Note critique
L’ÉCRAN ET LA RUE,
UNE MISE EN REGARD
Yoann Moreau
LAPLANTINE François, 2010, Tokyo, ville flottante. Scène urbaine, mises en
scène. Paris, Éditions Stock, 229 p.
Chez François Laplantine un œil est regard, l’autre est rythme. Un œil est
décentré, l’autre (plus petit et en léger retrait) est rélexif. Le rapport visuel de
l’ethnographe à ce qui l’environne n’est pas de l’ordre du radar, qui décrit sans
afect (Laplantine 1996) ; il ne verse pas dans l’élaboration d’un modèle qui ige
et ixe, mais dans la description du modal, qui luctue par alternance entre des
processus d’objectivation et de subjectivation (Laplantine 2005) ; il n’est pas
solitaire, qui ne laisse pas place à l’altérité chez soi et en soi (Laplantine 2012) ;
il ne cherche pas à embrasser une totalité panoramique ou médiatique, mais à
porter son attention en direction de tout petits liens, bribes, détails, graduations
et diférences de spectre (Laplantine 2003).
Si nous sommes « entre quatre yeux », ce n’est pas une enquête qui est
menée – F. Laplantine a toujours critiqué cette terminologie par trop policière –
mais une disposition et un dispositif qui s’organisent. Comment l’observateur
(son regard et ses afects), les scènes de la vie quotidienne (leurs rythmes et leurs
modalités), l’observé (toujours décentré et autres) et l’observation (rélexive et
stimulée par des détails) peuvent-ils participer à la connaissance scientiique ?
Comment mettre l’imagination et l’intelligence au travail en alliant de concert
les afects et les percepts ?
À ce titre, Tokyo, ville lottante. Scène urbaine, mises en scène, paru en 2010
dans la collection dirigée par Nicole Lapierre chez Stock, est un objet rare.
Professeur invité à l’université de Tôkyô en 2008-2009, l’anthropologue, surtout
connu pour être in connaisseur du Brésil, met à l’épreuve du Japon sa méthode
d’ethnographe chevronné. On y retrouve au il des pages, racontés sur le mode
de la découverte d’un nouveau terrain, les aspects caractéristiques d’une méthode
que le fondateur du CRÉA (Centre de recherches et d’études anthropologiques)
de l’Université Lumière‒Lyon II a progressivement mise en place au long de sa
longue et proliique carrière.
Anthropologie et Sociétés, vol. 40, no 1, 2016 : 269-273
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La première partie de l’ouvrage (qui en compte deux) est une expérience
de regard « borgne ». F. Laplantine semble décrire « à plat » – sans effet de
perspective autre que son propre dépaysement – ce qu’il perçoit de la vie
quotidienne tokyoïte. Une pléthore d’aspects apparaît alors à la mesure de ce
que l’on nomme, par efet de distance et d’exotisme, l’Extrême Orient. Tout est
en efet décrit comme extrême : la retenue, le coninement, le consumérisme,
le dépouillement, l’adaptabilité, la discipline, le rainement, la précision, la
modernité, etc. Ce seul point de vue ne pourrait satisfaire que ceux que l’altérité
aveugle, ceux pour qui l’Autre consiste principalement en un efet de contraste
qui ne parle que d’eux-mêmes. Mais F. Laplantine introduit rapidement du doute
et cela devient passionnant.
Au-delà des idées reçues et des clichés, un rythme s’installe, l’autre œil
se décille et déploie une première mise en perspective, d’ordre dialogique. La
balance cesse de pencher ixement d’un côté de l’extrême, se met en balance, et
s’inléchit par alternances. La description se fait par clignotement ; une connivence
(du lat. conivere, « cligner ensemble ») s’établit : « l’extrêmement coniné » ne
peut se comprendre sans les rapports wa/yô (和/洋nippon/occidental, p. 83)
et uchi/soto (内/外intérieur/extérieur, p. 215) ; « l’extrême retenue » ne prend
sens que si l’on considère les tendances opposées et complémentaires du tôfu/
saké (豆腐/酒, entendus par Laplantine comme opposition réservé/exubérant,
p. 33, 153) ; « l’extrême discipline », que lorsqu’on considère les tendances
ningen/otaku (人間/オタク, social/asocial)1, etc. Certes, nous connaissons cette
architecture générale de l’ambivalence nippone, celle qui se résume dans les
guides de voyage sous la forme archétypale « Le Japon : entre modernité et
tradition ». Mais cette remontée du leuve des poncifs, trop rarement décrite par
les ethnographes, nous mène en terre inconnue. Un glissement s’opère.
F. Laplantine ne situe pas ces oppositions complémentaires dans le registre de
l’intellection. Il ne cherche pas à comprendre ces ambivalences, mais à les montrer,
à les déplacer dans le champ de la perception. Il écrit : « Je me trouve confronté non
pas intellectuellement, mais perceptivement à des apories » (p. 33). Il s’agit alors
de revisiter ou, plus précisément, de « re-scénariser » l’optique première.
Grand cinéphile, passionné de cinéma japonais, d’autres scènes de la vie
quotidienne le hantent, celles qu’il a regardées dans les salles obscures, sur les
écrans des cinémas et de sa télévision. Ces images, il les place en contrepoint de
ce qu’il observe dans les rues. Il écrit :
1.
En toute rigueur, on ne peut réduire la notion ningen à sa seule dimension sociale. Le
géographe et japonisant Augustin Berque le traduit par « être humain » ou, plus précisément,
« entrelien humain » (Berque 2000). L’idéogramme est en efet composé de deux « moitiés »
qui font concrètement l’être humain (人間), d’un côté sa part individuelle (人), de l’autre sa
part relationnelle (間).
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Je ne cesse de me demander à mesure que je regarde ces images [du cinéma
japonais], comment des hommes et des femmes si afables peuvent devenir
si méchants à l’écran et comment un si grand rainement du goût peut
devenir un dégoût. Cet univers violent du cru, du brut et du brutal est en
efet exactement l’inverse (ou l’envers) de ce qui m’est donné à voir à Tokyo.
Adieu à l’univers consensuel de la japonité radieuse […] bienvenue dans
celui des pulsions, du sang, de la chair meurtrie et des corps torturés (p. 158).
La ligne de partage entre la réalité de la rue et celle de l’écran est rompue,
la scène urbaine devient une mise en scène dont il s’agit de décrypter la
dramaturgie propre. F. Laplantine entreprend alors « un travail de rescénarisation,
voire de contre-scénarisation procédant à une dénormalisation de ce qui paraissait
normal » (p. 186). La pensée se fait idéographique ou igurale (Lyotard 1971),
qui ne peut rester sourde aux images et à l’imaginaire. L’ethnographe devient
ethnocinématographe.
Il compare longuement, avec précision et finesse, les techniques de
montage cinématographique japonaises et les nôtres, de l’ordre de la liaison et du
glissement pour les premiers, de la séquenciation pour les seconds. Il confronte
les dispositifs formels, durée des plans et distance de la caméra pour les premiers,
« ping-pong hollywoodiens du contre-champ » (p. 164) pour les seconds. Il
examine le cadrage, « souvent déserté par les personnages, dans un plan non
centré [qui] ouvre à un imaginaire du hors-champ [et à] une puissance du vide »
(p. 167) pour les premiers, centré sur les personnages, voire aussi sur un vide,
mais alors perçu comme « absence » chez les seconds. Il mobilise conjointement
un vaste corpus littéraire. Au inal, par ce recours au contre-champ ictionnel,
F. Laplantine propose « un Tokyo rescénarisé » (p. 191) d’une profonde justesse.
Si les japonistes peuvent y trouver une matière précieuse et peu exploitée,
la lecture de l’ouvrage vaut aussi par le cheminement dans lequel elle engage
le lecteur. Le passage progressif d’une description idiote2 puis dialogique à une
rescénarisation ethnocinématographique et littéraire a valeur, me semble-t-il,
de démonstration. L’anthropologie modale et la pratique de « l’envers du
décor » mises en place par F. Laplantine montrent dans ce texte leur portée
opérationnelle : il est possible, et il convient, de placer la iction en négatif du
terrain vécu dans l’ordinaire du quotidien.
Il s’agit ici de bien distinguer la négation du négatif. Une négation oppose
le dire et le taire, le montrer et le cacher, le réel et la iction. Le négatif, pour
sa part, intervient dans les choix qui actualisent du dire en dit, du montrer en
montré et de l’imaginaire en imaginé. De ce fait, loin de s’y opposer, le négatif
participe pleinement à la production des images, des récits et des scènes sociales.
Il déplace l’attention vers l’apparaître des images et le devenir des sujets. Ce
2.
« Au sens étymologique, c’est-à-dire singulière, aléatoire, sans duplication possible dans le
monde de la structure ou dans le ciel des Idées » (Laplantine 1999 : 8).
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faisant le négatif introduit la prise en charge d’une trahison existentielle du
sujet, (« trahison » du lat. trans-dare, « qui donne au travers, qui transmet »), d’un
principe d’indétermination à l’égard de ce que l’on observe (Heisenberg), de soi
(Freud), de ce que l’on peut dire et montrer (Wittgenstein), des valeurs que l’on
mobilise (Bataille) et de l’organisation en société (Kafka). Si le sujet humain et
les scènes de la vie ordinaire trahissent leur négatif3, reste à trouver sous quelle
forme et à quels moments.
F. Laplantine défend l’hypothèse que les productions ictionnelles mettent
justement en scène le négatif du quotidien de la rue et de la vie ordinaire des
individus : « la partie de soi qui nous attire et nous répugne à la fois parce
qu’elle est efrayante, la littérature va la décrire et la raconter, et le cinéma va
la montrer » (p. 150). Ce qu’introduit ce travail du négatif n’est pas une simple
contradiction (qui relève de la négation), mais une sortie de l’indiférence, une
lutte active contre le neutre : d’une part, la naturalisation de la iction4 et, d’autre
part, la formalisation de la nature. Cette lutte passe chez F. Laplantine par la
critique d’une certaine conception du sujet. Mettre en faille les multiples formes
de la trahison du quotidien revient en efet, comme le conclut l’auteur,
[À] prendre de la distance notamment par rapport à nos catégories de
langues et de pensées qui organisent toujours notre rapport au monde et aux
autres de la même manière : à partir d’un sujet égocentré croyant souvent
dur comme fer à une intemporalité et à un absolu du sens. [Réaliser] que
nous sommes faits des autres et [renoncer] à airmer que nous ne devons
rien à personne. (p. 215)
Mais cette critique radicale de l’identitaire ne va pas sans proposition
d’une alternative. Il puise chez Oshima l’idée d’un sujet attentif et attentionné
ou « subjectif-actif » (主体的 shutaiteki), le décline en sujet non rélexif ou
« subjectif-passif » (主体性 shutaisei) qui forment ensemble une idée rythmique
du sujet (主体 shutai). Nous avons certes parfois le sentiment de ne devoir rien
à personne (individualisme), ou de tout leur devoir (communautarisme) mais,
concrètement, c’est les deux. La connaissance serait donc « vibratoire, […]
connaissance du jour et de la nuit alternés » (Laplantine 1999 : 40), en tension
dynamique entre le réel et la iction, le « pour soi » et le « pour autrui », le passé
et le présent, la colère et l’amour, l’observateur et l’observé.
Pour la constitution d’un tel regard, il conviendrait de tenir compte
d’une incertitude (épistémologique), d’une inquiétude (épistémique) et d’une
intranquillité (ontologique). Or, l’image, qui consiste en un « dispositif de
production d’un savoir hétérogène » (Didi-Huberman), échappe aux processus
discursifs. Par sa capacité synoptique, elle peut permettre de montrer ce qui ne
3.
4.
Concrètement, homo sapiens ne va pas sans homo demens (Morin), l’ordre des causes des
uns est l’ordre des efets pour d’autres (Wittgenstein), les processus d’objectivation et de
subjectivation se minent et se renforcent en permanence (Berque), etc.
« Le comble de la iction est la naturalisation » (p. 187).
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peut se dire, d’échapper à l’unique « ordre des raisons » (Wittgenstein 1961).
C’est l’argument principal que défend F. Laplantine : la dimension graphè de
l’ethnographie peut mettre en regard la scène et la mise en scène, l’écrit et
l’écran, l’observateur et l’observé. Cette perspective vient renforcer la nécessité
d’élaborer une anthropologie des images, ce à quoi l’auteur contribue de longue
date (Laplantine 2007, 2013).
L’ouvrage propose au lecteur japonisant, cinéphile, anthropologue ou
simplement curieux l’expérience d’une pratique du terrain et d’une méthode
originales qui se réalisent chemin faisant et comme « à rebours ». Le passage de
la rue et des scènes de la vie ordinaire à leur mise en regard (par l’écrit et l’écran)
reste lent à se mettre en place. Sur ce point, on aurait apprécié que le prologue
soit plus explicite. Car la dimension exploratoire de Tokyo, ville lottante… suit
chronologiquement une expérience à laquelle on ne peut prêter sens qu’avec
des perspectives que François Laplantine ne présente qu’après les 50 premières
pages. De ce fait, les « scènes urbaines » décrites présentent le risque d’être lues
(ce fut initialement mon cas) au premier degré, comme une suite de stéréotypes
et de clichés. Malgré ses qualités littéraires indéniables, les spécialistes du Japon
devront opérer un lâcher prise intellectuel pour poursuivre la lecture de cet
ouvrage, qui ofre une perspective originale aux néophytes.
Références
Berque A., 2000, Écoumène. Introduction aux milieux humains. Paris, Belin.
Laplantine F., 1996, La description ethnographique. Paris, Nathan.
—, 1999, « Le métissage, moment improbable d’une connaissance vibratoire », X-Alta, 2-3 : 35-48.
—, 2003, De tout petits liens. Paris, Mille et une nuits.
—, 2005, Le social et le sensible. Introduction à une anthropologie modale. Paris, Téraèdre.
—, 2007, Leçons de cinéma pour notre époque : politique du sensible. Paris, Teraèdre.
—, 2012, Quand le moi devient autre. Connaître, partager, transformer. Paris, CNRS éditions.
—, 2013, L’énergie discrète des lucioles. Louvain-la-Neuve, Académia-L’Harmattan.
Lyotard J.-F., 1971, Discours, Figure. Paris, Klincksiek.
Wittgenstein L., 1961, Tractacus logico-philosophicus. Paris, Éditions Gallimard.
Yoann Moreau
Centre Edgar Morin (EHESS / CNRS UMR 8177)
iiAC – Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain
22, rue d’Athènes
75009 Paris
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yomoreau@ehess.fr
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