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Cosmopolitisme 249103ILB_MEDITER_cs6_pc.indd 309 309 coSmoPolitiSme lorsque nous recherchons les cosmopolitismes dans les régions méditerranéennes, nous avons plus de chance de les trouver dans des villes portuaires qu’au milieu des montagnes ou dans des villes de l’intérieur. la perméabilité, le passage, l’ouverture et le lux sont quelques-unes des caractéristiques structurelles les plus frappantes des villes portuaires. assurant la jonction des connexions terrestres et maritimes, ces centres de pouvoir et de domination culturelle ont souvent joué un rôle décisif dans l’histoire de la méditerranée. en efet, les villes portuaires comme marseille, Barcelone, tanger, Gênes, alexandrie, Beyrouth, izmir (anciennement Smyrne), istanbul, le Pirée, Salonique, trieste et Venise sont les berceaux de la « proto-mondialisation ». on leur a souvent attribué l’origine du cosmopolitisme, même si ce lien n’a pas souvent été nuancé. le cosmopolitisme méditerranéen a-t-il existé ou existe-t-il encore ? ou ne devons-nous pas plutôt utiliser ce terme au pluriel ain de rendre compte des variations historiques ? les prémices prémodernes du cosmopolitisme se retrouvent chez les Stoïciens d’athènes, dans l’hellénisme, l’andalus médiévale et le royaume normand de Sicile, au xiie siècle, jusqu’aux villes de Venise et constantinople de la renaissance. l’âge d’or du cosmopolitisme libéral au sein des élites politiques, commerçantes et intellectuelles des villes portuaires se situe entre 1850 et 1950. mais qu’est-ce que le cosmopolitisme ? au sens anthropologique strict, cette notion se réfère à la fois à la philosophie de certains individus ou groupes, ouverts à la diférence culturelle, et à sa mise en pratique ain d’atteindre un niveau de respect et de coexistence interculturels. les personnes cosmopolites ont la capacité subtile de se mouvoir dans diférents environnements socioculturels, de maîtriser plusieurs langues et de s’inspirer de divers types de cultures et styles de vie. Si on laisse de côté le risque immanent de confusion entre les usages et signiications émique (subjectif ) et étique (analytique) du terme « cosmopolitisme », il existe au moins quatre facteurs qui compliquent son utilisation comme outils comparatifs. Premièrement, 05/02/2016 16:51:09 coSmoPolitiSme 310 le cosmopolitisme possède une ambiguïté inhérente car il tente de concilier valeurs universelles et pluralisme. deuxièmement, on constate une relation problématique entre le cosmopolitisme et le pouvoir. les deux sont généralement l’apanage des élites, dans le contexte de leur domination culturelle, même si récemment certains spécialistes ont souligné des cosmopolitismes dans les classes inférieures. troisièmement, il existe plusieurs cosmopolitismes, chacun faisant référence à des périodes historiques diférentes. Quatrièmement, la tolérance de l’altérité comme valeur clé du cosmopolitisme comporte une forme dite faible ou passive de non-interférence vis-à-vis de la diférence, et une forme active qui se traduit par la promotion de la sympathie envers d’autres modes de vie. tout débat plus poussé sur les cas de cosmopolitisme devrait prendre en compte ces notions complexes. dans ses recherches sur l’istrie et trieste, Pamela Ballinger a confondu dès le départ les signiications actuelles du terme « cosmopolitisme » avec les réalités historiques de trieste bien diférentes. À un stade plus avancé de ses recherches, elle a remarqué que trieste était contrôlée économiquement et politiquement par une élite commerçante moins cosmopolite que les récents récits, motivés par la nostalgie impériale d’un monde perdu, veulent bien le faire penser. nos recherches à melilla, enclave espagnole au maroc, nous ont amené à comprendre le cosmopolitisme principalement comme une idéologie multiethnique de l’élite, fondée sur une société civile qui serait axée sur la convivencia et où les gens vivraient en paix tous ensemble, qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans. nous devons être prudents et ne pas reprendre ce type de structures réservé à l’élite. il est évident que les villes portuaires étaient, et sont encore, des fenêtres ouvertes sur le monde. mais quel est leur réel degré d’ouverture ? Pour qui et à quelle in s’ouvrent-elles ? de plus, le cosmopolitisme prénationaliste de Smyrne ou d’autres sociétés portuaires, dont les récits de voyage et les témoignages historiques ont si souvent fait l’éloge, ne seraitil pas seulement une variante de cette symbiose culturelle médiévale qu’est le mythe al-andalus ? des études comparatives sur certaines villes portuaires entre la in du xixe et le début du xxe siècle mettent en lumière les caractéristiques croisées suivantes : la présence d’importantes minorités ethniques commerçantes, notamment les Juifs ; une atmosphère où prédomine la volonté d’entreprendre ; une pluralité religieuse et linguistique ; une ouverture vers la région méditerranéenne au sens large et l’europe occidentale ; au moins une forme « faible » de tolérance ; une croissance économique importante ; des intérêts communs au-delà des barrières ethniques ; un système éducatif de base, modelé sur les systèmes français et britannique ; et de vastes réseaux commerciaux, sociaux et culturels dépassant le monde méditerranéen. mais cet ensemble de similitudes peut-il être considéré 249103ILB_MEDITER_cs6_pc.indd 310 05/02/2016 16:51:09 Henk driessen ➤ 311 coSmoPolitiSme comme du cosmopolitisme ? il est nécessaire d’apporter davantage de preuves historiques et anthropologiques relatives à la vie quotidienne dans les villes portuaires entre 1850 et 1950 ain de répondre à cette question de manière satisfaisante. les faits dont nous disposons indiquent trois points fondamentaux. Premièrement, ils suggèrent que les tendances cosmopolites n’excluaient pas les orientations religieuses. deuxièmement, les caractéristiques sociales et culturelles citées plus haut étaient valables principalement pour une élite minoritaire. troisièmement, cette nostalgie d’une diversité ethnique et religieuse au-delà de l’état-nation a tendance à engendrer de mauvaises interprétations des réalités historiques qui sont considérées au travers des signiications contemporaines du multiculturalisme et de la tolérance. la montée du nationalisme dans la seconde moitié du xixe siècle a marqué le début de la disparition du cosmopolitisme libéral dans les villes portuaires de la méditerranée. Salonique est devenue grecque à part entière, trieste italienne, Smyrne turque, tanger marocaine et alexandrie égyptienne. après la création d’israël, une grande majorité de Juifs séfarades, qui faisaient partie des sociétés portuaires méditerranéennes depuis des siècles, ont rejoint leur « terre promise ». la guerre civile libanaise a détruit le peu qu’il restait du cosmopolitisme libéral à Beyrouth, ville à l’ethnicité très complexe. la question reste posée : le renouveau que connaissent depuis peu des villes portuaires comme marseille ou Barcelone, ainsi que la réapparition d’un pluralisme ethnique, sont-ils le signe de l’émergence d’une nouvelle version de cosmopolitisme dans des contextes politique, économique et technologique diférents ? cette nouvelle version peut-elle toujours être qualiiée de « méditerranéenne » ? al-andalus, échanges commerciaux, musulmans, juifs, montagne, présides, voyage motS-cléS coexistence, comparaison, mondialisation, pluralité, religion, ville portuaire réFérenceS Balinger, Pamela, History in Exile: Memory and Identity at the Borders of the Balkans, Princeton University Press, Princeton – oxford, 2003. driessen, Henk, « mediterranean Port cities: cosmopolitanism reconsidered », History and Anthropology, 16, 1, 2005, p. 129-141. 249103ILB_MEDITER_cs6_pc.indd 311 05/02/2016 16:51:09 eldem, edhem, Goffman, daniel et masters, Bruce, he Ottoman City between East and West: Aleppo, Izmir and Istanbul, cambridge University Press, new York, 1999. Horden, Peregrine et Purcell, nicholas, he Corrupting Sea: a Study of Mediterranean History, Blackwell, oxford, 2000. ilbert, robert et Yannakakis, ilios (éd.), Alexandrie, 1860-1960. Un modèle éphémère de convivialité : communautés et identité cosmopolite, Paris, autrement (série mémoires, 20), 1992 (trad. en anglais, Harpocrates, alexandrie, 1997). rubiera mata, maria Jesús et de epalza, mikel, « al-andalus: Between myth and History », History and Anthropology, 18, 3, 2007, p. 269-273. coSmoPolitiSme 312 249103ILB_MEDITER_cs6_pc.indd 312 05/02/2016 16:51:09