes partisanes sous lesquelles ils s’expriment : ainsi, le parti al-Islâh est calomnié
comme radical et fondamentaliste, le parti socialiste est confiné à l’image de mécréants
sudistes sécessionnistes, et al-Haqq, parti zaydite conservateur, identifié aux partisans d’alHuthî, combattus par l’armée depuis l’été 2004 dans la région de Saada,85 et à de prétendues
81
Voir « Al-Marsad al-Yamanî li-Huqûq al-Insân », 2007 (b), p.35-7 et p.69-71, et « Reporters sans Frontières »,
Rapport annuel 2006 Yémen, en ligne sur /www.rsf.org/.
82
Mission d’observation des élections de l’Union Européenne Yémen 2006, op. cit., p.21.
83
Pour quelques illustrations de cette liberté de ton, lire dans al-Thawrî : ‘Abd al-Karîm al-Khaywânî, « Mâ warâ’
al-sûra », 31 août 2006, qui lie « deux images : l’intifâda des affamés (juillet 2005) et le retour du président (juin
2006) », Nabîl Subay‘, « Târîkh muhandis al-jahîm al-yamanî ma‘ qarârât ‘adam al-tarshîh », 24 août, et « Bujam
balad », 7 septembre (qui rapproche la chute du Rial depuis 1978 à « l’engraissement » du président) ; dans alSahwa : « Mashârî‘ al-dahik ‘alâ al-muwâtinîn » et « Maslakh mâl ‘âm… wa awâmir ri’âsiyya », 14 septembre ;
dans al-Nidâ’ : Ilhâm Mâni‘ « Suwar al-ra’îs », 28 décembre.
84
Pour une analyse des discours réciproques du président et de l’opposition, voir ‘Abd Allâh al-Faqîh, « Khitâb
ri’âsî fi-l-mu‘ârada wa-khîtâb mu‘ârid fi-l-sulta ! », al-Wasat, 13 septembre 2006, p.5.
85
La « guerre de Saada » est lancée à l’été 2004 par l’armée yéménite contre les militants du mouvement
religieux de la Jeunesse Croyante (al-Shabâb al-Mu’mîn) et leur leader, l’ancien député Husayn Badr al-Dîn al-
146
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
aspirations au rétablissement de l’imamat.86 « Comment se sont réunies les forces du retour
et de la sécession et les forces de l’obscurité ? […] Comment se sont rassemblés le parti
socialiste et ceux que l’on nomme les Frères Musulmans, et comment ont-ils formé ce que
l’on appelle la Rencontre Commune ? »87 En prétextant l’incompatibilité absolue entre les
acteurs de gauche et les acteurs « islamistes », Sâlih attaque non seulement le bien-fondé de la
Rencontre Commune mais refuse aussi de lui donner tout crédit politique. « Tu donnerais
ta voix, ô ma sœur, à ce musulman-là et aux autres mécréants ? »88 La disqualification
déborde largement les horizons électoraux et continue de nourrir le discours du président et
de son parti. Ainsi, Mujîb al-Ânisî, membre du Secrétariat général et vice président du
département Politique du Congrès Populaire Général, interrogé sur la coalition de
l’opposition, s’exclame : « Ils sont incompatibles ! […] Leurs idéologies sont différentes. On
appelle ça ‘le bizarre et l’inconcevable’ ! ».89 De même, lors du Congrès général d’al-Islâh en
février 2007, ‘Abd al-Rahman al-Akwa‘, ministre de la Jeunesse et des Sports et secrétaire
général adjoint du CPG, cherche à reconquérir l’audience du parti islamiste, en rappelant
l’association d’al-Islâh au CPG dans le cadre de la lutte contre les socialistes en 1994 : « Nous
étions dans la même tranchée contre les éléments de la sécession… ».90 Plus
systématiquement, la stigmatisation s’exerce à l’encontre de Faysal bin Shamlân. Des bruits
circulent selon lesquels le candidat de l’opposition serait un agent américain,91 voudrait
prohiber le qat et rouvrir la raffinerie de bière à Aden, mais aussi qu’il est socialiste et lié à
des réseaux terroristes. Le « comité de rumeurs » du CPG, pour reprendre l’expression de
‘Alî al-Sarârî (directeur de la campagne médiatique de l’opposition) permet de discréditer bin
Shamlân auprès de l’électorat yéménite.92 Une des principales attaques formulées contre ce
dernier est paradoxalement construite sur son image d’homme politique intègre et honnête.
Si cette étiquette d’intégrité a collé à la peau du candidat, jusqu’à en faire un modèle de
transparence et de vertu, elle a aussi permis de mieux déprécier les autres membres de
l’opposition. En effet, dans le discours présidentiel, la nomination de bin Shamlân
l’indépendant comme candidat des partis de la Rencontre Commune marque la crise de
leadership dans les rangs de l’opposition, ainsi que l’absence de dirigeant potentiel
« propre ». Selon cette rhétorique, Faysal bin Shamlân serait un « candidat de location » (almurashshah al-musta’jar) choisi par une opposition divisée et corrompue. « Comment est-ce
possible, un président loué qui dirige le pays ? […] C’est le summum de la comédie, […] le
summum du ridicule ! »93
Hûthî, accusés de préparer un retour à l’imamat zaydite. Depuis la mort de celui-ci en septembre 2004, les
combats se poursuivent avec des variations d’intensité et malgré les tentatives d’arbitrage. Pour une analyse du
conflit, mais aussi de la campagne de stigmatisation exercée à l’encontre des zaydites, voir DORLIAN, 2008.
86
« Ils se battent pour le retour à l’imamat », discours tenu par Sâlih lors de son rassemblement à Hajja le 5
septembre. « Al-‘Âsima », 2007, p.321.
87
Discours de Sâlih à Rayma le 6 septembre. Idem, p.327.
88
Discours de Sâlih à Mukallâ le 10 septembre, Idem, p.326.
89
Mujîb al-Ânisî, entretien avec l’auteur, op. cit.
90
‘Abd al-Rahman al-Akwa‘, ouverture du Congrès général d’al-Islâh, op. cit. Ce dernier a été élu ministre d’État
gouverneur de la ville de Sanaa (Wazîr al-dawla Amîn al-‘âsima) le 17 mai 2008, lors de l’élection indirecte des 21
gouverneurs (voir infra).
91
Voir ‘Abd Allâh al-Faqîh, op. cit.
92
‘Alî al-Sararî, entretien avec l’auteur, op. cit.
93
Discours de Sâlih à Saada le 30 août. « Al-‘Âsima », 2007, p.310. Dès son premier meeting de campagne,
Sâlih adopte les termes « location » et « loué » pour parler de son principal concurrent, expressions qui sont
répétées ensuite pendant toute la campagne.
Chroniques yéménites - 15
147
Société
Par ailleurs, le président joue sur les angoisses populaires de division du pays et de
guerre civile en criminalisant son rival : « ils veulent un coup d’État contre la légitimité et
faire du Yémen un brasier comme en Somalie »,94 « détruire les biens de cette nation ! ».95 Si
la rhétorique de la peur est dirigée contre la Rencontre Commune, l’associant à la violence
et à la fragmentation nationale, elle contribue à consolider l’assise « rassurante » de Sâlih à la
présidence : « Ils ne pensent pas aux routes, aux universités, aux écoles, à l’électricité, aux
barrages, […] ils pensent que le pouvoir est profit et non pas obligation (innaha maghnamun
wa-laysat murghamun). »96 La criminalisation de l’opposition se construit à la fois sur la
stigmatisation des islamistes et celle des pratiques de l’opposition, décriées comme poussant
à l’insurrection. Sur le dossier sécuritaire, les partisans de la Rencontre Commune parlent
d’une véritable « mise en condition » des citoyens, et évoquent avec humour la mise en scène
des explosions, ainsi que l’affaire du garde du corps de bin Shamlân, accusé quelques jours
avant l’élection d’appartenir au réseau terroriste al-Qâ‘ida.97 Le 15 septembre 2006, des
attaques sont dirigées contre des installations pétrolières dans les gouvernorats de Ma’rib et
du Hadramaout.98 Elles sont associées par le gouvernement et le président yéménite aux
branches les plus radicales de l’opposition et présentées comme la conséquence directe des
discours de bin Shamlân sur la redistribution des revenus du pétrole pendant la campagne.99
Le lendemain, quatre membres présumés d’al-Qâ‘ida qui seraient liés à ces attaques sont
arrêtés à Sanaa, accusés d’y préparer un attentat. Au cours des meetings électoraux qui
suivent les incidents, et tout particulièrement lors de la conférence de presse du 19
septembre, ‘Ali ‘Abd Allâh Sâlih revient sur l’arrestation des « terroristes » et dévoile la photo
de l’un d’eux aux côtés de Faysal bin Shamlân au début de sa campagne.100 En contrariant
les possibilités pour l’électorat d’envisager l’alternance avec tranquillité et de se représenter
l’opposition comme une formation pacifique, le verrouillage de la fonction présidentielle est
maintenu.
Vers la radicalisation des oppositions ?
Le lendemain de l’élection présidentielle est marqué par la désillusion d’une large
part des électeurs qui a cru un moment à l’ouverture de la scène électorale avant de réaliser
que celle-ci était bien verrouillée. Pour ces derniers, qu’ils se soient engagés ou non auprès de
l’opposition, la campagne agressive du président Sâlih et la verve belliqueuse avec laquelle il
a stigmatisé son rival et la Rencontre Commune ont mis en évidence sa crispation sur un
pouvoir qu’il refuse désormais de partager. Le sabotage de l’opposition, qui subit les revers
de l’ouverture de la scène politique, traduit bien les peurs d’un contrôle imparfait de
94
Discours de Sâlih à Rayma, op. cit.
Discours de Sâlih à ‘Amrân le 31 août. Idem, p.313. À Dhamâr, le 16 septembre : « Ceux qui appellent au
changement aujourd’hui appellent au changement vers l’inconnu pour le peuple yéménite ». Idem, p.352.
96
Discours de Sâlih à ‘Amrân, op. cit.
97
Entretiens avec l’auteur, janvier – février 2007, Sanaa.
98
Dans les deux cas, la sécurité ouvre le feu sur les véhicules avant qu’ils n’atteignent leur objectif. Les quatre
assaillants présumés sont abattus et un des gardes est tué.
99
Voir « Al-Irhâb… Al-Hâdir al-abraz fi-usbû‘ al-di‘âya al-akhîr », al-Wasat, 20 septembre 2006, p.3. Est
notamment montré du doigt le discours de bin Shamlân à Ma’rib le 28 août 2006.
100
« Al-Yâwar est un terroriste et il se tient derrière le candidat de la Rencontre Commune », discours de Sâlih
publié dans al-Mithâq le 20 septembre 2006, p.3. Le 17 septembre, lors de son rassemblement à al-Baydâ’, Sâlih
s’exclame : « Le peuple les connaît et le peuple sait qu’ils sont les complices des voitures piégées ! ». « Al-Irhâb
[…] », op. cit. La Rencontre Commune dénonce les attaques du parti du président sur l’opposition et les
accusations de terrorisme portées sur bin Shamlân lors d’une conférence de presse le 19 septembre à Sanaa.
« Al-‘Âsima », 2007, p.410.
95
148
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
l’exercice électoral. Car effectivement, si Sâlih a maintenu sa position, la Rencontre
Commune a quant à elle réussi à rassembler au moins 22% de l’électorat dans une situation
de domination quasi-totale du président sortant. Or, le succès de la campagne de
l’opposition ne doit pas seulement se lire en creux de cette configuration hégémonique. Si la
rhétorique de l’opposition a su conquérir une large audience en s’inscrivant au plus près des
réalités quotidiennes des électeurs, le verrouillage et l’étalage massif du culte de la
personnalité n’ont-ils pas également participé à sa popularité ? N’ont-ils pas conduits à la
fragilisation du pouvoir ? Bien plus, le président n’en aurait-il pas trop fait, face à une
opposition qui a joué pour la première fois son rôle, en termes de promesses électorales,
favorisant alors de nouvelles contestations ? En effet, depuis sa réélection, la défiance vis-à-vis
du président s’est nourrie d’un mécontentement massif lié à la crise économique que
traverse le pays. Alors que le président s’était engagé à s’attaquer aux problèmes du chômage,
du logement et de l’éducation, aucun effort de réforme majeur n’a été entrepris. La hausse
des prix à la rentrée 2006 est associée par beaucoup de Yéménites à la surenchère
iconographique du pouvoir encore visible sur les murs de leurs villes, et perçue comme la
contrepartie des dépenses de campagne du président. L’inflation d’alors s’est depuis
aggravée : farine, pétrole, œufs et pain par exemple ont vu leur prix augmenter en 2007 et
2008. Les manifestations se sont multipliées, sur des questions de plus en plus larges :
inflation, salaires, éducation, liberté d’expression et de presse, jusqu’à la remise en question
des termes mêmes de l’unité du pays. Les Yéménites ont, semble-t-il, pris des « habitudes
contestataires » depuis que le pouvoir a concédé à l’opposition un espace d’expression et une
certaine liberté de ton pendant la campagne présidentielle. Les langues se sont déliées et le
consensus sur lequel s’appuyait jusqu’alors le système politique s’est vraisemblablement
brisé. Les prétentions à la réforme portées par l’opposition ont mûri et nourrissent depuis de
nouvelles luttes pacifiques. Mais l’étiquette « pacifiste » rend-elle le recours à la violence
moins probable ?
La question se pose tout particulièrement pour les mouvements politiques dans les
gouvernorats du sud du Yémen, venus interroger les inégalités issues de la guerre de 1994 et
les possibilités de réforme globale d’un système usé.101 Le 7 juillet 2007, à l’occasion du 13ème
anniversaire de l’arrêt des combats de l’été 1994, consacrant la victoire militaire du Nord
Yémen sur le Sud, des milliers de retraités de l’ancienne armée de la République
Démocratique et Populaire du Yémen se réunissent à Aden afin de protester contre leur
mise à la retraite forcée au lendemain de la guerre. Les manifestants sont organisés en
associations à l’échelle des gouvernorats et réunis au sein du Conseil de Coordination des
Associations de Retraités (Majlis tansîq jam‘iyyât al-mutaqâ‘idîn) présidé par Nâsir al-Nawba,
ancien officier de l’armée du Sud. Ce dernier, ainsi que Hasan Bâ‘ûm, cadre du PSY et
responsable du Mouvement pour la réforme du chemin de l’unité (Tayyâr islâh masâr alwihda) au sein du parti, prennent la tête des mobilisations, revendiquant d’abord la
revalorisation des retraites et l’intégration des non retraités aux services nationaux avant
d’adresser des demandes plus spécifiquement politiques. Parallèlement au mouvement des
retraités se développe le Comité de la Réconciliation et de la Tolérance (Hay’at al tasâluh wa-ltasâmuh), dont l’objectif est de fédérer les habitants du Sud en pacifiant la fracture historique
au sein du PSY, qui avait éclatée en janvier 1986, faisant des milliers de morts. Ces
mobilisations à forte dimension régionaliste rassemblent avec fréquence et ampleur ceux qui
101
Pour une analyse des mouvements « sudistes » dans la région d’Aden, voir MERMIER, 2008.
Chroniques yéménites - 15
149
Société
se définissent comme les laissez pour compte de l’unité.102 Si les protestations contiennent
des slogans identitaires sudistes depuis leur début, les revendications pour
l’autodétermination des citoyens du Sud n’apparaissent clairement qu’à la fin de l’année
2007, invitant l’ensemble du champ politique à reconnaître « le cas du Sud » (al-qadiyya aljanûbiyya).103
Les partis de l’opposition conjointe, s’ils soutiennent les appels à la justice et l’égalité,
refusent le tournant sécessionniste pris par une frange radicale du mouvement, et préfèrent
voir dans les revendications non pas une remise en question de l’unité du Yémen mais une
porte d’entrée pour une réforme globale du système. Enhardis par leur aventure électorale,
les membres de la Rencontre Commune semblent bien avoir conquis un espace majeur sur
la scène politique et s’être imposés comme interlocuteurs légitimes du gouvernement. Après
avoir porté la question de la pauvreté et des inégalités sociales au cœur du débat politique,
on peut se demander dans quelle mesure la Rencontre Commune réussit aujourd’hui à
dialoguer avec ces mouvements contestataires et à en pacifier les expressions ; plus
généralement, à se faire l’interprète d’un désœuvrement généralisé. Les protestations
semblent s’être progressivement détachées de l’emprise des partis politiques pour mobiliser
sur des bases et répertoires davantage corporatistes et régionalistes. L’opposition semble
avoir été incapable de s’ancrer et de coordonner ses actions au niveau local, et impuissante à
faire d’un combat social localisé un mouvement national populaire pour la réforme de
l’État.104 On peut alors se demander si la Rencontre Commune n’est pas aujourd’hui
dépassée par des thématiques qu’elle a fait émerger, et in extenso, des événements qu’elle a
permis, voire encouragés. L’élection, qui a servi de défouloir pour les opposants, n’a-t-elle pas
simultanément conduit à l’intensification des contestations politiques à laquelle l’on assiste
depuis ?105 En effet, comment ne pas lier l’aménagement, lors de l’élection, d’une dimension
concurrentielle avec le développement des aspirations au changement ? En élargissant les
perspectives de l’alternance et en popularisant l’idée que « tout est possible », l’épisode
électoral a durablement transformé le champ politique et a très certainement participé au
durcissement des protestations. Parallèlement, la campagne de stigmatisation et les vagues
répressives menées à l’encontre des mouvements politiques au Sud, qualifiés de
sécessionnistes, ont très bien pu encourager le repli des acteurs sur leurs identités primaires
et accentuer leur radicalisation. Les arrestations d’activistes politiques présentés comme
« sudistes » en avril 2008, suite à l’intensification des mouvements protestataires, n’entament
cependant en rien la liberté de ton avec laquelle la presse indépendante ou d’opposition
analyse la crise du système, la difficulté, voire l’échec de la pacification politique des conflits
sociaux et la montée du recours à la violence.106 En cela, le Yémen est encore bien loin du
102
Pour davantage de détails, se référer à la section Mouvements du Sud dans la « Chronologie politique du
Yémen 2007 », Chroniques Yéménites 15.
103
À plusieurs reprises, l’hymne de l’ancienne République Démocratique et Populaire du Sud Yémen est
entonné, alors que son drapeau et les photos de ses anciens dirigeants sont brandis. Lire aussi l’entretien de
Hasan Bâ‘ûm pour al-Nidâ’, 25 novembre 2007 et celui de Nâsir al-Nawba pour al-Wasat, 19 mars 2008.
104
Sur les difficultés de l’opposition à investir le « cas du Sud » et sur les tensions entre les partis de la
Rencontre Commune et les manifestants (lorsque des drapeaux yéménites sont brûlés et des pierres jetées à
l’encontre des représentants des partis d’opposition), voir Nabîl Subay‘, « Khamîs al-Dâli‘ : Awwal sidâm bayn
al-muhtajjîn al-janûbiyyîn wa-ahzâb al-Mushtarak », al-Shâri‘ (hebdomadaire indépendant), 8 mars 2008.
105
Pour une vue d’ensemble des débats politiques et sociaux et de leurs expressions, lire le dossier « Didd aljumûd », Abwâb (revue indépendante), avril 2008, p.28-49.
106
Voir « Al-jaysh wa-l-amn yutbiqân ‘alâ al-shâri‘ al-janûbî », al-Nidâ’, 2 avril 2008, « Tasâ‘ud al-ihtijâjât ‘alâ ithr
al-i‘tiqâlât wasta intishâr ‘askarî kathîf », al-Ayyam, 2 avril 2008, ainsi que « Al-usbû‘ 2 min al-muwâjahât », alShâri‘, 12 avril 2008.
150
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
cloisonnement que connaît chez ses voisins le champ de la presse. Mais si la critique existe,
la situation n’en demeure pas moins délicate, et les horizons politiques incertains, comme le
souligne avec humour le député socialiste ‘Aydarûs al-Naqîb suite aux arrestations dans le
Sud et à l’incarcération du journaliste Muhammad al-Maqâlih à Sanaa, condamné pour avoir
ri lors du procès de son collègue ‘Abd al-Karîm al-Khaywânî : « Si l’on pleure au Sud, on se
retrouve en prison. Si l’on rigole au Nord, on se retrouve en prison ! Que faire ? »107
« On a fait bouger la roue et ça va nous mener quelque part un de ces jours, c’est certain ! » 108
L’élection présidentielle du 20 septembre 2006 a bien marqué le décloisonnement de
la compétition électorale et des opportunités d’expression des oppositions au Yémen, tout
en consacrant le maintien voire le renforcement des verrous de la scène politique instituée.
Dans un contexte de lutte contre le terrorisme, le gouvernement se replie volontiers sur des
discours sécuritaires et des techniques autoritaires de confiscation du jeu politique. Et ceci
afin d’étouffer une opposition qu’il a pourtant laissée progresser, affichant sa bonne tenue
démocratique aux yeux de la communauté internationale. La domination de cette
thématique, qui entraîne la criminalisation de toute forme de contestation politique,
pourrait bien conduire à leur radicalisation. La dégradation générale des conditions de vie, la
multiplication des attaques contre les libertés d’expression et le marasme dans lequel se
trouve le dialogue entre le Congrès Populaire Général et les partis d’opposition favorisent le
retranchement des acteurs sur leurs identités primaires et l’aggravation des tensions
régionales et communautaires.
Deux épisodes illustrent la fragilité de l’inclusion des acteurs d’opposition dans le jeu
politique : l’échec de la conciliation concernant la réforme de la Commission Suprême pour
les Élections et le Référendum (CSER) et le boycott de l’élection des gouverneurs en mai
2008. En décembre 2006, alors que Sâlih se félicite de la tenue d’élections libres et justes, un
accord engageant les partis politiques à réformer la loi électorale ainsi que le statut de la
CSER est signé entre le CPG et la Rencontre Commune avec le soutien de la Mission
d’observation des élections de l’Union Européenne. Pendant une année, le dialogue initié
entre le parti au pouvoir et l’opposition piétine, jusqu’à ce que la CSER, dont le mandat
légal s’achève, soit gelée en l’absence de toute entente sur les termes de sa mission et de son
organisation.109 Depuis l’élection présidentielle, ce sujet paralyse en partie le champ politique
yéménite, l’opposition ayant fait de la réforme de la loi électorale une priorité et la condition
sine qua non de sa participation à tout projet de réforme annexe. Les ententes nouées ont
été nombreuses mais éphémères, reposant trop souvent sur des relations interpersonnelles
pour pouvoir engager les acteurs politiques sur la voie d’un véritable dialogue. Le 26 août
2008, le décret présidentiel n° 12 organise la formation d’une nouvelle Commission
Suprême des Élections et du Référendum devant prendre en charge l’organisation et le
contrôle de l’élection parlementaire prévue en avril 2009, qui prête serment devant la
présidence le 1er septembre. Les amendements proposés par l’opposition sont court-circuités
et la sortie de la panne institutionnelle des pourparlers entre partis se fait de façon
autoritaire, le président refusant de rompre avec ses habitudes d’encadrement des
107
‘Aydarûs al-Naqîb, discussion avec l’auteur, 31 mai 2008, Sanaa.
Zayd al-Shâmî, entretien avec l’auteur, op. cit.
109
Le mandat de la CSER, formée en 2001, prend fin en novembre 2007.
108
Chroniques yéménites - 15
151
Société
élections.110 La confiscation par le pouvoir de l’institution d’observation des élections, qui
réduit les perspectives d’une compétition électorale pacifique, pourrait aussi émousser les
faveurs de la communauté internationale.111 Le boycott de l’élection des gouverneurs révèle
également la possible panne du facteur électoral comme moteur de pacification des conflits
politiques.112 L’élection, initiée par décret présidentiel puis par amendement de la Loi des
autorités locales de 2000 au Parlement en avril 2008, invitait les conseils locaux à élire leur
gouverneur pour un mandat de 4 ans.113 Nouvelle étape dans le processus de
décentralisation initié par l’État depuis 2000, l’élection des gouverneurs, à l’agenda depuis
de nombreuses années, devait aussi s’inscrire dans le cadre d’une entreprise d’apaisement
des tensions dans les gouvernorats du Sud.114 Boycottée par une opposition qui n’avait
d’ailleurs pas les moyens d’en transformer le visage, le scrutin du 17 mai 2008 a démontré la
domination quasi-absolue du CPG, qui bénéficie, contrairement à la Rencontre Commune,
d’un très bon ancrage local : dans l’ensemble, le candidat officiel du parti au pouvoir a
remporté l’élection, parfois sans même être confronté à un adversaire.115 Dans le gouvernorat
d’al-Dâli‘, le seul où la Rencontre Commune était majoritaire au niveau des assemblées
locales, le vote a d’abord été annulé en raison du boycott de l’opposition. Le 18 mai, les élus
reviennent sur leur décision et élisent ‘Alî Qâsim Tâlib. Sous l’étiquette CPG, l’ancien
dirigeant de la Marine de l’armée du Sud Yémen pendant la guerre de 1994, qui s’était exilé
avant de revenir au Yémen en 1998 pour devenir conseiller de défense du président Sâlih,
parvient à fédérer les voix.116
La position des partis d’opposition tout comme les directions prises par les
mouvements protestataires nous rappelle que la question du durcissement des contestations
en contexte autoritaire demeure sensible. En vue des législatives de 2009, un rejet du jeu
institutionnel ou un éventuel recours à la violence ne sont pas à exclure. L’ouverture de la
scène électorale en 2006 n’a donc pas apaisé la scène politique mais davantage nourri les
ambitions des oppositions et, dans une certaine mesure, précipité l’aggravation de conflits
intérieurs, fragilisant durablement les dispositifs de pouvoir du président Sâlih.
110
Voir le site Internet de la CSER. URL : http://www.scer.org.ye/arabic/indexa.htm.
Les partis de la Rencontre Commune ont, jusqu’à la fin de l’année 2008, refusé toute légitimité et autorité à
la nouvelle CSER. Le représentant de la Commission Européenne au Yémen aurait, selon l’hebdomadaire du
PSY, déclaré que l’Union Européenne ne participera ni à l’observation de l’élection ni à la subvention de son
organisation, les promesses de réforme n’ayant été tenues (al-Thawrî, première page, 4 septembre 2008).
112
« Pourquoi participer aux élections ? De tout façon, tous les bénéfices sont pour Sâlih, qui joue le « décor »
démocratique et s’attire les bénédictions des États-Unis. […] Les élections, ce n’est pas important ! Les gens s’en
fichent ! Ils pensent à survivre, à manger. C’est ça qui doit être notre préoccupation première : l’amélioration
des conditions économiques et sociales. Les élections, c’est secondaire, vraiment. » Wahbiyya Sabra, membre
du Bureau des femmes du PSY, entretien avec l’auteur, 27 janvier 2008, Sanaa.
113
Décret Républicain n°86 du 12 avril 2008 et Loi n°18 du 17 avril 2008 (amendement à la Loi sur les
autorités locales n°4, 2000). Le nombre de votants doit être d’au moins 2/3 des élus locaux, et le candidat
rassembler une majorité absolue pour être élu. Si la majorité n’est pas réunie au premier tour, un deuxième
tour est organisé dans les mêmes conditions.
114
Voir al-Siyâsiyya (organe de l’agence de presse officielle Saba), 18 et 19 mai 2008.
115
Sauf dans les provinces de Ma’rib, dans le Jawf et à al-Baydâ’, où le candidat indépendant (mais appartenant
aux rangs du CPG) l’emporte face au candidat officiel.
116
Ce scrutin, qui témoigne bien de la fluidité des appartenances politiques, doit aussi nous pousser à explorer
le potentiel et les limites d’une pacification politique des conflits par la promotion de l’élite locale. Cela
pourrait faire l’objet d’une nouvelle recherche.
111
152
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
Annexes
Gouvernorat
Inscrits
Votants
Participation
Votes
nuls
‘Alî ‘Abd Allâh
Sâlih
Faysal
bin Shamlân
Capitale
Aden
Ibb
831 057
289 905
1 005 738
510 714
160 409
677 248
61%
55%
67%
3%
4%
3%
383 294
106 246
496 055
75%117
69%
75%
104 874
46 219
144 737
21%
30%
22%
Taez
Hadramaout
Al-Hodeïda
1 169 981
499 691
940 379
762 586
292 265
609 086
65%
58%
65%
4%
5%
4%
486 830
148 696
525 615
67%
53%
90%
226 137
125 044
49 118
31%
45%
8%
‘Amrân
Abyan
Al-Dâli‘
436 286
201 665
217 025
282 271
114 319
146 820
65%
57%
68%
3%
3%
4%
198 939
77 563
71 053
73%
70%
50%
69 876
32 396
68 899
26%
29%
49%
Sanaa
Dhamâr
Hajja
Al-Jawf
496 490
601 865
680 659
72 125
357 570
376 657
513 298
40 145
72%
63%
75%
56%
2%
2%
2%
1%
13 080
318 998
450 873
32 060
84%
87%
90%
81%
1 827
45 582
49 597
7 464
15%
12%
10%
19%
Lahj
Al-Mahra
Ma’rib
350 110
52 952
122 419
196 681
28 953
85 016
56%
55%
70%
4%
3%
3%
107 647
21 153
62 193
57%
76%
75%
77 314
6 337
20 208
41%
23%
24%
Saada
Shabwa
Rayma
306 462
205 327
161 664
216 060
114 632
99 232
70%
56%
61%
4%
3%
3%
188 968
65 560
81 368
91%
59%
85%
15 932
44 947
13 781
8%
40%
14%
Mahwit
Al-Baydâ’
253 047
265 062
184 639
169 620
73%
64%
3%
3%
157 736
133 414
88%
81%
20 361
29 443
11%
18%
TOTAL
9 159 909
5 938 221
65%
3%
4 127 341
72%
1 200 093
21 %
118
9 247 370
6 025 188
65%
10%
4 149 673
77,2 %
1 173 025
21,8 %
CSER
Figure 1 : Résultats de l’élection présidentielle par gouvernorat119
Inscrits
Votants
Participation
Élections législatives - 27 avril 1993
2 688 323
2 271 185
84 %
Élections législatives - 27 avril 1997
4 637 701
2 843 236
61 %
Élection présidentielle - 23 septembre 1999
5 600 119
3 772 941
67%
Élections locales et référendum - 20 février 2001
5 621 829
2 291 870
41%
Élections législatives - 27 avril 2003
8 097 495
6 201 254
77 %
Élection présidentielle et élections locales - 20 septembre 2006
9 247 370
6 025 188
65%
Figure 2 : Participation aux élections depuis 1993120
117
Calcul fait par rapport à l’ensemble des votes valides.
Noter l’écart entre l’agrégation des résultats locaux et le résultat global annoncé par la CSER.
119
D’après les résultats de l’élection présidentielle par districts diffusés par la CSER le 16 octobre 2006 et
publiés dans « Al-‘Âsima », 2007, p.508-573.
120
D’après « CSER », 2006 et al-Mîthâq, 19 mars 2001 (résultats annoncés par la CSER le 25 février).
118
Chroniques yéménites - 15
153
Société
Annexes photographiques
Bâb al-Yaman, septembre 2006. Prise du cœur symbolique du Yémen.
Bâb al-Qâ’, Sanaa, 20 septembre 2006. Après le vote, le pouce marqué par l’encre indélébile, un
vendeur reprend son travail et s’évade dans le qat.
154
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
Carrefour Hadda-Sittîn, Sanaa, janvier 2007.
« Tu es dans nos cœurs ».
Programme de ‘Ali ‘Abd Allâh Sâlih.
« Yémen nouveau… Futur meilleur ».
Quelques affiches produites par le Congrès Populaire Général.
Chroniques yéménites - 15
155
Société
Faysal bin Shamlân : « Un président pour le Yémen. Pas un Yémen pour le président ».
Quelques affiches produites par la Rencontre Commune des Partis d’Opposition.
156
Chroniques yéménites - 15
« Yémen nouveau, futur meilleur » ?
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