STEFAN KRISTENSEN
FOI PERCEPTIVE ET FOI EXPRESSIVE
Ceci conduit à l’idée du corps humain comme
symbolisme naturel, idée qui n’est pas un point
final, et au contraire annonce une suite. Quel
peut bien être le rapport de ce symbolisme tacite
ou d’indivision, et du symbolisme artificiel ou
conventionnel qui paraît avoir le privilège de
nous ouvrir à l’idéalité, à la vérité ?1
Quand Merleau-Ponty posait la perception dans un ensemble signifiant, dans une texture –
celle du monde – qui porte le sens des choses, il donnait les éléments du problème de
l’expression. Le caractère expressif du perçu, mis en évidence 1945, le mènera à poser
ensuite, indépendamment de la question de la perception, le problème de la parole. Dans la
Phénoménologie de la perception, le problème est présent, mais c’est en surplus par rapport à une
philosophie de la perception. Le chapitre sur « Le corps comme expression et la parole »2
contient, certes, tous les concepts fondamentaux de sa philosophie du langage, mais il n’est
conçu que comme une étape préparatoire vers l’élucidation du monde perçu, puisque le
problème de la parole est abordé du point de vue du geste corporel, comme une
intentionnalité spécifique du corps, faisant suite à l’intentionnalité affective. Le rapport de
l’être perceptif au langage restait inexpliqué dans l’ouvrage de 1945, c’est ainsi que l’on peut
lire dans une note de travail du Visible et l’invisible qu’il « reste le problème du passage du
sens perceptif au sens langagier »3.
Du point de vue de la perception, les significations du langage apparaissent contingentes et
arbitraires, ce qui est contraire à l’expérience de la parole. Il s’agit de dégager la spécificité
de cette dernière, non seulement pour que la perception n’apparaisse pas comme « une
forme de pensée confuse, susceptible d’être résorbée dans la connaissance d’entendement »
(PhP, p. 184), mais encore pour pouvoir poser la question du passage entre les deux, et
tenir la promesse de la phénoménologie énoncée dans la formule fameuse de Husserl citée
à plusieurs reprises par Merleau-Ponty : mener l’expérience muette à l’expression de son
propre sens.4 Cela implique de préciser les notions de sens perceptif et de sens langagier et
les penser selon leur relation de rupture et de continuité. Comme l’écrit R. Barbaras, il s’agit
de saisir l’idéalité « en son phénomène même »5, la parole en tant que phénomène. Il y a en
quelque sorte deux couches de vécus avec deux couples corrélatifs : d’une part, la
perception et la chose et, d’autre part, la parole et l’idéalité. Le sol spécifique de l’expérience
est la perception brute alors que celui des idéalités est la parole parlante. En tant que sol des
idéalités, la parole se trouve donc au « point d’articulation entre le domaine du vrai et
l’ordre du perçu » (ibid.).
Les buts du présent travail sont d’indiquer les insuffisances de l’approches du langage dans
la Phénoménologie de la perception, de dégager les points essentiels de la philosophie merleaupontienne de la parole, de le suivre le plus loin possible dans ce qu’il dit du problème du
1
passage dans la dernière partie de son œuvre, et enfin de proposer l’extension de la notion
de foi perceptive au domaine de l’expression. Il s’agit d’un essai programmatique, cherchant
à situer les limites de la réflexion merleau-pontienne sur le problème de l’expression, plutôt
qu’un essai visant à dégager toute la richesse de la notion d’esthésiologie.6 C’est pourquoi je
me tiens dans les limites strictes d’une phénoménologie de l’expression tout en essayant de
mesurer la portée de la transposition philosophique de certains concepts psychanalytiques.
1. La chose et son expression : la notion de sens perceptif
Avant d’aborder dans les grandes lignes la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty, il
convient de cerner précisément la notion de sens perceptif telle qu’elle est développée dans
la Phénoménologie de la perception. Je vais focaliser mon attention sur un passage qui porte sur
la question de savoir ce que c’est qu’une chose en tant qu’elle transcende les différents
modes de la perception : vision, toucher, ouïe, etc. Il s’agit du chapitre intitulé La chose et le
monde naturel, en particulier les pages qui portent sur la chose et son « unité existentielle »
(PhP, p. 366-377).
L’enjeu de ce chapitre est de penser l’unité de la chose à travers ses qualités diverses, et
résoudre la difficulté qui est au centre de la réflexion de plusieurs élèves de Husserl (J.
Héring, H. Pos, R. Ingarden, E. Stein, H. Lipps, H. Conrad-Martius)7 et qui fait figure de
crux phaenomenologica : à la question de savoir ce qu’est une chose, on répond par des qualités
abstraites qui ne lui appartiennent qu’accidentellement. Comment s’assurer de la
permanence de la chose à travers tous ses modes de donation situés ? Les qualités visuelles
ou tactiles, dont nous faisons l’expérience, ne sont pas permanentes au sens où elles
subsisteraient indépendamment de la chose, elles ne sont pas des idéalités ; la permanence
est donnée par la constance de mon corps et de sa manière de se rapporter au
monde. Il n’y a pas de qualités sensorielles indépendantes, mais « un certain type de
symbiose, une certaine manière qu’a le dehors de nous envahir, une certaine manière que
nous avons de l’accueillir » (PhP, p. 367). C’est cette expérience d’une rencontre avec la
chose, d’une intimité avec elle, où elle se donne selon son propre sens d’être, qui caractérise
son unité, et non pas une essence composée des qualités sensibles compossibles. Cette
expérience est celle du réel, quand les différents sens s’orientent tous vers la chose en tant
que « pôle unique » (PhP, p. 368) de mes visées. La chose est vécue comme réelle
lorsqu’elle est donnée par tous les sens en même temps, non pas en tant qu’on pourrait la
réduire à une essence idéale. « L’unité de la chose au delà de toutes ses propriétés figées,
n’est pas un substrat, un X vide, un sujet d’inhérence, mais cet unique accent qui se
retrouve en chacune, cette unique manière d’exister dont elles sont une expression
seconde. » (ibid.)
En d’autres termes, l’unité de la chose est en même temps sa singularité et son être-pourmon-corps. C’est sa manière de se manifester pour le sujet dans sa vie au moment où il est
aux prises avec une situation. En somme, c’est de la donation en chair (leibhaft) de la chose
qu’il est question, événement pour lequel Merleau-Ponty emploie des concepts liés au
langage en écrivant p. ex. que « nos sens interrogent les choses et qu’elles leur répondent »,
que la chose réalise le « miracle de l’expression » (PhP, p. 369). Ce qui prévient MerleauPonty de traiter la perception comme une herméneutique, c’est le rôle central du corps,
comme puissance d’expression. La chose en tant que « corrélatif de notre corps » (PhP, p.
372) est permanente, non pas en tant qu’elle est nommée. Sa permanence est l’objet d’une
« typique des relations visuelles possibles » (PhP, p. 377). Il est néanmoins évident pour
Merleau-Ponty que la perception « naturelle » se fait sur ce mode unitaire donné par le sens
transcendant de la chose, en tant que les qualités sensibles (couleurs, qualités tactiles) n’en
2
sont que des « expressions secondes », des moments abstraits. Il y a ici une fidélité à la
tradition ontologique dans la mesure où l’on trouve un substrat (le « sens ») et des qualités
secondes (« expressions secondes ») pour former la chose offerte à la connaissance.
Le sens de la chose est donc son unité et ce qui fait qu’elle est telle chose déterminée pour
moi ; c’est ce qui permet d’arrêter la série des « esquisses » perceptives et donne la « chose
même » dans sa concrétion. C’est précisément cette dimension de la chose elle-même (die
Sache selbst)qui est expressive, qui a la propriété de se manifester spontanément. Ce sens est
donné, non pas en soi et pour soi, mais en contexte, c’est-à-dire à la fois dans son rapport
avec le percevant et avec les autres choses qui forment le champ perceptif. C’est ainsi que
Merleau-Ponty peut écrire que « l’expression est le langage de la chose elle-même et naît de
sa configuration » (PhP, p. 372). Il s’agit ici de saisir le moment originaire où la chose
rencontre le corps (et réciproquement) ; si, en effet, la chose se manifestait sur le mode de
la signification verbale, à travers son nom, on ne comprendrait pas en quoi le problème du
passage du sens perceptif au sens langagier se poserait. Or l’expression de la chose reste
muette puisqu’elle fait sens pour quelqu’un dans sa corrélation avec le corps, alors que le
sens langagier se caractérise par le fait qu’il est expression sociale, publique. Il est significatif
que Merleau-Ponty arrête l’analyse de l’expressivité de la chose à ce face à face solitaire avec
la chose et passe à l’analyse de l’intersubjectivité dans le chapitre suivant. Il subsiste alors
un hiatus entre ces analyses et ce qu’il dira du langage dans la partie sur le Cogito (PhP pp.
423-468).
Il y a pourtant déjà dans ce texte la tentative d’installer dans le langage une continuité à
l’égard du perçu et, réciproquement, de concevoir la perception comme une forme
d’expression de la chose. Par ailleurs, c’est par la notion de sens perceptif que MerleauPonty reformule la notion traditionnelle d’essence de la chose, à savoir son quid. Ainsi, sous
l’horizon de la Phénoménologie de la perception, le problème du passage se situe encore dans la
sphère de la pensée, même réinterprétée à l’aune de la corporéité. Il subsiste en fait deux
problèmes distincts : celui de la constitution de l’unité de la chose, c’est-à-dire de son
expressivité, qui paraît le résultat du rajout d’un surplus suprasensible, et celui du passage
vers l’expression publique.
Dans la Phénoménologie de la perception8, le problème du passage est basé sur une interprétation
de la réduction au sens de Husserl : le passage de la perception au langage se confond avec
la réflexion : c’est l’instant de la reprise consciente du sens de la perception. Le but
principal de Merleau-Ponty est de penser le statut et les prérogatives de la réflexion, et non
pas de prendre pour base une conception déterminée de la réflexion en tant que théorie du
langage. Étant donné le dualisme évoqué plus haut, le langage apparaît en surplus par
rapport à la reprise réflexive de la perception, c’est-à-dire, une fois le sens perceptif de la
chose constitué, comme le simple véhicule de cette pensée de la chose.
Autrement dit, le problème du passage se pose donc comme le passage d’une expérience
d’un corps face au monde à l’expression sociale de cette expérience. L’expression sociale
étant de nature conventionnelle et conçue comme nécessaire à la pensée, le problème devra
s’expliciter comme celui de l’institution de significations nouvelles. Dans l’horizon de la
Phénoménologie de la perception, il s’agit d’aboutir à la jonction des deux perspectives et de
cerner la nature de la parole « par le bas » (perception) et « par le haut » (pensée) Or la
parole est comprise comme geste expressif du corps (Le corps comme expression) et, par
ailleurs, le langage est saisi comme fondement des idéalités (Le Cogito). Il y a donc un
double hiatus : d’une part, entre la dimension privée du sens perceptif et la dimension
publique du sens langagier et, d’autre part, entre deux conceptions du langage, celle du
langage comme geste parlé et comme fondement des idéalités. De tous les côtés, la
3
question de la parole est tributaire d’un dualisme profondément enraciné dans l’approche
de Merleau-Ponty.
C’est ce nœud conceptuel que les travaux ultérieurs s’attacheront à dénouer, en cherchant
d’abord à aborder le langage comme phénomène sui generis, puis à en venir à la question du
sens comme événement plus primitif que la séparation entre perception et expression entre
réceptivité et activité. C’est donc dans l’horizon de cette interrogation unitaire qu’il s’agira
de saisir le problème du passage entre les deux.
2. La phénoménologie du langage de Merleau-Ponty
En abordant de front la question du langage, Merleau-Ponty va resserrer cette question en
une question portant sur le passage entre perception et parole. Le problème de la parole est
donc celui qui donnera les clés de l’idéalité. C’est ce qui explique qu’il change son fusil
d’épaule au début des années 50 et effectue son « tournant linguistique » à lui, étant entendu
que ce tournant ne signifie pas un enfermement dans le cercle du langage prédicatif, ni
même poétique, mais plutôt la volonté de tenir les deux bouts du problème de l’Être :
l’ouverture et l’expression. Ainsi, l’élaboration d’une phénoménologie du langage, conçue
comme une philosophie de la parole adressée à autrui et exprimant un contenu, se profile
comme le complément indispensable de la Phénoménologie de la perception. En effet, ce projet
fait l’objet d’un véritable petit traité, Sur la phénoménologie du langage9, dont une lecture
attentive devrait permettre de cerner précisément la notion de sens langagier. C’est un texte
parallèle à celui qu’il écrivit pour sa candidature au Collège de France10, et qui explicite la
portée du problème de la parole pour son projet sur l’Origine de la vérité.
Le texte s’engage par des considérations programmatiques à la suite de Husserl et de l’un
de ses élèves, le linguiste et philosophe néerlandais H.-J. Pos11. Le problème d’une
phénoménologie du langage se pose comme l’épreuve de ses limites : d’une part, il s’agit de
considérer le langage comme une région de l’être susceptible de recevoir la lumière d’une
description phénoménologique, de reprendre à son compte l’objet étudié par la science
linguistique, mais, d’autre part, le langage lui-même fait partie de l’activité de pensée, il en
est le « corps », et c’est donc aussi l’activité de la parole qui doit intéresser le philosophe.
Une telle approche du langage est donc face à deux exigences en apparence
contradictoires : soit comprendre un système objectif servant essentiellement à véhiculer
des contenus de sens vers la sphère sociale, soit décrire une « manière originale de viser
certains objets » (PhL, p. 137), ce que Pos appelle la « conscience linguistique originaire »12.
L’originalité de Merleau-Ponty est de ne pas privilégier l’une ou l’autre de ces exigences,
mais de se donner pour tâche de les articuler entre elles : « Dès qu’on distingue, à côté de la
science objective du langage, une phénoménologie de la parole, on met en route une
dialectique par laquelle les deux disciplines entrent en communication. » (PhL, p. 140)
La description de l’usage de la langue, tâche d’une phénoménologie de la parole en tant
qu’elle permet de penser l’émergence du langage conventionnel, s’explicite chez MerleauPonty comme la clarification de la « fécondité de l’expression » (PhL, p. 138), c’est-à-dire
non seulement la parole en acte, mais encore son caractère inédit, nouveau, inouï. MerleauPonty montre que le problème central de cette approche du langage est celui de la clarté :
dans l’acte de parler, nous faisons l’expérience d’une clarté et d’une éloquence parfaites
alors que du point de vue du système des significations sédimentées par l’histoire de la
langue, la clarté de l’expression est profondément énigmatique. Ce qu’il s’agit de découvrir,
c’est alors la logique particulière qui gouverne la production de sens dans l’acte de la parole,
la « logique actuelle d’un effort d’expression unique tourné vers le présent ou l’avenir »
(PhL, p. 139). C’est la logique du « schème sublinguistique » (PhL, p. 140) de Gustave
4
Guillaume13, que celui-ci a cherché à dégager dans son œuvre de linguiste, qui va permettre
de cerner la notion de sens langagier tel que l’emploie Merleau-Ponty pour le contraster du
sens perceptif.
Cette logique actuelle, ou incarnée, doit donc satisfaire à une double condition : elle n’opère
pas avec des unités de signification déjà formées et elle doit expliquer le phénomène de
l’apparition de significations nouvelles. Sa tâche est donc d’expliquer la « puissance
parlante » (PhL, p. 143) qui caractérise le langage chaque fois qu’il atteint la chose même
dans sa singularité. Il s’agit de partir de la situation dialectique de la linguistique de
Guillaume, à savoir de penser le système en tant qu’il permet et rend possible sa propre
évolution (« la diachronie enveloppe la synchronie ») et de penser l’évolution du système
comme donnant lieu à des formes stables (« la synchronie enveloppe la diachronie », PhL p.
140). Plus précisément encore, il s’agit d’expliciter deux phénomènes : premièrement, celui
de l’usure de la signification des mots, de la perte d’expressivité, qui permet un
renouvellement des structures signifiantes. Cette perspective génétique manifeste une
« logique obstinée » (PhL, p. 141) de l’expression, comme principe permanent de la langue
à travers l’évolution de la forme de son système. Ainsi, l’élaboration de la notion
d’expressivité a pour effet de priver les significations conceptuelles idéales de leur statut
originaire14. Deuxièmement, étant donnée l’évolution de la langue, il faut admettre que le
système lui-même comporte nécessairement des lacunes, qu’il est toujours en quelque sorte
en retrait par rapport à ses potentialités de signification. En un mot, il faut penser la
transcendance au cœur même du système de la langue. Elle apparaît comme la condition de
la clarté et de la précision, et non pas comme ce qui menace de les brouiller. Dans la
mesure où le système de la langue est constitué d’un « ensemble de gestes linguistiques
convergents dont chacun sera défini […] par une valeur d’emploi » (PhL, p. 141), on
pourra concevoir l’évolution comme une adaptation à des situations nouvelles, et le surplus
de significations que laisse l’inachèvement du système permet d’anticiper et de capter ces
nouveautés.
Les unités de signification mouvantes forment ce que Merleau-Ponty appelle le « sens
langagier ». Ce sens n’est pas d’ordre conceptuel ou idéal, mais il est ce qui anime mon
expression parlante en tant qu’elle rejoint les choses : « Il y a une signification « langagière »
du langage qui accomplit la médiation entre mon intention encore muette et les mots, de
telle sorte que mes paroles me surprennent moi-même et m’enseignent ma pensée. » (PhL,
p. 143 sq.) C’est ici que l’analogie avec les positions de la Phénoménologie de la perception
devient évidente : la puissance parlante est prise comme un « cas éminent de
l’intentionnalité corporelle » (PhL, p. 144).
La phénoménologie du langage paraît dès lors construite en analogie avec celle de la
perception, mais avec pour fonction de faire passer le sens perceptif, donné par la
corrélation de mon corps et de la chose, dans un autre ordre, celui de la socialité. Le sens
langagier est un cas limite de la visée intentionnelle du corps, mais contrairement à la
Phénoménologie de la perception, il y a, sur la base de cette analogie, l’essai de mettre en évidence
la spécificité de la parole, notamment par rapport à la conscience constituante. MerleauPonty en tire trois conclusions, qui forment les composantes essentielles de sa théorie du
langage : d’abord, contrairement à la position de Husserl des Recherches logiques à Expérience et
jugement, les significations de la parole ne sont pas données « pour leur compte » (PhL, p.
145). Ensuite, l’expression comporte toujours un surplus de signification possible qui, loin
d’être une marque d’imperfection, permet sa précision puisqu’il laisse ouvert l’espace dans
lequel le sens de la chose même peut se déployer. C’est ce qu’il nomme la « transcendance
du sens ». Enfin, c’est par l’acte de l’expression que la pensée thématique se forme : si elle
« ne précède pas la parole, c’est qu’elle en constitue le résultat » (PhL, p. 146)15. Il y a donc
5
une action de la parole même, au moyen des significations non conceptuelles (sens
langagier) qui fait passer le monde brut perçu à la thématisation.
Comment cette opération expressive se passe-t-elle ? Si exprimer ne consiste pas dans la
simple extériorisation d’un contenu, mais à projeter dans un certain vide une intention de
signifier, à anticiper le sens que la parole va acquérir après coup, alors la créativité est une
condition nécessaire à l’expression précise. Le problème de cette créativité se formule ici
comme celui du moment de l’institution de significations nouvelles. Merleau-Ponty le dit
en reprenant les thèses de La prose du monde : « J’exprime lorsque, utilisant tous ces
instruments déjà parlants, je leur fais dire quelque chose qu’ils n’ont jamais dit. » (PhL, p.
147) Cela se produit insensiblement par « un certain arrangement » des significations
disponibles, à savoir par l’action du style. A travers cette action, il se produit un instant où
les actes singuliers d’usage de telle ou telle expression dans un nouveau sens se cristallisent
en une seule signification qui est ainsi acquise. S’agissant des rapports à la perception,
Merleau-Ponty se limite d’abord à une mise en parallèle : il montre que des processus
comparables sont à l’œuvre dans la perception d’une chose et dans celle d’autrui. Mais à la
fin de cette seconde partie, il va plus loin : « La parole, en tant que distincte de la langue, est
ce moment où l’intention significative encore muette et tout en acte s’avère capable de
s’incorporer à la culture, la mienne et celle d’autrui, le me former et de le former en
transformant le sens des instruments culturels. »16 (PhL, p. 149) En résumé, c’est donc
l’acte concret de parler qui produit l’idéalité. Il anticipe son sens en créant un écart, un
bougé, entre l’intention significative et les significations disponibles ; ce vide est rempli à
travers la structuration d’un nouveau discours qui fait « sens cohérent » (PhL, p. 148) et qui
rend le sens de cette parole inédite disponible à son tour. Et c’est par une illusion
rétrospective, par une ruse que la nouveauté s’installe dans la langue en laissant croire
qu’elle avait toujours été là. Merleau-Ponty aboutit à une position qui renonce finalement à
être contemporain de la première parole, à coïncider avec elle. La culture et le monde des
idéalités ne sont pas rejetés comme artificiels, mais au contraire compris comme des étapes
nécessaires à la mise au jour de cette intention muette et spontanée : « Cet ordre de la
spontanéité enseignante, […] il doit m’apprendre à connaître ce qu’aucune conscience
constituante ne peut savoir : mon appartenance à un ‘monde préconstitué’. »(PhL, p. 145)
Il reste toutefois une question à l’issue de ce parcours dans la phénoménologie du langage.
Nous avons mis en évidence la continuité entre la parole et les idéalités, mais la continuité
entre la perception et la parole reste obscure. En donnant un rôle essentiel à la parole,
Merleau-Ponty risque de manquer la spécificité de la perception et de réduire cette dernière
aux conditions des idéalités. En d’autres termes, il manque encore un concept qui permette
de penser tout ensemble l’unité du sens perceptif et du sens langagier et leur différence.
L’enjeu de la notion de chair introduite dans Le visible et l’invisible peut à mon avis être
formulé ainsi. Alors que la phénoménologie du langage reste dans le monde parlant (ce qui
paraît naturel), et permet de résoudre le problème de la genèse des pensées, le but de la
philosophie de la chair est de penser à la fois, dans le même geste, la continuité et la rupture
entre le monde silencieux et le monde parlant. C’est le but des pages qui suivent de dégager
les grandes lignes et les difficultés de cette nouvelle perspective.
3. Le dernier Merleau-Ponty : passage ou circularité entre perception et langage ?
Dans les textes du dernier Merleau-Ponty, le problème de la parole se présente à première
vue comme une composante du problème plus général des relations entre le visible et
l’invisible. Il y a là une question difficile : si « l’invisible n’est autre que la dimension de
transcendance du sensible »17, si l’un et l’autre sont donnés solidairement, on ne désigne par là
6
qu’une relation de conditionnalité, mais rien sur la spécificité de l’un et de l’autre ordre. Le
sens invisible de la présentation charnelle des choses ne donne pas encore la spécificité de
la parole, de la capture du sens dans une forme langagière et son passage dans l’espace
social. Merleau-Ponty est conscient du problème et la partie non écrite de L’origine de la vérité
devait y répondre à partir de deux réquisits : le lien avec la perception (précision) et la
spontanéité (innovation dans l’usage). Voici pour commencer la définition de la notion de
sens dans Le visible et l’invisible : « Non seulement ce sens qui s’attache aux mots et qui
appartient à l’ordre des énoncés et des choses dites […], mais sens universel qui soit
capable de soutenir aussi bien les opérations logiques et le langage que le déploiement du
monde. Il sera ce sans quoi il n’y aurait ni monde ni langage, ni quoi que ce soit, il sera
l’essence » (VI, p. 143)18. La mutation par rapport à la Phénoménologie de la perception est tout à
fait claire ici : le sens est le principe unitaire qui doit permettre de penser perception et
langage sous le même horizon. Le problème des relations entre perception et langage n’est
plus celui du passage entre deux ordres sans commune mesure, mais plutôt celui de
l’interprétation de leur origine commune dans l’essence comprise comme la « texture de
l’expérience, son style, muet d’abord, proféré ensuite » (VI, p. 157). Le problème de la
parole est ici mis au service d’un projet plus vaste, celui d’une philosophie qui ne puisse pas
être « rabattue sur le plan unique de l’idéalité ou sur celui de l’existence » (VI, p. 166), et où
elle occupe une place centrale, celle d’une médiation entre les deux plans.
Merleau-Ponty ne se contente pas d’en affirmer le caractère central ; il produit vraiment une
tentative de solutions.19 Je vais tenter dans ce qui suit de distinguer quatre voies différentes
qui, évidemment, s’entremêlent et ne sauraient être comprises isolément l’une de l’autre.
Les trois premières voies (analogie de structure, logos intérieur, langage comme praxis)
permettent de préciser les termes dans lesquels se pose le problème, et seule la quatrième
(sublimation) apporte véritablement des éléments de solution. En effet, seule la notion de
sublimation tient compte du « bouleversement » introduit par la parole dans l’ordre du
perçu et ouvre la voie à une dialectique perception-parole qui renonce d’avance à réduire
l’une à l’autre, ou l’autre à l’une.
La voie privilégiée par Merleau-Ponty tout au long de son œuvre et qui a fait l’objet de
multiples applications, notamment dans sa philosophie de la peinture, est celle de
l’analogie de structure entre perception et langage. Nous l’avons abordée à plusieurs
reprises déjà dans le présent exposé. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre
l’idée d’un « langage de la peinture »20. C’est cette intuition encore qui est à l’œuvre dans Le
visible et l’invisible lorsqu’il explique que « comprendre, c’est traduire en significations
disponibles un sens captif dans la chose » (VI, p. 57), sans pour autant admettre que le
« texte » du perçu puisse avoir le statut d’un original, et qu’on ne peut donc pas rejoindre et
décrire une donation originaire dont la thématisation serait l’une des traductions. Cette
approche analogique repose sur l’influence conjuguée, maintes fois mises en évidence dans
la littérature critique, de la psychologie de la Gestalt et de la linguistique saussurienne. En
résumé, c’est la notion de structure qui permet d’amender le cartésianisme qu’il voit à
l’œuvre dans la phénoménologie. Mais cette approche a un objectif déclaré, à savoir penser
l’origine commune de la perception et du langage tout en préservant leur hétérogénéité.
Dans Le visible et l’invisible, il s’agit d’aller au-delà de la perspective analogique et de penser la
continuité de dérivation entre le sens muet et le sens langagier. Ainsi s’explique en partie
l’usage du vocabulaire stoïcien dans certaines notes de travail : la reprise dans deux notes
datées de janvier 1959 du couple de concepts logos intérieur (endiathetos) – logos extérieur
(prophorikos)21. La première de ces deux notes, pp. 219-221, censée préparer la rédaction de
la deuxième partie de l’ouvrage consacrée à la question de la nature (cf. plan de mars 1959
reproduit par C. Lefort, VI p. 10) en trace le parcours conceptuel allant de l’essai d’une
7
interprétation du dualisme husserlien (« les corps humains ont un ‘autre côté’ » / VI, p.
219) à une théorie de la « perception-imperception […] du Lebenswelt » (VI, p. 220). Ce
parcours, dit Merleau-Ponty doit aboutir à une réinterprétation de l’intériorité comprise
désormais comme dimension originaire du sens et échappant au dualisme de la conscience
et du monde. C’est l’expression de « logos endiathetos » qui résume cette visée, en tant qu’elle
est comprise non pas comme une pensée privée, intérieure à une conscience, fût-elle
transcendantale, mais bien plutôt comme le logos du monde perçu, en deçà de toute
formulation, « sens avant la logique », comme il le précise lui-même. On voit ici la reprise
de l’idée d’expressivité de la chose, mais dans un cadre conceptuel tout à fait différent de la
Phénoménologie de la perception. La note se conclut par la mise en évidence d’une persistance du
problème du passage, ou plutôt son déplacement : la mise à nu de « toutes les racines » de
l’être, la thématisation du logos intérieur entendu dans ce nouveau sens, ne règle pas le
problème du langage. La « conversion du langage » requise pour accéder à « l’homme
‘intérieur’ » implique d’en repenser la nature.
La seconde note, pp. 221-222, poursuit ce mouvement des racines vers le langage
conventionnel en réfléchissant au rapport de ce logos intérieur « à la ‘Logique’ que nous
produisons ». Il doit y avoir une substance commune entre ces deux modes de l’expression
pour pouvoir penser le passage de l’une vers l’autre. C’est « l’Être au sens de Heidegger »22
(VI, p. 221). On voit qu’il s’agit ici, moins de jeter un pont entre deux ordres hétérogènes,
mais plutôt de montrer que perception et expression sont deux manifestations d’un même
être. Heidegger est donc ici convoqué pour renforcer la thèse de la continuité des deux
ordres. Il y a toutefois dans cette note une hésitation : en disant que « c’est le
qui appelle le
» (VI, p. 222), Merleau-Ponty
attribue au logos du monde sensible un privilège sur le langage. Les deux ne sont pas
parallèlement des manifestations de l’être, mais l’être qui enveloppe tout est accessible par
la perception muette. On reste donc ici, malgré la recherche de l’unité ontologique, dans
une pensée de la dérivation de la parole à partir de la perception. Le sens de la remontée
fait ici écho au Husserl des années 20 et 30 qui se proposait de renouer le lien perdu de la
logique avec la vie préréflexive.
Ce qu’il convient de retenir de ces deux notes de travail dans la perspective de notre
propos, c’est que Merleau-Ponty opère une reprise originale des concepts antiques de
langage intérieur/extérieur en les sortant du dualisme âme-corps. Le problème du passage
ne peut plus être pensé comme extériorisation d’un contenu « mental », dans le cadre d’un
face à face entre la conscience et le monde, mais il subsiste toutefois un mystère quant à la
manière dont se produit cette dérivation. On découvre, en d’autres termes, que « le
problème du langage n’est pas régional »23, dans la mesure où il ne sert pas simplement de
véhicule à un contenu déjà formé, mais qu’il est déjà présent dans la formation du contenu
(sinon on ne parlerait pas de logos intérieur). Reste à comprendre ce qui arrive à ce logos
intérieur une fois qu’il « sort » du monde du silence.
Dans la même direction, Merleau-Ponty explore les ressources offertes par la philosophie
du second Heidegger, en mettant l’accent sur la parole en tant que portée par « le sujet
d’une praxis » (VI, p. 251). Pour saisir ce qu’entend Merleau-Ponty par « l’être au sens de
Heidegger », il faut se reporter aux notes du cours sur La philosophie aujourd’hui consacrée au
« nouveau Heidegger » : « le Sein n’est pas l’occasion de ‘problème’, mais il est secret ou
mystère » (Notes de cours 1959-1961, p. 95). Cette nouvelle conception de l’être renforce la
notion de foi perceptive, puisque le problème de notre rapport à l’Être serait de l’ordre de
la certitude si c’était un problème auquel on peut apporter une solution. Ce caractère
énigmatique de l’être ne donne pas d’argument à Merleau-Ponty pour affirmer son
caractère indicible ; il est le prélude à la mise en évidence de son lien constitutif avec la
8
parole : « nous retrouverons rapport de l’être au langage, qui veut dire, non que l’être est
verbal, mais que le langage est maison de l’être, produit de l’être » (ibid., p. 112). . Il écrit
même que « L’essence de l’être est entrelacée avec celle de la parole » (ibid., p. 123),
entrelacement qui fonde une réversibilité entre la perception et la parole. L’Être et le
langage sont donc à la fois contigus et dans un rapport d’entrelacement réciproque, avec
toutefois la primauté donnée à l’être, comme « producteur » du langage. Ainsi, celui-ci
n’enferme pas les choses dans ses mailles, ce que l’on pourrait comprendre à partir de la
métaphore de la demeure de l’être : « La Sache ne saurait être ici exposée par le mot, parce
qu’elle est non enveloppée, mais enveloppante à son égard » (ibid. p. 111). La présence
massive de l’être fait que si le langage en est la demeure, il s’en échappe toujours au moins
par la fenêtre. Ainsi, il faut penser que la parole se réfère toujours à quelque chose, qu’elle a
par principe son assise dans l’être
Cette conception prend le contre-pied de l’approche husserlienne qui considère le langage
comme une « idéalisation »24, c’est-à-dire comme ce qui fait perdre à la Sache sa singularité
essentielle. Alors que Husserl exprime une défiance à l’égard du langage, Merleau-Ponty
s’appuie sur Heidegger pour formuler sa philosophie de l’expression. La note de travail
datée de septembre 1959, « Sujet percevant, sujet parlant, sujet pensant », permet de préciser ces
enjeux. Cette note est conçue comme une fusée à trois étages, mais où le troisième (sujet
pensant) est exprimé comme une énigme : « Ce qu’il faut éclaircir, c’est le bouleversement
qu’introduit la parole dans l’Être pré-linguistique » (VI, p. 252). Le sujet percevant est
immergé dans l’être à tel point qu’il est anonyme, qu’il est seulement « écart par rapport à la
chose même » (VI, p. 251). Il identifie la chose, mais il n’en possède pas la vision ; il est
l’instance qui fait l’expérience de l’il y a du monde brut. Ce monde-là a les mêmes
caractéristiques que l’inconscient primordial de la psychanalyse, mais pensé en continuité
avec le conscient.25 Le sujet parlant, lui, est dans une situation analogue : il manie les
significations du langage au moyen d’anticipations, et non pas au moyen de pensées claires.
C’est en ce sens qu’il est « sujet d’une praxis », mais son geste consiste néanmoins à
introduire un « bouleversement dans l’Être pré-linguistique ». Le problème est donc ici de
concilier deux exigences contradictoires : d’un côté, il faut que ce soit « le même être qui
perçoit et qui parle » et de l’autre, le fait même de parler bouleverse l’ordre de la perception
muette. La manière dont le problème se pose ici rejoint exactement la tâche d’une
interprétation philosophique de la psychanalyse : comment penser l’inconscient pour qu’il
appartienne à un seul sujet sans pour autant pouvoir être assimilé à une représentation
claire, mais cachée ? Comment penser l’inconscient comme ce qui à la fois soutient la
subjectivité et menace à chaque instant de la noyer dans l’anonymat de la perception ? La
parole est cette charnière, ce « ferment » qui fait passer le sens de l’être brut à la
signification conventionnelle. Merleau-Ponty conclut que faute d’une conception claire de
l’action concrète de la parole, il est difficile d’éviter l’idée d’un surplus de sens venant de la
conscience, du sujet constitué, difficile d’éviter l’idéalisation. En d’autres termes, la
difficulté est de penser un rapport entre perception et parole qui ne fasse pas intervenir la
modalité de l’esprit donateur de sens. C’est à ce point qu’apparaît l’usage du terme freudien
de sublimation.
4. Conservation et transformation du monde perçu : la sublimation
La notion de sublimation est toujours employée dans un sens volontairement ambigu,
comme p. ex. dans La prose du monde : « Nous ne nions certes pas l’originalité de l’ordre de
la connaissance à l’égard de l’ordre du perçu. Nous essayons seulement de défaire le tissu
intentionnel qui relie l’un à l’autre, de retrouver les voies de la sublimation qui conserve
et transforme le monde perçu dans le monde parlé, et cela n’est possible que si nous
9
décrivons l’opération de parole comme une reprise, une reconquête de la thèse du monde,
analogue dans son ordre à la perception et différente d’elle. »26 Cette notion possède deux
caractéristiques dans l’œuvre de Merleau-Ponty : premièrement, elle a pour rôle de penser
tout ensemble la « conservation et la transformation » du perçu dans l’expression, et elle ne
prend donc pas le contre-pied des orientations théoriques évoquées plus haut : elle les
résume en ajoutant une nuance décisive. Deuxièmement, elle apparaît sporadiquement tout
au long des années 50, et même déjà dans la Phénoménologie de la perception (p. 451) ; elle n’est
donc pas le fruit d’une découverte tardive, mais son rôle dans l’édifice de la pensée de
Merleau-Ponty semble se préciser jusqu’aux dernières pages Visible et l’invisible. Il s’agit donc
plutôt d’un concept refuge que d’une tentative d’emprunt momentanée.
Reste à voir à présent si cette notion ajoute vraiment quelque chose de décisif. Pour cela, il
convient de préciser son sens dans la psychanalyse, en particulier dans l’œuvre de Freud, et
de discuter à partir de là son emploi philosophique. Il s’agit d’une notion à la fois centrale
et problématique dans l’édifice conceptuel de la psychanalyse. Comme l’explique J.
Laplanche, « la sublimation est certainement l’une des croix (dans tous les sens du terme : à
la fois un point de recoupement, de croisement, mais aussi ce qui met à la croix) de la
psychanalyse et une des croix de Freud. »27 Elle se situe au croisement de deux
perspectives : mettre en évidence le rôle de la sexualité dans le processus de la culture en
montrant que le sexuel en est au fondement et, en retour, mettre en évidence le caractère
sexuel des activités conçues comme non-sexuelles. Bien entendu le sexuel doit être entendu
ici dans un sens excédant le génital. La sublimation est définie par J. Laplanche comme le
« passage d’une activité sexuelle à une activité non-sexuelle »28. Elle est liée de ce fait à la
question de l’émergence de la nouveauté dans la psychanalyse dans ce sens qu’elle a à
répondre à l’objection du déterminisme, à l’idée répandue que tout serait fixé dans la
formation du caractère lors des années de l’enfance.29 Enfin, Laplanche situe également la
sublimation dans le cadre de la théorie du symbolisme. On voit donc d’emblée que le
problème de la sublimation se pose pour le psychanalyste à peu près dans le mêmes termes
que celui de la parole pour Merleau-Ponty.
Il est très significatif que, lorsque Freud introduit pour la première fois dans son œuvre la
notion de sublimation dans les Trois essais sur la théorie sexuelle30, il le fait en montrant le lien
entre le toucher et le voir dans l’émergence du désir. Il y a, selon Freud, une dérivation du
toucher au voir, qui indique en même temps la direction de l’évolution humaine vers des
formes plus « civilisées » de vivre et de manifester le désir sexuel. On trouve dans ce texte
une préfiguration de la réversibilité entre le toucher et le voir, thème central dans la
dernière partie du Visible et l’invisible, où, en effet, la vision sublime le toucher. Ce qui est
significatif pour mon propos, c’est que la réversibilité en question occupe une double
fonction : elle permet, d’une part, de postuler le lien entre deux systèmes sensoriels en vue
de l’assouvissement du désir sexuel et, d’autre part, elle se pose en principe explicatif des
idéalités culturelles. « La dissimulation progressive du corps qui va de pair avec la
civilisation tient en éveil la curiosité sexuelle, laquelle aspire à compléter pour soi l’objet
sexuel en dévoilant ses parties cachées, mais peut aussi être détournée (« sublimée ») en
direction de l’art, lorsqu’il devient possible de détacher des parties génitales l’intérêt qu’elles
suscitent pour le diriger vers la forme du corps dans son ensemble. »31 Loin de reprendre
une notion étroite du « sexuel », Merleau-Ponty reprend la problématique de ce texte parce
qu’il y trouve un modèle où le sensible et l’idéal sont placés sur le même plan ontologique.
Ce qui est frappant aussi dans ce parallèle, c’est que, chez Freud, le système considéré ne
concerne que le toucher et la vision, et ne s’étend donc pas au problème de la parole. Dans
Le visible et l’invisible, la notion de sublimation apparaît dans le dernier chapitre au moment
où il s’agit de poser le problème de idéalités à travers l’introduction d’une réversibilité dans
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l’ordre du geste et de la parole ouvrant sur un « sens second ou figuré de la vision […], à
une sublimation de la chair, qui sera esprit ou pensée » (VI, p. 188)32. Dans un passage
reproduit en note, Merleau-Ponty précise quelque peu l’usage de la notion en disant que la
pensée doit être considérée comme une sublimation de l’il y a et qu’entre la parole et ce
qu’elle veut dire, on trouve aussi un rapport de réversibilité. La sublimation est donc ce qui
explicite et fonde le rapport entre perception et langage en tant que réversibles l’un dans
l’autre.
On peut affirmer, sur la base de cette correspondance textuelle, que le texte freudien est à
l’origine de l’innovation philosophique la plus importante de Merleau-Ponty : la réversibilité
toucher-vision et l’intercorporéité qui en dérive, comme principe d’explication de
l’émergence de la parole et des idéalités. Cela dit, la référence aux Trois essais ne nous a pas
éclairés sur le problème spécifique de la parole, si ce n’est que la vision est déjà une
idéalisation, ou une symbolisation par rapport au toucher ; c’est déjà la vision d’un objet.
Freud ne voit donc pas l’utilité, en 1905 du moins, de poser en plus le problème de la
parole. C’est donc en plaçant la sublimation dans le cadre d’une théorie de la symbolisation
que l’on peut aller plus loin, et mieux comprendre cette réversibilité d’un genre nouveau
que nous découvrons dans le texte de Merleau-Ponty. On trouve cette thématique du
symbolisme de l’inconscient dans les dernières pages de ses Résumés de cours au Collège de
France.33 Mais c’est dans un passage du texte de candidature que la sublimation est placée
clairement dans le cadre des opérations de symbolisation : « Il nous semble que la
connaissance, et la communication avec autrui qu’elle présuppose, sont, en regard de la vie
perceptive, des formations originales, mais qu’elles la continuent et la conservent en la
transformant, qu’elles subliment notre incarnation plutôt qu’elles ne la suppriment et que
l’opération caractéristique de l’esprit est dans le mouvement par lequel nous reprenons
notre existence corporelle et l’employons à symboliser au lieu de coexister seulement » (Un
inédit, p. 42).
Pour mieux comprendre ce processus, il faut se référer aux notes de cours de l’année 19541955, récemment publiée34. Un passage en particulier du second cours (Le problème de la
passivité : le sommeil, l’inconscient, la mémoire) portant le titre « Le symbolisme », pp. 200-205,
retient notre attention. Merleau-Ponty décrit le « symbolisme comme pierre de touche »,
comme élément essentiel de la vie du psychisme en tant qu’elle est prise dans l’oscillation
entre conscient et inconscient. Le texte est écrit sur fond de débat avec la conception
sartrienne de l’imaginaire ; il s’agit de montrer que le symbolisme n’est pas une couche de
sens supplémentaire que la conscience ajoute aux stimuli de la perception, comme « le
beurre sur la tartine » (VI, p. 201), mais qu’il s’agit au contraire d’un processus qui traverse
toute l’épaisseur du psychisme en reliant le passé au présent du sujet. En premier lieu, le
rêve est quelque chose qui « signifie autre chose, et non, comme dans la veille, ‘soi-même’ »
(Notes de cours 54-55, p. 200). C’est-à-dire que les vécus indistincts, bruts, inconscients dans
le sens de conscients en puissance, sont des modes d’ouverture au monde. C’est d’abord
par le rêve qu’on fait l’expérience d’une altérité par rapport à soi, l’altérité du monde. La
question se pose alors de savoir comment s’articulent cette couche de vécus avec le récit
explicite du rêve, c’est-à-dire comment on passe du contenu muet et incertain du rêve luimême au contenu explicite du récit qu’on en fait. Merleau-Ponty pense les deux couches en
termes symboliques, le rêve étant une symbolisation de la vie, et le récit une symbolisation
du rêve. Cela est possible dans la mesure où le rêve est lui-même structuré et signifiant ; on
peut alors dire que « le second récit n’est pas simple restitution du contenu latent, mais sa
traduction en langage vigile, que justement le rêve ne parle pas » (ibid., p. 202). La réflexion
de Merleau-Ponty dans ces pages est très dense : elle suggère deux thèses, en apparence
contradictoires. La première est que le rêve est une forme d’ouverture au monde, et la
11
seconde est que l’explicitation du rêve est une sorte de traduction. Il y a donc à la fois ici
l’idée que la présence du monde est le fondement de tout le processus de symbolisation,
mais que l’on ne peut remonter à une source ontologiquement distincte du domaine du
sens. Autrement dit, il faut faire confiance au sens du rêve de nous renvoyer
nécessairement à une réalité autre que celle de la sphère symbolique, mais les opérations de
la pensée et du langage qui permettent d’aboutir à cette conclusion ne mènent pas
directement à cette couche toute pure et vierge de toute parole. Ainsi, Merleau-Ponty peut
écrire : « Méthode propre à la compréhension du rêve : rêverie sur le rêve, rêverie
herméneutique » (ibid., p. 204). Le rêve même étant caractérisé par une « unité indivise », le
rapport entre la première rêverie et la seconde est un rapport de déroulement, de division,
et donc de reprise structurante d’une masse de sens moins structurée.35
Nous avons vu que Merleau-Ponty reprend et transforme dans Le visible et l’invisible la
manière dont Freud introduit la sublimation, à savoir comme une description de rapport du
toucher et du voir. La réflexion sur le symbolisme que nous venons d’esquisser devrait
nous aider à comprendre comment la sublimation s’insère dans un modèle où l’originaire
(p. ex. le rêve) est déjà lui-même en quelque sorte une symbolisation, mais dirigée vers le
monde et non pas autoréférentielle. Il y a ainsi deux symbolisations entrelacées : la première
est entièrement muette, c’est celle de la formation du sens perceptif ou fantasmatique. La
seconde est la formation, sur cette base, du sens discursif, langagier, conscient. A partir de
cette idée d’une double symbolisation, on peut comprendre que Merleau-Ponty parle d’une
réversibilité entre le toucher et la vision, puis d’une sublimation entre ce système et la
parole. « Quand la vision silencieuse tombe dans la parole et quand, en retour, la parole,
ouvrant un champ du nommable et du dicible, s’y inscrit, à sa place, selon sa vérité, bref,
quand elle métamorphose les structures du monde visible et se fait regard de l’esprit, intuitus
mentis, c’est toujours en vertu du même phénomène fondamental de réversibilité qui
soutient et la perception muette et la parole, et qui se manifeste par une existence presque
charnelle de l’idée comme par une sublimation de la chair » (VI, p. 200)36. Il me semble
que ce passage résume les éléments rencontrés jusqu’ici : il y a complémentarité et
entrelacement entre la perception et la parole, en même temps que la parole ouvre un
champ original, qui est celui de l’invisible en tant que monde des idées. Le passage de l’un
dans l’autre est un mouvement réversible, qui suppose que le « monde visible » se conserve
dans la parole et que la parole a bien affaire à ce même monde visible. Cette réversibilité est
à la fois un principe d’explication du passage et aussi ce qui caractérise essentiellement les
deux instances que sont la parole et la perception : le perçu, en tant que partie de la chair,
est essentiellement ce qui est dicible ; inversement, le dit, en tant qu’enraciné dans la chair,
est essentiellement le dit du perçu. La sublimation est la possibilité de principe de
cette réversibilité-là (« vérité ultime »37) entendue comme symbolisation de la chair.
De larges passages du « Brouillon d’une rédaction », datant environ de la même période
(nov. 1960), vont dans le même sens : « du vécu au parlé, il y a entente par renversement,
chiasme, et l’on peut dire avec Husserl que la philosophie, c’est « l’expérience muette qu’il
s’agit d’amener à l’expression de son propre sens », ce qui est dire que la philosophie parle
et que sa parole est adossée au silence […] » (Notes de cours 59-61, p. 373). Précisément, pour
que cette irruption de la parole dans l’ordre muet instaure une réversibilité entre la
perception muette et la parole authentique, et un chiasme entre la perception brute, la
perception d’objet, la parole sauvage et la parole conventionnelle, de sorte qu’aucun de ces
quatre instances n’est concevable isolé des autres, il faut à son fondement la notion de
sublimation. Or la sublimation désigne spécifiquement le passage dans le sens perceptionlangage, à savoir le mouvement de l’expression. Comme nous l’avons vu, elle nous mène à
penser que le passage n’est pas à sens unique, mais qu’il ouvre à une compréhension de
12
l’être où l’on ne peut remonter à l’originaire et le contempler en lui-même, ce qui aboutit au
projet d’une ontologie indirecte. Cette impossibilité à laquelle Freud s’est vu confronté de
remonter à la « scène originaire » est sans doute ce qui a fasciné Merleau-Ponty. C’est
patent p. ex. dans le récit de l’analyse de L’Homme aux loups, où Freud discute très
longuement le problème de savoir comment distinguer clairement entre une expérience
réelle et un souvenir-écran et où il s’avère qu’un souvenir peut être une construction.38 Il y a
donc un danger qui menace tout l’édifice : si la remontée vers le vécu perceptif muet qui
fait l’objet d’une reprise langagière s’avère incertain, comment s’assurer de la puissance de
vérité de la parole, de son lien effectif avec la réalité ? Il s’agit en fait du même problème
que celui de la réflexion, pour lequel Merleau-Ponty invente le concept de foi perceptive.
5. Foi perceptive et/ou foi expressive39
Les avancées de Merleau-Ponty sur cette question sont réelles et sérieuses par rapport aux
approches de la philosophie moderne. Elles permettent de placer le problème à un niveau
différent : sur la base d’une théorie charnelle de l’idéalité, la réinterprétation possible de la
parole la place non plus dans un ordre « sans commune mesure » avec celui du monde
muet, un ordre qui ne se donne pas dans une intuition suprasensible, mais au cœur même
de l’expérience perceptive. Ainsi, le passage est pensé essentiellement sous le signe de la
continuité de la perception avec la parole, ou plutôt de leur origine commune dans
l’expérience brute. Le problème est alors pour Merleau-Ponty de tenir compte de l’altérité
du langage par rapport à l’ouverture à l’être brut, tenir compte de son caractère de
convention, de « symbolisme artificiel » (Résumés de cours, p. 180). En un mot, il faut penser
tout ensemble continuité et rupture pour produire la théorie de l’événement de la parole, de
ce « bouleversement qu’introduit l’ordre de la parole dans l’Être prélinguistique » (VI, p.
251) sans pour autant prêter le flanc aux critiques qui s’adressent avec bon sens aux
philosophies du tournant linguistique ou herméneutique, de perdre le lien avec la réalité.
Une lecture approfondie des notes de travail notamment, montre que, quelle que soit la
voie privilégiée pour résoudre le problème du passage, elle doit répondre d’avance aux deux
exigences suivantes : la philosophie de la perception ne peut se passer d’une philosophie de
l’expression et la philosophie de l’expression ne peut se passer d’un ancrage dans le perçu.
En effet, la phénoménologie du langage de Merleau-Ponty évolue entre deux positions de
principe : entre le primat de la perception et l’idée que le passage de la perception au
langage doit se baser sur une philosophie du sens. Autrement dit, il y a une oscillation
entre, d’une part, une conception du langage dérivant du rapport tactile et visuel au monde
et, d’autre part, une conception de la perception comme une sorte d’herméneutique du
sensible où il s’agirait de « lire » les signes diacritiques du champ perceptif. Il y a là aussi la
figure d’un chiasme, qui fait qu’on se situe chez Merleau-Ponty à la fois dans une
phénoménologie du langage et dans une herméneutique de la perception. Mais nous avons
que cette oscillation n’est pas une indécision ou une incapacité à trancher entre deux
options dont l’une serait préférable à l’autre.
A la fin d’une longue note de travail du Visible et l’invisible, intitulée « Généalogie de la
logique / Histoire de l’être / Histoire du sens », Merleau-Ponty distingue deux sortes de
silence. Il y a le silence primordial, avant la première parole, qui est un silence mythique :
« Mais naïveté aussi d’un cogito silencieux qui se croirait adéquation à la conscience
silencieuse alors que sa description même repose entièrement sur les vertus du langage. »
(VI, p. 230) A ce premier silence spéculatif vient s’ajouter un silence qui n’est « pas le
contraire du langage », mais qui « enveloppe la parole de nouveau après qu’on s’est aperçu
que la parole enveloppait le silence prétendu de la coïncidence psychologique » (ibid.). Il y a
13
donc deux illusions rétrospectives : la première est celle de la coïncidence de la conscience
réflexive et de son vécu (qui fait naître la nécessité de la foi perceptive) et la seconde est
celle du silence primordial et originaire de la perception muette. Il me paraît donc
nécessaire, sur cette base et de ces indices glanés dans les notes de cours ou de travail,
d’enrichir la notion de foi perceptive de celle de foi expressive.
Je n’ai pas trouvé mention de cette notion chez Merleau-Ponty lui-même, mais elle me
paraît somme toute tomber sous le sens (si j’ose dire) si l’on veut à la fois rendre compte du
caractère inédit de la parole qui introduit une véritable rupture par rapport au silence de la
perception et de sa dérivation d’avec la perception, il reste la possibilité d’appliquer la
structure du concept de foi perceptive au cas de l’expression. « Comprendre la foi
perceptive à partir de l’expressivité primordiale du monde, comme expressivité
indéfiniment ouverte » (E. Bimbenet)40, implique d’enrichir la notion de foi perceptive de
celle de foi expressive, en tant que préparation à la rencontre du sens de l’être. De la même
manière que la foi perceptive est destinée à répondre aux antinomies d’une philosophie
réflexive de l’être brut, qui reconnaît à la fois les insuffisances et la nécessité de la démarche
réflexive, la foi expressive doit répondre aux antinomies d’une philosophie du sens qui
reconnaît à la fois la dérivation de la parole par rapport à la perception et le
« bouleversement » qu’elle introduit ; une pensée qui considère que le lien de la parole à la
réalité, le fait qu’elle est destinée à dire vrai est un fait premier tout aussi incontestable
qu’impossible à prouver. Prouver a priori que la parole dit vrai impliquerait en effet de
penser la perception aux conditions du langage conventionnel, de figer notre rapport au
monde dans des concepts hérités, ou bien de penser le langage aux conditions de la
perception et rendre incompréhensible l’autonomie de la pensée et relativiser les vérités du
savoir. Merleau-Ponty lui-même s’approche de cette idée lorsqu’il admet qu’il « faut bien
qu’à un certain moment la parole se justifie et s’impose comme une chose muette, perce
elle-même le silence de l’enfant » (Notes de cours 1959-1961, p. 372), le « comme » étant à
comprendre dans un sens analogique : de la même façon qu’une chose muette s’impose
d’elle-même, spontanément, le mot aussi a ce caractère spontané et essentiellement
surprenant.
Beaucoup de questions restent ouvertes, en particulier celle de savoir quelle est la bonne
philosophie du langage dans ce contexte. En quoi le chiasme que nous avons postulé entre
la perception et la parole et les deux couches de silence modifient-ils la conception du
langage ? Peut-on encore parler de phénoménologie du langage dans ce cas ? Je me
bornerai à esquisser ceci : la foi expressive explicite le refus de prendre parti entre
conventionnalisme et cratylisme. Il n’y a pas d’abord la convention (le langage), ni d’abord
la perception (sonorité), il y a perception expressive et reprise du sens de la perception. Il y
a impossibilité de remonter au-delà de l’origine de la parole, il y a nouveauté de la parole
parlante, mais justement pas primat du langage conventionnel. C’est seulement ainsi que
l’on peut vraiment comprendre les références aux analyses freudiennes de la Psychopathologie
de la vie quotidienne, qui « paraissent incroyables parce qu’on les réalise dans un Penseur. Mais
il ne faut pas les réaliser ainsi. Tout se fait en pensée non-conventionnelle » (VI, p. 289).
Ainsi la philosophie de la parole parlante suppose une foi expressive qui est la
compréhension de la parole, non pas en dépit de sa nouveauté mais grâce à elle. La foi
expressive invite à opérer une inversion par rapport à la pensée traditionnelle du langage :
c’est précisément en vertu de son caractère indéterminé que la parole peut signifier avec
exactitude. Le nœud de la pensée de Merleau-Ponty est donc que la parole parlante
introduit un événement inédit, inaugural sans lequel on n’aurait pas accès à ce sur quoi il se
fonde, mais que cet accès agit en retour sur le perçu. Il s’agit donc de penser à la fois la
préexistence du perçu et son inaccessibilité en tant que tel. Ainsi, le caractère inédit de la
14
parole et la rupture qu’elle introduit ne servent pas de prétexte à postuler l’arbitraire
conventionnel du langage pas plus que ces propriétés n’autorisent de se rabattre sur les
structures du langage pour éclairer les structures de la pensée ou de la perception.
Stefan Kristensen (Université de Genève)
stefan.Kristensen@lettres.unige.ch
6. Références
Cette liste ne recense que les textes qui m’ont servi à l’élaboration du présent travail. Les
références aux ouvrages de Merleau-Ponty sont données en notes et sont par ailleurs bien
connues.
R. Barbaras, De l’être du phénomène. Sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, Grenoble, J. Millon,
2001, 1re éd. 1991.
R. Barbaras, Le dédoublement de l’originaire, in M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur L’origine de
la géométrie de Husserl, suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la dir.
de R. Barbaras, Paris, PUF, 1998, p. 289-303.
R. Barbaras, De la parole à l’être, in Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998, chap. VIII, p.
183-199.
R. Barbaras, Le désir et la distance. Introduction à une phénoménologie de la perception, Paris, Vrin,
1999.
E. Bimbenet, Merleau-Ponty : la parole du monde, Alter 6, 1998, p. 11-38.
C. Chiesa, Le problème du langage intérieur dans la philosophie antique de Platon à Porphyre, in
Histoire épistémologie langage 14/II, St Denis PUV, 1992, p. 15-30.
F. Dastur, Le corps de la parole, in Chair et langage, essais sur Merleau-Ponty, éd. Encre marine,
2001, p. 49-67.
S. Freud, Métapsychologie, trad. fr. par J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll.
Folio, 1968.
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, trad. fr. par P. Koeppel, Paris, Gallimard, coll.
Folio, 1987.
S. Freud, L’Homme aux loups. A partir de l’histoire d’une névrose infantile, trad. fr. par J. Altounian
et P. Cotet, Paris PUF, coll. Quadrige, 1990.
S. Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, trad. fr. par D. Messier, Paris, Gallimard, 1997.
G. Guillaume, Principes de linguistique théorique, Québec, Presses de l’Université Laval, Paris,
Klincksieck, 1973.
M. Klein, Essais de psychanalyse (1921-1945), trad. fr. par M. Derrida, Paris, Payot, 1968.
J. Laplanche, Problématiques III / La sublimation, Paris, PUF, 1980.
C. Panaccio, Le discours intérieur : de Platon à Guillaume d’Occam, Paris, éd. du Seuil, 1999.
J.-M. Porret, La consignation du sublimable, Paris, PUF, 1994.
H. Pos, Phénoménologie et linguistique, in Revue internationale de philosophie, n° 2, 1939, p.
354-365.
M. Richir, Essences et « intuition » des essences chez le dernier Merleau-Ponty, in Phénomènes, temps et
êtres, Grenoble, J. Millon, 1987, p. 65-103.
J. Taminiaux, Le regard et l’excédent, La Haye, M. Nijhoff, 1977, chap. V-VI, p. 72-115.
15
Y. Thierry, Du corps parlant. Le langage chez Merleau-Ponty, Bruxelles, Édition Ousia, 1987.
B. Waldenfels, Le paradoxe de l’expression chez Merleau-Ponty, in M. Merleau-Ponty, Notes de
cours sur L’origine de la géométrie de Husserl, op. cit., p. 331-348.
Notes
1
M. Merleau-Ponty, Résumés de cours Collège de France 1952-1960, Paris, Gallimard, 1968, p. 179-180.
M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, coll. TEL, p. 203-232. Noté PhP.
3 M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, coll. TEL, p. 227. Noté VI..
4 Cf. p. ex. VI, p. 18 ; p. 169.
5 R. Barbaras, Le tournant de l’expérience, Paris, Vrin, 1998, p. 186.
6 Cf. par exemple le récent article de J.-N. Cueille, « Le silence du sensible. Éléments pour une esthésiologie
dans la pensée de Merleau-Ponty », in Chiasmi international, n° 4, pp. 119-156.
7 Pour une formulation canonique et pré-phénoménologique de ce problème, cf. J. F. Herbart, Lehrbuch zur
Einleitung in die Philosophie, Königsberg, 1837. Rééd. Hamburg, Meiner, 1993. C’est Hans Lipps (Phänomenologie
der Erkenntnis, Werke I, Frankfurt a. M., V. Klostermann, 1976, p. 1) qui évoque ce passage du manuel de
philosophie de Herbart : « La possession des caractères doit être d’une manière ou d’une autre attribuée à la
chose en tant que ce qui caractérise sa nature, comme la détermination de son essence (seines Was) : car c’est
de la chose elle-même que l’on dit qu’elle possède tous ces caractères. Cette possession est aussi plurielle et
diverse que les propriétés qui sont possédées. Elle est par conséquent aussi peu en mesure que celles-ci de
répondre à la question toute simple : qu’est-ce que cette chose ? » (p. 195)
8 Cf. pour tout cela l’ouvrage d’Yves Thierry, Du corps parlant, éd. OUSIA, Bruxelles, 1987, chapitre I en
particulier pour ce qui concerne la Phénoménologie de la perception.
9 In Signes, Paris, Gallimard, 1960, coll. Folio, p. 136-158. Noté PhL.
10 [Un inédit de Maurice Merleau-Ponty], in : Parcours deux, Paris, éd. Verdier, 2000. p. 36-48. Noté Un inédit.
11 H.-J. Pos, « Phénoménologie et linguistique », in Revue internationale de philosophie, n°2, 1939, p. 354-365.
12 H.-J. Pos, art. cit., p. 357.
13 La référence à G. Guillaume est plus que la mention d’un terme technique. Elle concerne l’œuvre d’un
linguiste qui visait à étudier le langage en procès et non pas comme système achevé : « Le principe qui préside
à mes recherches […] c’est que la langue se compose de résultats sous les quels il s’agit de découvrir […]
l’opération de pensée créatrice. […] C’est ainsi qu’au substantif qui est dans la langue une chose visible, un
résultat, on a opposé le procès, nécessaire et antécédent, de la substantivation. » Principes de linguistique théorique
de Gustave Guillaume, sous la dir. de R. Valin, Presses de l’Université Laval, Québec, Klincksieck, Paris, 1973, p.
223.
14 Cette thèse du caractère a posteriori des significations idéales est sans aucun doute le point sur lequel la
rupture avec la doctrine husserlienne de la signification est la plus clair. Cf. la première Recherche logique, § 32 :
« L’idéalité des significations est un cas particulier de l’idéalité du spécifique en général. »
15 La note de travail « Sujet percevant, sujet parlant, sujet pensant », VI, p. 251-252, sur laquelle je reviens plus loin,
reprend cette question du rôle de la parole dans la formation des pensées.
2
16
Je laisse ici de côté la problématique des liens entre parole et intersubjectivité. Il est évident que
l’expression ne devrait pas être traitée à part de la question de l’autre homme. Non seulement la parole est au
cœur même de la possibilité de la rencontre d’autrui, mais encore la présence d’autrui est essentielle au
processus même de création de sens. Cf. préface de Signes, p. 31 sqq. : « Que sera-ce quand l’un d’eux va se
retourner sur moi, soutenir mon regard et refermer le sien sur mon corps et sur mon visage ? Sauf si nous
recourons à la ruse de la parole, et mettons en tiers entre nous un domaine de pensées, l’expérience est
intolérable. » (p. 31) Il y a un champ de recherches qui s’ouvre dès lors qu’on prend au sérieux le lien essentiel
qui existe entre parole et altérité. Je me propose ici seulement d’en indiquer une voie possible à travers l’usage
du concept de sublimation.
17 R. Barbaras, Le dédoublement de l’originaire, p. 301, in : M. Merleau-Ponty, Notes de cours sur L’origine de la
géométrie de Husserl, suivi de Recherches sur la phénoménologie de Merleau-Ponty, sous la dir. de R. Barbaras, PUF,
1998, p. 289-303.
16
18
Pour ce qui est de la notion merleau-pontienne de l’essence et son lien aux textes freudiens, je ne peux que
renvoyer à l’étude de M. Richir, in Phénomènes, temps et êtres, Grenoble, J. Millon, 1987, pp. 65-103.
19 D’après les plans de L’origine de la vérité reproduits par C. Lefort dans l’avertissement (p. 10-11) et dans les
notes de travail (pp. 217, 322), la question du logos devait être traitée dans une partie non écrite de l’ouvrage.
20 Cf. Le langage indirect et les voix du silence, in Signes, op. cit., pp. 75 sqq.
21 « Ier volume de l’origine de la vérité », p. 219-221, ainsi que « L’Être brut ou sauvage (=monde perçu) et son rapport au
… », p. 221 sq. A propos de l’histoire de ces concepts dans l’Antiquité et au
Moyen Âge, cf. notamment C. Panaccio, Le discours intérieur : de Platon à Guillaume d’Occam, Paris, éd. du Seuil,
1999. Par ailleurs, les références au vocabulaire stoïcien se trouvent surtout dans la première partie du Visible
et l’invisible ; ainsi l’opposition entre monde privé et monde commun (idios vs koinos kosmos) p. 24-25, la notion
d’un lieu de la pensée (topos noèsos) p. 29.
22 Pour avoir une vue d’ensemble précise du rapport de Merleau-Ponty à Heidegger, cf. F. Dastur, « Lecture
de Heidegger », in Chair et langage, essais sur Merleau-Ponty, Encre marine, 2001, pp. 191-212. Une première
version de ce texte a été publiée dans Chiasmi international n°2, Mimesis, Vrin, 2001, pp. 373-388.
23M. Merleau-Ponty, Notes des cours au Collège de France 1958-1959 et 1960-1961, Paris, Gallimard, 1996, p. 123.
Noté Notes de cours 1959-1960.
24 Cf. E. Husserl, Erfahrung und Urteil, Hambourg, F. Meiner, 1991, pp. 57 sq.
25 Un extrait de la note de travail intitulée « Problème de l’analyse » également de septembre 1959, permet de
confirmer ce rapprochement : après avoir posé le problème philosophique posé par la psychanalyse, MerleauPonty assigne à la philosophie la tâche de « l’étude de la Vorhabe de l’être » (VI, p. 254), comme mode de
connaissance de l’inconscient.
26 M. Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, coll. TEL, p. 173. Je souligne.
27 J. Laplanche, Problématiques III / La sublimation, Paris, PUF, 1980, p. 17.
28 Ibid., p. 60.
29 Cf. ibid., pp. 123 sqq.
30 S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1987, p. 66 sq. Le terme apparaît
également aux pp. 100-101, 139-140 et 189-190. Pour une bibliographie complète des occurrences du terme
dans le corpus freudien, cf. J.-M. Porret, La consignation du sublimable, Paris, PUF, 1994, pp. 217-219.
31 Freud, Trois essais, op. cit. p. 66.
32 Je souligne. Merleau-Ponty va plus loin que d’affirmer simplement la réversibilité dans l’ordre du parler et
de l’entendre. Un peu plus haut, il suggère que le « paradoxe de l’expression » commence là où l’appareil
perceptif tactile-visuel « remonte à sa source » (VI 187), c’est-à-dire s’oriente vers le monde. Le moment où le
« narcissisme fondamental de toute vision » (VI 181) se défait et que l’épreuve d’une altérité – celle du monde
– commence, ce moment est aussi en même temps celui de l’intervention de la parole. Il faudra revenir à cette
question du rapport de l’intercorporéité à la parole chez Merleau-Ponty, en lien avec la manière dont se pose
le problème du langage chez Levinas.
33 Résumés de cours, p. 179. Dans ce même passage, Merleau-Ponty se réfère à Melanie Klein et à sa
psychanalyse des enfants. Cf. Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968. Cf. également J. Laplanche, op. cit., pp.
129-133.
34 M. Merleau-Ponty, L’institution, la passivité. Notes de cours au Collège de France (1954-1955), préface de C. Lefort,
Paris, éditions Belin, 2003. Noté Notes de cours 54-55.
35 Les derniers travaux de Mauro Carbone, notamment son article non publié sur le problème de la
réminiscence que j’ai eu l’occasion de consulter, Comment reconnaître ce qu’on ne connaissait pas ? Mnémosyne et l’art
du XXe siècle, apporte des éléments précieux pour une théorie onirique de la perception chez le dernier
Merleau-Ponty. Je suis d’ailleurs en général très redevable aux suggestions de Mauro Carbone à propos de la
philosophie merleau-pontienne de la psychanalyse.
36 Cité par Y. Thierry, op. cit., p. 108 sq. Je souligne.
37 VI, p. 201. Ce sont les derniers mots du manuscrit.
38 S. Freud, L’Homme aux loups, trad. fr. par J. Altounian et P. Cotet, Paris, PUF, 1990, pp. 45-58.
39 Les lignes qui suivent voudraient plutôt esquisser un programme qu’établir et prouver le concept de foi
expressive. Il s’agit de montrer son caractère plausible et indiquer dans quelle direction le développer.
40 E. Bimbenet, Merleau-Ponty : la parole du monde, Alter 6, 1998, p. 38.
17