Droit et religion en Europe
Philippe Auvergnon, Françoise Curtit, René de Quenaudon, Anne Fornerod,
Vincente Fortier, Gérard Gonzalez, Céline Pauthier, Thierry Rambaud,
Isabelle Riassetto, Michel Storck, Yves Strickler, Nadine Weibel, Jean-Paul
Willaime, Anne-Laure Zwilling, Marc Aoun, Jean-Luc Hiebel, Rik Torfs,
Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Patrick Valdrini, Samim Akgönül, Brigitte
Basdevant-Gaudemet, Michel Deneken, Silvio Ferrari, Franck Frégosi, Iván
Carlos Ibán, Marcel Metzger, Pierre-Henri Prélot, Miguel Rodríguez Blanco,
Balázs Schanda et Jean-Marie Woehrling
DOI : 10.4000/books.pus.9366
Éditeur : Presses universitaires de Strasbourg
Lieu d'édition : Strasbourg
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 28 mai 2019
Collection : Société, droit et religion
ISBN électronique : 9791034404445
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 22 septembre 2014
ISBN : 9782868205643
Nombre de pages : 586
Référence électronique
AUVERGNON, Philippe ; et al. Droit et religion en Europe. Nouvelle édition [en ligne]. Strasbourg : Presses
universitaires de Strasbourg, 2014 (généré le 28 septembre 2019). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/pus/9366>. ISBN : 9791034404445. DOI : 10.4000/books.pus.9366.
© Presses universitaires de Strasbourg, 2014
Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
droit et religion en europe
Études en l’honneur de Francis Messner
Dans la même collection
Actualité des protestantismes évangéliques
sous la direction de Christopher Sinclair, 2002
Lectures contemporaines du droit islamique. Europe et monde arabe
sous la direction de Franck Frégosi, 2004
Le droit interne hébraïque
sous la direction de Frank Alvarez-Pereyre et Lionel Panafit, 2004
Secret, religion, normes étatiques
sous la direction de Jacqueline Flauss-Diem, 2005
Le bouddhisme et ses normes. Traditions – modernités
sous la direction de Raphaël Liogier, 2006
État et institutions religieuses.
Contribution à l’étude des relations entre ordres juridiques
Elsa Forey, 2007
Formation du droit canonique et gouvernement de l’Église
de l’Antiquité à l’Âge classique
recueil d’articles de Jean Gaudemet, 2008
Laïcité en débat. Principes et représentations en France et en Turquie
sous la direction de Samim Akgönül, 2009
Conciles provinciaux et synodes diocésains
du concile de Trente à la Révolution française
sous la direction de Marc Aoun et Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, 2010
Assistance spirituelle dans les services publics
sous la direction d’Anne Fornerod, 2012
Minorités religieuses, religions minoritaires dans l’espace public.
Visibilité et reconnaissance
sous la direction d’Anne-Laure Zwilling, 2014
Sous la direction de
Marc AOUN, Jeanne-Marie TUFFERY-ANDRIEU et Michel STORCK
droit et religion en europe
Études en l’honneur de
Francis Messner
Presses universitaires de Strasbourg
Ouvrage publié avec le soutien
de l’Université de Strasbourg
et de l’UMR 7354 « Droit, religion, entreprise et société »
ISBN : 978-2-86820-564-3
© 2014 Presses universitaires de Strasbourg
5 allée du Général Rouvillois
F – 67083 Strasbourg Cedex
Préface
Michel Deneken
L
e parcours impressionnant de Francis Messner ne justifie pas ce volume
d’hommage… il l’impose ! Francis Messner, en effet, par sa longue et brillante carrière de chercheur, d’enseignant et d’expert, aura marqué les sciences
juridiques, canoniques et religieuses de son empreinte. Durablement.
Francis Messner, né en 1947, a commencé sa carrière de chercheur à l’Université de Syracuse dans l’État de New York en tant qu’assistant de recherche et
d’enseignement de 1975 à 1976. De retour à Strasbourg, il soutient en 1978,
devant un jury présidé par le doyen Marcel Simon, une thèse de Sciences religieuses portant sur Les revues de religion et de théologie aux États-Unis. À la
suite de la soutenance de sa thèse de doctorat d’État en droit canonique sur
Le financement des religions en droit des cultes reconnus (1802-1980) dirigée
par Jean Schlick et obtenue en 1982 à Strasbourg face à un jury présidé par le
recteur Jean Imbert et d’un doctorat d’habilitation à diriger les recherches en
droit des religions en 1986, cet ancien élève de la Ve section de l’EPHE a mené
essentiellement des recherches en droits des religions en mettant l’accent sur la
comparaison des statuts des cultes et, plus largement, du droit des religions en
Europe. Recruté en tant que chargé de recherche au CNRS en 1982 et affecté
au Centre de recherches et de documentation sur les institutions chrétiennes
(CERDIC), équipe de recherche de l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg associée au CNRS, il a été, de 1986 à 1989, boursier de la Fondation von
Humboldt (Humboldt Stiftung) et mis à disposition par le CNRS de la chaire
de droit ecclésiastique et de philosophie du droit de la faculté de droit de l’Université de Fribourg-en-Brisgau occupée par le professeur Alexander Hollerbach.
De retour à Strasbourg et après avoir été promu directeur de recherche en 1991,
6
dRoiT ET RELigion En EURoPE
il s’est engagé résolument à développer des projets de recherches collectifs et à
prendre en charge l’animation et l’administration de la recherche dans son unité
d’affectation.
Les recherches de Francis Messner se sont essentiellement articulées autour
de quatre axes : le droit comparé des religions des États européens ; le droit français des religions, droit général et droit local ; les droits internes des religions
dans une perspective comparative et enfin les sciences des religions.
Fort de ses séjours scientifiques à l’étranger, Francis Messner a joué un rôle
pionnier en France dans les années 1980-1990 dans le domaine de l’étude comparative des statuts des cultes, et plus largement des droits appliqués aux religions dans les États européens. Ces droits et statuts étaient alors mal connus et
surtout peu étudiés, en l’absence en France, contrairement à d’autres États européens, d’une tradition universitaire établie en la matière alors que la demande
sociale était très forte. Il participa au développement de bases de données et de
sites d’information en droit comparé des religions et mena des recherches sur
les composantes communes aux différents statuts des cultes des États européens,
sur les traitements différenciés des religions par les États et sur les procédures
permettant l’accès des religions minoritaires aux statuts avantageux des religions
majoritaires. Les religions socialement controversées, communément appelées
« sectes », ont également fait l’objet d’études particulières. Ces investigations ont
été motivées par la recherche d’un modèle européen de droit des religions, problématique qui traverse l’ensemble de ses investigations. Depuis 2010, ses efforts
se sont concentrés sur les modes de financement des Églises, religions et groupements philosophiques par les pouvoirs publics en Europe dans le cadre d’un
programme financé par la Commission européenne (Religare).
Parmi les travaux menés en droit français des religions, il convient de citer
en premier lieu le Traité de droit français des religions qui constitue l’aboutissement d’un investissement mené sur de nombreuses années. Ce premier grand
traité du xxie siècle, succédant au Traité d’administration des cultes d’A. Dubief
et V. Gottofrey de la fin du xixe siècle, a été réalisé grâce à un travail d’équipe
piloté par Francis Messner, Pierre-Henri Prélot et Jean-Marie Woehrling. Il
s’adosse à l’imposante série de travaux collectifs dirigés par Francis Messner sur
la culture religieuse à l’école, le statut des minorités, l’enseignement religieux,
les « sectes » et le droit en France.
Francis Messner investit aussi, de manière intensive, le domaine très spécialisé du droit local des cultes alsacien-mosellan : rédaction de quatre fascicules
de JurisClasseur, participation à la rédaction d’un guide du droit local, chroniques annuelles détaillées dans la Revue européenne des relations Églises-États et
publication de très nombreux articles de référence notamment dans la Revue
du droit local.
Dans le cadre de ses travaux en droits internes des religions Francis Messner
a résolument privilégié l’approche comparative des divers droits, disciplines et
Préface
7
règlements internes des grandes religions implantées en Europe (droits canoniques catholique, orthodoxe et anglican, disciplines et droits ecclésiaux protestants, règles bouddhiques, droit musulman, droit hébraïque et droit hindouiste)
par le biais d’organisation de séminaires consacrés au statut des ministres du
culte et des édifices cultuels dans les « droits internes des religions », à la définition de la secte dans chacune des religions précitées et aux représentations
propres aux religions catholique, protestante, orthodoxe, musulmane, juive,
bouddhiste ainsi que de celles des témoins de Jéhovah en matière de relations
entre les Églises et les États, aux sanctions pénales dans les droits internes des
religions, aux normes présidant à la formation des cadres religieux et enfin au
pluralisme religieux dans les droits internes des religions.
Cette approche thématique (édifices, ministres du culte, relations ÉglisesÉtats, sectes, cadres religieux, pluralisme religieux) a été complétée par une
investigation visant à comparer les caractères et les principes généraux structurant les droits et statuts internes des religions (droits canoniques, catholique,
anglican et orthodoxe, droit musulman, droit hébraïque et règles bouddhiques)
et des études visant à présenter de manière systématique les droits internes des
grandes traditions religieuses comme le droit ecclésial protestant.
Canoniste de formation, il est l’auteur de plusieurs articles de droit canonique (droit des associations, révocation d’un évêque, statut des prélatures
personnelles, droit canonique confronté à la modernité) et a organisé un colloque international sur l’enseignement du droit canonique en Europe dont
les contenus et la méthode peuvent varier selon les pays et les établissements
d’enseignement.
Les travaux de Francis Messner en sciences des religions se sont focalisés ces
dernières années sur le contenu et les méthodes de l’enseignement de la théologie à l’Université et hors de l’Université. Il a notamment organisé un colloque
international traitant du contenu et des méthodes de la théologie universitaire
enseignée dans les universités publiques ou privées en France, en Allemagne,
au Liban, en Grèce et au Canada et une journée d’études consacrée à la comparaison de la théologie universitaire avec les sciences des religions en Europe
et enfin un colloque international sur l’enseignement de la théologie islamique
dans les pays musulmans.
La publication d’une série impressionnante de monographies, d’ouvrages
collectifs, d’articles et de rapports n’a pas fait obstacle à son engagement dans
l’animation et l’administration de la recherche. Entre 1990 et 2013, il a ainsi
organisé 42 colloques internationaux, colloques nationaux et journées d’études.
Il a pris la direction de l’équipe SDRE (Société, droit et religion en Europe),
équipe de recherche en restructuration du CNRS (ERS), en 1996 et négocia son rattachement à l’Université Robert Schuman de Strasbourg. L’unité
mixte de recherche CNRS/URS 7012 SDRE fut créée en 1997 et à la suite
de l’intégration d’une équipe d’accueil de politologues, transformée en UMR
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dRoiT ET RELigion En EURoPE
PRISME en 2005. Francis Messner assura pendant 17 ans avec l’accord des
tutelles la direction de l’ERS puis des UMR SDRE et PRISME. Ces unités de
recherche accueillaient notamment des doctorants et des étudiants de masters
et la volonté de mettre en place une synergie entre recherche et enseignement
motiva son engagement en faveur de ce dernier. Chargé de cours à l’Institut
de droit canonique et à la Faculté de droit de Strasbourg, il a également été le
fondateur de deux masters : droit canonique et droit européen comparé des religions en 2000 et islamologie en 2009 dont il assura, et assure toujours pour le
master d’islamologie, la direction. Directeur de 13 thèses soutenues et garant
d’une HDR, il créa puis dirigea pendant trois ans le Groupement d’intérêt
scientifique (GIS UNISTRA/CNRS) Sciences des religions et théologies. Très
fidèle à son université de rattachement, il a été membre de plusieurs organes
de cet établissement. Élu au premier conseil d’administration de l’Université
unique de Strasbourg (2009-2012), il a également été désigné membre du
conseil d’administration puis élu trésorier de la Fondation des Presses universitaires de Strasbourg.
Les fonctions exercées par Francis Messner au niveau national et au niveau
international viennent en reconnaissance de ses compétences en matière de
recherche, d’enseignement et d’animation de la recherche. Il a notamment
siégé pendant huit ans en tant que membre élu et membre nommé du bureau
à la section « Sociologie et sciences du droit » du CNRS, qu’il a présidée en
2007. Membre titulaire des jurys d’admission de chargés de recherche et de
directeurs de recherche pendant plusieurs années, il a également fait partie et
présidé de nombreux jurys de recrutement et de sélection d’ITA du CNRS. Il
a par ailleurs siégé pendant trois mandats à la section 76 du CNU. Outre ces
fonctions directement liées à son statut CNRS et à son affectation à l’Université de Strasbourg, Francis Messner a été sollicité par la Mission Droit et justice
du Ministère de la Justice (membre du conseil scientifique et grand électeur du
prix Jean Carbonnier de 2002 à 2007) et par la HALDE, Haute autorité de
lutte contre les discriminations et pour l’égalité (membre du comité consultatif
de 2005 à 2008). Il a été expert auprès de l’AERES et de l’ANR et participe
aux travaux de l’Institut du droit local alsacien-mosellan en tant que membre
du conseil scientifique et du bureau.
Fondateur et responsable de la collection Société, droit et religion en Europe
des Presses universitaires de Strasbourg, il est membre de plusieurs comités
de rédaction : Revue de droit canonique de Strasbourg ; Revue Société, droit et
religion ; Archives de Sciences Sociales des Religions jusqu’en 2010 ; daimon.
Annuario di diritto comparato delle religione. Il est en outre membre du comité
éditorial de la collection Law and Religion publiée par Peeters. Membre de
plusieurs associations scientifiques, il siège notamment au comité exécutif du
Consortium européen de recherche sur les relations Église/État dont il a été le
président en 2001.
Préface
9
Professeur invité à la faculté de droit de l’Université de Sienne et de l’Université de Côme, il a enseigné par ailleurs à l’Institut des sciences religieuses de
Hanoï. Son expertise a été requise par le Conseil de l’Europe, le Ministère fédéral de la Justice belge et le Secrétariat aux affaires religieuses de la République
de Roumanie. Il est depuis 2012 responsable de la commission de réforme du
statut des cultes du Grand-Duché du Luxembourg.
Sollicité par le Ministère de l’intérieur, il a de concert avec trois autres
membres de l’UMR PRISME participé à la Commission de réflexion juridique
sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics (Commission Machelon,
2004-2005). Il est depuis mai 2012 chargé de mission auprès du Ministre de
l’intérieur et de la Ministre de l’Enseignement supérieur aux fins de réfléchir
sur la formation des cadres religieux musulmans.
Directeur de recherche émérite au CNRS et professeur conventionné à
l’Université de Strasbourg depuis septembre 2012, il est lauréat de l’Académie
des sciences morales et politiques (Prix Francis Durieux 2004) et a été nommé
en 2012 chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur.
Ce sont l’admiration, la gratitude, le respect non moins que l’amitié qui ont
tenu la plume des contributeurs de ce volume d’hommage. Francis Messner,
ce chercheur exceptionnel, souvent pionnier et toujours fédérateur, devait être
honoré par ses pairs et amis. À celui qui a tant semé voici la gerbe d’une riche
moisson !
Francis Messner
Bibliographie
I. Production scientifique
1. Ouvrages de recherche, de synthèse et direction d’ouvrage
1978 Théologie ou religiologie. Les revues de religion aux USA, Strasbourg, Cerdicpublications, 1978, 227 p. (Recherches institutionnelles, 1, Série Culture
et Religion).
1983 Argent, propriété et religion. Le système concordataire français (1801-1983),
Thèse d’État, 1983, 924 p.
1984 Le financement des Églises. Le système des cultes reconnus (1801-1983), Strasbourg, Cerdic-publications, 1984, 260 p. (Recherches institutionnelles,
13, Série Droit et Églises), préface de Jean Imbert.
1995 La culture religieuse et l’école, F. Messner (dir.), Paris, Cerf, 1995, 284 p.
1996 Les statuts de l’enseignement religieux, F. Messner et J.-M. Woehrling (dir.),
Paris, Cerf-Dalloz, Droit des religions, 1996, 202 p.
1998 L’enseignement religieux à l’école publique, F. Messner et A. Vierling (dir.),
Strasbourg, Oberlin, 1998.
1999 L’évolution historique des statuts des cultes dans les pays de l’Union Européenne, B. Basdevant-Gaudemet et F. Messner (dir.), Paris, PUF, 1999.
Les sectes et le droit en France, F. Messner (dir.), Paris, PUF, 1999.
2001 Le droit ecclésial protestant, F. Messner et S. Wydmusch (dir.), Strasbourg,
Oberlin, 2001.
2002 Le statut des confessions religieuses des États candidats à l’Union Européenne,
F. Messner (dir.), Milan, Giuffrè, 2002, 276 p.
12
dRoiT ET RELigion En EURoPE
2003 Traité de droit français des religions, F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), Paris, Éditions du Juris-Classeur, 2003, 1 317 p.
2005 État et religion en Europe, F. Messner (dir.), Strasbourg, RdC-IDLPRISME, 2005, 314 p.
2007 Les lieux de culte en France et en Europe, M. Flores-Lonjou et F. Messner
(dir.), Leuven, Peeters, 2007, 308 p.
Minorités religieuses dans l’espace européen. Approches sociologiques et juridiques, J.-P. Bastian et F. Messner (dir.), Paris, PUF, 2007, 332 p.
2008 droit et religion. Recueil de textes, F. Messner et F. Curtit (dir.), Bruxelles,
Bruylant, 2008, 1 191 p.
2009 Théologie et sciences des religions en débat. Hommage à gilbert Vincent,
J.-P. Bastian et F. Messner (dir.), Strasbourg, PUS, 2009.
La théologie à l’Université, M. Deneken et F. Messner (dir.), Genève, Labor
et Fides, 2009, 218 p.
2010 La Formation des cadres religieux en France. Une affaire d’État ?, F. Messner
et A.-L. Zwilling (dir.), Genève, Labor et Fides, 2010, 229 p.
2013 Traité de droit français des religions, F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), Paris, Lexis-Nexis, 2013, 2e édition, 2 001 p.
2014 Public Funding to religions in Europe, (dir.), Ashgate, parution prévue au
printemps 2014.
La formation des cadres religieux en Europe. Histoire, statut des établissements
d’enseignement de théologie, nouvelles politiques publiques, (dir.), parution
prévue en automne 2014.
2. Publication de dossiers dans des revues avec comité de lecture
1995 Églises-États et droits des religions, in Revue de droit canonique, 45/1, 1995,
p. 7-146.
1996 Femmes, pouvoir et religion, in Revue de droit canonique, 46/1, 1996,
p. 3-135.
L’organisation de la religion musulmane. droit local, droit général, exemples
étrangers, in Revue de droit canonique, 46/2, 1996.
1997 La neutralité de l’État dans les pays de l’Union Européenne, in ASSR, 93, 1997.
Ministres et lieux de culte, in Revue de droit canonique, 47/2, 1997.
2002 La définition de la secte dans les grandes religions, in Revue de droit canonique,
51/1, 2001.
2006 droit pénal et religion, in Revue de droit canonique, 2006, 56/1 et 2.
2007 Les principes des droits des religions, in Revue de droit canonique, 57/1, 2007.
Francis Messner – Bibliographie
13
2012 Le pluralisme religieux en droits internes des religions. Conceptions, applications, limites, Actes de la Journée d’études tenue à Strasbourg le 10 septembre 2010, daimon. Annuario di diritto comparato delle religioni (co-dir.).
2013 L’enseignement du droit canonique, in Revue de droit canonique, 61/1, 2011.
3. Articles de revue avec comité de lecture et contributions à des
ouvrages de recherche
1979 « L’enseignement secondaire », in Églises et États en Alsace-Moselle, Strasbourg, Cerdic-publications, 1979, p. 286-300.
1984 « Le droit associatif dans l’église catholique et la société française », PJR 1,
1984, p. 111-132.
1985 « La répression des déviances religieuses aujourd’hui : le cas de la déprogrammation aux USA », PJR 2, 1985, p. 53-73.
« Un conflit de pouvoir dans l’église, La prélature personnelle au service de
l’Opus Dei », PJR 2, 1985, p. 227-241.
« Hare Krishna ou Foyer de Charité, ou de la classification sociale du bon
et du mauvais », in PJR, 2, 1985, p. 243-247.
1987 « Collectivités et associations religieuses en République Fédérale d’Allemagne. Phénomènes d’intégration et d’exclusion », PJR 4, 1987,
p. 126-145.
« Le régime des cultes », Juris-Classeur Alsace-Moselle, Paris, Éditions techniques, 1987, fasc. 230, 41, et mises à jour : 1988, 1990, 1994 et fascicule
d’attente, 1994. (Ce fascicule n’existe plus. Il a été réparti en 4 nouveaux
fascicules.)
1988 « Les associations cultuelles en Alsace-Moselle », PJR 5, 1988, p. 60-71.
« Droit et sectes en France », Quaderni di diritto e politica ecclesiastica,
1988, p. 35-42.
« Sectes et droit en RFA : l’exemple de la liberté d’association religieuse »,
Quaderni di diritto e politica ecclesiastica, 1988, p. 42-47.
1989 « Le droit conventionnel entre les Églises et les États en RFA », PJR 6,
1989, p. 61-91.
« Peut-on définir juridiquement la religion ? L’exemple de la République
Fédérale d’Allemagne », L’Année canonique, 31, 1989, p. 321-342.
« Situation des nouveaux mouvements religieux en France », Conscience et
liberté, 1989, 37, p. 75-82.
« La procédure de nomination de l’archevêque de Cologne », La documentation Catholique, 1979, 1989, p. 248-249.
« Die neuen Religionen und die Rechtslage in Frankreich », gewissen und
Freiheit, 1989, 32, p. 73-79.
14
dRoiT ET RELigion En EURoPE
1990 « La fiscalité des associations cultuelles de droit local », PJR 7, 1990,
p. 3-12.
« Le logement des ministres des cultes », Bulletin de liaison, Institut du
droit local, 2, 1990, p. 14-16.
1992 « Diversité de la législation française appliquée aux cultes : l’exemple du
droit local alsacien-mosellan », Actes, 1992, 79/80, p. 30-36.
« La réforme des fabriques d’église en droit local alsacien-mosellan », Bulletin de liaison, Institut du droit local, juin 1992.
« Le sette e le nuove religioni in Europa : Aspetti giuridici », Sette e Religioni, 2, 1992, p. 223-258.
1993 « Le droit français des religions », in Staatliches Religionsrecht Europäisches
Vergleich, Herg. R. Puza und A. Kustermann, Universitätsverlag Freiburg,
Freiburg, Schweiz, 1993, p. 33-59.
« Laïcité juridique et laïcité imaginée. Les évolutions du régime des cultes
en France », Le débat, Nov.-Déc. 1993, 77, p. 89-94.
1994 « Les laïcs chargés de la pastorale en RFA », L’Année canonique, 35, 1992,
p. 77-86
« Les animateurs pastoraux en régime concordataire français », L’Année
canonique, 35, 1992, p. 61-71.
« Les cultes reconnus en Europe : l’exemple du Luxembourg », Revue du
droit local, juin 1994.
« Le droit des cultes dans les départements du Rhin et de la Moselle »,
Revue européenne des relations Églises-État, 1994, 1, p. 37-53 (Chronique
pour l’année 1993).
« Les évolutions du statut des cultes au Luxembourg », in Religions et laïcité
dans l’Europe des douze, J. Baubérot (dir.), Paris, Syros, 1994, p. 95-105.
1995 « Foulards islamiques et droit local de l’éducation », Revue du droit local,
1995, 14, p. 26-30.
« L’affaire GAILLOT : aspects canoniques », Revue de droit canonique,
1995, 45, p. 75-82 (en collaboration avec J. Werckmeister).
« Le droit des cultes dans les départements du Rhin et de la Moselle »,
Revue européenne des relations Églises-État, 1995, 2, (Chronique pour l’année 1994).
« La culture religieuse à l’école. Vers une solution consensuelle », in La
culture religieuse à l’école, Paris, Cerf, p. 7-13.
« L’Église et son droit », in Tous les chemins ne mènent plus à Rome. Un
bilan sociologique de la nouvelle évangélisation de Jean-Paul ii, R. Luneau et
P. Michel (dir.), Paris, Albin Michel, 1995.
1996 « Introduction : Femme et religions », Revue de droit canonique, 46/1,
1996, p. 3-6.
Francis Messner – Bibliographie
15
« Le droit des cultes dans les départements du Rhin et de la Moselle »,
Revue Européenne des relations Églises-État, 1996, 3, p. 53-60.
« Le financement du culte par les collectivités territoriales. Rappel de la
législation applicable », Revue du droit local, 19 septembre 1996.
« Les communautés musulmanes et le droit local alsacien-mosellan », in
État, Régions et droit locaux, Paris, Economica, 1996, p. 233-238.
1997 « Le statut des cultes non reconnus », Revue du droit local, 20, 1997.
« Le droit des cultes dans les départements du Rhin et de la Moselle »,
Revue Européenne des relations Églises-État, 1997, 4, p. 61-80.
« Du droit ecclésiastique au droit des religions : évolution d’une terminologie », Revue de droit canonique, 47/1, 1997, p. 143-160.
1998 « Le droit des cultes dans les départements du Rhin et de la Moselle »,
Revue Européenne des relations Églises-État, 4, 1998.
« La création d’une faculté de théologie musulmane à l’Université des
Sciences Humaines de Strasbourg », Le Courrier du gERi, 1, 2, 1998,
p. 81-90.
« L’influence des auto-compréhensions religieuses sur le droit étatique », in
Religiosité, religions et identités religieuses. Recherche sur la philosophie et le
langage, Paris, Vrin, 1998, p. 307-334.
« La création d’une faculté de théologie musulmane dans une l’Université
publique française. L’hypothèse de Strasbourg », in Formation des cadres
religieux musulmans en France. Approches socio-juridiques, F. Frégosi (dir.),
Paris, L’Harmattan, 1998.
1999 « Le droit des religions dans une Europe interculturelle », in La cohabitation culturelle en Europe. Regards croisés des quinze de l’Est à l’ouest, Hermès,
1999, 23-24, p. 57-64.
« Le droit local des cultes en 1999 », Revue européenne des relations ÉglisesÉtat, 6, 1999.
« Le régime des cultes. Organisation des institutions des cultes reconnus et
non reconnus et des congrégations », in JurisClasseur Alsace-Moselle, Paris,
Éditions techniques, fasc. 231, 1999.
2000 « Le régime des cultes. Caractères et principes généraux », in JurisClasseur
Alsace-Moselle, Paris, Éditions techniques, fasc. 230, 2000.
2001 « Le droit des religions en Alsace-Moselle », Revue européenne des relations
Églises-État, 7, 2000 (paru en 2001).
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2002 « Le droit des religions en Alsace-Moselle », Revue européenne des relations
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« Les sectes en Europe », RdC, 50/2, 2000 (paru en 2002).
2003 « Le “système concordataire” (1802-2002) », Revue d’Alsace, 129, 2003.
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2007 « Le statut des édifices cultuels en Europe : approche comparative », Les
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principes généraux, Police des cultes », fasc 230, 2009, 28 p.
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2012 « Le financement public des cultes en Alsace et en Moselle. Évolutions historiques », RdC, 2010, 60/1-2, paru en 2012.
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4. Dictionnaire, encyclopédie et lexique
1983 « Le droit patrimonial des cultes », Encyclopédie de l’Alsace, Éditions Publitotal, 1983, 4, p. 2501-2502.
« Les pompes funèbres ; les cimetières », Encyclopédie de l’Alsace, Éditions
Publitotal, 1983, 4, p. 2511.
1985 « La revue catholique d’Alsace », Encyclopédie de l’Alsace, Strasbourg, Éditions Publitotal, 1985, 10, p. 6380-6384.
« Les sectes en Alsace », Encyclopédie de l’Alsace, Strasbourg, Éditions Publitotal, 1985, 11, p. 6814-6817.
2002 Rédaction de vingt-cinq rubriques dans Le guide du droit local, Strasbourg,
Institut du droit local, Economica, 2002, 231 p., seconde édition revue,
modifiée et augmentée.
2004 « Religion », in dictionnaire de la Justice, L. Cadiet (dir.), Paris, PUF.
2011 dictionnaire du droit des religions, F. Messner dir.), Paris, Éditions du
CNRS, 2011, 2e éd. 2012 (direction de l’ouvrage, rédaction de la présentation générale et de 13 entrées).
5. Colloques publiés
1985 « La formation des clercs. Un service public controversé », in La formation
du clergé dans les diocèses de Strasbourg et de Metz de 1801 à 1870, Strasbourg, Ercal publications, 1985, p. 132-146.
1986 « Les religions et le droit du travail en France », in Le droit du travail dans
les églises, Strasbourg, Cerdic-Publications, 1986, p. 25-74.
1987 « Les racines du mal. La réaction des théologiens contre les sectes à la fin
du xixe siècle », in La formation du clergé dans les diocèses de Strasbourg et de
Metz de 1871 à 1918, Strasbourg, Ercal Publications, 1987, p. 97-108.
1988 « Les couvertures sociales du clergé alsacien (1811-1975) », Actes du 113e
congrès national des sociétés savantes. Colloque sur l’histoire de la sécurité
sociale, Strasbourg, 1988, Paris, Association pour l’étude de l’histoire de la
sécurité sociale, 1989, p. 291-297.
1989 « Les sectes en France », in diritto dell’uomo e liberta dei gruppi religiosi,
Padoue, Cedam, 1989.
1990 « Sectes et libertés en droit local », in Histoire du droit local, Strasbourg,
Publications de l’Institut du droit local, 1990, p. 41-72.
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« Le séminaire protestant », in id., p. 83-86.
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Églises : l’exemple de la RFA », État contemporain et liberté religieuse, Le
Supplément, 175, 1990, p. 95-118.
1991 « Religions et École publique en France : liberté et laïcité », colloque du
17 janvier 1991 sur le Monothéisme et l’école, Strasbourg, Le Supplément,
juin 1992.
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1996 « L’organisation du culte musulman dans certains pays de l’Union Européenne », Revue de droit canonique, 46/2, 1996, p. 195-214.
« Le statut des cultes non reconnus et les procédures de reconnaissance
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p. 271-290.
1998 « Les défis de l’enseignement religieux », in L’enseignement religieux à l’école
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le droit communautaire, Bruylant/Nomos/Giuffrè, 1998.
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« Le statut des édifices cultuels en Europe : approche comparative », in Les
lieux de culte en France et en Europe : statuts, pratiques, fonctions, colloque
organisé par l’UMR 7012, 2 et 3 mai 2002 (paru chez Peeters, Leuven, en
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la CPU).
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texte disponible sur CD et en ligne sur le site de l’Académie.
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« L’enseignement du droit des religions dans les facultés de droit canonique », in L’enseignement du droit canonique en Europe. Contenu et
méthode, colloque international organisé à Strasbourg par l’UMR 7012.
2006 « Les relations État-religions en France », in Colloque organisé par le Ministère des Affaires religieuses, Istanbul, Turquie, 2006 ; publié en turc et en
anglais par les éditions Service des Affaires religieuses.
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patrimoine culturel religieux. Enjeux juridiques et pratiques cultuelles, Paris,
L’Harmattan, 2006 (colloque organisé par le CECOGI et le Ministère de
la Culture à Caen).
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2007 L’enseignement religieux en France, colloque sur La laïcité en Europe organisé par l’Université de Lugano, 2007.
« Religion und Staat in Frankreich », in Religion und säkularer Staat, Politische Akademie, 2007, 20 (Journée d’études organisée par la Friedrich
Ebert Stiftung, Berlin).
« France : Entités religieuses comme personnes juridiques », in Churches
and other Religious organisations as Legal Persons, Leuven, Peeters, 2007.
Colloque organisé par le Consortium pour l’étude des relations églises
États en Europe à Messine, paru chez Peteers.
Colloque organisé par la Halde sur les discriminations religieuses et l’aménagement raisonnable décembre 2007 (discutant en tant que membre du
comité consultatif ).
2008 « Le statut juridique de l’Islam en France », in Emerging legal issues involving islam in Europe, colloque international organisé par l’Université européenne de Budapest, Budapest, juillet 2008.
« Le droit des minorités religieuses en France », in Citoyenneté et appartenance, colloque organisé par l’Ambassade de France près le Saint-Siège et
l’Université catholique de Rome, Rome, 12 décembre 2008.
2009 « Le statut juridique du culte musulman en France », in L’islam en Europe,
colloque organisé par l’Université de Turin, juin 2009.
2010 « L’influence de la CEDH sur l’évolution des statuts des cultes en Europe »,
in Le statut juridique de l’islam en Europe, colloque international organisé
par le CCME, Fès, Marsam, 2010.
2011 « La formation des cadres cultuels dans les États européens », in L’islam en
Europe : Quel modèle ?, colloque Casablanca, juin 2009, Fès, Marsam, 2011.
« Histoire du financement des cultes en droit local alsacien-mosellan », in
Colloque international à Strasbourg (2010)
« Financement des cultes en droit local actuel des cultes », in Colloque
international, Copenhague (2011).
II. Autres activités liées au métier de chercheur
1. Diffusion de l’information scientifique
◆ Organisation de colloques et de journées d’études
Mars 1990 Le droit français des religions en tant que discipline juridique.
Mars 1991 Les principes fondamentaux du droit des religions.
Francis Messner – Bibliographie
23
Novembre 1992 La culture religieuse et l’école (a été publié en 1995 aux éditions
du Cerf ).
Septembre 1993 Problèmes religieux à l’Est. Table ronde dans le cadre des journées Mitteleuropa à Strasbourg.
Octobre 1993 Les statuts de l’enseignement religieux (a été publié en 1996 aux
éditions Cerf/Dalloz).
Décembre 1994 Les régimes de cultes reconnus en Europe (publié en 2006, IDL/
RDC/PRISME).
Février 1995 Femmes, pouvoir et religions (a été publié dans la Revue de droit canonique de Strasbourg en 1996).
Mai 1996 L’organisation du culte musulman (publié dans la Revue de droit canonique 46/2).
Juillet 1996 La banque de données sur les relations État et religions dans l’Union
Européenne. Bilan et perspectives.
Juin 1997 Les Sectes et le droit en France (publié aux PUF en 1999).
Juin 1997 Journée d’études Un thesaurus multilingue pour l’étude des relations
Église-État.
Septembre 1997 L’évolution historique de la législation cultuelle dans les pays de
l’Union Européenne (en collaboration avec Madame Brigitte BasdevantGaudemet) (publié aux PUF en 1999).
Novembre 1997 L’enseignement religieux à l’école publique, symposium organisé
avec A. Vierling et le CEAS (Publié par Oberlin en 1998).
Mars 1998 Le droit des cultes dans l’Union Européenne. Typologie des relations Étatreligions, droit du travail, financement des religions, facultés de théologies.
Septembre 1998 Les principes fondamentaux du droit interne aux religions catholique, protestante, orthodoxe, musulmane et juive (mis à jour et publié dans
la RdC en 2010).
Octobre 1998 Colloque organisé avec l’Université de Leuven, Belgique, sur
les problèmes actuels des relations État-Religions (publié en 2005, IDL,
PRISME, RDC).
Mars 1999 Les disciplines protestantes en Europe (publié chez Oberlin en 2001).
Septembre 1999 L’étendue et les limites du principe de liberté d’organisation des
cultes en Europe à travers la jurisprudence récente.
Février 2000 La méthodologie en droit des religions.
Novembre 2000 Le statut des confessions religieuses des pays candidats à l’Union
Européenne, Consortium pour la recherche sur les relations Églises/États en
Europe et PRISME (publié par Giuffré en 2002).
24
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Avril 2002 La gestion publique des cultes en France (Table ronde) (publié dans la
RdC).
Mai 2002 Les statuts des lieux de culte en France et en Europe (en collaboration
avec Magalie Flores-Lonjou) (publié par Peteers en 2007).
Février 2003 Les conceptions relatives aux relations Églises-État dans les religions.
Janvier 2004 Les sanctions pénales dans les droits internes des religions (publié par
la RdC en 2008).
Novembre 2004 Le statut des minorités religieuses en Europe (publié par les PUF
en 2007).
Décembre 2005 Le statut de l’enseignement des sciences religieuses et de la théologie
dans les universités (publié par les PUS en 2009).
Mai 2006 L’enseignement du droit canonique. Contenu, méthodes, épistémologie
(publié par la RdC en 2013).
Novembre 2006 L’enseignement de la théologie universitaire aujourd’hui : l’exemple
de l’islam (publié par Labor et Fides).
Janvier 2007 Le droit local cultuel.
Septembre 2007 La formation des cadres cultuels (publié par Labor et Fides).
Janvier 2009 La religion à l’Université (publié par les PUS).
Septembre 2009 Minorités religieuses en France : la formation des cadres cultuels
(publié par Labor et Fides).
Novembre 2009 La théologie à l’Université (Labor et Fides 2010).
Septembre 2010 Le pluralisme religieux en droit interne des religions (publié dans
la revue daimon).
Décembre 2010 Financement public des cultes. Approches historiques (sera publié
par Ashgate).
Mai 2011 State support to religion in Europe : current practices à Copenhague (sera
publié par Ashgate).
Juin 2012 Les communautés religieuses et le financement des cultes, 28 juin, Parlement européen, Strasbourg (sera publié par Ashgate).
Septembre 2012 L’affiliation religieuse, Strasbourg, Palais Universitaire (publication en préparation).
Novembre 2013 La formation des cadres religieux en Europe.
Francis Messner – Bibliographie
25
◆ Revues et ouvrages de vulgarisation
1980 « Le régime légal des cultes dans les départements du Rhin et de la
Moselle », Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse (numéro spécial
consacré au droit local), 1980, 778, p. 35-45.
1984 « Le phénomène des sectes » – Interview, La Croix, mars 1984.
1985 « Le vide des Églises » – Interview, L’Alsace, 1er septembre 1985 (thème : les
nouvelles religions).
1988 « Les associations religieuses. Droit canonique et droit civil », in Temps Présent, 1988.
« Sectes et droit local », in Actes des colloques de la Tourette, 1988.
1989 « Pourquoi des sectes ? », Élan, décembre 1989.
« L’évacuation des Églises de Strasbourg en 1939 », in 50 ans, StrasbourgPérigueux, Préface de Mme Catherine Trautmann, Strasbourg, 1989, 22.
1990 « De la contestation dans l’Église », Élan, 1990, sept.-oct. 12-13.
1991 « Les presbytères en Alsace », Élan, 1991, mars-avril 19.
1992 « Les cultes non reconnus du droit local alsacien-mosellan », Élan, 1992,
mars-avril 14-15.
1996 « Église, État, Éducation », Le devoir (quotidien canadien publié à Montréal), 28 août 1996, p. A-7.
1998 « La création d’une faculté de théologie musulmane », Élan, 1998.
Valorisation dans les dernières nouvelles d’Alsace d’une enquête régionale
(départements du Rhin et de la Moselle) sur l’appartenance religieuse, le
rôle social des religions et l’acceptabilité du statut local des cultes.
2003 « Estado y religión », in Vanguardia, Dossier 6, 2003, p. 86-88.
« Les relations Églises-État en Europe », Recherche droit et Justice, Lettre
n° 15, mai 2003.
2008 « Le financement des religions », in Carrefours d’Alsace, 2008
◆ Colloques non publiés
« Sectes et droit français », in Journée d’étude organisée par l’Institut du droit
local, novembre 1989.
Les sectes et nouvelles religions en RFA et en France, colloque international sur les
sectes, 1989, Institut International de Sociologie Juridique, Onati, Espagne.
Sectes et nouvelles religions en Europe, Aspects juridiques, colloque national du
GRIS, Catane, Italie, 1990.
26
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Cultes reconnus et collectivités territoriales, colloque sur le droit communal organisé par l’Institut du droit local alsacien-mosellan, Metz, 1991.
La typologie des droits appliqués aux religions en Europe, colloque de la Société
Internationale de Sociologie Religieuse, Québec, 1995.
Les obligations des communes envers les cultes reconnus, colloque sur les collectivités territoriales et le droit local, 4 juin 1996, Institut du droit local.
L’accès des nouveaux mouvements religieux aux statuts prévus pour les cultes dans les
pays de l’Union Européenne, colloque sur les sociétés devant le nouveau pluralisme
religieux, Montréal, août 1996.
« L’organisation des communautés musulmanes en Europe et l’Islam en
Alsace », in L’islam et les musulmans en Europe, colloque organisé par la Mosquée
de Strasbourg, Parlement européen, novembre 1996.
Les relations Églises/État dans le droit canonique et la théologie de l’Église catholique, novembre 1997 (cycle de conférences).
« Le financement public des religions en Europe », in Le droit des religions dans
l’Union Européenne, colloque organisé par l’Institut du droit canonique et Société,
Droit et Religion en Europe, mars 1998.
« Le statut de l’Islam », in de l’identité, colloque organisé par l’EIF, mai 1998.
« La création d’une faculté de théologie musulmane », in Enseigner la théologie
musulmane à l’Université de Strasbourg, journée d’études organisée par le Club
témoin et le GERI, 13 juin 1998.
Conférence à l’Académie de Marseille sur Les relations État/Religions en Europe,
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Le statut des minorités religieuses en Europe, colloque organisé par le Centre Marc
Bloch de Berlin, mars 1999.
« Les différentes conceptions du droit des religions en France », in La méthodologie en droit des religions, Strasbourg, SDRE, février 2000.
Les cultes reconnus en Belgique, au Luxembourg et en Autriche. Aspects comparatifs, colloque des 16 et 17 octobre 2002 sur Les cultes reconnus en Alsace-Moselle
de 1801-1802 à nos jours, Strasbourg, Institut du droit local alsacien-mosellan.
« Le droit des religions en Europe », in Colloque organisé par la Fondation von
Humboldt, 14-15 novembre 2003.
« Le maintien du système concordataire », in de la genèse de la loi de 1905 à son
application, colloque, Nice, 2004.
La laïcité en France, Journée d’études organisée par l’Université de Bologne, 2004.
« Les communes et les cultes en droit local », in Colloque sur les évolutions du
droit local, Université Robert Schuman, septembre 2005.
Francis Messner – Bibliographie
27
« Droit local des cultes », in Les Vingt ans de l’institut du droit local alsacien mosellan, Colloque organisé par l’IDL et le Région Alsace novembre 2005.
« Le droit local des cultes et de l’éducation », in Colloque sur l’histoire de l’enseignement religieux en Alsace organisé par l’association Alemnos décembre 2005.
2. Partenariat et expertise
◆ Contrats
Projets de recherche conventionnés et financés avec et par le Conseil de l’Europe, le Commissariat Général du Plan, le GIP Droit et Justice, la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme d’Alsace et la Commission européenne.
1989 Liberté religieuse et nouvelles religions, Rapport pour la commission des
affaires juridiques de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe,
31 août 1989 (direction).
1991 Les mutations des rapports entre l’État et les religions, Commissariat Général
du Plan, Comité droit changement social et planification, 1991, 235 p.
(direction).
1995 École publique et religion, Commissariat Général du Plan, Comité droit
changement social et planification, 1995, 2 vol., 284 et 228 p. (direction).
1999 Les populations originaires de Turquie, la religion et le droit de la famille :
approche socio-juridique, GIP Droit et Justice, Société, Droit et Religion en
Europe, Strasbourg, 1999, 111 p. (co direction).
2001 L’Europe des religions : Entre identité nationale et identité européenne,
programme de recherche sur quatre ans sélectionné et financé par la
MISHA. (direction).
2004 Les conditions d’exercice du culte musulman en France : analyse comparée
à partir d’implantations locales de lieux de culte et de carrés musulmans,
FASILD, Société, Droit et Religion en Europe, Strasbourg, 2004, 204 p.
(participation).
2005 L’enseignement du fait religieux à l’Université : Aspects épistémologiques et
juridiques, programme de recherche sur quatre ans sélectionné et financé
par la MISHA (direction).
2010 Un modèle européen du droit des religions à l’aune du pluralisme religieux
(programme de recherche sur quatre ans sélectionné et financé par la
MISHA direction).
Responsable du Work Package Financement des religions et des groupements
philosophiques en Europe, du programme RELIGARE retenu par la Commission Européenne dans le cadre de l’appel d’offres Religion and Secularism du 7e PCRDT.
28
dRoiT ET RELigion En EURoPE
◆ Fonction d’expertise récente auprès d’institutions publiques
Membre de la commission de réflexion sur la réforme du statut des cultes en
France (Commission Machelon), remise du rapport au Ministre de l’intérieur en
2006.
Expert auprès du Fonds national Suisse en 2007 et en 2009 (sélection de projets
de recherche portant sur l’évolution du paysage religieux suisse).
Expert auprès du Ministère fédéral de la Justice belge en novembre 2008 (organisation du culte reconnu musulman en Belgique, séances de travail sur deux jours
à Bruxelles).
Mission au Mali financée par le Ministère des affaires étrangères en février 2009
(formation des cadres religieux maliens).
Expert auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Rapport sur
Pluralisme culturel et diversité religieuse.
Mission au Tadjikistan financée par le Ministère des affaires étrangères en
décembre 2011.
Responsable de la commission de réflexion sur les cultes du Grand-Duché du
Luxembourg (2012- ). Co-rédaction d’un rapport.
Chargé de mission auprès du Ministre de l’Intérieur et de la Ministre de l’Enseignement supérieur (2013- ).
PREMièRE PARTiE
DROIT ET RELIGION
L’expression des convictions religieuses
sur le lieu du travail
Philippe Auvergnon *
E
n 1889, dans son « Catéchisme du patron » Léon Harmel soulignait que ce
dernier peut « s’il le juge à propos, établir des prières communes avant et
après le travail ou telles pratiques religieuses qu’il croit utiles au bien des âmes » 1.
La question des expressions religieuses sur le lieu de travail n’est pas nouvelle.
Elle est cependant posée aujourd’hui de façon bien différente que par le passé.
Elle n’était en effet pas un problème pour les entreprises nées de la Révolution
industrielle, soit « parfaitement étrangères au fait religieux » soit « dominées »
par une religion qu’il s’agisse d’établissements confessionnels ou encore d’établissements industriels ou commerciaux dans lesquels les convictions religieuses
de l’employeur s’imposaient aux salariés 2. Par-delà le constat de la perte d’influence radicale en France du « patronat chrétien », de tels cas de figure ne se
rencontrent plus que dans certains types d’entreprise dite de tendance 3.
Ainsi, sans aller jusqu’à dire que c’est aujourd’hui l’employeur qui se voit
imposer la religion de son salarié, indiscutablement les entreprises sont, de plus
en plus, confrontées à diverses expressions des convictions religieuses de leurs
*
1
2
3
Directeur de recherche au CNRS, Comptrasec UMR 5114 CNRS-Université de Bordeaux.
L’auteur entend au travers de la présente contribution saluer et remercier Francis Messner
dont il a pu apprécier, en particulier au sein des instances nationales du CNRS, l’engagement
professionnel et la liberté intellectuelle, l’élégante discrétion et le sens rare de la provocation.
J. Savatier, « Liberté religieuse et relations de travail », in droit syndical et droits de l’homme
à l’aube du XXI e siècle, Mélanges en l’honneur de Jean-Maurice Verdier, Dalloz, 2001, p. 457.
Ph. Waquet, L’entreprise et les libertés du salarié, Paris, Éditions Liaisons, 2003, p. 174.
Cf. I. Riassetto, « L’entreprise de tendance religieuse », in F. Messner, P.-H. Prélot,
J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit français des religions, 2e éd., Paris, LexisNexis, 2013,
p. 1211 s.
32
dRoiT ET RELigion En EURoPE
salariés. Les exemples abondent. Ils ne concernent pas que des travailleurs peu
qualifiés, ponctuellement « remplaçables » sur le lieu de travail. On cite ainsi
le cas de ce jour crucial de négociation d’une grève où le directeur de l’usine
concernée prévint le directeur des ressources humaines du groupe qu’il ne serait
pas présent en raison du Yom Kippour et qu’il ne pourrait, y compris, pas
être joint sur son téléphone portable 4. On se souvient plus banalement de ce
maire communiste revenant sur sa décision de suspendre des animateurs d’un
centre de vacances jeûnant pendant le Ramadan, alors même que leurs contrats
prévoyaient qu’ils devaient convenablement se nourrir pour être « en pleine
possession de leurs moyens physiques », au nom de la sécurité des enfants 5.
Par-delà quelques situations ayant pu faire ainsi l’actualité journalistique, les
entreprises doivent au quotidien apporter des réponses à une grande diversité
de revendications ou d’expressions religieuses. Ce n’est plus uniquement pour
des questions de sécurité et dans le seul secteur du bâtiment que l’on procède
à des aménagements des horaires et des tâches à effectuer pendant telle période
de jeûne ou à l’occasion de telle fête religieuse. De même, outre la demande de
congés pour raison religieuse, la question peut être posée d’un temps et d’un
espace spécifique pour la prière sur le lieu de travail. On sait également que des
adaptations sont revendiquées en matière de restauration d’entreprise et, bien
évidemment, de tenues vestimentaires. De façon moins souvent invoquée, il
peut arriver que, pour des « raisons religieuses », soit refusée l’autorité hiérarchique d’une femme ou que l’on souhaite ne pas partager un espace de travail
avec une personne de l’autre sexe 6. Ce dernier exemple permet de rappeler que
l’expression actuelle du fait religieux dans l’entreprise est d’évidence – comment
pourrait-il en être autrement ? – lié à la « montée » de celui-ci dans l’ensemble
de la société ; toutes les religions connaissent par ailleurs « sous des formes différentes, la montée du fondamentalisme qui se manifeste par une volonté impérieuse de pratiquer, en toute occasion et en tous lieux, les préceptes religieux
dans leur détail et avec un grand formalisme 7 ». Outre le contexte général, on
peut estimer que la revendication religieuse s’est faite « plus forte, en particulier du fait du recours à une main-d’œuvre immigrée originaire de pays noncatholiques à partir des années soixante ; les immigrations italienne, portugaise
ou polonaise ne présentaient pas les mêmes particularités religieuses 8 ».
4
5
6
7
8
Cf. J.-Ch. Sciberras, « Travail et religion dans l’entreprise : une cohabitation sous tension », dr. soc. 2010, p. 72.
Ce recul correspond à un « choix politique » prenant en compte l’émoi suscité dans une
partie de la population de Gennevilliers ; il n’est en aucune façon dû à une décision de
justice (cf. notamment www.liberation.fr/societe/2012/07/31/quatre-moniteurs-de-colonie-de-vacances-suspendus-a-gennevilliers-en-raison-du-ramadan).
Cf. I. Adam et A. Rea (dir.), La diversité culturelle sur le lieu de travail, Institute for
European Studies, ULB Bruxelles 2010, p. 98 s.
Ph. Waquet, op. cit., p. 175.
J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 72.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
33
Il est en tout cas certain que le droit du travail – invention des Hommes
de la Troisième République comme la loi de 1905 ! – a entretenu une relation,
faite de refoulement et d’intégration, avec le seul christianisme. On se plaît
à citer la correspondance d’un certain nombre de jours fériés avec des fêtes
chrétiennes 9 ou encore à voir problème dans le fait que le dimanche reste, en
principe, le jour du repos hebdomadaire 10. Il faut sans doute retenir plus fondamentalement que le droit du travail français a eu pour compromis tacite,
dans une République laïque, une entreprise « laïcisée » 11. Ce compromis reste
vivant. Mais, les caractéristiques culturelles ou religieuses de la main-d’œuvre,
les relations sociales dans l’entreprise et le droit lui-même ont changé. Au tout
début des années 1980, en affirmant que « citoyens dans la cité les travailleurs
doivent aussi l’être dans leur entreprise », le rapport Auroux et les lois qui l’ont
suivi ont facilité l’irruption des libertés individuelles dans l’entreprise 12. Une
autre étape marquante a été indiscutablement l’affirmation, en 1992, du principe selon lequel :
Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à
accomplir ni proportionnées au but recherché 13.
Sous cette condition, d’évidence la liberté religieuse trouve place dans
l’entreprise 14. Il faut certainement ajouter à cela « la prééminence des normes
constitutionnelles et internationales reconnaissant à la liberté religieuse le caractère d’une liberté fondamentale de la personne. Tout cela a changé la donne 15 ».
9
10
11
12
13
14
15
Parmi les onze jours fériés (Art. L. 3133-1 du Code du travail), seul quatre (Ascension,
Assomption, Noël, Toussaint) correspondent en fait à l’une des dix fêtes catholiques essentielles (1er mercredi des cendres, vendredi saint, Pâques, Ascension, Pentecôte, Assomption,
Avent et Noël) ou importantes (Rameaux et Toussaint).
Comme on a pu le souligner « depuis longtemps les syndicats les plus laïques défendent le
repos dominical, non pas parti pris en faveur d’une religion, mais pour permettre aux couples
de salariés de passer ensemble au moins un jour de repos par semaine » (F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », dr. soc. 2010, p. 66). La vieille convention OIT n° 14 (1921) sur le
repos hebdomadaire (industrie) indique que ce dernier « doit correspondre autant que possible
avec les jours consacrés par la tradition ou les usages du pays ou de la région » (art. 2, 3).
Sur cette « paix armée » : F. Gaudu, « Droit du travail et religion », dr. soc. 2008, p. 959.
J. Auroux, Les droits des travailleurs, Rapport au président de la république et au premier
ministre, LdF Paris, 1981, 104 p. Il est peut-être intéressant de noter que tant l’écriture du
rapport « Auroux » que les lois « Auroux » sont, en grande partie, dues à Martine Aubry,
fille du chrétien Jacques Delors et à la CFDT, syndicat CFTC déconfessionnalisé, encore
alors animé par des militants chrétiens.
Article L. 1121-1 du Code du travail issu de la loi du 31 décembre 1992.
Cf. notamment Ph. Waquet, « Les libertés dans l’entreprise », RJS 2000, p. 335 ; du même
auteur : « Vie privée, vie professionnelle et vie personnelle », dr. soc. 2010 p. 14.
J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 73.
34
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Il n’en demeure pas moins que la raison d’être d’un contrat de travail n’est en
aucune façon « bénédictine » ; il ne s’agit pas de « prier et travailler » 16, mais bien
pour une personne physique d’exécuter une prestation de travail contre une
rémunération sous la subordination d’un employeur, c’est-à-dire « en respectant
les instructions qui lui seront données » 17 par ce dernier ou son représentant.
Dès lors, entre d’une part la liberté d’entreprendre et les pouvoirs reconnus à ce
titre au chef d’entreprise et, d’autre part, les expressions religieuses des salariés
sur leur lieu de travail, le droit français effectue une conciliation « déséquilibrée » des libertés (I). Par ailleurs, la pluralité de religions existant aujourd’hui
en France et la liberté de conscience y étant reconnue, y compris à ceux qui
refusent toute religion, ceci conduit l’entreprise à une gestion parfois de plus en
plus délicate de la diversité des convictions de ses salariés (II).
I. La conciliation déséquilibrée des libertés
L’entreprise de tendance à orientation religieuse peut justifier un renforcement des exigences d’engagement du salarié et, de sa part, une expression qui
ne soit pas en contradiction avec la finalité de l’entreprise. De même, l’activité
de service public appelle des exigences renforcées de neutralité de l’agent public
ou du salarié. En revanche, l’entreprise « ordinaire » 18 se doit de respecter strictement la liberté religieuse de chacun de ses salariés. Le droit n’impose toutefois
à l’entreprise aucune « facilitation » de l’expression religieuse ; il apparaît marqué par l’idée de tolérance (A) mais aussi par la prédominance accordée aux exigences professionnelles sur les souhaits d’expression religieuse (B).
A. La tolérance de l’entreprise « ordinaire »
Si la liberté de choix d’une religion relève du for intérieur, elle serait des
plus formelles si elle n’impliquait pas une liberté de comportement religieux ;
elle serait illusoire si l’individu-salarié se trouvait, d’une façon ou d’une autre,
pénalisé du fait de l’expression de ses convictions. De son côté, l’employeur n’a
aucune obligation d’adapter le travail à la religion ou aux religions de ses salariés. Il doit rester « à distance », « ignorer respectueusement ». Ainsi l’entreprise
16
17
18
L’expression « ora et labora » caractériserait la vie monastique bénédictine. Elle ne figure
pas dans la règle de Saint-Benoît ; celle-ci ajoute à la louange et au travail, la « lectio divina »,
lecture méditative des « Écritures ». Il n’est pas sûr que cette pratique soit à introduire en
entreprise par ces temps de nécessaire gain de productivité.
Cf. J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockès, droit du travail, Précis Dalloz, 2013, 27e éd.,
p. 227.
Cf. I. Riassetto, « Entreprise ordinaire et religion », in F. Messner, P.-H. Prélot,
J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit français des religions, op. cit., p. 1177 s.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
35
« ordinaire » se doit simplement d’accepter les manifestations de convictions
religieuses (1). Par ailleurs, comme toute liberté, la liberté d’expression religieuse n’est pas absolue ; elle doit être exercée, y compris dans l’entreprise, dans
la limite du respect d’autrui. L’abus peut ici résider dans la frontière incertaine
du prosélytisme religieux (2).
1. L’acceptation des manifestations de convictions
Indéniablement dans une approche à la fois classique, en France, et soucieuse de paix sociale, les manifestations de convictions religieuses dans l’entreprise ne sont qu’acceptées. D’une certaine façon, il faut certes respecter cette
liberté (religieuse), mais il conviendrait surtout « de s’en tenir à une laïcité positive qui respecte les convictions religieuses, mais qui les cantonne au niveau de
la vie personnelle du salarié » 19. Ceci rappelle assez clairement que – singulièrement en France de l’intérieur ? –, « la liberté de religion dérange » 20.
Il n’est donc pas forcément inutile de rappeler que tant le droit international
et européen que le droit interne consacre le principe de la liberté religieuse et la
nécessaire lutte contre les discriminations. Au plan international, outre la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les Pactes des
Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques,
sociaux et culturels du 16 décembre 1966, la Déclaration des Nations Unies sur
l’élimination de toutes formes d’intolérance et de discrimination fondées sur la
religion et la conviction du 25 novembre 1981 peuvent, notamment, être convoqués. Il en va de même de normes de l’Organisation internationale du Travail ;
ainsi, la convention n° 111 impose l’élimination de « toute distinction, exclusion
ou préférence fondée sur […] la religion » qui aurait pour effet « de détruire ou
d’altérer l’égalité des chances ou de traitement en matière d’emploi ou de profession » 21 ; la convention n° 122 exige de garantir le « libre choix de l’emploi »
quel que soit, notamment, la « religion » de la personne 22 ; la convention n° 158
rappelle que la religion « ne constitue pas un motif valable de licenciement » 23.
19
20
21
22
23
Ph. Waquet, « La vie personnelle du salarié », in droit syndical et droits de l’homme à l’aube
du XXI e siècle, Mélanges en l’honneur de Jean-Maurice Verdier, Dalloz, 2001, p. 520.
G. Gonzalez, La convention européenne des droits de l’homme et la liberté de religions,
Economica, 1997, p. 5.
Article 1er de la convention OIT n° 111 concernant la discrimination (emploi et profession)
adoptée en 1958 et ratifiée par la France en 1981. Cette norme fait partie des huit conventions regardées comme « fondamentales » depuis la Déclaration de l’OIT sur les principes
et droits fondamentaux au travail du 18 juin 1998.
Article 1 c) de la convention n° 122 sur la politique de l’emploi adoptée en 1964, ratifiée
par la France en 1971. Cette norme fait partie des quatre conventions (prioritaires) de
gouvernance de l’OIT.
Article 5 d) de la convention OIT n° 158 sur le licenciement adoptée en 1982, ratifiée par
la France en 1989.
36
dRoiT ET RELigion En EURoPE
En droit communautaire européen, la directive 2000/78/CE du Conseil du
27 novembre 2000 a eu pour objet d’établir un cadre général de lutte contre
la discrimination en matière d’emploi et de travail fondée, notamment, sur la
religion 24. On sait surtout, au plan européen, l’importance de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
son article 9 affirme que
toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, et de religion, ce droit
implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en
public et en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement
des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures
nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection
de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et
libertés d’autrui 25.
En droit interne, certes on pourrait s’inquiéter de la précision de l’article 10
de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « nul ne doit être inquiété
pour ses opinions, mêmes religieuses ». Mais, dès l’article 11, la libre expression
des convictions religieuses est garantie par l’affirmation selon laquelle « la libre
communication des pensées et des opinions est l’un des droits les plus précieux
de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à
répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Le préambule de la Constitution française de 1946 affirme pour sa part que « nul ne
peut être lésé, dans son travail ou dans son emploi, en raison de ses origines, de
ses opinions ou de ses croyances ». Enfin, l’article 1er de la Constitution de 1958
dispose que « la France est une république indivisible, laïque, démocratique et
sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction
d’origine, de race ou de religion, elle respecte toutes les croyances ».
Le droit du travail contient lui-même des dispositions s’inscrivant dans
une logique de non-discrimination du fait des convictions religieuses. L’article L. 1132-1 du Code du travail précise que :
24
25
Cf. notamment L. Vickers, Religions et convictions : discrimination dans l’emploi – Le droit
de l’Union européenne, Luxembourg, Office des publications des Communautés européennes, 2007, p. 11 s.
La Cour européenne des droits de l’homme garantit la liberté de religion du travailleur.
Toutefois, selon cette dernière, il doit accepter des restrictions aux manifestations de sa
liberté. La CEDH admet ainsi « qu’un employé soit licencié s’il revendique le droit à une
absence systématique pour se rendre sur son lieu de culte durant les heures de travail
(CEDH 12 mars 1981, X c. Royaume-Uni) ou en raison d’un refus de travailler le vendredi
soir après le coucher du soleil (CEDH 3 décembre 1996, Konttinen c. Finlande) »
(G. Gonzalez, « Droit international », in F. Messner (dir.), dictionnaire du droit des
religions, CNRS Éditions, 2010, p. 213).
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
37
aucune personne ne peut être écartée d’une procédure de recrutement ou de l’accès
à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être
sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte [en raison de ses] convictions religieuses.
Ainsi,
dès lors que la lettre de rupture fait expressément référence au refus du salarié de
renoncer à la manifestation de ses convictions religieuses, le licenciement présente
toutes les apparences d’une mesure prohibée […], et il appartient à l’employeur de
prouver que sa décision était justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute
discrimination 26.
Par ailleurs, l’article L. 1321-3 du Code du travail indique que le règlement
intérieur de l’entreprise ne peut contenir des dispositions « apportant aux droits
des personnes et aux libertés individuelles des restrictions qui ne seraient pas
justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » 27ou « discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail » en raison, notamment, de leurs « convictions religieuses » 28. Il a par ailleurs été jugé
que la clause d’un règlement intérieur interdisant « les discussions politiques et
religieuses et, d’une manière générale, toute conversation étrangère au service »
excède les sujétions que l’employeur peut édicter en vue d’assurer le bon ordre
et la discipline dans l’entreprise 29.
Sauf exigences professionnelles, comme envisagé plus avant, le travailleur
peut donc, a priori, exprimer librement ses convictions religieuses dans l’entreprise, en faisant à ce titre, par exemple, des demandes de congés ou en respectant certaines prescriptions religieuses, alimentaires ou vestimentaires, ou bien
encore en ayant sur le lieu de travail des conversations privées d’ordre religieux 30. S’il est certain qu’en pratique l’existence de discriminations religieuses
est avérée, singulièrement à l’accès à l’emploi et en cours de carrière professionnelle 31, la limite du principe de liberté d’expression religieuse dans l’entreprise
apparaît tenir à un abus conduisant à « oublier de travailler » ou à développer,
sur le lieu de travail, une activité de prosélytisme religieux.
2. La frontière incertaine du prosélytisme religieux
Certes, toutes les religions ne cherchent pas à élargir le nombre de leurs
fidèles. Mais, comme on a pu le souligner, « l’une des dimensions fondamentales
26
27
28
29
30
31
CA Paris, 19 juin 2003, RJS 10/03, n° 1116.
L. 1321-3, 2° du Code du travail.
L. 1321-3, 3° du Code du travail.
CE 25 janvier 1989, SITA, conclusions J. de Clausade, dr. soc. 1990, p. 786.
idem.
HALDE, Délibération n° 2011-67 du 28 mars 2011.
38
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de la croyance est d’être entendue, proclamée, exprimée à travers la vie publique
et sociale » 32. La liberté d’expression religieuse reconnue dans l’entreprise ordinaire conduit, de fait, à y tolérer une forme de prosélytisme, entendu du « zèle
déployé pour répandre la foi » 33. Ainsi, « un salarié peut en principe librement
tenter de convaincre autrui dans le cadre de la relation de travail » 34. Toutefois, de
telles démarches ne peuvent être tolérées « que tant qu’elles respectent libertés et
croyances d’autrui, et n’entravent pas la bonne exécution du contrat de travail » 35.
On sait que la Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt
concernant l’activisme d’un témoin de Jéhovah, a distingué le témoignage de
foi du prosélytisme abusif 36. Pour sa part, la HALDE, dans une délibération
du 6 avril 2009, s’est montrée radicale en estimant que « la première limite à la
liberté de religion et de convictions du salarié est l’interdiction d’un comportement prosélyte dans l’entreprise » 37. Elle a réaffirmé, en 2011, que « La liberté
de religion et de conviction du salarié n’autorise pas l’abus de droit d’expression, le prosélytisme ou les actes de pression à l’égard d’autres salariés ». 38 Étonnamment, dans sa délibération du 6 avril 2009, la HALDE paraît avoir oublié
la liberté de convictions, de croyances ou non des autres salariés et ne retenir
comme seul « enjeu » celui « d’assurer la bonne marche de l’entreprise », précisant que « le prosélytisme contrariant les exigences de l’entreprise pourra être
sanctionné par l’employeur » 39. Dirait-elle la même chose à propos de forme
insistante de militantisme syndical ? À partir de quand la libre expression des
convictions religieuses, mais aussi syndicales, politiques, doit-elle être mise en
cause au nom de la « bonne marche de l’entreprise » ?
Il est arrivé aux juges de se prononcer sur le prosélytisme dans le cadre d’une
activité professionnelle ; ce fut, il est vrai, dans des décisions concernant « quasi
exclusivement la propagation d’idéologies sectaires au sens du droit français » 40.
Une distinction a été notamment ainsi faite par la Cour d’appel de Versailles,
entre « expression des convictions religieuses » et « déloyauté dans l’exécution
du contrat », à propos d’un formateur, par ailleurs membre de l’Église de scien32
33
34
35
36
37
38
39
40
Th. Massis, « La liberté de conscience, le sentiment religieux et le droit pénal », d. 1992,
Chron., XXII, p. 114.
Cf. Dictionnaire Le Petit Robert.
C. Brisseau, « La religion du salarié », dr. soc. 2008, p. 975.
idem.
CEDH, 25 mai 1993, Aff. Kokkinakis c. Grèce, point 48. Plus généralement voir
A. Garay, « Le prosélytisme religieux au sein de l’entreprise », CSBP, n° spéc., 2003, p. 37 ;
V. Fortier, « Le prosélytisme au regard du droit : une liberté sous contrôle », Revue électronique Cahiers d’Études du Religieux, 2008 (http://www.msh-m.org/cier).
HALDE, Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 28.
HALDE, Délibération n° 2011-67 du 28 mars 2011, p. 9.
HALDE, Délibération n° 2009-117, point 29.
C. Brisseau, op. cit., p. 976.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
39
tologie qui, dans le cadre d’un contrat de prestation de services, avait utilisé les
opportunités de contact pour répandre sa foi. Selon la Cour, le cocontractant
n’avait pas exécuté le contrat de bonne foi. Les juges relèvent que l’intéressé
savait pertinemment qu’un tel comportement dépassait les limites dans lesquelles un formateur doit se cantonner puisqu’il demandait à ses interlocuteurs
de ne rien dire à leur entourage et à leur employeur des propos qui leur étaient
tenus. La Cour prend soin de souligner qu’il n’est pas reproché au formateur
d’appartenir à l’Église de scientologie, ce qui relève de sa liberté de conscience,
ni d’avoir fourni une prestation de mauvaise qualité, mais seulement d’avoir
utilisé la session de formation pour inciter ses interlocuteurs à partager ses idées
et à rejoindre l’organisation à laquelle il adhérait, détournant ainsi l’objet du
contrat. Le caractère « déloyal » de ce comportement justifie la résiliation du
contrat qui n’est pas exécuté « de bonne foi » 41.
Dans sa délibération du 6 avril 2009 la HALDE a fait référence à un
ensemble de décisions mettant en cause, par exemple, la distribution de prospectus en faveur des témoins de Jéhovah par un animateur d’un centre de loisirs
« laïc » 42, le prosélytisme d’un salarié fautif car « dépassant le cadre normal de
la liberté d’expression » 43, ou bien encore la multiplication par un salarié non
pas de pains mais de « digressions ostentatoires orales sur la religion » justifiant
son licenciement 44. La HALDE face aux abus du droit d’expression religieuse
sur le lieu de travail tel que prosélytisme, actes de pression ou d’agression à
l’égard d’autres salariés, a proposé de mobiliser les dispositions du Code du travail prévoyant que l’employeur doit prendre les mesures permettant d’assurer
la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs 45, ainsi
que celles permettant de « prévenir les agissements de harcèlement moral » 46.
Elle a toutefois veillé à rappeler, à juste titre, qu’une distinction doit être faite
entre le comportement prosélyte du salarié et le seul port d’un vêtement ou
d’un insigne : « le port d’un vêtement ou d’un insigne répondant à une pratique
religieuse ou manifestant l’appartenance à une religion, à un parti politique
ou à un mouvement philosophique ne constitue pas en soi un acte de prosélytisme 47 ». Il est vrai que la Cour européenne des droits de l’homme estime que
le port de certains vêtements, tel le foulard pour les femmes en Islam, la kippa
ou le turban pour les hommes de confession juive ou sikh, relève d’abord de
41
42
43
44
45
46
47
CA Versailles 23 janvier 1998, JCP E 1998, n° 20-21, p. 781 (cf. notamment C. Willman,
« La bonne foi contractuelle et les convictions religieuses », JCP E, 27 mai 1999, n° 21,
p. 900).
CPH de Toulouse 9 juin 1997, Cah. Prud., 1997 n° 9, p. 156.
CA Rouen 25 mars 1997, aff. 95/04028.
CA Basse-Terre 6 novembre 2006, aff. 06/00095.
Article L. 4121-1 du Code du travail.
Article L. 1152-4.
HALDE, Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 36.
40
dRoiT ET RELigion En EURoPE
l’accomplissement d’une pratique religieuse avant d’être l’expression publique
de l’appartenance à une religion 48. On sait enfin que, pour le Conseil d’État,
le port du foulard ne constitue pas, par lui-même, en l’absence de toute autre
circonstance, un acte de pression ou de prosélytisme 49.
B. La prédominance des exigences professionnelles
S’il ne fait aucun doute que dans le cadre d’une entreprise « ordinaire » la
liberté de convictions religieuses doit être tolérée, y compris dans ses manifestations « extérieures », l’accomplissement du travail ne peut être entravé par des
exigences religieuses. Le travailleur ne peut se soustraire aux normes impératives contenues dans son contrat de travail et, bien évidemment, à celles légales
s’imposant à lui comme à son employeur (1). Par ailleurs, les exigences professionnelles peuvent prévaloir sur l’expression religieuse sur le lieu de travail au
regard « de la nature de la tâche à accomplir », et dès lors que les restrictions
ainsi apportées « seront proportionnées au but recherché » 50. C’est, de façon
plus générale, « l’intérêt de l’entreprise » qui sera alors invoqué (2).
1. Le respect du contrat et de la loi
L’exécution du contrat de travail doit intervenir tel que cela a été convenu (a).
Les convictions religieuses ne peuvent justifier l’irrespect de prescriptions légales,
singulièrement en matière de santé et de sécurité au travail (b).
a. L’exécution du contrat tel que convenu
S’appuyant sur l’article 1er de la Constitution, la Cour de cassation a rappelé
que les convictions religieuses « sauf clause expresse, n’entrent pas dans le cadre
du contrat de travail » 51. La Cour considère « qu’un employeur n’a pas l’obligation de satisfaire les demandes religieuses de ses salariés, qu’elles portent sur
des autorisations d’absences ou des conditions particulières d’emploi ou de travail 52 ». Bien évidemment faut-il encore que la réponse du chef d’entreprise ne
témoigne d’aucune discrimination. On se situe manifestement ici encore dans
une approche marquée par l’idée « d’obligation d’ignorance », de « non prise en
considération » de la religion du salarié. L’employeur ne commet donc a priori
« aucune faute en demandant à un salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il
48
49
50
51
52
HALDE, Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 37.
CE 27 novembre 1996, req. n° 172686.
Article L. 1121-1 du Code du travail.
Cass. soc. 24 mars 1998, dr. soc. 1998, p. 614, note J. Savatier ; voir également :
M. Couffin-Kahn, « La place des convictions religieuses du salarié lors de l’exécution de
son contrat de travail », dr. ouvrier 1999, p. 228.
Ch. Mathieu, « Le respect de la liberté religieuse dans l’entreprise », RdT 2012, p. 20.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
41
a été embauché dès l’instant que celle-ci n’est pas contraire à une disposition
d’ordre public 53 ».
De manière générale, un salarié ne peut imposer une modification du contrat
à son employeur. Il ne peut donc envisager d’imposer les prescriptions de sa religion en exigeant, par exemple, en période de jeûne, une compensation financière
pour les repas qu’il n’a pas pris 54 ou en revendiquant, alors qu’il est embauché
comme boucher de ne plus toucher à la viande 55. Il ne peut, en particulier, aucunement invoquer une « clause de conscience » « lui permettant de refuser un
travail qui n’est pas considéré comme illicite par l’ordre public de l’État » 56. Par
ailleurs, une prescription religieuse ne justifie pas l’inexécution, ou la mauvaise
exécution, de la prestation de travail voire « l’insubordination ». En ce sens, est
fautif un salarié qui quitte son travail avant l’heure normale le vendredi soir afin
de respecter les prescriptions de sa religion, après avoir refusé un aménagement
d’horaires proposé par l’employeur qui lui aurait permis d’être libre l’aprèsmidi 57. De même, une salariée à laquelle ses supérieurs demandent de dire à des
clients qu’ils sont absents, ne peut se soustraire à cette instruction au prétexte que
sa religion lui interdit de mentir 58, ou bien encore un salarié ne peut refuser sa
nouvelle affectation sur un poste concernant du matériel de guerre, en informant
à cette occasion du fait qu’il est membre des témoins de Jéhovah 59.
Pour s’imposer à l’employeur les convictions religieuses du salarié devraient
être incorporées, de façon implicite ou explicite, au contrat de travail. On
n’abordera pas ici « l’incorporation imposée ou l’adhésion forcée du salarié » 60
aux finalités de « l’entreprise de tendance » mais « l’incorporation négociée »
dans le cadre d’une « entreprise ordinaire ». En effet, si le salarié n’est pas tenu
d’informer sur ses convictions lors de son embauche ou au cours de la relation
53
54
55
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58
59
60
Cass. soc. 24 mars 1998, préc.
En cas de repas fournis en nature dans l’enceinte de l’entreprise ou dans un restaurant
extérieur : Cass. soc. 16 février 1994, Bull V n° 58 ; Cass. soc. 30 janvier 2002, cité note 44
par C. Brisseau, op. cit., p. 973.
Cass. soc. 24 mars 1998, préc.
J. Savatier, « Liberté religieuse et relations de travail », op. cit., p. 464. Si ce type de clauses
peut fonctionner car explicitement prévues pour les journalistes ou dans des services hospitaliers pratiquant des interruptions volontaires de grossesse, il paraît toutefois à l’auteur
« impossible de généraliser une clause de conscience qui aboutirait à faire dépendre l’étendue
des obligations contractuelles du salarié de l’appréciation subjective portée par celui-ci sur la
compatibilité de la prestation qui lui est demandée avec ses devoirs de conscience » (p. 465).
CA Paris 10 janvier 1989, RJS 4/89, n° 310 ; voir également : CA Paris 25 janvier 1995,
Jurisdata n° 021103.
CA Grenoble 26 mai 1986, Jurisdata n° 047998.
CPH de Lunéville 13 janvier 1984, Schmidt c. Soc. Trailor, Les Petites Affiches, 15 octobre
1986, n° 124.
A. Pousson, « Convictions religieuses et activité salariée », in Mélanges dédiés au président
Michel despax, PUSS Toulouse, 2002, p. 305.
42
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de travail, rien ne le lui interdit. On voit bien entendu le risque qu’il peut ainsi
prendre pour son embauche, voire pour son maintien en emploi. Mais, il a pu
être jugé qu’à partir du moment où une salariée portait sur sa tête un foulard
lors de l’entretien d’embauche et où l’employeur n’avait émis aucune réserve
à ce moment, il ne pouvait ultérieurement lui reprocher le port du voile et
l’expression sur le lieu de travail de ses convictions religieuses 61. D’une certaine
façon, on peut estimer dans ce cas qu’il y avait eu, du seul fait d’une information « taisante », incorporation implicite des exigences religieuses de la salariée
au contrat de travail. La révélation risquée des convictions peut donc conduire
à une protection accrue du salarié exprimant ses options religieuses sur le lieu
de travail. On observera que la Cour de cassation admet indirectement la
nécessité d’une telle révélation 62, alors que la Cour européenne des droits de
l’homme 63 et la Commission européenne des droits de l’homme « l’envisagent
expressément comme un principe indispensable à tout exercice ultérieur par le
salarié de ses convictions religieuses » 64.
La liberté de religion incluant celle d’en changer, il est possible d’envisager une information en cours de contrat ou même une demande du salarié d’inclusion d’une clause en cours de contrat. Par-delà encore les risques
pris, il est permis d’estimer que « sauf à imaginer que la pratique religieuse
serait incompatible avec la tâche à accomplir ou la bonne marche de l’entreprise, le refus de modification du contrat devrait être considéré comme
discriminatoire 65 ».
Il reste que l’absence de toute information ou prévision contractuelle pourrait bien ne pas sécuriser autant qu’on le pense l’employeur. On peut en effet
s’interroger au vu d’une évolution jurisprudentielle énonçant que la mise en
œuvre d’une clause de mobilité ne doit pas porter une atteinte excessive au
« droit de la salariée à une vie personne et familiale » 66, solution étendue à toute
« mutation » 67. Dans ce type d’affaire, le salarié invoque sa qualité de parent. On
sait toutefois que l’expression « droit à la vie personnelle » ne peut être « cantonnée au droit à une vie familiale normale » 68. Plus généralement, il est permis d’estimer qu’un salarié, hors toute clause contractuelle, pourrait faire jouer
sa liberté fondamentale de religion et l’opposer à l’employeur « tenu de ne pas
61
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68
CA Paris 19 juin 2003, 18e ch., sect. C, n° 03-30212.
Cf. « Sauf clause expresse… » (Cass. soc. 24 mars 1998, préc.).
Cf. notamment J. Dufar, « Religion et travail dans la jurisprudence de la CJCE et des
organes CEDH », RdP 1993, p. 700.
M. Couffin-Kahn, op. cit., p. 231.
M. Pousson, op. cit. p. 306.
Cass. soc. 14 octobre 2008, RdT 2008, p. 731, obs. G. Auzero.
Cass. soc. 23 mars 2011, n° 09-69.127.
Ch. Mathieu, op. cit., p. 21.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
43
apporter de restriction disproportionnée à cette liberté » 69. Encore faudrait-il
qu’il existe une « atteinte excessive » 70.
b. Le respect des règles de santé et de sécurité
Le Code du travail contient des dispositions d’ordre public concernant la
santé et la sécurité. L’employeur a la responsabilité d’en assurer le respect dans
l’entreprise. Il doit d’ailleurs, dans les entreprises employant habituellement
vingt salariés et plus, obligatoirement édicter un règlement intérieur disposant
en la matière 71. On a justement souligné que les pouvoirs reconnus sont
d’autant plus compréhensible que l’employeur français est tenu d’une obligation
drastique ; le fait est qu’il serait paradoxal de l’empêcher de tout mettre en œuvre
pour appliquer ces règles alors que, dans le même temps, les sanctions encourues,
en cas de violation, sont de plus en plus lourdes 72.
La HALDE a, de son côté, rappelé que « l’article 9-2 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme retient explicitement des impératifs de sécurité
ou de santé comme restrictions légitimes au droit de manifester ses convictions
ou opinions 73 ». La même HALDE a affirmé que « des considérations de sécurité au travail peuvent constituer une restriction objective », et qu’il peut notamment y avoir « incompatibilité entre le port d’un signe et celui d’un équipement
obligatoire de protection », ou encore « risques accrus par le port d’un signe
(risques mécaniques, risques chimiques…) » 74. À ce titre, il a été depuis longtemps jugé qu’un employeur peut demander au salarié de retirer certains signes
ou vêtements 75. Ce peut être ainsi le cas de gourmettes ou de pendentifs (croix
ou médailles par exemple) à proximité d’organes mobiles de machines (risques
mécaniques accentués), ou d’un voile susceptible d’être pris dans un tapis roulant et de mettre en danger la salariée le portant (système de convoyage) 76.
De même, la HALDE a convenu que « des impératifs de santé ou d’hygiène
sanitaire peuvent également amener l’employeur à imposer le port de tenues
spécifiques pouvant ne pas être compatible avec le maintien de signes religieux
69
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74
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76
J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 73.
Cf. S. Tournaux, « Changement d’horaires et droits fondamentaux du salarié », obs. sous
Cass. soc. 3 novembre 2011, RdT 2012, p. 31.
Articles L. 1311-2 et L. 1321-1 du Code du travail.
I. Desbarat, « De la diversité religieuse en milieu de travail. Regards croisés en droit français et en droit canadien », RRJ 2010-3, p. 1454. L’auteur fait d’évidence allusion à la
reconnaissance d’une « obligation de sécurité de résultat » pesant sur le chef d’entreprise.
HALDE, Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 40.
idem, point 41.
Cass. soc. 29 janvier 1984, n° 81-42.321.
Exemple cité dans la délibération de la HALDE n° 2011-67 du 28 mars 2011, p. 9.
44
dRoiT ET RELigion En EURoPE
ou politiques » 77. Ce peut être le cas, par exemple, dans les secteurs agroalimentaire et médical, de l’imposition d’un vêtement de travail particulier (blouse,
combinaison, calot, masque…) qui ne peuvent cohabiter avec la conservation
de certains signes religieux (foulard, voile, kippa, barbe…). En cas de refus
d’obtempérer l’employeur est fondé à licencier le salarié en cause 78. Il en va de
même en cas de refus de satisfaire aux visites périodiques de la médecine du travail pour des raisons religieuses 79. De façon générale, la sécurité « est érigée en
dogme au sein de l’entreprise de telle sorte que l’expression cultuelle des salariés
n’a plus lieu. Cette dernière s’efface et sa revendication devient alors méconnaissance des obligations du salarié 80 » dès lors évidemment que la solution retenue
par l’employeur est proportionnée au but recherché et n’est pas entachée de
discrimination 81.
2. L’invocation de l’intérêt de l’entreprise
Les nécessités d’organisation du travail et de bon fonctionnement de l’entreprise vont justifier des restrictions apportées aux souhaits d’expression des
convictions religieuses, dès lors toujours qu’elles seront fondées « sur la nature
des tâches à accomplir et proportionnées au but recherché ». C’est ici « l’intérêt
de l’entreprise » et, au fond, la liberté de l’industrie et du commerce, qui prime
sur la liberté religieuse.
Le pouvoir de direction et d’organisation reconnu au chef d’entreprise
s’exprime « dans l’intérêt de l’entreprise » et ne peut, à ce titre, privilégier
des demandes individuelles ou collectives venant contrarier l’organisation et,
77
78
79
80
81
HALDE, Délibération n° 2009-117 du 6 avril 2009, point 42.
Cf. notamment Cass. soc. 18 février 1998, pourvoi n° 95-43491 ; voir aussi la Délibération
2009-311 de la HALDE estimant que l’employeur avait pu licencier, sans commettre de
discrimination, une salariée qui refusait d’enlever son foulard pour se soumettre aux règles
d’hygiène imposées réglementairement pour la vente d’aliments et consistant à porter un
calot ; pour les mêmes raisons, la HALDE dans sa Délibération 2010-66 regarde comme
justifié le licenciement d’une salariée préparant les repas des résidents d’une maison de
retraite.
Cass. soc. 29 mai 1986, dr. soc. 1986, p. 788 (« régularité du licenciement d’un salarié
d’obédience musulmane fondamentaliste ayant refusé de passer la visite médicale obligatoire parce qu’un changement dans son organisation la rendait incompatible avec ses
convictions religieuses »).
C. Brice-Delajoux, « La liberté religieuse sur les lieux de travail (publics et privés) »,
dr. ouvrier 2011, p. 62.
À titre d’exemple : le cas de la monitrice « sport et loisirs » recrutée par une association pour
encadrer et s’occuper d’enfants autistes pour une semaine estivale, refusant de se baigner
avec les enfants lors d’une sortie dans un parc aquatique pour raisons religieuses. La
HALDE, saisie par la jeune femme, a indiqué que la rupture du contrat est justifiée par
l’impératif de sécurité pour les enfants lors de la baignade et qu’il s’agit là d’un objectif
étranger à toute discrimination (Délibération n° 2006-242 du 6 novembre 2006).
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
45
surtout, l’efficacité de l’entreprise. L’employeur n’a, répétons-le, aucune obligation de répondre favorablement à des demandes d’absences ou d’aménagement des horaires de travail fondées sur des prescriptions religieuses sauf s’il
se trouve, lui-même, à la tête d’une entreprise de tendance à orientation religieuse 82. Certains ont estimé par trop « intransigeantes » les solutions françaises
en la matière :
en l’absence de réglementation aménageant la liberté religieuse, les musulmans,
les juifs et plus généralement les croyants des religions minoritaires n’ont d’autres
choix que d’imposer leur absence à l’employeur ou de solliciter de celui-ci une
autorisation sans être certains de l’obtenir. La jurisprudence française est très
ferme en la matière : toute absence non autorisée du salarié ou ne respectant pas
les aménagements de l’horaire de travail consentis par l’employeur justifie son
licenciement 83.
Pour ne point se montrer par trop « vierge effarouchée », on rappellera cependant que le droit du temps de travail est en France singulièrement flexible et
que, sauf à vouloir poser un problème (sans doute de principe), les adaptations
possibles sont nombreuses (horaires variables, jours de « RTT »…). Il est vrai
néanmoins qu’il n’existe aucun droit à imposer son absence pour un motif religieux, hors les dispositions particulières du Code du travail permettant aux
salariés d’Alsace et de Moselle d’assister à des services religieux 84. Tout « passage à l’acte » peut se solder par un licenciement 85. De même, les entreprises ne
sont pas tenues de fournir des espaces de prières à ceux des travailleurs qui le
demandent. Le refus de l’employeur peut ici aussi être fondé sur les nécessités
d’organisation et de bon fonctionnement de l’entreprise 86.
C’est aussi « l’intérêt de l’entreprise » que permet de prendre en compte, au
cas par cas, l’article L. 1121-1 du Code du travail lorsqu’est en cause son image,
et potentiellement ses résultats économiques, ou encore sa perturbation ou son
« trouble ». Les limitations, au titre de « l’image de marque », ne sont manifestement admises par la jurisprudence que lorsque le salarié est en contact avec
l’extérieur, clients ou fournisseurs. Il a été ainsi jugé que
le port d’un voile couvrant une vendeuse de la tête aux pieds est contraire à l’intérêt
de l’entreprise qui commercialise des vêtements de mode et qui véhicule une image
82
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86
Ainsi du licenciement jugé abusif au regard du caractère spécifique d’un restaurant « fondé
sur la stricte observance de la loi juive ». Le salarié « surveillant rituel » du restaurant s’était
absenté 25 jours pour enterrer son fils en Israël. Son employeur l’avait licencié invoquant
le fait qu’il n’avait droit qu’à 3 jours (CA Paris 25 mai 1990 ; d. 1990, p. 596).
A. Pousson, op. cit., p. 296.
Articles L. 3134-4 et suivants du Code du travail.
Cass. soc. 16 décembre 1981, Bull. V. n° 968 ; sur la CEDH dans le même sens :
G. Gonzalez, op. cit., p. 213.
Cf. notamment I. Desbarats, « Entre exigences professionnelles et liberté religieuse : quel
compromis pour quels enjeux ? », La Semaine Juridique Social, 2011, n° 26, Étude 1307, p. 20.
46
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de marque de femme libérée dont la salariée devait refléter la tendance en raison de
son rôle de conseil à la clientèle 87.
L’employeur peut donc interdire ou exiger un voile plus discret en invoquant le
« contact avec la clientèle » 88. Mais, le simple fait d’être en contact avec la clientèle n’est pas en soi une justification suffisante « pour restreindre la liberté de religion et de convictions du salarié » 89, et notamment pour justifier un licenciement
dès lors que l’employeur ne fait état d’aucune difficulté d’ordre relationnel entre
une salariée et ses clients en raison du port du foulard 90. Il faut que soit établi
un « trouble objectif caractérisé » à l’entreprise 91. À ce propos on a souligné que
le trouble est une réaction émanant des tiers – la clientèle, le public, le personnel
– susceptible d’engendrer un dommage. Il prend les traits d’un discrédit, de l’altération de l’image de marque, d’une indignation ou d’un scandale ; cette réaction
négative doit toutefois, pour avoir des effets juridiques, être matériellement vérifiable et présenter une certaine intensité 92.
Il convient également de s’interroger sur le glissement du « trouble caractérisé » au « trouble potentiel » qui peut apparaître parfois dans certains jugements 93. Le « trouble n’est pas l’anticipation du trouble, l’employeur ne peut se
contenter d’invoquer un risque, une éventuelle réaction négative » 94. On peut
à ce titre s’inquiéter de la possible adoption d’une proposition de loi, directement tirée du rapport « Stasi » 95, visant à permettre à l’employeur d’édicter des
normes professionnelles relatives aux tenues vestimentaires et au port de signes
religieux « pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle,
à la paix sociale à l’intérieur de l’entreprise » 96. Outre le fait que les instruments
87
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96
I. Riassetto, « Droit du travail, droit français », in F. Messner (dir.), dictionnaire du droit
des religions, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 215 (à propos de la Cour d’appel de SaintDenis de la Réunion du 9 septembre 1997).
CA Paris 16 mars 2001, RJS 2001, n° 1252.
Cf. HALDE, Délibération n° 2011-67 du 28 mars 2011, p. 11.
CA Paris 19 juin 2003, Sté Téléperformance c. Tahri, RJS 2003, n° 1116.
Pareille démonstration n’est pas nécessaire en cas de « dissimulation du visage ». La loi
prévoit en effet que « nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage », « l’espace public » étant constitué « des voies publiques ainsi que des
lieux ouverts au public ou affectés à un service public » (articles 1 et 2 de la loi du
11 octobre 2010 applicable depuis le 11 avril 2011). Cette loi s’applique donc à tous les
salariés évoluant dans les entreprises ou des espaces d’entreprises ouverts au public. Seuls
paraissent exclus les locaux où n’accèderaient que les seuls salariés de l’entreprise.
Ch. Mathieu, « Le respect de la liberté religieuse dans l’entreprise », RdT 2012, p. 20.
Sur ce point, C. Brisseau, op. cit., p. 974.
Ch. Mathieu, op. cit.
Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République,
Rapport au Président de la République, LdF, Paris, 2003, p. 68.
Proposition de loi n° 710 déposée le 7 février 2008 par J. Glavany, visant à promouvoir la
laïcité dans la République.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
47
de régulation juridique existent 97, il paraît nécessaire, en termes de libertés individuelles dans l’entreprise 98, et pas uniquement d’expressions religieuses, de s’en
tenir à l’existence d’un « trouble objectif caractérisé » 99, de ne pas se hasarder
dans la prise en compte d’éventualités.
Il n’en reste pas moins vrai que la paix sociale, nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise, peut être mise en cause par des conflits d’opinions engendrant un « trouble ». Un des défis importants que doivent relever les entreprises
est certainement aujourd’hui de gérer la diversité des convictions présentes au
sein de leurs personnels.
II. La gestion problématique de la diversité
L’époque est pour le moins paradoxale, faite de déclin des idéologies religieuses et d’irruption du fait religieux, « de montée des piétismes, des intégrismes et – “C’est mon choix !” – de l’individualisme religieux » 100. À la
pluralité des religions et croyances présentes sur le « marché » s’ajoutent la
multiplication de leurs interprétations et de leurs expressions, y compris sur
le lieu de travail 101. Les réponses des entreprises aux revendications religieuses
relèveraient aujourd’hui de trois types d’attitudes. Les premières céderaient
« sur tous les points, de peur d’être discriminantes, pour assurer une paix
sociale au sein de l’entreprise, et aussi parfois dans une logique économique de
conquête de marchés 102 ». Les deuxièmes refuseraient « tout, par principe : par
peur de l’engrenage, de nuire à la cohésion de l’entreprise, par peur d’alimen97
En matière de sécurité mais aussi de « perte de clientèle » ou encore de « mésentente entre
salariés » (cf. notamment Ph. Waquet, « Le droit actuel offre toutes les ressources utiles »,
RdT 2009, p. 485).
98 Ph. Auvergnon (dir.), Libertés individuelles et relations de travail : le possible, le permis et
l’interdit. Éléments de droit comparé, Presses universitaires de Bordeaux, 2011, 434 p.
99 L’existence du trouble à l’entreprise peut être discutée du fait d’un comportement du salarié sur le lieu du travail ou à l’extérieur. On sait que, même dans le cas d’entreprise de
tendance, il doit être caractérisé. Cf. notamment cas d’absence : Cass. soc. 17 avril 1991,
dr. soc. 1991, p. 485 (aide-sacristain homosexuel) ; en sens inverse : CA Toulouse 17 août
1995, RJS 3/96 n° 247 (surveillant rituel juif adultère).
100 F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », dr. soc. 2010, p. 65.
101 Cf. notamment l’enquête « Entreprise et religion : état des lieux, problématiques et
acteurs », réalisée par Anne Lamour pour le Cabinet conseil, First and 42nd, auprès de
grands groupes en 2010, enquête sur laquelle s’appuie l’avis du Haut Conseil à l’Intégration
« Expression religieuse et laïcité dans l’entreprise », émis en 2011. Sur cet avis : R. de
Quenaudon, « Expression religieuse et laïcité en entreprise. À propos de l’avis rendu par
le Haut Conseil à l’intégration le 1er septembre 2011 », RdT 2011, p. 643.
102 Avis du Haut Conseil à l’Intégration, op. cit., p. 9 ; sur l’attention très intéressée de certaines
entreprises multinationales pour la « diversité » : J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 75.
48
dRoiT ET RELigion En EURoPE
ter le communautarisme » 103. Enfin, les troisièmes laisseraient « le terrain se
débrouiller avec ces questions, ce qui conduit nécessairement à des traitements
très différenciés » 104. Il n’est pas besoin d’insister sur le peu de sécurité juridique
apporté par l’une ou l’autre de ces attitudes. Deux grands types de réponses
juridiques semblent s’offrir. La première est marquée par le réflexe de la référence au cadre laïque (A). La seconde témoigne d’une conversion à la recherche
d’accommodations (B).
A. Le réflexe de la référence au cadre laïque
Pour fuir l’enfer de la gestion des diverses expressions de convictions religieuses sur le lieu de travail, une tentation – française ? – peut être d’organiser
une « neutralisation » de l’entreprise (1). Ce paradis n’étant accessible, licitement, qu’à certaines entreprises, une sorte de « laïcité ouverte » de l’entreprise
paraît être recherchée aujourd’hui, afin non pas d’interdire l’expression de
convictions mais de protéger la liberté de conscience de tous et, sans doute avant
tout, de pouvoir travailler ensemble (2).
1. La neutralisation de l’entreprise
L’interdiction pure et simple de manifestation des convictions religieuses sur
le lieu de travail s’impose, avec rigueur 105 et sans véritable discussion en France 106,
aux travailleurs particuliers que sont les agents publics. La vigilance en la matière
est importante : « en principe, les administrations pourraient refuser l’accès à des
emplois publics à des candidats dont la manifestation de leurs convictions religieuses révélerait une inaptitude à l’exercice des fonctions publiques auxquelles
ils postulent 107 ». Le Conseil d’État a rappelé que ce sont tous les agents publics
qui se voient interdire de manifester, dans leurs fonctions, leurs convictions religieuses 108. Le fait de porter un signe indiquant l’appartenance à une religion
peut ainsi constituer un manquement aux obligations de l’agent et un motif de
103 Avis du Haut Conseil à l’Intégration, op. cit.
104 idem.
105 CE Avis du 3 mai 2000, Mlle Marteaux, Rec. p. 169 ; R. Schwartz, « L’expression des
opinions religieuses des agents publics en service », RFdA 2001, p. 146.
106 Il n’en va pas de même toujours ailleurs… (cf. notamment N. Süral, « Tenues vestimentaires islamiques sur les lieux de travail en Turquie », in Ph. Auvergnon (dir.), Libertés
individuelles et relations de travail : le possible, le permis et l’interdit. Éléments de droit comparé,
op. cit., p. 185 s.).
107 R. Schwartz, Un siècle de laïcité, Berger-Levrault, 2007.
108 Ainsi il n’y a pas lieu de distinguer entre agents du service de l’enseignement public selon
qu’ils sont ou non chargés de fonctions d’enseignement (cf. Avis du CE du 3 mai 2000,
op. cit., point 2).
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
49
poursuites disciplinaires 109. À propos d’une affaire concernant une fonctionnaire,
membre du corps interministériel des contrôleurs du travail, s’entêtant à porter
un foulard islamique malgré les ordres réitérés de sa hiérarchie, les fondements
et conséquences du principe de neutralité ont pu être rappelés :
le principe de laïcité de la République, affirmé par l’article 1er de la Constitution,
qui a pour corollaire nécessaire le principe de neutralité des services publics, fait
obstacle à ce que les agents publics disposent, dans le cadre du service public, du
droit de manifester leurs croyances religieuses ; que cette exigence de nature constitutionnelle commandée par la nécessité de protéger les droits des usagers des services publics, n’est en tout état de cause pas contraire aux stipulations de l’article 9
de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés ;
[…] le fait, pour un agent public, quelles que soient ses fonctions, de manifester
dans l’exercice de ces dernières ses croyances religieuses, […], constitue un manquement à ses obligations professionnelles, et donc une faute 110.
Ce principe de neutralité s’applique également aux salariés de droit privé qui
travaillent – de plus en plus nombreux ! – dans l’Administration ainsi qu’aux travailleurs d’entreprise ayant perdu leur statut public ou ayant toujours eu un statut
de droit privé mais assurant une mission de service public. En effet, les privatisations, mises en gestion privée et soumission à un régime de droit privé qui se sont
multipliées ces dernières années (La Poste, Pôle Emploi…), ne changent rien : « la
neutralité du service public, et notamment sa neutralité religieuse, est une garantie due aux usagers qui constitue un principe général du droit » 111. La Chambre
sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 19 mars 2013 a ainsi indiqué
que les agents d’une caisse primaire d’assurance maladie bien qu’ils relèvent des
dispositions du Code du travail, qu’ils soient ou non en contact avec les usagers,
sont toutefois soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, lesquelles leur interdissent notamment
de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier
vestimentaires 112.
109 CAA Versailles, 23 février 2006, n° 04VE03227.
110 CAA Lyon, 27 novembre 2003. En revanche, le fait de savoir s’il s’agit d’une « faute grave »
dépend des circonstances de l’espèce et, entre autres, « de la nature et du degré du caractère
ostentatoire de ce signe » (Avis du CE du 3 mai 2000) ou encore « de la nature des fonctions confiées à l’agent, ainsi que de l’exercice par lui soit de prérogatives de puissance
publique soit de fonctions de représentation » (CAA de Lyon 27 novembre 2003). Sur cette
affaire : E. Kolbert, « Le port du foulard islamique dans l’exercice de la fonction
publique », Conclusions sur CAA de Lyon 27 novembre 2003, Mlle Ben Abdallah
c. Ministres des Affaires sociales et de l’Équipement, RFdA 2004, p. 588.
111 F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », dr. soc. 2010, p. 67.
112 Cass. soc. 19 mars 2013, Mme X. c. CPAM de Seine-Saint-Denis, pourvoi n° 12-11.690,
arrêt n° 537 (cf. notamment F. Dieu, « Le principe de laïcité s’impose à tous les employés
des services publics », JCP La Semaine Juridique Social n° 29, 16 juillet 2013, 1298, p. 16).
50
dRoiT ET RELigion En EURoPE
En revanche, hors cette hypothèse de gestion « en bonne et due forme » d’un
service public, l’employeur privé ne peut interdire toutes manifestations de
convictions religieuses sur le lieu de travail ; c’est ainsi que la même Chambre
sociale de la Cour de cassation, dans un second arrêt du 19 mars 2013, a refusé
l’application volontaire du principe de laïcité par un employeur et estimé
nul le licenciement de la salariée de la crèche « Baby-Loup » portant le voile
musulman en violation des dispositions du règlement intérieur de l’association
l’employant 113.
On peut comprendre le désarroi de responsables pensant que l’entreprise est
en France un lieu laïc 114. Il est pourtant juridiquement clair que le principe de
laïcité n’est pas applicable à l’entreprise privée ordinaire 115. Toutefois, au regard
des enjeux économiques et sociaux de la gestion de la diversité des convictions
sur le lieu de travail, il est permis de se demander si l’entreprise n’est pas appelée à pratiquer une forme de laïcité « ouverte », plus politique que juridique.
2. L’intérêt d’une laïcité « positive »
Comme on a pu le rappeler lors du centenaire de la loi française de 1905 :
d’un siècle à l’autre, s’est opéré le passage d’une philosophie basée sur l’unité du
corps social à l’exacerbation de l’épanouissement individuel. Dans une société dont
les tentations communautaristes ne font que refléter l’excessive fragmentation, ce
qui est demandé à la laïcité n’est plus d’être un ferment d’unité sociale mais de faire
coexister des individus 116.
L’avis du Haut Conseil à l’Intégration de 2011 ne dit pas autre chose lorsqu’il
affirme : « Qu’est-ce que la laïcité sinon un principe d’organisation du “vivre
ensemble” qui permet de faire société 117 ? »
113 Cass. soc. 19 mars 2013, Mme X. c. Association Baby Loup, pourvoi n° 11-28.845, arrêt
n° 536 (cf. notamment I. Desbarats, « Affaire Baby Loup : laïcité fragilisée ou liberté
religieuse renforcée ? », JCP La Semaine Juridique Social n° 29, 16 juillet 2013, 1297,
p. 11). La cour de renvoi a pris un « arrêt de résistance » (CA Paris 27 novembre 2013) à
la position de la Chambre sociale de la Cour de cassation. Un arrêt d’Assemblée plénière
doit clore cette affaire.
114 Constat du directeur de la diversité de l’entreprise Orange, rapporté par Isabelle
Hennebelle dans son article « Comment les entreprises gèrent la diversité religieuse »,
Magazine L’expansion, 20 juillet 2012.
115 Cf. notamment P. Boughanmi-Papi, « Le port du voile islamique dans l’entreprise », JSL
2004 n° 150-151, p. 11.
116 Le Monde « Dossiers et Documents » 2005, cité par Isabelle Desbarats, « De la diversité
religieuse en milieu de travail. Regards croisés en droit français et en droit canadien », RRJ
2010-3, p. 1447.
117 Avis de Haut Conseil à l’Intégration, op. cit., p. 3 ; pour une analyse critique : R. de
Quénaudon, op. cit.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
51
Une telle approche « ouverte » de la laïcité peut apparaître comme un
recours à des responsables d’entreprises confrontés à des situations telles que
celles rapportées par le Magazine L’expansion :
Un responsable de la communication d’EDF refuse de toucher au téléphone et à
l’ordinateur le vendredi, jour du sabbat. À Orange, un téléconseiller sort son tapis
de prière dans le centre d’appels et interdit à ses collègues de manger car c’est le
Ramadan. Par courriel, ce salarié a même ordonné à son manager de s’habiller
décemment, arguant qu’elle offensait le Prophète. À Areva, un sikh veut garder son
turban sur la photo de son badge d’accès à un site nucléaire, alors que les collaborateurs doivent être reconnaissables, et donc nue tête 118.
Mais la gestion de la diversité ne se réduit pas à celles des expressions et
inspirations religieuses. Elle doit également prendre en compte la liberté de
conscience et d’opinion de tous les salariés, y compris de ceux « non croyants ».
Il peut ainsi parfois paraître nécessaire de rappeler que « la critique des religions ou l’hostilité à leur encontre est une “opinion religieuse” au sens de la
Constitution française » et que « l’incroyance est protégée au même titre que
la croyance » 119. On sait d’ailleurs que le débat n’est pas interdit dans l’entreprise 120. Mais, on aperçoit assez rapidement les risques de débordement des
passions et de perte de vue de la seule finalité de l’entreprise ordinaire : l’activité économique. Le contentieux nous rappelle, à sa façon, les capacités d’intolérance religieuse de certains salariés 121 mais aussi l’intolérance ou l’agressivité
de travailleurs « croyants », par exemple envers les femmes 122. On voit ici que
« l’employeur responsable de l’ordre dans l’entreprise, supporte l’obligation à
double face de protéger les croyants contre l’intolérance, et de protéger tous les
salariés contre les excès religieux 123 ».
La gestion de la diversité n’est donc pas uniquement un problème de « gestion du personnel ». C’est aussi une question, on l’a dit, de protection des libertés de religion et d’opinion, mais également de prévention des effets négatifs
des expressions de convictions sur le fonctionnement social et économique de
l’entreprise. Une laïcité « ouverte » ou « positive » impose, de fait, à chacun le
respect de chacun. Elle contribue sur le lieu de travail à prévenir les tensions
118 I. Hennebelle, op. cit.
119 F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », op. cit., p. 65.
120 Il a été ainsi jugé qu’un règlement intérieur ne peut interdire toutes discussions politiques
et religieuses dans l’entreprise (CE 25 janvier 1989, RJS 5/89, n° 423).
121 Cass. soc. 16 juin 2009, n° 08-41537.
122 Cf. notamment F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », op. cit., p. 70 et note 40 (CA
Lyon 10 novembre 2006, Association Centre hospitalier Sain-Joseph-Saint-Luc
c. Mohamed X).
123 F. Gaudu, op. cit., p. 70. Il y a là une différence essentielle avec les pays qui ont une religion
d’État !
52
dRoiT ET RELigion En EURoPE
relationnelles et, plus généralement, à permettre de travailler ensemble, par-delà
l’originalité et, sans doute, la richesse des convictions des uns et des autres.
Il reste, bien sûr, à savoir quels outils ou moyens peuvent permettre d’emprunter une telle voie. On a déjà fait allusion à la proposition du rapport
« Stasi » de permettre aux entreprises d’intégrer dans leurs règlements intérieurs
des dispositions relatives aux tenues et aux ports d’insignes religieux, non seulement au regard de l’emploi occupé ou des règles d’hygiène et de sécurité – ce
qui est déjà possible – mais également pour des impératifs tenant à « la paix
sociale interne » 124. On peut en réalité s’inquiéter d’une part des possibilités
réelles d’édiction d’une norme pertinente 125 et, d’autre part, de la remise entre
les mains de l’employeur, certes sous le contrôle du juge, de la définition de la
paix sociale dans l’entreprise. Aucun texte législatif n’est intervenu en ce sens. Il
était prévu, dans le rapport « Stasi », avant toute loi une concertation avec les
partenaires sociaux. On se permettra de souligner ici une forme d’innocence.
De façon générale, il a été en effet relevé que confier aux partenaires, voire à « la
négociation collective le soin de traiter de ce sujet relève de l’ignorance des relations sociales ou d’une naïveté bien affligeante » 126. On observe d’ailleurs que
les accords collectifs signés sur « la diversité dans l’entreprise » ne traitent pas de
la question 127 ; de même, la « Charte de la diversité » proposée à la signature des
entreprises ne parle pas de religion et encore moins d’expressions religieuses sur
le lieu de travail 128. Rien n’interdit certes à l’employeur d’afficher dans des documents internes à l’entreprise (code de conduite, livret d’accueil…) le souhait de
relations sociales marquées par la tolérance et la reconnaissance des convictions
de chacun… Mais on sait la juridicité incertaine de tels documents.
En pratique, l’option d’une « laïcité ouverte » dans l’entreprise passera indiscutablement par une certaine réserve dans l’expression des convictions, dans
124 Cf. Proposition du rapport « Stasi », Commission de réflexion sur l’application du principe
de laïcité dans la République, op. cit., p. 68.
125 Des tenues ou des signes précisément listés pourraient atteindre la paix sociale dans l’entreprise ?
126 S. Niel, « Peut-on s’opposer à la religion en entreprise ? », Les Cahiers du dRH 2010
n° 163, p. 2.
127 Ces accords portent sur la « promotion de la diversité et de l’égalité des chances » ou sur
« la diversité sociale » et non pas sur la « diversité religieuse » dans l’entreprise. Cette
absence paraît positive s’il s’agit d’éviter toute confusion entre difficultés d’intégration
sociale et professionnelle et revendications d’expressions religieuses dans la société et sur le
lieu de travail. Mais elle révèle aussi une bonne dose d’hypocrisie, de malaise ou de « traitement indirect ». À titre indicatif, l’accord « diversité » du Groupe « Chèque Déjeuner »
du 27 janvier 2011 indique qu’« Appliquée à l’entreprise, la diversité désigne la variété de
profils humains qui peuvent exister en son sein (origine de pays, de région, de quartier,
patronymique, culture, âge, sexe, apparence physique, handicap, orientation sexuelle,
diplômes, etc.) ».
128 http://www.charte-diversite.com/charte-diversite-actions-concretes.php.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
53
une « neutralité ou à défaut une discrétion dans l’expression des options personnelles » 129. Celle-ci ne se confond pas avec l’interdiction imposée en cas de
mission de service public par le principe de laïcité ; mais elle interdit clairement
tout prosélytisme, voire toute forme d’« exhibitionnisme religieux ». Parallèlement, cela appelle certainement une autorisation modérée, en tout cas respectueuse ou non moqueuse, de la critique des convictions religieuses des autres
salariés. Cette « coutume de tolérance » ne peut en tout cas être installée que si
la direction de l’entreprise n’ignore pas les convictions et recherche les accommodations possibles au regard des exigences professionnelles.
B. La conversion à l’accommodation
Dans l’entreprise ordinaire, hors respect des règles d’hygiène et de sécurité ou
atteinte à l’intérêt de l’entreprise, l’employeur peut difficilement aujourd’hui s’opposer à l’expression sur le lieu de travail par le salarié de ses convictions religieuses,
sauf abus. Certes, le contrat de travail doit être réalisé tel que convenu ; mais nous
avons vu que même en l’absence de « clause expresse », il n’est désormais pas certain que le salarié ne puisse invoquer la liberté fondamentale de religion. Il est
donc difficile à un employeur de « tenir » sur la ligne, traditionnelle en droit français, de la parfaite ignorance de la religion de son salarié, et donc de la toute aussi
parfaite absence de prise en compte de demandes de salariés liées aux convictions
religieuses. Si la recherche d’aménagements « de bonne foi » est pratiquée par bien
des employeurs depuis longtemps (1), la question se pose d’un glissement possible
vers une véritable obligation d’« accommodement raisonnable » (2).
1. La pratique d’aménagements « de bonne foi »
On a pu souhaiter voir reconnaître un
devoir général de l’employeur de respecter les obligations de conscience du salarié
en s’appuyant, soit sur l’abus de droit, soit sur l’obligation, d’exécuter le contrat de
travail de bonne foi. Dans le cas où les demandes du salarié, tendant à un assouplissement à son profit de la discipline de l’entreprise pour de motifs religieux,
peuvent être satisfaites sans nuire sérieusement aux intérêts de l’entreprise, on
peut considérer que l’employeur commet un abus du droit en ne leur donnant pas
satisfaction 130.
Évidemment, une telle obligation de l’employeur suppose un dévoilement, par
le salarié, de ses convictions. Mais, dès lors qu’une demande fondée sur ces dernières est exprimée, la bonne foi impliquerait que l’employeur cherche sincèrement et avec sérieux à y répondre. L’intérêt, et à la fois la limite, du recours à
129 CA Paris 16 mars 2001, JCP E 2001, p. 1339, note C. Puigelier.
130 J. Savatier, « Liberté religieuse et relations de travail », op. cit., p. 464.
54
dRoiT ET RELigion En EURoPE
la « bonne foi » réside dans le fait qu’il s’agit d’une « notion-cadre » ; c’est donc
le juge qui, a posteriori et en fonction des espèces, en dessine les contours. Il est
donc, par conséquent, « bien difficile de rassurer en prétendant fournir une liste
limitative des cas de refus autorisés » 131.
De bonne foi ou par pragmatisme, des « aménagements » sont trouvés
depuis longtemps dans les entreprises. On ne reviendra pas ici sur les exemples,
déjà cités, concernant les signes extérieurs de religion, l’employeur proposant ou
acceptant un bonnet ou un fichu noué autour de la tête, plutôt que le voile ou
un signe « moins ostentatoire » 132. Il en va de même en matière d’alimentation
au travail ; hors la question sensible mais le plus souvent « hors temps de travail » de la restauration d’entreprise 133, des problèmes sont rencontrés lorsque
le repas fait partie intégrante soit de l’activité, cas de l’animateur de classe de
mer devant manger avec les enfants 134, soit d’une activité organisée telle qu’un
« séminaire résidentiel » de cadres 135. Une gestion « attentative » des collaborateurs de l’entreprise (modification temporaire de la répartition du travail), ou
du moment d’organisation de l’activité (dates du séminaire) peut permettre des
aménagements contractuels, sous condition encore une fois de connaissance
préalable par l’employeur des convictions religieuses de ses salariés.
D’autres revendications peuvent concerner le temps de travail ; il peut s’agir
de demandes de prière sur le lieu de travail ou de congés fondées sur un motif
religieux. Il paraît délicat d’organiser, dans une entreprise ordinaire ayant des
salariés aux convictions diverses, un aménagement du temps de travail permettant la prière individuelle. Celle-ci n’en existe certainement pas moins, au temps
et au lieu de travail, comme les pensées amoureuses et autres rêves de gain au
loto permettant de supporter sa condition laborieuse. Mais cette prière individuelle reste « privée », « secrète », et ne peut en aucun cas justifier une exécution défectueuse du travail. En réalité, la question qui peut se poser est celle de
la « prière collective ». On sait qu’allant au-delà du fait de « fermer les yeux »,
certaines entreprises, notamment du secteur automobile, ont accepté de mettre
à disposition des lieux de prière à proximité des chaînes de production : « la
131 F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », op. cit., p. 69.
132 La liberté de se vêtir « à sa guise au temps et au lieu du travail » n’entre pas dans la catégorie des libertés fondamentales (Cf. notamment Ph. Waquet, « Le bermuda ou l’emploi, à
propos de Cass. soc. 28 mai 2003 », dr. soc. 2003, p. 808), à la différence de la liberté de
religion, un salarié invoquant des prescriptions de sa religion paraît ainsi pouvoir imposer
plus facilement qu’un incroyant ou qu’un croyant « discret » son vêtement à l’employeur.
Cela peut laisser songeur… (Cf. Ph. Auvergnon, Freedom of dress excluded from the category of basic freedoms, Cases reported, ILLR, vol. 23, Martinus Nijhoff Publishers, The
Hague/London/New-York, 2004, p. 121).
133 J.-Ch. Sciberras, « Travail et religion dans l’entreprise : une cohabitation sous tension »,
op. cit., p. 74.
134 Cf. HALDE, Délibération n° 2008-10 du 14 janvier 2008.
135 J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 72.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
55
pression collective était trop forte et le compromis s’est noué autour de l’exigence que l’exercice de la prière s’effectue pendant le temps de pause, en l’espèce
deux fois dix minutes par poste 136 ». On soulignera bien évidemment que de tels
aménagements résultent avant tout de la prise en compte très pragmatique, voire
très intéressée, des tendances religieuses de la main-d’œuvre disponible. Tout en
apparaissant certainement plus classiques, les demandes de congés concernent
également la gestion du temps de travail et de l’activité poursuivie. Les directions d’entreprise doivent ici gérer d’une part un calendrier de jours fériés qui,
tout étant loin d’être totalement « chrétien », ne contient aucun jour de fêtes
juives ou musulmanes, d’autre part le fait que le jour de repos hebdomadaire
est le dimanche. On doit tout d’abord redire ici combien le droit du temps de
travail et celui des congés est devenu flexible. Par ailleurs, même s’il ne faut pas,
là aussi, trop caricaturer, on pourrait s’inquiéter, avec certains, de l’effet discriminant de certaines autorisations d’absence pour raison religieuse : « si tous les
croyants demandent à s’absenter le vendredi, le samedi et le dimanche, peut-on
condamner les incroyants à travailler en fin de semaine ? » 137. Plus sérieusement,
il paraît possible de gérer contractuellement ou de prévoir conventionnellement
des absences ponctuelles correspondant en cours d’année à telle ou telle fête ou
cérémonie religieuse. De ce point de vue, on sait que des possibilités d’autorisations particulières d’absence existent dans la Fonction publique 138.
On pourrait certes en venir à s’inquiéter des possibilités de fonctionnement
de l’entreprise en cas d’homogénéité religieuse de son personnel. D’une certaine
façon, la diversité dans l’entreprise des convictions apparaîtrait alors comme une
condition d’exercice de la liberté religieuse de chacun… On sait toutefois qu’en
pratique, en fonction de l’activité économique, des aménagements individuels
et collectifs des horaires de travail sont souvent possibles comme le montre,
depuis longtemps, le secteur du BTP à l’occasion du Ramadan 139. C’est toutefois ici l’argument de la santé et de la sécurité des travailleurs qui est le plus
souvent avancé pour justifier l’adaptation, et non pas – du moins officiellement
– celui du respect de l’expression des convictions religieuses. On aperçoit ici
les limites et les risques d’une forme d’aménagement de la relation prenant en
compte ces dernières. D’un côté, l’employeur doit répondre « de bonne foi » à
la demande individuelle du salarié ; il ne doit pas utiliser sa position pour aller
à l’encontre de l’expression de la liberté religieuse de ce dernier, dès lors que le
136 J.-Ch. Sciberras, op. cit., p. 74.
137 Cf. notamment F. Gaudu, « La religion dans l’entreprise », op. cit., p. 69.
138 Cf. Circulaire FP n° 901 du 23 septembre 1967. Chaque année, le ministère de la Fonction
publique indique les dates des principales cérémonies religieuses pour lesquelles les chefs de
service peuvent délivrer des autorisations d’absence. Juifs, musulmans, chrétiens orthodoxes et orientaux peuvent demander jusqu’à trois autorisations d’absence. Les bouddhistes
n’en bénéficient que d’une seule, la plupart de leurs fêtes se déroulant un dimanche.
139 Selon un sondage de l’IFOP, 26 % des dirigeants d’entreprises adaptaient leurs horaires de
travail pour des raisons religieuses déjà en 2008.
56
dRoiT ET RELigion En EURoPE
fonctionnement de l’entreprise le permet. D’un autre côté, l’employeur n’a pas
à privilégier certains salariés et, en tout cas, pas à assurer, dans l’entreprise ordinaire, la promotion d’une religion. La liberté de conscience de chacun doit être
respectée par l’entreprise et chacun doit pouvoir y compris se soustraire, s’il le
souhaite, « aux rites de son groupe d’origine » 140.
En toute hypothèse, certaines demandes d’aménagement fondées sur des
prescriptions religieuses, réelles ou supposées, peuvent apparaître inacceptables
même si elles s’avèrent techniquement possibles et, à première vue, peu perturbatrices du fonctionnement de l’entreprise. Il s’agit de celles aboutissant à une
organisation communautariste 141 ou sexiste du travail 142. Le chef d’entreprise
apparaît alors, de fait, chargé du respect dans l’entreprise de principes sociétaux, alors même que son intérêt peut l’appeler à accepter, sans trop discuter,
des « aménagements » lui assurant, par exemple, la « paix sociale ». Il reste évidemment tenu de ne pas prendre de décisions discriminatoires et plus généralement de ne pas faire fonctionner l’entreprise sur des principes discriminatoires.
Reste à savoir dans quelle mesure et, surtout, jusqu’où, il devra justifier le refus
donné à certaines demandes d’aménagement, sans – bientôt ? – être tenu d’une
obligation d’accommodement raisonnable.
2. Un glissement vers l’« accommodement raisonnable » ?
L’employeur doit répondre de « bonne foi » à la demande du salarié exprimant ses convictions religieuses ; il doit donc y accéder s’il est possible de la
satisfaire, compte tenu des exigences de l’entreprise. Mais, selon la Cour de cassation l’employeur « ne commet aucune faute en demandant au salarié d’exécuter la tâche pour laquelle il a été embauché dès l’instant que celle-ci n’est pas
contraire à une disposition d’ordre public 143 ». Le salarié ne peut imposer à son
employeur sa religion ou son changement de religion. On s’en souvient faute de
clause contractuelle appropriée lui permettant de refuser de manier de la viande
de porc, le salarié boucher est débouté de sa demande 144.
140 F. Gaudu, op. cit., p. 71. L’auteur souligne que « si l’entreprise institutionnalise le ramadan,
on pressent qu’il sera bien difficile, pour certains salariés d’origine musulmane, même s’ils
le désirent, de ne pas se plier à la pression collective ».
141 Ainsi dans le bâtiment des équipes constituées par communautés d’appartenance et par
affinités religieuses (cf. notamment Avis du Haut Conseil à l’Intégration, « Expression
religieuse et laïcité dans l’entreprise », op. cit., p. 9).
142 Ainsi de l’absence de vestiaire pour femmes, l’entreprise n’envisageant pas d’embaucher un
jour une femme (Avis du HCI, op. cit., p. 10) ou des revendications rarement rapportées
(cf. I. Adam et A. Rea, La diversité culturelle sur le lieu de travail, op. cit., p. 98 s.) de ne pas
avoir pour chef une femme ou de ne pas travailler avec des hommes ou des femmes, revendications fondées sur des prescriptions religieuses, réelles ou supposées.
143 Cass. soc. 24 mars 1998, préc.
144 idem.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
57
On a pu s’inquiéter d’une mise en cause de cette ligne jurisprudentielle sous
l’influence de deux délibérations de feu la HALDE. La première, tout en réaffirmant que l’employeur « peut refuser une autorisation d’absence le jour d’une
fête religieuse, si celle-ci perturbe l’organisation du travail dans l’entreprise », a
souligné que ce refus devait être fondé « sur des critères objectifs et étrangers à
toute discrimination religieuse » 145. La seconde délibération en cause, tout en
estimant qu’il « peut paraître justifié de demander aux animateurs des centres de
vacances et de loisirs de participer aux repas et de goûter les aliments, notamment avec les jeunes enfants » 146, conclut qu’il en va « autrement lorsque l’employeur impose aux animateurs un régime alimentaire en partageant les repas
avec les enfants, dans des conditions strictement identiques » 147. Cette règle
aurait « pour effet d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes
désireuses de suivre un régime alimentaire, en raison de leurs convictions religieuses […] » 148. La première délibération marque une distance prise avec la
jurisprudence de la Cour de cassation permettant à l’employeur d’exiger, sans
se justifier, la réalisation du contrat tel que convenu. La seconde délibération va
d’une certaine façon plus loin en semblant tenir l’employeur obligé de modifier
l’organisation et de revoir le contenu même du travail, pour les rendre compatibles avec la spécificité du régime alimentaire suivi par un salarié en raison de
ses convictions religieuses. D’un devoir de traiter de bonne foi la demande d’un
salarié, le curseur paraît se déplacer vers une obligation d’accommoder l’organisation ou le fonctionnement de l’entreprise en fonction des impératifs religieux de tel ou tel de ses salariés. François Gaudu s’est ainsi amusé à transposer
la logique développée par la HALDE dans sa délibération de 2008 à l’espèce
jugée par la Cour de cassation en 2008 149, espèce concernant le salarié boucher
découvrant, en cours de contrat, qu’il pouvait lui arriver de toucher de la viande
de porc ; cela donnerait : « en ne séparant pas le traitement de la viande de porc
des autres activités de boucherie, l’employeur a désavantagé les bouchers désireux de ne pas manier de la viande de porc en raison de leurs convictions religieuses » 150. On se situe effectivement assez loin de la position de la Cour de
cassation qui permet à l’employeur, dès lors que rien n’avait été prévu contractuellement, d’exiger l’exécution du contrat de travail tel que convenu. Cette
position fait cependant encore jurisprudence et, faut-il le rappeler, les délibérations de la HALDE d’hier comme celle du Défenseur des droits d’aujourd’hui
ont un caractère non-contraignant.
145
146
147
148
149
150
HALDE, Délibération n° 2007-301 du 13 novembre 2007.
HALDE, Délibération n° 2008-10 du 14 janvier 2008.
idem.
idem.
Cass. soc. 24 mars 1998, dr. soc. 1998, p. 614, note J. Savatier.
F. Gaudu, « Droit du travail et religion », op. cit., p. 968.
58
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Cependant, une tendance à la reconnaissance d’une obligation d’« accommodement raisonnable » pourrait se poursuivre à partir du droit communautaire européen, lui-même sous influence du droit canadien 151. Il faut ici rappeler
que la directive européenne du 27 novembre 2000 prévoit qu’« afin de garantir
le respect du principe de l’égalité de traitement […], des aménagements raisonnables sont prévus » 152. Mais,
cela signifie que l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction des besoins
dans une situation concrète, pour permettre à une personne handicapée d’accéder
à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser, ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures imposent à l’employeur une charge disproportionnée 153.
De fait, la directive ne prévoit « aucune obligation d’un aménagement raisonnable entre les obligations de l’entreprise et les exigences d’extériorisation des
croyances religieuses du citoyen » 154. Toutefois, on a souligné que
le concept fondateur de discrimination indirecte sur lequel repose la notion d’aménagement raisonnable peut, en réalité, conduire à un élargissement de ce champ
au-delà du motif du handicap : notamment pour le respect du droit à la liberté de
religion 155.
L’hypothèse n’est en effet pas exclue que
l’interdiction de la discrimination indirecte soit interprétée par la CJCE ou les juridictions d’un État-membre comme exigeant, dans certains cas, de l’auteur d’une
disposition ou d’une norme de portée générale, qu’il aménage celle-ci pour éviter
de discriminer indirectement certains individus à raison de leur religion 156.
L’influence du droit canadien est patente. Il est intéressant de noter que la
première décision de la Cour suprême du Canada ayant reconnu l’existence
d’une obligation d’« accommodement raisonnable », concernait le milieu de
travail et l’invocation d’une discrimination fondée sur « la croyance » 157. On
sait qu’une telle obligation n’est aujourd’hui limitée ni à ce motif, ni au lieu
151 Cf. notamment I. Desbarats, « De la diversité religieuse en milieu de travail. Regards
croisés en droit français et en droit canadien », RRJ 2010-3, spéc. p. 1458 s.
152 Article 5 de la directive européenne 2000/78/CE du 27 octobre 2000 portant création d’un
cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, JoCE
n° L 303 du 2 décembre 2000.
153 idem.
154 F.-J. Calvo Gallego, L’interdiction de la discrimination religieuse dans la directive 2000/78
(www.era-comm.eu/oldoku/Adiskri/09_Religion/2005_Calvo_Gallego_FR.pdf ).
155 I. Desbarats, « Entre exigences professionnelles et liberté religieuse », op. cit., p. 22.
156 E. Bribosia, J. Ringelheim, I. Rirove, « Aménager la diversité : le droit de l’égalité face à
la diversité religieuse », RTdH 2009, p. 235, cité par I. Desbarats, op. cit., p. 22.
157 Cf. Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpson-Sears Ltd, 1985, 2, RCS,
356.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
59
de travail 158. On sait aussi combien, au Canada même, le concept et ses applications font l’objet de controverses 159. Il pourrait paraître intéressant, d’un
point de vue cynique, de se montrer favorable à l’« accommodement raisonnable » au prétexte qu’un « salarié qui prie est, somme toute, plus facile à gérer
qu’un incroyant qui revendique » 160. Ce serait certainement aussi illusoire
qu’irresponsable. En tout cas, s’il arrivait que l’on s’aventure sur le chemin
d’une importation en France de l’accommodement canadien, on devrait avoir
pleine conscience des implications en termes de gestion sociale et de fonctionnement de l’entreprise… En toute hypothèse, il faudrait au moins souscrire à
l’idée « d’une distinction claire entre, d’une part, des principes constitutionnels
essentiels, tel que l’égalité homme/femme, qui sont « neutres et universels »,
fondamentaux et non négociables, et à propos desquels il serait inconcevable
d’apporter un quelconque accommodement et, d’autre part, les autres principes
qui, eux, « reproduisent les valeurs et les normes implicites de la culture majoritaire » et qui pourraient être aménagés, sauf contrainte excessive » 161.
En guise de conclusion
L’expression des convictions religieuses sur le lieu de travail n’est aujourd’hui
plus une question marginale ou exotique. Elle ne recoupe plus simplement celle
de la « conformisation » du travailleur aux orientations religieuses de l’entreprise
de tendance 162 ou bien de son respect du principe de neutralité dans le cadre
158 Cf. notamment L. Woerhrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation de la société à la diversité religieuse », Mc gill Law Journal / Revue de droit de Mc gill
1998, vol. 43, p. 325-401 ; sur l’application du concept en milieu de travail : G. Trudeau,
« Libertés individuelles et relatons de travail : un point de vue canadien », in Ph. Auvergnon (dir.), Libertés individuelles et relations de travail : le possible, le permis et l’interdit.
Éléments de droit comparé, op. cit., sp. p. 259 à 265.
159 Cf. notamment S. Nicolet, « Diversité religieuse : s’adapter, mais jusqu’où ? », Les Cahiers
du dRH 2008 n° 148, p. 46.
160 C. Morin, « Le salarié et la religion : les solutions de droit du travail », JCP A 2005,
p. 1145.
161 I. Desbarats, op. cit., p. 23.
162 On se souvient de l’affaire « Dame Roy », enseignante dans un établissement catholique
sous contrat, divorcée, licenciée parce que se remariant (Ass. Plén., 19 mai 1978, Dame
Roy c. Institution Sainte Marthe). On consultera avec intérêt l’arrêt de la CEDH du
15 mai 2012 (Aff. Fernandez Martinez c. Espagne, Req. n° 56030/07) concernant le nonrenouvellement du contrat d’un enseignant, prêtre sécularisé dont le rescrit de dispense de
célibat disposait que conformément au droit canonique, les personnes bénéficiant de la
dispense ne pouvaient enseigner la religion catholique dans les établissements publics à
moins que l’évêque « en fonction de ses critères et sous réserve qu’il n’y ait pas de scandale »,
n’en décide autrement (Pt 86 de l’arrêt).
60
dRoiT ET RELigion En EURoPE
d’un service public 163. C’est en effet l’entreprise « ordinaire » qui est maintenant centralement interrogée. Il est possible de voir là un indice heureux du
passage de cet espace privé, au cours des trente dernières années, du « silence à
la parole » 164. Parodiant la fameuse formule du rapport « Auroux », il serait sans
doute possible de dire que « Citoyens dans la cité, les travailleurs le sont également devenus, un peu, dans l’entreprise ». En tout cas, la reconnaissance des
libertés individuelles a indéniablement progressé, y compris celle allant le moins
de soi, dans une France laïque, celle de la liberté religieuse.
En même temps, il est permis de ne pas se montrer trop innocent. Certaines résistances ou inquiétudes « laïques » doivent être entendues. L’actualité
de la question, en effet, ne tient pas qu’au progrès des « principes et droits fondamentaux de la personne au travail ». Elle s’inscrit dans un contexte sociétal
marqué par la référence « refusée » ou « privatisée » d’une majorité de citoyens
et de travailleurs au christianisme et, parallèlement, par la référence, de plus en
plus revendiquée, d’une forte minorité de citoyens et de travailleurs à la religion
musulmane. Les exemples pris de jurisprudences concernant, en France, des
salariés témoins de Jéhovah, juifs, sikhs ou bouddhistes peuvent, de ce point
de vue, parfois apparaître comme des passages obligés d’un discours tenant à
demeurer « politiquement correct ». Par ailleurs, il est évident que toutes les
religions, montantes ou déclinantes, connaissent aujourd’hui une poussée du
fondamentalisme ou de l’intégrisme alors même que notre République laïque
continue de reconnaître, bien heureusement, la liberté d’opinion, et y compris
donc le droit à l’expression d’agnostiques ou d’athées. Dans un tel contexte, une
« laïcité » ouverte, positive, compréhensive de toutes les opinions et convictions
paraît seule pouvoir permettre de vivre et travailler ensemble.
Un constat paradoxal s’impose : l’entreprise privée, jadis et parfois encore
regardée comme lieu d’atteinte aux libertés collectives et individuelles, apparaît
aujourd’hui étonnamment en charge de la protection de l’expression des libertés
religieuse et de conscience. Ceci intervient, on ne manquera pas de le relever,
au prix de la connaissance des convictions des salariés, c’est-à-dire en s’écartant,
lentement mais sûrement, de l’obligation d’ignorance par l’employeur desdites
convictions, « ligne » caractérisant encore officiellement le droit du travail français. Pareille prise en compte « positive » des convictions religieuses ne doit
toutefois pas nécessairement conduire à imposer à l’entreprise toutes sortes
d’accommodement, plus ou moins, raisonnable. D’une part, les exigences professionnelles et l’efficacité économique de l’entreprise doivent être respectées.
D’autre part, l’entreprise n’a pas à recevoir tacitement mandat pour bricoler, en
163 Si le droit français est ici clair (totale liberté de religion/absence d’expression dans le cadre
du service), on ne doit pas en conclure qu’en pratique le respect de neutralité aille
aujourd’hui toujours de soi pour tous.
164 J. Le Goff, du silence à la parole, Presses universitaires de Rennes, 2004, 650 p.
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
61
son sein, des compromis pouvant directement mettre en cause quelques « principes fondamentaux » de notre société, chèrement établis et toujours réversibles,
au premier rang desquelles l’égalité des hommes et des femmes. Comme l’a
indiqué la Cour européenne des droits de l’homme, le droit de manifester sa
religion sur le lieu de travail est protégé, mais doit être mis en balance avec les
droits d’autrui 165.
Il resterait enfin, au travers de l’accueil fait aujourd’hui par le droit à l’expression des convictions religieuses sur le lieu de travail, à s’interroger sur le sens et
l’avenir du droit du travail. Si, d’évidence, le phénomène s’inscrit dans une individualisation croissante des relations de travail, n’est-il pas également porteur
de l’implosion des intérêts collectifs tels qu’entendus traditionnellement par le
droit du travail, c’est-à-dire de ceux de tous les travailleurs ? Mais ceci, aurait dit
l’écrivain franc-maçon Rudyard Kipling, est une autre histoire…
165 CEDH, 15 janvier 2013, 48420/10, 59842/10, 51671/10 et 36516/10.
Le droit français des religions
au miroir des textes
Françoise Curtit
L
’émergence depuis quelques décennies de travaux consacrés au droit des
religions en France a suscité la publication de plusieurs ouvrages, manuels,
recueils et rapports consacrés à cette discipline 1. S’ils exposent les règles applicables en la matière ou tentent d’en dégager les principes constitutifs et les évolutions, très peu d’entre eux se hasardent à définir et caractériser cette branche
du droit 2. La juxtaposition de plusieurs régimes des cultes dans le cadre national
(régime de séparation, droit alsacien-mosellan, droits des collectivités d’outremer), la diversification des sources jurisprudentielles et le rôle croissant des
ajustements apportés par la pratique administrative rendent en effet délicates
les tentatives d’appréhension d’une discipline qui s’appuie par ailleurs sur un
ensemble de dispositions juridiques éparses et morcelées, souvent anciennes et
parfois contradictoires. Le manque de lisibilité de ce corpus de règles a été souligné notamment par le rapport de la Commission Machelon qui affirme que le
droit des cultes « constitue sans doute l’un des domaines du droit où l’objectif à
1
2
Voir notamment A. Boyer, Le droit des religions en France, Paris, PUF, 1993 ; J. Volff, Le droit
des cultes, Paris, Dalloz, 2005 ; X. Delsol, A. Garay, E. Tawil, droit des cultes : personnes,
activités, biens et structures, Paris, Juris associations, 2005 ; Liberté religieuse et régimes des cultes
en droit français : textes, pratique administrative, jurisprudence, Paris, Cerf, 1996, nouv.
éd. 2005 ; J.-P. Machelon (dir.), Les relations des cultes avec les pouvoirs publics : travaux de
la Commission de réflexion juridique. Rapport au ministre d’État, ministre de l’intérieur et de
l’Aménagement du territoire, Paris, La Documentation française, 2006 ; F. Curtit, F. Messner (éd.), droit des religions en France et en Europe : recueil de textes, Bruxelles, Bruylant,
2008 ; F. Messner (dir.), dictionnaire du droit des Religions, Paris, CNRS Éditions, 2011.
Voir cependant F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit français des religions, Paris, Litec, 2e éd. 2012, n° 35 s.
64
dRoiT ET RELigion En EURoPE
valeur constitutionnelle d’accès et d’intelligibilité de la règle de droit est le plus
gravement bafoué » 3.
Il ne s’agira pas ici de définir ce qu’est ou n’est pas le droit des religions en
France, mais de dégager quelques-unes de ses caractéristiques à partir de l’étude
des normes législatives et réglementaires qui régulent le fait religieux sous ses
divers aspects : liberté de religion individuelle et collective, exercice et expression du culte sous ses différentes formes, patrimoine religieux, organisation et
financement des institutions religieuses… Le droit des religions ne se résume
bien évidemment pas à la seule législation, mais cet ensemble de textes ancré
historiquement demeure le socle autour duquel s’articulent jurisprudence, doctrine et pratiques.
La question de l’accessibilité de cet ensemble de textes, l’analyse à la fois
quantitative et qualitative de sa structure et de son contenu et enfin sa mise
en regard avec les statuts des cultes des autres États européens permettent d’en
esquisser les qualités et les faiblesses au regard des évolutions du champ religieux.
Un accès difficile aux sources formelles du droit des religions
On peut estimer entre cent et deux cents le nombre de dispositions constituant le corpus des textes de droit français des religions, selon les critères retenus. Il n’existait pas de compilation officielle visant l’exhaustivité 4 avant qu’en
2011 le ministère de l’Intérieur édite un recueil de textes et de jurisprudence
intitulé Laïcité et liberté religieuse, regroupant au sein de quatre thématiques
environ cent vingt dispositions, soit « les principaux textes de notre droit qui
s’appliquent en matière religieuse », dans le souci de rendre la loi « intelligible
et facilement accessible » 5. Si cette publication tente de remédier à la rareté des
outils disponibles en la matière, le recours à une édition papier, donc rapidement
obsolète et de diffusion relativement restreinte, vise cependant des spécialistes
(juristes, praticiens du droit, universitaires…) plutôt qu’un large public comme
semblaient l’indiquer les intentions premières du ministère. Un accès libre aux
principales dispositions sur un site web aurait davantage répondu à l’exigence
d’accessibilité du droit, à l’image de ce qui est proposé dans de nombreux pays
européens par les services ministériels en charge de la gestion des cultes 6.
3
4
5
6
J.-P. Machelon (dir.), op. cit., p. 17.
Des brochures thématiques avaient été publiées : Cultes et associations cultuelles, congrégations et collectivités religieuses, Paris, Journaux officiels, 1999 ; Face aux sectes, Paris,
Journaux officiels, 2002.
France. Direction des libertés publiques et des affaires juridiques, Laïcité et
liberté religieuse : recueil de textes et de jurisprudence, Paris, Journaux officiels, 2011, p. 3.
Danemark : sur le site www.retsinformation.dk ; Espagne : sur le site www.mjusticia.gob.
es ; Italie : sur le site www.governo.it ; Pologne : sur le site www.msw.gov.pl (consultés le
02.09.2013).
Le droit français des religions au miroir des textes
65
L’accès thématique du site Legifrance, portail officiel du droit français géré
par le Secrétariat général du gouvernement, n’offre quant à lui qu’une aide limitée en la matière, l’interrogation par le terme « religion » renvoyant d’une part
à l’ensemble des normes relatives à la lutte contre les discriminations et, d’autre
part, à une rubrique « culte » regroupant toutes les dispositions particulières à
l’Alsace-Moselle (droit local des cultes, mais aussi de la chasse, de la protection
sociale…) ainsi que les règles du régime de séparation, soit pour l’essentiel les
textes relatifs aux associations, congrégations et fondations. Des renvois sont
par ailleurs proposés vers la notion de « laïcité » appliquée notamment à l’enseignement public et vers les textes concernant les « ministres des cultes ». Cette
navigation complexe ne permet pas d’accéder de façon claire et ordonnée à l’ensemble des normes du droit des religions et tend à identifier par ailleurs celui-ci
principalement au droit des associations religieuses.
Pour saisir l’ensemble des dispositions de droit des religions, il faut pouvoir rassembler un grand nombre de textes et d’extraits de textes épars, vérifier
leur actualisation et, pour les plus anciens, savoir les interpréter en fonction du
contexte juridique actuel. Cette question de l’accessibilité – ou plutôt de la nonaccessibilité – des textes juridiques constitue le premier obstacle à l’appréhension
et à la compréhension du droit des religions et concourt à l’opacité de la discipline.
Un droit morcelé
Quelques tentatives de compilation ont été entreprises pour pallier cette
difficulté d’accès aux textes. Les premières collections systématiques de textes
relatifs au régime des cultes en droit français sont l’œuvre de juristes réunis par
la Conférence des évêques de France 7, puis de chercheurs au sein de l’équipe
Société, droit et religion en Europe (SDRE) de l’Université de Strasbourg et
du CNRS. Alimentée au sein de cette unité de recherche, la base de données
LEGIREL 8 a pour objectif de donner accès aux textes internationaux relatifs
à la liberté religieuse ainsi qu’à la législation des États membres de l’Union
européenne concernant les organisations et activités religieuses et l’exercice des
cultes. S’agissant de la France, elle répertorie plus de deux cent vingt dispositions législatives et réglementaires actuellement en vigueur, dont quatre-vingtdix consacrées aux droits locaux de l’Alsace-Moselle et de l’outre-mer.
Parmi les cent trente dispositions concernant le régime général des cultes qui
composent le corpus examiné ici, une moitié environ est consacrée à titre principal au fait religieux, l’autre moitié étant constituée d’articles isolés de textes législatifs et réglementaires (par exemple, l’article 56 de la loi n° 86-1067 9 qui prévoit
7
8
9
Liberté religieuse et régimes des cultes en droit français : textes, pratique administrative, jurisprudence, Paris, Cerf, 1996 [nouv. éd. 2005].
www.legirel.cnrs.fr.
Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
66
dRoiT ET RELigion En EURoPE
la programmation d’émissions religieuses sur France Télévisions) ou d’articles
codifiés répartis dans une dizaine de codes distincts (Code de l’éducation, Code
des impôts, Code de la sécurité sociale…). Cet éparpillement des normes reflète
la transversalité de la discipline : le droit des religions n’est pas une construction
juridique organisée et hiérarchisée, mais plutôt un réseau parcourant toutes les
branches du droit, privé comme public (droit constitutionnel, droit administratif, droit fiscal, droit de l’urbanisme, droit pénal…), agrégeant règles de droit
commun et règles propres aux institutions et activités cultuelles. Cette dispersion engendre d’ailleurs souvent une juxtaposition de dispositions pour réguler
un même objet (dons et legs, édifices cultuels, congrégations religieuses…), ce
qui accentue encore le manque de lisibilité de l’ensemble.
Un droit archaïque ?
Le socle des textes qui constituent aujourd’hui le droit français des religions
est relativement ancien et l’on continue d’appliquer nombre de dispositions juridiques adoptées à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle.
Au xixe siècle est ainsi fixée la législation concernant les dons et legs aux établissements ecclésiastiques, la reconnaissance des congrégations, les aumôniers
militaires, puis viennent les grandes lois de la IIIe République (laïcité dans l’enseignement, neutralité des cimetières, liberté de réunion, laïcisation des funérailles…) qui demeurent pour partie encore largement en vigueur aujourd’hui.
Au début du xxe siècle, des lois et décrets vont fixer le cadre juridique, toujours
valide, de l’organisation des associations religieuses, de la police du culte, de
la gestion des édifices, sans oublier le vote en 1905 de la loi de Séparation 10,
« mythe fondateur » de la laïcité française. Hormis quelques interventions dans
de nouveaux domaines (enseignement privé, abattage rituel, protection sociale
des ministres du culte…), les textes essentiellement réglementaires émis sous la
Ve République vont décliner les principes existants sans introduire de véritable
rupture. Les années 2000 verront cependant le retour du recours à la loi comme
expression d’une volonté politique, en matière de répression des mouvements
sectaires (loi du 12 juin 2001 11), ou de visibilité des signes religieux à l’école (loi
du 15 mars 2004 12) et dans l’espace public (loi du 11 octobre 2010 13).
10
11
12
13
Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État.
Loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des
mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales.
Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le
port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles,
collèges et lycées publics.
Loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans
l’espace public.
Le droit français des religions au miroir des textes
67
Si le droit actuel est très largement hérité de dispositions mises en œuvre il
y a plus de cent ans, il n’est pas pour autant fossilisé. Si l’on excepte les textes
régissant les cultes en Alsace-Moselle et en outre-mer, la plupart des normes
en vigueur aujourd’hui ont été modifiées à de multiples reprises, une douzaine
de fois par exemple s’agissant de la loi de 1905. Dans le domaine du droit des
religions, on ne fait pas table rase pour construire une réglementation nouvelle, mais on adapte au fur et à mesure par petites touches et ajouts successifs
la législation existante. Il faut donc démentir une critique qui voudrait que le
droit français des religions soit figé 14, voire archaïque et poussiéreux : il a en effet
montré au fil des décennies qu’il était pour le moins adaptable, sa nature essentiellement réglementaire facilitant d’ailleurs cette évolutivité.
Un droit essentiellement réglementaire
Figurent dans le corpus de textes étudié trois dispositions de valeur constitutionnelle (art. 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du
26 août 1789, préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, art. 1er de la
Constitution du 4 octobre 1958) et une vingtaine de lois et ordonnances non
codifiées, pour la plupart antérieures à 1942, dont une dizaine seulement est
consacrée à titre principal au fait religieux. Force est de constater que depuis le
milieu du xxe siècle le droit des religions est essentiellement un droit de nature
réglementaire composé de décrets, arrêtés et circulaires, ces dernières étant particulièrement représentées (près d’un quart des dispositions en vigueur). Il s’agit
en général de circulaires qui ne se contentent pas d’interpréter une législation
particulière pour en faciliter l’application (par exemple, circulaire du 18 mai
2004 sur le port de signes religieux dans les établissements d’enseignement
publics 15 pour la mise en œuvre de la loi 15 mars 2004), plusieurs d’entre
elles visant plutôt à rappeler les règles existantes et les possibilités d’adaptation
administrative offertes par le droit commun sur des questions pour lesquelles la
réglementation n’est pas claire (ou est mal comprise) ou qui font l’objet de tensions et de débats sur le terrain (circulaire du 2 février 2005 sur la laïcité dans
les établissements de santé 16 ou circulaire du 19 février 2008 sur la police des
lieux de sépulture 17). Dans ce dernier cas, la circulaire joue en quelque sorte un
rôle de « codification » du droit existant, mais aussi de promotion d’une volonté
gouvernementale. C’est ainsi que depuis la fin des années 1990 une dizaine de
14
15
16
17
R. Rouquette, Cultes, laïcité et collectivités territoriales, Paris, Le Moniteur, 2007, p. 36.
Circulaire du 18 mai 2004 relative à la mise en œuvre de la loi n° 2004-228 du 15 mars
2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues
manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
Circulaire DHOS/G n° 2005-57 du 2 février 2005 relative à la laïcité dans les
établissements de santé.
Circulaire NOR/INT/A/08/00038/C du 19 février 2008, police des lieux de sépulture.
68
dRoiT ET RELigion En EURoPE
circulaires ont été consacrées à la lutte contre les dérives sectaires (la dernière en
date du 22 mars 2012 18) : il ne s’agit pas uniquement de rappeler le droit, mais
de promouvoir l’action des différents ministères en la matière, les textes s’additionnant au fil des gouvernements. Une dernière catégorie est composée par
des circulaires qui constituent le principal, voire le seul support juridique pour
réguler une activité donnée, en tout cas le seul support de la pratique administrative : c’est le cas par exemple de la circulaire du 20 décembre 2006 consacrée
aux aumôniers d’hôpitaux 19 ou de celle du 23 septembre 1967 relative aux autorisations d’absence des fonctionnaires pour fêtes religieuses 20.
Le droit des religions est un droit réglementaire et donc assez facilement
modifiable et adaptable, car c’est un droit relativement pragmatique : il s’agit
pour l’essentiel de réguler des usages, d’administrer et de gérer des organisations
et des personnels.
Un droit centré sur la gestion des organisations
Si l’on s’intéresse maintenant aux domaines d’intervention des textes recensés, et plus précisément à leur poids respectif au regard du nombre de dispositions qui leur sont consacrées, on peut classer les textes de droit français des
religions en quatre grands groupes. Arrivent largement en tête (soit environ un
quart du total) les textes consacrés à l’organisation des cultes dans un sens large
(statut des associations et congrégations, droit fiscal, organisation des services
d’aumôneries, personnel des institutions religieuses), suivent ceux relatifs à
l’exercice du culte (police des cultes, lieux de culte, abattage rituel, funérailles),
puis ceux concernant l’enseignement (laïcité dans l’enseignement public, aumôneries scolaires, établissements d’enseignement privés) et en dernier lieu les dispositions garantissant liberté de religion et non-discrimination.
Si l’on se réfère à ce seul corpus des textes juridiques, le droit des religions
apparaît comme un droit technique visant à administrer et/ou financer des
organisations, leurs bâtiments et leurs personnels. On a affaire ici à un droit des
cultes plutôt qu’à un droit des pratiques religieuses, à un droit des communautés plutôt qu’à un droit des individus.
18
19
20
Circulaire NOR/MENE1208599C du 22 mars 2012 relative à la prévention et la lutte
contre les risques sectaires. Action de l’éducation nationale.
Circulaire DHOS/P1/2006/538 du 20 décembre 2006 relative aux aumôniers des
établissements mentionnés à l’article 2 de la loi n° 86-33 du 9 janvier 1986 portant
dispositions statutaires relatives à la fonction publique hospitalière.
Circulaire FP/901 du 23 septembre 1967 relative aux autorisations d’absence pour fêtes
religieuses.
Le droit français des religions au miroir des textes
69
Le droit français des religions face aux statuts des cultes
des autres États européens
Sur la base de dispositions constitutionnelles affirmant la liberté de religion,
plusieurs pays européens ont adopté une loi-cadre sur la liberté de religion et le
statut des organisations religieuses 21. Ces lois vont d’une part définir les champs
d’application de la liberté de religion et de l’exercice du culte et, d’autre part,
déterminer différents niveaux de reconnaissance des cultes par l’État en établissant diverses strates de normes juridiques applicables aux communautés religieuses. D’autres États 22, et parfois les mêmes, développent également un droit
conventionnel par l’intermédiaire de concordats avec l’Église catholique ou
d’accords avec les autres cultes, dont vont ensuite découler les réglementations
relatives aux activités de ces confessions. Lois et accords vont servir de base pour
l’élaboration de dispositions spécifiques en matière de financement des cultes,
d’assistance spirituelle dans les établissements publics, d’enseignement de la religion, de reconnaissance des mariages religieux…
En France, la loi du 9 décembre 1905 énonce un certain nombre de principes, de règles d’organisation et de police, mais elle ne joue pas ce rôle de loicadre à l’origine d’un véritable régime des cultes, tout comme le principe de
laïcité ne permet pas de définir à lui seul la place des organisations et activités
religieuses dans la société. On ne dispose pas d’un véritable socle sur lequel
reposerait l’ensemble des dispositions législatives et réglementaires régulant le
fait religieux. Face au modèle vertical et intégré des législations autrichienne,
espagnole, ou slovène, le droit français des religions présente une structure de
réseau entrelaçant des normes sans véritable lien et hiérarchie entre elles et où les
principes fondamentaux sont relativement peu développés alors que certaines
questions « techniques » sont traitées par ailleurs de façon compulsive.
Droit des religions et principe de liberté de religion
Si, dans tous les pays européens, la liberté de religion est garantie et encadrée par le droit international, et notamment par la Convention européenne des
droits de l’homme (CEDH), la plupart des constitutions nationales comportent
également un article consacré à la liberté de conscience et de religion et à ses
21
22
Espagne : loi organique 7/1980 du 5 juillet sur la liberté religieuse ; Estonie : loi du
12 février 2002 sur les Églises et congrégations ; Lettonie : loi du 7 septembre 1995 sur
les organisations religieuses ; Portugal : loi 16/2001 du 22 juin sur la liberté de religion ;
République tchèque : loi 3/2002 du 7 janvier relative à la liberté d’expression religieuse
et au statut des Églises et des communautés religieuses ; Roumanie : loi 489/2006 sur la
liberté religieuse et le régime général des cultes ; Slovénie : loi du 2 février 2007 sur la
liberté de religion…
Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Italie, Luxembourg…
70
dRoiT ET RELigion En EURoPE
manifestations individuelles et collectives 23, très souvent inspiré de l’article 9 de
la CEDH. Les textes constitutionnels parfois, les lois-cadres le plus souvent,
mentionnent en outre le principe de liberté d’organisation des communautés
religieuses, voire font référence aux droits internes des confessions religieuses :
le statut juridique des cultes et des activités confessionnelles va découler directement et explicitement du principe de liberté religieuse et de son libre exercice
qui sont expressément mentionnés et définis dans les textes fondamentaux. En
France, le principe de liberté de religion n’est pas en tant que tel énoncé dans
la Constitution 24, même s’il est par ailleurs clairement affirmé par la jurisprudence, sous l’effet notamment du rôle unificateur du droit international. Ce
sont ce que d’aucuns considèrent comme ses composantes – les principes de
liberté de conscience et de libre exercice du culte – qui sont énoncées dans
les textes 25, et les sources juridiques en la matière sont finalement assez rares
et laconiques. Le Conseil d’État relève dans un rapport consacré à la laïcité
que « l’adhésion à une religion ou à une spiritualité ne se traduit pas seulement
par l’exercice d’un culte. On ne peut donc considérer qu’il est, du seul fait de
l’existence de règles appropriées en ce domaine, satisfait à l’exigence de liberté
religieuse » 26. La pleine revendication du principe de liberté de religion s’avère
incontestablement restreinte par le rôle prédominant accordé en France au principe de laïcité 27, avec pour conséquence que la garantie de la liberté de religion
semble en quelque sorte déconnectée du bloc de dispositions qui vont par ailleurs gérer les organisations et activités cultuelles.
Un droit souple et adaptable
Le droit français des religions serait ainsi d’un accès difficile, morcelé,
peu lisible, centré sur la gestion des organisations et déconnecté des principes
23
24
25
26
27
Par ex. art. 11 de la Constitution finlandaise du 11 juin 1999 : « Chacun dispose de la
liberté de religion et de conscience. La liberté de religion et de conscience comprend le
droit de confesser et de pratiquer une religion, le droit d’exprimer des convictions et le
droit d’appartenir ou non à une communauté religieuse. Nul n’est tenu de prendre part,
contre sa conscience, à la pratique d’une religion. »
Voir F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., n° 1085 s.
Art. 10 de la Déclaration française des droits de l’homme de 1789 : « Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble
pas l’ordre public. » ; Art. 1 de la Constitution de 1958 : « La France est une République
indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les
citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les
croyances (…) » ; Art. 1 de la loi du 9 décembre 1905 : « La République assure la liberté
de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées
ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. »
France. Conseil d’État, Un siècle de laïcité. Rapport public 2004, Paris, La Documentation
française, 2004, p. 323-324.
Voir F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., n° 1091.
Le droit français des religions au miroir des textes
71
fondamentaux… Le rôle occupé par les circulaires et la pratique administrative
lui confère en outre un caractère précaire, vecteur d’une certaine incertitude
juridique. Ces faiblesses ont cependant pour contrepartie d’accorder à ce droit
souplesse et adaptabilité. Un grand nombre de dispositions qui continuent d’être
appliquées aujourd’hui sont antérieures aux années 1950, alors que le paysage
confessionnel s’est depuis profondément diversifié. Elles ont été dans bien des
cas modifiées au fil du temps ou ont fait l’objet d’aménagements par la pratique
administrative et d’interprétations libérales par la jurisprudence, pour tenir
compte notamment d’un contexte de pluralisme religieux. Ainsi, si le décret du
16 août 1901 28 cite l’évêque et l’ordinaire du lieu à propos de demande d’autorisation d’une congrégation, le Conseil d’État saisi d’un projet de décret de reconnaissance d’une communauté bouddhiste a estimé en 1988 que
le texte de 1901 pouvait être interprété comme imposant d’une façon générale la
production d’une attestation de la personnalité ayant qualité (…) pour exercer
sur la communauté concernée un pouvoir juridictionnel comparable à celui de
l’évêque sur les établissements existant dans son diocèse ; qu’en conséquence, il
n’était pas nécessaire de modifier ou de compléter les textes législatifs ou réglementaires applicables aux congrégations religieuses pour en étendre le bénéfice à des
communautés non catholiques 29.
En matière de sépultures, la loi du 14 novembre 1881 a supprimé la possibilité
d’établir dans les cimetières des séparations entre lieux d’inhumation en fonction des différents cultes. Dès 1975 cependant, une circulaire 30 du ministère
de l’Intérieur proposait aux maires d’autoriser les « regroupements de fait »,
pour apporter « une solution particulière au problème de l’inhumation de
nos compatriotes musulmans ». La circulaire du 19 février 2008 31 en vigueur
aujourd’hui demande dans le même esprit aux préfets d’« encourager les maires
à favoriser (…) l’existence d’espaces regroupant les défunts de même confession », en prenant soin de respecter le principe de neutralité du cimetière et la
liberté de croyance individuelle. Des ajustements ont été apportés à la législation par le moyen de simples circulaires pour répondre aux demandes concrètes
auxquelles sont confrontés les élus locaux. Plutôt que la voie de la réforme législative qui pourrait être source de controverse idéologique et politique, c’est celle
d’un compromis pragmatique qui a été ici choisie, au risque de voir discutée la
légalité des « carrés confessionnels » dont le statut juridique, et donc la pérennité, est en tout état de cause fragile. Dans les dernières décennies, c’est par de
28
29
30
31
Décret du 16 août 1901 modifié portant règlement d’administration publique pour la loi
du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association, art. 19, 20 et 23.
Question écrite n° 09532 de M. Charles de Cuttoli : Jo Sénat Q, 24 mars 1988, p. 412.
Circulaire n° 75-603 du 28 novembre 1975 – Inhumation des Français de confession
islamique : Boi n° 12/1975, p. 275.
Précitée.
72
dRoiT ET RELigion En EURoPE
tels ajustements de fait qu’ont été résolues des demandes relatives aux dispenses
d’assiduité scolaire, aux abattages rituels ou à la procédure de désignation des
aumôniers hospitaliers 32.
Un droit qui reste à construire
L’adoption des deux lois du 15 mars 2004 et du 11 octobre 2010 a révélé
que les questions liées à l’exercice du culte et à sa visibilité étaient source de tension et de débats que ces dispositions prohibitives n’ont pas épuisés 33. La voie
législative a été le moyen d’affirmation d’une volonté politique de contrôle et
d’expression de valeurs tout autant symboliques que juridiques, sans qu’ait pu
être initiée cependant une véritable méthode de régulation des croyances religieuses dans l’espace public ou dans les relations interpersonnelles. Dans un climat de crispation face à des revendications fondées sur la religion, l’adaptation
des textes par la pratique administrative ou le « management de proximité » 34
semble par ailleurs en panne dans un certain nombre de domaines, tels la
construction d’édifices cultuels, le port de signes religieux ou l’expression religieuse sur le lieu de travail.
C’est sur cette question des manifestations de la liberté religieuse que notre
conception d’un droit des religions centré sur des règles de gestion et d’organisation montre ses limites. L’enjeu n’est pas tant d’actualiser, de codifier 35 ou
même d’adapter ses dispositions pour répondre aux exigences nouvelles d’une
société pluraliste, mais plutôt d’y réintroduire et de mettre en évidence la place
prépondérante que doivent occuper les principes fondamentaux, et en premier
lieu la liberté de religion, au sommet de ce corpus des textes de droit français
des religions. En plus d’apporter lisibilité et stabilité, cette conception nouvelle
de l’édifice normatif consoliderait les avancées de la jurisprudence et de la pratique administrative en matière de prise en compte de l’expression publique des
religions ou de respect des prescriptions religieuses. Dialoguant avec d’autres
concepts clés de notre ordre juridique (neutralité, égalité, ordre public…), elle
contribuerait à faire de notre droit des cultes un véritable droit des religions.
32
33
34
35
F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), op. cit., n° 1198.
Voir par exemple, en 2013, les débats sur l’extension du principe de neutralité au secteur
privé ou sur le port de signes religieux à l’université.
Voir notamment les résultats de l’enquête de l’Institut Randstad et l’OFRE sur le fait
religieux en entreprise, 27 mai 2013.
Voir J.-P. Machelon (dir.), op. cit., p. 17.
La doctrine sociale de l’Église (DSE)
et la responsabilité sociale des entreprises (RSE) :
premier regard, premier repérage d’un juriste*
René de Quenaudon
1. Troisième encyclique du pape Benoît XVI, Caritas in Veritate, du 7 juillet 2009 1, est le premier texte pontifical contenant une référence explicite à
la responsabilité sociale des entreprises (RSE) 2. Cette longue lettre pontificale
(140 pages) a été publiée à la veille du G8 de l’Aquila 3. De fait, elle devait être
publiée deux ans plus plut tôt, en 2007, date du 40e anniversaire de l’encyclique
Populorum progressio, à laquelle Benoît XVI rend hommage. Il semble que ce
retard soit dû à la volonté de prendre en compte la crise mondiale que nous
connaissons 4. Cette encyclique de Benoît XVI est adressée à tous les hommes
*
1
2
3
4
Précisons encore que le juriste en question ne peut porter qu’un regard français et disciplinairement limité, sur un sujet dont l’ampleur appelle d’autres recherches, notamment
pluridisciplinaires, ce que comprendra probablement celui auquel ces lignes sont amicalement dédiées.
L’Amour dans la vérité, http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/
documents/hf_ben-xvi_enc_20090629_caritas-in-veritate_fr.html
N° 40.
Il est à relever, ce qui n’est pas sans lien avec la RSE (voir infra à propos du développement
durable) que le 10 juillet 2009 le sommet du G8 à l’Aquila a adopté des conclusions importantes sur la définition d’un objectif mondial de réduction des émissions des gaz à effet de
serre (GES) d’au moins 50 % d’ici 2050, porté à 80 % pour les pays développés en mobilisant des financements publics et privés et en accroissant le rôle des marchés du carbone.
« “Pour autant, ce document n’est pas une réponse à la crise, prévient Baudouin Roger, prêtre et
enseignant en morale sociale au Collège des Bernardins à Paris. il donne des éléments de
réflexion.” L’encyclique reprend surtout, dans le contexte actuel, les éléments traditionnels
de la doctrine sociale de l’Église : prise en compte du bien commun par l’économie de
marché, principe de subsidiarité, justice sociale, développement intégral de l’homme qui
est “le premier capital à sauvegarder”… Fruit d’un travail collectif, l’encyclique alterne des
74
dRoiT ET RELigion En EURoPE
et femmes 5 de bonne volonté 6. Il s’agit, selon l’Église, de ceux et celles « dans le
cœur desquels, invisiblement, agit la grâce » 7. Le but de Caritas in Veritate est de
mettre l’éthique et la foi au cœur de la mondialisation. Tout comme Jean-Paul II
avant lui 8, Benoît XVI n’est pas hostile à la mondialisation ; il lui reconnaît des
vertus, dès lors qu’elle favorise le développement ou une meilleure répartition des
richesses 9, mais il pointe aussi et surtout ses dysfonctionnements : les désordres
de l’activité financière, la spéculation 10, la mauvaise gestion des flux migratoires 11, la corruption 12, l’exploitation anarchique des ressources naturelles 13, les
délocalisations 14, le chômage 15, la faim 16… Afin de remédier à ces effroyables
maux, le pape préconise notamment la mise en place d’une « gouvernance ».
Pour ne pas engendrer un dangereux pouvoir universel de type monocratique, la
« gouvernance » de la mondialisation doit être de nature subsidiaire, articulée à de
multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux. La mondialisation
réclame certainement une autorité, puisqu’est en jeu le problème du bien commun qu’il faut poursuivre ensemble ; cependant cette autorité devra être exercée
de manière subsidiaire et polyarchique pour, d’une part, ne pas porter atteinte à la
liberté et, d’autre part, pour être concrètement efficace 17.
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
15
16
17
propos théologiques de haute tenue sur l’amour, la vérité et la charité, la vision du monde
de Benoît XVI, marquée par “le relativisme, le syncrétisme, la crise culturelle et morale de
l’homme”, et une approche concrète des problèmes, appelant l’homme à exercer ensemble
“foi et raison” » (S. Le Bars, « Benoît XVI veut mettre l’éthique et la foi au cœur de la
mondialisation », Le Monde du 7 juillet 2009).
Compendium, n° 12.
Plus précisément, elle est adressée, dans l’ordre suivant, « aux évêques, aux prêtres et aux
diacres, aux personnes consacrées, aux fidèles laïcs et à tous les hommes de bonne volonté ».
À ce titre, l’encyclique est bien postconciliaire. Comp. Rerum novarum qui, en 1891, était
adressée « À tous Nos Vénérables Frères, les Patriarches, Primats, Archevêques et Évêques
du monde catholique, en grâce et communion avec le Siège Apostolique » et Quadragesimo
anno qui, en 1931, était destinée « Aux patriarches, primats, archevêques, évêques et autres
ordinaires de lieu, en paix et communion avec le siège apostolique ainsi qu’aux fidèles de
l’Univers catholique tout entier ».
Compendium, n° 41.
Voir Jean-Paul II, discours à l’Académie Pontificale des Sciences Sociales, 27 avr. 2001, qui
considère que la mondialisation, a priori, n’est ni bonne ni mauvaise en soi, mais qu’elle
dépend de l’usage que l’homme en fait.
N° 42.
N° 65.
N° 67.
N° 22.
N° 49.
N° 40.
N° 63.
N° 27.
N° 57.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
75
2. Caritas in Veritate prend place dans le corpus appelé « doctrine sociale
de l’Église » (DSE) 18, expression utilisée depuis le pape Pie XI pour désigner la
réflexion du Magistère romain 19 sur la vie de l’homme en société 20. Il ne s’agit
pas d’un « programme de gouvernement » qu’il suffirait de mettre en œuvre en
appliquant les solutions concrètes, techniques qu’il contiendrait. La DSE n’est
en rien cela 21. Elle n’en demeure pas moins un discours du devoir être, donc
normatif 22. Dans le vaste périmètre de la DSE, on trouve un ensemble de textes
répartis sur plus d’un siècle, synthétisé depuis 2004 dans un document appelé
Compendium 23. Les plus importants, auxquels vient s’ajouter Caritas in Veritate, sont :
– l’encyclique Rerum novarum (1891), que l’on peut qualifier de texte fondateur de la DSE, du pape Léon XIII, qui analyse les causes idéologiques et institutionnelles des déséquilibres sociaux du xixe siècle et propose des remèdes 24 ;
– l’encyclique Quadragesimo anno (1931) du pape Pie XI, dont le titre est
« Sur la restauration de l’ordre social, en pleine conformité avec les préceptes
de l’Évangile, à l’occasion du quarantième anniversaire de l’Encyclique Rerum
novarum » et dans laquelle, quarante ans (d’où son titre) après Rerum novarum,
le pape défend le principe de subsidiarité ;
– les deux encycliques du pape Jean XXIII, Mater et Magistra (1961), qui
« vise à mettre à jour les documents déjà connus et à faire un nouveau pas en
18
19
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21
22
23
24
Caritas in Veritate, p. 4 : « La doctrine sociale de l’Église répond à cette dynamique de
charité reçue et donnée. Elle est « caritas in veritate in re sociali » : annonce de la vérité de
l’amour du Christ dans la société. »
Le Magistère désigne l’autorité en matière de morale et de foi de l’ensemble des évêques et
en particulier du pape sur les fidèles catholiques.
Voir R. Minnerath, doctrine sociale de l’Église et bien commun, Beauchesne, 2010, coll.
« Le point théologique », n° 62, p. 11.
L’Église, avec sa doctrine sociale, n’entre pas dans des questions techniques et ne propose
pas de systèmes ou de modèles d’organisation sociale : ceci ne relève pas de la mission que
le Christ lui a confiée. L’Église a la compétence qui lui vient de l’Évangile : du message de
libération de l’homme annoncé et témoigné par le Fils de Dieu fait homme. Voir JeanPaul II, Encycl. Sollicitudo rei socialis (1988).
De manière générale, voir L. Boy, normes : http://www.reds.msh-paris.fr/communication/
docs/boy1.pdf
Le Conseil pontifical « Justice et Paix » a publié en 2004 ce volumineux et fort utile document qui présente d’une manière systématique les points fondamentaux de la doctrine
sociale catholique. Il a pour titre Compendium de la doctrine sociale de l’Église à JeanPaul II maître de doctrine sociale et témoin évangélique de Justice et de Paix. Il est notamment consultable et téléchargeable sur internet à l’adresse suivante : http://www.vatican.va/
roman_curia/pontifical_councils/justpeace/documents/rc_pc_justpeace_doc_20060526_
compendio-dott-soc_fr.html. Les nombreux passages de ce document que nous citerons
contiennent eux-mêmes des notes de bas de page renvoyant aux textes du Magistère
romain. Afin de ne pas alourdir le propos, nous avons fait le choix de ne pas reprendre les
références auxquelles renvoie le Compendium.
Voir Compendium, n° 87 s.
76
dRoiT ET RELigion En EURoPE
avant dans le processus d’implication de toute la communauté chrétienne »
et entend effacer l’image d’une église globalement hostile à la civilisation
moderne 25, et Pacem in terris (1963) « Sur la paix entre toutes les nations, fondée sur la vérité, la justice, la charité, la liberté » et qui intègre la culture des
droits de l’homme dans l’enseignement social de l’Église 26 ;
– l’encyclique Populorum Progressio (1967) du pape Paul VI, qui peut être
considérée comme le développement du chapitre sur la vie économique et
sociale de la Constitution pastorale gaudium et spes (1966) du Concile œcuménique Vatican II 27 et par laquelle le Magistère romain se penche pour la première fois sur les effets de la mondialisation naissante ;
– enfin, trois encycliques du pape Jean-Paul II, Laborem exercens (1981),
Sollicitudo rei socialis (1988) et Centesimus annus (1991) –, qui, selon le Compendium 28, constituent des étapes fondamentales de la pensée catholique en
matière de DSE. Dans la dernière – « Cent ans », en référence à Rerum novarum –, le pape reconnaît les aspects positifs de l’économie de marché si elle vise
au bien commun.
3. Cependant, il serait incomplet de s’en tenir à cette énumération, à cette
partie officielle, « canonique » de la DSE. Ces textes du Magistère romain ne
sont que la partie émergée de d’un ensemble de travaux beaucoup plus vaste.
Selon le Compendium, l’intérêt que l’Église porte à la question sociale est bien
antérieur à Rerum novarum car « l’Église ne s’est jamais désintéressée de la
société » 29. Par ailleurs et surtout, il faut mentionner tout le travail souterrain
qui alimente « l’approfondissement » de la DSE 30. Ainsi, concernant la France,
citons, par exemple, les travaux des Semaines sociales de France 31, du Collège
25
26
27
28
29
30
31
Voir R. Minnerath, op. cit., p. 19.
Voir Compendium, n° 95 s.
ibid., n° 98. Cette constitution « donne le cadre de la nouvelle méthodologie de l’enseignement social. Celui-ci accueille et réfléchit sur le témoignage du peuple de Dieu inséré dans
la société dans la diversité des défis auxquels elle est confrontée » (R. Minnerath, op. cit.,
p. 19).
ibid., introduction.
Compendium, n° 87.
Compendium, introduction. Caritas in Veritate, n° 9 : La doctrine sociale de l’Église « est
un aspect particulier de cette annonce [de la vérité] : c’est un service rendu à la vérité qui
libère. Ouverte à la vérité, quel que soit le savoir d’où elle provient, la doctrine sociale de
l’Église est prête à l’accueillir. Elle rassemble dans l’unité les fragments où elle se trouve
souvent disséminée et elle l’introduit dans le vécu toujours nouveau de la société des
hommes et des peuples ».
Voir, notamment, la 82e Semaine sociale de France des 16, 17 et 18 novembre 2007,
« Vivre autrement. Pour un développement durable et solidaire », organisée avec La Croix,
ouest France et La Vie : http://www.ssf-fr.org/archives_56_session-40.html. La 86e Semaine
sociale de France des 25, 26 et 27 novembre 2011, dont le titre était « Démocratie. Une
idée neuve » : http://www.ssf-fr.org/56_p_3049/les-entreprises.html.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
77
des Bernardins 32, du Centre de recherche et d’action sociales (CERAS) 33, de
l’Uniapac 34 ou encore initiés par des médias catholiques 35.
4. La succession des encycliques sociales entend se présenter comme un
enchaînement, une suite sans bouleversement ou rupture ; chaque nouveau
texte vient, selon l’expression du Compendium, « approfondir » la DSE.
D’encyclique en encyclique, le lecteur doit se convaincre qu’il est face à un
ordre immuable 36, fondé sur un droit naturel 37. Pourquoi ? Parce que, comme
l’affirme Caritas in Veritate, une encyclique prend appui sur la « Vérité absolue » 38, laquelle s’exprime à travers la doctrine de la foi 39. « Il s’agit des principes
premiers de la DSE qui sont confirmés dans la révélation biblique et qui sont
intimement liés entre eux : la création, la dignité de la personne, la famille, la
solidarité, la destination universelle des biens. De ce noyau central, l’Église a
tiré les autres principes directeurs de son enseignement social. Ces derniers sont
induits de l’expérience et la réflexion et confrontés avec les principes premiers.
Ainsi, par exemple les principes de la propriété privée, de la participation, de la
32
33
34
35
36
37
38
39
Economie, Homme, Société, travaux de recherche « L’entreprise, formes de propriété et
responsabilités sociales », 2009-2011 : http://www.collegedesbernardins.fr/index.php/
component/content/article/1364.html
Voir l’éditorial de La Lettre des Semaines sociales de France n° 63 de juillet 2011.
L’UNIAPAC (International Christian Union of Business Executives) est une fédération
d’associations, un lieu de rencontre international pour les dirigeants chrétiens. Elle a été
fondée en 1931. C’est une association, à but non lucratif, dont le siège est en Belgique, et
qui fédère des associations de 22 pays.
Voir « Les États généraux du christianisme », organisés à l’initiative des médias La Vie et
Prier le 24 septembre 2010 : http://www.lavie.fr/dossiers/debats-egc/refonder-l-economieoui-mais-comment-26-07-2010-8324_146.php
« Pie XII s’attachera la reconstruction de l’ordre social et international pendant et après la
guerre, notamment en ces radio-messages de Noël. Il faut former les consciences à revenir
à l’ordre immuable des choses que Dieu a manifesté par le droit naturel et la révélation dans
la vie familiale, le travail et l’usage des biens matériels » (R. Minnerath, op. cit., p. 18).
« La réflexion juridique et théologique, ancrée dans le droit naturel, a formulé « des principes universels, qui sont antérieurs et supérieurs au droit interne des États », comme l’unité
du genre humain, l’égale dignité de chaque peuple, le refus de la guerre pour régler les
différends, l’obligation de coopérer en vue du bien commun, l’exigence de respecter les
engagements souscrits (“pacta sunt servanda”) » (Compendium, n° 437).
Caritas in Veritate, n° 1 : « L’amour dans la vérité (Caritas in veritate), dont Jésus s’est fait le
témoin dans sa vie terrestre et surtout par sa mort et sa résurrection, est la force dynamique
essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière.
L’amour – « caritas » – est une force extraordinaire qui pousse les personnes à s’engager avec
courage et générosité dans le domaine de la justice et de la paix. C’est une force qui a son
origine en Dieu, Amour éternel et Vérité absolue. Chacun trouve son bien en adhérant,
pour le réaliser pleinement, au projet que Dieu a sur lui : en effet, il trouve dans ce projet
sa propre vérité et c’est en adhérant à cette vérité qu’il devient libre (cf. Jn 8, 22) »
Rappr. l’aphorisme attribué à Bernard de Chartes (1080 ?-1167) : « nous sommes des nains
juchés sur les épaules des géants ».
78
dRoiT ET RELigion En EURoPE
subsidiarité : s’ils n’engagent pas la conscience au même titre que les principes
premiers, ils font cependant partie intégrante de la doctrine sociale » 40. Aussi
une nouvelle encyclique ne saurait se trouver en contradiction avec celles qui
l’ont précédée ; elle ne peut qu’enrichir le corpus existant en éclairant la compréhension des textes fondateurs 41. Même sur la question des droits de l’homme
– où l’on peut considérer que l’Église a opéré depuis Vatican II 42 un aggiornamento 43 – la thèse de la continuité doctrinale est soutenue. « L’église a pu faire
sienne la culture des droits de l’homme, non par ralliement à une cause qui
serait étrangère à ces principes, mais par un approfondissement, une relecture
de ses propres sources […] Toute la culture des droits de l’homme repose sur
des principes éthiques, proclamé comme universels, parce que découlant de la
dignité inhérente des personnes », écrit Roland Minnerath 44. C’est donc à la
lumière des encycliques qui l’ont précédée et notamment de Populorum progressio 45 que doit être lue Caritas in Veritate. Ce caractère intangible de la parole du
Magistère romain surprend plus d’un lecteur. « Jean-Paul II modernisant la doctrine de l’Église, s’efforce en permanence de situer son propos dans la continuité
de Léon XIII. Cette caractéristique qui tient au genre de l’encyclique n’est pas
de nature à faciliter le renouvellement de la pensée » peut-on lire sous la plume
de spécialistes en gestion de la RSE 46. Un juriste positiviste pourrait avoir la
même réaction. Certes, il sait que chaque norme inférieure doit être conforme
à la norme supérieure et ce jusqu’à la Constitution. À cet égard, le droit d’un
État démocratique peut également paraître marqué de rigidité. Toutefois, ce
même juriste sait également que la norme la plus élevée peut toujours, suite à
une procédure souvent lourde et compliquée, être défaite par celui qui le souverain. C’est là une différence radicale avec les normes ecclésiales. Mais encore
ne doit-on pas trop forcir le trait. Il a été démontré que la parole du Magistère
n’est pas exempte d’incompatibilités, voire de contradictions 47. On peut aussi
douter que Rerum novarum soit lue exactement de la même manière aujourd’hui
40
41
42
43
44
45
46
47
R. Minnerath, op. cit., p. 11 s. Pour leur application à la RSE, voir infra § 10 s.
« Orientée par la lumière éternelle de l’Évangile et constamment attentive à l’évolution de
la société, la doctrine sociale est caractérisée par la continuité et par le renouvellement »
(Compendium, n° 85).
Voir l’encyclique de Jean XXIII, Pacem in terris (1963).
Et plus encore sous Jean-Paul II, à propos duquel R. Minnerath écrit (op. cit.,
p. 70) : « Dans l’enseignement de Jean-Paul II, la défense théorique et pratique des droits
de l’homme occupe une place centrale. […] Avec passion et persévérance, au cours de ses
voyages comme dans ses interventions, le pape défend les droits de l’homme, à commencer
par la liberté de conscience et de religion. Il défend la dignité de la personne face aux idéologies aux pratiques totalitaires. »
ibid., p. 71 et 137. Rappr. Compendium, n° 153.
Voir infra § 10 s.
Voir infra § 10 s.
Voir Ch. Wackenheim, Quand dieu se tait, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 66-69.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
79
qu’en 1891 ou que la compréhension de Caritas in Veritate soit la même de la
part de lecteurs situés respectivement en Italie, au Togo ou en Papouasie Nouvelle-Guinée. Enfin, il ne faut pas oublier que les encycliques, rédigées en latin,
font l’objet d’une traduction dans d’autres langues, dont le français. De ce fait,
il peut arriver que la langue de l’Église dise (ou semble dire) autre chose que la
langue du fidèle 48… L’édifice que constitue la DSE n’est donc pas aussi monolithique qu’il y paraît.
5. Ainsi que nous l’avons relevé, ce n’est qu’à l’occasion de son discours sur la
mondialisation que Benoît XVI évoque la RSE. Il le fait dans le chapitre III de
Caritas in Veritate, intitulé « Fraternité, Développement économique et Société
civile ». La RSE y est citée sans même avoir été préalablement définie.
Il est vrai cependant [écrit le pape], que l’on prend toujours davantage conscience
de la nécessité d’une plus ample « responsabilité sociale » de l’entreprise. Même si
les positions éthiques qui guident aujourd’hui le débat sur la responsabilité sociale
de l’entreprise ne sont pas toutes acceptables selon la perspective de la doctrine
sociale de l’Église, c’est un fait que se répand toujours plus la conviction selon
laquelle la gestion de l’entreprise ne peut pas tenir compte des intérêts de ses seuls propriétaires, mais aussi de ceux de toutes les autres catégories de sujets qui contribuent à
la vie de l’entreprise : les travailleurs, les clients, les fournisseurs des divers éléments
de la production, les communautés humaines qui en dépendent 49.
Répondre aux exigences morales les plus profondes de la personne a aussi des
retombées importantes et bénéfiques sur le plan économique. En effet, pour fonctionner correctement, l’économie a besoin de l’éthique ; non pas d’une éthique quelconque, mais d’une éthique amie de la personne. Aujourd’hui, on parle beaucoup
d’éthique dans le domaine économique, financier ou industriel. Des Centres
d’études et des parcours de formation de business ethics sont créés. Dans le monde
développé, le système des certifications éthiques se répand à la suite du mouvement
d’idées né autour de la responsabilité sociale de l’entreprise. Les banques proposent
des comptes et des fonds d’investissement appelés « éthiques » 50.
L’interconnexion mondiale a fait surgir un nouveau pouvoir politique, celui
des consommateurs et de leurs associations. C’est un phénomène sur lequel il faut
48
49
50
Alain Supiot (« À propos d’un centenaire : la dimension juridique de la doctrine sociale de
l’Église », droit social 1991, p. 916-925, texte et note 10), après avoir relevé qu’on peut lire
dans la version originale de Rerum novarum : « Quorcica mercenerios, cum in multitudine
agena numenrentur, debet cura providentiaque singularie complecti respublica » (§ 29-2),
souligne que la version française de l’encyclique (présentée dans l’édition de D. Maugenest,
Le discours social de l’Église catholique, de Léon Xiii à Jean-Paul ii, Paris, Centurion, 1985,
806 p.) ne reprend pas l’expression « la Providence des travailleurs ». On peut ajouter qu’il
en va de même de la version française disponible sur le site du Vatican (http://www.vatican.
va/holy_father/leo_xiii/encyclicals/documents/hf_lxiii_enc_15051891_rerum-novarum_
fr.html).
N° 40 (c’est nous qui soulignons).
N° 45.
80
dRoiT ET RELigion En EURoPE
approfondir la réflexion : il comporte des éléments positifs qu’il convient d’encourager et aussi des excès à éviter. Il est bon que les personnes se rendent compte
qu’acheter est non seulement un acte économique mais toujours aussi un acte
moral. Le consommateur a donc une responsabilité sociale précise qui va de pair avec
la responsabilité sociale de l’entreprise. Les consommateurs doivent être éduqués
en permanence sur le rôle qu’ils jouent chaque jour et qu’ils peuvent exercer dans
le respect des principes moraux, sans diminuer la rationalité économique intrinsèque de l’acte d’acheter 51.
Benoît XVI constate un fait, à savoir la conviction partagée que la gestion de
l’entreprise ne peut pas tenir compte de l’intérêt de ses seuls propriétaires 52
mais aussi des intérêts, même si l’expression ne figure pas dans le texte, des
parties prenantes. Il affirme aussi que l’économie – ce qui englobe sans doute
l’entreprise –, pour fonctionner correctement, a besoin d’éthique, mais pas de
n’importe quelle éthique, d’une « éthique amie de la personne ». On trouve ici
une donnée qui se rattache à ce que dans la RSE on appelle la « gouvernance »
de l’entreprise 53. Enfin, Benoît XVI met en parallèle la responsabilité sociale du
consommateur et celle de l’entreprise. On peut y voir une incitation à « l’achat
responsable » et à « l’achat équitable » et peut-être même au boycott de l’entreprise qui viole ses engagements RSE, par exemple en laissant ses sous-traitants
faire travailler des enfants.
6. En définitive, l’apport principal de Caritas in Veritate quant à la RSE, se
limite au fait que le pape la mentionne. Ceux qui s’attendaient à ce que l’encyclique la définisse ou renvoie à une définition largement admise 54 resteront sur
51
52
53
54
N° 66.
Rappr. Compendium n° 338.
Voir ISO 26000 « Il convient qu’une gouvernance efficace repose sur l’intégration des
principes de la responsabilité sociétale dans les processus de décision et de mise en œuvre.
Ces principes sont la redevabilité, la transparence, un comportement éthique, la reconnaissance des intérêts des parties prenantes et le respect du principe de légalité, la prise en
compte des normes internationales de comportement et le respect des droits de l’Homme »
(art. 6.2.2).
En raison des liens que le Vatican entretient avec l’Organisation international du travail, on
aurait pu s’attendre à ce que l’encyclique se réfère à la définition que celle-ci donne de la
RSE. Rappelons que, selon l’OIT, la RSE est une « façon pour les entreprises de prendre
en considération l’impact de leurs activités sur la société et d’affirmer leurs principes et leurs
valeurs à la fois dans leurs méthodes et dans leurs procédures et leurs actions avec les autres
acteurs. La RSE est volontaire, résulte d’une initiative de l’entreprise et se réfère à des activités / instruments qui sont considérés comme dépassant la simple conformité à la loi »
(Corporate Social Responsibility (CSR) is a way in which enterprises give consideration to the
impact of their operations on society and affirm their principles and values both in their own
internal methods and processes and in their interaction with other actors. CSR is a voluntary,
enterprise-driven initiative and refers to activities that are considered to exceed compliance with
the law), Infocus initiative on CSR : strategic orientations, 295th session, Genève, 2006,
GB.295/MNE/2/1 ; http://www.ilo.int/public/english/standards/relm/gb/docs/gb295/
pdf/mne-2-1.pdf ). Adde sur le rapport entre principes et valeurs, Compendium, n° 197.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
81
leur faim. Néanmoins, ils peuvent considérer qu’en ne condamnant pas la RSE, le
Magistère romain est plutôt du côté de ceux qui voient dans cette responsabilité
un mode de gestion pour le xxie siècle 55. N’oublions pas que le débat fait rage sur
ce point dans les milieux académiques où certains considèrent que la RSE est un
oxymore 56, une aberration intellectuelle car « la responsabilité de personne vis-àvis de personne » 57, un discours publicitaire ou encore une forme de camouflage
permettant à l’entreprise de masquer des pratiques sociales rétrogrades 58.
7. Cette position, apparemment réservée, du Vatican, peut se comprendre
si l’on estime – ce qui est aujourd’hui très réducteur 59 – que la RSE est la fille
de la DSE 60 au même titre qu’elle est, sous une autre variante, le prolongement
des travaux doctrinaux d’églises protestantes, notamment aux États-Unis 61. Cela
signifie que Caritas in Veritate, en citant la RSE, ne fait que mettre un nom
sur des enseignements que l’Église dispense depuis longtemps dans le cadre de
sa doctrine sociale 62. Toutefois, les choses nous paraissent moins simples, voire
ambigües. Pour nous en expliquer, nous partirons d’une définition de la RSE
assez largement partagée aujourd’hui, celle selon laquelle elle est la représentation
micro-économique du développement durable 63. Ainsi, selon la Commission
55
56
57
58
59
60
61
62
63
Voir http://www.paperjam.lu/article/fr/rse-pas-une-mode-mais-un-mode-de-gestion.
Ainsi, selon Milton Friedman (« The Social Responsability of Business is to Increase its
Profits », new York Times, 19 sept. 1970), la responsabilité de l’entreprise n’est pas sociale
mais uniquement de faire du profit pour rémunérer ses actionnaires.
Voir J.-Ph. Robé, « Faut-il faire une évaluation sociale des entreprises ? », Rev. dr. trav. 2010,
n° 7/8, p. 413 s. qui considère que les trois mots – responsabilité, sociale et entreprise –
sont vides de sens.
Voir F. Meyer, « La responsabilité sociale de l’entreprise : un concept juridique ? », dr. ouvr.
2005, p. 185.
Voir infra, § 8 s.
E. Mazuyer, « Faut-il faire une évaluation sociale des entreprises ? », Rev. dr. trav. 2010,
n° 7/8, p. 413 s., qui ajoute qu’elle est aussi la fille du paternalisme, de la théorie institutionnelle de l’entreprise.
Voir A. Acquier et J.-P. Gond, « Aux sources de la responsabilité sociale de l’entreprise : à
la (re)découverte d’un ouvrage fondateur, Social Responsibilities of the Businessman d’Howard Bowen », Finance Contrôle Stratégie, vol. 10, n° 2, juin 2007, p. 5-35 ; http://www.
scribd.com/doc/55085910/La-religion-dans-les-affaires-la-RSE-responsabilite-sociale-de-lentreprise. Adde A. Berthoin, « Au-delà de la RSE, la responsabilité globale », Semaine
Sociale Lamy, 18 oct. 2004, Supplément au n° 1186.
Il est vrai que l’Église semble apprécier la pratique de « l’implicite prudent » consistant à
parler d’une chose sans la citer explicitement. Comp. R. Minnerath, op. cit., p. 135 : « Le
concile Vatican II n’utilise pas une seule fois le terme de démocratie, alors qu’il y a de larges
développements sur l’État de droit, la participation de tous les citoyens, l’égalité foncière
de tous les humains. »
La plus connue des définitions du développement durable est celle du « rapport Brundtland »
(ONU, notre avenir à tous, 1987), à savoir « un développement qui répond au besoin du
présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».
82
dRoiT ET RELigion En EURoPE
européenne 64, la RSE peut être définie comme « la responsabilité des entreprises
vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société ». La Commission ajoute que
Pour assumer cette responsabilité, il faut au préalable que les entreprises respectent
la législation en vigueur et les conventions collectives conclues entre partenaires
sociaux. Afin de s’acquitter pleinement de leur responsabilité sociale, il convient
que les entreprises aient engagé, en collaboration étroite avec leurs parties prenantes, un processus destiné à intégrer les préoccupations en matière sociale, environnementale, éthique, de droits de l’homme et de consommateurs dans leurs
activités commerciales et leur stratégie de base […].
Pour reprendre un schéma bien connu, le développement durable peut être
représenté sous la forme suivante :
Et c’est, mutatis mutandis, ce schéma qui peut être repris pour les entreprises
(RSE) et même, plus généralement, pour les organisations (RSO) 65.
64
65
Communication de la Commission européenne au Parlement européen, au Conseil, au
Comité économique et social européen et au comité des Régions, « Responsabilité sociale
des entreprises : une nouvelle stratégie de l’UE pour la période 2011-2014 », 25 octobre
2011, § 3.1. Comp. Livre vert sur la promotion d’un cadre européen pour la RSE
(COM/2001/366), p. 10.
Voir la norme ISO 26000 « Lignes directrices relatives à la responsabilité sociétale ».
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
83
8. En effet, toute organisation, y compris un État, est potentiellement
concernée par le développement durable 66. Et l’Église ? En tant qu’organisation
et dans ses multiples structures, l’Église est certainement concernée par le développement durable. Par exemple, on peut se demander si les biens d’Église sont
financièrement gérés conformément aux exigences du développement durable.
On peut s’interroger sur les axes d’analyse servant à sélectionner les émetteurs
dans le cadre de l’investissement socialement responsable (ISR). Mais il est
vrai que la même question peut être posée par rapport à toute norme éthique
et par rapport à la DSE en particulier 67. En réalité, la question qui se pose ici
est de savoir si la DSE est un discours de développement durable. La réponse
est assurément négative. Formellement, une telle réponse ressort du fait que la
DSE n’utilise pas le concept de développement durable. Ce concept ne figure
ni dans le Compendium, ni dans l’encyclique de 2009. En revanche, les textes
romains font référence au « développement économique » (11 fois dans le Compendium et 10 fois dans l’encyclique), au « développement humain » (5 fois
dans le Compendium et 21 fois dans l’encyclique) ou encore au « développement intégral » (18 fois dans le Compendium et 5 fois dans l’encyclique). Plus
fondamentalement, cette absence de superposition ressort du fait que la DSE
et le développement durable n’ont pas le même objet puisque la première vise
essentiellement au salut des hommes et l’autre à la sauvegarde d’une planète
habitable par les hommes. Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de
points de rencontre entre la DSE et le développement durable. Ainsi le Compendium en fait mention implicitement : « le développement économique peut
être durable s’il se réalise au sein d’un cadre clair et défini de normes et d’un
vaste projet de croissance morale, civile et culturelle de l’ensemble de la famille
humaine » 68. Par ailleurs et surtout on trouve, dans le vaste périmètre de la DSE,
nombre d’enseignements qui s’appliquent parfaitement non au développement
durable (puisqu’il n’est pas reconnu en tant que tel) mais à des composantes du
développement durable.
9. La question est alors de savoir si le concept de développement durable
peut-être démembré, c’est-à-dire si l’on peut considérer qu’appartient au
66
67
68
Même s’ils ne sont pas concernées par la norme RSO ISO 26000 (voir partie introductive
de cette norme).
L’émetteur respecte-t-il les droits de l’homme, la vie, la promotion de la paix ? Respecte-t-il
les droits fondamentaux du travail ? Contribue-t-il au progrès social et de l’emploi ?
Respecte-il les règles de fonctionnement du marché ? Respecte-t-il les règles de bonne gouvernance ? L’émetteur est-il étranger à des activités prohibées : l’armement, le tabac, l’alcool,
la pornographie…
N° 372. Voir égal. n° 483 (utilisation durable de l’environnement). Quant à l’encyclique
Caritas in Veritate (n° 21), elle mentionne la « croissance durable » mais ce serait sans doute
un anachronisme d’y voir une référence à ce que l’on entend aujourd’hui par « développement durable ».
84
dRoiT ET RELigion En EURoPE
développement durable une question qui ne relève que de l’économie et de l’environnement ou que de l’économie et du social. A priori, la réponse est négative 69.
Ainsi, la norme n’est de développement durable stricto sensu que si elle se rapporte à la « gouvernance » de l’entreprise (ou de l’organisation) ou au « cœur de
la cible » 70, c’est-à-dire si elle assure le respect d’une action durable, c’est-à-dire
à la fois vivable, viable et équitable. Dans les faits c’est-à-dire dans les discours
publics ou privés sur le développement durable, la situation est différente. Aussi
bien des normes qui touchent à l’une des trois interfaces sont présentées comme
étant de développement durable. C’est cette réalité qu’il est nécessaire de prendre
en compte si l’on veut découvrir les enseignements de la DSE qui se rapportent à
des questions appartenant à ce que l’on appelle le développement durable.
10. La DSE et la gouvernance de l’entreprise.
Les principes permanents de la doctrine sociale de l’Église [sont :] le principe de
la dignité de la personne humaine sur lequel reposent tous les autres principes et
contenus de la doctrine sociale, ceux du bien commun, de la subsidiarité et de la
solidarité 71.
De fait, le Compendium ajoute deux principes à cette liste : la destination universelle des biens 72 et la participation 73.
11. Pour l’Église, le principe de la dignité de la personne humaine tient au
fait que l’homme est une créature de Dieu et est à son image 74. La DSE précise
que l’homme et la femme ont la même dignité et sont d’égale valeur, non seulement parce que tous deux, dans leur diversité, sont l’image de Dieu, mais plus
profondément encore parce que le dynamisme de réciprocité qui anime le nous
du couple humain est image de Dieu 75. Elle ajoute que
69
70
71
72
73
74
75
On peut utiliser pour expliquer cela la métaphore du baquet. Elle rappelle que dans les
systèmes complexes, quand on considère les sous-ensembles vitaux du système (comme les
organes vitaux d’un organisme), ils sont tous importants. Il ne sert à rien d’avoir un niveau
d’excellence sur l’un des piliers ou éléments de soutenabilité (l’économie) si un autre élément (le social ou l’environnement) est dégradé, car le niveau de performance ou de qualité
de l’ensemble est ici contrôlé par la « planche la plus basse du baquet ».
Voir le schéma supra, § 7.
Compendium, n° 160.
ibid., n° 171 s.
ibid., n° 189 s.
ibid., n° 108. Il faut rappeler que le droit à la dignité de la personne humaine est reconnu
par le droit de l’Union européenne (CJCE, 9 oct. 2001, Pays-Bas c. Conseil, affaire
C-377/98, rec. I-7079 CJCE, 9 oct. 2001, Pays-Bas c. Conseil, affaire C-377/98, rec.
I-7079), que le Conseil constitutionnel dans une décision du 27 juillet 1994 proclame « la
sauvegarde de la dignité de la personne humaine », que l’article 16 du Code civil dispose
que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celleci… » et que le Conseil d’État, dans un arrêt du 27 octobre 1995 (affaire « lancer de nain »
n° 136727), a affirmé : « la dignité humaine suppose la reconnaissance de la valeur égale de
tous les individus [et] l’importance intrinsèque de toute vie humaine ».
ibid., n° 111.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
85
le respect de la dignité humaine ne peut en aucune façon ne pas tenir compte de
ce principe : il faut « que chacun considère son prochain, sans aucune exception,
comme “un autre lui-même”, [qu’il] tienne compte avant tout de son existence et
des moyens qui lui sont nécessaires pour vivre dignement ». Il faut que tous les
programmes sociaux, scientifiques et culturels, soient guidés par la conscience de
la primauté de chaque être humain 76.
Elle ajoute que toutes les personnes humaines ont une égale dignité. Cette
dignité « c’est aussi le fondement ultime de l’égalité et de la fraternité radicales
entre les hommes, indépendamment de leur race, nation, sexe, origine, culture
et classe » 77. Le Compendium établit un lien entre la dignité de la personne
humaine et la proclamation des droits de l’homme 78. Il rappelle que
le Magistère de l’Église n’a pas manqué d’évaluer positivement la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée par les Nations Unies le 10 décembre
1948, que Jean-Paul II a qualifiée de véritable « pierre milliaire placée sur la route
longue et difficile du genre humain » 79.
Encore faut-il insister sur le fait qu’il s’agit des droits « catholiques » 80 de
l’homme 81. De son côté, Caritas in Veritate, insiste sur l’idée de justice. La justice,
c’est « le minimum de la charité […], la reconnaissance et le respect des droits
légitimes des individus et des peuples », écrit le pape 82. Quels sont ces droits légitimes ? Les droits de l’homme tels que l’Église les entend ? Quoi qu’il en soit, une
étude plus poussée que la nôtre permettrait de comparer ces droits et ceux mentionnées dans le cadre de la RSE, notamment par la norme ISO 26000 83.
76
77
78
79
80
81
82
83
ibid., n° 132.
ibid., n° 144.
ibid., n° 152: « De fait, la racine des droits de l’homme doit être recherchée dans la dignité
qui appartient à chaque être humain […]. La source ultime des droits de l’homme ne se
situe pas dans une simple volonté des êtres humains, dans la réalité de l’État, dans les pouvoirs publics, mais dans l’homme lui-même et en Dieu son Créateur. ». Voir supra § 3.
ibid.
Voir R. Minnerath, op. cit., p. 73.
« Les enseignements de Jean XXIII, du Concile Vatican II et de Paul VI ont fourni d’amples
indications sur la conception des droits de l’homme définie par le Magistère. Jean-Paul II
en a dressé une liste dans l’encyclique “Centesimus annus” : “Le droit à la vie dont fait
partie intégrante le droit de grandir dans le sein de sa mère après la conception ; puis le droit
de vivre dans une famille unie et dans un climat moral favorable au développement de sa
personnalité ; le droit d’épanouir son intelligence et sa liberté par la recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au travail de mise en valeur des biens de la terre et
d’en tirer sa subsistance et celle de ses proches ; le droit de fonder librement une famille,
d’accueillir et d’élever des enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un
sens, la source et la synthèse de ces droits, c’est la liberté religieuse, entendue comme le
droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité transcendante de sa
personne” » (Compendium, n° 152).
ibid.
Voir ISO 26000, § 6.3.8. s.
86
dRoiT ET RELigion En EURoPE
12. Un autre principe de la DSE et que reprend Caritas in Veritate 84, c’est le
bien commun. Il s’agit du bien commun de la société 85. Qu’est-ce à dire ?
À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun.
C’est le bien du « nous-tous », constitué d’individus, de familles et de groupes
intermédiaires qui forment une communauté sociale. Ce n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté
sociale et qui, en elle seule (sic), peuvent arriver réellement et plus efficacement à
leur bien
écrit le pape 86. Le bien commun, c’est non seulement une responsabilité de
tous 87, mais aussi celle de l’État dont il est la raison d’être 88. Encore faut-il comprendre cette responsabilité de la puissance publique à la lumière du principe
de subsidiarité…
13.
Sur la base de ce principe [subsidiarité], toutes les sociétés d’ordre supérieur
doivent se mettre en attitude d’aide (« subsidium ») – donc de soutien, de promotion, de développement – par rapport aux sociétés d’ordre mineur. De la sorte, les
corps sociaux intermédiaires peuvent remplir de manière appropriée les fonctions
qui leur reviennent, sans devoir les céder injustement à d’autres groupes sociaux
de niveau supérieur, lesquels finiraient par les absorber et les remplacer et, à la fin,
leur nieraient leur dignité et leur espace vital 89.
Pour la DSE, ce n’est que dans certaines circonstances que la puissance publique
est amenée à exercer un rôle de suppléance 90. Et le Compendium d’ajouter que
certaines formes de concentration, de bureaucratisation, d’assistance, de présence
injustifiée et excessive de l’État et de l’appareil public contrastent avec le principe
84
85
86
87
88
89
90
N° 6.
Compendium, n° 170 : « Le bien commun de la société n’est pas une fin en soi ; il n’a de valeur
qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au bien commun universel de
la création tout entière. »
Caritas in Veritate, n° 7. Sur la distinction entre le bien commun et l’intérêt général, voir
M. Schmitt, Autonomie collective des partenaires sociaux et principe de subsidiarité dans
l’ordre juridique communautaire, préface A. Supiot, Presses universitaires d’Aix-Marseille,
2009, 670 p., n° 118 s.
Compendium, n° 166 s. : « Les exigences du bien commun […] concernent avant tout
l’engagement pour la paix, l’organisation des pouvoirs de l’État, un ordre juridique solide,
la sauvegarde de l’environnement, la prestation des services essentiels aux personnes, et
dont certains sont en même temps des droits de l’homme : alimentation, logement, travail,
éducation et accès à la culture, transport, santé, libre circulation des informations et tutelle
de la liberté religieuse. […] Le bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est
exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce
bien ».
Compendium, n° 167.
Compendium, n° 186. Sur ce principe en droit, voir M. Schmitt, op. cit., n° 35 s.
Compendium, n° 188.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
87
de subsidiarité : « En intervenant directement et en privant la société de ses responsabilités, l’État de l’assistance provoque la déperdition des forces humaines,
l’hypertrophie des appareils publics, animés par une logique bureaucratique plus
que par la préoccupation d’être au service des usagers, avec une croissance énorme
des dépenses » (Jean-Paul II, Encycl. Centesimus annus). Le manque de reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate de l’initiative privée, même économique, et
de sa fonction publique, ainsi que les monopoles, concourent à mortifier le principe de subsidiarité 91.
Ceci étant, la mondialisation et la RSE conduisent à une nouvelle répartition
des rôles, l’État reculant et les sociétés transnationales montant en puissance 92.
Le risque d’une impossibilité pour l’État d’exercer ses fonctions de suppléance
se réalise de plus en plus souvent. L’encyclique Caritas in Veritate est consciente
du vide ainsi créé et du danger que la mondialisation recèle pour les plus faibles.
Elle appelle de ses vœux une « gouvernance » de la mondialisation. Celle-ci doit
être non de type monocratique mais de nature subsidiaire, articulée à de multiples niveaux et sur divers plans qui collaborent entre eux.
14. Selon la DSE, « la conséquence caractéristique de la subsidiarité est la
participation » 93. Selon le Compendium, le principe de participation
s’exprime, essentiellement, en une série d’activités à travers lesquelles le citoyen,
comme individu ou en association avec d’autres, directement ou au moyen de ses
représentants, contribue à la vie culturelle, économique, sociale et politique de
la communauté civile à laquelle il appartient. La participation est un devoir que
tous doivent consciemment exercer, d’une manière responsable et en vue du bien
commun 94.
Dans le domaine social, le pape Pie XI – à qui l’on doit le principe de participation (Quadragesimo anno) 95 – « suggère la participation des employés ouvriers
à la propriété, à la gestion et au profit de l’entreprise » 96. Le partage du profit conduit au partage, tout au moins en partie, du risque d’entreprise. Sans
remettre en cause les salaires minima garantis, il faut permettre aux entreprises
d’ajuster les salaires en période de crise, pour éviter des licenciements. Si le tra91
92
93
94
95
96
Compendium, n° 187.
Voir J. Chevallier, L’État post-moderne, LGDJ, coll. « Série politique », n° 35, 2003,
p. 22 s. ; « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique »,
Rev. dr. pub. 1998, p. 659 s.
Compendium, n° 189.
ibid.
Voir R. Minnerath, op. cit., p. 131 qui rappelle que Pie XI propose une organisation de
la société non plus appuyée sur le parlementarisme politique, et sur la société civile mais
une organisation de la société de type communautariste où les professions seraient organisées en corporation à l’intérieur desquelles patrons et salariés discuteraient les conditions de
travail de production.
R. Minnerath, op. cit., p. 18.
88
dRoiT ET RELigion En EURoPE
vailleur participe au bénéfice, il est normal que sa rémunération diminue en
cas de chute de la demande, pour sauvegarder tous les emplois, écrit R. Minnerath 97. Sous l’angle de la RSE, au-delà des salariés, ne peut-on fonder sur le
principe de participation la conception de l’entreprise en réseau et son cercle de
parties prenantes 98 ?
15. La DSE s’appuie sur un quatrième principe : la solidarité. Elle se présente sous deux aspects complémentaires : « celui de principe social et celui
de vertu morale » 99. Dans son premier aspect, la solidarité permet de dépasser
les « structures de péché » qui dominent les rapports entre les personnes et les
peuples et de les transformer en structures de solidarité, à travers l’élaboration
ou la modification opportune de lois, de règles du marché ou la création d’institutions 100. Sous son second aspect, la solidarité « c’est la détermination ferme et
persévérante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous
et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous » 101.
Le Compendium rappelle que « le principe de la solidarité implique que les
hommes de notre temps cultivent davantage la conscience de la dette qu’ils ont
à l’égard de la société dans laquelle ils sont insérés » 102. On peut sans doute rattacher à ce principe les engagements (volontaires) que prennent des entreprises
engagées dans la dynamique de la RSE, vis-à-vis de parties prenantes, au-delà
des contraintes légales qui s’imposent à elles.
16. Enfin, la DSE s’appuie sur le principe de la destination universelle des
biens. « Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre
tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne. C’est là l’origine de la
destination universelle des biens de la terre » 103. Ce principe a une portée juridique considérable. En effet, le Compendium rappelle que
le principe de la destination universelle des biens de la terre est à la base du droit
universel à l’usage des biens. Chaque homme doit avoir la possibilité de jouir du
bien-être nécessaire à son plein développement : le principe de l’usage commun des
biens est le « premier principe de tout l’ordre éthico-social » et « principe caractéristique de la doctrine sociale chrétienne ». C’est la raison pour laquelle l’Église a
estimé nécessaire d’en préciser la nature et les caractéristiques. Il s’agit avant tout
d’un droit naturel, inscrit dans la nature de l’homme, et non pas simplement d’un
droit positif, lié à la contingence historique ; en outre, ce droit est « originaire ».
Il est inhérent à l’individu, à chaque personne, et il est prioritaire par rapport à
97
98
99
100
101
102
103
R. Minnerath, op. cit., p. 102.
Voir supra § 4.
Compendium, n° 193.
ibid.
ibid.
ibid., n° 194.
ibid., n° 171.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
89
toute intervention humaine sur les biens, à tout ordre juridique de ceux-ci, à toute
méthode et tout système économiques et sociaux : « Tous les autres droits, quels
qu’ils soient, y compris ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés [à la destination universelle des biens] : ils n’en doivent donc pas entraver, mais
bien au contraire faciliter la réalisation, et c’est un devoir social grave et urgent de
les ramener à leur finalité première » 104.
La mise en œuvre de ce principe est à la charge des États :
La mise en œuvre concrète du principe de la destination universelle des biens, selon
les différents contextes culturels et sociaux, implique une définition précise des
modes, des limites et des objets. Destination et usage universel ne signifient pas que
tout soit à la disposition de chacun ou de tous, ni même que la même chose serve ou
appartienne à chacun ou à tous. S’il est vrai que tous naissent avec le droit à l’usage
des biens, il est tout aussi vrai que, pour en assurer un exercice équitable et ordonné,
des interventions réglementées sont nécessaires, fruits d’accords nationaux et internationaux, ainsi qu’un ordre juridique qui détermine et spécifie cet exercice 105.
Ce principe semble pouvoir trouver application dans le cadre de la détermination des « biens communs » mondiaux 106.
17. La DSE et l’interface « équitable ». Rappelons qu’il s’agit de la rencontre
entre les « piliers » économique et social. Si l’on considère que Rerum novarum
est l’encyclique fondatrice, « prophétique » 107 de la DSE, on peut dire que l’interface équitable est la « dimension » historique de cette doctrine. Voyons successivement son volet social et son volet économique.
18. Volet social. La DSE l’aborde à travers le travail. Si Caritas in Veritate ne
consacre que quelques lignes à la question du travail 108, en revanche on trouve
de nombreux développements sur ce sujet dans le Compendium. En voici les
principales têtes de paragraphe :
Le travail appartient à la condition originelle de l’homme et précède sa chute ; il
n’est donc ni une punition ni une malédiction 109.
Le sommet de l’enseignement biblique sur le travail est le commandement du repos
sabbatique 110.
104
105
106
107
Compendium, n° 172.
ibid., n° 173.
Voir « Pour une reconnaissance de l’eau comme bien commun », Le Monde du 13 mars 2012.
Compendium, n° 267 : « Le cours de l’histoire est marqué par les transformations profondes
et les conquêtes exaltantes du travail, mais aussi par l’exploitation de nombreux travailleurs
et par les atteintes à leur dignité. La révolution industrielle a lancé un grand défi à l’Église,
auquel le Magistère social a répondu avec la force de la prophétie, en affirmant des principes
de valeur universelle et d’actualité permanente, pour soutenir le travailleur et ses droits ».
108 Voir n° 63 et 69.
109 Compendium, n° 256.
110 ibid., n° 258.
90
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Le travail représente une dimension fondamentale de l’existence humaine comme
participation à l’œuvre non seulement de la création, mais aussi de la rédemption 111.
Le travail est aussi un devoir, une obligation car « aucun chrétien, du fait qu’il
appartient à une communauté solidaire et fraternelle, ne doit se sentir en droit de
ne pas travailler et de vivre aux dépens des autres » 112.
Le travail humain revêt une double dimension : objective et subjective […]. Dans
un sens objectif, c’est l’ensemble d’activités, de ressources, d’instruments et de
techniques dont l’homme se sert pour produire, pour dominer la terre, selon les
paroles du Livre de la Genèse […]. La subjectivité confère au travail sa dignité particulière, qui empêche de le considérer comme une simple marchandise ou comme
un élément impersonnel de l’organisation productive […]. La dimension subjective du travail doit avoir la prééminence sur la dimension objective 113.
Le travail humain possède aussi une dimension sociale intrinsèque. Le travail d’un
homme, en effet, « s’imbrique naturellement dans celui d’autres hommes. Plus que
jamais aujourd’hui, travailler, c’est travailler avec les autres et travailler pour les
autres : c’est faire quelque chose pour quelqu’un » 114.
Le travail, de par son caractère subjectif ou personnel, est supérieur à tout autre
facteur de production : ce principe vaut, en particulier, par rapport au capital […] ;
la doctrine sociale a affronté les rapports entre travail et capital, en mettant en
évidence à la fois la priorité du premier sur le second et leur complémentarité 115.
Le rapport entre travail et capital présente souvent les traits de la conflictualité,
qui revêt des caractères nouveaux avec la mutation des contextes sociaux et économiques. Hier, le conflit entre capital et travail était engendré surtout par « le fait que
les travailleurs mettaient leurs forces à la disposition du groupe des entrepreneurs,
et que ce dernier, guidé par le principe du plus grand profit, cherchait à maintenir
le salaire le plus bas possible pour le travail exécuté par les ouvriers ». Actuellement,
ce conflit présente des aspects nouveaux et, peut-être, plus préoccupants : les progrès scientifiques et technologiques et la mondialisation des marchés, en soi source
de développement et de progrès, exposent les travailleurs au risque d’être exploités
par les engrenages de l’économie et de la recherche effrénée de la productivité 116.
Le rapport entre travail et capital trouve aussi une expression à travers la participation des travailleurs à la propriété, à sa gestion, à ses fruits 117.
La propriété privée et publique, ainsi que les divers mécanismes du système économique, doivent être prédisposés en vue d’une économie au service de l’homme 118.
Le travail est un bien de tous, qui doit être disponible pour tous ceux qui en sont
capables. Le « plein emploi » est donc un objectif nécessaire pour tout système
111
112
113
114
115
116
117
118
Compendium, n° 263.
ibid., n° 264.
ibid., n° 270 s.
ibid., n° 273.
ibid., n° 276 s.
ibid., n° 279.
ibid., n° 281.
ibid., n° 283.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
91
économique tendant à la justice et au bien commun […]. Le maintien d’un emploi
dépend toujours plus des capacités professionnelles. Le système d’instruction et
d’éducation ne doit pas négliger la formation humaine et technique, nécessaire
pour remplir avec profit les fonctions requises 119.
Les problèmes de l’emploi interpellent les responsabilités de l’État, auquel il
revient de promouvoir des politiques actives de travail, aptes à favoriser la création d’opportunités de travail sur le territoire national, en stimulant à cette fin le
monde productif […]. Face aux dimensions planétaires qu’assument rapidement
les relations économico-financières et le marché du travail, il faut encourager une
efficace collaboration internationale entre les États, par le biais de traités, d’accords et de plans d’action communs qui sauvegardent le droit au travail, notamment dans les phases les plus critiques du cycle économique, au niveau national
et international 120.
Le génie féminin est nécessaire dans toutes les expressions de la vie sociale ; par
conséquent, la présence des femmes dans le secteur du travail aussi doit être
garantie 121.
Bien que consciente, du moins pour l’heure, que dans certains pays la contribution apportée par le travail des enfants au budget familial et aux économies nationales est incontournable, et que, de toute manière, certaines formes de travail,
accomplies à temps partiel, peuvent être fructueuses pour les enfants eux-mêmes,
la doctrine sociale dénonce l’augmentation de « l’exploitation du travail des
enfants dans des conditions de véritable esclavage ». Cette exploitation constitue
une grave violation de la dignité humaine dont chaque individu, « quelles que
soient sa petitesse ou sa faible importance apparente d’un point de vue utilitaire »,
est porteur 122.
Les droits des travailleurs, comme tous les autres droits, se basent sur la nature de
la personne humaine et sur sa dignité transcendante 123.
La rémunération est l’instrument le plus important pour réaliser la justice dans les
rapports de travail. Le « juste salaire est le fruit légitime du travail » ; celui qui le
refuse ou qui ne le donne pas en temps voulu et en une juste proportion par rapport au travail accompli commet une grave injustice 124.
La doctrine sociale reconnaît la légitimité de la grève « quand elle se présente
comme un recours inévitable, sinon nécessaire, en vue d’un bénéfice proportionné », après que toutes les autres modalités de dépassement du conflit se soient
révélées inefficaces […]. La grève, pour autant qu’elle apparaisse « comme une
sorte d’ultimatum », doit toujours être une méthode pacifique de revendication
et de lutte pour ses droits ; elle devient « moralement inacceptable lorsqu’elle
119
120
121
122
123
124
Compendium, n° 288 s.
ibid., n° 291 s.
ibid., n° 295.
ibid., n° 296.
ibid., n° 301.
ibid., n° 302.
92
dRoiT ET RELigion En EURoPE
s’accompagne de violences ou encore si on lui assigne des objectifs non directement
liés aux conditions de travail ou contraires au bien commun » 125.
Le Magistère reconnaît le rôle fondamental joué par les syndicats de travailleurs,
qui trouvent leur raison d’être dans le droit de ces derniers à former des associations
ou des unions pour défendre leurs intérêts vitaux dans les différentes professions
[…]. La doctrine sociale enseigne que les rapports au sein du monde du travail
doivent être caractérisés par la collaboration : la haine et la lutte visant à éliminer
l’autre constituent des méthodes tout à fait inacceptables, notamment parce que,
dans tout système social, autant le travail que le capital sont indispensables au processus de production 126.
La mondialisation de l’économie, avec la libéralisation des marchés, l’accentuation
de la concurrence et l’augmentation d’entreprises spécialisées dans la fourniture de
produits et de services, requiert une plus grande flexibilité sur le marché du travail
et dans l’organisation et la gestion des processus de production 127.
Face aux imposantes « res novae » du monde du travail, la doctrine sociale de
l’Église recommande, avant tout, d’éviter l’erreur d’estimer que les changements
actuels surviennent de façon déterministe. Le facteur décisif et « l’arbitre » de cette
phase complexe de changement sont encore une fois l’homme, qui doit rester le
véritable acteur de son travail 128.
Les formes historiques à travers lesquelles s’exprime le travail humain varient mais
ses exigences permanentes, qui se résument dans le respect des droits inaliénables
des travailleurs, ne doivent pas changer 129.
Les membres de l’entreprise doivent être conscients que la communauté dans
laquelle ils œuvrent représente un bien pour tous et non pas une structure permettant de satisfaire exclusivement les intérêts personnels de quelqu’un 130.
À cela, il convient d’ajouter que les textes pontificaux de la DSE contiennent
une évocation de l’Organisation internationale du travail (OIT). Le Compendium la mentionne à propos de discours de deux papes 131 et l’encyclique Caritas
in Veritate y fait référence à propos de la question du travail décent 132. C’est sans
doute insuffisant. Pourquoi ne pas avoir fait référence, notamment par rapport
à la mondialisation et la RSE, de la Déclaration relative aux principes et droits
fondamentaux au travail (1998) 133 ?
125
126
127
128
129
130
131
Compendium, n° 304.
ibid., n° 305.
ibid., n° 312.
ibid., n° 317.
ibid., n° 319.
ibid., n° 319.
Le Compendium ne fait que mentionner deux discours papaux tenus devant cette organisation, l’un de Paul VI en 1969, l’autre de Jean-Paul II en 1982.
132 N° 63.
133 Liberté d’association et négociation collective (conventions 87 et 98), élimination du travail forcé ou obligatoire (conventions 29 et 105), élimination de la discrimination en
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
93
19. Volet économique. Le Compendium consacre tout un chapitre à la vie
économique, dont une section est dédiée à « Initiative privée et entreprise » 134.
On peut y relever les prises de position suivantes :
La doctrine sociale de l’Église considère la liberté de la personne dans le domaine
économique comme une valeur fondamentale et comme un droit inaliénable à
promouvoir et à protéger 135.
La dimension créative est un élément essentiel de l’action humaine, notamment
dans le domaine de l’entreprise, et elle se manifeste spécialement dans l’attitude de
programmation et d’innovation 136.
L’entreprise doit se caractériser par la capacité de servir le bien commun de la
société grâce à la production de biens et de services utiles. En cherchant à produire
des biens et des services dans une logique d’efficacité et de satisfaction des intérêts
des divers sujets impliqués, elle crée des richesses pour toute la société : non seulement pour les propriétaires, mais aussi pour les autres sujets intéressés à son activité. Au-delà de cette fonction typiquement économique, l’entreprise remplit aussi
une fonction sociale, en créant une opportunité de rencontre, de collaboration, de
mise en valeur des capacités des personnes impliquées […]. Seule cette conscience
permet de parvenir à la construction d’une économie qui soit véritablement au
service de l’homme et d’élaborer un projet de coopération réelle entre les parties
sociales. Un exemple très important et significatif dans cette direction est donné
par l’activité en rapport avec les coopératives, les petites et moyennes entreprises,
les entreprises artisanales et les exploitations agricoles à dimension familiale 137.
Lorsque le Compendium cite les coopératives, ne peut-on voir ici un soutien à
l’économie sociale et solidaire 138 ?
La doctrine sociale reconnaît la juste fonction du profit, comme premier indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise. [Mais] il est indispensable qu’au sein
de l’entreprise la poursuite légitime du profit soit en harmonie avec la protection
incontournable de la dignité des personnes qui y travaillent à différents titres 139.
Les rôles de l’entrepreneur et du dirigeant revêtent une importance centrale du
point de vue social, car ils se situent au cœur du réseau de liens techniques, commerciaux, financiers et culturels qui caractérisent la réalité moderne de l’entreprise
[…]. Les entrepreneurs et les dirigeants ne peuvent pas tenir compte exclusivement
de l’objectif économique de l’entreprise, des critères d’efficacité économique, des
exigences de l’entretien du « capital » comme ensemble des moyens de production :
134
135
136
137
138
139
matière d’emploi et de profession (conventions 100 et 111) et abolition du travail des
enfants (conventions 138 et 182).
Compendium, n° 336.
ibid.
ibid., n° 337.
ibid., n° 339.
Rappr. Caritas in Veritate, n° 46 à propos de la typologie des entreprises.
Compendium, n° 340.
94
dRoiT ET RELigion En EURoPE
ils ont aussi le devoir précis de respecter concrètement la dignité humaine des travailleurs qui œuvrent dans l’entreprise 140.
20. La DSE et les interfaces « viable » et « vivable ». Il s’agit ici du « pilier »
environnemental dans ses relations avec les dimensions sociale et économique.
À l’inverse de ce qui touche à ces deux dernières dimensions 141, celle qui a trait
à l’environnement est la moins développée. On s’en est étonné en raison du fait
que l’environnement est le moteur du développement durable 142 alors qu’inversement le social en est parfois présenté comme le parent pauvre 143. À cette situation, au moins deux explications sont avancées. La première tient au fait que
théologiquement l’homme est au sommet de la Création et que bibliquement il
a la responsabilité de soumettre et de dominer la terre. Il y a là une hiérarchie à
respecter pour la DSE. Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI écrit que :
considérer la nature comme plus importante que la personne humaine elle-même
est contraire au véritable développement. Cette position conduit à des attitudes
néo-païennes ou liées à un nouveau panthéisme : le salut de l’homme ne peut pas
dériver de la nature seule, comprise au sens purement naturaliste 144.
« On comprend alors pourquoi les préoccupations écologiques sont secondaires
par rapport aux préoccupations sociales » écrit Gildas Barbot 145. Une autre
explication consiste à dire que, dans le camp des protecteurs de l’environnement, certains préconisent non un développement soutenable mais la décroissance (degrowth) 146. Cette idée est contraire à la DSE.
L’idée d’un monde sans développement traduit une défiance à l’égard de l’homme
et de Dieu. C’est donc une grave erreur que de mépriser les capacités humaines de
contrôler les déséquilibres du développement ou même d’ignorer que l’homme est
constitutivement tendu vers l’« être davantage »
140 Compendium, n° 344.
141 Compendium, n° 255 à 322.
142 « Si les aspects politiques, sociaux et sociétaux abondent dans la DSE, les prises de position
en matière environnementale se font plus rares. La partie consacrée à la question écologique
ne représente que 20 pages sur 333 dans le Compendium, alors que c’est une dimension
fondamentale de la RSE » (G. Barbot, « L’éclairage de la doctrine sociale de l’Église sur le
concept de responsabilité sociale de l’entreprise » : http://clerse.univ-lille1.fr/IMG/pdf/
axe_4_barbot.pdf, § 1.1.).
143 Voir B. Petit, « La dimension sociale du développement durable : le parent pauvre du
concept », Les Petites Affiches, 16 janvier 2004, n° 12, p. 8.
144 N° 48.
145 G. Barbot, op. cit.
146 « Idéologie prônant la diminution de la croissance économique comme solution aux divers
problèmes sociaux et environnementaux » (Office québécois de la langue française, avec la
collaboration du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs et
du Bureau de normalisation du Québec : Vocabulaire du développement durable § 39).
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
95
affirme Benoît XVI dans Caritas in Veritate 147. On peut encore ajouter une
troisième explication, à savoir que, comme nous l’avons relevé, la DSE et le
développement durable ne se superpose pas 148. S’il y a des liens évidents entre
la DSE et le développement durable, celle-là n’est pas le discours de l’Église sur
celui-ci. Ceci étant, on assiste sans doute à une prise en compte grandissante de
la question environnementale par la DSE. Tout au moins cela est-il exact pour
l’interface vivable (environnement versus économie), car c’est en vain, semble-til, que l’on cherche la position du Magistère romain sur l’interface viable (environnement versus social).
21. C’est dans le dixième chapitre du Compendium qu’est traitée la question environnementale 149. Son intitulé donne le ton : « Sauvegarder l’environnement » ! Pourtant le contexte de départ se veut optimiste. Le monde, affirme
la DSE, est « le don même de Dieu, le lieu et le projet qu’il confie à la conduite
responsable et au travail de l’homme » 150. La position de l’Église en la matière
ne peut être comprise que si l’on se souvient de la place première qu’occupe
l’homme dans la Création. Le reste du créé vient après lui. Il revient à l’homme,
par ses efforts et son travail, d’accomplir le dessein de Dieu en soumettant et
dominant la Création : « le Concile enseigne que “l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long
des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein
de Dieu” » 151. Toutefois, les choses se gâtent avec « la prétention de l’homme à
exercer une domination inconditionnée sur les choses » 152. Pour la DSE,
une conception correcte de l’environnement ne peut pas, d’une part, réduire de
manière utilitariste la nature à un simple objet de manipulation et d’exploitation,
et elle ne doit pas, d’autre part, l’absolutiser et la faire prévaloir sur la personne
humaine au plan de la dignité 153.
Le Magistère souligne la responsabilité qui incombe à l’homme de préserver un
environnement intègre et sain pour tous 154.
La protection de l’environnement constitue un défi pour l’humanité tout entière :
il s’agit du devoir, commun et universel, de respecter un bien collectif, destiné à
tous, en empêchant que l’on puisse « impunément faire usage des diverses catégories d’êtres, vivants ou inanimés – animaux, plantes, éléments naturels – comme on
le veut, en fonction de ses propres besoins économiques ». C’est une responsabilité
147
148
149
150
151
152
153
154
N° 14.
Voir supra § 8.
Compendium, n° 451-487.
ibid., n° 451.
ibid., n° 456.
ibid., n° 461.
ibid., n° 463.
ibid., n° 465.
96
dRoiT ET RELigion En EURoPE
qui doit mûrir à partir de la globalité de la crise écologique actuelle et de la
nécessité qui s’ensuit de l’affronter globalement, dans la mesure où tous les êtres
dépendent les uns des autres 155.
La responsabilité à l’égard de l’environnement, patrimoine commun du genre
humain, s’étend non seulement aux exigences du présent, mais aussi à celles du
futur : « Héritiers des générations passées et bénéficiaires du travail de nos contemporains, nous avons des obligations envers tous, et nous ne pouvons-nous désintéresser de ceux qui viendront agrandir après nous le cercle de la famille humaine. La
solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir ».
Il s’agit d’une responsabilité que les générations présentes ont envers les générations
à venir, une responsabilité qui appartient aussi aux États individuellement et à la
Communauté internationale 156.
La responsabilité à l’égard de l’environnement doit trouver une traduction adéquate au niveau juridique. Il est important que la Communauté internationale
élabore des règles uniformes, afin que cette réglementation permette aux États de
contrôler avec davantage d’efficacité les diverses activités qui déterminent des effets
négatifs sur l’environnement et de préserver les écosystèmes en prévenant de possibles accidents : « Chaque État, dans son propre territoire, a le devoir de prévenir la
dégradation de l’atmosphère et de la biosphère, notamment par un contrôle attentif des effets produits par les nouvelles découvertes technologiques ou scientifiques,
et en protégeant ses concitoyens contre le risque d’être exposés à des agents polluants ou à des déchets toxiques ». Le contenu juridique du « droit à un environnement naturel, sain et sûr » sera le fruit d’une élaboration graduelle, sollicitée par la
préoccupation de l’opinion publique de discipliner l’usage des biens de la création
selon les exigences du bien commun, dans une commune volonté d’introduire des
sanctions pour ceux qui polluent. Toutefois, les normes juridiques ne suffisent pas
à elles seules ; à côté d’elles doivent mûrir un sens fort de responsabilité, ainsi qu’un
changement effectif dans les mentalités et dans les styles de vie 157.
Les autorités appelées à prendre des décisions pour faire face aux risques sanitaires et environnementaux se trouvent parfois face à des situations où les données
scientifiques disponibles sont contradictoires ou quantitativement rares ; il peut
alors être opportun de faire une évaluation inspirée du « principe de précaution »,
qui ne comporte pas une règle à appliquer mais plutôt une orientation visant à
gérer des situations d’incertitude. Ce principe manifeste l’exigence d’une décision
provisoire et modifiable en fonction de nouvelles connaissances éventuellement
acquises. La décision doit être proportionnelle aux mesures déjà appliquées pour
d’autres risques. Les politiques conservatoires, basées sur le principe de précaution,
exigent que les décisions soient fondées sur une confrontation entre les risques et
les bénéfices envisageables pour tout choix alternatif possible, y compris la décision
de ne pas intervenir. À l’approche de précaution est liée l’exigence d’encourager
tous les efforts visant à acquérir des connaissances plus approfondies, tout en étant
155 Compendium, n° 466.
156 ibid., n° 467.
157 ibid., n° 468.
La doctrine sociale de l’Église et la responsabilité sociale des entreprises
97
conscient que la science ne peut pas parvenir rapidement à des conclusions sur l’absence de risques. L’incertitude des circonstances et leur caractère provisoire rendent
particulièrement importante la transparence dans le processus décisionnel 158.
Une économie respectueuse de l’environnement ne poursuivra pas seulement
l’objectif de la maximalisation du profit, car la protection de l’environnement
ne peut pas être assurée uniquement en fonction du calcul financier des coûts
et des bénéfices. L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du
marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate.
Tous les pays, en particulier les pays développés, doivent percevoir combien est
urgente l’obligation de reconsidérer les modalités d’utilisation des biens naturels.
La recherche d’innovations capables de réduire l’impact sur l’environnement provoqué par la production et la consommation devra être efficacement stimulée 159.
En somme, on peut considérer que pour le Magistère romain une intervention
de l’État et des États est indispensable pour assurer le bien commun dans ce
domaine. Place donc à la RSO publique ! Le Compendium poursuit en faisant
appel à la responsabilité de chaque homme et femme :
Les graves problèmes écologiques requièrent un changement effectif de mentalité qui induise à adopter un nouveau style de vie, « dans lequel les éléments qui
déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la
recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres
hommes pour une croissance commune ». Ces styles de vie doivent s’inspirer de
la sobriété, de la tempérance, de l’autodiscipline, sur le plan personnel et social.
Il faut sortir de la logique de la simple consommation et encourager des formes
de production agricole et industrielle qui respectent l’ordre de la création et satisfassent les besoins primordiaux de tous. Une telle attitude, favorisée par une
conscience renouvelée de l’interdépendance qui lie entre eux tous les habitants
de la terre, concourt à éliminer diverses causes de désastres écologiques et garantit une capacité rapide de réponse quand ces désastres frappent des peuples et des
territoires. La question écologique ne doit pas être affrontée seulement en raison
des perspectives effrayantes que laisse entrevoir la dégradation environnementale ;
elle doit surtout constituer une forte motivation pour une solidarité authentique
de dimension mondiale 160.
22. Pour sa part, l’encyclique Caritas in Veritate consacre également un
chapitre où il est question de l’environnement. C’est le chapitre IV « Développement des peuples, droit et devoirs, environnement » 161. On retiendra plus
particulièrement les passages suivants :
la société actuelle doit réellement reconsidérer son style de vie qui, en de nombreuses régions du monde, est porté à l’hédonisme et au consumérisme, demeurant
158
159
160
161
Compendium, n° 469.
ibid., n° 470.
ibid., n° 486.
N° 48-52.
98
dRoiT ET RELigion En EURoPE
indifférente aux dommages qui en découlent. Un véritable changement de mentalité est nécessaire qui nous amène à adopter de nouveaux styles de vie ‘dans lesquels
les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec
les autres hommes pour une croissance commune’ 162.
Le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement
comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en
un mot du développement humain intégral. Les devoirs que nous avons vis-à-vis
de l’environnement sont liés aux devoirs que nous avons envers la personne considérée en elle-même et dans sa relation avec les autres. On ne peut exiger les uns
et piétiner les autres. C’est là une grave antinomie de la mentalité et de la praxis
actuelle qui avilit la personne, bouleverse l’environnement et détériore la société 163.
23. Conclusion. La doctrine sociale de l’Église n’est pas un discours sur la
responsabilité sociale de l’entreprise ou de l’organisation. C’est un message de
salut dans le Christ adressé aux femmes et hommes d’aujourd’hui. Pour autant,
la DSE est loin d’être étrangère à la RSE y compris lorsqu’elle est entendue
comme une déclinaison du développement durable au niveau de l’entreprise ou
de l’organisation. C’est ce que la présente contribution a essayé de démontrer.
À supposer le pari gagné, l’essentiel du travail reste à faire, à savoir déterminer,
évaluer dans quelle mesure la DSE a un impact les discours et les pratiques des
entreprises et des organisations, y compris des États 164 et des organisations internationales et régionales en matière de développement durable.
162 N° 51.
163 ibid.
164 Concernant l’influence passée, le bilan est pour le moins contrasté… Voir, par exemple,
R. Minnerath, op. cit., p. 131, qui relève que Dollfuß en Autriche et Salazar au Portugal
se sont explicitement inspiré de Quadragesimo anno. P.-Y. Gomez, « Le pape et le gestionnaire. Pourquoi il faut lire l’encyclique Caritas in Veritate », La Revue des sciences de gestion
2009/3, n° 237-238, p. 1-4, qui écrit : « Sait-on que le fameux modèle de cogestion allemande fut défini en 1945 par le jésuite Oswald von Nell-Breuning, par ailleurs inspirateur
de l’encyclique Quadragesimo anno (1931) ? ».
Droit des religions et soft law
Anne Fornerod
L
es travaux consacrés au soft law, ou droit souple 1, se sont multipliés depuis
un certain nombre d’années, attirant toute l’attention de la doctrine tant
française qu’étrangère 2. Celle-ci identifie le soft law dans différents outils juridiques tels que les codes de conduites, de déontologie, les recommandations,
etc. Surtout, il semblerait qu’aucune branche du droit n’échappe à ce phénomène. Une définition a été proposée dans le cadre d’un travail de synthèse en
droit public. Dans ce domaine, le soft law s’apparente à
une technique normative (c’est-à-dire qu’elle indique un modèle de comportement) mais non juridique, car elle correspond à une formulation particulière
des énoncés (qu’ils soient contenus dans un acte juridique ou non juridique) et
qui n’ont pas en conséquence la signification d’un commandement mais d’une
recommandation 3.
Traditionnellement, dans la poursuite de leurs missions, les pouvoirs publics
s’appuient sur les normes qui leur permettent d’imposer leur volonté aux destinataires de ces normes. Au contraire, le droit souple ne modifie pas l’ordre
1
2
3
Pour une synthèse des difficultés de traduction de l’expression, voir Benjamin Lavergne,
Recherche sur la soft law en droit public français, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1
Capitole, 2013.
Les références sont devenues innombrables dans la mesure où l’étude du soft law touche
l’ensemble des disciplines juridiques, du droit international aux droits nationaux, du droit
privé au droit public. En outre, les variations de définition incitent à la prudence dans les
conclusions à tirer d’un rapprochement entre droit des religions et soft law. Ces quelques
lignes se veulent essentiellement prospectives.
Benjamin Lavergne, op. cit., p. 17.
100
dRoiT ET RELigion En EURoPE
juridique, car dépourvu de sanctions et ne portant pas d’obligations. Il ne lie pas
les destinataires. Là résiderait un symptôme d’une crise de l’idée d’autorité, crise
qui conduirait à substituer à une obéissance aveugle et absolue des formes plus
démocratiques d’acceptation de la régulation au sein d’institutions traditionnellement fondées sur la hiérarchie 4. Plus généralement, le développement du droit
souple illustrerait les profondes transformations du droit lui-même et la façon
dont l’État et les institutions gèrent l’action publique. La contrainte unilatérale
est abandonnée au profit de la recherche d’une influence sur le comportement
des individus, reposant sur leur adhésion.
Il serait devenu illusoire de vouloir faire abstraction du soft law, tant sa présence s’est banalisée, tout autant que de vouloir lui refuser la qualité de « vrai
droit » 5. Devant cette ample réflexion doctrinale, il devenait tentant, sinon
nécessaire 6, d’en rapprocher les enseignements, au moins dans leurs grandes
lignes, du droit des religions. Cette dernière discipline s’avère encore relativement discrète dans ses manifestations et sa production 7. Il est de coutume de
s’interroger sur le bien-fondé de la reconnaissance d’une nouvelle discipline
juridique en fonction de son seul objet. Sans nécessairement refléter une absolue cohérence ou résulter par exemple d’une codification, le regroupement sous
une étiquette unique d’un ensemble de règles ayant en commun de viser telle ou
telle réalité sociale peut simplement répondre à un souci pratique, de simplicité
4
5
6
7
Benjamin Lavergne, op. cit., p. 9.
Mustapha Mekki, « Propos introductifs sur le droit souple », dans Association Henri
Capitant, Le droit souple, Dalloz, 2009, p. 5.
Ainsi Mme Catherine Thieberge affirme-t-elle à propos du droit souple en général que
« plus le droit contemporain mute et se complexifie et plus le rôle de la doctrine devient à
la fois plus ardu et vital pour l’éclairer et l’ordonner », Catherine Thibierge, « Le droit
souple. Réflexion sur les textures du droit », RTd Civ. 2003, p. 602.
L’impression de discrétion résulte simplement de la comparaison avec d’autres disciplines
juridiques fondamentales et anciennes, pour ainsi dire depuis toujours enseignées pour
certaines d’entre elles. L’appellation même de « droit des religions » a été initialement
concurrencée. MM. X. Delsol, A. Garay et E. Tawil ont adopté l’expression « droit des
cultes » en se fondant sur « le choix initial du législateur français portant sur la notion de
culte, et non de religion » tout en se demandant si ce choix « résistera […] aux nouvelles
demandes sociales et aux nouvelles formes de religiosité qui ne s’incarnent pas dans le cadre
juridique du culte », droit des cultes, Paris, Juris Associations, 2005, p. 21. M. Francis
Messner explique que l’expression de droit des religions, « maintenant utilisé[e] en France
et dans plusieurs États membres de l’Union européenne, est significati[ve] d’une tendance
en phase avec un paysage religieux profondément transformé par rapport à la situation
religieuse du xixe et du début du xxe siècle : prise en compte de toutes les branches du droit
s’appliquant au phénomène religieux et acceptation d’un pluralisme religieux aux prises
avec une société profondément sécularisée. », F. Messner, P.H. Prélot, J.M. Woehrling,
Traité de droit français des religions, Paris, Litec, 2e éd., 2013, p. 16. On observe que « les
recherches, et par voie de conséquence les publications dans le domaine du droit étatique
des religions se sont considérablement accrues en France », Francis Messner (dir.),
dictionnaire du droit des religions, CNRS Éditions, 2011.
droit des religions et soft law
101
et de lisibilité. Le droit des religions a toutefois pour objet et tire sa cohésion
d’un phénomène social qui demeure incontournable même dans un contexte
de profonde sécularisation, à savoir les pratiques religieuses, ou, plus largement,
« le fait religieux ».
Cette tentation d’analyser le droit des religions à la lumière du concept de
droit souple naît d’un constat, celui du caractère épars des sources du droit des
religions 8. Surtout, un examen même rapide de ces sources donne immédiatement à voir un déséquilibre numérique. Un faible nombre de lois, souvent
anciennes, cohabite avec une multitude de textes réglementaires. De là naît
une interrogation qui conduit à recourir au prisme du droit souple : comment
expliquer que, pour régir ce qui relève a priori d’un même phénomène social,
coexistent des lois (très largement consacrées à l’école publique), d’innombrables circulaires (l’école encore, mais aussi l’abattage rituel, le gardiennage des
églises, les cimetières…) et des « chartes de la laïcité », ces dernières renvoyant,
ne serait-ce que par leur terminologie, au droit souple ?
Il convient dans un premier temps de mettre à jour, même de façon non
exhaustive, la présence du soft law en droit des religions, d’en proposer un
premier inventaire. Si les manifestations de cette mutation profonde du droit
contemporain ne manquent pas, la question se pose des conclusions que l’on
peut formuler. En effet, la banalisation du phénomène 9 permet de penser a
priori que toute discipline juridique est traversée par des normes caractéristiques
du soft law et qu’il est douteux que le droit des religions y échappe. Tout l’enjeu
est ici de donner un sens à sa présence, ici et là, parmi les règles ayant vocation à
régir le fait religieux, au-delà du fait que cette observation concourrait à l’élévation du droit des religions au rang de « vrai » droit, de discipline juridique arrivée à maturation. Le parti pris initial est ici de considérer que le rapprochement
avec le soft law participerait d’une meilleure compréhension de la spécificité du
droit des religions.
I. Identifier le SOFT LAW en droit des religions
Le premier pas consiste à relever, parmi les sources formant le droit des
religions, ce qui s’apparente à du soft law, ne serait-ce que par la terminologie
employée dans les intitulés ou pour les désigner. Les limites de cette contribution ne permettent en aucun cas de prétendre à l’exhaustivité et conduisent
8
9
Voir à ce sujet dans ce même volume la contribution de Françoise Curtit, « Le droit français des religions au miroir des textes ».
Mustapha Mekki, art. cit., p. 5.
102
dRoiT ET RELigion En EURoPE
davantage à une évocation de cas a priori significatifs, qu’il s’agisse des auteurs
ou des normes elles-mêmes.
A. Les lieux de production du soft law en droit des religions
Dans les lieux classiques d’édiction des normes juridiques, plusieurs
exemples pourraient mettre à jour l’utilisation des règles de soft law en droit des
religions. Si, même en une durable période de désacralisation, la loi demeure a
priori l’incarnation du droit dur, il n’est pas exclu d’y observer des incursions du
droit souple. Plus précisément dans cette hypothèse, le soft law « témoignerait
de l’absence de force obligatoire de la proposition normative. Ce “droit flou”
s’attacherait, lui, à étudier les faiblesses du negotium, c’est-à-dire de l’énoncé
contenu dans un acte juridique » 10. La faible présence de la norme législative
au sein des sources du droit des religions rend peu probable, ne serait-ce que
quantitativement, une telle hypothèse de dispositions formellement législatives,
mais matériellement non-normatives et relevant à ce titre du soft law 11. De là,
ce n’est pas dans ce rôle de production législative que l’on s’intéressera au Parlement. Le rôle du Parlement revêt naturellement une dimension symbolique.
C’est précisément ce symbolisme qui nourrit un moyen d’expression mis à la
disposition des députés et sénateurs. Depuis l’amendement constitutionnel du
23 juillet 2008, les deux assemblées parlementaires disposent en effet de la possibilité d’adopter des résolutions sur le fondement de l’article 34-1 de la Constitution. Une telle résolution a précédé l’adoption de la loi du 11 octobre 2010
interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, l’Assemblée nationale ayant adopté une résolution sur l’attachement au respect des valeurs républicaines face au développement de pratiques radicales qui y portent atteinte 12.
Cet acte révèle l’approche politique du port du voile intégral qui a, sur ce plan,
suscité une forte mobilisation et abouti à un large consensus, avant de revêtir
une forme législative 13.
Certes, toutes les prises de position, déclarations et résolutions qui émergent
dans l’arène parlementaire n’aboutissent pas à l’adoption d’un texte législatif 14. De ce point de vue, l’exemple de la loi interdisant la dissimulation du
visage dans l’espace public fait figure d’exception. Pour autant, cette expression
10
11
12
13
14
Benjamin Lavergne, op. cit., p. 27. Voir aussi p. 60 s.
Madame Françoise Curtit fait ainsi observer à propos des sources législatives du droit des
religions qu’« une vingtaine de lois et ordonnances non codifiées, pour la plupart antérieures à 1942, dont une dizaine seulement est consacrée à titre principal au fait religieux ».
Résolution n° 2455 adoptée le 11 mai 2010.
Voir Anne Levade, « Voile intégral : consensus sur une résolution parlementaire », La
Semaine Juridique. Édition générale, n° 21, 24 mai 2010, p. 551.
Voir la proposition de résolution sénatoriale n° 320 du 23 février 2010 demandant l’institution d’une journée nationale de la laïcité ou encore la proposition de résolution n° 293
droit des religions et soft law
103
multiforme qui peut précéder une loi constitue un indicateur de l’état d’esprit
des titulaires de la souveraineté à l’égard des questions religieuses.
Dans une logique d’« un nouveau mode de gouvernance dans lequel l’État
avance masqué » 15 et qui favorise le recours au soft law, les autorités administratives indépendantes apparaissent comme des acteurs-clé. Nées de la nécessité
de traiter de sujets de plus en plus sensibles ou techniques et requérant une
réelle expertise, les autorités administratives indépendantes constituent le lieu
par excellence d’élaboration du soft law en droit français. Il n’existe pas une telle
instance dont les activités seraient spécifiquement consacrées au fait religieux.
Toutefois, à travers la question des discriminations, la Haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) 16 a eu l’occasion de se prononcer dans ce domaine sensible 17. Certes, « la part des saisines de la HALDE
pour discrimination religieuse reste largement résiduelle » 18. Cette tendance
semble se confirmer maintenant que ce « contentieux » relève du Défenseur des
droits : en l’espace d’un an (novembre 2011-novembre 2012) et de 27 décisions
rendues en matière de discriminations par cette nouvelle instance, seule une
décision concerne la religion, qui consiste d’ailleurs en des observations devant
le Conseil d’État, au sujet d’une affaire ayant conduit à la saisine de la HALDE
en octobre 2006 19. Il n’en reste pas moins que la HALDE a légué un corpus de
plus de quatre-vingts délibérations pour discrimination religieuse, dont « certaines d’entre elles posent de véritables questions de principe » et dans lesquelles
l’instance « a pu utiliser l’ensemble de la gamme des modalités d’intervention
dont elle dispose » 20.
15
16
17
18
19
20
déposée à l’Assemblée nationale le 15 octobre 2012 demandant de la même façon l’institution d’une journée nationale de la laïcité.
Anne-Sophie Barthez, « Les avis et recommandations des autorités administratives indépendantes », dans Association Henri Capitant, Le droit souple, Dalloz, 2009, p. 62.
Loi no 2004-1486 du 30 décembre 2004. Les missions de la HALDE, supprimée depuis,
ont été intégrées dans celle du Défenseur des droits en 2011.
Voir Frédérique Ast et Bernadette Duarte (dir.), discriminations religieuses en Europe :
droit et pratiques, L’Harmattan, 2012.
Frédérique Ast, « L’apport du droit à la non-discrimination à la protection du pluralisme
religieux. Regards croisés des juridictions et de la HALDE », dans Bernadette Duarte
(dir.), Manifester sa religion : droits et limites, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 176.
Décision du Défenseur des droits no MLD / 2012-130. Il y est rappelé que dans la délibération de la HALDE (no 2010-44) du 22 février 2010, il avait été décidé que « le refus
opposé aux demandes d’agrément sollicitées par M. B. constituait une discrimination
fondée sur les convictions de l’intéressé, prohibées notamment par l’article 14 combinée
avec l’article 9 de la CEDH ».
Frédérique Ast, « L’apport du droit à la non-discrimination à la protection du pluralisme
religieux. Regards croisés des juridictions et de la HALDE », art. cit., p. 176.
104
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’affaire la plus connue dont elle ait eu à traiter demeure certainement celle
de la crèche Baby-Loup 21, sans doute autant en raison du revers infligé à la
HALDE par sa propre présidente qu’en raison de la question importante soulevée par les circonstances. Saisie par une salariée de la crèche associative licenciée
pour avoir refusé de retirer son voile, la HALDE avait conclu à une procédure discriminatoire (délibération n° 2010-82 du 1er mars 2010), avant d’être
publiquement désavouée par sa nouvelle présidente, puis de récidiver sur cette
question à travers une délibération du 28 mars 2011 sur la liberté religieuse en
entreprise (n° 2011-67) 22.
Toutes les affaires présentées à la HALDE n’ont évidemment pas connu un
tel destin médiatique. Il n’en demeure pas moins que leur efficacité est tangible.
En témoigne une délibération impliquant une personne portant le turban sikh
qui s’était vu refuser l’accès à un tribunal. L’autorité administrative indépendante a assorti ses conclusions affirmant l’existence de pratiques discriminatoires d’une recommandation au garde des Sceaux afin qu’il prenne
toutes mesures nécessaires afin de s’assurer que les agents publics exerçant au sein
de la juridiction concernée ne fassent pas une application erronée des principes de
laïcité et de neutralité susceptible de conduire à des pratiques discriminatoires. De
façon plus générale, il recommande au garde des Sceaux de rappeler à ses agents le
champ d’application de la loi n° 2004-228 du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port des signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les seuls écoles, collèges et lycées publics et le contenu de
la circulaire du 18 mai 2004 (délibération n° 2006-132 du 5 juin 2006). Conformément à ces recommandations, le garde des Sceaux adresse à tous les magistrats
et fonctionnaires relevant des services judiciaires une note en date du 30 novembre
2006, rappelant que les enceintes judiciaires restent soumises au principe constitutionnel de liberté de conscience 23.
B. Règles de droit souple et régulation du fait religieux
Terme doctrinal, le soft law apparaît comme une notion générique, regroupant une grande diversité de textes présentant des caractéristiques similaires,
indépendamment de leur intitulé. Quand bien même les codes de bonne
conduite, chartes et autres recommandations constitueraient-ils de sérieux
indices d’être en présence de soft law, le « tri » entre droit souple et droit dur se
fait a posteriori, à partir des intentions de leurs auteurs.
21
22
23
Délibération n° 2010-82 du 1er mars 2010 relative à un licenciement pour faute grave
fondé sur le refus de la salariée d’ôter son voile.
L’affaire est toujours pendante devant les tribunaux. Le licenciement a été invalidé par la
Cour de cassation dans un arrêt du 19 mars 2013, mais confirmé le 27 novembre 2013 par
la cour d’appel de Paris.
http://halde.defenseurdesdroits.fr/IMG/pdf/RA2006_HALDE.pdf, p. 29.
droit des religions et soft law
105
Le droit français des religions est d’autant plus susceptible de comprendre de
telles règles que les sources classiques, « dures » au moins en apparence, ne sont
pas légions. En conséquence, le recours aux circulaires administratives constitue
un trait saillant du droit des religions. Il est d’autant plus tentant de les assimiler à du soft law lorsque l’une contient une charte. C’est précisément le cas
de la Charte sur la laïcité dans les services publics, découlant à l’origine d’une
recommandation du Haut Conseil à l’Intégration, et qui figure dans une circulaire du Premier ministre du 13 avril 2007 24. Toutefois, les circulaires se distingueraient du droit souple en ce qu’elles lient l’administration concernée, mais
aussi en raison de leur rôle limité à une interprétation du droit dur applicable,
sans ajout 25. Il n’en reste pas moins qu’en ce qui concerne précisément le droit
des religions, le lien exact entre la plupart des circulaires et le texte qu’elles sont
supposées éclairer n’est pas toujours aisé à établir. Que l’on songe par exemple à
la circulaire du 19 février 2008 relative à la police des lieux de sépulture et dont
le principal apport concerne les regroupements confessionnels dans les cimetières publics. Allant bien au-delà de l’interprétation de lois remontant à la fin
du xixe siècle, cette circulaire encourage clairement les maires à répondre aux
demandes de tels regroupements.
Le droit souple peut par ailleurs viser à rendre le droit plus accessible et
visible, consistant alors en une technique destinée à informer les citoyens de
leurs droits et devoirs, dans un registre de discours sur le droit dur 26. Le droit
français des religions fournit un exemple particulièrement probant à travers
l’ouvrage édité par le ministère de l’Intérieur en 2011, intitulé Laïcité et liberté
religieuse. Recueil de textes et de jurisprudence. La préface mérite d’être citée. Il y
est en effet explicité que
ce « code » de la laïcité et de la liberté religieuse regroupe les principaux textes de
notre droit qui s’appliquent en matière religieuse : Constitution, conventions internationales, lois et règlements. S’y ajoutent des circulaires et des extraits de jurisprudence. […] Ce recueil est né du constat que ces normes sont aujourd’hui dispersées
dans divers codes, lois ou règlements, parfois très anciens et qui ont fait l’objet de
nombreuses modifications. Or, la loi doit être intelligible et facilement accessible 27.
À observer cette très rapide énumération des manifestations du soft law en
droit des religions la question se pose de sa spécificité ou au contraire de son
24
25
26
27
Circulaire n° 5209/SG du 13 avril 2007 relative à la charte de laïcité dans les services
publics.
Sur les circulaires et leur non-appartenance au soft law, voir Benjamin Lavergne, op. cit.,
p. 191.
Sur ce point, voir Benjamin Lavergne, op. cit., p. 239 s.
Ministère de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de l’immigration,
Laïcité et liberté religieuse. Recueil de textes et de jurisprudence, Paris, Les éditions des journaux officiels, 2011.
106
dRoiT ET RELigion En EURoPE
inscription dans une tendance de fond généralisée à l’ensemble des branches du
droit. La réponse est peut-être entre les deux ou les deux à la fois : les pouvoirs
publics emprunteraient aux instruments normatifs contemporains ce qui sied
particulièrement bien à la régulation toujours délicate du fait religieux.
II. Le droit des religions au miroir du SOFT LAW
A. Une mise en relief du duo « laïcité narrative et laïcité du droit »
De manière générale, le développement du soft law serait le symptôme d’une
évolution affectant le rôle de l’État dans la vie en société et, immanquablement
au regard de sa fonction régulatrice des comportements sociaux, l’émission
de règles juridiques. L’encadrement du fait religieux par les pouvoirs publics,
à travers surtout l’expression et l’extériorisation des croyances dans la sphère
publique, a vocation à connaître de ces évolutions. Contrairement à une idée
reçue encore assez largement diffusée, le régime de séparation que connaît la
France depuis 1905 n’a pas mis fin à toute intervention étatique. C’est dans le
cadre d’une République laïque que sont appréhendées les différentes expressions
des convictions religieuses. Le principe de laïcité, loin d’épuiser toute la matière
du droit des religions 28, n’en demeure pas moins le symbole. Il retiendra ici
l’attention en ce qu’il est au cœur des recherches en la matière, à la croisée des
différentes approches disciplinaires.
En dépit de sa constitutionnalisation en 1946, le principe de laïcité n’est pas
fait que de droit. Il est au moins une autre dimension, plus idéologique, qui
joue un rôle déterminant. Cette double nature a été résumée par les expressions
de « laïcité narrative et laïcité du droit » 29. Traversée de divergences d’approches
disciplinaires, l’appréhension du fait religieux est investie d’héritages historiques,
28
29
Ainsi, sans doute sous l’influence de « l’individualisation du croire », le recours au droit
pour régler les relations voire les différends entre personnes privées – morales et physiques
– ayant une dimension religieuse/sur fond de convictions religieuses, pourrait s’analyser en
l’émergence d’un « droit privé des religions », en marge et en dehors de la sphère d’intervention des autorités étatiques, sous l’égide du principe de laïcité. L’on pense ici à l’expression religieuse en entreprise. Le droit étatique, et plus largement le droit public, des
religions n’est qu’un aspect de l’appréhension du fait religieux. Il n’en demeure pas moins
essentiel et emblématique. Surtout, il permet d’interroger la place assignée au fait religieux
dans tel ou tel État, selon le système de relations avec les cultes qui le caractérise. Il n’en
reste pas moins que l’analyse des rapports entre droit privé des religions et soft law demeure
un chantier ouvert, susceptible de révéler une certaine spécificité.
Alessandro Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit.
Pour une comparaison France/Italie », dans Brigitte Basdevant-Gaudemet, François
Jankowiak (dir.), Le droit ecclésiastique de la fin du XVIII e au milieu du XX e siècle en Europe,
Leuven, Peeters, p. 333.
droit des religions et soft law
107
de profonds différends idéologiques 30. Dans cette « manière d’aménager le
régime juridique des activités religieuses, héritée des conflits religieux récurrents
(Réforme, Révolution, Séparation) que la France a vécus depuis cinq siècles » résiderait d’ailleurs cette « spécificité laïque française » 31. La laïcité est donc susceptible de connaître une certaine fragmentation, entre le juridique et le politique, le
national et le local, les grands principes constitutionnels de liberté et d’égalité et
une certaine aspiration à des aménagements raisonnables qui n’osent pas dire leur
nom. Or, le prisme du soft law permet précisément d’évoluer le long de la frontière incertaine entre laïcité juridique et laïcité narrative, distinction fondamentale qui imprimerait une irréductible spécificité à la régulation du fait religieux.
L’hypothèse – qui demeure à vérifier plus avant – tient dans l’idée que le recours
au soft law interviendrait dans des domaines où la laïcité narrative imprime sa
marque. En d’autres termes, il conviendrait aux situations dans lesquelles le dispositif juridique « classique » peine quelque peu à s’adapter aux situations et problématiques nouvelles nées d’une sociologie religieuse renouvelée et mouvante.
L’influence de la laïcité narrative est tangible lorsque la part de discours sur
la laïcité est importante. Car le risque surgit parfois « d’une laïcité durcie, produit d’un récit capable de modeler le droit à un projet de clôture sociétale face
aux périls du pluralisme » 32.
En droit international, berceau du soft law, la porosité entre politique et
droit est essentielle, presque naturelle. En s’adressant aux États toujours tentés d’opposer leur souveraineté, les institutions internationales et européennes
sont rompues à cette mitoyenneté entre politique et droit et doivent adapter
les normes qu’elles édictent en conséquence 33. Or, un phénomène similaire
est observable en droit des religions, lorsque l’on attribue à la laïcité narrative
cette dimension « politique » de la laïcité, autrement dit lorsque la régulation
juridique du fait religieux, à travers les sources juridiques classiques, fait place
à une part de « discours » sur la laïcité. L’inscription dans la Constitution de
1946, puis dans celle de 1958, aurait contribué à une certaine autonomisation
de la laïcité de droit à l’égard de la laïcité narrative 34. Toutefois, le principe
30
31
32
33
34
Voir notamment Alessandro Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et
laïcité du droit. Pour une comparaison France/Italie », art. cit.
Pierre-Henri Prélot, « Définir juridiquement la laïcité », dans Gérard Gonzalez (dir.),
Laïcité, liberté de religion et Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Nemesis,
Bruylant, 2006, p. 124-125.
Alessandro Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit.
Pour une comparaison France/Italie », art. cit., p. 345.
Luzius Wildhaber, « Rethinking the European Court of Human Rights », in Jonas
Christoffersen, Mikael Rask Madsen (dir.), The European Court of Human Rights
between law and politics, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 205.
Alessandro Ferrari, « De la politique à la technique : laïcité narrative et laïcité du droit.
Pour une comparaison France/Italie », art. cit., p. 339.
108
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de laïcité semble s’être figé dans cette solennité dont la constitutionnalisation
l’a paré. Par manque d’occasion ou plus sûrement par prudence, le Conseil
constitutionnel n’a livré une définition du principe qu’en 2004 35. Cette définition a pu être lue comme un rejet du communautarisme religieux, montrant
que la lecture du principe constitutionnel de laïcité ne s’était pas, en l’occurrence du moins, affranchie de la laïcité narrative.
De la même façon, en ce qu’elle incarne l’avènement législatif de la laïcité –
quand bien même le terme n’y figurerait pas – la loi du 9 décembre 1905 sur la
séparation des Églises et de l’État est revêtue d’une aura qui la rend quasi intouchable, à tout le moins très délicate à réviser. Depuis lors, il pèse une contrainte
certaine sur législateur qui s’apprête à intervenir sur ce terrain, qui peut devenir
glissant, voire hostile. Il n’est sans doute pas dû au hasard que la quasi-totalité
des rares lois adoptées depuis 1946 et visant directement le religieux portent
sur l’école publique. La dimension symbolique de la loi est parfois recherchée
et nécessaire. Les efforts pour trouver une réponse satisfaisante – et donc si possible législative – aux demandes de regroupements confessionnels dans les cimetières publics sont depuis plusieurs années commandés par la fragilité juridique
des circulaires adoptées par le ministère de l’Intérieur sur ce point 36. La loi du
15 mars 2004 sur le port de signes manifestant une appartenance religieuse dans
l’enseignement public constitue une illustration flagrante 37. La résolution des
« affaires » de foulard à l’école publique est finalement passée par la voie législative, après l’intervention du juge (l’avis du Conseil d’État du 27 novembre 1989),
puis d’une circulaire ministérielle (Éducation nationale, 20 septembre 1994). Ce
dernier exemple est significatif non seulement de la façon dont le droit des religions – essentiellement à travers le principe de laïcité – peut être le réceptacle
d’un débat politique et social, mais également de la nécessaire cohabitation entre
les normes législatives qui en sont issues et leur mise en œuvre pratique. En
effet, une fois obtenu l’effet symbolique recherché de la loi du 15 mars 2004,
sa mise en œuvre appelait des détails livrés dans la circulaire du 18 mai 2004 38.
35
36
37
38
Décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004. Selon la décision « les dispositions de
l’article 1er de la Constitution aux termes desquels “la France est une République laïque”
interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des
règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
Il s’agit des circulaires du 28 novembre 1975, 14 février 1991 et 19 février 2008.
L’appréhension des élus concernés a été exprimée par l’Association des maires de France
dans le rapport de son groupe de travail « lieux de culte musulmans et lieux de sépulture »
(juin 2001). Elle apparait aussi dans plusieurs questions parlementaires à ce sujet.
Voir sur ce point Rémy Libchaber, « À la croisée des interprétations : le voile et la loi »,
RTd Civ. 2004, p. 161, et Florence Bussy, « Le débat sur la laïcité et la loi », d. 2004,
p. 2666.
Sur ce point, voir notamment Olivier Dord, « Laïcité à l’école : l’obscure clarté de la circulaire “Fillon” du 18 mai 2004 », AJdA 2004, p. 1523.
droit des religions et soft law
109
Ce texte ministériel a souligné la distance qui peut exister entre cette dimension
symbolique et les exigences concrètes d’une laïcité au quotidien.
L’on fera remarquer que les rares textes concernant directement le fait religieux et issus du rang législatif apparaissent au centre d’un halo de droit souple,
que cette forme de régulation les précède et/ou leur succède. Ce recours au droit
souple permet, au-delà de ce dialogue parfois difficile entre laïcité narrative et
laïcité juridique, d’assurer une mise en œuvre de la laïcité au quotidien.
B. Entre laïcité narrative et laïcité juridique, la laïcité au quotidien
L’influence de la laïcité narrative s’exprime ici pleinement. Cette influence
n’exclut nullement l’usage d’une laïcité de droit, mais façonne l’outil juridique
utilisé à des fins de réglementation du fait religieux. La sensibilité de la matière
n’y est sans doute pas étrangère. On rappellera ici les mots de Jean Rivero : « laïcité, le mot sent la poudre » 39. En dépit d’une affirmation certaine de la laïcité
de droit à travers, notamment, sa constitutionnalisation, le recours au soft law
contribue, autant qu’il l’explique, au maintien d’une dichotomie entre les principes fondateurs du droit des religions, inscrits dans le droit dur, et la régulation
pour ainsi dire quotidienne des pratiques religieuses qui nécessite quant à elle
une certaine souplesse. La physionomie du droit des religions n’est pas non plus
étrangère à ce recours au droit souple. En effet, alors que le paysage religieux a
profondément évolué au cours des dernières décennies, l’adaptation aux nouvelles pratiques religieuses, pluralistes et individualisées, s’est traduite par une
sédimentation de textes essentiellement de nature réglementaire, sur la base de
« grandes » lois héritées pour beaucoup de la IIIe République. Or, cette sédimentation fait place à un certain nombre de textes qui s’apparentent à du soft
law. De ce point de vue, l’adoption du recueil précité en elle-même, édité par
le ministère de l’Intérieur, est symptomatique. Le droit français des religions n’a
pas donné lieu à une réforme d’envergure du droit applicable par exemple dans
le cadre d’une codification. Sur la question d’une codification du droit des religions, la Commission Machelon, tout en penchant pour une telle codification,
précise bien l’absence d’unanimité en son sein, « car plusieurs de ses membres
craignent d’ôter de sa souplesse au système » 40.
De là, et en l’absence de recensement exhaustif et d’une mise en cohérence
des sources, il est possible de voir a priori dans le rapprochement entre droit
39
40
Jean Rivero, « La notion juridique de laïcité », d. 1949, p. 137. S’il le symbolise et l’irrigue, le principe de laïcité ne saurait épuiser le champ d’application du droit des religions.
Voir F. Messner, P.H. Prélot, J.M. Woehrling, Traité de droit français des religions, Paris,
Litec, 2e éd., 2013.
Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, Paris, La
Documentation française, 2006, p. 17.
110
dRoiT ET RELigion En EURoPE
des religions et soft law un moyen d’analyser plus en détail le corpus touffu de
règles applicables en la matière. À défaut d’y remédier, cet outil d’analyse peut
permettre au moins une meilleure compréhension des mécanismes à l’œuvre
dans l’élaboration du droit des religions. En effet,
de nombreux pans du régime des activités religieuses n’ont jamais été inscrits très
précisément dans le droit positif mais résultent d’aménagements – au reste souvent
concertés avec les autorités religieuses – mis en œuvre sous forme de pratiques non
formalisées ou énoncées dans des textes infra réglementaires tels que circulaires ou
notes de service 41.
L’interrogation qui demeure est celle de savoir si la présence clairement identifiable du soft law en droit des religions participe du maintien de sa spécificité
et de cette dualité entre laïcité de droit et laïcité narrative, ou si, au contraire,
elle est le signe annonciateur d’une « normalisation » du droit des religions, qui
rejoindrait ainsi un mouvement général touchant pour ainsi dire l’ensemble des
branches du droit. De ce point de vue, ce que l’on pourrait analyser comme
une banalisation du droit des religions pourrait aussi sonner comme une
consécration.
41
Pierre-Henri Prélot, « Définir juridiquement la laïcité », art. cit., p. 131.
L’obsession virginale :
le juge, le mariage et la religion
Vincente Fortier
D
urant l’été 2008, une affaire au parfum sulfureux agita la France. Un
ingénieur français, de confession musulmane, avait épousé, en France, le
8 juillet 2006, une jeune élève infirmière, de même confession. Le soir de la
nuit de noces, l’épouse avoua à son mari une liaison antérieure, alors que cette
femme « lui avait été présentée comme célibataire et chaste ». La jeune femme
fut, dès lors, ramenée chez ses parents.
Le 26 juillet 2006, le mari demanda la nullité du mariage sur le fondement
de l’article 180 alinéa 2 du Code civil, considérant qu’il avait été trompé sur les
qualités essentielles de sa conjointe. L’article 180 dans son alinéa 2 dispose, en
effet : « S’il y a eu erreur dans la personne ou sur des qualités essentielles de la
personne, l’autre époux peut demander la nullité du mariage. »
Dans son assignation introductive d’instance, le mari soutenait que « la
vie matrimoniale avait commencé par un mensonge lequel est contraire à la
confiance réciproque entre époux pourtant essentielle dans le cadre de l’union
conjugale ». Il rappelait, en outre, qu’il appartenait comme son épouse à une
communauté où une tradition demeurait qui voulait que la femme dût rester
vierge jusqu’à son mariage.
La jeune femme acquiesça à la demande en nullité fondée sur un mensonge
relatif à sa virginité. Et le 1er avril 2008, le Tribunal de grande instance de Lille
fit droit à la demande du mari et annula le mariage 1.
1
TGI Lille, 1er avril 2008, JCP g. 2008, II, 10122, note crit. G. Raoul-Cormeil ; JCP g
2008, act. 439, « Libres propos » F. Terré ; JCP g 2008, act. 440, « Libres propos » crit.
Ph. Malaurie ; d. 2008, p. 1389, note P. Labbée ; RJPF 2008, 7-8/10, chron. crit.
112
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Ce jugement déclencha une tempête médiatique et politique et suscita un
débat passionné, indigné parfois irrationnel : il révélerait une dérive communautariste de notre justice ; il porterait atteinte à l’intimité et à la dignité des femmes ;
il constituerait une fatwa contre la liberté des femmes et une menace contre leur
émancipation future ; il emporterait une régression discriminatoire du statut de la
femme et une violation des droits fondamentaux de tout individu ; il consacrerait
la répudiation dans notre droit 2…
Le Ministre de la justice, Madame Dati, après avoir un moment défendu
le jugement dans le but, disait-elle, de protéger la femme, a finalement cédé
devant le tollé médiatique et la crispation populaire, et a demandé au Procureur
général près la Cour d’appel de Douai de le frapper d’appel.
Le 17 novembre 2008, la Cour d’appel de Douai a rendu son arrêt 3, aux
termes duquel elle infirma la décision des premiers juges, rejetant donc la
demande en annulation du mariage.
Et les deux époux, héros médiatiques malgré eux, de rester unis dans les liens
d’un mariage 4 dont l’un et l’autre voulaient obtenir, par la voie de l’annulation,
l’effacement rétroactif.
Nous sommes donc en présence de deux décisions contradictoires sur la
question de savoir si la virginité d’une épouse peut être considérée comme une
qualité essentielle de celle-ci, décisions dont les motivations respectives peuvent
être discutées tout comme, du reste, les solutions auxquelles elles parviennent.
Cette contradiction doit-elle nous surprendre ? À notre avis, pas vraiment :
dans cette affaire comme dans d’autres où se heurtent le droit au mariage,
l’ordre public, la religion (qui, bien que non évoquée dans la décision lilloise,
constitue l’arrière-plan incontournable de l’affaire), et les sentiments (car c’est
de mariage qu’il s’agit), la réponse ne saurait être manichéenne. Et c’est du
reste réduire de façon caricaturale la solution des premiers juges, que de la traduire par cette idée simple selon laquelle « le Coran ne doit pas faire la loi en
France ». De même, reprocher à cette décision de mener au communautarisme
2
3
4
F. Dekeuwer-Defossez ; dr. famille 2008, repère 7, P. Murat ; dr. famille 2008, comm.
98, note V. Larribau-Terneyre.
Voir notamment Le Monde, 30 et 31 mai 2008.
Cour d’appel Douai, 17 novembre 2008, JCP g, 2009, II, 10005 ; gaz. Pal. 9 déc. 2008,
n° 344, p. 7, note E. Pierroux ; « Nullité pour erreur sur les qualités essentielles du
conjoint : la leçon de droit de la Cour de Douai », Lamy droit des personnes et de la famille,
02-2009, chron. F. Dekeuwer-Defossez.
On notera ici que la cour d’appel ne les a pas remariés, comme cela a pu être écrit dans la
presse. En réalité, constatant l’acquiescement de l’épouse à l’action en nullité, le tribunal de
Lille avait ordonné l’exécution provisoire du jugement (demandée par l’épouse elle-même)
et donc la mention en marge de l’état civil de la décision. Saisi en référé par le procureur
de la République d’une demande de suspension de l’exécution provisoire, le premier président y a fait droit (CA Douai 19 juin 2008).
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
113
car il admettrait que le mariage des Français musulmans soit régi par le droit
musulman (ce qu’évidemment le jugement n’a jamais dit), relève du fantasme.
Après la décision du Tribunal de grande instance de Lille, la passion fut
si vive qu’il s’en est trouvé certains pour réclamer une réforme législative
afin de faire disparaître les nullités du mariage. Car dans un droit qui se veut
« moderne », il ne devrait y avoir que deux causes de disparition du mariage, le
divorce et le décès 5.
Et comme, en France, il convient de légiférer chaque fois qu’apparaît une
difficulté sociale, le 4 août 2008, une proposition de loi a été déposée devant
l’Assemblée Nationale visant à compléter l’article 180 de la façon suivante : « Ne
peut être considérée comme une qualité essentielle de la personne tout élément
dont la révélation porterait atteinte à la dignité de l’un des époux ».
Dans ce contexte pour le moins très agité, on mesure bien que la solution de
la Cour d’appel de Douai répond à d’évidentes raisons d’opportunité. Cet arrêt
est en phase avec l’opinion majoritaire mais il n’est pas que cela.
Il invite, tout comme le jugement qui l’a précédé, à s’interroger sur la singularité du mariage, à réfléchir à sa dimension politique, qui autorise le juge
à exercer un contrôle de ce qui demeure une institution, malgré son caractère
éminemment privé. Car, à travers l’examen de la question de droit qui était
posée aux différents magistrats et des motifs qui fondent sa solution, se dessinent les contours du mariage.
Au-delà de cette discussion, cette affaire « de virginité » pose la question de
la légitimité d’une demande, formulée devant les tribunaux étatiques, fondée
sur une religion, une culture, des traditions et au titre desquelles seraient exigés
un affranchissement des valeurs communément admises dans une société et une
reconnaissance de celles portées par une minorité. En d’autres termes, quelle est
la capacité du droit à entendre et satisfaire la différence culturelle et/ou religieuse
revendiquée à titre personnel ou par une communauté particulière de citoyens ?
Le débat ouvert par les deux décisions examinées illustre de façon exemplaire les conflits de valeurs qui peuvent surgir dans la société contemporaine
où coexistent différentes conceptions du bien commun et de la justice au sein
d’un même espace, où cohabitent sans toujours se rencontrer plusieurs systèmes
de valeurs. Le juge doit alors penser un monde pluriel, procéder à des ajustements pour assurer « l’être-ensemble » sans pour autant renoncer aux principes
et valeurs auxquels adhérent la majorité des citoyens.
La réflexion suscitée par et autour de l’affaire étudiée s’inscrit certes et au
premier chef dans le juridique mais également et inséparablement dans un autre
système de références normatives dont les solutions prétendent tirer leur légitimité. François Ost et Michel van de Kerchove ont pu écrire que la validité d’une
5
Comme l’observe Ph. Malaurie, « Mensonge sur la virginité et nullité du mariage », Libres
propos, précité.
114
dRoiT ET RELigion En EURoPE
norme ou d’un acte juridique s’établit en référence à trois critères distincts qui
sont comme trois catégories transcendantales permettant de saisir l’expérience
juridique : la validité formelle (relative à un ordre juridique donné), la validité
empirique (relative aux comportements des autorités et des sujets de droit), la
validité axiologique (relative à des valeurs méta positivistes) 6.
Suivant le schéma proposé par F. Ost et M. van de Kerchove, nous nous
proposons d’analyser les solutions rendues dans l’affaire de la virginité à l’aune
de leur validité formelle, associée à la légalité, de leur validité empirique associée à l’effectivité et de leur validité axiologique associée à la légitimité, tout en
gardant à l’esprit que « ces trois dimensions de la validité (légalité, effectivité et
légitimité) interagissent et qu’il est impossible de rendre compte de l’une d’entre
elles sans prendre nécessairement en compte le jeu des deux autres 7 ».
I. La validité formelle associée à la légalité
Comme l’indiquent F. Ost et M. van de Kerchove, la validité, ici, s’entend
de l’appartenance d’une norme juridique à un système juridique ; il y va de
la conformité d’une norme juridique aux critères imposés par le système en
question 8.
Principalement, dans notre étude, deux fondements juridiques doivent
être examinés : d’une part, l’article 180 alinéa 2 du Code civil, qui suppose du
juge une interprétation pour déterminer quelles sont les qualités essentielles de
l’époux ; d’autre part, l’ordre public, car le mariage, cette union légitime d’un
homme et d’une femme en vue de vivre en commun et de fonder un foyer 9, est
certes un acte privé, mais également une institution.
1. L’article 180 alinéa 2 du Code civil
Le premier fondement juridique à considérer est bien évidemment l’article 180 alinéa 2 du Code civil, visant l’erreur sur les qualités essentielles de
l’époux comme cause de nullité du mariage et dont l’interprétation se posait
justement dans l’affaire considérée.
La première question porte, tout naturellement, sur la détermination des
qualités essentielles attendues d’un époux et à propos desquelles l’autre conjoint
6
7
8
9
Fr. Ost, M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, Publications des
Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1987, p. 270 et s.
ibidem, p. 277.
ibidem, p. 272.
G. Cornu, Vocabulaire juridique, Puf, Quadrige, 2002, Mot Mariage.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
115
prétendrait avoir été trompé. Dans le prolongement de cette première question, la seconde interrogation conduit à se demander si la religion d’un époux
peut constituer un critère déterminant de son consentement à mariage et, le cas
échéant, permettre d’accueillir une erreur sur les qualités essentielles.
a. La détermination des qualités essentielles
L’article 180, dans sa version initiale (1804) ne visait que l’erreur dans la
personne. Dès lors, trois interprétations, au moins en théorie, étaient possibles
de cet article.
Selon la première, très restrictive, l’erreur ne s’entendait que de celle portant
sur l’identité physique de la personne. Hypothèse d’école, on en conviendra
sans difficulté !
La deuxième interprétation permettait d’admettre l’erreur lorsqu’elle portait
sur l’identité civile du conjoint, celui-ci, en d’autres termes, n’appartenant pas
à la famille que l’on croyait, même si physiquement, il était la bonne personne.
Enfin, une interprétation plus large pouvait être envisagée consistant à
admettre la nullité du mariage dès lors qu’il y avait erreur sur les qualités substantielles de la personne, son honorabilité, sa fortune, sa religion, par exemple.
Entre ces trois interprétations possibles, la Cour de cassation, par un célèbre
arrêt des Chambres réunies de 1862 10, trancha en faveur d’une prise en compte
de la seule erreur sur l’identité physique ou civile de la personne. La solution de
cet arrêt doit être replacée dans le contexte du xixe siècle. Le divorce était alors
interdit et le seul moyen de sortir des liens conjugaux était de demander la nullité
du mariage. Ceci expliquait la position assez restrictive de la Cour de cassation.
Cependant, une jurisprudence dissidente des juges du fond se développa, selon
laquelle était, par exemple, admise l’erreur sur le passé criminel du conjoint, sur
les troubles mentaux, sur l’inaptitude aux relations sexuelles. C’est, du reste, cette
jurisprudence qui, finalement, fut consacrée par le législateur. La loi du 11 juillet
1975, mettant un terme à la jurisprudence Berthon de 1862, permit de prendre
en compte les erreurs sur les qualités essentielles de la personne.
Mais, en l’absence de toute énumération légale, le débat rebondit : quelles
doivent être, en effet, ces fameuses qualités essentielles ? Le Doyen Carbonnier
écrivait à ce propos que « les difficultés se reportent sur ce qui est essentiel. Dans
une interprétation objective, on recherchera ce qui est in abstracto de l’essence
du mariage. Il existe un minimum physiologique, qui est détruit par l’impuissance sexuelle, mais non point par la stérilité ; un minimum psychologique où il
faut faire entrer l’intégrité des facultés mentales. On hésitera davantage à exiger
un minimum moral ou social, des conditions d’honnêteté ou d’honorabilité qui
10
Cour de cassation, Chambres réunies, 24 avril 1862, dP 1862, 1,153.
116
dRoiT ET RELigion En EURoPE
seraient essentielles à tout mariage ». Envisageant l’influence possible du droit
des contrats favorable à une interprétation plus subjective, il ajoutait :
Le rapprochement pourrait conduire à examiner, dans chaque espèce, les circonstances de l’union, la personnalité des époux et à retenir parfois comme essentielle
au projet concret de mariage telle qualité qui ne l’aurait point été dans la moyenne
des cas : ex : l’appartenance religieuse, l’absence de divorce antérieur, l’absence de
descendance naturelle. Mais on ne saurait pousser trop loin dans cette voie 11.
C’est dire que deux interprétations de ces qualités essentielles sont possibles :
la première, objective, conduit à rechercher in abstracto, ce qui est de l’essence du
mariage 12. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’arrêt de la Cour d’appel de
Douai. En effet, selon les juges,
En toute hypothèse le mensonge qui ne porte pas sur une qualité essentielle n’est
pas un fondement valide pour l’annulation d’un mariage. Tel est particulièrement
le cas, quand le mensonge prétendu aurait porté sur la vie sentimentale passée de
la future épouse et sur sa virginité, qui n’est pas une qualité essentielle en ce que
son absence n’a pas d’incidence sur la vie matrimoniale.
Par la formule « la virginité n’est pas une qualité essentielle », la cour exclut
non seulement que la virginité puisse être considérée comme une qualité
objectivement essentielle au regard du mariage (ce dont on conviendra) mais
également qu’elle puisse être prise en considération en tant que qualité subjectivement essentielle (alors même qu’elle peut l’être au regard du conjoint ou de sa
religion). En fait, elle demeure neutre au regard de la validité du mariage parce
que, finalement ce n’est pas aux conjoints qu’il appartient de déterminer ce qui
est essentiel ou pas dans un mariage 13.
Pour justifier leur décision, les juges de la Cour d’appel de Douai ne se référent pas au caractère non objectivement essentiel de cette qualité qu’est la virginité mais soulignent que le défaut de virginité « n’a pas d’incidence sur la vie
matrimoniale ». On s’oriente, alors, vers un critère tiré de la conception légale
du mariage telle que déterminée par les articles 212 et suivants du Code civil.
L’objet du mariage étant d’instaurer une communauté de vie, qui réponde aux
devoirs de respect (depuis la loi du 4 avril 2006), de fidélité, de secours et d’assistance, sont dès lors essentielles les qualités nécessaires à l’accomplissement de
cet objet et sans lesquelles une vie commune ne paraît guère envisageable.
La seconde interprétation possible de l’article 180 alinéa 2 du Code civil est
subjective, par référence à la cause impulsive et déterminante dans les contrats
11
12
13
J. Carbonnier, droit civil, La famille, PUF, Quadrige, vol. 1, 1re éd., 2004, p. 1172-1173.
Selon l’expression de L. Leveneur, Leçons de droit civil, La famille, Montchestien, 7e édition, 1995, n° 736.
V. Larribau-Terneyre, « Le mariage décidément toujours institution d’ordre public et la
virginité jamais une qualité essentielle », dr. famille, n° 12, décembre 2008, comm. 167.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
117
et conduit à prendre en considération cette fois in concreto, les qualités ayant
déterminé une partie à contracter une union.
Car il paraît difficile de ne s’en tenir qu’à une appréciation objective, purement abstraite avec pour seule référence ce qui pour n’importe quel futur époux
serait une qualité essentielle. Et d’ailleurs, comment en dresser la liste ? En réalité, dans l’immense majorité des cas, les tribunaux combinent appréciation
objective (l’essence du mariage dans l’opinion commune) et appréciation plus
subjective (il est nécessaire de démontrer pour l’époux invoquant l’erreur que,
sans celle-ci, il ne se serait pas marié).
En rappelant que « l’erreur sur les qualités essentielles du conjoint suppose
non seulement de démontrer que le demandeur a conclu le mariage sous l’empire d’une erreur objective mais également qu’une telle erreur était déterminante
de son consentement », les juges du Tribunal de grande instance de Lille s’inscrivent dans ce courant d’interprétation des qualités essentielles qui mêle, au
moins en principe, l’objectif et le subjectif. Car, en réalité, le tribunal relègue
au second plan l’appréciation objective des qualités essentielles, privilégiant une
approche exclusivement subjective de celles-ci. En effet, selon les juges, on peut
déduire de l’acquiescement de la femme à la demande en nullité que la virginité
avait bien été perçue par elle comme une qualité essentielle déterminante du
consentement de son époux au mariage projeté.
b. L’incidence de la religion dans l’appréciation des qualités essentielles
Bien qu’aucune référence explicite à la religion n’apparaisse dans les décisions évoquées, il n’en demeure pas moins que c’est elle qui justifie la demande
formulée par l’époux. Il faut alors se demander si les convictions religieuses
peuvent constituer un critère déterminant du consentement à mariage. Et,
partant, si elles peuvent fonder une interprétation subjective de l’erreur sur les
qualités essentielles.
C’est la Cour de Colmar qui, la première, en 1811 14, retient le critère religieux comme une qualité essentielle de la personne du conjoint pour annuler
un mariage : il s’agissait d’un homme qui avait caché à sa femme sa qualité de
religieux non prêtre. La décision est certes ancienne, mais pas isolée.
Le Tribunal civil de Bordeaux en 1924 15, le Tribunal civil de la Seine en
1951 16, le Tribunal de grande instance de Basse-Terre en 1973 17 considèrent
que le fait pour un époux d’ignorer que son conjoint se trouvait précédemment
14
15
16
17
Cour impériale Colmar, 6 décembre 1811, Journal du Palais, 1811, p. 759.
Trib. civ. Bordeaux, 9 juin 1924, gaz. Pal, 1924, 2, p. 201.
Trib. civ. Seine, 4 avril 1951, JCP 1953, II, 7408, note J.M. ; RTd Civ, 1953, p. 317, obs.
G. Lagarde.
TGI Basse-Terre, 25 octobre 1973, d. 1974, somm. com. p. 44.
118
dRoiT ET RELigion En EURoPE
à son mariage dans les liens d’un mariage religieux, est une erreur sur les qualités substantielles de la personnalité civile du conjoint et entraîne la nullité du
mariage surtout lorsque la victime de l’erreur nourrit des sentiments religieux
profonds. Ces décisions relèvent que « de telles unions représentent aux yeux
du conjoint catholique “un adultère continuel”, que la femme ne peut vivre en
état d’adultère et n’être que la concubine d’un homme demeurant dans les liens
d’une précédente union ».
En 1981, le Tribunal de grande instance du Mans 18 jugea qu’une femme
d’un milieu profondément religieux, en se mariant, estimait essentiel de trouver
chez son conjoint la même volonté d’une union sérieuse et durable, telle qu’elle
est définie par l’église catholique. Or elle avait épousé un homme qui avait une
liaison à laquelle il n’avait jamais eu l’intention de mettre fin. Du reste, il s’en
était allé avec sa maîtresse trois mois après le mariage.
Plus curieuse est cette affaire dans laquelle l’épouse présentait une demande
en annulation de son mariage, 17 ans après sa célébration. Elle venait d’apprendre par une confidence de sa belle-sœur que son mari n’était pas veuf mais
divorcé. Selon les juges du Tribunal de grande instance de Paris 19,
Il n’apparaît pas douteux compte tenu des convictions religieuses qui étaient celles
de la future épouse, que celle-ci n’eut pas envisagé d’épouser S., si elle avait été informée de son passé conjugal ; qu’elle n’ignorait pas en effet que selon l’enseignement
traditionnel et toujours en vigueur dans l’église catholique, le mariage religieux
est indissoluble et que, catholique convaincue, elle se serait abstenue d’épouser un
homme qui, au regard de la foi dont elle se réclamait, se trouvait encore marié.
Et dès lors, parce que pour cette épouse la qualité de non divorcé du futur
conjoint fut déterminante de son consentement à convoler 17 ans auparavant,
le tribunal de grande instance fit droit à sa demande d’annulation 20.
Dans le même sens et cela également plusieurs années après le mariage, la
Cour d’appel d’Angers le 5 décembre 1994 21 considéra que :
Le fait pour l’époux d’avoir caché à son épouse qu’il avait contracté un premier
mariage religieux et qu’il était divorcé, a entraîné pour son conjoint une erreur sur
18
19
20
21
TGI Le Mans, 7 décembre 1981, JCP g, 1986, II, 20573, note J. J. Lemouland.
TGI Paris, 5 janvier 1982, RTd Civ. 1983, p. 523.
Il faut préciser que l’article 181 du Code civil dans sa rédaction applicable à l’espèce disposait : « La demande en nullité n’est plus recevable toutes les fois qu’il y a eu cohabitation
continuée pendant six mois depuis que l’époux a acquis sa pleine liberté ou que l’erreur a
été par lui reconnue ».
Désormais, l’article 181 est ainsi rédigé : « La demande en nullité n’est plus recevable à
l’issue d’un délai de cinq ans à compter du mariage ». Cet article a subi deux modifications
très proches dans le temps. La loi du 4 avril 2006 supprima la condition de cohabitation
mais maintint « ou depuis que l’époux a acquis sa pleine liberté ou que l’erreur a été par lui
reconnue ». Ce dernier membre de phrase a été supprimé par la loi du 17 juin 2008.
Cour d’appel Angers, 5 décembre 1994, Jurisdata n° 055583.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
119
les qualités substantielles de la personne, puisque la femme désirant contracter un
mariage religieux, entendait ipso facto épouser un non divorcé, cette circonstance
étant déterminante de son consentement.
Cette décision fut frappée d’un pourvoi en cassation par le mari qui reprochait à la cour d’appel de n’avoir pas procédé à une appréciation in abstracto des
qualités essentielles ; autrement dit et selon lui, il aurait fallu se demander si la
qualité visée (à savoir celle de non divorcé), était déterminante pour un époux
« moyen ». La Cour de cassation le 2 décembre 1997 22 rejeta le pourvoi.
La haute juridiction, dans une décision récente 23, admet la possibilité de
recourir à une analyse plus subjective des qualités essentielles. L’affaire nous
semble assez proche de celle concernant la virginité. Il s’agissait en l’espèce
d’une jeune épousée qui, le soir même de son mariage, avait reçu par téléphone
les confidences d’une femme disant entretenir une liaison avec son mari depuis
7 ans et qu’il s’était engagé pour le futur avec elle. L’épouse considérant qu’elle
avait été trompée sur les qualités essentielles de son mari qu’elle n’aurait pas
épousé si elle avait su qu’il avait eu une liaison, en l’absence de toute certitude
sur la rupture de celle-ci et s’il ne lui avait pas laissé croire qu’il avait des convictions religieuses profondes, demanda la nullité de son mariage.
La Cour d’appel de Paris 24 (comme du reste le tribunal de grande instance
avant elle), décida que :
En l’état actuel des mœurs, le fait pour l’époux d’avoir entretenu des relations
intimes avant son mariage ne révèle pas un défaut de sincérité de ses sentiments visà-vis de sa femme ; que l’absence de confidence du futur époux à cet égard ne peut
pas plus être interprété comme la volonté de tromper Nathalie sur ses qualités essentielles ; que, quelles que soient les convictions religieuses et l’éducation morale stricte
qu’elle a reçues, elle ne rapporte pas la preuve qu’elle n’aurait pas contracté mariage si
elle avait eu connaissance de la liaison passée de son mari dans la mesure où ses aspirations à une union durable n’étaient nullement mises à mal par cette circonstance.
Le pourvoi de la femme formé contre cette décision soutenait que l’erreur
sur les qualités essentielles de la personne ne saurait s’apprécier de façon purement abstraite sans considération pour les convictions religieuses ou philosophiques qui ont pu déterminer le consentement de l’autre partie. Selon le
pourvoi, il fallait rechercher si, au regard des convictions religieuses très ancrées
de l’épouse, apparemment partagées par son mari et communes à tout leur
environnement social, cette liaison adultérine cachée à l’épouse n’avait pas pu
caractériser une erreur.
22
23
24
Cour de cassation, 1re chambre civile, 2 décembre 1997, dr. famille, 1998.35, note H. L. ;
RTd Civ. 1998 p. 659, note J. Hauser.
Cour de cassation, 13 décembre 2005, dr. famille, 2006, comm. 22, V. LarribauTerneyre.
Cour d’appel Paris 20 décembre 2001, Jurisdata 2001-162552.
120
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Même si elle rejette le pourvoi, la Cour de cassation ne conteste pas que
l’erreur sur les qualités essentielles de la personne s’apprécie subjectivement. Elle
retient que la cour d’appel s’est bien livrée à la recherche prétendument omise.
Elle relève, toutefois, que si l’époux reconnaissait avoir entretenu avant son
mariage des relations avec une femme, il n’était pas démontré qu’il ait eu l’intention de poursuivre cette liaison après son mariage. Pour la haute juridiction, la
cour d’appel a pu « souverainement estimer » que les convictions religieuses de
l’épouse ne permettaient pas d’établir que celle-ci n’aurait pas contracté mariage
si elle avait eu connaissance de cette liaison passée, dès lors que les aspirations
du mari à une union durable n’étaient pas mises à mal par cette circonstance.
Enfin, on ajoutera à cet éventail de décisions celle rendue par la Cour d’Aixen-Provence le 15 novembre 2005 25, dont personne ne s’est ému. Les deux époux
étaient musulmans et selon leur religion, le mariage civil doit obligatoirement
être suivi du mariage religieux qui marque le moment où les époux pourront
cohabiter et où le mariage pourra être consommé. L’épouse demandait la nullité
de son mariage pour refus de son époux de se soumettre au mariage religieux.
La cour d’appel, tout comme les premiers juges 26, considère que « le consentement au mariage s’entend du consentement donné pour la totalité des cérémonies, tant civiles que religieuses et que le refus d’un des époux de se soumettre au
mariage religieux constitue pour l’autre une erreur sur les qualités essentielles ».
On notera que la cour d’appel alloue à la femme 5 000 € de dommages-intérêts
estimant que le refus du mari de poursuivre les cérémonies du mariage jusqu’à
leur terme causait incontestablement à son épouse un préjudice moral.
Il faut tout de même préciser que les tribunaux exigent que le demandeur
à l’action en nullité démontre que pour lui-même les préceptes religieux sont
essentiels, que les convictions religieuses furent déterminantes dans le consentement au mariage.
Dès lors, l’appréciation subjective des qualités essentielles qui a prévalu dans
le jugement de Lille du 1er avril 2008, semble s’inscrire dans un courant jurisprudentiel assez bien établi. Cette interprétation exclusivement subjective à
laquelle se livrent les juges de première instance a, selon certains, pour effet de
ne pas généraliser la solution, en la circonscrivant à l’espèce 27. En outre, comme
nous avons pu en rendre compte, il apparaît que le critère religieux, dans la
détermination des qualités essentielles d’un époux, est loin d’être exclu par la
jurisprudence civile. Dès lors, du point de vue de sa validité formelle, la solution
privilégiée par les premiers juges est fondée.
25
26
27
Cour d’appel Aix-en-Provence, 15 novembre 2005, dr. famille, 2006, comm. 80,
V. Larribau-Terneyre.
TGI Aix-en-Provence, 11 octobre 2004.
Cl. Bernard-Xemard, « L’hymen jeté sur la place publique », Lamy droit des personnes et
de la famille, Chronique, juillet 2008.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
121
2. L’ordre public et le mariage
Selon la Cour d’appel de Douai,
L’action ainsi présentée et le jugement rendu, qui sont susceptibles de mettre en
jeu les principes de respect de la vie privée, de liberté du mariage, de prohibition
de toute discrimination entre les hommes et les femmes, relèvent du droit des personnes dont les parties n’ont pas la libre disposition et de l’ordre public ; l’appréciation des qualités essentielles au sens de l’article 180 alinéa 2 du Code civil relève
également du contrôle de l’ordre public dès lors qu’elle ne peut être laissée à la libre
disposition des parties.
La cour d’appel estime que, malgré le caractère privé de l’espèce, la puissance
publique est fondée à donner son avis sur les qualités essentielles litigieuses.
C’est la considération de l’ordre public qui va, d’une part, justifier la recevabilité
de l’appel du ministère public et, d’autre part, le refus opposé par la cour d’appel
à la nullité du mariage pour erreur du mari sur la virginité de son épouse.
Même si la motivation des juges est moyennement convaincante 28, ce qui
importe c’est ce rappel selon lequel le juge doit garder sous contrôle l’institution
du mariage y compris en matière de vice du consentement.
Cela nous amène à nous interroger sur la singularité du mariage. « Voilà un
contrat dont on annonçait qu’il était, sous l’effet conjugué des réformes législatives et de l’évolution des mœurs, entièrement conquis par le consensualisme,
mais qui, en réalité, est toujours et encore bordé par l’ordre public ! 29 » Les
juristes se sont longtemps interrogés sur le point de savoir si le mariage représente un contrat ou une institution. Le caractère institutionnel du mariage renvoie à une situation juridique qui échappe aux volontés particulières et dont
les règles sont fixées à l’avance par le législateur. Pour la plupart des auteurs,
aujourd’hui, le mariage est un acte juridique de nature complexe, à la fois
contrat et institution : contrat lorsque l’on désigne l’accord de volontés qui le
crée (Pothier ne disait-il pas qu’il est le plus ancien et le plus excellent de tous
les contrats 30), institution lorsque l’on considère le statut qui en résulte. Or,
28
29
30
« L’argument selon lequel la virginité n’est pas une qualité essentielle “en ce qu’elle n’a pas
d’incidence sur la vie matrimoniale” laisse perplexe. C’est d’abord un argument décevant,
parce que la cour de Douai avait brandi l’étendard de l’ordre public et qu’on attendait
peut-être une démonstration de la raison pour laquelle il serait contraire à l’ordre public de
considérer la virginité comme une qualité subjectivement essentielle. Or cette explication
est évitée. C’est un argument ambigu, ensuite car on peut se demander ce que signifie
“incidence sur la vie matrimoniale” ». (V. Larribau-Terneyre, « Le mariage décidément
toujours une situation d’ordre public… », précité.)
J.-Cl. Bardout, « De la persistance de l’ordre public en matière d’annulation du mariage :
regain d’intérêt pour un mode de dissolution judicaire qui n’appartient pas qu’aux époux »,
Actualité juridique Famille, 2008, p. 339.
Œuvres de Pothier, Tome septième, nouvelle édition publiée par M. Siffrein, Pothier
Robert Joseph (1699-1772), Paris (Videcoq), 1821-1824, spécialement p. 188 et 194.
122
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Du mariage à trois (le mari, la femme, l’État), on était passé au mariage à deux (qui
se dissout par consentement mutuel et même par séparation de fait d’une durée
de deux ans depuis la loi du 26 mai 2004), tandis que la loi de 2002 sur l’autorité
parentale semblait avoir définitivement fait passer tout ce qui dans le mariage était
sacré (la protection d’une famille dans l’intérêt des enfants) du côté de l’autorité
parentale (les obligations respectives des parents s’imposant indépendamment du
statut conjugal et survivant même à la séparation, instaurant une nouvelle forme
d’indissolubilité, celle du couple parental) 31.
Le jugement de Lille, du reste, s’inscrit dans ce courant de contractualisation du
mariage dont certains auteurs ont dénoncé les effets dévastateurs 32.
Et pourtant, en dépit du consensualisme conquérant, le mariage, nous rappelle la Cour de Douai, reste encore régi par des règles d’ordre public. Cet
ordre public est constitué par l’ensemble des principes, écrits ou non, qui sont,
au moment où l’on raisonne, considérés, dans un ordre juridique, comme fondamentaux et qui, pour cette raison, imposent d’écarter l’effet, dans cet ordre
juridique, non seulement de la volonté privée mais aussi des lois étrangères et
des actes des autorités étrangères 33. Au titre de ces principes généraux, il y a ceux
qui gouvernent les relations entre hommes et femmes : le droit au mariage, l’égalité des époux, la dignité des personnes. Comme le fait justement remarquer
le conseiller Bardout, les règles générales régissant l’annulation des contrats et
celles particulières posées par l’article 180 du Code civil en matière de mariage,
doivent être interprétées au regard de l’évolution des mœurs. Ces mœurs apparaissent constitutives de l’ordre public auquel ni le mariage, ni sa dissolution ne
peuvent contrevenir, malgré l’évolution consensualiste. À la question de savoir si
un engagement contractuel de virginité peut recevoir la sanction du droit, trois
réponses sont possibles :
Certains soutiennent que la virginité est une condition légitime mise par leur foi
ou leurs convictions personnelles à la validité d’un mariage ; on peut à l’inverse
prétendre que la condition de virginité est attentatoire à la dignité des femmes et
contraire au droit au mariage. On peut dire encore, solution de compromis, qu’une
telle condition formulée dans l’intimité d’un couple n’a de légitimité que dans
cette intimité et au regard de croyances ou convictions personnelles mais qu’elle ne
peut recevoir de sanction que privée ou religieuse. Que la condition de virginité ne
pourra jamais recevoir ni force de loi, ni valeur juridique, encore moins fonder une
sanction telle que l’annulation du mariage devant un tribunal.
En faisant prévaloir l’ordre public, qui fonde la validité formelle de sa solution, la Cour d’appel de Douai a choisi : ainsi que l’écrit le conseiller Bardout,
31
32
33
J.-Cl. Bardout, « De la persistance de l’ordre public en matière d’annulation du
mariage… », précité.
J.-J. Lemouland et D. Vigneau, d. 2008, p. 1786.
G. Cornu, Vocabulaire juridique, Puf, Quadrige, 2002, mot ordre public.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
123
l’État ne peut donner force de loi à un engagement contraire aux principes
généraux qui, dans notre société et notre temps, gouvernent les relations entre
hommes et femmes.
Nous mesurons dès lors les enjeux indissociables attachés à ces deux décisions : d’une part, un enjeu juridique qui tient aux bouleversements touchant le
droit de la famille et qui oppose les tenants d’une plus grande privatisation de
la famille et les partisans d’un droit garant du caractère institutionnel du droit
familial. D’autre part, un enjeu sociétal porté par la question religieuse ou communautariste qui traverse en zébrure l’affaire étudiée, obligeant à dépasser le seul
champ du droit positif.
II. La validité empirique, associée à l’effectivité
Ici, la validité s’entend de la correspondance entre la norme et le comportement
de ses deux catégories de destinataires : les autorités chargées d’en assurer l’application (les destinataires « secondaires ») et les assujettis qui doivent y conformer leur
comportement (les destinataires « primaires »). Une norme valide, en ce deuxième
sens, est une norme qui oriente la pratique des sujets de droits 34.
En d’autres termes, est juste ce qui est approuvé par la majorité de l’opinion
publique.
Rapporté à notre affaire, le critère de validité empirique peut signifier que
la qualité essentielle, sans être pour autant totalement objective, est la qualité
« sociologiquement » essentielle 35. Elle est alors appréciée à un certain moment
de la société et mise en correspondance avec ce que représente l’institution du
mariage. Dès lors, pour être essentielle, la qualité doit l’être certes aux yeux de
l’époux trompé (qualité donc subjectivement essentielle), mais également et surtout aux yeux de la société. Il semble bien que les réactions suscitées par le jugement de Lille confirment une telle analyse : si la liberté de la femme sur son corps
est un argument avancé contre cette décision, il n’est pas le seul ; la virginité de la
femme n’apparaît plus comme une qualité essentielle dans l’opinion commune,
elle ne paraît pas aujourd’hui une qualité objectivement essentielle au regard du
mariage républicain, laïc, même si elle l’est pour l’époux au nom de sa religion.
Cependant, cette analyse peut être battue en brèche par la position jurisprudentielle à l’égard de la qualité de non divorcé, invoquée par les catholiques
pratiquants au soutien d’une demande en annulation du mariage. En effet, nul
ne peut soutenir et cela depuis de nombreuses années, que le fait d’être divorcé
soulève encore l’opprobre dans une société française où presque un couple sur
34
35
Fr. Ost, M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, op. cit., p. 272.
Ph. Malaurie, H. Fulchiron, La famille, Defrénois, n° 183.
124
dRoiT ET RELigion En EURoPE
deux divorce. Et donc « sociologiquement », la qualité de non divorcé n’est pas
une qualité essentielle, elle n’est pas de l’essence du mariage. Certaines des décisions ayant admis l’erreur sur la qualité de divorcé relèvent que « le caractère
déterminant de son erreur est d’autant plus crédible que l’attachement au principe de l’indissolubilité du mariage consacré religieusement est encore communément partagé par nombre de catholiques pratiquants ».
Est-ce cette référence à une communauté de croyants pratiquants qui rend la
qualité de non divorcé « sociologiquement » essentielle ? Le doute est permis
lorsqu’on examine les dernières études de l’INSEE 36 : la probabilité d’assister
aux services religieux, deux fois par mois, et donc d’être pratiquant est de 4 %
chez les catholiques hommes et de 8 % pour les femmes catholiques, pourtant
largement majoritaires en France.
Comme l’écrivent Jacques Lenoble et Philippe Coppens 37,
Les cultures existantes définissent les singularités de nos sociétés et se caractérisent
notamment par les différentes représentations qu’elles ont des exigences d’organisation de la vie collective et de la nature des rapports sociaux. La norme par ellemême ne commande pas laquelle de ces représentations culturelles en conflit au
sein de la communauté sera sélectionnée au moment de l’application effective de
la norme. Il faut donc insister sur le fait que toute application d’une norme présuppose non seulement un moment formel de choix des contraintes normatives
jugées acceptables, mais aussi une opération de sélection des possibles effectifs en
fonction d’une perception de la forme de vie effectivement acceptée au sein de la
communauté concernée.
Or, selon la conscience populaire, la virginité de la femme n’est pas une qualité
essentielle car il lui semble qu’il n’est pas très difficile d’être heureux avec une
femme qui n’était pas vierge lors du mariage, contrairement à la vie avec un
mari impuissant 38 ou un époux aliéné 39. Ce qui dans un mariage constitue les
qualités essentielles de la personne, celles qui sont nécessaires pour avoir une vie
matrimoniale, dépend de la conscience populaire de la Nation, conscience qui
est enracinée dans l’Histoire et évolue avec elle 40.
36
37
38
39
40
A. Régnier et F. Prioux, « La pratique religieuse influence-t-elle les comportements familiaux ? », Population et sociétés, n° 447, juillet/août 2008.
« Les enjeux d’une question : théorie du droit et de l’État, théorie de la norme et procéduralisation contextuelle », in J. Lenoble et Ph. Coppens, (dir.), démocratie et procéduralisation du droit, Bruylant, 2000, p. 19.
Cour d’appel Paris, 26 mars 1982, Jurisdata n° 1982-600934 ; défrenois 1982, n° 54,
p. 1240, obs. J. Massip.
TGI Vesoul, 28 novembre 1989, d. 1990, jurispr. p. 590, note C. Philippe ; RTd Civ.
1991, p. 98, obs. J. Hauser.
Ph. Malaurie, « Rejet de l’annulation du mariage pour mensonge sur la virginité », note
sous CA Douai, 17 novembre 2008, JCP éd. g., 2009, II, 10005 ; également du même
auteur, « Mensonge sur la virginité et nullité de mariage », précité.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
125
Nous apercevons par là même que :
Le moment du droit n’épuise pas lui-même les conditions de sa propre application.
Il présuppose toujours, au titre des conditions de son application, un « en deçà »
et un « au-delà » de la norme. Il est ainsi renvoyé, non pas à des préférences individuelles, mais au contraire, au moment d’une perception de notre destinée commune, à la perception d’une forme de vie 41.
Et c’est cet « au-delà » de la norme qui est apparu comme insupportable à l’opinion publique, considérant que « la forme de vie » proposée par la solution des
premiers juges à travers la prise en compte de la virginité de la femme en tant
que qualité essentielle, n’était pas acceptable.
Nous conviendrons, alors, avec F. Ost et M. van de Kerchove, qu’à côté de
l’effectivité matérielle d’une norme, se développe une effectivité symbolique
non moins importante. Le droit apparaît ainsi dans toutes ses dimensions :
humaine, sociale, politique. Ses règles et ses décisions doivent, donc, pour être
appréciées, être confrontées à d’autres impératifs, d’autres valeurs que les préceptes techniques et les règles abstraites qui le charpentent ainsi qu’aux résultats
concrets auxquels conduit sa mise en œuvre 42. Ce qui nous rapproche du troisième pôle de validité de la norme, sa validité axiologique.
III. La validité axiologique associée à la légitimité
Ici la validité s’entend de la conformité de la norme juridique à des règles, valeurs
ou idéaux méta-positifs (…). Cette légitimité peut être conçue de façon moniste
ou pluraliste ; ou bien la norme est rapportée à un étalon unique et suprême : telle
théorie du droit naturel, par exemple privilégiant telle valeur suprême, ou alors, la
légitimité de la norme est appréciée de façon diffuse, à la « bourse des valeurs » que
forme l’ensemble des autres systèmes normatifs en présence 43.
Le rapport aux valeurs dans l’acte de juger 44 est complexe et ouvre la voie à
un questionnement multiple : ainsi, dans le choix des valeurs qui sous-tendent
la décision, quelle est la liberté laissée au juge ? Lorsque l’adhésion du groupe
social à certaines valeurs collectives est forte, sa marge de manœuvre s’en trouvet-elle réduite ?
Lorsque le juge statue essentiellement en fait (car seule l’interprétation des
faits permet de décider de l’issue du litige) ou lorsque la loi n’offre pour toute
41
42
43
44
J. Lenoble et Ph. Coppens, op. cit.
F. Rome, « La mariée avait un vice caché », d. 2008, p. 1465.
F. Ost, M. van de Kerchove, Jalons pour une théorie critique du droit, op. cit., p. 274.
Sur ce thème, voir V. Fortier (dir.), Le juge, gardien des valeurs ?, CNRS Éditions, coll.
« Droit », 2007.
126
dRoiT ET RELigion En EURoPE
boussole que des notions floues (l’interprète du texte n’y trouvant pas « d’étalon
de reconnaissance ou de mesure des mérites ou démérites des justiciables »), il
lui faut alors se tourner vers un système de valeurs dont la fonction est justement de réguler le choix, d’indiquer le bon choix, de décider. Mais les valeurs
sont plurales, hétérogènes, variables. Et lorsque se multiplient les systèmes normatifs de référence (ici, le droit certes, mais aussi les prescriptions religieuses, ou
les normes traditionnelles), la réponse se complexifie.
La question essentielle qui se pose lorsque les juges sont amenés à prendre des décisions fondées sur les valeurs est celle de la détermination du cadre de référence qui
permet d’identifier ces valeurs. On saurait ici difficilement contester que le premier élément de référence est naturellement le système juridique lui-même, dans
la mesure où soit de façon expresse, soit de façon implicite, il incorpore certaines
valeurs (…). Le problème devient plus difficile lorsque les juges sont amenés à
adapter l’interprétation du droit à un nouveau contexte dans lequel de nouvelles
valeurs ont été consacrées ou sont en train d’émerger. Dans quelle mesure le juge
doit-il véhiculer les valeurs dominantes de la société ou favoriser les valeurs émergentes ? Lorsque des valeurs contradictoires sont en concurrence, laquelle et comment le juge doit-il choisir 45 ?
La solution des premiers juges était sans doute légitime (en termes de valeur)
pour le mari. Sa religion ou sa communauté d’appartenance exigeait de la
femme qu’elle fût chaste jusqu’à son mariage. Mais la solution retenue n’était
pas légitime, toujours en termes de valeur, pour la communauté des citoyens,
pour laquelle l’égalité des sexes, la libre disposition de son corps par la femme,
la dignité et la non-discrimination (et puis, l’état des mœurs) sont aujourd’hui
des valeurs essentielles. Le raisonnement inverse doit être appliqué à la solution
retenue par la Cour d’appel de Douai. Et c’est ainsi qu’une même situation peut
être traitée de manière radicalement différente selon la valeur qui prévaudra.
Nul ne doit s’en étonner car les antagonismes de valeurs convergent dans une
institution (la justice) naturellement ouverte aux demandes sociales 46.
Si le droit est bousculé aujourd’hui par ces trois éléments que sont la complexité, l’altérité et l’interculturalité, le juge, cet homme dans la Cité, l’est tout
autant, lui qui se doit d’être « à l’écoute des bruits de la société ». Dans cette
perspective, est-il possible de prétendre de nos jours au regard de la perception
commune de l’institution du mariage, de ses fins propres telles qu’elles résultent
des principes régissant nos mœurs sociales, et de la dimension sociale particulièrement marquée du mariage, que la virginité de la seule future épouse peut
être considérée comme une qualité essentielle ? L’émoi suscité par la décision
45
46
Gil Carlos Rodriguez Iglesias, « Le juge face à lui-même », in R. Badinter et S. Breyer
(dir.), Les entretiens de Provence, Le juge dans la société contemporaine, Fayard, Publications
de la Sorbonne, 2003, p. 336.
D. Salas, Le Tiers Pouvoir, vers une autre justice, Hachette littératures, « Pluriel », 2000,
p. 201.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
127
des juges de Lille apporte à cette question une fin de non-recevoir sociale car la
qualité essentielle invoquée n’apparaît pas compatible avec le système de valeurs
de notre société.
Ces moments de choc frontal entre les valeurs d’une minorité et celles de la
majorité tendent à se multiplier, dans une France marquée par un pluralisme
religieux sans précédent. Comme l’a souligné, en 2006, le rapport de la Commission de réflexion juridique sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics 47 :
Les quatre cultes reconnus en 1905 (catholicisme, protestantismes, réformé et
luthérien, judaïsme) côtoient aujourd’hui des religions géographiquement ou historiquement nouvelles. Ainsi l’islam, mais aussi les sagesses d’Asie, à commencer
par les bouddhismes, sans oublier ces autres formes, anciennes ou modernes, de
christianisme que sont l’orthodoxie ou les Églises évangéliques, font partie intégrante du paysage religieux français. La France est ainsi le pays européen qui
compte le plus grand nombre de musulmans, de juifs et de bouddhistes. Cette
diversité est encore plus significative Outre-mer, comme l’illustre l’île de la Réunion où coexistent chrétiens, hindouistes et musulmans.
Ce pluralisme confessionnel qui caractérise la France actuelle mais qu’en
d’autres temps et d’autres lieux, elle a connu 48, est lui-même une valeur protégée
dont la mise en œuvre est complexe. En effet, la multiplication des flux migratoires et l’installation au-delà de leurs aires d’origine de communautés allogènes
peuvent provoquer un choc des cultures et des religions, un phénomène de diffraction identitaire. L’acculturation et la contre-acculturation deviennent des
paramètres de l’intégration ou de son échec lors de la transplantation de populations dans une culture qui n’est pas celle d’où ils viennent ou d’où sont venus
leurs ancêtres. Le rejet ou l’adoption fantasmatique et idéalisée de l’origine ne
sont que les formes extrêmes entre lesquelles toutes les nuances d’une palette
sont possibles 49.
47
48
49
J. P. Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, La Documentation française, coll. des rapports officiels, 2006.
Nous pensons ici aux colonies françaises car, comme l’écrit E. Zoller, « les exemples classiques de sociétés authentiquement pluralistes en matière juridique sont les sociétés coloniales ou post-coloniales dans lesquelles survécurent nombre de règles indigènes de nature
coutumière pour autant qu’elles n’étaient pas contraires à l’ordre public ou à la morale… »
(« Le pluralisme, fondement de la conception américaine de l’État », in Le pluralisme, APd
2006, Dalloz, Tome 49, p. 109) ; voir aussi, B. Durand, « Le juge colonial et les valeurs
du jour et de la nuit », in V. Fortier (dir.), Le juge, gardien des valeurs ?, op. cit.
Or « La liberté culturelle bien comprise », écrit Amartya Sen, « c’est de savoir résister à
l’approbation systématique des traditions passées, quand les individus voient des raisons de
changer leur mode de vie », car ajoute-t-il, « il ne faut pas confondre d’une part la liberté
culturelle, élément fondamental de la dignité de tous les peuples et d’autre part, la défense
et la célébration de toutes les formes d’héritage culturel, sans chercher à savoir si les
individus concernés choisiraient effectivement ces pratiques s’ils avaient la possibilité d’en
faire l’examen critique ». A. Sen, « Le multiculturalisme doit servir la liberté », Le Monde,
30 août 2006.
128
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Comme le souligne D. Terré, le thème pluraliste est un réservoir de contradictions potentielles et laisse présager la manière dont, tiraillé entre la réalité et
le mot d’ordre, il peut constituer une source de conflit, sous prétexte d’y remédier. En d’autres termes, le pluralisme est polémique, pas seulement pacifique 50.
Or :
On ne viendra à bout de ce que ces revendications identitaires ont de belliqueux et
de menaçant pour la cohésion sociale, de l’ethnicisation redoutée qu’en éliminant
les comportements qui les engendrent ; autrement dit en faisant une juste place à
la différence, à sa désignation, aux stratégies que son acceptation, et, dans une certaine mesure sa reconnaissance, devraient gouverner 51.
Encore faut-il que les pratiques religieuses observées par le croyant n’entrent
pas en conflit avec « les valeurs essentielles de la communauté française »,
comme a pu en décider le Conseil d’État, le 27 juin 2008 52 pour rejeter la
requête en annulation d’un décret refusant l’acquisition de la nationalité française pour défaut d’assimilation. Il s’agissait, ici, d’une femme marocaine, qui
avait épousé un ressortissant français et qui, à l’expiration du délai de quatre
ans, déposa une déclaration acquisitive de nationalité à laquelle le Gouvernement s’opposait pour défaut d’assimilation. Le Conseil d’État rejeta la requête
en annulation de cette femme
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, si Mme X possède une bonne
maîtrise de la langue française, elle a cependant adopté une pratique radicale de
sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française,
et notamment avec le principe d’égalité des sexes ; qu’ainsi elle ne remplit pas la
condition d’assimilation…
Quels sont les éléments concrets caractérisant cette pratique radicale de la
religion, musulmane en l’occurrence ? La presse avait retenu quasi exclusivement
le port de la burka, cette longue robe sombre tombant jusqu’aux pieds et dissimulant cheveux et visage combinée avec un voile, et obligatoirement portée
par toute femme dans le royaume saoudien. En fait, au vu des entretiens avec
les services sociaux et de police, il apparaissait que la requérante menait une vie
quasi recluse et retranchée de la société française, à l’évidence peu convaincante
quant à une authentique assimilation…
Pratiques intégristes, risque de radicalisation, rejet du mode de vie occidental sont également pris en compte par la jurisprudence judiciaire, pour protéger
50
51
52
D. Terré, « Le pluralisme et le droit », in Le pluralisme, op. cit., p. 71.
J.-M. Belorgey, « Communautarisme ou universalisme : quel modèle ? », in V. ChampeilDesplats et N. Ferré (dir.), Frontières du droit, critique des droits, Billets d’humeur en
l’honneur de d. Lochak, LGDJ, droit et société, Recherches et travaux, 14, 2007, p. 27.
Conseil d’État, 27 juin 2008, Mme M., req. N° 286798, concl. E. Prada-Bordenave,
d. 2009, p. 345, note Ch. Vallar ; H. Zeghbib, « La loi, le juge et les pratiques religieuses », AJdA 2008, p. 1997.
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
129
l’enfant et « prévenir tout endoctrinement de l’enfant contraire à son intérêt
dans la société dans laquelle elle évolue 53 ». Sans priver le père de son autorité parentale, « symbole fort de sa paternité », ses comportements ne doivent
pas porter atteinte « à l’épanouissement de ses filles et créer un conflit permanent nuisant aux choix éducatifs de la mère et créant un déchirement répété et
constant dans l’esprit des enfants 54 ».
Conclusion
En définitive, cette affaire de virginité, à travers les deux décisions dont elle
a fait l’objet, est riche d’enseignements au moins à deux égards :
D’une part, elle illustre cette tension permanente, au cœur de la problématique du mariage, entre la dimension d’acte éminemment privé, d’engagement
personnel que recouvre au premier chef le mariage et qui fonde la revendication
d’autonomie des époux, et sa dimension institutionnelle, incontournable, qui
justifie l’intervention de l’État. La solution retenue par la Cour de Douai sonne
comme un rappel à la loi : même lorsqu’il s’agit de protection du consentement,
le mariage n’est jamais à la libre disposition des époux, il bute contre le front
de l’ordre public.
D’autre part, et au-delà de l’enjeu purement juridique, ce qu’il faut retenir
de cette malheureuse affaire, c’est le rôle de régulateur de la vie sociale que remplit le juge. Plus encore, sa mission pacificatrice apparaît en pleine lumière et
cela, aussi bien dans le jugement que dans l’arrêt d’appel. En effet, bien qu’aucune des décisions n’y fasse allusion, l’arrière-plan religieux a irrigué toute cette
affaire. On en veut pour preuve les articles parus dans la presse française, évoquant notamment la relation entre les commandements de l’islam et la virginité.
Face à une telle stigmatisation, toujours dangereuse pour la cohésion sociale, la
solution des conseillers d’appel est déjà bienvenue. Elle est également un signal
fort à l’adresse des femmes qui sont parfois victimes de traditions attentatoires
à leur liberté. Quant au jugement de Lille, tant décrié, une logique autre certes,
mais tout aussi pacificatrice le sous-tendait : régler sans trop de dommage cette
question d’honneur bafoué, qui, sans l’intercession du juge, peut aujourd’hui
encore engendrer des crimes de sang.
53
54
Cour d’appel Nancy, 1er juillet 2005, Jurisdata n° 291754.
Cour d’appel Metz, 14 mars 2006, Jurisdata n° 308006.
Pluralisme et religions dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’Homme
Gérard Gonzalez
P
luralisme et droits de l’homme font plutôt bon ménage. Le droit à la liberté
(de penser, de s’exprimer, de s’associer par exemple) est inévitablement le
creuset dans lequel le pluralisme puise toute sa vigueur, dopé par la montée en
puissance du principe de non-discrimination. Point de pluralisme sans liberté
et point de liberté sans pluralisme. Il n’est que trop loisible de constater que
partout où sévit l’autoritarisme, la dictature, le pluralisme est absent, au mieux
un « gros mot », au pire un danger qu’il faut à tout prix éliminer. Dans une
société libérale, le pluralisme peut se conjuguer de diverses façons. Il est évidemment avant tout politique, il est aussi d’opinions philosophiques, et « même »
religieuses. Rien d’étonnant dès lors que le pluralisme soit un enjeu crucial de
tout mécanisme de garantie des droits de l’homme alors même que le terme
n’est jamais explicitement employé dans les textes qui les proclament. De ce
point de vue, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme
et des libertés fondamentales ne fait pas exception. Ce silence n’a pas empêché
la Cour de Strasbourg de faire du pluralisme un principe consubstantiel de la
notion de société démocratique sans laquelle il ne peut y avoir de réelle effectivité des droits. Comme on l’a écrit, le pluralisme consacré dans le système de
la Convention est un « pluralisme des valeurs et plus précisément une volonté
d’ordre méthodologique de protéger l’existence d’une pluralité d’acteurs et
d’opinions dans une société démocratique » 1. Concernant le domaine de la
1
P. Muzny, « Approche théorique du pluralisme » dans M. Levinet (dir.), Pluralisme et juges
européens des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2010, coll. « droit et justice » n° 91,
p. 31.
132
dRoiT ET RELigion En EURoPE
liberté de religion, la Cour l’a ainsi consacré avec éclats dans son premier arrêt,
tardif, consacrant l’effectivité de la garantie de cette liberté telle qu’énoncée par
l’article 9 de la Convention. Dans le fameux arrêt Kokkinakis c. grèce, consacré
à l’interdiction de tout « prosélytisme » en Grèce, la Cour énonce un principe
qui revient comme un leitmotiv dans sa jurisprudence sur la liberté de religion :
Telle que la protège l’article 9 (art. 9), la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une ‘société démocratique’ au sens de la Convention. Elle figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels
de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien
précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va
du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille
société 2.
Le pluralisme, sans lequel il ne saurait y avoir de société démocratique doit
donc aussi être religieux. Selon la Cour, « si la liberté religieuse relève d’abord
du for intérieur, elle ‘implique’ de surcroît, notamment, celle de ‘manifester sa
religion’ » et « le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de
convictions religieuses » (Kokkinakis § 31). La liberté de religion fait donc son
entrée au Panthéon des droits garantis par la Cour à un très haut niveau dans
la hiérarchie des droits emblématiques d’une société vraiment démocratique.
Concept polymorphe (I), le pluralisme religieux pose essentiellement la question de sa visibilité (II).
I. Polymorphisme du pluralisme religieux
Le pluralisme religieux consubstantiel d’une société démocratique l’est aussi
du système de la Convention européenne dont tous les États membres affichent
des mécanismes diversifiés de relations avec les confessions représentées sur leur
sol. À cette diversité, ou « pluralisme d’en bas » 3 (A), est généralement associé le
respect du principe de tolérance, lui-même consubstantiel au pluralisme « d’en
haut » 4 (B).
2
3
4
CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. grèce, § 31 ; F. Sudre, J.-P. Marguenaud, J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire et M. Levinet, Les grands arrêts de la Cour européenne des
droits de l’Homme (gACEdH) n° 54.
F. Sudre, « Le pluralisme saisi par le juge européen », dans M. Levinet, op. cit., p. 34. Ce
pluralisme entre les États parties est « intimement associé au principe de subsidiarité »
(ibid.).
ibid., p. 35 : ce pluralisme d’en haut est celui que le juge européen « révèle », « construit »,
« impose ».
Pluralisme et religions dans la jurisprudence de la CEdH
133
A. Pluralisme et diversité
Les États membres du Conseil de l’Europe, qui ont en partage des valeurs
communes, n’ont pas tous, en fonction de leur histoire, de leur culture, des relations identiques avec les religions. La diversité des systèmes en vigueur au sein
des 47 États contractants demeure aujourd’hui une réalité. Francis Messner s’est
d’ailleurs employé, avec brio, à regrouper ces formes diverses de relations ÉtatsÉglises en Europe et recense au mieux quatre grandes catégories : Églises nationales, cultes reconnus, droit conventionnel et mécanisme de soutien en l’absence
de statut 5. Plus globalement, on peut aussi distinguer des régimes de séparations
rigides entre les Églises et les États, des régimes souples et des régimes confessionnels avec, au sein de ces groupes des sous-groupes, voire des recoupements 6. Cette
diversité ne peut qu’être préservée. Comme l’a souligné par exemple la Cour, un
système d’État confessionnel, recourant à l’impôt ecclésial, ne peut être remis en
question et « en soi », un tel système ne viole pas l’article 9 de la Convention protégeant la liberté de pensée, de conscience et de religion. D’ailleurs, un certain
nombre d’États appliquaient un tel système au moment de l’élaboration et de leur
adhésion à la Convention et cet argument d’antériorité est parfaitement respectueux des engagements contractés de bonne foi par ces États 7. La Commission et
la Cour ont d’ailleurs eu l’occasion de valider la plupart des systèmes de rapports
entre Églises et États actuellement identifiables parmi les États parties qu’il s’agisse
du système confessionnel 8, du système de concordat 9 ou encore de la laïcité 10.
Pourtant cette diversité n’est pas sans limites. Ainsi, la Cour a-t-elle clairement
affirmé que l’édification d’un État confessionnel ne saurait être compatible avec
la conception de société démocratique qui est au cœur de la Convention 11. Dans
le fameux arrêt Refah, la Grande chambre de la Cour énonce un principe général
de précaution à l’égard de certains mouvements politiques :
On ne saurait exclure qu’un parti politique, en invoquant les droits consacrés par
l’article 11 de la Convention ainsi que par les articles 9 et 10, essaie d’en tirer le
5
6
7
8
9
10
11
F. Messner, « Les rapports entre les Églises et les États en Europe : la laïcité comme
modèle ? », dans G. Gonzalez (dir.), Laïcité, liberté de religion et CEdH, coll. « Nemesis »,
Bruylant, Bruxelles, 2006, p. 51-80.
Voir G. Gonzalez, La Convention européenne des droits de l’homme et la liberté des religions,
Paris, Economica, 1997 p. 143-160.
CEDH, 23 octobre 1990, darby c. Suède, RTdH 1992, note J.-F. Flauss, p. 183 s.
darby, précité.
Comm. EDH, déc. 10 janv. 1992, iglesia Bautista « El Salvador et ortega Moratilla »
c. Espagne ; CEDH, déc. 14 juin 2001, Fernandez et Caballero garcia c. Espagne.
Régime qui semble bien être considéré par la Cour comme le plus apte, du fait de sa neutralité affichée à préserver la liberté de religion. Mais cette apparence est parfois démentie
par les faits qui demeurent têtus, d’autant que la laïcité peut se présenter sous des visages
bien différents. Voir G. Gonzalez (dir.), Laïcité, liberté de religion et CEdH, op. cit.
CEDH, GC, 13 février 2003, Refah Partisi et autres c. Turquie, GACEDH n° 55.
134
dRoiT ET RELigion En EURoPE
droit de se livrer effectivement à des activités visant la destruction des droits ou
libertés reconnus dans la Convention et ainsi, la fin de la démocratie. Or, compte
tenu du lien très clair entre la Convention et la démocratie, nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les
idéaux et valeurs d’une société démocratique. Le pluralisme et la démocratie se
fondent sur un compromis exigeant des concessions diverses de la part des individus ou groupes d’individus, qui doivent parfois accepter de limiter certaines des
libertés dont ils jouissent afin de garantir une plus grande stabilité du pays dans
son ensemble [§ 99 souligné par nous].
Le parti qui a un tel projet peut être dissous, même à titre préventif, sans que
la Convention ne soit violée. Dans ce contexte la Cour constate que les actes et
les discours des membres et dirigeants du Refah révélaient un projet politique à
long terme « visant à instaurer un régime fondé sur la charia dans le cadre d’un
système multijuridique, et que le Refah n’excluait pas le recours à la force afin
de réaliser son dessein et de maintenir en place le système qu’il prévoyait » et la
dissolution, « même dans le cadre de la marge d’appréciation réduite dont disposent les États », peut raisonnablement être considérée comme répondant à un
« besoin social impérieux » (§132).
Il faut enfin souligner que, sous l’influence de la jurisprudence de la Cour
européenne qui a donné corps à la garantie conventionnelle de la liberté de religion, un rapprochement est opéré entre les divers systèmes de relations entre
les États et les Églises sans pour autant remettre en question leur spécificité.
Comme on l’a souligné, « laïque, confessionnel ou de régime mixte, l’État doit
avant tout être pluraliste, c’est-à-dire promouvoir pour tous les assises d’une
liberté de religion effective dans les seules limites nécessaires dans une société
démocratique au maintien de l’ordre public, de la santé ou des droits des
tiers » 12. Dans cette perspective, il revient à la Cour de « tenir compte de l’enjeu,
à savoir la nécessité de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent à la
notion de société démocratique » 13. En résumé, la préservation du pluralisme
dans la diversité des rapports observée entre les États et les Églises passe par la
valorisation du principe de tolérance dans la politique publique cultuelle des
États et l’action des juges comme régulateurs des conflits privés.
B. Pluralisme et tolérance
Dans une société démocratique pluraliste, toutes les convictions religieuses
doivent pouvoir s’exprimer. La tolérance ne signifie pas l’indifférence, ni le
cloisonnement des religions, sinon serait annihilé l’un des aspects les plus
12
13
G. Gonzalez, dans F. Messner, P.-H. Prélot, J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit
français des religions, Litec, 2003, 1re éd., p. 342 n° 751.
Kokkinakis, précité, § 31.
Pluralisme et religions dans la jurisprudence de la CEdH
135
dynamiques de la liberté de religion : le droit d’en changer. La Cour l’a bien
souligné dès l’arrêt Kokkinakis :
la liberté de manifester sa religion ne s’exerce pas uniquement de manière collective, ‘en public’ et dans le cercle de ceux dont on partage la foi : on peut aussi s’en
prévaloir ‘individuellement’ et ‘en privé’ ; en outre, elle comporte en principe le
droit d’essayer de convaincre son prochain, par exemple au moyen d’un ‘enseignement’, sans quoi du reste ‘la liberté de changer de religion ou de conviction’, consacrée par l’article 9, risquerait de demeurer lettre morte. [§31].
Et si « dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein
d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir cette liberté
de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le
respect des convictions de chacun » (§33), de telles restrictions doivent être
strictement motivées. La solution ne réside cependant pas dans un système
multijuridique offrant des statuts différenciés en fonction de la religion comme
le proposait le programme du parti turc Refah. Selon la Cour, un tel système
« aurait généré une différence de traitement inacceptable » et ne permettrait pas
de « ménager un juste équilibre entre, d’une part, les revendications de certains
groupes religieux qui souhaitent être régis par leurs propres règles et, d’autre
part, l’intérêt de la société tout entière, qui doit se fonder sur la paix et sur la
tolérance entre les diverses religions ou convictions » 14.
Les situations schismatiques sont aussi un excellent marqueur de l’influence
du principe de tolérance. Dans de telles situations, « des tensions risquent
d’apparaître lorsqu’une communauté, religieuse ou autre, se divise, mais c’est là
l’une des conséquences inévitables du pluralisme » qui ne justifie pas une ingérence étatique et « le rôle des autorités […] ne consiste pas à éliminer la cause
des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes
concurrents se tolèrent les uns les autres » 15. Il s’agit là d’une obligation positive
des États qui doivent préserver cet esprit de tolérance entre les cultes concurrents et « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État […] est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation […] quant à la légitimité des
croyances religieuses, et ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes
opposés l’un à l’autre, fussent-ils issus d’un même groupe, se tolèrent » 16.
En revanche, l’État, lui, ne peut se retrancher derrière une supposée tolérance à l’égard d’un groupe n’ayant pas d’existence juridique pour justifier son
refus de lui attribuer le statut convoité. Selon la Cour « quant à la tolérance
dont ferait preuve le Gouvernement à l’égard de l’Église requérante et de ses
membres, la Cour ne saurait considérer une telle tolérance comme un substitut
14
15
16
Refah Partisi, précité, § 119.
CEDH, 14 décembre 1999, Serif c. grèce, § 53.
CEDH, 13 décembre 2001, Église métropolitaine de Bessarabie et a. c. Moldova, § 123.
136
dRoiT ET RELigion En EURoPE
à la reconnaissance, seule cette dernière étant susceptible de conférer des droits
aux intéressés » 17.
D’une façon générale, la Cour met l’accent « sur le rôle de l’État en tant
qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et
croyances ». Ce « rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la
tolérance dans une société démocratique » et « le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation
de la part de l’État quant à la légitimité des croyances religieuses et […] impose
à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent » 18. Ainsi l’État peut
intervenir pour lutter contre le fondamentalisme religieux et « le pluralisme et
la démocratie se fondent sur un compromis exigeant des concessions diverses
de la part des individus ou groupes d’individus, qui doivent parfois accepter de
limiter certaines des libertés dont ils jouissent afin de garantir une plus grande
stabilité du pays dans son ensemble » 19. Les États sont ainsi autorisés à limiter
la liberté d’expression lorsqu’il s’agit d’inciter à la haine religieuse par des propos qui, par exemple, « pourraient difficilement passer pour compatibles avec
l’esprit de tolérance et vont à l’encontre des valeurs fondamentales de justice et
de paix qu’exprime le Préambule à la Convention » 20.
Enfin, il faut signaler que lorsque l’État remplit une fonction d’instruction,
il lui faut veiller à respecter « le droit des parents d’assurer cette éducation et cet
enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques »
(article 2 du protocole 1 de la Convention), d’autant plus si l’enseignement
en question porte sur la religion. Dans ce cas, l’État « veille à ce que les informations ou connaissances figurant au programme soient diffusées de manière
objective, critique et pluraliste » 21, faute de quoi la seule façon de préserver ce
type d’enseignement réside dans une dispense automatique du cours pour qui
en fait la demande.
17
18
19
20
21
Église métropolitaine de Bessarabie et a. c. Moldova, précité, § 129.
Refah Partisi, précité, § 91.
ibid. § 99.
CEDH, 31 juillet 2007, Karetepe c. Turquie, § 30. Dans un autre registre : CEDH,
10 juillet 2008, Soulas c. France ; CEDH, déc. 20 avril 2010, Jean-Marie Le Pen c. France,
n° 18788/09.
CEDH, Gr. ch., 29 juin 2007, Folgero et autres c. norvège, RTdH janvier 2008 p. 251 s.,
obs. G. Gonzalez.
Pluralisme et religions dans la jurisprudence de la CEdH
137
II. Visibilité relative du pluralisme religieux
L’effectivité du pluralisme peut se mesurer à l’aune de la possibilité reconnue
aux groupements religieux minoritaires, religions ou sectes, d’exister juridiquement (A). Parfois, la trop grande visibilité du pluralisme religieux dans l’espace
public dicte, de façon parfois exagérée, sa neutralisation, son renvoi dans des
sphères d’invisibilité (B).
A. Conditions statutaires du pluralisme religieux
Il est évident que, sur le plan collectif, l’effectivité de la garantie de la liberté
de religion passe par la reconnaissance d’une personnalité juridique qui, a
minima, permettra au groupe d’exister, de défendre ses droits et, sinon de faire
jeu égal avec d’autres groupements, d’autres confessions concurrentes, au moins
de leur contester ouvertement toute prétention à exercer un monopole cultuel
dans le pays donné. Selon la Cour « le droit des fidèles à la liberté de religion,
qui comprend le droit de manifester sa religion collectivement, suppose que les
fidèles puissent s’associer librement, sans ingérence arbitraire de l’État » et « l’autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une
société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte
par l’article 9 » 22. Ainsi, « l’un des moyens d’exercer le droit de manifester sa
religion, surtout pour une communauté religieuse, dans sa dimension collective, passe par la possibilité d’assurer la protection juridictionnelle de la communauté, de ses membres et de ses biens, de sorte que l’article 9 doit s’envisager
non seulement à la lumière de l’article 11 (liberté d’association), mais également
à la lumière de l’article 6 (droit à un procès équitable) » 23. Cette question est
particulièrement posée lorsque sont en cause des nouveaux groupements religieux qualifiés de « sectes ».
La stigmatisation gratuite est aussi incompatible avec les principes de pluralisme et de tolérance. Au premier, elle confère une portée réductrice, confinée à
la seule confrontation policée entre les religions traditionnelles. Elle est étrangère
au second. Seuls de solides motifs d’ordre public peuvent permettre de disqualifier un groupement religieux donné, par exemple en décidant sa dissolution 24 et
la même rigueur s’applique au refus de lui reconnaître un statut juridique 25. La
question des sectes mérite néanmoins d’être posée et l’État a même l’obligation
22
23
24
25
Église métropolitaine de Bessarabie, précité, § 118.
ibid.
CEDH, 10 juin 2010, Témoins de Jéhovah de Moscou c. Russie, RTDH 2011 n° 85, p. 199217, note G. Gonzalez.
CEDH, 5 avril 2007, Église de Scientologie de Moscou c. Russie, RTdH 2007, p. 1137 s.,
note G. Gonzalez ; CEDH, 10 oct. 2009, Kimlya and o. c. Russie (Église de scientologie) ;
138
dRoiT ET RELigion En EURoPE
positive d’informer ses citoyens, notamment les plus jeunes et les plus vulnérables, sur ce sujet. Ainsi, dans l’affaire Förderkreis 26, les requérants, membres du
groupe Osho, se plaignaient de l’image négative véhiculée par l’État allemand
dans ses campagnes d’information sur certains nouveaux mouvements religieux
présentés comme sectaires (« sect », « youth sect », « psycho-sect ») et décrits comme
destructeurs et pseudo-religieux (« destructive », « pseudo-religious ») et faisant état
de la manipulation de certains de ses membres. La Cour constitutionnelle allemande leur avait fait partiellement droit en interdisant l’usage des expressions
« destructrices », « pseudo-religieuses » et « manipulent leurs membres ». Souhaitant une censure plus radicale, les requérants se tournent vers la Cour de Strasbourg qui se penche, au fond et pour la première fois, sur la question de l’effet
négatif du label « secte » à l’égard de l’exercice de la liberté de religion. La Cour
admet que « les termes employés pour décrire les groupements associatifs requérants peuvent avoir des conséquences négatives pour eux » (§79). À l’originalité
du support de la confrontation, la Cour ajoute celle d’une nouvelle obligation
positive de l’État d’intervenir préventivement pour protéger les droits des personnes placées sous sa juridiction à l’égard d’entités privées exerçant elles-mêmes
les droits conférés notamment par l’article 9 de la Convention (§94). Prenant en
considération le fait que le gouvernement allemand s’est retenu d’utiliser le terme
« secte » dans ses campagnes d’information ultérieures suivant ainsi la recommandation d’un rapport d’expertise réalisé en 1998 dans le cadre d’une commission du Bundestag (§ 95), la Cour n’identifie aucune violation de la Convention.
Au total, la Cour européenne invite les États à faire preuve de retenue, de réserve
sur ces questions. Des accusations in abstracto, l’emploi de formules trop négatives, posent la question du basculement de l’obligation d’informer dans le dénigrement gratuit par des qualificatifs ou formules offensants (« destructives »,
« pseudo-religieux », manipulations) incompatibles avec la neutralité attendue
d’un État pluraliste et tolérant. L’obligation d’informer ne doit pas ainsi être
utilisée comme un pouvoir de dénigrer. Mais, raisonnablement utilisé, le terme
« secte » est encore promis à un bel avenir. La Cour, ce faisant, semble valider
une forme de pluralisme à double vitesse puisque, confrontée à l’argument d’un
traitement discriminatoire, elle relève que les termes contestés (« sects », « youth
sects », « psycho-sects ») ont été employés de façon indiscriminée « pour toute
sorte de religion non-traditionnelle » (§ 95), ce qui a contrario semble signifier
que les religions traditionnelles, elles, demeurent hors champ d’application de
l’obligation positive d’informer imposée à l’État parce que, a priori, non dangereuses. Cependant, au total, la Cour préserve l’obligation minimale de respect du
26
CEDH, 31 juillet 2008, Religionsgemeinschaft der Zeugen Jehovas et autres c. Autriche ;
CEDH, 21 janvier 2011, Boychev et a. c. Bulgarie (Moon).
CEDH, 6 novembre 2008, Leela Forderkreis E.V. c. Allemagne, RTdH 2009, n° 78, p. 553568 note G. Gonzalez.
Pluralisme et religions dans la jurisprudence de la CEdH
139
pluralisme et de la tolérance sans heurter de front les États adeptes de la croisade
antisectes. Il faut aussi souligner que, conforté par l’abondante jurisprudence de
la Cour initiée par lui, le groupement des Témoins de Jéhovah semble accéder
au Graal du label de « religion » 27. Au-delà de cette querelle sémantique, il n’en
demeure pas moins que le pluralisme et la tolérance doivent aussi profiter aux
« sectes » tant qu’elles ne se montrent pas menaçantes, c’est-à-dire tant qu’elles
ne se laissent pas aller à des « dérives sectaires » qui peuvent d’ailleurs tout aussi
bien être le fait des « religions » les plus traditionnelles.
B. Neutralisation relative du pluralisme religieux
Paradoxalement, la sauvegarde du pluralisme semble passer par l’invisibilité physique de ses conséquences en certains lieux, notamment l’école. Qu’il
s’agisse d’interdire le port du foulard islamique dans les écoles et universités
publiques de Turquie 28 ou le port des signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées de France 29,
la Cour européenne applaudit à l’infliction aux contrevenants de la sanction
disciplinaire la plus sévère de l’exclusion définitive. Il y va de la préservation
du principe de laïcité érigé en modèle de préservation du pluralisme éducatif et
religieux par la Cour européenne, au plus grand bonheur du juge constitutionnel français 30. Est-il bien normal de s’en remettre, en France, aux établissements
d’enseignement privés sous contrat pour accueillir ces parias de l’enseignement
public au motif que la loi dicte le respect du pluralisme au sein de ces établissements privés qui doivent accueillir « tous les enfants sans distinction d’origine,
27
28
29
30
Au-delà de la jurisprudence européenne : J. Duffar, « Les nouveaux mouvements religieux
et le droit international », RdP 1998, p. 1051 ; G. Gonzalez, « Le juge européen, le pluralisme religieux et les sectes », in V. Fortier (dir.), Le juge gardien des valeurs, CNRS
Éditions, 2007, p. 136-150. Ce qui n’est pas sans conséquences sur la jurisprudence nationale : C.E., 23 juin 2000, Min. de l’économie, des finances et de l’industrie c. Association locale
pour le culte des témoins de Jéhovah de Riom, RTdH 2001, p. 1207-1219, obs. G. Gonzalez.
CEDH, Gr. Ch., 10 novembre 2005, Leyla Şahin c. Turquie, AJdA 2006. 315, note
G. Gonzalez ; déc. 24 janvier 2006, Köse c. Turquie. Voy. J.-F. Flauss, « Le port des signes
religieux distinctifs », in G. Gonzalez (dir.), Laïcité, liberté de religion et CEdH, Bruylant,
2006, p. 201-221.
Sur la jurisprudence du CE antérieure à la loi du 15 mars 2004 : CEDH, 4 décembre 2008,
dogru et Kervanci c. France, RdP 2009, 916, obs. G. Gonzalez ; sur l’application la plus
stricte de la loi de 2004 : décisions du 30 juin 2009, Aktas, Bayrac, guazal, Jasvir Singh et
Ranjit Singh, AJdA 2009, p. 2077, note G. Gonzalez.
Si confiant qu’il s’appuie sur l’arrêt de chambre Leyla Şahin (29 juin 2004) non définitif
car déféré en Grande chambre qui n’a pas encore rendu son arrêt, pour affirmer la compatibilité de la laïcité française avec la jurisprudence européenne : Décision n° 2004-505 DC
du 19 novembre 2004, Traité établissant une constitution pour l’Europe, cons. 18. Voir
F. Sudre, « Les approximations de la décision 2004-505 DC du Conseil constitutionnel
“sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union”. Réflexions critiques », RFdA 2005,
p. 34-39.
140
dRoiT ET RELigion En EURoPE
d’opinions ou de croyances ». Las ! La Cour de cassation a décidé que ces écoles
privées pouvaient appliquer dans leur règlement intérieur l’interdiction de la
loi de 2004 31 éventant ainsi le commode, mais hypocrite, alibi des censeurs qui
pensaient faire de ces établissements privés « l’exutoire de la laïcité scolaire » 32.
Il s’agit là d’une « vision sacrificielle du pluralisme éducatif » 33 au détriment de
la visibilité du pluralisme religieux dont on peut comprendre qu’elle touche les
agents de l’État mais dont il est plus difficile d’admettre qu’elle soit étendue aux
usagers du service public, même placés dans une situation particulière, que sont
les élèves ; d’autant plus lorsque la seule issue est le retour de l’exclu(e) dans le
giron familial soupçonné par ailleurs de véhiculer des idéaux à l’exact opposé du
pluralisme et de la tolérance ! Cherchez l’erreur…
Le réajustement opéré par l’arrêt de Grande chambre 34 dans l’affaire des
crucifix aux murs des salles de classe italienne constitue-t-il une brèche dans
l’entière neutralité de l’État instructeur que semblait jusqu’ici imposer la jurisprudence de la Cour ? La chambre s’était située dans l’exacte logique de la jurisprudence antérieure en décidant que
l’exposition obligatoire d’un symbole d’une confession donnée dans l’exercice de
la fonction publique relativement à des situations spécifiques relevant du contrôle
gouvernemental, en particulier dans les salles de classe, restreint le droit des parents
d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions ainsi que le droit des enfants scolarisés de croire ou de ne pas croire […] cette mesure emporte violation de ces
droits car les restrictions sont incompatibles avec le devoir incombant à l’État de
respecter la neutralité dans l’exercice de la fonction publique, en particulier dans
le domaine de l’éducation 35.
Répondant à un argument de l’État, la chambre relevait ne pas voir « comment
l’exposition, dans des salles de classe des écoles publiques, d’un symbole qu’il
est raisonnable d’associer au catholicisme (la religion majoritaire en Italie) pourrait servir le pluralisme éducatif qui est essentiel à la préservation d’une ‘société
démocratique’ telle que la conçoit la Convention, pluralisme qui a été reconnu
par la Cour constitutionnelle en droit interne » (§ 56). Au contraire, cet affichage
« peut être perturbant émotionnellement pour des élèves d’autres religions ou
ceux qui ne professent aucune religion » et tout particulièrement pour « les élèves
appartenant à des minorités religieuses » (§ 55). On a pu penser que cet arrêt de
chambre Lautsi constituait un « complément logique de la neutralité apparente
31
32
33
34
35
Civ. 1re 21 juin 2005, Benmehania, n° 02-19.831, AJdA 2005, 1863.
G. Gonzalez, commentaire Aktas, précité, p. 2080.
G. Gonzalez, « Le droit à l’instruction au sens de la Convention EDH », RFdA 2010,
p. 1009.
CEDH, Gr. Ch., 18 mars 2011, Lautsi c. italie, JCP g, 211, p. 988-991, note G. Gonzalez.
CEDH, 3 novembre 2009, Lautsi c. italie, § 57 ; RTdH 2010, n° 82, p. 467 s., obs.
G. Gonzalez.
Pluralisme et religions dans la jurisprudence de la CEdH
141
du service public », puisqu’« après avoir préservé les oreilles des élèves, la Cour
s’en prend maintenant aux agressions que pourraient subir leurs yeux » 36. Faux !
La Grande chambre n’a pas confirmé cette analyse. Si son arrêt semble rompre
avec une logique de stricte neutralité de l’État dans un tel contexte, il obéit néanmoins à une certaine cohérence interne qui marque un recul sous conditions des
obligations de l’État. Tout en admettant qu’« en prescrivant la présence du crucifix dans les salles de classe des écoles publiques – lequel, qu’on lui reconnaisse ou
non en sus une valeur symbolique laïque, renvoie indubitablement au christianisme –, la réglementation donne à la religion majoritaire du pays une visibilité
prépondérante dans l’environnement scolaire », la Cour juge que « cela ne suffit
toutefois pas en soi pour caractériser une démarche d’endoctrinement de la part
de l’État » (§ 71). La Cour minimise la portée de l’effet visuel d’un tel affichage
par rapport à l’effet que pourrait avoir un « discours didactique ou la participation à des activités religieuses », d’autant qu’il s’agirait d’un « symbole passif »
(§ 72). Surtout dans un contexte où la visibilité globale du pluralisme religieux
n’est aucunement masquée, demeure visible, l’État reste libre de manifester son
attachement à la religion de la majorité de sa population. Ainsi, au nombre des
éléments qui doivent relativiser la portée de l’affichage des crucifix dans les salles
de classe, la Cour relève-t-elle que
cette présence n’est pas associée à un enseignement obligatoire du christianisme
[…], l’Italie ouvre parallèlement l’espace scolaire à d’autres religions […] le port
par les élèves du voile islamique et d’autres symboles et tenues vestimentaires à
connotation religieuse n’est pas prohibé, des aménagements sont prévus pour faciliter la conciliation de la scolarisation et des pratiques religieuses non majoritaires,
le début et la fin du Ramadan sont ‘souvent fêtés’ dans les écoles et un enseignement religieux facultatif peut être mis en place dans les établissements pour ‘toutes
confessions religieuses reconnues’. [§ 74].
En fixant ces conditions, la Cour échappe au reproche de favoriser la visibilité
de la religion majoritaire affichée par l’État lui-même au détriment de celle des
individus appartenant le plus souvent à des courants minoritaires : le choix est
entre le tout visible ou le tout invisible, ce qui pourrait poser problème dans
certains cas (par exemple en Alsace-Moselle, si chère au cœur du dédicataire de
ces Mélanges, où s’applique la loi de 2004 mais ou les crucifix sont présents aux
murs des écoles !).
36
G. Gonzalez, RTdH 2010, p. 480.
Des prescriptions religieuses au pronostic médical :
les usages successifs de la déclaration royale
du 8 mars 1712
Céline Pauthier
Voulons et nous plaît que tous les médecins de notre royaume soient tenus, le second jour
qu’ils visiteront les malades attaqués de fièvre, ou autre maladie qui, par sa nature, peut
avoir trait à la mort, de les avertir de se confesser […]
Voulons que les médecins qui auront contrevenu à notre présente déclaration soient
condamnés pour la première fois à 300 livres d’amende ; qu’ils soient interdits pour
la seconde fois de toute fonction et exercice pendant trois mois au moins, et pour la
troisième, déclarés déchus de leurs degrés, qu’ils soient rayés du tableau des docteurs ou
licenciés de la faculté où ils auront pris leurs degrés, et privés pour toujours du pouvoir
d’exercer la médecine en aucun lieu de notre royaume 1.
A
u début du xviiie siècle, la réception, par le droit royal, de très anciennes
prescriptions canoniques édictant des obligations religieuses à l’endroit des
médecins, provoque une modification substantielle des obligations professionnelles du docteur en médecine. Au terme d’une déclaration royale de 1712, le
médecin qui n’a pas respecté l’obligation d’avertir ses malades atteints de graves
affections qu’ils doivent se confesser et recevoir les derniers sacrements peut
être privé de son titre de docteur en médecine. Il s’agit alors pour l’homme de
l’art d’être en mesure de déterminer l’issue de la maladie, à tout le moins son
extrême gravité, c’est-à-dire d’établir un pronostic sûr. Et l’erreur de pronostic
peut conduire le docteur à la privation définitive des titres qui lui permettent
d’exercer la médecine. Les prescriptions royales concernant le pronostic médical
peuvent ainsi entraîner la perte totale du droit d’exercer la médecine.
1
Le texte de la déclaration portant que les médecins seront tenus d’avertir leurs malades
atteints de maladies graves de se confesser, donnée à Versailles, le 8 mars 1712, figure in
extenso dans isambert, t. 20, n° 2189.
144
dRoiT ET RELigion En EURoPE
La prescription paraît s’inscrire dans la continuité d’une série de mesures
tenant à la morale religieuse dont on retrouve des traces dans le très ancien
droit conciliaire, opportunément revisité par le droit royal de la dernière partie
du règne de Louis XIV relatif à la répression du protestantisme. Cependant,
les peines édictées par la déclaration royale de 1712 ne s’inscrivent pas dans
cette continuité. La rigueur de la sanction, son caractère éminemment laïque et
même professionnel, ne sont en effet aucunement rattachables aux peines sanctionnant traditionnellement un manquement aux obligations religieuses.
La déclaration de 1712 est un texte singulier à bien des égards. Prenant sa
source dans l’ancien droit conciliaire, il conjugue une obligation de nature religieuse et une exigence professionnelle qu’il assortit d’une sanction très rigoureuse
pouvant aller jusqu’à la perte du titre de docteur de médecine. Ce faisant, au titre
de la police générale du royaume, la déclaration royale règlemente une profession qui jusqu’alors était régulée par l’organe corporatif : la Faculté de médecine
– détentrice à titre exclusif de la police médicale. Parmi les très nombreuses prescriptions qui protègent ou bornent la profession médicale sous l’Ancien Régime,
la déclaration de 1712 s’insère dans une généalogie toute particulière. Là où les
prescriptions royales n’étaient qu’une suite réitérée d’interdictions reprises des
statuts corporatifs, la déclaration royale reprend à son compte des prescriptions
relevant de la morale chrétienne et les fait entrer au titre de la police générale du
royaume. Partant, la déclaration de 1712 est un texte qui règlemente l’exercice de
la médecine sans jamais s’appuyer, ni faire référence à la réglementation corporative, comme s’il appartenait désormais à l’État royal de réguler, seul, l’exercice
des professions de santé. La déclaration royale de 1712 est un texte aux usages
multiples. Réaffirmant de très anciennes prescriptions relevant de la morale religieuse (I) pour conforter une politique royale répressive à l’égard du protestantisme (II), elle s’adresse aux médecins avec un caractère de généralité très affirmé,
mais peine à s’intégrer dans le cadre corporatif de la médecine du xviiie siècle (III).
I. Morale chrétienne et interdits professionnels
L’obligation faite aux médecins d’avertir les malades de se confesser trouve son
origine lointaine dans le droit conciliaire. Elle relève d’une tradition ancienne,
présente dans les règles précisant les conditions de l’accueil des malades dans
les premiers hôpitaux et autres institutions de charité, imposant systématiquement les soins spirituels aux côtés des soins corporels 2. Comme telle, la pres2
J. Imbert, Les hôpitaux en droit canonique (du décret de gratien à la sécularisation de l’administration de l’Hôtel-dieu de Paris en 1505), Paris, Vrin, 1947, p. 132-133. Plus généralement sur le soin spirituel des malades au Moyen Âge, voir J. Guyader, « Le soin spirituel
des prescriptions religieuses au pronostic médical
145
cription religieuse ne fait jamais l’objet de commentaires substantiels avant sa
transcription par une déclaration royale. Tout au plus est-elle mentionnée rapidement au titre des devoirs du docteur en médecine ; et les commentateurs la relient
systématiquement à ses origines canoniques, et plus spécialement à une constitution d’Innocent III 3. Par la suite, la prescription est constamment répétée par les
conciles, afin d’exhorter les médecins – faute de pouvoir sauver les corps - à éviter
« la perte des âmes » 4. Au fil des textes canoniques, la prescription est devenue
plus précise, les peines se sont affermies. À la notion vague de commencement
de la maladie s’est peu à peu substitué un délai précis, réduisant à trois jours le
temps dont le docteur dispose pour avertir le prêtre. Le médecin contrevenant,
qui se voyait fermer temporairement l’entrée de l’Église à la fin du Moyen Âge, est
menacé d’être expulsé de l’Université et du retrait de son diplôme au xviie siècle 5.
Au cours du Grand Siècle, dans toutes les régions de France, les évêques réitèrent
leurs prescriptions à l’adresse des médecins, et ce de façon quasi identique 6.
La multiplication de prescriptions identiques, la répétition des interdits et
des sanctions menaçant le contrevenant, ne doit pas surprendre. Elle est souvent
un signe de la difficulté à uniformiser les comportements, et particulièrement
à l’égard de la profession médicale qui, au cours du xviie siècle, s’est largement
affranchie de l’environnement très religieux dans lequel elle s’était épanouie.
3
4
5
6
apporté aux malades et aux mourants au Moyen Âge : l’eucharistie et le viatique », dans
Hommage à Romuald Szramkiewicz, Paris, Litec, 1998, p. 156.
Chez de nombreux auteurs, la référence à la constitution d’Innocent III, insérée dans les
Décretales (Chap. XIII, Livre V, Titre 18, chapitre 13 : de poenitentiis et remissionibus), est
systématique. Voir par exemple J. Thaumas, dictionnaire civil et canonique, Paris,
E. Richer, 1632, II, p. 283 ; A. Bruneau, observations et maximes sur les matières criminelles
avec les remarques tirées des auteurs, conformes aux édits, ordonnances, arrêts et règlements des
cours souveraines, Paris, G. Cavelier, 1716, p. 62 ; J. Domat, Les loix civiles dans leur ordre
naturel, Paris, Delalain, 1771, t. 2, Titre XVII, des universités, p. 130.
Voir le décret Concilium Parisiense, anno christi 1429, dans J. D. Mansi, Sacrorum conciliorum nova et amplissima collectio, Paris, 1785, t. 28 (1414-1431), 1785, XXIX, p. 1110. Voir
également pour les conciles postérieurs, L. Bouchel, decretorum ecclesiae gallicanae ex
conciliis ejusdem oecumenicis, statutis synodalibus, patriarchicis, provincialibus, ac diocesanis,
regiis constitutionibus, sanatusconsultis, episcoporum galliae scriptis, libro Viii, p. 217-218 ;
ainsi que Collection des procès-verbaux des assemblées du Clergé de France depuis 1560 jusques
à présent rédigés par ordre de matières, ouvrage entrepris sous la direction de M. l’évêque de
Mâcon, autorisé par les assemblées des années 1762, 1765, 1770, 1772 et imprimé par ordre
du Clergé, Paris, G. Desprez, 1770, n° 29, p. 375.
J. Verdier (La jurisprudence de la médecine en France ou traité historique et juridique des
établissemens, règlemens, police, devoirs, fonctions, honneurs, droits et privilèges des trois corps
de médecine ; avec les devoirs, fonctions et autorité des juges à leur égard, Paris, Prault, 1763,
t. 1, p. 642-642) rappelle les textes marquant ces évolutions, et notamment les prescriptions de la bulle de Pie V, confirmant le décret du concile de Paris de 1429, réitérées par
une bulle de Grégoire XIII du 30 mars 1581.
Voir par exemple les comparaisons proposées par F. Lebrun dans son étude sur Les hommes
et la mort en Anjou aux XVII e et XVIII e siècles, Paris, Mouton, 1971, p. 392-393.
146
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Outre la difficulté à rendre une proscription effective, la répétition illustre peutêtre une rivalité persistante entre soin des corps et soin des âmes. Car la déclaration de 1712 peut assurément apparaître comme un texte illustrant l’absence
d’une réelle frontière entre le champ médical et le champ religieux. C’est en raison de leurs contraventions aux prescriptions canoniques que les médecins seront
sanctionnés. Quant aux peines dont les manquements à ces prescriptions sont
assorties, elles sortent radicalement du domaine strictement religieux. La privation de son état, pour le médecin contrevenant, l’affecte d’abord sur le plan civil.
À l’aube du Siècle des Lumières, la pensée médicale continue d’entretenir une
confusion liant le fait de contracter la maladie, comme celui d’en guérir, avec
la morale chrétienne 7. Et parce qu’il est « peu de professions aussi intensément
attachées à la religion » 8, dans la formation du docteur en médecine, discipline
et morale religieuse continuent d’occuper une place importante. Au sein des universités qui les forment, les docteurs sont fréquemment rappelés à leurs obligations religieuses, et celles-ci semblent bien constituer la principale source d’une
déontologie à laquelle ils seraient astreints. Mais si, au fil de leurs approbations et
éditions successives, les règles morales entourant la profession médicale évoluent
assez peu, et semblent au contraire imprimer un caractère de permanence à la
figure du docteur en médecine, celui-ci a en réalité vu son état évoluer. Il est très
largement sorti de l’état ecclésiastique qui le caractérisait à l’origine, et l’institution dans laquelle il évolue a elle-même pris beaucoup de distance avec l’Église 9.
Le lien entre la maladie et le châtiment divin, les représentations d’une guérison du corps passant par le rachat de l’âme, n’ont pas empêché le médecin et
le prêtre d’exercer, aux yeux du plus grand nombre, des ministères distincts.
Partant, si la confusion persiste entre le médecin des corps et celui des âmes,
elle recouvre désormais le champ relativement restreint de quelques revendications isolées, un espace particulier qui est celui des milieux peu instruits. Au
xviie siècle, et plus encore au xviiie siècle, la confusion entre thérapeutique
scientifique et procédé de curation magique se fait plus rare. Et rien, dans la
7
8
9
Sur ce point l’ensemble du volume dirigé par M. D. Grmek, Histoire de la pensée médicale
en occident, t. 2 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1997.
C’est ainsi que J. Verdier, auteur d’un immense traité contemporain de la Déclaration (La
jurisprudence de la médecine, op. cit., t. 1, p. 623), présente les devoirs auxquels sont
astreints ceux qui exercent la médecine. Outre des règles typiquement corporatives relatives
à la vie communautaire, et quelques règles spécifiques à la profession médicale, la plupart
des obligations sont expressément rattachées à la piété religieuse du médecin. Et Verdier de
s’attacher de façon systématique à concilier ce qui relève de la tradition hippocratique et ce
qui relève plus spécifiquement d’une tradition chrétienne, voire catholique. Sur la persistance du particularisme de la profession médicale : A. Demichel, « Médecine et droit :
bilan provisoire d’une cohabitation problématique », dans Études offertes à J. M. Auby, Paris,
Dalloz, 1992, p. 709.
Domat, dans ses Lois civiles (op. cit., t. 2, p. 215), rappelle cette évolution de l’Université
particulièrement pour la Faculté de médecine – la discipline regardant le temporel et étant
exercée par des laïques.
des prescriptions religieuses au pronostic médical
147
littérature contemporaine de la déclaration de 1712, ne permet de penser que
cette confusion est partagée par le corps ecclésiastique ou par le corps médical. Dans la littérature religieuse, on ne perçoit aucune animosité particulière à
l’égard de la thérapeutique médicale. Et dans la doctrine médicale, lorsqu’il est
question des obligations morales du médecin, celles-ci concilient avec habileté
tradition hippocratique et piété religieuse.
Les obligations réitérées par le texte royal de 1712 sont alors plus certainement l’illustration d’un constat, d’une pratique courante, que d’une réelle rivalité entre le ministère des médecins et celui des prêtres. Alors que les moyens
de la médecine demeurent très faibles, on administre le sacrement de l’extrêmeonction d’une manière tout aussi naturelle que fréquente chaque fois que
l’emploi d’une thérapeutique médicale se révèle inefficace, inutile, ou même
simplement parfois en l’absence de l’homme de l’art. Le faible nombre de thérapeutes dans les campagnes conduit parfois les autorités de police à inciter le
clergé à prendre le relais du corps médical. En ce cas, l’absence du médecin
illustre moins une relation concurrentielle et conflictuelle entre le prêtre et
l’homme de l’art, que le constat d’une relative impuissance de la thérapeutique
face aux maladies graves. Dès lors, la personne atteinte d’une maladie grave est
considérée comme mourante, et de ce point de vue, elle dépend beaucoup plus
de l’homme de religion que du médecin 10. Au chevet du malade atteint d’une
grave affection, prêtres et médecins remplissent des offices moins concurrents
que complémentaires. Les docteurs contemporains de la déclaration de 1712
sont conscients de la relative impuissance de leur art appliqué aux maladies
graves. Et cette conscience est largement partagée par les autorités publiques. Il
est ainsi arrivé, en temps d’épidémies, que les institutions municipales recrutent,
aux côtés des médecins, des prêtres comme « confesseurs de la santé » 11.
Transcrivant, sous la forme d’un acte royal, une prescription canonique très
ancienne et constamment renouvelée, le pouvoir monarchique semble ainsi
mettre son autorité au service d’une prescription ecclésiastique. Les termes du
préambule de la déclaration de 1712 laissent à penser qu’il s’agit uniquement de
faire de cette prescription ecclésiastique, une obligation légale assortie de peines
10
11
Cf. E. Gallibour, « Le médecin, le juriste et le sociologue face à la douleur », dans
B. Durand, J. Poirier et J.P. Royer (dir.), La douleur et le droit, Paris, PUF, 1997, p. 52.
Cette idée est présente dans les ouvrages médicaux contemporains de la Déclaration, dans
lesquels on présente toujours la maladie comme « quelque chose de mortel », par exemple
J. Bernier, Histoire cronologique (sic) de la médecine et des médecins où il est traité de l’origine,
du progrès et de tout ce qui appartient à cette science. du devoir des médecins à l’égard des
malades et de celuy des malades à l’égard des médecins, de l’utilité des remèdes et des abus qu’on
en fait souvent, Paris, d’Houry, 1695. Elle subsiste dans des ouvrages composés par des
médecins, même bien après 1712, lesquels répètent que « l’art de guérir est dans l’enfance ».
Sur ce point J.N. Biraben, Les hommes et la peste en France et dans les pays européens et
méditerranéens, Paris, Mouton, 1976, t. 2, p. 136. Voir également l’ensemble du paragraphe
intitulé « Organisation du personnel sanitaire et religieux », p. 137-143.
148
dRoiT ET RELigion En EURoPE
temporelles, comme si on voulait par-là s’assurer d’une application plus efficace.
Mais la pratique médicale contemporaine du texte royal, telle qu’elle résulte du
récit qu’en font les autorités de police ou du témoignage porté par les médecins
eux-mêmes, ne paraît pas contredire les obligations énoncées par la Déclaration.
Au contraire, qu’il s’agisse des structures encadrant la médecine, ou qu’il s’agisse
d’une conjoncture associant l’insuffisance de la thérapeutique à la faiblesse des
effectifs médicaux, tout semble encourager les médecins au strict respect de
prescriptions aussi anciennes que la Faculté à laquelle ils appartiennent. Comment alors comprendre l’intérêt renouvelé du monarque pour cette pratique
séculaire et par ailleurs bien acceptée par les communautés concernées ?
II. Interdits professionnels et police générale du royaume
La genèse du texte de la déclaration royale de 1712 a fait l’objet de quelques
récits et commentaires. Dans ces récits apocryphes, on mêle intimement la tradition canonique avec une relation circonstanciée, ouvrant la voie à une lecture
plus politique du texte. La correspondance du chancelier Pontchartrain éclaire
ainsi les circonstances de la rédaction de la déclaration de 1712. En 1707, une
ordonnance du cardinal de Noailles, archevêque de Paris, est venue réaffirmer
les contours de l’obligation religieuse des hommes de l’art. Dans sa correspondance, le chancelier Pontchartrain se livre à un récit expressif. S’adressant au cardinal de Noailles, il lui conte que le Roi, ayant trouvé « par hasard » le texte sur
la table de madame de Maintenon, aurait souhaité faire de cette « sage, pieuse et
charitable » obligation, une loi de police applicable aux docteurs en médecine.
Avouant avoir éprouvé dans cette entreprise « embarras et […] difficulté », le
Chancelier demande, au mois de janvier 1712, au Cardinal de renouveler son
ordonnance 12. C’est cette dernière ordonnance qui servira de base et de fondement à la déclaration du 8 mars 1712. Un tel récit contribue à inscrire la déclaration de 1712 au nombre des textes relatifs à la répression du protestantisme.
À l’évidence, la déclaration de 1712 prend place dans une série de textes
caractéristiques de la réaction catholique marquant la fin du règne de Louis XIV
et le début de celui de Louis XV 13. Sans qu’elles paraissent obéir à un plan
12
13
Voir les lettres du chancelier de Pontchartrain au cardinal de Noailles des 26 janvier et
22 février 1712, dans Correspondance administrative sous le règne de Louis XiV, publié par
G. Depping fils, Paris, 1855, t. IV, p. 295-297.
Les prescriptions de la déclaration de 1712 seront en effet renouvelées en 1724, voir déclaration du 14 mai 1724 concernant la religion, art. 8 (cf. La Poix de Fréminville,
dictionnaire ou Traité de la Police générale des villes, bourgs, paroisses et seigneuries de la
campagne, Paris, 1775, p. 271-279)
des prescriptions religieuses au pronostic médical
149
méthodique 14, il faut bien constater que dans les années qui précèdent la révocation de l’édit de Nantes, de très nombreuses prescriptions royales témoignent
d’une attention particulière aux malades et aux mourants ainsi qu’à ceux qui les
accompagnent. Cette règlementation permet d’abord une surveillance étroite
des Réformés, et constitue bien vite une vaste forêt d’interdits. Des déclarations
réglementent ainsi les visites des prêtres catholiques aux malades faisant profession de la Religion prétendue réformée 15. Les médecins protestants font l’objet
d’une surveillance particulière, ils ne sont tolérés que lorsqu’ils se bornent à
la pratique de leur profession, sans qu’ils exercent aucune forme de prosélytisme sur leurs malades 16. L’année même de la révocation de l’édit de Nantes,
un nombre important de règlements royaux prononcent l’incompatibilité des
fonctions médicales avec l’adhésion à la Religion prétendue réformée. Les protestants se voient interdire l’accès à la profession médicale, prise dans son sens le
plus large, du métier d’apothicaire à celui de la sage-femme, de la profession
du chirurgien à celle du médecin. L’interdit peut également concerner l’administration d’un hôpital ou d’une maladrerie 17. Les proscriptions sont assorties
14
15
16
17
Cf. J. Orcibal, Louis XiV et les protestants, Paris, Vrin, 1951, p. 110.
Voir notamment : art. 41 de la Déclaration du roy du 1er février 1669 portant règlement
des choses qui doivent être gardées et observées par ceux qui font profession de la R.P.R. ;
Déclaration du roy du 19 novembre 1680 portant que les juges ordinaires iront chez ceux
de la R.P.R. qui seront malades, pour sçavoir s’ils veulent mourir en ladite religion ; Arrest
du Conseil du 4 septembre 1684 portant défenses aux particuliers de recevoir en leurs
maisons les pauvres malades de la R.P.R. Cf. L. Pilatte, Edits, déclarations et arrests concernant la Religion Prétendue Réformée, précédés de l’Edit de nantes, Paris, Fischbacher, 1885,
LXXXII-600 p.
Très explicitement exprimé dans une lettre de Colbert à Bouville datée du 24 mars 1682.
Cf. Correspondance administrative sous le règne de Louis XiV, op. cit., t. IV, n° 32, p. 338-339.
Cf. Filleau, décisions catholiques ou recueil général des arrests rendus en toutes les Cours
souveraines de France en exécution ou interprétation des édits, qui concernent l’exercice de la
Religion prétendue réformée, Poitiers, Fleuriau, 1668, p. 543, 590 et s. Dès 1680, une déclaration porte défense à celles qui font profession de la R.P.R. d’exercer la profession de
sage-femme (isambert, t. 19, n° 914). Des proscriptions identiques seront édictées en 1685
à l’encontre des apothicaires, des chirurgiens : Arrêt du Conseil qui défend de recevoir
aucuns maîtres apothicaires et épiciers religionnaires, Versailles, 22 janvier 1685 (Pilatte,
p. 182-183) ; Arrêt du Conseil qui défend à tous chirurgiens et apothicaires religionnaires
l’exercice de leur art, Chambord, 15 septembre 1685 (isambert, t. 19, n° 1186) ; et des
médecins : Déclaration portant qu’il ne sera plus reçu de religionnaires à la profession de
médecins, Versailles 6 août 1685 (Pilatte, p. 229-230) ; Arrêt du Conseil du 10 décembre
1685 portant défense aux médecins de la R.P.R. de faire aucun exercice de la médecine dans
le royaume à peine de 3 000 livres d’amende (cité par J.B. Denisart, Collection de décisions
nouvelles, Paris, 1775, t. 2, V° Médecins, p. 231). Pour une vue synthétique de la succession
des interdictions professionnelles des protestants : J. Saint Germain, La Reynie et la police
du grand Siècle, Paris, Hachette, 1962, p. 305 ; G. Robert, « La révocation de l’édit de
Nantes et les professions de santé », Hist. Sc. Méd., 1983, t. 17, n° 2, p. 181-187. Plus
complet : A. Th. van Deursen, Professions et métiers interdits. Un aspect de l’histoire de la
révocation de l’édit de nantes, Groningue, J.B. Wolyers, 1960, 395 p.
150
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de conséquentes amendes, bien plus lourdes que celles qui sanctionnaient traditionnellement l’exercice sans titre. Mais il est bien peu de juristes pour souligner qu’à cette période, l’exigence de catholicité a pris le pas sur celle de la
capacité. Et d’ailleurs, il arrivera bien souvent que l’on mêle les deux, l’adhésion
à une religion réprouvée venant alors confirmer l’incapacité ou même l’aggraver. Comme le prétendra opportunément l’avocat Chenuot, défendant la faculté
de médecine de Paris contre un protestant aspirant à la maîtrise d’apothicaire :
Je soutiens incapacité et indignité de la personne de l’aspirant, c’est un homme qui
fait profession de la R.P.R. […]. C’est mal commencer de […] proposer au public
un homme capable de perdre les corps par son insuffisance. Et ce qui est plus périlleux, l’âme par son mauvais exemple 18.
En réalité, la capacité n’est nullement en cause ici, et bien souvent, l’incompatibilité est sous-tendue par la question des sacrements prescrits par le dogme
catholique. C’est particulièrement sensible dans le cas du sacrement du baptême des nouveau-nés, auquel les sages-femmes sont confrontées 19. C’est également le cas du sacrement des mourants chaque fois que médecins et chirurgiens
traitent des personnes atteintes de maladies graves. Dans certains textes royaux,
on s’inquiète de l’augmentation des médecins protestants, et on envisage, avec
force détails, le cas de malades catholiques soignés par des médecins qui « ne se
mettroient pas en peine de les avertir de l’état où ils se trouveroient pour recevoir les sacremens auxquels ils n’ont pas de foi » 20.
Et s’il est porté une telle attention à la profession médicale, c’est tout autant
en raison de son voisinage habituel avec la mort qu’en raison de l’autorité du
médecin sur l’esprit de l’homme souffrant. Les jurisconsultes rappellent souvent l’état de faiblesse du malade et son corollaire, l’influence considérable du
médecin qui le soigne. Ils évoquent à l’appui de leurs commentaires l’« empire »
du médecin sur ses patients, et attachent à cette relation particulière une série
de règles telles que l’impossibilité de recevoir des legs de la part des malades
qu’on a soignés, ou l’interdiction pour le médecin de composer ses salaires pendant la maladie 21. Le fait de conférer au corps médical un rôle non négligeable
18
19
20
21
Cf. Plaidoyer de Maistre Chenuot le Jeune, pour les doyen et docteurs-régens de la faculté de
médecine en l’Université de Paris, intervenans et opposans. Contre noël Mars, faisant profession
de la RPR, aspirant à la Maistrise d’Apothicaire, au Bailliage du Palais, et faubourg SaintJacques, défendeur, s.l.n.d., in 4°, p. 8.
Les sages-femmes sont doublement concernées par la question des sacrements, il s’agit à la
fois de procéder au baptême des nouveau-nés et à l’onction des femmes en couche lors des
accouchements difficiles. Voir J. Gélis, L’arbre et le fruit. La naissance dans l’occident
moderne (XVI e-XIX e siècles), Paris, Fayard, 1984, p. 549-520.
Extrait du préambule de la Déclaration portant qu’il ne sera plus reçu de religionnaires à la
profession de médecins, Versailles, 6 août 1685, citée plus haut.
Cette idée est parfaitement exprimée par Henrys : « Tant y’a qu’un malade considérant son
médecin comme son sauveur, et s’imaginant que c’est de lui que dépend sa guérison, il ne
des prescriptions religieuses au pronostic médical
151
dans le contrôle de la piété des malades est lié au véritable pouvoir qu’exercent
les hommes de l’art sur les esprits. Une lettre circulaire du chancelier de Pontchartrain engage, en 1693, les intendants de toutes les généralités à veiller à ce
que les médecins, chirurgiens et apothicaires observent l’obligation d’avertir les
curés de l’état des malades qu’ils soignent 22. La question des sacrements, outre
sa signification religieuse, est alors devenue une question de police générale dans
les années précédant la révocation de l’édit de Nantes, à tel point que le refus
des derniers sacrements est parfois mentionné dans les rapports de police 23.
Après la révocation, nombre d’annotations dans les rapports de d’Argenson
témoignent de l’importance de la surveillance des nouveaux catholiques au titre
des prérogatives de la police générale 24. Quant aux prescriptions visant plus
directement l’obligation, pour le médecin soignant des personnes atteintes de
maladies graves, de les engager à la confession, elles font souvent l’objet d’un
article inséré dans un texte à vocation plus large : la réunion de tous les sujets à la
Religion catholique apostolique et romaine. L’attention aux nouveaux convertis
motive le renouvellement des recommandations royales à l’égard des soignants,
et aggrave les pénalités à l’égard des médecins et chirurgiens qui ne seraient pas
suffisamment attentifs à cette question des secours spirituels « en aucun temps
plus nécessaires, surtout à ceux de [nos] sujets nouvellement réunis à l’Église,
que dans les maladies où leur vie et leur salut sont également en danger » 25.
22
23
24
25
luy peut rien refuser. Il est le maître de la dernière volonté, qui est l’âme du testament, et
sa suggestion peut être d’autant plus forte que la foiblesse du malade est plus
grande ». Cf. Recueil d’arrêts remarquables donnez en la Cour de Parlement de Paris, Paris,
Jacques d’Allain, 3e éd., 1662, t. 2, Livre IV, question 55, p. 118.
Cf. Circulaires du comte de Pontchartrain aux intendants des généralités, datées du
26 décembre 1693, dans Correspondance administrative sous le règne de Louis XiV, op. cit.,
t. IV, n° 98, p. 431.
Voir les exemples donnés par P. Clément, La police sous Louis XiV, Paris, Didier et Cie,
1866, p. 270-271. La déclaration de 1724, en son art. 10, établit le refus des sacrements
comme preuve du crime de relaps : « sans qu’il soit besoin d’autre preuve pour établir le
crime de relaps, que le refus qui aura été fait par les malades des sacrements de l’Église
offerts par les curez, vicaires ou autres ayant la charge des âmes… ».
Les Rapports inédits du lieutenant de police René d’Argenson (Paris, Plon, 1891) contiennent
un nombre important de rapports intitulés « nouveaux convertis » ou « nouveaux catholiques ». Certains d’entre eux évoquent les liens étroits entre d’Argenson et le cardinal de
Noailles : « Le mémoire […], touchant quelques nouveaux catholiques suspects d’en avoir
perverty d’autres, mérite simplement certainement mes principaux soins […] Je n’oubliray
pas aussi de parler à Monsieur le cardinal de Noailles et à Monsieur le Premier Président,
immédiatement après les festes, par rapport à ce qui concerne les nouveaux catholiques en
général et à la conduite qu’il est à propos de tenir envers eux ».
Cf. l’art. 8 de la déclaration du 14 mai 1724 concernant la religion, repris de l’art. 12 de la
déclaration du 13 décembre 1698 sur l’édit d’octobre 1685 contenant règlement pour
l’instruction des nouveaux convertis et de leurs enfants (isambert, t. 20, n° 1661).
152
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Prescription d’origine canonique réitérée à chaque fois que s’accentue
la répression du protestantisme, l’obligation pour les médecins d’avertir les
malades de la gravité de leur état et de les engager à la confession apparaît en
1712 plus certainement motivée par le contexte politique. Les médecins euxmêmes ne s’y trompent pas. Tout en plaçant le texte dans un chapitre consacré
de manière générale aux devoirs du médecin, Jean Verdier, auteur de l’unique
traité de jurisprudence médicale du xviiie siècle, précise que la déclaration de
1712 concerne le salut des malades nouvellement convertis à la Religion Catholique 26. Cette précision tend à isoler l’obligation, à ne pas l’intégrer complètement au titre des devoirs traditionnels du docteur en médecine.
Les obligations religieuses du médecin sont si intrinsèquement liées au
particularisme de son métier qu’elles ne peuvent, au fond, heurter l’esprit du
siècle. Tout au plus peut-on s’étonner de les voir énoncées dans une réglementation royale, extérieure à la communauté médicale, qui par ailleurs semble les
ignorer complètement. Cependant, la réitération des injonctions canoniques
concernant la confession des malades, en parfaite correspondance avec les
dates d’accentuation de la répression du protestantisme, conduit certainement
à considérer la déclaration de 1712 comme une prescription de circonstance.
Pour autant, telle analyse est peut-être très insuffisante. Les sources canoniques,
puis l’utilisation à des fins politiques de l’injonction faite aux médecins d’inciter leurs malades à la confession permettent sans nul doute d’expliciter les ressorts de l’obligation, mais ces précisions demeurent largement insuffisantes pour
appréhender les conséquences de la sanction assortie au non-respect de l’obligation. La privation du droit d’exercer la médecine pour l’homme de l’art qui ne
respecterait pas l’obligation conduit à envisager la déclaration de 1712 dans une
tout autre dimension. Elle est en effet la marque d’une modification sensible
dans l’appréhension de la profession médicale.
III. Police générale du royaume et reconnaissance
d’une compétence professionnelle
Si la prescription édictée par la Déclaration de 1712 semble être une mesure
de circonstance sans grand lien avec la médecine, la sanction, en privant le médecin de son droit d’exercice, modifie sensiblement le sens de l’obligation. Et si cette
sanction peut sembler de prime abord à la fois disproportionnée et en totale inadéquation avec la prescription, elle permet certainement, outre la réalisation d’un
objectif politique, de faire apparaître une nouvelle conception de la pratique de
26
Cf. J. Verdier, La jurisprudence de la médecine, op. cit., t. 1, p. 647.
des prescriptions religieuses au pronostic médical
153
l’art de guérir. La déclaration de 1712 contribue à ancrer la profession médicale
dans le champ scientifique ; elle fait émerger les prémisses du contrôle d’un élément essentiel de l’activité du praticien : l’établissement d’un pronostic.
La déclaration de 1712 prescrit à tous les médecins d’avertir les malades
atteints de maladies graves de se confesser dès le second jour de leurs visites ou
même avant si la qualité du mal l’exige 27. L’obligation est ainsi intrinsèquement
liée à l’appréciation du caractère mortel de la maladie. Si l’on considère alors que
le texte royal sanctionne l’absence de conscience, chez le médecin, de la gravité
de l’affection ou plus encore une erreur d’appréciation quant à l’issue de la maladie, il s’agit bien d’une faute professionnelle. Or, le caractère éminemment laïc
et même professionnel des peines prévues vient confirmer cette interprétation 28.
En effet, si le médecin manquant à son obligation se voit dans un premier temps
infliger une amende comme dans toute infraction de police, le délinquant
récidiviste risque une interdiction temporaire et même définitive d’exercer la
médecine. La peine professionnelle viendrait alors sanctionner le médecin qui
a failli dans l’exercice de son métier : elle apparaîtrait comme la réponse la plus
adéquate au comportement réprimé, entendu comme une faute professionnelle.
Le caractère professionnel de la sanction a-t-il pu échapper à l’autorité à
l’origine de la déclaration de 1712 ? Il n’y a guère de raison pour que l’élaboration, puis la délibération sur le texte, ait dérogé aux règles classiques de préparation des lois du roi. Le premier médecin du roi a joué un rôle non négligeable
dans l’élaboration de la règlementation de l’art de guérir 29. Certes, dans les
tentatives royales pour élaborer une cartographie médicale, on l’a souvent vu
défendre les intérêts de sa Faculté d’origine, plutôt que ceux de sa profession.
Mais contrairement à la majorité des règlements portant sur la médecine, la
déclaration de 1712 est un texte à portée très générale qui vise tous les médecins du royaume, sans jamais les distinguer selon l’origine géographique du titre
leur donnant accès à la profession médicale. Plus encore, la déclaration de 1712
27
28
29
Il est précisé à la fin de la Déclaration de 1712 que les médecins devront avertir leurs
malades « même avant le second jour de leur maladie, de se confesser lorsque la qualité du
mal l’exigera ». L’art. 8 de la déclaration du 14 mai 1724, moins formaliste, supprime la
mention d’un délai, imposant simplement le devoir des médecins eu égard à l’avertissement
des sacrements « aussitôt qu’ils jugeront que la maladie pourroit être dangereuse ».
Dans un article consacré à la responsabilité médicale, A. Laingui et J. Illes évoquent la
déclaration de 1712 au titre, certes, des fautes contre la religion, mais tout de même dans
un paragraphe intitulé « autres causes de responsabilité du médecin ». Mentionnant dans
ce même paragraphe les fautes contre la probité (désintéressement et discrétion) et les
opérations interdites, ils semblent considérer la proscription de 1712 comme une faute
dans l’exercice de la profession médicale. Cf. « La responsabilité pénale du médecin dans
l’ancien droit », dans D. Truchet (dir.), Études de droit et d’économie de la santé, Paris,
Economica, 1982, p. 115.
Cf. C. Pauthier, L’exercice illégal de la médecine (1673-1793). Entre défaut de droit et
manière de soigner, Paris, Glyphe et Biotem, 2002, p. 101-103.
154
dRoiT ET RELigion En EURoPE
concerne la profession médicale tout entière, intégrant de surcroît les professions inférieures de l’art de guérir. Si, comme l’annonce le préambule, l’autorité
royale a pu concevoir la déclaration de 1712 comme la laïcisation d’une mesure
religieuse, et les peines prévues comme destinées à donner plus de force à la
prescription, le premier médecin du royaume, Conseiller ordinaire du roi, et à
ce titre ayant séance en tous ses Conseils chaque fois que le roi l’y appelle, n’a
pu la percevoir autrement que comme l’établissement d’une sanction professionnelle. Devant un texte réglementant la médecine prise dans son sens le plus
général, et non plus seulement le privilège de telle ou telle compagnie médicale,
le premier médecin du roi n’a d’autre intérêt à défendre que celui de sa profession. La déclaration de 1712 permet de sanctionner un comportement professionnel, mais elle apparaît également comme une reconnaissance implicite, par
l’administration royale, de la compétence des médecins en matière de pronostic
au début du xviiie siècle.
La littérature médicale du début du xxe siècle a maintes fois souligné la
faiblesse de la science médicale de l’Ancien Régime, et particulièrement du
xviiie siècle, conséquence d’un système corporatiste empêchant tout progrès
scientifique. Le xviiie siècle, au moins dans sa première moitié, est souvent
présenté comme un moment de stagnation dans l’évolution médicale, et l’on
dénonce en premier lieu la faiblesse de la thérapeutique 30. Mais il est impossible
de réduire la science médicale à la seule question des remèdes à une époque où
les progrès thérapeutiques sont si faibles. Certes, le médecin guérit peu, mais
on lui accorde généralement une qualité : il sait nommer la maladie ou tout du
moins la reconnaître comme étant plus ou moins grave. L’établissement du diagnostic constitue d’ailleurs l’essentiel de l’acte médical d’un docteur qui prescrit des remèdes qu’il ne prépare pas et qui abandonne plus souvent le corps
malade aux mains expertes du chirurgien. À défaut d’une thérapeutique fiable,
les médecins insistent sur l’importance du diagnostic, caractère essentiel de leur
activité. Et si les stratégies thérapeutiques émanées du corps médical officiel sont
faibles, le diagnostic, souvent très sûr, procède d’ailleurs d’une véritable tradition dans la pensée médicale 31.
30
31
Notamment : R. Mazzolini, « Les lumières de la raison : des systèmes médicaux à l’organologie naturaliste », dans M. D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en occident, op. cit.,
t. 2, p. 93 ; F. Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux XVII e et XVIII e siècles,
op. cit., p. 57, le même auteur évoque une médecine « encore largement impuissante à
guérir » qui ne dispose, dans sa lutte contre la maladie, que d’un « arsenal dérisoire », dans
« Médecins et empiriques à la cour de Louis XIV », Histoire économie et société, 1984, n° 4,
p. 558-560.
On sait l’importance de la pensée hippocratique dans les leçons que dispense la faculté de
médecine de Paris ; or, l’établissement d’un bon pronostic est, pour l’école de Cos, la première qualité du médecin : « Pour un médecin, à mon avis, ce qu’il y a de mieux c’est de
savoir pratiquer le pronostic. Prévoyant et prédisant, auprès des malades, le présent, le passé
et l’avenir de leurs maladies, et expliquant ce qu’ils omettent, il leur persuadera qu’il
des prescriptions religieuses au pronostic médical
155
Appliquée dans toute sa rigueur, la déclaration de 1712 laisse accroire que
le pronostic médical serait un élément certain de l’activité médicale et que les
médecins seraient capables de reconnaître les maladies graves, suffisamment
graves pour abandonner leurs patients aux hommes de religion. Et le médecin
qui néglige d’informer son patient est alors sanctionné par une lourde amende,
qui se transforme en radiation du tableau des docteurs de la Faculté et en une
interdiction définitive d’exercice en cas de récidive. Le contrevenant récidiviste
se trouverait alors privé définitivement des titres lui permettant d’exercer la
médecine, il rejoindrait ici la longue cohorte des empiriques et autres charlatans
dont les autorités de police se plaignent tant. L’éventail des peines n’est-il pas
suffisamment large pour que la loi royale n’envisage une sanction plus proportionnée ? À moins qu’on ne considère que l’absence de discernement concernant
le pronostic mortel soit une démonstration de la piètre qualité du médecin, et
que sa méprise, plusieurs fois constatée, le conduise tout naturellement à perdre
son droit d’exercice.
Pour s’assurer du respect de ses prescriptions, l’autorité royale n’imagine pas
plus sûr moyen que la menace de la privation du titre qui permet au docteur
d’exercer la médecine. Mais ce faisant, la loi royale souffre peut-être d’un défaut
de proportionnalité et de cohérence ; plus encore, elle vient heurter la prétention des corps de médecine à demeurer maîtres de leur police. Et si le concours
de l’autorité de police royale est accepté, et même souvent sollicité, contre les
éléments extérieurs à la communauté médicale, il est repoussé lorsqu’il vient
concurrencer la compétence exclusive revendiquée par la Faculté. La Faculté de
médecine peut parfois se présenter comme une mère déchirée par les conflits
affectant ses enfants, mais elle met un point d’honneur tout particulier à régler
ses querelles domestiques, à punir les écarts de conduite de ses membres tout en
conservant intact l’honneur de la compagnie 32. Dans ces conflits domestiques,
le secours du Parlement est parfois bienvenu, notamment lorsqu’il vient rappeler la rigueur des procédures et des statuts internes de la communauté, mais
l’intervention du roi, au titre de la police, ne peut se substituer au contrôle que
la Faculté prétend exercer sur l’art de guérir. La déclaration de 1712 est peut-être
un signe du fossé qui sépare les prescriptions royales, de plus en plus générales,
de celles des corps de médecine, demeurant obstinément spéciales.
32
connaît mieux qu’un autre les affaires des malades […]. De la sorte que le médecin sera
admiré à juste titre et il sera un bon médecin », Pronostic, c. 1, cité par J. Jouanna,
Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 145. L’auteur précise que le pronostic du médecin
antique recouvre une acception un peu plus complexe que celle entendue par la médecine
moderne qui consiste à prévoir le déroulement et l’issue de la maladie. Les historiens de la
médecine, montrant que le diagnostic constitue l’essentiel de l’activité des docteurs en
médecine, le relient souvent à la tradition hippocratique. Cf. F. Lebrun, Se soigner autrefois.
Médecins, saints et sorciers aux XVII e et XVIII e siècles, op. cit., p. 60.
Cf. C. Pauthier, L’exercice illégal de la médecine, op. cit., p. 173-303.
156
dRoiT ET RELigion En EURoPE
La Faculté qui est seule juge de la délivrance des titres permettant l’exercice
doit également être – à titre exclusif – maîtresse de leur suspension ou retrait.
Les docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris qui, tout au long du
xviiie siècle, ont consacré de longues heures, à la perfection de leurs outils de
régulation interne n’ont jamais intégré les prescriptions concernant l’avertissement des malades dans leur réglementation statutaire. Cette omission fait de la
déclaration royale de 1712 un texte un peu insolite. La Déclaration traite du
droit d’exercer la médecine, et bien plus, en prévoyant la privation des titres
permettant l’exercice, elle envisage de défaire ce que la Faculté a fait. Les corps
de médecine n’ont pu comprendre le texte de 1712 que comme une bride mise
à leur police interne.
Conclusion
La déclaration de 1712 n’est pas le seul texte prescrivant l’obligation, pour
les médecins, d’avertir leurs malades qu’ils doivent se confesser. La déclaration
royale est enserrée entre deux autres déclarations. Elle n’est en effet que la réitération d’une mesure imposée par une déclaration de 1698 et l’obligation sera
renouvelée en 1724 33. Mais si, dans ces deux derniers textes, ce qui regarde les
médecins ne fait l’objet que d’un article parmi d’autres mesures concernant
d’autres sujets du roi, la déclaration de 1712 ne vise que les membres du corps
médical. Elle paraît ainsi être détachée du contexte général des mesures contre
le protestantisme. Comme telle, elle aurait pu faire l’objet d’une transcription
dans les statuts de la Faculté qui font l’objet de plusieurs modifications et homologations au cours du xviiie siècle – lesquelles se font toujours dans le sens d’un
accommodement aux évolutions de la législation royale. Mais les médecins,
d’ordinaire si soucieux d’une parfaite cohérence entre la loi royale et leur règlementation interne, n’ont jamais jugé utile, ou opportun, d’insérer l’obligation
dans leurs statuts. Est-ce parce qu’ils l’ont considérée comme une obligation si
ordinaire qu’elle ne méritait pas d’être rappelée dans le cadre d’une réglementation statutaire ? Ou bien parce qu’insérer une obligation si rigoureusement
sanctionnée les conduisait à accepter un contrôle de la qualité de leur activité
de soignant ?
La déclaration de 1712, semblant insérer parfaitement la profession médicale dans l’histoire des institutions aurait pu imprimer un caractère autonome
à la profession médicale, la faisant entrer dans un champ dépassant celui de la
33
Voir l’art. 12 de la déclaration sur l’édit d’octobre 1685, contenant règlement pour l’instruction des nouveaux convertis et de leurs enfants, Versailles, 13 décembre 1698 et l’art. 8
de la déclaration concernant la religion du 14 mai 1724.
des prescriptions religieuses au pronostic médical
157
police ordinaire. La lutte contre le protestantisme a donné une seconde vie à
une vieille obligation religieuse appartenant aux traditions peu contestées au
sein des communautés médicales. Mais dans le même temps, la déclaration de
1712 a figé l’obligation dans un champ très politique. La grande rigueur de la
sanction a conduit les corps de médecine à refuser de l’intégrer à leur réglementation interne et à la laisser tomber en désuétude 34, à mesure que s’amenuisait la
rigueur des interdits à l’égard du protestantisme. Ils n’ont pas souhaité donner
une troisième vie à l’obligation, et ont refusé que la qualité du pronostic médical
soit soumise à un contrôle extérieur à leur communauté.
L’absence de la prescription concernant l’avertissement des malades dans
la réglementation statutaire des communautés médicales n’a rien d’un oubli.
L’attention permanente portée aux statuts, à leur renouvellement, à leur homologation ainsi qu’à leur confirmation par le Parlement de Paris lorsqu’il vient
confirmer les mesures de police prises par la Faculté indique une omission qui
ne peut être que volontaire. Cette omission permet de mesurer la résistance des
corps de métiers lorsque des mesures générales viennent porter atteinte à leur
prétention à l’autorégulation. L’omission n’est pas dirigée contre une mesure
religieuse, elle ne l’est pas plus contre une mesure politique, elle traduit une
méfiance, une réticence à intégrer une mesure touchant le contrôle d’une activité professionnelle.
34
Et lorsque les arrêtistes affirmeront que la déclaration est tombée en désuétude (par
exemple J. B. Denisart, Collection de décisions, op. cit., t. 2, V° Médecin, p. 234), il n’y aura
que les religieux pour s’indigner (Abbé Meusy, Code de la religion et des mœurs, Paris,
Humblot, 1770, t. 1, p. 387).
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel :
quelle place pour les principes du « droit public musulman »
dans l’enseignement du droit constitutionnel ?
Thierry Rambaud
C
’est aux confins du droit constitutionnel et de l’islamologie que l’on souhaiterait situer ces quelques lignes écrites en hommage à Francis Messner,
collègue toujours fidèle et solide de cette longue aventure que fut le lancement
des études d’islamologie à la faculté de droit de Strasbourg à compter de la
rentrée universitaire 2010. La mise en œuvre de cette formation fut progressive, débutant par l’ouverture d’un master 2, complétée par celle d’un master 1
l’année suivante, avant qu’un axe clairement tourné vers la finance islamique ne
voie finalement le jour.
À l’origine de ce projet, apparaissait une conviction forte, celle de faire de
l’Université de Strasbourg un pôle de référence sur les études islamiques en
général et sur le droit musulman en particulier. Cette conviction répondait à la
fois à un besoin fort en termes d’enseignement supérieur et de recherche, mais
également à un souhait des pouvoirs publics de voir se développer une formation répondant à une demande universitaire et sociale incontestable. Le nombre
de dossiers de candidatures déposés témoigne incontestablement de la réussite
du projet en la matière.
Ce master comporte deux années d’études et s’inscrit dans le cadre de la
mention « Science et droit des religions » proposée par l’Université de Strasbourg. Il comporte non seulement des unités d’enseignement centrées sur
l’Islam, mais également d’autres unités insistant sur le droit comparé ou les
sciences sociales des religions.
Concernant l’Islam, rappelons brièvement que le choix pédagogique a
conduit les fondateurs du master à insister sur l’histoire et les fondements
de l’Islam en 1re année, puis sur la lecture herméneutique des sources et des
160
dRoiT ET RELigion En EURoPE
courants de pensée en Islam en seconde année. À côté de ces enseignements fondamentaux, d’autres tout aussi essentiels portent sur le droit musulman.
Celui-ci, on le sait, repose sur deux sources dites « révélées », le Coran et
la Sunna et deux autres sources dîtes rationnelles que sont l’ijma’a et le qiyas.
L’ensemble forme un système juridique fort riche et complexe qui reconnaît
à la doctrine un rôle essentiel dans l’élaboration des sources, des fondements,
ainsi que des branches du droit musulman. C’est elle qui s’efforce de dégager les
réponses particulières qui peuvent être apportées aux questions nouvelles qui se
posent dans le champ social, médical ou encore éthique.
Le droit musulman est le plus souvent étudié comme un corpus juridique
de droit privé. Il concernerait ainsi au premier chef le droit civil et le droit de la
famille envisagés dans leurs différences branches 1. Des versets coraniques sont
également consacrés au droit pénal et à la définition des crimes coraniques. La
matière fait ainsi l’objet de développements substantiels dans plusieurs manuels
de qualité qui permettent de bien saisir les principes constitutifs de cette matière.
Ce n’est néanmoins pas cet aspect qui va nous intéresser dans cette étude,
mais, bien davantage, le « droit public musulman », compris comme étant une
branche du droit musulman souvent méconnue. Comme l’a écrit A. Sanhoury,
« la vérité est que les juristes n’ont jamais marqué autant d’intérêt pour l’étude
de toutes les branches du droit public qu’ils n’en ont eu pour le droit privé » 2. Si
au cours de la période médinoise du Prophète, les « versets civils du Coran dans
des domaines aussi divers que le droit de la famille, des successions, des peines,
de la responsabilité, de la guerre et des prises » ont été révélés, « l’abondance de
ces prescriptions contraste avec le peu de préceptes constitutionnels » 3.
Dire que ceux-ci sont totalement ignorés des juristes français constituerait
néanmoins une erreur. Plusieurs ouvrages y consacrent quelques développements permettant de saisir des concepts aussi fondamentaux pour la théorie de
l’État et du droit public que l’oumma (communauté des croyants), la bay’a (serment d’allégeance ou de fidélité au souverain) ou encore la choura (consultation
ou concertation). Cependant, ceux-ci ne sont quasiment jamais repris dans les
manuels français de théorie de l’État et de droit constitutionnel, y compris dans
ceux qui souhaitent privilégier une approche comparative du droit public.
Les apports de la science du droit public musulman à une meilleure compréhension du droit public et de la théorie de l’État sont en vérité le plus
souvent passés sous silence, ignorés. La raison en tient pour l’essentiel au fait
qu’ils sont perçus comme trop éloignés des concepts fondamentaux du droit
1
2
3
À titre d’exemple, L’enfant en droit musulman (Afrique, Moyen-orient), acte du colloque du
14 janvier 2008, Paris, Société de législation comparée, 432 pages.
A. Sanhoury, Le Califat, son évolution vers une société des nations orientale, Paris, Éditions
Geutner, 1926, p. 21.
Y. Ben Achour, Politiques, religion et droit dans le monde arabe, Tunis, Cérès Productions,
1992, p. 56.
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel…
161
constitutionnel moderne que sont la séparation des pouvoirs, le régime représentatif, la laïcisation des institutions politiques…
Cet oubli, plus ou moins volontaire, est fort dommage… et à plus d’un
titre… C’est en premier lieu méconnaître une pensée riche sur le pouvoir politique qui puise ses sources dans les premières théories sur le califat. C’est en
second lieu se priver d’une vision complémentaire permettant d’affiner notre
compréhension de certains concepts de droit public… À cet égard, la différence d’« aires culturelles » au sein desquelles s’inscrit la comparaison ne doit
pas effrayer, bien au contraire : elle doit inviter à la nécessaire reconnaissance du
pluralisme des cultures et des institutions juridiques.
Certes, comme l’ont remarqué, notamment, Gilles Blanchi et Jean-François
Rycx, les « prescriptions coraniques sont pratiquement inexistantes pour ce qui
concerne le domaine du droit public, selon notre conception romano-germanique du droit » 4. En effet, le Coran n’énonce que très peu de prescriptions
concernant, selon que l’on appelle en droit romano-germanique, le droit constitutionnel ou le droit administratif. La raison en a bien été précisée par Bertrand
Badie, dans son ouvrage Culture et politique, qui rappelle que le droit musulman proclame l’unité de la forme au profit de l’unité divine. Cette unité rend
nécessairement problématique l’émergence autonome, à côté d’un droit privé,
d’un droit public musulman. Il est une norme, d’essence divine, qui a vocation
à couvrir l’ensemble des situations juridiques qui peuvent émerger.
L’idée défendue dans cette contribution aux mélanges en l’honneur de Francis Messner est de redonner leur place à des principes qui relèvent certes d’une
autre tradition constitutionnelle 5, mais qui n’en sont pas pour autant dépourvus
de tout intérêt scientifique. Au contraire, ils aident à penser l’idée d’une altérité
et d’une ouverture du droit constitutionnel à d’autres cultures juridiques. La
signification d’un concept de droit constitutionnel ne saurait en effet se réduire
à la signification qu’il revêt au sein d’un ordre juridique ou d’une culture politique particulière.
C’est la raison pour laquelle la présente contribution plaide pour la juste
reconnaissance d’un droit constitutionnel de l’altérité reposant sur une analyse
jurisdifférentielle des cultures (I) devant conduire à une prise en considération
des principes fondamentaux du droit public musulman dans le champ des
études de droit constitutionnel comparé (II).
4
5
G. Blanchi et J.-F. Rycx, « Références à l’Islam dans le droit public positif en pays
arabes », Pouvoirs, Les régimes islamiques, 1980, n° 12, p. 57-58.
Dans cette contribution, seule est envisagée la prise en considération de concepts constitutionnels au cœur du droit musulman classique. La présente étude ne porte pas sur les droits
constitutionnels contemporains du monde arabo-musulman et sur les règles de droit positif qui trouvent à s’y appliquer. La place de l’Islam dans les constitutions arabes est un
thème d’une grande importance théorique et pratique. Il ne fait cependant pas l’objet de
ce petit travail offert à Francis Messner.
162
dRoiT ET RELigion En EURoPE
I. Pour une juste reconnaissance
d’un droit constitutionnel de l’altérité reposant
sur une approche culturelle des traditions juridiques
La prise en considération par les études de droit constitutionnel des principes du droit public musulman soulève des interrogations méthodologiques
importantes sur lesquelles il importe d’apporter quelques précisions. Celles-ci
ont pour objet de montrer en quoi cette prise en considération est nécessaire,
nonobstant la diversité des aires culturelles et des systèmes juridiques concernés.
Partons d’un axiome simple à comprendre : la mise en présence de plusieurs ordres juridiques est – per definitionem – indispensable à la méthode
comparative.
Faut-il, sur cette base, pour autant en conclure que tous les ordres juridiques
indistinctement peuvent être comparés ou que, pour l’être, ils doivent remplir
certaines conditions ? Doivent-ils être analogues dans leur construction, appartenir au même degré de civilisation, à la même famille juridique, avoir la même
structure économique ? Il s’agit d’un problème méthodologique en droit comparé au sujet duquel les comparatistes ont eu l’occasion de prendre position. La
multiplicité des prises de position permet de formuler deux remarques :
– chaque comparatiste a répondu à la question posée en fonction de sa
conception du rôle du droit comparé. Ainsi, R. Saleilles, considérant que l’un
des buts du droit comparé est de dégager la forme idéale qu’une institution
juridique peut remplir, a soutenu qu’une comparaison n’est légitime qu’entre
les droits de pays ayant un état social similaire. De la même manière, partant de
l’idée que l’un des buts principaux du droit comparé réside dans la détermination des principes constitutifs du droit commun législatif, Edouard Lambert posa
la règle méthodologique selon laquelle la comparaison ne peut opérer qu’entre
les droits des États « ayant une civilisation identique ou proche ». La comparaison ne peut ainsi être réalisée qu’au sein d’un groupe réduit d’États au sein de
l’« humanité civilisée ».
– il s’agit d’un débat qui conduit nécessairement sur le terrain de la diversité
des « cultures juridiques » 6. Or, chaque culture juridique constitue l’expression
d’une rationalité. Certes, la rationalité d’une culture juridique (A) diffère de celle
d’une culture juridique (B), mais, dans les deux hypothèses, ce sont véritablement deux rationalités qui sont à l’œuvre. Comme le souligne Pierre Legrand :
si étrange que nous paraisse tel ou tel autre droit étranger quant à telle ou telle
autre question, chaque droit est l’expression de choix qui ont été faits par des
êtres humains au nom de certaines idées, pour certaines raisons, des êtres humains
6
Pour l’analyse de cette note, J. Bell, « De la culture », in Comparer les droits, résolument,
sous la direction de Pierre Legrand, PUF, coll. « Les voies du droit », 2009, p. 247 et s.
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel…
163
qui, en tant que tels, se sont livrés à une élaboration de l’esprit ou à une création
psychique 7.
Comme l’a écrit à juste titre le philosophe Richard Rorty (1931-2007), « ce qui
vaut en tant qu’argument rationnel est tout aussi historiquement déterminé et
tout aussi tributaire de son contexte, que ce qui vaut comme du bon français ».
Le rôle du comparatiste est ainsi de se mettre à l’écoute de « l’autre droit », y
compris, celui qui lui est radicalement différent, de façon à lui imputer un sens.
Ce sens est certes radicalement différent du « sien », mais il existe néanmoins et
la mission du comparatiste est de dévoiler ce sens ou, pour dire les choses autrement avec Pierre Legrand, lui « imputer du sens ».
C’est à l’aune de ce postulat qu’il importe de resituer le concept d’incommensurabilité en théorie comparative. Celui-ci n’est pas nouveau. Il fut en effet
formulé pour la première fois au ive siècle avant notre ère par les philosophes
pythagoriciens dans le domaine des mathématiques. Il fut par la suite utilisé au
xixe siècle par les philosophes romantiques comme Herder 8. Ce concept a été
diffusé par T. Kuhn qui a introduit ce concept dans le domaine de la philosophie des sciences avec son œuvre classique : « La structure des révolutions scientifiques ». Depuis, ce concept d’incommensurabilité a dominé en philosophie
morale et a pénétré dans le domaine du droit comparé.
Selon la conception dominante en philosophie morale, l’incommensurabilité au sein d’une culture existe lorsqu’on n’est pas en mesure d’évaluer le rapport entre deux valeurs parce que l’on ne dispose pas de moyen, de mesure ou
même d’échelle objective de valeurs qui permettrait de les mesurer ou de les évaluer. Le concept d’incommensurabilité a été principalement utilisé par Emmanuel Lévinas dans son effort de remplacer le concept de sujet par le concept
d’intersubjectivité, c’est-à-dire du rapport en face-à-face entre tout être humain
et les autres êtres humains. Dans ce rapport, le sujet acquiert une qualité précise et personnelle stricte qui ne permet pas d’en saisir et en expliquer l’altérité. Selon E. Lévinas, il y a incommensurabilité chaque fois que nous pensons
l’Autre selon nos propres structures mentales 9.
La question de l’incommensurabilité avait déjà été largement débattue en
droit comparé, après la seconde guerre mondiale, lorsque des juristes des expays communistes prétendaient que les fondements philosophiques et socioéconomiques des droits socialistes étaient un obstacle à leur comparaison avec
les droits des pays occidentaux qui opéraient sur la base du système de l’économie de marché. Pour ces juristes, la comparaison en cause ne présentait aucune
utilité pratique et ne produisait aucun résultat normatif possible du fait de la
7
8
9
P. Legrand, « La comparaison des droits expliquée à mes étudiants », op. cit., p. 236.
I. Berlin, Three Critics of the Enlightenment, Vico, Hermann, Herder, Londres, 2000.
E. Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, 1974.
164
dRoiT ET RELigion En EURoPE
différence existant entre les deux « systèmes juridiques » compris comme superstructure. Rodolfo Sacco a réfuté cette thèse avec vigueur, dans la mesure où il
estime que le droit comparé a permis de mettre en évidence que les changements de la base matérielle d’une société donnée laisseraient survivre des séries
de règles de droit, puisque certaines valeurs juridiques persistent à travers les
transformations révolutionnaires de la base économique de la Société 10. Il suffit
de songer à la réprobation universelle de l’inceste ou de l’assassinat.
Des comparatistes occidentaux, comme Bogdan 11 et M. Ancel 12, leur répondirent également avec succès grâce à la méthode comparative fonctionnelle. En
effet, pour juger deux choses différentes, il importe, dans un premier temps,
de les comparer. De plus, des objets apparemment dissemblables, tels que les
pommes ou les oranges, peuvent être comparés s’ils sont examinés selon un critère précis tel que la texture, la forme ou le poids.
Dans ces conditions, l’on doit admettre que fondamentalement deux droits
sont différents, ce qui est une autre façon de dire que les droits sont incommensurables l’un par rapport à l’autre. Quelle serait, en effet, la commune mesure
qui nous permettrait d’organiser entre eux un droit avec code civil et un droit
sans code civil ? Affirmer néanmoins que deux droits sont incommensurables
ne signifie pas qu’ils sont incomparables. Cette comparaison, c’est la comparaison de deux singularités. Ainsi, il est parfaitement possible de comparer le droit
musulman public classique avec les concepts fondamentaux du droit constitutionnel européen, tels qu’ils ont été forgés par l’histoire politique moderne et
contemporaine. Ce qu’il importe de dégager, c’est le point d’entrée dans la comparaison, c’est-à-dire l’instrument de mesure qui va permettre de situer les droits
l’un par rapport à l’autre. Ce point d’entrée réside dans la caractéristique profonde du droit constitutionnel qui renvoie à la détermination des règles essentielles d’organisation et de fonctionnement d’une Communauté politique. La
détermination de la Communauté politique va nécessairement varier, mais il
n’en reste pas moins que la problématique reste identique : comment assurer
la survie et la cohésion de la Communauté politique ? Ceci renvoie nécessairement à une juste articulation des rapports entre gouvernants et gouvernés dans
une communauté particulière. La définition de ces rapports variera selon les
modèles proposés. Néanmoins, ils expriment tous une rationalité différente qui
sera à prendre en considération avec de la « reconnaissance » et du « respect ».
Le choix d’un droit constitutionnel de l’altérité passe fondamentalement par ce
schéma méthodologique.
10
11
12
Le droit comparé au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, 1991, p. 12.
Bogdan, Comparative Law, 1994, p. 58 et s.
M. Ancel, « Le problème de la comparabilité et la méthode fonctionnelle en droit comparé », Festschrift imre Zajtay, 1982, p. 1 et s.
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel…
165
À ce premier axe comparatif s’en ajoute un second celui de l’absence d’étanchéité entre les cultures politique et constitutionnelle et la reconnaissance de
« l’interdépendance » qui lie les cultures juridiques entre elles.
En effet, comme l’a souligné Patrick H. Glenn dans sa contribution relative à
la « tradition juridique nationale » 13, les traditions juridiques nationales et transnationales constituent des ensembles d’informations. En effet, elles émettent et
reçoivent des informations. Elles communiquent ainsi entre elles. Cette interaction ne représente pas un phénomène nouveau, qui serait lié au développement
technologique, au rôle des organismes internationaux et des transactions internationales, mais constitue un phénomène ancien connu depuis l’Antiquité. Ainsi,
les législations des cités grecques n’ont pas seulement influé les unes sur les autres,
mais ont également subi l’influence des droits lointains qui n’appartenaient pas au
monde hellénique. Lycurgue, législateur réputé de Spartes, ne visita pas seulement
la Crète et les villes ioniennes d’Asie Mineure, pour étudier les lois et systèmes
politiques pour les introduire à Spartes. Selon la légende, il se rendit également
en Inde et en Ibérie pour atteindre ce but. À son tour, le droit grec a influencé le
droit romain. Ces influences réciproques se retrouvent bien entendu à l’époque
contemporaine, qu’il s’agisse du thème de l’américanisation du droit ou de l’influence de la tradition islamique ou hébraïque sur les droits occidentaux.
L’auteur s’interroge également sur le rayonnement des grandes traditions
juridiques dans le monde. Celui-ci s’explique, à ses yeux, par leur aptitude à
concilier leurs contradictions internes et à surmonter les incommensurabilités
qui existaient en leur sein. Par voie de conséquence, ces traditions présentent
une ouverture vers l’extérieur et une cohésion interne. Elles expriment et sauvegardent leurs différences et sont caractérisées aussi bien par les informations
qu’elles émettent que par les choix qu’elles posent.
La thèse de Patrick H. Glenn constitue une réfutation de celle présentée plus
en amont par le professeur Pierre Legrand. L’incommensurabilité, selon Patrick
H. Glenn, risque en effet d’aboutir à l’émergence de « conflit culturel ». Un tel
risque ne peut être conjuré que grâce à la connaissance approfondie des droits
ou des valeurs en cause.
En conclusion de ces quelques observations sur l’incommensurabilité et la
comparabilité des droits, il en ressort le postulat adopté que toutes les cultures
juridiques sont comparables dans l’espace et dans le temps. Bien entendu, le
choix des ordres juridiques qu’on veut comparer dépendra du but poursuivi par
la comparaison. Cependant, ce problème une fois résolu, il n’y a aucune raison
méthodologique pour conclure de l’une de ces différences de civilisation ou
de développement politique et économique, une absence de comparabilité des
ordres juridiques concernés.
13
P.H. Glenn, « La tradition juridique nationale », Revue internationale de droit comparé,
2003, p. 264 et s.
166
dRoiT ET RELigion En EURoPE
II. La reconnaissance des principes fondamentaux
du droit public musulman
dans le champ du droit constitutionnel comparé
Quels sont ces principes qui constituent le socle du « droit public musulman » ? Que nous enseignent le Coran et la tradition ? Le droit public est-il
directement concerné par les hadîths ?
Il importe, avant toute chose, de rappeler que l’Islam a donné lieu à un
véritable système politique et juridique. À cet égard, il n’est guère envisageable
de suivre les thèses d’Abdel Razek. En 1925, ce dernier publie un ouvrage Al
islam wa oussoul al Hukm dans lequel il soutient que l’Islam n’a pas produit
d’expérience politique et constitutionnelle originale. Selon cet auteur, aucun
État islamique n’a jamais existé, pas même aux premiers temps de la oumma
et une séparation totale devrait être tracée entre le temporel et le spirituel 14, ce
qui est méconnaître le fait que l’Islam est à la fois religion, communauté et loi.
Il concerne le spirituel, le monde d’ici-bas (al dunya) et l’organisation politique
(al dawla). On est bien davantage sur le plan de l’articulation et de la coordination que de celui de la séparation des deux sphères.
Cette coordination s’esquisse dans le cadre d’un schéma d’organisation politique défini par des règles de nature constitutionnelle qui puisent leurs sources à
la fois dans le Coran et dans la Sounna. Ces règles concernent à la fois l’attribution, mais également l’exercice du pouvoir dans la cité musulmane. Si la question de la dévolution du pouvoir a pour l’essentiel étant résolue par les théories
plurielles et parcellaires du Califat dans la société musulmane, celle de l’exercice
de l’autorité repose sur quelques principes fondamentaux du droit musulman
révélé qu’il s’agit à présent de présenter.
Le premier principe à prendre en considération repose sur l’existence d’une
communauté politique qui est la condition même du pouvoir et de l’autorité.
Il ne saurait y avoir de droit constitutionnel, sans l’identification au préalable
de cette communauté politique. Pour définir celle-ci, on fera volontiers nôtre la
définition qu’en a proposé Jacques Chevallier, dans l’État post-moderne, « c’est
le fait que les individus qui composent la société puissent se reconnaître et
s’identifier par la référence à de valeurs communes : c’est cette communauté
qui sous-tend l’institution du pouvoir et fonde sa légitimité ; c’est elle qui rend
possible l’intégration sociale, par le dépassement des particularismes et des singularités » 15. En Islam, cette communauté politique est l’oumma, c’est-à-dire
l’ensemble des croyants par-delà les diverses nationalités ou ethnies. C’est elle
qui s’avère fondamentalement dépositaire de la souveraineté.
14
15
Pour une réfutation de cette thèse, C. Saint Prot, La tradition islamique de la réforme,
Paris, 2010, CNRS Éditions, p. 161-162.
J. Chevallier, L’État post-moderne, Paris, LGDJ, 2004, p. 145.
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel…
167
Cette oumma, de plus d’un milliard et demi de croyants dans une soixante
de pays musulmans, est incontestablement marquée par une grande diversité.
Chaque société doit rechercher le système qui lui convient le mieux, en prenant
en considération sa propre spécificité.
Au lendemain de la mort de Mohammed, la communauté musulmane ne
possédait, en dehors des révélations, aucun texte concernant la désignation d’un
successeur. Médinois et Mekkois se sont cependant rapidement mis d’accord
sur la personne d’Abu Bakr, un Quraychite qui n’appartenait pas à la famille de
Mohammed, mais était devenu son beau-père. À la veille de sa mort, le prophète
Mohammed l’avait désigné pour diriger la prière de la communauté. Cet accord
constitue la première manifestation de l’ijma’a (littéralement, le consensus de la
communauté). C’est la première décision prise par la Communauté elle-même,
ce qui était pratiquement faisable à l’époque, alors même que quelques tribus
bédouines ont choisi de faire sécession (radda). Pour des raisons matérielles évidentes et qui sont les mêmes que celles qui expliquent la difficile mise en place
d’une démocratie directe intégrale dans les États occidentaux contemporains, la
consultation de la communauté était devenue impossible. Dans ces conditions,
le consensus ne pouvait s’exprimer que par l’intermédiaire des savants qui possédaient la connaissance des textes scripturaires (fuqaha) et étaient doués de qualités personnelles de moralité, de jugement et d’interprétation. Ce choix reposant
sur la méthode de la consultation, la Choura, appuyée notamment par Omar, se
fit au détriment des membres de la famille de Mohammed comme Ali, Abbas…
Détenteur du pouvoir exécutif (hukm) au nom de Dieu et de l’autorité
(amr), Abû Bakr, à son tour, avait désigné son successeur, le Calife Omar, après
qu’une consultation des représentants de la communauté avait été organisée.
Avant de mourir, ce dernier avait décidé que son successeur serait désigné par un
petit groupe de six personnes. Ce choix restreint devait, dans un second temps,
recevoir l’approbation et l’allégeance (bay’a) de la communauté ou de ses représentants les plus influents 16. Ce système de désignation a donc été valable pour
Othman, qui succéda à Omar, puis pour son successeur le Calife Ali.
En second lieu, il y a également des versets coraniques qui évoquent une
obligation faîte aux croyants musulmans d’obéir aux détenteurs légitimes de
l’autorité politique : « O vous qui avez cru ! Obéissez à Dieu, obéissez aux messagers et à ceux d’entre vous qui détiennent le pouvoir. Si vous êtes en litige à
propos d’une chose, ramenez là à Dieu et au messager » (Sourate IV, verset 59).
« Celui qui obéit au Prophète, obéit à Dieu » (Sourate IV, verset 80). Comme
16
L’institution de la Bay’a n’a pas disparu dans les États contemporains du monde arabomusulman. Ainsi, au Maroc, cette cérémonie d’allégeance et de proclamation de fidélité au
Monarque, commandeur des croyants, est renouvelée chaque année lors de la fête du Trône.
La confiance est ainsi renouvelé envers le Roi qui dispose ainsi d’une légitimité consolidée.
La Bay’a est l’œuvre des grands fonctionnaires du Royaume.
168
dRoiT ET RELigion En EURoPE
le note L. Gardet, « il n’y a guère de distinction traditionnelle, en Islam, entre
l’autorité et le pouvoir. Dans la cité musulmane type, le principe d’autorité et
le pouvoir qui en résulte sont, de tradition, personnifiés par le calife ou Imâm
suprême ». Selon la doctrine traditionnelle de la Siyâsa, le détenteur de l’autorité
politique est libre d’édicter toute règle à portée générale (qanoun), sous réserve
de remplir les deux conditions suivantes : ne pas contrevenir à un principe fondamental de la Chari’a et rechercher l’utilité publique, al maslaha al a’ma (voir
infra). En Islam, on notera cependant que seul Dieu est considéré comme le
véritable législateur. Les dirigeants de la cité peuvent néanmoins édicter, comme
on l’a vu précédemment, des règlements à portée générale.
En troisième lieu, le titulaire de l’autorité politique doit consulter les musulmans : « […] consulte-les dans toute décision. Une fois que ta décision est
prise, remets-t’en à Dieu. Dieu aime ceux qui s’en remettent à lui ». La sourate
XLII, dite sourate de la consultation, verset 38 précise : « ceux qui ont répondu
à l’appel de leur Seigneur […], ceux dont toutes les décisions naissent de leur
consultation mutuelle et qui dépensent au service de Dieu, ce que nous leur
avons accordé ».
Cette obligation de consultation échoit non seulement aux chefs par rapport à ses subordonnés, mais repose également sur les croyants qui doivent se
consulter entre eux. On a ici les principes de base d’une éthique islamique du
pouvoir et de l’autorité.
Le droit musulman classique connaît également d’un concept qui mériterait
d’être davantage connu celui de la maslaha que l’on peut traduire littéralement
par « utilité publique ». Celui-ci est au cœur de la construction du droit musulman qui repose sur l’istislah, qui renvoie justement à cette prise en compte de
l’intérêt public.
La prise en considération de la Maslaha s’impose d’autant mieux que l’utilité
est « l’aboutissement évident » des principes de la Charia : « une étude approfondie des objectifs de la Charia quant à la notion d’al Maslaha aboutit à la ferme
conviction que partout où la Maslaha existe, elle devrait être prise en compte
même en l’absence de texte précis. Parce que tel est le but inévitable de la Charia ». Ishâq Al Châtibi, le grand fakîh andalous de l’école malékite, ajoute que la
décision juridique qui répond à une nécessité publique (maslaha) est considérée
comme correspondant à l’objectif ultime de la Charia.
L’intérêt, qui est ainsi poursuivi, doit être réel et non fictif.
Il nécessite une analyse minutieuse et certaine du bien engendré. L’intérêt
doit être général et ainsi concerner le bien être de l’ensemble de la population
et non pas un groupe particulier.
La maslaha ne doit pas, par ailleurs, être en contradiction avec le Coran ou
la Sunna. Au non de la maslaha, il fut possible de créer une monnaie commune
ou encore d’instituer un impôt foncier sur les terres conquises. A pu également
être justifiée la suspension de la sanction d’un vol en période de disette.
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel…
169
La maslaha permet de préserver le dynamisme du fiqh, qui est la science de
la loi sacrée 17, et son adaptabilité dans le temps et l’espace.
Cette prise en considération de l’utilité publique est tout aussi impérative
dans la construction du système de droit musulman que peut l’être la soumission à l’intérêt général dans le droit public français. Dans les deux cas, nous
avons un standard à l’aune duquel doivent être adoptées et évaluées les règles
de comportement qui déterminent la situation des sujets de droit. Il s’agit d’un
principe juridique qui, sans être énoncé, dans un texte ou une règle particulière, doit inspirer les actions de tous, qu’il s’agisse d’acteurs institutionnels ou
de particuliers.
En droit musulman, à défaut d’une définition univoque, la maslaha est
déterminée par cinq grandes nécessités fixées par les textes fondamentaux
(maqâssid al Chari’a) : la protection de la religion (hifz al-dîn), de la vie humaine
(hifz al-nafs), de la raison (hifz al-aql), des enfants (hifz al-nasl) et des biens (hifz
al-mâl). Chacune de ces nécessités, qui doit prendre sens de manière large, doit
couvrir tous les champs de la vie humaine et sociale.
Conclusion
En guise de conclusion, une précaution méthodologique s’impose quant
au choix de recourir à ces principes fondamentaux du droit public musulman.
Le professeur Patrice Gélard, dans une contribution intitulée « Quelques
conseils au constitutionnaliste de droit comparé » 18 se propose de distinguer
la « transposition clé en main » 19, qui s’apparente à la technique de l’emprunt,
« l’ingénierie constitutionnelle » et l’« amélioration constitutionnelle ». Alors
que l’ingénierie constitutionnelle se traduit par l’exportation de techniques
juridiques, l’« amélioration constitutionnelle » consiste à améliorer son droit
national en recourant à l’étude des droits étrangers. Tel n’est bien entendu pas
l’objectif d’une étude des principes fondamentaux du droit public musulman.
Celle-ci, au contraire, doit éviter tout rapprochement hâtif ou synthèse discutable entre des systèmes juridiques différents. En revanche, le droit constitutionnel a tout gagné à intégrer l’analyse d’institutions qui l’aide à mieux
comprendre la complexité des mécanismes et des règles relatifs à l’organisation
17
18
19
Le fiqh a deux composantes : la science des fondements (oussoul) et les branches (furû).
Renouveau du droit constitutionnel. Mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Paris, Dalloz,
2007, p. 705-711.
On peut citer l’exemple de René David et la rédaction de la Constitution éthiopienne ou
la rédaction de la Constitution afghane, avant la révolution du prince Daoud, par le
conseiller d’État Louis Fougère.
170
dRoiT ET RELigion En EURoPE
et à la fonction du pouvoir au sein d’une Communauté politique donnée. Il
invite ainsi à resituer le droit constitutionnel européen dans une perspective plus
globale, perspective importante à une époque où prévaut le thème de la globalisation et de la mondialisation du droit.
« Ton voisin tu ne troubleras ! »
Pratique religieuse et troubles de voisinage
Isabelle Riassetto
1. À l’école de la tolérance, les relations de bon voisinage constituent indiscutablement un terrain quotidien d’apprentissage et de mise à l’épreuve en ce
qu’elles nécessitent l’acceptation mutuelle de certains désagréments. Corrélativement, elles impliquent de s’abstenir de dépasser les bornes que la bienséance
autorise. À côté de simples gênes parfaitement supportables peuvent parfois se
rencontrer des troubles excédant les inconvénients normaux du voisinage occasionnant un préjudice. Ils justifient alors le prononcé de sanctions.
2. Certains troubles de voisinage sont pénalement réprimés, lorsqu’ils caractérisent l’infraction de tapage nocturne réprimée par l’article R. 623-2 du Code
pénal 1 ou d’atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l’homme de
l’article R. 1337-7 du Code de la santé publique 2.
1
2
Ce texte impose l’amende prévue pour les contraventions de la troisième classe, soit au plus
450 euros.
Le même code punit de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la troisième
classe « le fait d’être à l’origine d’un bruit particulier, autre que ceux relevant de l’article R. 1337-6, de nature à porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de
l’homme dans les conditions prévues à l’article R. 1334-31 ». L’article R. 1337-6 1° de ce code
puni de la peine d’amende prévue pour les contraventions de la cinquième classe (au plus
1 500 euros) « le fait, lors d’une activité professionnelle ou d’une activité culturelle, sportive ou
de loisir organisée de façon habituelle ou soumise à autorisation, […], d’être à l’origine d’un
bruit de voisinage dépassant les valeurs limites […] ». Sur la question de l’application de ce
texte à une association cultuelle v. CA Paris, 14 janv. 2004 : Jurisdata n° 2004-287428 et
sur pourvoi Cass. crim., 24 oct. 2006, n° 05-87.270 : Jurisdata n° 2006-036253.
172
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Plus fréquemment, ils sont source de responsabilité civile 3. Plusieurs voies
sont alors envisageables pour la victime. Elle peut se prévaloir du régime prétorien de responsabilité de plein droit selon lequel « nul ne doit causer à autrui
un trouble de voisinage » 4. L’intérêt de mettre en œuvre la responsabilité civile de
l’auteur du trouble sur ce fondement réside en ce que, contrairement au droit
commun 5, elle ne nécessite pas la preuve d’une faute 6. Elle ne requiert que la
démonstration d’un trouble anormal, en d’autres termes un trouble qui excède
les inconvénients normaux du voisinage. Aussi, la violation d’une disposition
légale 7 ou l’inexécution d’une stipulation contractuelle (clause d’un règlement
de copropriété ou d’un contrat de bail) n’engendre-t-elle pas nécessairement
un tel trouble. Inversement, l’anormalité d’un trouble peut être constatée indépendamment de la violation d’une disposition légale ou de l’inexécution d’un
contrat, leur respect ne suffisant pas à excuser le trouble.
Il reste qu’il est parfaitement possible pour la victime, lorsqu’une faute est
constatée, d’engager la responsabilité civile de son auteur en application des
règles de droit commun de la responsabilité civile, selon le cas des articles 1382
et 1383 du Code civil ou de l’article 1147 de ce code.
3. D’aucuns pourraient néanmoins s’étonner de ce que la religion puisse
trouver sa place au cœur de ce type de contentieux. Il est vrai que la dimension intérieure de liberté de conscience religieuse ne s’y prête guère. Toutefois,
lorsque la religion s’extériorise au travers des rites et des pratiques individuelles
et collectives, elle peut engendrer un trouble de voisinage, en raison notamment
du bruit occasionné. Quel citadin venu chercher un havre de paix à la campagne ne s’est-il plaint des cloches sonnant l’angélus 8 ? Quel voisin recherchant
3
4
5
6
7
8
Lorsque le trouble est causé par un ouvrage public, l’action relève de la compétence des
juridictions administratives. En outre, la responsabilité d’une commune peut être engagée
en raison des fautes commises dans l’exercice des pouvoirs de police du maire qui n’a pas
pris des mesures pour assurer la tranquillité publique ou fait cesser le trouble. V. notamment J.-P. Théron, « Responsabilité pour trouble anormal de voisinage en droit public et
en droit privé », JCP 1976, I, 2802 et 2804 bis ; F. Goliard, « Le juge administratif et le
contentieux de la lutte de la puissance publique contre le bruit », Rev. jur. env. 1996, n° 6.
Ils seront laissés hors du champ de cette étude.
Cass. 2e civ., 19 nov. 1986, n° 84-16.379 : Bull. civ., II, n° 172. Ce principe a été réaffirmé
à maintes reprises par la suite.
L’arrêt de la Cour de cassation du 19 novembre 1986 précité n’ayant pas visé les
articles 1382, 1383, 1384 et 544 du Code civil, il marque ainsi l’autonomie de la théorie
des troubles de voisinage par rapport à celle de l’abus de droit (droit de propriété).
V. notamment Cass. 3e civ., 12 févr. 1992, n° 89-19.297 : Bull. civ., III, n° 44.
Notamment les règles du droit de l’urbanisme ou celles règles du droit de la copropriété.
Ce contentieux relève du droit administratif, v. notamment au sujet de l’angélus CAA
Bordeaux, 19 juin 2007, n° 05BX01912, Cne de Biran ; CAA Nancy, 24 sept. 2009,
n° 09NC00788, Cne Berentzwiller : Environnement déc. 2009, comm. n° 136, obs.
D. Gillig.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
173
le calme ou le repos ne s’est-il trouvé agacé par les musiques, les chants, les
acclamations, éventuellement amplifiés par des micros, causés par certaines
cérémonies ? La pratique d’une religion dans le voisinage immédiat, a fortiori
dans un immeuble mal insonorisé, peut exacerber les tensions de voisinage au
point d’engendrer des conflits qui, à défaut de pouvoir être résolus à l’amiable,
finissent par être portés devant les juridictions civiles.
4. Le contentieux civil des troubles de voisinage lié à la pratique religieuse est
cependant relativement peu fourni. Est-ce à dire que, lorsqu’il est question de
religion, les voisins ont un seuil de tolérance plus élevé ? Ou bien sont-ils plus
réticents à introduire une action en justice susceptible d’épingler – à tort ou à
raison – leur intolérance, non pas à la nuisance engendrée par la pratique d’une
religion, mais à cette dernière ? Plus vraisemblablement, il faut reconnaître que
la pratique religieuse ne génère, en tant que telle, que peu de troubles anormaux
susceptibles de caractériser un trouble de voisinage comparativement à d’autres
activités. Aussi, ne faut-il pas s’étonner que les textes répressifs en la matière
ne mentionnent pas les activités cultuelles au nombre de celles qui constituent
des sources d’atteinte à la tranquillité 9, alors que pourtant les nuisances sonores
viennent au premier rang de celles qui sont reprochées à la pratique religieuse.
Il convient en outre d’observer que, dans sa grande majorité, ce contentieux
s’inscrit dans un contexte de voisinage de cohabitation dans un immeuble opposant copropriétaires et/ou locataires 10. Quelques décisions intéressent cependant
le voisinage foncier au sein d’un lotissement ou un quartier résidentiel.
Toutes les religions sont représentées à travers cette jurisprudence, même si
celles dont la pratique est plus ostensible ou plus démonstrative sont plus fréquemment mises en cause. Il n’est d’ailleurs pas opéré de distinction selon qu’il
s’agit d’une « grande » religion ou d’une religion socialement controversée. Rares
sont toutefois les décisions intéressant ces dernières, sans qu’il y ait lieu d’en
inférer qu’elles se font plus discrètes.
Par « pratique », il convient d’entendre toute forme de manifestation de la
liberté de religion à travers le respect individuel ou collectif de prescriptions
religieuses, de rites, ou du culte. Naturellement, seules les pratiques religieuses
relèvent de ce contentieux. Aussi, les cours de chant sacré 11, quand bien même
seraient-ils générateurs de troubles de voisinage, n’en participent pas.
9
10
11
V. supra, n° 2.
Le litige peut également opposer les copropriétaires ou les locataires au syndicat de copropriété, lorsqu’une violation du règlement de copropriété est constatée. En ce cas, le syndicat
est en droit d’agir contre le copropriétaire (violation du règlement de copropriété) ou
contre le locataire (responsabilité délictuelle), voire contre les deux simultanément afin
d’obtenir leur condamnation in solidum (v. CA Versailles, ch. 4, 20 sept. 2010, n° 09/04274).
CA Paris, ch. 23, sect. A, 13 juin 2001 : Jurisdata n° 2001-146801. Il en irait de même en
droit administratif pour les sonneries civiles des cloches. Sur ce point v. notamment la
synthèse sous CAA Douai, 26 mai 2005, JCP G 2005, II, 10127, M.-F. Delhoste.
174
dRoiT ET RELigion En EURoPE
On s’étonnera surtout de ce que la liberté de religion ne soit que très rarement invitée au débat. Il est vrai que la doctrine française qui s’est intéressée aux
interactions entre la théorie des troubles anormaux de voisinage et des droits
fondamentaux n’a guère évoqué le sujet 12. Cela est d’autant plus surprenant
que la sanction d’un trouble de voisinage lié à la pratique d’une religion peut
constituer une restriction à cette liberté, laquelle pour être recevable doit être
proportionnée au but légitime qui la justifie, l’ordre public ou la protection des
droits et libertés de la victime du trouble.
5. L’analyse de cette jurisprudence relativement méconnue 13 permet d’identifier ce contentieux comme un ensemble cohérent permettant non seulement
de dresser un inventaire des pratiques religieuses génératrices de troubles de voisinage (I) et de mettre en évidence les critères de l’anormalité de ce trouble (II),
mais surtout de s’interroger sur les rapports qu’entretient la sanction de ce
trouble avec la liberté de religion (III).
I. Petit inventaire des pratiques religieuses
génératrices de troubles de voisinage
6. Certaines pratiques religieuses peuvent être directement (A) ou indirectement (B) génératrices de troubles de voisinage.
A. La pratique religieuse, source directe de trouble de voisinage
7. Le trouble de voisinage peut être inhérent 14 à la pratique religieuse, en ce
sens qu’il est directement causé par l’exercice de celle-ci. Lorsqu’elle s’extériorise,
cette pratique engendre souvent du bruit pouvant incommoder le voisinage.
Les recueils de jurisprudence et les bases de données juridiques en témoignent :
les nuisances sonores représentent la grande majorité des troubles de voisinage
engendrés par la pratique religieuse individuelle et surtout collective. Les voisins
12
13
14
V. A. Debet, L’influence de la Convention européenne des droits de l’homme sur le droit civil,
Dalloz, 2002 ; F. Marchadier, « La réparation des dommages à la lumière de la Convention
européenne des droits de l’homme », RTd civ. 2009, p. 245 ; Ch. Quézel-Ambrunaz,
« Les troubles de voisinage face à la protection des droits fondamentaux », RdLF 2011,
chron. n° 3.
V. en droit canadien selon une approche droit et sociologie portant sur les cabanes (succah),
S. Van Praagh, « View from the Succah : Religion and Neighbourly Relations », in Law
and Religious Pluralism, R. Moon (dir.), Canada, Vancouver, UBC Press, 2008, p. 21 ;
« Troubles de voisinage : Droit, Égalité et Religion », in Le droit, la religion et le « raisonnable », Le fait religieux entre monisme étatique et pluralisme juridique, J.-F. GaudreaultDesbiens (dir.), Canada, Montréal, Thémis, 2009, p. 429.
V. CA Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 1006 : Jurisdata n° 2006-30914.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
175
se plaignent le plus souvent de la musique et des chants 15, des prières et des
incantations 16, voire « des cris et des plaintes » 17, des éclats de voix 18 et acclamations 19, si ce n’est des discours de prêcheurs amplifiés à l’aide de micros et autres
dispositifs de sonorisation 20.
L’exaspération franchit un degré supplémentaire lorsqu’ils ont à souffrir des
trépidations et vibrations insupportables causées par les battements de mains 21
et de pieds ou par les danses accompagnant certaines célébrations.
Amplifiées par le grand nombre de fidèles, ces vibrations peuvent en outre
présenter un risque pour la sécurité de ceux qui vivent ou travaillent à l’étage du
dessous en cas d’effondrement des planchers, lorsque l’activité cultuelle est exercée dans un appartement inapproprié à l’accueil du public. Or, le risque constitue un trouble traditionnellement pris en compte dans la théorie des troubles
de voisinage. Dans d’autres cas, c’est l’encombrement des parties communes par
l’installation dans la cour de l’immeuble d’une cabane dans le cadre de souccoth,
la « fête des cabanes » 22, qui peut, selon les circonstances de l’espèce, engendrer
un risque pour la sécurité des habitants en obstruant les sorties.
Par ailleurs, l’apposition de signes religieux sur un lot ou un fonds voisin peut
être source de trouble de voisinage s’ils sont à l’origine de la privation d’une vue
ou d’ensoleillement ou, inversement, d’un éclairage nocturne d’une intensité
excessive. A ainsi été jugé comme un trouble anormal de voisinage le dispositif
lumineux d’une croix de 7,38 mètres de haut projetant de nuit un éclairage bleuté
d’une intensité excessive sur les jardins, terrasses et habitations avoisinants 23.
15
16
17
18
19
20
21
22
23
CA Fort de France, 1er mars 1985 : Jurisdata n° 1985-044111 ; CA Paris, ch. 23, sect. B,
6 nov. 1987 : Jurisdata n° 1987-026514 ; TGI Fort de France, 4 déc. 1990 : Jurisdata
n° 1990-052419 ; CA Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 2006, préc. ; CA Paris, ch. 23, sect. B,
29 nov. 2007 : Jurisdata n° 2007-349756 ; Loyers et copropriété, mars 2008, comm. n° 69,
obs. G. Vigneron ; CA Versailles, ch. 4, 20 sept. 2010, n° 09/04274 ; CA Fort de France,
ch. civ., 25 mai 2012 : Jurisdata n° 2012-016693.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc. ; CA Fort de France, ch. civ., 25 mai 2012 :
Jurisdata n° 2012-016693.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc. ; CA Paris, ch. 23, sect. A, 19 mai 1987 : Jurisdata
n° 1999-023231.
CA Paris, ch. corr. 13, sect. B ; 14 janv. 2004, n° RG 00/05140 : Jurisdata 2004-287428
et sur pourvoi Cass. crim., 24 oct. 2006, n° 05-87.270.
CA Fort de France, 1er mars 1985 : Jurisdata 1985-044111 ; CA Paris, 29 nov. 2007,
n° 07/12503 : Jurisdata 2007-349756 : Loyers et Copropriété mars 2008, comm. n° 69, obs.
G. Vigneron ; CA Paris, ch. corr. 13, sect. B ; 14 janv. 2004, n° RG 00/05140 : Jurisdata
2004-287428 et sur pourvoi Cass. crim., 24 oct. 2006, n° 05-87.270 ; CA Paris, ch. 23,
sect. B, 29 nov. 2007, préc.
TGI Fort de France, 4 déc. 1990 : Jurisdata n° 1990-052419.
CA Paris, ch. 23, sect. A, 28 oct. 1998 : Jurisdata n° 1998-023172.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999 : Jurisdata n° 1999-102404.
176
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Plus rarement, le voisinage peut être incommodé par de fortes odeurs d’encens flottant dans la cage d’escalier 24. L’encens émet d’ailleurs de la fumée qui,
à forte dose, lorsqu’elle rend l’atmosphère opaque et irrite les yeux, est qualifiée
de trouble de voisinage 25.
B. La pratique religieuse, source indirecte de trouble de voisinage
8. La pratique religieuse peut être une source indirecte de trouble de voisinage, lorsque la nuisance ne naît pas dans l’exercice de cette pratique, mais est
liée à celle-ci en ce qu’elle apparaît à l’occasion ou pour les besoins de celle-ci.
La jurisprudence n’opère cependant pas souvent la distinction entre le trouble
inhérent à la pratique et celui en rapport avec celle-ci, et se contente de qualifier
le comportement de trouble de voisinage.
Constituent des troubles de voisinage nés « à l’occasion » de la pratique religieuse, les allées et venues incessantes de fidèles dans les parties communes de
l’immeuble 26, ainsi que leurs rassemblements à la sortie des offices 27. De même,
la présence de nombreux véhicules dans l’allée commune 28, le parking de l’immeuble 29 ou dans le voisinage immédiat 30 est également relevée. Ces passages
et rassemblements occasionnent en effet des nuisances sonores, voire portent
atteinte à la sécurité des personnes 31. À cela s’ajoute la nuisance olfactive que
constitue l’émission de gaz d’échappement due, notamment, à la présence de
nombreux véhicules de fidèles démarrant ensemble six fois par jour toutes les
trois heures 32.
D’autres troubles naissent du fait de comportements adoptés « pour les
besoins » d’une pratique religieuse, afin d’en permettre l’accomplissement. Il
24
25
26
27
28
29
30
31
32
CA Paris, ch. 23, sect. B, 6 nov. 1987 : Jurisdata, n° 1987-026514.
ibid.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 21 nov. 2002, n° RG 02/08030 : Jurisdata n° 2002-194919 ; CA
Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 2006, n° RG 05/19315 : Jurisdata, n° 2006-302914 ; CA
Versailles, ch. 3, 28 oct. 2010, n° RG 09/04813. Contra : CA Paris, ch. 1, sect. A, 1er juin
1999 : Jurisdata n° 1999-100041 (le désagrément résultant du passage de 150 à 250 fidèles
à l’heure de la prière le vendredi est jugé inopérant, la nuisance étant inférieure à celles
existantes à l’époque de l’utilisation commerciale du local).
CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1996 : Jurisdata n° 1996-042694.
CA Fort de France, 1er mars 1985 ; CA Colmar, ch. civ., 2, sect. A, 29 nov. 2007, n° RG
15/03476 ; CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
Il a été jugé que les difficultés de stationnement et d’encombrement de la “voie d’accès
pompiers” sont essentiellement des problèmes de police étrangers à la question des troubles
de voisinage, v. CA Paris, ch. 23, sect. B, 17 avr. 2008, n° RG 07/11661 : Jurisdata
n° 2008-367767.
CA Nîmes, ch. civ., 1, sect. B, 19 oct. 2010, n° RG 10/00643 (dans le jardin voisin).
ibid.
ibid.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
177
ne faut donc pas s’étonner que le fait de laisser une porte d’entrée ou un portail ouvert 33, voire de neutraliser les digicodes 34 pour pouvoir respecter shabbat
ou pour permettre aux fidèles de se rendre aux offices religieux le samedi, ait pu
être considéré comme constitutif d’un trouble de voisinage en raison des risques
engendrés (atteinte à la sécurité des personnes et des biens). De même, le fait
de laisser sans surveillance couler de l’eau 35 pour le même motif crée – outre les
éventuels bruits de canalisations – un risque d’inondation. Et que dire en ce cas
d’une cuisinière à gaz laissée allumée 36 ? La question pourrait également se poser
pour l’installation d’une antenne parabolique sur un balcon, afin de réceptionner
des émissions religieuses permettant de pratiquer « à distance ». L’édification
pour les besoins de la pratique religieuse d’un autel, d’une statue, d’un minaret
ou d’un lieu de culte, peut également être à l’origine d’un trouble de voisinage
occasionné par les bruits inhérents à la construction puis, le cas échéant, par la
privation d’une vue ou d’ensoleillement. Le préjudice esthétique lié à « l’aspect
extérieur » et à la « décoration » d’un bâtiment à usage de temple bouddhiste a
été jugé comme « n’étant pas spécifiquement lié(s) à l’exercice du culte mais [pouvant] procéder de l’objet pour lequel l’Association avait été à l’origine » 37.
9. Si ses statuts le permettent, l’association peut organiser des activités accessoires (réceptions liées à la vie de la communauté religieuse, enseignement,
conférences, kermesses, fêtes etc.) 38 ou exercer des activités économiques pouvant être sources de nuisances sonores ou olfactives. Il convient de rechercher
au cas par cas si ces activités peuvent ou non être rattachées à l’activité cultuelle.
Ainsi a-t-il été jugé que les activités d’enseignement confessionnel dispensé à des
enfants, dont les récréations bruyantes étaient à l’origine de nuisances acoustiques, présentent un tel lien 39. À défaut de mettre en évidence ce lien, ces nuisances n’en pourront pas moins, en tant que telles, recevoir la qualification de
troubles anormaux du voisinage.
33
34
35
36
37
38
39
CA Versailles, ch. 3, 28 oct. 2010, n° 09/04813.
CA Paris, 28 octobre 1998, n° RG 1997/14708 : Jurisdata n° 1998-02372.
L’eau peut par ailleurs constituer une source de bruit.
Il convient d’observer que la difficulté réside dans la mise en évidence du trouble, hors du
cas de réalisation du risque.
CA Colmar, ch. civ., 2, sect. A, 29 nov. 2007, n° RG 15/03476.
CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1996, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. A, 19 mai 1987, préc.
178
dRoiT ET RELigion En EURoPE
II. L’anormalité du trouble lié à la pratique religieuse
10. Tout trouble ne peut assurément constituer un trouble de voisinage.
Une simple gêne ne suffit naturellement pas à sa caractérisation. Comme la
Cour d’appel de Versailles l’a jugé, « les chants religieux ne sont en eux-mêmes
nullement constitutifs de bruit » 40. Seul le trouble anormal, à savoir celui qui
excède les inconvénients normaux du voisinage peut être réparé en application
de la théorie des troubles de voisinage. La difficulté réside dans l’identification
du seuil au-delà duquel l’anormalité ou l’excès des conséquences qu’il engendre
est caractérisé. Cette notion est abandonnée au pouvoir souverain des juges du
fond qui apprécient in concreto la réalité, la nature et la gravité du trouble en
prenant en considération un certain nombre de variables reflétant la relativité
de l’anormalité. Certains paramètres d’appréciation sont liés à la nuisance ellemême (A), d’autres ont trait aux parties au litige (B).
A. Les paramètres tenant à la nuisance
11. Pour caractériser l’anormalité du trouble occasionné par la pratique religieuse, les juges prennent en compte un ou plusieurs paramètres relatifs à la
nuisance alléguée.
L’un des paramètres qui s’impose avec la force de l’évidence consiste dans
l’intensité de la nuisance. Les magistrats relèvent sur ce point divers éléments
de nature à mettre en évidence l’anormalité, tel que le nombre de décibels
d’une nuisance sonore mesurée au moyen d’instruments adéquats, le caractère
« audible(s) depuis le trottoir situé à 10 mètres de l’immeuble » des chants attesté
par constat d’huissier 41, voire la précédente verbalisation du comportement
pour tapage 42. La démonstration de l’anormalité du trouble ne posera guère
difficulté lorsque le bruit est aggravé par l’utilisation de micros et autre matériel
d’amplification sonore 43 ou par l’absence d’isolation phonique de l’immeuble 44.
Le nombre de participants est en outre fréquemment relevé 45 en ce qu’il est un
40
41
42
43
44
45
CA Versailles, ch. 4, 20 sept. 2010, n° 09/04274.
CA Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 2006, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
CA Fort de France, 1er mars 1985, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 6 nov. 1987, préc.
CA Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 2006 (jusqu’à 45 personnes) ; CA Paris, ch. 23 sect. B,
6 nov. 1987, préc. (fréquentation du local par une cinquantaine de personnes). Inversement,
il a pu être décidé par la Cour d’appel de Paris (CA Paris, ch. 23 sect. B, 17 avr. 2008 :
Jurisdata n° 2008-367767) que la sortie de 654 personnes en 2 heures, 120 minutes, soit
en moyenne 5 à 6 par minute, n’est pas en elle-même de nature à créer des nuisances et que
le filtrage de la sortie par une petite porte latérale assure une sortie plus discrète, étalée dans
le temps et de nature à éviter les nuisances sonores. Si la preuve de nuisances sonores n’était
Pratique religieuse et troubles de voisinage
179
facteur d’accroissement de l’intensité de la nuisance. Quant à l’importance des
fumées d’encens, il a pu être souligné que « l’atmosphère [de la cage d’escalier]
y est opaque et que les yeux sont irrités par les fumées » 46. « L’intensité excessive »
de l’éclairage ou la « forte luminosité » d’une grande croix érigée sur le terrain
voisin 47 manifeste également l’importance et, partant, l’anormalité du trouble.
12. Un autre paramètre pris en compte a trait à la durée et la fréquence du
trouble occasionné. Les juges sont à cet égard d’autant plus enclins à admettre
l’anormalité d’un trouble que la nuisance est répétée 48 et/ou qu’elle s’étend sur
de longues périodes, voire lorsqu’elle est permanente 49. On en donnera pour
exemple la forte luminosité de la croix imposée aux voisins toutes les nuits 50, ainsi
que le caractère bruyant de cultes se déroulant au moins deux fois par semaine
et parfois tous les soirs, troublant de façon « quasi-permanente » les voisins 51.
Il convient de remarquer que le caractère limité de nuisances sonores excessives
caractéristiques d’un trouble « à des périodes précises de l’année, essentiellement
estivales » 52 peut être pris en compte pour limiter l’indemnité à la charge de l’association cultuelle auteur du trouble 53. Il devrait en aller de même de la construction temporaire d’une cabane dans les parties communes.
En revanche, le caractère ponctuel ou isolé du trouble permet d’en écarter
l’anormalité. Il a ainsi été jugé qu’une manifestation isolée contre « l’expansion » de l’église de Scientologie dans un quartier ne constitue pas un trouble
social de voisinage 54. Il devrait en être de même du caractère unique et exceptionnel de l’abattage rituel d’un mouton dans un appartement 55.
13. Le moment du trouble est également important dans la qualification. Ce qui est supportable le jour peut s’avérer intolérable la nuit. Aussi, les
juges n’évaluent-ils pas de la même manière le trouble selon qu’il présente un
46
47
48
49
50
51
52
53
54
55
pas rapportée en l’espèce, on peut toutefois s’interroger en termes d’appréciation sur le point
de savoir s’il est préférable d’organiser une sortie par une porte latérale s’étalant sur 2 heures
ou sur une sortie plus rapide par la grande porte de l’immeuble.
CA Paris, 6 nov. 1987, préc.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. A, 28 oct. 1998, préc.
Par exemple pour l’apposition d’un signe religieux.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
CA Fort de France, 1er mars 1985, préc. ; TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1996, préc.
V. infra, n° 27.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 21 nov. 2002, n° RG 2002/08030 : Jurisdata n° 2002-194919.
V. pour le rejet d’une action en résiliation d’un bail pour abus de jouissance du locataire au
motif du caractère unique d’un abattage rituel v. CA Paris, 18 avr. 1985 : Jurisdata
n° 1985-021823. Sur les rapports entre la théorie des troubles du voisinage et l’illicéité du
comportement, v. supra, n° 2.
180
dRoiT ET RELigion En EURoPE
caractère diurne ou nocturne, en particulier lorsqu’il s’agit de bruit. Le tapage
nocturne est d’ailleurs pénalement sanctionné 56. Sont indiscutablement anormaux les bruits de musique, de chants, et de messes célébrées les vendredis ou
samedis soir de minuit à quatre heures du matin dans le sous-sol du local laissant entendre des cris et des plaintes 57. Il en va de même de l’éclairage de forte
intensité d’une grande croix toutes les nuits 58. Selon la même démarche motivée par la préservation du repos, il est tenu compte également du jour où a lieu
la nuisance, en qualifiant de trouble anormal la pratique religieuse ayant lieu
« à une heure et des jours (en particulier les samedis et dimanches) où justement,
[les voisins] aspirent au repos » 59, les dimanches et jours fériés « soit pendant des
périodes en principe vouées au repos » 60, voire également en semaine 61.
14. Les circonstances de lieu, classiquement importantes dans la mise en
évidence du trouble de voisinage, apparaissent également comme un paramètre
non négligeable dans l’appréciation de l’anormalité du trouble dans la jurisprudence mettant en cause la pratique religieuse. Ainsi, les juges relèvent-ils le fait
que le lieu de culte est installé dans un lotissement ou un quartier résidentiel 62,
ou dans un immeuble à usage d’habitation bourgeoise 63. Dans l’affaire de la
croix lumineuse, les juges nîmois ont pour leur part noté que l’éclairage de cet
ouvrage caractérise un trouble excédant manifestement les inconvénients normaux du voisinage, compte tenu du lieu où elle est édifiée, par la gêne qu’elle
constitue pour les voisins « dont les jardins, terrasses et habitations sont éclairés
et subissent la nuit les inconvénients de cette forte lumière ambiante dans un
environnement résidentiel boisé », et ce nonobstant la végétation existante, alors
qu’ils « ont fait le choix d’habiter dans un environnement résidentiel préservé des
nuisances de la ville » 64. Mais contrairement à une idée reçue, la situation des
faits en milieu urbain n’est pas toujours un élément de nature à écarter l’anormalité 65, sauf s’il s’avère que le secteur est « objectivement bruyant » 66. De même,
56
57
58
59
60
61
62
63
64
65
66
V. supra, n° 2.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
CA Fort de France, 1er mars 1985, préc. ; TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
CA Fort de France, 1er mars 1985, préc. (installation d’un temple religieux dans un pavillon
situé dans un lotissement) ; CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1986 : Jurisdata n° 1996042694 ; CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
CA Versailles, ch. 3, 28 oct. 2010 préc. En ce cas, la présence de ce lieu de culte constitue
par ailleurs une violation du règlement de copropriété.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1986, préc.
V. CA Versailles, ch. 3, 28 oct. 2010, n° 09/04813.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
181
il a été admis que la proximité d’un collège ne saurait être prise en considération pour écarter le trouble, cet établissement ne connaissant aucune activité les
dimanches et jours fériés où ont lieu les troubles 67.
B. Les paramètres tenant aux parties au litige
15. Le profil de la victime d’un trouble de voisinage lié à la pratique religieuse
ne correspond fort heureusement pas – du moins pas toujours – à la caricature
du voisin irascible, animé d’un esprit de chicane, ou du « laïcard » militant. Certains éléments peuvent en effet rendre une personne plus sensible que d’autres
à un trouble. Aussi convient-il de s’interroger sur le point de savoir s’il importe
d’introduire dans l’appréciation in concreto de l’anormalité du trouble de voisinage une dose de subjectivité tirée des prédispositions particulières, personnelles
ou professionnelles, de la victime 68, tout au moins lorsqu’elles sont objectives
et connues, et dans l’affirmative sur ce qui doit y être intégré.
Pour ce qui concerne, en premier lieu, la prise en compte des prédispositions
personnelles de la victime, la jurisprudence est assez nuancée. Si son grand âge
(81 ans) 69 a pu être relevé, sa maladie ou son obligation pour des motifs professionnels de dormir le jour devraient aussi pouvoir être retenues car participant
du même esprit. La jurisprudence est en revanche plus réticente à tenir compte
de ses troubles psychologiques. En témoigne un arrêt de la Cour d’appel de Versailles 70 qui a rejeté l’action en réparation au motif que la demanderesse « présentait une pathologie hypertensive avec une intolérance au bruit ». Pour des troubles
psychosomatiques, il peut en outre s’avérer difficile de discerner ce qui relève de
la sensibilité propre de la victime et qui a peut-être été révélé ou amplifié par la
nuisance, de ce qui est engendré par cette dernière.
En second lieu, les activités professionnelles ou autres de la victime peuvent
être prises en considération pour caractériser son préjudice. Si la jurisprudence
a admis qu’un chirurgien-dentiste peut être incommodé par les fumées odorantes émises par un restaurant 71 et qu’un orthodontiste peut être perturbé par
67
68
69
70
71
TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
V. sur cette question, notamment : Nguyen Than Nha, « L’influence des prédispositions de
la victime sur l’obligation de réparation du défendeur à l’action en responsabilité », RTd
civ., 1976, p. 1. Adde G. Montanier, L’incidence des prédispositions de la victime sur la
causalité du dommage, Thèse Grenoble, 1981.
TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
CA Versailles, 28 oct. 2010, n° RG 09/04813.
V. CA Chambéry, 2e ch., 8 nov. 2005 : Jurisdata n° 2005-298989. Contra pour un neuropsychiatre s’étant plaint des bruits de piano : il a été jugé que le bruit n’était pas excessif en
considération des conditions normales habitation et d’utilisation, la gêne provenant de
l’activité spécifique du demandeur, CA Paris, 8e ch. A, 2 mai 1984 : Jurisdata n° 1984022426.
182
dRoiT ET RELigion En EURoPE
la sonorisation d’un magasin situé au-dessous de son cabinet 72, elle devrait pouvoir admettre également qu’il puisse l’être par les bruits et vibrations occasionnées par une pratique religieuse. Il n’y a d’ailleurs aucune raison qu’il n’en soit
pas de même de tout autre professionnel tenu d’effectuer une tâche nécessitant
concentration et précision. Il pourrait encore en aller ainsi du voisin bouddhiste
perturbé dans sa méditation par ces mêmes nuisances, voire d’une association
cultuelle victime des interférences sonores causées par une autre association
de même type installée à proximité immédiate. Quant au spécialiste du droit
des religions, il ne saurait se voir dénier son trouble au motif que sa profession
aurait pu, au fil des années, l’imperméabiliser aux inconvénients liés à la pratique religieuse.
16. En revanche, il est clair que des éléments subjectifs pouvant être à l’origine de conflits de perceptions ou d’opinions ne sauraient trouver place dans la
caractérisation de l’anormalité du trouble. Ainsi ne saurait-il être tiré argument
des convictions religieuses du demandeur à l’action en réparation, que cellesci soient différentes de celles du défendeur ou qu’elles soient inexistantes. « La
notion de nuisance doit reposer sur des éléments objectifs et non sur les opinions ou
difficultés psychologiques de ceux qui n’admettent ou ne comprennent pas que l’on
pratique une religion ou que l’on en pratique une autre que la leur » 73. De même,
« le débat existant entre les parties sur le caractère sectaire ou non de l’association à
l’origine de l’implantation [de la croix lumineuse litigieuse], comme le débat qui
divise certains membres de l’église catholique sur le bien-fondé de ce mouvement,
sont indifférents et sans portée dans l’appréciation du trouble excédant les inconvénients normaux de voisinage auquel il était demandé de mettre fin » 74.
17. Par ailleurs, l’auteur du trouble peut-il opposer à son voisin sa « préoccupation » des lieux pour lui dénier le droit de se plaindre ? En faveur d’une
réponse positive, il peut être avancé que, s’étant installé le premier, il bénéficierait du privilège que lui confère son antériorité. N’y a-t-il pas en effet acceptation du risque à venir s’établir en connaissance de cause aux abords d’un
établissement bruyant et « quelque perversité à revendiquer ensuite la qualité
de victime » 75 ? Aussi, celui qui loue un appartement dans un immeuble dans
lequel est installé un lieu de culte doit s’attendre à y entendre des chants, tout
comme celui qui achète une maison à proximité d’une église s’expose à entendre
sonner les cloches etc. En outre, ayant peut-être bénéficié d’un prix avantageux
en raison de cet élément, le post-occupant serait malvenu de se prétendre
incommodé. En faveur d’une réponse négative, il peut être souligné qu’admettre
72
73
74
75
CA Dijon, ch. B, 30 juin 2005 : Jurisdata n° 2005-274680.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 17 avr. 2008.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
G. Courtieu, « Régimes divers Troubles de voisinage », J.Cl. civil, fasc. 265-10, n° 86.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
183
en toutes circonstances le privilège de l’antériorité reviendrait en quelque sorte
à « légaliser la quasi-totalité des nuisances existantes » 76 ou à créer une quasi-servitude d’urbanisme au mépris de l’article 691 du Code civil.
C’est pourquoi, la jurisprudence judiciaire a très tôt rejeté la théorie de
l’acceptation des risques 77. Toutefois, un arrêt de la Cour d’appel d’Orléans
du 20 mars 1996 78 a admis l’application du privilège de l’antériorité aux fins
de modérer l’indemnité mise à la charge de l’association cultuelle, auteur d’un
trouble de voisinage.
Le législateur en a, pour sa part, limité la recevabilité. En vertu de l’article L.
112-16 du Code de la construction et de l’habitation 79 : « les dommages causés
aux occupants d’un bâtiment par des nuisances dues à des activités agricoles, industrielles, artisanales, commerciales ou aéronautiques n’entraînent pas droit à réparation lorsque le permis de construire afférent au bâtiment exposé aux nuisances a
été demandé ou l’acte authentique constatant l’aliénation ou la prise de bail établi
postérieurement à l’existence des activités les occasionnant dès lors que ces activités
s’exercent en conformité avec les dispositions législatives ou réglementaires en vigueur
et qu’elles sont poursuivies dans les mêmes conditions ». La jurisprudence interprète
strictement ce texte et, en particulier, elle ne l’applique pas aux relations de
copropriétaires 80. Cette interprétation stricte devrait d’ailleurs justifier l’exclusion des activités cultuelles, puisque celles-ci ne figurent pas dans l’énumération.
À vrai dire, on éprouve quelques difficultés à voir dans l’activité cultuelle une
activité industrielle ou commerciale, bien que certains arrêts aient pu l’admettre
au sujet du bail commercial 81. Cette solution peut être plus vraisemblablement
76
77
78
79
80
81
F. Caballero, Essai de la notion juridique de nuisance, LGDJ, 1981, p. 270.
V. Cass. civ., 18 févr. 1907 : DP 1907, 1, p. 385, note G. Ripert ; S. 1907, 1, p. 77. La
solution a été confirmée par la suite à plusieurs reprises. Comp. en droit administratif : CE,
10 déc. 1967, Sieur Chambellan : Rec. CE 1967, p. 521 ; CE, 10 juill. 1996, n° 143487,
Meunier : Rec. CE 1996, p. 289. V. I. Mariani-Benigni, « L’exception de risque accepté
dans le contentieux administratif de la responsabilité », Rd publ. 1997, p. 841. Sur une
sonnerie de cloches, v. CAA Bordeaux, 19 juin 2007, n° 05BX01912, Cne de Biran ; CAA
Nancy, 24 sept. 1999, Cne Berentzwiller, Environnement 2009, n° 136, obs. D. Gillig.
CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1996, préc.
Instaurée par la loi n° 76-1285 du 31 décembre 1976, la règle, qui figurait alors à l’article L. 421-9 du Code de l’urbanisme, a été transférée à l’article L. 112-16 du Code de la
construction et de l’habitation.
Cass. 3e civ., 23 janv. 1991 : Bull. civ., III, n° 31 ; Resp. civ. et ass. 1991, comm. n° 141.
CA Paris, Ch. 23, sect. B, 17 avril 2008 : Jurisdata n° 2008-367767. S’agissant de la nature
de l’activité cultuelle, il a pu être jugé de manière contestable au sujet de règlements de
copropriété que « l’enseignement, l’organisation d’activités culturelles de loisirs et même cultuelles
constituent […] des ‘industries’ au sens large du terme ». Les juges admettent la conformité de
l’activité cultuelle à la destination de l’immeuble et au règlement de copropriété lorsqu’il
mentionne une affectation à usage commercial ou d’entrepôts : v. Cass. 3e civ., 20 juill. 1994,
n° 92-17.651 : Bull. civ., III, n° 156 ; JCP G 1994, IV, p. 309 ; JCP n, 1995, II, p. 495 ;
d. 1994, IR, p. 224 (sol impl. le règlement de copropriété stipulant que l’immeuble était
184
dRoiT ET RELigion En EURoPE
justifiée par le fait que retenir au bénéfice d’une association religieuse l’application de la théorie de la préoccupation permet de préserver l’exercice de la liberté
de religion, dont la sanction du trouble de voisinage constitue une limite.
III. La sanction du trouble de voisinage
et la liberté de religion
18. En ce que le trouble de voisinage constaté est lié à la pratique religieuse
de son auteur, sa sanction peut être de nature à porter atteinte à la liberté de
religion garantie par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales 82. En effet, l’injonction
d’avoir à faire cesser le trouble peut être perçue par son auteur comme une ingérence dans l’exercice de son droit de manifester sa religion « individuellement ou
collectivement, en public ou en privé, par le culte, […] les pratiques et l’accomplissement des rites » au sens de ce texte. Quelques rares décisions de justice présentent
heureusement le mérite de faire référence à la liberté de religion 83. L’une d’elles
82
83
destiné à l’usage mixte d’habitation et de locaux professionnels ou commerciaux, et que
n’importe quel commerce ou artisanat pouvait être exercé dans les locaux du rez-de-chaussée)
sur pourvoi contre CA Paris, ch. 23, sect. B, 12 juin 1992 : Jurisdata n° 1992-022068 ; Cass.
3e civ., 8 mars 1995 : JCP N 1995, II, p. 1395 ; JCP G 1995, IV, p. 136 ; CA Versailles,
6 mars 1996 : Jurisdata n° 1996-041462. Contra : CA Paris, Ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007 ;
CA Paris, ch. 16, sect. 1, 18 nov. 1986, Jurisdata, n° 1986-027140.
Aux termes de ce texte : « Toute personne a le droit à sa liberté de pensée, de conscience et de
religion, ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté
de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement de rites.
La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions
que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou
à la protection des droits et libertés d’autrui ».
CA Paris, ch. 23, sect. B, 12 juin 1992, préc. CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc. ;
CA Paris, ch. corr. 13, sect. B, 14 janv. 2004 préc. et sur pourvoi : Cass. crim., 24 octobre
2006, n° 05-87.270 ; CA Versailles, ch. 4, 20 sept. 2010, n° 09/04274. Comp. sur le terrain
de la violation des dispositions du règlement de copropriété sans s’être situé sur le terrain
des troubles de voisinage : Cass. 3e civ., 8 juin 2006, n° 05-14.774 : Bull. civ. III, n° 140 ;
Jurisdata n° 2006-033890 ; Petites affiches 2006, n° 133, p. 9, note D. Fenouillet ; Loyers
et copr. déc. 2006, rep. 11, obs. J. Monéger ; JCP G 2006, p. 2379 et JCP N 2006,
p. 1889 ; RJPF 2006, n° 10, obs. E. Putman ; RTd civ. 2006, p. 722, obs. J.-P. Marguénaud
et P. Rémy-Corlay ; dr. et patrimoine juill. 2007, p. 82, obs. J.-P. Seube et T. Revet. Adde
A.-S. Ract et C. Amson, « La difficile conciliation de la loi civile et de la loi religieuse »,
gaz. Pal. 8-9 juin 2007, p. 2 ; G. Lardeux, « Liberté contractuelle du bailleur et liberté
fondamentale du preneur », Rev. contrats 2004, p. 348 ; C. Atias, « Liberté religieuse et
légalité : la suprématie de la règle inférieure sur la règle supérieure et l’éviction de l’ordre
public », d. 2006, p. 2887 ; J. Raynaud, « Harmonie de l’immeuble contre liberté reli-
Pratique religieuse et troubles de voisinage
185
considère toutefois que cette liberté « n’est pas en cause » dans le litige 84 sans plus
de précision. Certes, la liberté de religion n’intervient pas au stade de la mise
en évidence du caractère anormal du trouble. En effet, la nuisance ne porte pas
atteinte à la liberté de religion, puisque c’est tout au contraire l’exercice de cette
liberté qui est la cause de ce trouble. En revanche, la liberté de religion a tout à
voir avec la détermination de la sanction. Parce qu’elle peut conduire à imposer
une restriction à cette liberté, la sanction du trouble de voisinage doit être proportionnée (B) au but légitime qui la justifie, ce qui impose une mise en balance
des intérêts antagonistes (A).
A. La balance des intérêts antagonistes
19. Appelés à infliger une sanction à l’auteur d’un trouble de voisinage lié
à la pratique religieuse, les juges judiciaires doivent déterminer le point d’équilibre entre les droits et libertés antagonistes que sont, d’un côté, la liberté de religion de l’auteur du trouble et, de l’autre, le but légitime justifiant le prononcé
de la sanction, qu’est l’ordre public, la sécurité publique, la santé publique, ou
la protection des droits et libertés de celui qui en est victime.
20. La pratique religieuse à l’origine du trouble de voisinage participe, du
point de vue de son auteur, fidèle ou association, de l’exercice de sa liberté de
religion, entendue comme son droit de manifester individuellement ou collectivement sa religion en public ou en privé, par le culte, les pratiques et l’accomplissement des rites. À cet égard, il convient de souligner qu’un trouble anormal
de voisinage n’est pas nécessairement la conséquence d’un abus dans la pratique
religieuse. Une pratique conforme aux préceptes du droit interne d’une religion
peut être à l’origine d’un tel trouble. Ainsi, la musique, les chants, les acclamations et battements de mains peuvent, du point de vue de l’exercice du culte,
être tenus pour parfaitement normaux. Ils peuvent néanmoins caractériser un
trouble anormal de voisinage en raison des bruits et des trépidations qu’ils occasionnent et eu égard aux circonstances dans lesquels ils ont lieu. Il est certes
des cas dans lesquels un abus peut être identifié, comme lorsque des messes se
déroulent jusqu’à 4 heures du matin amplifiées par un matériel de sonorisation 85. Ce comportement, susceptible de tomber sous le coup de la loi pénale,
pourrait d’ailleurs être analysé comme un acte de prosélytisme abusif.
L’exercice de la liberté de religion trouve toutefois sa limite dans l’ordre public,
la sécurité publique, la santé publique, ainsi que dans la protection des droits et
liberté d’autrui, conformément au paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention.
84
85
gieuse : la Cour de cassation placerait-elle un règlement de copropriété au sommet de la
hiérarchie des normes ? », AJdi 2006, p. 609.
CA Versailles, ch. 4, 20 sept. 2010, n° 09/04274.
Cass. crim., 24 oct. 2006, n° 05-87.270.
186
dRoiT ET RELigion En EURoPE
21. Lorsqu’elle caractérise un trouble anormal de voisinage, la pratique religieuse porte atteinte à l’une de ces exigences impératives. Ainsi, le tapage nocturne et l’atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé sont des atteintes
à l’ordre et à la santé publics pénalement sanctionnées (C. pén., art. R. 623-2 ;
C. santé publ., art. R. 1337-7). De même, lorsqu’un risque est invoqué au titre
de la théorie des troubles de voisinage, il n’est pas rare que soit concernée la
sécurité des copropriétaires ou des locataires 86. Il en va de même de leur santé
lorsque la nuisance prend la forme de bruit, de fumées ou de vibrations. Par
ailleurs, le trouble peut, dans certains cas, caractériser une atteinte au droit de
propriété de la victime protégé par l’article 1er du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme 87. Enfin, un trouble de
voisinage présentant un seuil minimum de gravité peut constituer une atteinte
au droit au respect du domicile, lequel participe de celui de la vie privée garanti
par l’article 8 de cette convention 88. Le juge doit opérer une conciliation entre
deux droits garantis par la Convention, l’obligation de réparer devant s’accorder
avec l’effectivité de la liberté de religion.
B. À la recherche de la sanction proportionnée
22. Lorsqu’elle constitue une restriction à la liberté de religion, la sanction
du trouble de voisinage doit être strictement nécessaire au but légitime qui la
justifie, qu’il s’agisse de l’ordre public ou de la protection des droits et libertés
de la victime 89. L’examen de la jurisprudence révèle cependant que rares sont les
86
87
88
89
La question pourrait se poser au sujet de l’installation sur un balcon d’une cabane à l’occasion de la fête de Souccoth ou d’une antenne satellite pour pratiquer « à distance ».
On rappellera à cette occasion qu’à l’origine, les troubles de voisinage ont été abordés sur
le terrain de l’abus du droit de propriété, v. Cass. req., 12 nov. 1838 : d. 1888, chron.
p. 407 ; Cass. civ., 27 nov. 1844 : DP 1845, 1, p. 13 ; S. 1844, 1, p. 811.
V. notamment CEDH, sect. V, 29 sept. 2009, Galev c. Bulgarie : req. n° 18324/04 ; CEDH
sect. V, 20 mai 2010, Oluic c. Croatie : req. n° 61260/08 ; CEDH, 3 mai 2011, Apanasewicz
c. Pologne : req. n° 6854/07 (« L’individu a droit au respect de son domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute
tranquillité, dudit espace. des atteintes au droit au respect du domicile ne visent pas seulement
les atteintes matérielles ou corporelles, telles que l’entrée dans le domicile d’une personne non
autorisée, mais aussi les atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions,
les odeurs et autres ingérences. Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son
droit au respect du domicile parce qu’elles l’empêchent de jouir de son domicile »). Toutefois la
CEDH ne reconnaît pas expressément le droit à un environnement sain et calme V. CEDH
sect. V, 12 mai 2009, Greenpeace E.V. c. Allemagne : req. n° 18215/06 ; CEDH, 3 mai
2011, Apanasewicz c. Pologne : rep. N° 6854/07. V. J.-P. Marguénaud, « Tranquillité du
domicile et droit de l’homme à l’environnement », d. 2007, p. 1324.
On notera que devant la Cour européenne des droits de l’homme, la mesure incriminée
restreignant la liberté de religion doit avoir une base juridique, être « prévue par la loi » au
sens de l’article 9 de la convention, la loi doit devant s’entendre dans son sens matériel et non
formel non seulement comme englobant le texte écrit, mais également le « droit élaboré » par
Pratique religieuse et troubles de voisinage
187
décisions témoignant d’une réflexion des magistrats sur la proportionnalité de la
sanction en rapport avec l’atteinte qu’elle porte à la liberté de religion 90. Aussi,
est-il intéressant de tenter de déterminer, à partir de l’éventail des sanctions du
trouble de voisinage 91, celles qui permettent de concilier les intérêts antagonistes
en présence. Il convient à cet égard de distinguer les mesures tendant à la cessation du trouble de celle relative à sa réparation.
23. En premier lieu, la mesure qui procure a priori satisfaction immédiate à
la victime réside en la cessation du trouble 92. Au besoin sous astreinte, le juge
des référés peut enjoindre à l’auteur du trouble de faire cesser ce qui est manifestement illicite 93. Il convient, autant que faire se peut, de ramener le trouble
à la normalité en en supprimant l’excès. Il existe toutefois des manières plus ou
moins radicales d’y parvenir, dont il importe de mesurer la proportionnalité à
l’aune de l’atteinte portée la liberté de religion.
24. La mesure idéale consiste, lorsque cela est possible, à ordonner les
aménagements adéquats de nature à faire cesser le trouble sans porter atteinte
ou sans porter une atteinte excessive à la liberté de religion. Ainsi, « en ordonnant aux appelants de supprimer le dispositif lumineux équipant la croix sans
leur imposer son enlèvement pur et simple comme il l’était demandé, le Juge des
référés a prescrit une mesure limitée et suffisante pour faire cesser le trouble anormal lié à son seul éclairage la nuit mais sans porter atteinte à la liberté de pensée
et de religion invoquée par [les victimes] puisque l’enlèvement de ce signe n’est pas
ordonné » 94. Il en va de même de la condamnation du président d’un centre
évangéliste à prendre en charge la réalisation de travaux d’insonorisation ou
d’isolation phonique nécessaires à la cessation des nuisances sonores préconisés
90
91
92
93
94
les juges. Le principe prétorien selon lequel « nul ne doit causer à autrui un trouble de voisinage », que certains ont qualifié de principe général du droit (v. J.-L. Bergel, note sous Cass.
2e civ., 28 juin 1995, Rd imm. 1996, p. 175), peut d’ailleurs être vu comme découlant de
l’article 4 de la Déclaration de 1789 selon lequel « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui
ne suit pas à autrui ». Saisi par la Cour de cassation d’une question prioritaire de
constitutionnalité de l’article L. 112-16 du Code de la construction et de l’habitation, le
Conseil constitutionnel (C. constit, déc. n° 2011-116, QPC, 8 avr. 2011, M. Michel Z. et a.)
a considéré qu’il résulte de l’article 4 de la déclaration de 1789 « qu’en principe, tout fait
quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est
arrivé à le réparer » et que l’article L. 112-16 ne méconnaît pas le principe de responsabilité.
V. supra, n° 18.
Seront laissées de côté les sanctions spécifiques, telles que les peines contraventionnelles de
troisième classe (soit au plus 450 euros) fulminées par les articles R. 623-2 du Code pénal
et R. 1337-7 du Code de la santé publique et de la résiliation du contrat lorsque le trouble
lié à la pratique religieuse constitue l’inexécution d’une obligation.
Il peut constater sa cessation effective.
C. P. C., art. 809.
CA Nîmes, ch. 1, sect. B, 21 oct. 1999, préc.
188
dRoiT ET RELigion En EURoPE
par l’expert 95. Dans ce cas, la décision de suspension de l’activité religieuse tant
que les mesures n’auront pas été prises n’est pas contraire au principe de proportionnalité 96. L’interdiction d’utiliser du matériel d’amplification, tout au
moins au-delà de certains décibels ou d’une certaine heure, paraît également
passer avec succès le test de proportionnalité.
25. Plus délicate est l’appréciation de la mesure consistant en l’interdiction
de la pratique religieuse dans les locaux. On est ici en présence d’un trouble
de voisinage inhérent à la pratique religieuse. Dans certains cas, cette pratique
est purement et simplement interdite, par exemple en cas d’injonction de cesser l’affectation des locaux loués à l’usage de lieu de culte à l’ensemble d’une
communauté 97, voire toute célébration de culte 98 ou cérémonie religieuse 99,
éventuellement assortie de l’obligation de mettre fin à la domiciliation de l’association dans les lieux 100 ou d’une expulsion 101.
Le plus souvent, les mesures adoptées pour faire cesser le trouble de voisinage
reviennent indirectement à interdire la pratique religieuse en la rendant, telle
quelle, impossible ou plus difficile, voire en conduisant à sa dénaturation. Tel est
le cas de l’interdiction de recevoir du public 102, qui se ramène à une interdiction
de la pratique religieuse collective dans le local. Telle est encore le cas de la défense
faite au locataire 103 d’encombrer les parties communes de cabanes, d’empêcher la
fermeture de l’immeuble et de faire obstacle au fonctionnement du digicode 104.
Sauf à organiser parallèlement la pose de serrures mécaniques à côté des digicodes 105, cette injonction est de nature à entraver le respect des prescriptions
95
96
97
98
99
100
101
102
TGI Fort de France, 4 déc. 1990, préc.
ibid.
CA Paris, ch. 14, sect. A, 17 mai 1006, préc.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
CA Fort de France, ch. civ., 25 mai 2012, préc.
ibid.
CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc.
CA Nîmes, ch. civ. 1, sect. B, 19 oct. 2010, n° RG 10/00643 (et à titre subsidiaire la cessation de l’utilisation du terrain à usage de stationnement ainsi que les allées et venues des
voitures de fidèles, et ce sous astreinte).
103 Pour un bail usage de lieu de culte et d’enseignement religieux.
104 CA Paris, Ch. 23, sect. A, 28 oct. 1998, préc.
105 Cette question a donné matière à jurisprudence, Cass. 3e civ., 18 déc. 2002, n° 01-00.519 :
Bull. civ. III, n° 262 ; RJPF avr. 2003, n° 4, p. 9, note Garaud ; RTd civ. 2003, p. 290, obs.
J. Mestre et B. Fages ; RTd civ. 2003, p. 382, obs. J.-P. Marguénaud et J. Raynard ; RTd
civ. 2003 p. 575, obs. R. Libchaber ; Rev. contrats 2003, p. 220, obs. A. Marais ; Rev. contrats
2004, p. 231, obs. J. Rochfeld et p. 348, obs. Lardeux ; Rev. loyers 2003, p. 217, obs.
G. Lejwi ; Administrer mai 2003, p. 30, obs. P. Baudoin ; AJdi mars 2003, p. 181, obs.
Y. Rouquet ; dr. et patrimoine 2003, n° 117, p. 85, obs. G. Loiseau ; Rev. procédures 2003,
p. 157, obs. B. Vareille, rendu sur pourvoi contre CA Paris, 27 oct. 2000 : Jurisdata n° 2000-
Pratique religieuse et troubles de voisinage
189
relatives à shabbat. De même l’injonction de faire cesser toute musique, tout
chant, bref tout ce qui nuit à la tranquillité du voisinage, conduit indirectement à
mettre un terme aux pratiques individuelles, ainsi qu’aux rites et célébrations collectifs qui en comportent. Cela revient également à porter atteinte aux modalités
d’expression consubstantielles à certaines célébrations évangélistes. À suivre cette
approche, la pratique religieuse ne serait donc tolérable… que si elle s’exprime
sans bruit ! Se profile ainsi l’idée exprimée par un arrêt de la Cour d’appel de Fort
de France, selon laquelle « tout au plus chaque propriétaire loti a-t-il la possibilité
d’organiser chez lui un culte des “dieux lares” exclusivement réservé à la protection
du foyer domestique, limité aux membres de la cellule familiale et s’exerçant en silence
[…] dans la ferveur du recueillement et de la prière intérieure et ce, quelle que puisse
être la divinité ou la religion à laquelle ce culte se trouve consacré » 106.
L’activité constitutive d’un trouble de voisinage ne devant être restreinte que
dans la stricte mesure de ce qui est nécessaire pour faire cesser ce trouble, son
interdiction directe ou indirecte remplit-elle cette condition ? A priori, n’est-ce
pas là employer un canon pour tirer sur des moineaux ? Il pourrait cependant
être affirmé que ces mesures d’interdiction commandées par l’illicéité manifeste
du comportement 107 ne sont pas générales et absolues, puisqu’elles restreignent
leur périmètre aux lieux en question. Il reste que le particulier ou le groupement religieux qui souhaite poursuivre sa pratique ou son activité n’a en ce
cas d’autre choix que de quitter les lieux 108. En réalité, l’interdiction ne pourrait être tenue pour proportionnée que s’il n’existe pas d’autres mesures moins
restrictives permettant d’atteindre le but légitime qui la justifie (ordre public,
santé, sécurité, etc.). Tel pourrait être le cas lorsque, malgré les aménagements
réalisés, l’activité exercée dans le local occasionne toujours des nuisances 109 ou
bien lorsque ces aménagements s’avèrent matériellement impossibles eu égard
à la structure du bâtiment.
Le même raisonnement devrait pouvoir être tenu au sujet de l’enlèvement
ou de la démolition du signe religieux à l’origine du trouble.
106
107
108
109
128442. V. la demande faite à un syndicat de copropriétaires par des époux de confession juive
de se faire remettre une clé mécanique CA Paris, 20 févr. 2003 : Jurisdata n° 2003-207128.
CA Fort de France, 1er mars 1985, préc.
L’article 809 du Code de procédure civile fait référence à un trouble manifestement illicite.
Par exemple, en cas de contrariété à l’article 9 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 fixant
le statut de la copropriété des immeubles bâtis qui dispose que chaque copropriétaire « use
et jouit librement des parties privatives et des parties communes sous la condition de ne porter
atteinte ni aux droits des autres copropriétaires ni à la destination de l’immeuble ».
Il peut lui être demandé de quitter les lieux, v. CA Fort de France, ch. civ., 25 mai 2012
préc. (interdiction de domicilier l’association dans le local) ; CA Paris, ch. 23, sect. B,
29 nov. 2007, préc. (expulsion).
Comp. pour l’articulation de la théorie des troubles de voisinage et de la liberté de commerce et d’industrie, Cass. 3e civ., 15 sept. 2009, n° 08-12.958.
190
dRoiT ET RELigion En EURoPE
26. En revanche, lorsque le trouble de voisinage est lié à la pratique religieuse mais ne s’y absorbe guère, l’injonction de cessation du trouble, aussi
radicale soit-elle, n’est pas toujours de nature à porter atteinte à l’exercice de
la liberté de religion. Ainsi, pour un exemple de trouble né à l’occasion de la
pratique, l’interdiction de stationner sur le parking de l’immeuble qui abrite le
lieu de culte n’est pas de nature à porter une atteinte à la liberté de religion. En
revanche, lorsque c’est dans le cadre des besoins de la pratique qu’est apparu le
trouble, sa cessation peut être susceptible de l’être. Tel serait le cas de l’injonction de démolition d’un lieu de culte à l’origine d’une privation d’ensoleillement ou d’une vue. Il pourrait en être également ainsi en cas d’interdiction faite
à des locataires d’installer une antenne satellite, afin de permettre de pratiquer
« à distance », en l’absence de possibilité de recevoir des programmes similaires
par un autre moyen que l’installation satellite et d’expulsion des locataires ayant
contrevenu à cette interdiction 110.
27. En second lieu, lorsque le trouble a déjà cessé ou lorsque le juge considère qu’il n’est pas possible de le faire cesser ou de le faire cesser totalement,
il peut accorder une indemnisation à la victime 111. Il peut certes être reproché
à cette mesure compensatoire « d’accorder au défendeur le droit de gêner autrui
moyennant paiement d’une certaine somme d’argent » 112. Cette mesure présente
néanmoins le mérite de ne pas porter atteinte à la liberté de religion, même si
elle néglige les intérêts protégés (santé, sécurité, propriété, domicile etc.). Elle
assure toutefois, conformément au principe de réparation, une juste proportionnalité de la sanction au préjudice. Elle permet notamment de tenir compte du
caractère limité dans le temps de la nuisance « à des périodes précises de l’année,
essentiellement estivales » 113, à une semaine (cabanes) etc., ainsi que de l’éventuelle préoccupation des lieux par la collectivité religieuse auteur du trouble.
110 CEDH, 23e sect., 16 déc. 2008, aff. Khurshid Mustafa et Tarzibachi c. Suède, n° 23883/06.
L’arrêt fait application de l’article 10 de la Convention et intéresse la réception de programmes télévisés (politiques, culturels, divertissements) du pays ou région d’origine des
requérants en arabe et en parsi. Sa solution pourrait être transposée sur le fondement de
l’article 9 à la réception de programmes religieux guidant la prière.
111 TGI Fort de France ; CA Paris, ch. 23, sect. B, 29 nov. 2007, préc. ; CA Nîmes, ch. civ. 1,
sect. B, 19 oct. 2010, n° RG 10/00643 ; CA Paris, Ch. 23, sect. A, 28 oct. 1998, préc.
112 G. Courtieu, « Régimes divers Troubles de voisinage », J.-Cl. civil, fasc. 265-10, n° 99.
113 CA Orléans, ch. civ., sect. 1, 20 mars 1996, préc.
Pratique religieuse et troubles de voisinage
191
Conclusion
28. Pour conclure, si le principe selon lequel « nul ne doit causer à autrui
un trouble de voisinage » peut, sur le terrain de la pratique religieuse, trouver
sa traduction dans le commandement « Ton voisin tu ne troubleras ! », il a
naturellement vocation à commencer par s’appliquer dans l’exercice de celle-ci.
Si telle semble être la morale qui se dégage de la jurisprudence judiciaire, celle-ci
met en lumière que, loin d’être un épiphénomène ou le fruit de quelques
décisions atypiques, le contentieux des troubles de voisinage liés à la pratique
religieuse représente en réalité un petit bloc cohérent possédant une véritable
consistance. Son étude, qui appelle un questionnement incontournable sur l’articulation entre la théorie des troubles anormaux du voisinage et la liberté de
religion, invite à espérer un positionnement des juges judiciaires plus affirmé
sur la recherche du point d’équilibre entre les intérêts contradictoires de l’auteur
du trouble et de la victime, afin d’adopter une sanction proportionnée assurant
l’effectivité des droits et libertés garantis par la Convention européenne des
droits de l’homme.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales
dans les domaines financier et monétaire
Michel Storck
L
e blanchiment des capitaux d’activités criminelles et le financement du
terrorisme constituent une menace pour l’intégrité, le fonctionnement,
la réputation et la stabilité des systèmes financiers. Ces activités illégales sont
menées le plus souvent à l’échelle internationale, par l’exploitation de toute
brèche pouvant apparaître dans les systèmes étatiques de contrôle de la légalité
des opérations financières. En raison du particularisme et de l’envergure des
opérations de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme transnational, les États doivent participer d’un commun accord à la mise en place de
dispositifs de prévention et de répression de ces opérations illicites.
Les crises de confiance répétées et les affaires fortement médiatisées qui ont
mis en cause des institutions de l’Église exerçant des activités économiques et
financières ont incité le Saint-Siège à prendre depuis la fin 2010 des mesures
exemplaires de transparence dans le domaine financier.
La principale Institution financière de l’Église appelée à se conformer à ces
exigences nouvelles est l’Institut pour les Œuvres de Religion (IOR). Cette
Institution privée, créée en 1872 puis réformée en juin 1942 par Pie XII, a
notamment pour activité d’assurer la gestion de transferts de fonds entre le
Saint-Siège, les congrégations religieuses et les organismes humanitaires catholiques à destination des pays de mission. Au sein de cette Institution, le secret
des comptes anonymes et numérotés avait pour but de faciliter les transferts
financiers impliquant des pays peu ouverts aux doctrines de l’Église. En outre,
ce secret était maintenu pour permettre à des fidèles de consentir à l’Église
des dons et libéralités en toute discrétion. Le secret s’est traduit également par
une absence de transparence des comptes : seul le pape, les cardinaux membres
du conseil de surveillance, les quatre administrateurs et les commissaires aux
194
dRoiT ET RELigion En EURoPE
comptes peuvent avoir accès à l’ensemble des bilans de cette Institution. Les
activités passées de l’IOR ont été liées à plusieurs scandales financiers. L’IOR
était l’actionnaire majoritaire de la banque Ambrosiano qui a déposé son bilan
en 1982, laissant un passif impayé de 1,4 milliard de dollars ; l’enquête a établi
que la banque Ambrosiano recyclait l’argent de la mafia sicilienne, en relation
avec une loge maçonnique illégale (appelée P2) travaillant pour l’agence américaine de renseignements. Une autre enquête judiciaire a révélé que l’IOR a
passé des opérations avec Michele Sindona, « banquier » de Cosa Nostra. Les
magistrats italiens ont découvert que l’IOR gérait des comptes auprès des établissements italiens sans nom de titulaire, identifiés uniquement avec le sigle
IOR ; sur un de ces comptes, découvert en 2004, environ 180 millions d’euros
ont transité en deux ans. Soupçonnant l’IOR de ne pas avoir respecté la législation anti-blanchiment de 2007 en n’ayant pas communiqué la nature et les
mandataires de deux opérations financières de transferts depuis le compte de
l’IOR auprès de la banque Credito Artigiano vers JP Morgan à Francfort et vers
Banco del Fucino, les autorités judiciaires italiennes ont mis en examen en septembre 2010 les dirigeants de l’IOR pour des omissions portant sur des mouvements de fonds et ont mis sous séquestre 23 millions d’euros déposés par l’IOR
auprès des banques italiennes Credito Artigiano (20 millions d’euros) et Banca
del Fucino (3 millions d’euros) ; en mai 2011, le parquet italien a abandonné
toutes les poursuites (AFP, 1er juin 2011).
Par ailleurs, en mars 2012, un rapport du département d’État à Washington
a placé pour la première fois le Vatican sur la liste d’États susceptibles d’être touchés
par le blanchiment d’argent. Cette liste comporte 68 pays classés dans la catégorie « situation préoccupante » parmi lesquels figurent notamment l’Albanie,
l’Égypte, le Portugal ou le Yémen ; selon ce même rapport, parmi les 66 pays
pour lesquels le blanchiment d’argent est une « préoccupation première », se
retrouvent l’Afghanistan, les États-Unis, le Brésil, la Chine, la Russie, l’Irak, la
France 1.
Pour imposer l’exigence morale de « transparence, honnêteté et responsabilité » qui doit toujours être observée dans le champ social et économique 2, le
Saint-Siège a décidé en 2010 de se doter des principes et instruments juridiques
élaborés par la communauté internationale pour prévenir et lutter contre les
opérations de blanchiment et de financement du terrorisme.
D’une part, le Saint-Siège a présenté le 24 février 2011 une demande de se
voir appliquer les procédures d’évaluation mutuelle du « Comité d’experts sur
l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme » (Moneyval), qui a été créé par le Conseil de l’Europe en
1997 pour s’assurer que les États membres ont mis en place un système efficace
1
2
La Tribune, 8 mars 2012.
Cf. Benoît XVI, Encyclique Caritas in Veritate, n. 36.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
195
pour lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme et qu’ils respectent les normes internationales dans ce domaine (I).
D’autre part, parallèlement à ces procédures d’évaluation et d’expertise,
l’État de la Cité du Vatican a adopté le 30 décembre 2010 et le 8 octobre 2013
deux lois importantes concernant la prévention et la lutte contre le blanchiment
d’argent provenant d’activités criminelles et le financement du terrorisme dans
l’État de la Cité du Vatican, qui intègrent les normes européennes de prévention
et de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (II).
I. L’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment
des capitaux et le financement du terrorisme
mises en œuvre par le Saint-Siège
Une collaboration s’impose entre les États ainsi qu’entre les autorités étatiques chargées de lutter contre les pratiques illégales de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme qui mettent en péril la justice et la paix
dans le monde.
Le Saint-Siège a affirmé son engagement à adopter les principes et normes
internationales en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et a exprimé le souhait de rejoindre le réseau d’organes
évaluant la mise en œuvre des mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et se soumettre à cette évaluation.
Le Saint-Siège n’est pas membre du Conseil de l’Europe, mais a demandé
à participer pleinement aux processus d’évaluation de Moneyval et de se voir
appliquer les procédures de ce dernier.
A. L’adhésion du Saint-Siège aux procédures d’évaluation du Comité
d’experts sur l’évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme
La solidarité internationale en matière lutte anti-blanchiment et contre
le financement du terrorisme repose sur une coopération entre les autorités
nationales de surveillance et les organismes internationaux tels que le Conseil
de l’Europe et le GAFI 3 qui délimitent un socle de garanties répondant aux
exigences de transparence et de responsabilité. Le Groupe d’action financière
sur le blanchiment de capitaux a été créé en 1989 pour répondre aux menaces
que fait peser le blanchiment d’argent sur le système bancaire et les institutions financières internationales. Le mandat qui lui a été initialement confié
3
Groupe d’Action Financière Internationale contre le blanchiment des capitaux.
196
dRoiT ET RELigion En EURoPE
était d’examiner les techniques et les tendances du blanchiment de capitaux,
d’analyser les actions menées à l’échelle internationale et nationale et de faire
des recommandations sur les mesures qu’il convenait d’élaborer pour mieux
lutter contre le blanchiment de capitaux. Le GAFI publie et met à jour des
Recommandations formant un programme global de lutte contre le blanchiment des capitaux et contre le financement du terrorisme 4. Le GAFI regroupe
actuellement 34 pays et territoires ainsi que deux organisations régionales, la
Commission européenne et le Conseil de coopération du golfe 5. Moneyval est
un Comité d’experts du Conseil de l’Europe sur l’évaluation des mesures de
lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme qui
est membre associé du GAFI. Moneyval a pour objectif d’assurer que les États
membres ont mis en place un système efficace pour contrer le blanchiment et le
financement du terrorisme et qu’ils respectent les normes internationales pertinentes dans ce domaine, dont notamment les recommandations du GAFI. Ce
mécanisme de suivi examine les mesures mises en place pour contrer le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme dans les États membres du
Conseil de l’Europe n’appartenant pas au GAFI.
Le Saint-Siège n’est pas membre du Conseil de l’Europe mais bénéficie
depuis 1970, d’un statut l’autorisant à se faire représenter par son Observateur
Permanent aux réunions du Comité des Ministres et à participer comme observateur dans les comités et groupes subsidiaires. Le Saint-Siège n’est pas non plus
membre du GAFI.
Le Saint-Siège a, dans une lettre adressée le 24 février 2011 au Secrétaire
Général de Moneyval, précisé qu’il entend se conformer à toutes les obligations formulées par Moneyval, afin de participer entièrement aux procédures
d’évaluation de Moneyval, telles que prévues dans son Statut. Le Comité des
ministres du Conseil de l’Europe a adopté une résolution approuvant cette
demande et a décidé que les dispositions du Statut de Moneval applicables aux
États non-membres du Conseil de l’Europe qui sont soumis à l’évaluation par
Moneval s’appliqueront mutatis mutandis au Saint-Siège (y compris à l’État de
la Cité du Vatican), tout en tenant compte dans ce contexte du statut unique
du Saint-Siège (y compris de l’État de la Cité du Vatican).
Dans la lettre du 24 février 2011, il est précisé que le Saint-Siège et l’État de
la Cité du Vatican s’engagent à adopter les principes et normes contenus dans
les Recommandations du GAFI et manifestent la volonté de rejoindre le réseau
international du GAFI et des organismes régionaux de type GAFI.
4
5
Cf. C. Cutajar, JurisClasseur Pénal des Affaires, Fasc. 10 : Blanchiment. – Prévention du
blanchiment.
http://www.fatf-gafi.org.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
197
B. L’expertise de Moneyval
En novembre 2011 les experts de Moneyval venant de différents pays
membres de Moneyval (Fédération de Russie, Royaume Uni, Belgique, PaysBas, Liechtenstein) ont rencontré des représentants de la secrétairerie d’État, du
gouvernorat, des bureaux de justice, du Corps de la gendarmerie vaticane, de
la Préfecture des affaires économiques, de l’IOR, de l’Administration du patrimoine du siège apostolique (APSA), et de la nouvelle Autorité d’information
financière crée par Benoît XVI. Une seconde visite du groupe d’experts a eu lieu
en mars 2012. Un rapport préliminaire a mis en évidence neuf points de progrès
nécessaires sur les douze critères conduisant à l’inscription sur la « liste blanche ».
Le rapport a été soumis à discussion et adopté en assemblée plénière de Moneyval le 4 juillet 2012 ; ce rapport de 240 pages est intégralement publié sur le site
Moneyval. Les experts constatent qu’en un temps très bref, les autorités de l’État
du Vatican ont pu mettre en place un dispositif de lutte contre le blanchiment
et le financement du terrorisme ; il conviendra toutefois de mesurer l’effictivité
de ce dispositif et sa mise en œuvre, particulièrement en ce qui concerne la surveillance des institutions financières et l’échange d’informations.
Plusieurs manquements dans les dispositifs en place sont relevés par le
comité des experts qui relève notamment des lacunes dans les fondements
légaux permettant les mesures de surveillance, une clarté insuffisante du mandat de l’Autorité d’Information financières (AIF) pour intervenir face aux opérations suspectes, un manque d’indépendance de l’AIF pour appliquer des
sanctions.
Le rapport de Moneyval contient des recommandations très détaillées sur les
moyens de renforcer l’efficacité des dispositifs mis en place visant à combattre le
blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme, ainsi que sur la capacité qu’a l’État du Vatican de coopérer au plan international dans ces domaines.
En demandant à être soumis à la procédure d’évaluation mutuelle de Moneyval,
le Saint-Siège s’est engagé à participer entièrement dans le processus et procédures d’évaluation mutuelle de Moneyval, et à se conformer à ses résultats. Le
comité d’experts a également relevé la très forte collaboration des autorités du
Vatican, qui ont adapté sans délai les réglementations en vigueur pour les mettre
en conformité avec les recommandations du comité. C’est précisément en cohérence avec les travaux et conclusions des experts européens, que l’État de la Cité
du Vatican qui s’était doté en décembre 2010, préalablement au rapport d’expertise de Moneyval, d’une loi introduisant les normes européennes de prévention
et de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, a
complété ce dispositif par une nouvelle loi datée du 8 octobre 2013.
198
dRoiT ET RELigion En EURoPE
II. L’adoption par l’État de la Cité du Vatican
des normes européennes de prévention et de lutte contre
le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme
La convention monétaire entre l’État de la Cité du Vatican et l’Union
Européenne du 17 décembre 2009 (2010/C 28/05) prévoit l’introduction de
garanties pour la prévention et la lutte contre le blanchiment d’argent et le
financement du terrorisme. C’est dans ce cadre que le Pape Benoît XVI a émis
le 31 décembre 2010 une Lettre Apostolique pour « la prévention et la lutte
contre les activités illégales dans les domaines financier et monétaire », promulguant la loi concernant la prévention et la lutte contre le blanchiment d’argent
provenant d’activités criminelles et le financement du terrorisme dans l’État de
la Cité du Vatican, avec application de la loi également par le Saint-Siège, dite
« loi 127 » (A). Cette loi « 127 » a été complétée et consolidée par deux Lettres
Apostoliques du Pape François du 11 juillet 2013 et du 8 août 2013 et par la
« loi XVIII » du 8 octobre 2013 dont les dispositions visant la prévention et la
lutte contre les activités illégales dans le domaine financier et monétaire, notamment contre le blanchiment et le financement du terrorisme, ont été prises
conformément aux critères internationaux et notamment aux recommandations
du « Groupe d’Action Financière » et de l’Union Européenne (B).
A. La loi « 127 » du 30 décembre 2010
La loi « 127 » a été élaborée avec l’assistance du Comité mixte, prévu par
l’article 11 de la Convention monétaire, composé de représentants de l’État
de la Cité du Vatican et de l’Union Européenne ; la délégation de l’Union
Européenne était composée de représentants de la Commission et de la République italienne, ainsi que de représentants de la Banque centrale européenne.
Il est peu surprenant de constater à la lecture de cette loi que des pans entiers
de la directive 2005/60/CE relative à la prévention de l’utilisation du système
financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme
ont été reproduits. L’article 1er de la loi du 30 décembre 2010 comporte ainsi
42 définitions parmi lesquelles on retrouve notamment les notions de relation
d’affaires, de bénéficiaire effectif, d’identification, d’infraction grave, de personne politiquement exposées, de financement du terrorisme, de société fictive,
qui sont des notions clés du dispositif mis en place par la Directive 2005/60/
CE. Se retrouvent également des définitions et des notions clés de la Directive 2006/48/CE du 14 juin 2006 sur les établissements de crédit, concernant
notamment l’accès à l’activité des établissements de crédit et son exercice : services de paiement, comptes courants, fonds, monnaie électronique, services
d’investissement, valeurs mobilières, information privilégiée, délit d’initié…
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
199
La structuration de la loi reprend le dispositif de la Directive 2005/60, articulé sous l’approche du champ d’application (1), de l’obligation de vigilance et
de l’obligation de déclaration (2), et des contrôles et sanctions (3).
1. Champ d’application de la loi du 30 décembre 2010
L’article 2 de la loi délimite le champ d’application rationae personae en soumettant aux obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux les personnes
physique ou morale et les organisations de toute nature, y compris les filiales
et les succursales de sociétés étrangères, qui, à titre professionnel, effectuent
des opérations financières visées par ce texte, ou ont une activité non financière 6. Les opérations financières ou de banque portent notamment au sens de
l’article 2 sur la réception de dépôts du public, l’octroi de crédit pour compte
propre, l’émission et la gestion de moyens ou de services de paiement, la fourniture de garanties, la gestion d’actifs ou d’instruments financiers, les opérations
de change, l’ouverture et la gestion de comptes bancaires, la constitution, la gestion ou l’administration de fiducies, la prestation de services d’investissement…
Les institutions concernées par la loi sont notamment les institutions et
organismes en charge des ressources matérielles qui servent à l’accomplissement
de la mission et des devoirs de l’État de la Cité du Vatican. Plus précisément,
les personnes morales et organisations visées par ces dispositions nouvelles sont
l’État de la Cité du Vatican, les Dicastères de la Curie romaine et les Organismes
et Institutions qui dépendent du Saint-Siège en étant liées au gouvernement de
l’Église catholique et qui bénéficient du « support » de l’État de la Cité du Vatican. L’Institut des Œuvres de Religion (IOR) rentre dans le champ d’application
de ces exigences nouvelles de conformité aux standards européens de prévention
des fraudes et de blanchiment. En vertu du privilège d’extraterritorialité, l’IOR
n’était pas tenu de respecter les normes financières en vigueur pour les établissements italiens et européens. L’IOR, qualifié souvent de « banque du Vatican »,
a pour objet et pour mission « d’assurer la conservation et l’administration de
biens mobiliers et immobiliers transférés qui lui sont confiés par des personnes
physiques ou morales et destinés à des œuvres de religion ou de charité » 7. L’IOR
n’est pas une banque généraliste : il ne peut par exemple effectuer toute une série
d’opérations de banque (émission de chèques, cartes de crédit) ; ces opérations
sont réalisées par une multitude de comptes ouverts à son nom dans des établissements bancaires. Dans une lettre publiée par le Financial Times le 23 septembre 2010, le directeur de la Salle de presse du Saint-Siège avait expliqué que
l’IOR jouit d’un statut spécifique : « implanté sur le territoire de l’État de la Cité
6
7
Services d’assurance, experts-comptables, commissaires aux comptes, notaires, professionnels
de l’immobilier…
Annuario Pontificio 2007, p. 1962-1963.
200
dRoiT ET RELigion En EURoPE
du Vatican, il n’est pas soumis à la juridiction des Banques nationales », de fait,
ce « n’est pas à proprement parler une ‘banque’ » mais plutôt « un organisme
gérant internationalement les fonds des institutions catholiques ayant pour
fin l’apostolat et la charité… Son statut particulier fait que son insertion dans
le système financier international et ses règles nécessitent une série d’accords,
notamment en vertu des nouvelles normes fixées par l’Union Européenne pour
la prévention du terrorisme et du recyclage de capitaux, et pour examiner les procédures permettant au Saint-Siège d’entrer dans la Liste Blanche ».
Ettore Gotti Tedeschi, spécialiste d’éthique et de finance, nommé président
de l’IOR le 23 septembre 2009, avait été chargé par Benoît XVI de mettre
en place une réelle politique de transparence financière « basée sur un respect
mutuel des standards bancaires internationalement acceptés ». L’une des premières mesures annoncée en ce sens a été de porter les 33 000 comptes anonymes et numérotés, ouverts au sein de l’Institution, en comptes nominatifs.
L’ouverture de comptes est, en théorie, réservé aux résidents de la Cité du Vatican, aux membres de la Curie, ainsi qu’aux congrégations et ordres religieux ;
une réduction du nombre de ces comptes ouverts à des titulaires non religieux a
été imposée. Le 25 mai 2012, le conseil de surintendance de l’IOR n’a pas souhaité renouveler sa confiance à Ettore Gotti Tedeschi, estimant qu’il n’avait pas
assuré « plusieurs fonctions de première importance de sa charge ».
Le patrimoine de l’IOR est évalué à cinq milliards d’euros, dont 80 % appartiennent à des monastères, congrégations religieuses, conférences épiscopales,
majoritairement européens 8. Le rapport annuel de l’IOR pour 2012, qui est le
premier rapport de l’IOR rendu public, révèle un bénéfice net de 86,6 millions
d’euros, quadruplant celui de 2011, et un montant de fonds déposés de 6,3 milliards d’euros 9. Le nombre des comptes a été réduit depuis 2010, se situant à
18 900 en juin 2013.
Rentre également dans le champ d’application de la loi l’Administration du Patrimoine du Siège Apostolique (APSA), qui est un dicastère de la
Curie romaine dont le rôle et les règles de fonctionnement sont précisés aux
articles 172 à 175 de la Constitution apostolique Pastor Bonus. L’APSA a pour
mission de gérer les biens du Saint-Siège dans le but de fournir les fonds nécessaires au fonctionnement de la Curie romaine.
2. Obligation de vigilance et obligation de déclaration
La loi transpose l’approche par les risques qui caractérise la politique de prévention du blanchiment et du financement du terrorisme au niveau européen.
8
9
AFP, 24 mai 2012.
Rapport en ligne sur le site www.ior.va.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
201
Le respect des obligations de vigilance (a) permet aux personnes assujetties de
détecter des anomalies qui devront faire l’objet d’investigations et déboucher le
cas échéant sur une déclaration de soupçon (b).
a. obligation de vigilance à l’égard de la clientèle
La vigilance imposée aux professionnels dépend du risque de blanchiment
attaché au profil des clients, des produits et des opérations. L’article 29 de la
loi du 30 décembre 2010 reprend l’articulation de la directive, en distinguant
la vigilance standard, la vigilance renforcée et la vigilance allégée. Les informations collectées dans le cadre des mesures de vigilance doivent être conservées.
Vigilance standard
Suivant les normes européennes, deux exigences de vigilance à la charge des
professionnels sont distinguées : une première ab initio, avant l’entrée en relation avec la personne en relation d’affaires ou d’entreprise ; une seconde dans le
suivi des clients et des opérations qu’ils conduisent.
Avant d’entrer en relation d’affaires avec un tiers, ou de l’assister dans la préparation ou la réalisation d’une opération, le professionnel doit identifier son
client et, le cas échéant, le bénéficiaire effectif de la relation nouée ou de l’opération sollicitée. Le contenu de l’identification est précisé à l’article 1, 3° de la loi :
le professionnel doit procéder à cette identification « sur la base de documents,
de données ou d’informations à partir d’une source fiable et indépendante » ;
il doit également recueillir les informations relatives au but et à la nature de la
relation d’affaires ou d’entreprise.
Le professionnel doit également détecter et identifier tout bénéficiaire, client
occasionnel et, le cas échéant, bénéficiaire effectif. L’article 28 de la loi prévoit
qu’en principe, les opérations dont le montant est inférieur à 15 000,00 € sont
exonérées d’identification du client occasionnel.
Pendant la relation d’affaires, la loi s’aligne sur le droit européen en imposant au professionnel « la surveillance continue de la relation d’affaires ou d’une
entreprise ». Dans ce cadre, bien que la loi ne le précise pas, le professionnel
devrait être tenu d’actualiser les éléments d’identification lorsqu’il apparaît
qu’ils sont devenus inexacts à la suite d’un changement de domicile ou d’activité
par exemple. Il est précisé à l’article 29 de la loi que le professionnel qui n’est
pas en mesure d’identifier son client ou d’obtenir des informations sur l’objet
et la nature de la relation d’affaires, ne doit pas établir ni poursuivre de relation
d’affaires ou d’entreprise, et doit y mettre fin si une telle relation a déjà été établie, en faisant le cas échéant une déclaration de soupçon à l’Autorité d’Information financière.
Vigilance atténuée
Lorsque le risque de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme leur paraît faible, les personnes assujetties ne sont pas tenues de respecter
202
dRoiT ET RELigion En EURoPE
les exigences de vigilance standard : elles peuvent réduire l’intensité des mesures
concernant la connaissance de la relation d’affaires. Après avoir procédé à l’identification du client, la personne assujettie peut limiter la recherche d’informations concernant la nature et l’objet de la relation d’affaires.
La vigilance atténuée peut jouer si la personne avec laquelle la relation est
établie, est un établissement de crédit ou une institution financière située dans
un pays étranger qui impose des exigences équivalentes à celles de l’État du
Vatican. L’AIF doit identifier les pays dont le régime est considéré comme équivalent ; cette autorité peut également exonérer de l’obligation de vigilance des
types particuliers de contrat pour lesquels le risque de blanchiment est faible.
Les personnes assujetties sont tenues de recueillir les renseignements nécessaires sur leurs clients pour vérifier que le régime simplifié de vigilance peut
s’appliquer.
Il est précisé que les atténuations ou dispenses de vigilance ne jouent pas s’il
y a soupçon de blanchiment d’argent ou financement du terrorisme ou s’il y a
des raisons de croire que l’identification faite n’est pas fiable ou qu’elle ne permet pas l’acquisition de l’information nécessaire.
Vigilance renforcée
L’article 31 de la loi prévoit une vigilance accrue dans des hypothèses visées
par l’article 13 de la directive européenne. Ainsi, lorsque le sujet qui établit la
relation n’est pas physiquement présent aux fins d’identification, ou lorsque
la relation est établie avec une personne politiquement exposée (définie à l’article 1, 5° de la loi), ce sont les obligations prévues par la directive qui sont
répertoriées dans la loi du 31 décembre 2010.
Lorsque le client ou son représentant n’est pas physiquement présent au
moment de l’identification, le professionnel doit prendre des mesures spécifiques appropriées pour compenser ce risque élevé, qui sont celles prévues par
l’article 13 de la directive : mesures garantissant que l’identité du client est
établie au moyen de documents, données ou informations supplémentaires ;
mesures complémentaires assurant la vérification ou la certification des documents fournis ou exigeant une attestation de confirmation de la part d’un établissement financier ou de crédit soumis à la directive ; mesures garantissant que
le premier paiement des opérations soit effectué au moyen d’un compte ouvert
au nom du client auprès d’un établissement de crédit 10.
Dans le cas de relations de correspondant bancaire avec des organismes correspondants des États étrangers, le professionnel doit :
a) recueillir sur l’établissement client des informations suffisantes pour comprendre pleinement la nature de ses activités et pour apprécier, sur la base d’informations accessibles au public, sa réputation et la qualité de la surveillance
dont il fait l’objet ;
10
Cf. L 30 déc. 2010, art. 31, 1.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
203
b) évaluer la qualité de la conformité avec sa législation sur les contrôles relatifs à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ;
c) obtenir, avant l’ouverture du compte, l’autorisation du directeur général ou
la personne qui effectue une fonction équivalente ;
d) définir par écrit les termes des obligations de chaque établissement ;
e) en ce qui concerne les comptes « de passage » 11, le professionnel doit veiller
à ce que l’autorité compétente a vérifié l’identité des clients ayant un accès direct
aux comptes de l’établissement correspondant, et a mis en œuvre à leur égard
une surveillance constante, et qu’il peut fournir des données pertinentes concernant ces mesures de vigilance à la demande de l’établissement correspondant.
L’article 2 de l’annexe de la loi dresse une liste des personnes considérées
au sens de la loi comme étant politiquement exposées. En ce qui concerne
les transactions ou les relations d’affaires avec des personnes politiquement
exposées résidant dans un pays étranger, les professionnels soumis à la loi du
30 décembre 2010 sont soumis aux obligations de vigilance suivantes :
a) disposer de procédures adéquates adaptées au risque afin de déterminer si
le client est une personne politiquement exposée ;
b) obtenir l’autorisation d’un niveau élevé de la hiérarchie avant de nouer une
relation d’affaires avec de tels clients ;
c) prendre toute mesure appropriée pour établir l’origine du patrimoine et
l’origine des fonds impliqués dans la relation d’affaires ou la transaction ;
d) assurer une surveillance continue renforcée de la relation d’affaires.
Un professionnel assujetti à la loi du 30 décembre 2010 ne peut nouer ou
maintenir une relation de correspondant bancaire avec une société bancaire
écran et doit prendre des mesures appropriées pour garantir qu’il ne noue pas ou
ne maintient pas une relation de correspondant avec une banque connue pour
permettre à une société bancaire écran d’utiliser ses comptes.
Les noms d’ouverture ou de tenue des comptes, les dépôts d’épargne,
comptes anonymes ou cryptées ou fictifs ou imaginaires sont interdits.
Le contrôle sur les mouvements d’argent étant considéré, au niveau international, comme un instrument important de transparence, toutes les autorités anti-blanchiment s’engagent à une plus grande transparence sur ces
phénomènes. Dans ce cadre, le chapitre 9 de la loi règlemente les Contrôles
sur l’argent liquide entrant ou sortant de l’État du Vatican. Le Saint-Siège a
publié en mars 2011 une note d’informations sur la mise en place d’un nouveau règlement sur la circulation d’argent liquide, qui prévoit « l’obligation de
déclarer aux Bureaux en charge de la lutte anti-blanchiment » ou au Corps de
la gendarmerie situés aux différentes entrées du Vatican les sommes supérieures
à 10 000 € qui entrent dans l’État de la Cité du Vatican ou qui en sortent. En
11
« payablethrough accounts ».
204
dRoiT ET RELigion En EURoPE
cas de « motifs fondés de suspicion », la gendarmerie sera chargée de fouiller les
véhicules, les bagages et autres objets appartenant aux personnes qui entrent ou
sortent de l’État du Vatican. Ces dernières seront invitées à présenter l’argent
qu’elles transportent avec elles.
Dans le cadre de ces procédures de surveillance, suite à des contrôles mis en
place en mai 2013 par la société de consultants Promontory, leader mondial de
l’anti-blanchiment, ainsi qu’après après la découverte de dépôts et de retraits de
grosses sommes d’argent en liquide et de virements suspects, l’IOR a demandé
le 30 septembre 2013 à 900 de ses clients de clôturer leurs comptes, en raison de
« soupçons de blanchiment d’argent sale, voire de financement du terrorisme ».
b. obligation de déclaration des transactions suspectes
Reprenant les termes de l’article 20 de la directive 2005/60, la loi du 30 décembre 2010 prévoit que les établissements et personnes assujettis accordent une attention particulière à toute activité leur paraissant particulièrement susceptible, par sa
nature, d’être liée au blanchiment de capitaux ou au financement du terrorisme.
Les professionnels visés, ainsi que les employés ou les dirigeants de ces établissements ou personnes sont tenus d’informer promptement l’Autorité d’Information Financière (AIF), de leur propre initiative, lorsqu’ils savent, soupçonnent ou
ont de bonnes raisons de soupçonner qu’une opération ou une tentative de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme est en cours ou a eu lieu.
Ils doivent fournir promptement à l’AIF, à la demande de celle-ci, toutes les
informations nécessaires.
Le déclarant bénéficie des dispositions exonératoires de responsabilité
conformément à l’article 26 de la Directive 2005/60.
Les personnes assujetties doivent s’abstenir d’effectuer toute transaction
dont ils savent ou soupçonnent qu’elle est liée au blanchiment de capitaux ou
au financement du terrorisme jusqu’à ce qu’ils aient informé l’AIF de la déclaration de soupçons. Si le refus de la réaliser n’est pas possible ou est susceptible
d’empêcher la poursuite des bénéficiaires, les personnes assujetties doivent en
informer l’AIF immédiatement après avoir effectué l’opération.
Le contenu, les méthodes d’identification, y compris une indication des
indices d’anomalies, et la procédure de déclaration de soupçons sont définis
par l’AIF.
La notification de bonne foi à l’AIF des opérations suspectes et d’information qui leur sont liées n’implique aucune forme de responsabilité pour les personnes soumises aux obligations de vigilance et de déclaration, ainsi que pour
leurs administrateurs ou employés, et ne constitue pas une violation des obligations de confidentialité.
En 2012, les contrôles opérés ont permis le signalement de six tentatives de
blanchiment de fonds, et sept sur les six premiers mois de l’année 2013.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
205
c. Les exigences d’enregistrement et de conservation
Les établissements et personnes assujetties aux obligations de vigilance et de
déclaration doivent conserver les documents relatifs à l’identité des clients habituels et occasionnels pendant cinq ans à compter de la clôture de leurs comptes
ou de la cessation d’activité. Les documents consignant les caractéristiques des
opérations effectuées dans le cadre de l’examen renforcé doivent être conservés
pendant cinq ans à compter de l’exécution de l’opération.
3. Autorité de contrôle et sanctions
a. L’Autorité d’information Financière
Pour atteindre l’objectif de transparence et satisfaire aux critères fixés par
l’OSCE 12 en vue de figurer sur la « liste blanche » d’États irréprochables en
matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme
une « Autorité d’information financière » (AIF) a été instituée, en application de
l’article 33 de la loi. Cet organisme de contrôle interne devra veiller à l’application des nouvelles normes de transparence pour l’ensemble des institutions du
Vatican et du Saint-Siège, dont l’IOR.
L’AIF a, conformément aux articles 186 et 190-191 de la Constitution
Apostolique « Pastor Bonus », la personnalité juridique canonique publique et
la personnalité civile vaticane. Le Président ainsi que les quatre autres membres
du Conseil de Direction de l’AIF sont nommés par le Saint-Père.
Par la Lettre Apostolique en forme de Motu Proprio pour la prévention et
la lutte contre les activités illégales dans les domaines financier et monétaire,
Benoît XVI a établi que l’AIF exerce ses devoirs à l’égard des Dicastères de la
Curie romaine et de tous les Organismes et Institutions visés à l’article 2 de la
loi du 30 décembre 2010.
L’article 33 de la loi précise que l’AIF exerce ses fonctions en toute autonomie et indépendance. Elle dispose des fonds et des ressources adéquates pour
assurer la réalisation effective de ses objectifs institutionnels. L’AIF a le pouvoir
d’effectuer des contrôles sur les personnes assujetties à la loi et peut prononcer
des amendes administratives ainsi que le gel des avoirs terroristes.
L’AIF édicte les règlements d’application de la loi et a le pouvoir d’émettre
et de mettre à jour périodiquement les indicateurs d’anomalies afin de faciliter
l’identification des transactions suspectes. Elle peut proposer des ajouts et des
modifications à la législation sur la prévention et la lutte contre le blanchiment
d’argent et le financement du terrorisme. L’AIF reçoit les déclarations de soupçons portant sur les transactions suspectes et mène les investigations nécessaires,
pouvant conduire le cas échéant au prononcé de sanctions administratives ou à
la transmission aux autorités judiciaires.
12
Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.
206
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’AIF pourra échanger des informations concernant des opérations suspectes
avec les autorités d’autres pays et notamment avec l’UIF 13, son homologue italien.
C’est l’AIF qui gère les relations avec la communauté internationale et qui
est responsable de l’établissement des politiques et des normes pour la prévention et la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.
b. Sanctions
La loi du 30 décembre 2010 prévoit des sanctions pour des faits constitutifs
de blanchiment, mais régit aussi les délits présupposés, c’est-à-dire les comportements délictueux qui génèrent des gains, ensuite « reblanchis » par le blanchisseur pour lesquels sont prévues des sanctions pénales. Différents délits sont
ainsi sanctionnés pénalement : blanchiment 14, terrorisme 15, délit d’initié, manipulation de marché, contrebande, trafic de stupéfiants, contrebande, délits de
pollution…
Pour les délits visés par la loi, Benoît XVI a délégué exclusivement aux
Organismes judiciaires compétents de l’État de la Cité du Vatican l’exercice de
la juridiction pénale à l’égard des Dicastères de la Curie romaine et de tous les
Organismes et Institutions assujettis aux obligations imposées par cette loi.
L’AIF peut infliger des sanctions administratives pécuniaires aux personnes
physiques ou morales ou aux organisations assujetties à la loi 16.
B. La loi « XVIII » du 8 octobre 2013
Dans le prolongement immédiat du rapport rendu par Moneyval et en cohérence avec les recommandations des experts, un « Motu Proprio » du 11 juillet
2013 sur la juridiction des organes judiciaires de l’État de la Cité du Vatican
en matière pénale, étend la compétence des organes judiciaires de l’État du
Vatican en matière pénale, notamment pour les délits commis contre la sécurité, les intérêts fondamentaux ou le patrimoine du Saint-Siège, et pour tout
autre délit dont la répression est requise par un accord international ratifié par
le Saint-Siège ; cette réforme du Code pénal du Vatican s’applique à la Curie, à
l’ensemble du personnel diplomatique (nonces et employés) et aux salariés d’organismes liés au Saint-Siège (congrégations, établissements hospitaliers, etc..)
qu’ils se trouvent ou non sur le territoire du Vatican.
Par un autre « Motu Proprio » du 8 août 2013, le cadre institutionnel du
Saint-Siège est réformé afin d’être mieux adapté à l’objectif de la prévention et
13
14
15
16
Financial Intelligence Unit.
Jusqu’à douze ans de réclusion et 15 000 € d’amende, confiscation des biens qui constituent
le produit ou le bénéfice de l’infraction.
Jusqu’à 15 ans de prison.
Amendes de 10 000 € à 250 000 €.
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales…
207
de la lutte contre le blanchiment, le financement du terrorisme et la prolifération d’armes de destruction de masse.
La loi « XVIII » du 8 octobre 2013 reprend les dispositions des deux « Motu
Proprio », et complète la loi « 127 » en renforçant les mesures de transparence
financière, de prévention et de lutte contre les activités illégales dans le domaine
financier et monétaire, conformément aux recommandations du « Groupe
d’Action Financière » et de l’Union Européenne.
Les dispositions nouvelles portent sur cinq points : la prévention et la
lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ; la vigilance et la
réglementation des organismes qui ont une activité professionnelle de nature
financière ; la collaboration et l’échange d’information de la part de l’Autorité d’Information financière au niveau interne et au niveau international ; des
mesures contre les sujets qui menacent la paix et la sécurité internationale ; la
déclaration de transfert d’argent en espèces, au-delà des frontières (à partir de
10 000 €).
Les lois de l’État de la Cité du Vatican visant la prévention et la lutte contre
le blanchiment et le financement du terrorisme ne s’imposent plus seulement à
l’Institut pour les œuvres de religion (IOR), mais s’étendent aux dicastères de la
Curie romaine, aux autres organismes et institutions dépendant du Saint-Siège,
ainsi qu’aux organisations à but non lucratif ayant leur personnalité juridique
canonique et leur siège dans l’État de la Cité du Vatican. Les fonctions de ces
différents organismes sont clairement définies.
La loi « XVIII » clarifie et consolide la fonction, le pouvoir et les responsabilités de l’Autorité d’Information Financière, qui est désormais chargée de
l’évaluation et de l’approbation de tous les services de nature financière rendus par les différentes institutions du Vatican et du Saint-Siège : tous les organismes, ministères, institutions, ainsi que les organisations à but non lucratif 17
qui s’y rattachent, sont concernés. La mise en place de cette nouvelle fonction
de « surveillance-évaluation et approbation » de tous ces organismes constituait
une recommandation du comité Moneyval.
Un « comité de sécurité financière » est également institué avec l’objectif de
coordonner les Autorités compétentes du Saint-Siège et de l’État de la Cité du
Vatican en matière de prévention et de lutte contre le blanchiment, de financement du terrorisme et de prolifération d’armes de destruction de masse.
17
Par exemple Caritas.
208
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Conclusion
L’engagement de transparence du Saint-Siège dans le domaine de la prévention et la lutte contre le blanchiment d’argent provenant d’activités criminelles
et le financement du terrorisme n’est pas limité au respect des procédures mises
en place par le Conseil de l’Europe et par Moneyval. Le Saint-Siège, agissant au
nom de l’État de la Cité du Vatican, a ratifié le 24 janvier 2012 la Convention
des Nations Unies contre le trafic illicite de narcotiques et substances psychotropes, du 20 décembre 1988, qu’il avait déjà signée. Il a en par ailleurs adhéré à
la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme,
du 9 décembre 1999, et à la Convention des Nations Unies contre le crime
transnational organisé, du 15 novembre 2000. La ratification et les adhésions
remises par le Saint-Siège permettent notamment de structurer et d’intensifier le
niveau de collaboration entre les tribunaux du Vatican et ceux des autres États.
Les trois instruments, remis au siège de l’Organisation des Nations Unies à New
York, par l’Observateur permanent du Saint-Siège à l’ONU sont accompagnés
d’un certain nombre de réserves et de déclarations, afin que les articles soient
« interprétés à la lumière de la doctrine du Saint-Siège et des sources de sa loi ».
Le devenir de la dépouille humaine,
ou de l’encadrement des pratiques religieuses par le droit
Yves Strickler
1. « La personnalité se perd avec la vie. Les morts ne sont plus des personnes ;
ils ne sont plus rien ». Cette célèbre phrase de Planiol 1 participe de l’effet de
finitude de la mort 2. La personne disparaît mais il reste son souvenir ; et son
corps. Ce corps sans vie, parce que sans vie et sans personnalité de droit, entre
dans la catégorie juridique des choses 3. Par suite, cette chose pourra être objet
de droit, mais le « droit des vivants sur le cadavre » 4 est nécessairement singulier
en ce qu’il s’exerce sur un élément qui était rattaché à une personne : il s’agit
d’un droit de copropriété familiale 5 qui vise à la destination des restes et, évidemment, à nulle autre opération juridique relevant du droit d’appropriation
sur ledit cadavre. Cela ne signifie cependant pas que le corps du mort ne peut
jamais être l’objet de conventions particulières et même d’un legs : le don de son
corps à la science (c’est-à-dire à la faculté de médecine) opère transfert de propriété à celle-ci. On rappellera aussi que certains éléments du corps, comme les
cheveux, ne relèvent pas du bénévolat (art. R. 1211-49, qui ajoute les ongles,
1
2
3
4
5
Traité élémentaire de droit civil, collab. G. Ripert, LGDJ, t. I, 11e éd., 1928, no 371, p. 146.
Qui est elle-même déniée : sur cette thèse du déni de la mort, lancée en 1955 par un
anglais, Geoffrey Gorer, v. pour la France : Ph. Ariès, L’homme devant la mort, Le Seuil,
« Points », 1977 ; L.-V. Thomas, Anthropologie de la mort, Payot, 1975.
X. Labbée, La condition juridique du corps humain avant la naissance et après la mort.
Contribution à l’étude des droits de la personnalité, th. Lille, 1986 ; La personne, l’âme et le
corps et L’articulation du droit des personnes et de choses, LPA du 5 déc. 2002.
Y. Strickler, Les biens, PUF, Thémis, 2006, n° 12, d, 2.
TGI Lille, 5 déc. 1996, d. 1997, p. 376, note X. Labbée.
TGI Lille, réf., 23 sept. 1997, LPA du 27 janv. 1999, p. 17, note B. Mory et X. Labbée.
210
dRoiT ET RELigion En EURoPE
les poils et les dents), contrairement au principe posé par l’article 16-1 du Code
civil : « Le corps humain, ses éléments et ses produits ne peuvent faire l’objet d’un
droit patrimonial ». Mais on peut en dégager le droit qui porte sur le cadavre et
qui est prioritairement tourné vers le respect de la volonté du défunt quant à la
destination de ses restes. À défaut de volonté exprimée par ce dernier 6, l’attribution de la titularité de ce droit particulier permettra de désigner la personne qui
pourra décider du sort du cadavre. En tout cas, hors manifestation de volonté
de l’intéressé, les produits et tissus séparés du corps ne forment pas une res derelictae dont le premier occupant pourrait se saisir 7.
2. La destination des restes et donc avant tout une affaire privée, en ce
qu’elle relève de la liberté de conscience et de la spiritualité propre de chacun.
La liberté de religion est affirmée par l’article 9 de la Convention de sauvegarde,
qui mentionne expressément dans son énonciation la liberté d’« accomplissement
des rites ». À cette liberté de chacun ne peuvent d’ailleurs être apportées que les
restrictions « qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une
société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou
de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». Ce faisant,
la liberté de religion s’ouvre sur un autre droit également protégé par le texte de
la Convention à son article précédent, à savoir le droit à la vie privée 8, mais lui
aussi immédiatement soumis à la réserve des ingérences possibles d’une autorité
publique à l’occasion de son exercice (art. 8).
En écho, la France affirme son attachement à la neutralité de l’État dans ce
domaine (art. 1er de la Constitution : principe de laïcité de la République). La
loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État énonçait déjà
que : « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice
des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »
(art. 1er). La nécessaire neutralité de l’État en la matière renvoie par ailleurs à la
lutte contre les discriminations 9.
6
7
8
9
Mais il faut alors rechercher sa volonté et non celle de ses héritiers ou de sa veuve :
CA Montpellier, Ch. 1, sect. AO 1, 10 févr. 2004, n° 01/05103, Juris-data n° 2004240842. Rappr. CA Paris, Ch. 1, sect. A, 9 sept. 2003, n° 2002/02296, Juris-data n° 2003231336 ; CA Bordeaux, Ch. 1, sect. A, 1er déc. 2000, n° 00/6130, Juris-data n° 2000-152867.
Par ex. X. Labbée, « L’expérimentation sur les déchets humains », LPA du 16 août 1993,
p. 15.
Étant relevé que le droit au respect de la vie privée s’éteint avec le décès de l’intéressé :
Cass. 1re civ., 14 déc. 1999, d. 2000, p. 372, note B. Beignier ; Cass. 2e civ., 8 juill. 2004,
RTd civ. 2004, p. 714, note J. Hauser.
Cf. Cour EDH, 16 mars 2004, Palau-Martinez c. France, req. n° 64927/01 : la Cour a
retenu la « violation des articles 8 et 14 combinés du fait de la discrimination que la requérante
a subie dans le cadre de l’atteinte portée au respect de sa vie familiale », par une décision de
cour d’appel qui avait choisi de confier un enfant à son père en raison de l’appartenance de
la maman aux témoins de Jéhovah.
Le devenir de la dépouille humaine
211
3. Selon le Rapport Machelon de septembre 2006, les religions pratiquées
en France sont, dans leur ordre d’importance d’adeptes, la religion catholique (65%), musulmane (6%), protestante (2%) et juive (1%), sachant que plus
de 25 % des personnes interrogées se sont déclarées sans religion 10. Cependant,
les pratiques rituelles autour du cadavre restent en nombre relativement restreint
dans notre pays 11. Il faut dire que la loi française en fixe fermement les contours,
comme on le verra. Historiquement, les premiers chrétiens avaient adopté la crémation, mais l’inhumation du Christ va changer la pratique et, vers le ive siècle,
la crémation n’est quasiment plus pratiquée en Europe. Elle est même interdite
par Charlemagne en 785, ceci sous peine de mort. D’ailleurs, la crémation sera,
durant le Moyen Âge, réservée quasiment aux seuls criminels. Au xixe siècle, sous
l’influence des francs-maçons et des libres-penseurs, la question refait surface.
L’Église Catholique l’interdit en 1886 et ne changera sa position qu’en 1963 12,
alors que le Protestantisme a accepté la crémation dès sa légalisation par la loi du
15 novembre 1887. Elle reste en revanche prohibée par l’Islam 13, l’Orthodoxie
et le Judaïsme, qui voient en elle un traitement dégradant contre lequel le corps
doit être protégé 14. On sait que pour l’Hindouisme, la crémation est la norme,
avec pour souhait des pratiquants que les cendres soient versées dans le gange,
rivière sacrée et lieu privilégié de libération de l’âme 15.
Le Code général des collectivités territoriales rappelle que, « sans distinction
de culte ni de croyance », toute personne décédée doit être « ensevelie et inhumée décemment » (art. L. 2213-7). Et il est martelé qu’il n’est pas autorisé aux
autorités publiques « d’établir des distinctions ou des prescriptions particulières
à raison des croyances ou du culte du défunt (et même) des circonstances qui ont
accompagné sa mort ».
10
11
12
13
14
15
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/064000727/0000.pdf
Pour une approche interdisciplinaire de l’attitude des hommes, des sociétés traditionnelles
aux sociétés postmodernes, dans la relation qu’ils entretiennent avec la mort, v. l’Encyclopédie des savoirs et des croyances. La mort et l’immortalité, dir. F. Lenoir et J.-Ph. de Tonnac,
Bayard, 2004.
V. cep. contra, CA Pau, Premier président, 25 janv. 2002, n° 02/00319, Juris-data n° 2002182987.
Par ex. : CA Paris, 3 juin 2005, d. 2005, p. 2431, note X. Labbée. Adde H. Popu, La
dépouille mortelle, chose sacrée : à la redécouverte d’une catégorie juridique oubliée, Préf.
X. Labbée, L’Harmattan, 2009, n° 632, spéc. p. 339.
V. aussi H. Popu, op. cit., n° 632, p. 338. On signalera que certains rabbins acceptent
néanmoins d’organiser un accompagnement pour les funérailles lorsque le choix de la
crémation a été réalisé.
La pratique a cependant une autre conséquence, même si elle n’est pas la première responsable, en termes de pollution des eaux. On prête à Mark Twain (1835-1910) ce mot, au
sujet du Gange : « Un microbe digne de ce nom n’y survivrait pas ».
212
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Des modes de sépulture admis : la législation funéraire
4. Si toute personne a le droit d’avoir une sépulture et de régler librement,
directement ou par l’intermédiaire de ses ayants droit, les conditions de ses
funérailles préalablement à son inhumation prévues notamment par les dispositions de l’article 3 de loi du 15 novembre 1887 16, ce droit s’exerce dans le cadre
des dispositions législatives et réglementaires en vigueur. Les articles R. 22132-2 et suivants encadrent les diverses opérations possibles consécutivement
au décès. On y lira que Roméo ne peut que se retrouver séparé de sa Juliette
(art. R. 2213-16 : « il n’est admis qu’un seul corps dans chaque cercueil »).
5. Seules sont envisagées par le droit positif l’inhumation 17 et la crémation
(art. R. 2213-34 et s.) et, sauf cas particuliers 18, « le corps est placé dans un cercueil en bois d’au moins 22 millimètres d’épaisseur avec une garniture étanche fabriquée dans un matériau biodégradable agréé par le ministre de la santé après avis de
l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du
travail » (art. R. 2213-25) 19. À long terme, le but n’est donc pas la conservation
du corps mais la prise en compte de l’ordre naturel…
Lorsque le choix réalisé est celui de la crémation, le Code général des collectivités territoriales prévoit le dépôt de l’urne contenant les cendres du défunt dans
une sépulture, une case de columbarium ou son scellement sur un monument
funéraire, voire sa dispersion dans un lieu spécialement affecté à cet effet prévu
à l’article R. 2223-9 (communément appelé jardin du souvenir). Mais il permet
aussi qu’elle soit déposée dans une propriété privée ou encore que les cendres
soient librement dispersées ou immergées en pleine nature (art. R. 2213-39). La
remise des cendres, qui est donc toujours possible, aboutit à une privatisation
des restes humains que ne permet pas l’inhumation. Il faut dire que si le corps en
décomposition peut poser des soucis en termes de santé publique et que ceux-ci
justifient un traitement strictement encadré, les cendres sont stériles et donc, ne
suscitent pas cette appréhension. Elles soulèvent en revanche des interrogations
en termes de décence et de dignité de l’être humain et, spécialement, créent
le risque de conduire à une impossibilité de localiser un lieu de recueillement
16
17
18
19
« Tout majeur ou mineur émancipé, en état de tester, peut régler les conditions de ses funérailles,
notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa
sépulture. il peut charger une ou plusieurs personnes de veiller à l’exécution de ses dispositions. »
Dans un cimetière voire, à titre dérogatoire, dans une propriété privée, v. art. L. 2223-9 :
« Toute personne peut être enterrée sur une propriété particulière, pourvu que cette propriété soit
hors de l’enceinte des villes et des bourgs et à la distance prescrite ». Adde art. R. 2213-32 CGCT :
est possible « L’inhumation dans une propriété particulière du corps d’une personne décédée ».
On songe aux hypothèses où le décès paraît résulter d’une maladie suspecte (qui, outre la
mise en bière particulière, conduit, au nom de la protection de la santé publique à procéder
à toutes vérifications utiles en ce domaine).
La dimension du bois peut être inférieure lorsqu’une crémation est choisie.
Le devenir de la dépouille humaine
213
propre à la personne disparue 20. D’où le débat lancé de la nécessaire précision
du régime de ce mode de sépulture, intervenue avec la loi n° 2008-1350 du
19 décembre 2008 relative à la législation funéraire 21. Il faut néanmoins ajouter
que, pour la plupart des personnes, la question n’est que provisoire lorsque leur
commune ne délivre pas de concessions perpétuelles (comme, par exemple, la
ville de Strasbourg, qui ne le fait plus depuis l’année 1968 22), les concessions une
fois échues étant libérées de leur précédent occupant. Quant aux restes, ils seront
alors régis par l’article L. 2223-4 CGCT qui dispose que le maire, qui « affecte à
perpétuité, dans le cimetière, un ossuaire aménagé (peut) faire procéder à la crémation des restes exhumés en l’absence d’opposition connue ou attestée du défunt ». En
revanche, pour celles et ceux « qui avaient manifesté leur opposition à la crémation
(leurs restes) sont distingués au sein de l’ossuaire ».
De l’atteinte portée au corps du mort
6. Si les rites des funérailles en eux-mêmes ne semblent pas poser de souci
particulier, il en va autrement de l’autopsie et des prélèvements d’organes. Ces
pratiques portent atteinte à l’intégrité du corps sans vie et le respect dû aux morts
doit limiter de tels actes. Mais cette limite cède, dans la législation, tant dans les
cas d’autopsie autorisée que dans l’intérêt général des vivants. Une autopsie est
ainsi notamment possible « en l’absence d’autres procédés permettant d’obtenir une
certitude diagnostique sur les causes de la mort » ; l’intérêt des vivants se manifeste,
d’abord, avec le prélèvement et la transplantation d’organes. En France, le don
d’organe est présumé par défaut et le prélèvement « peut être pratiqué dès lors que
la personne n’a pas fait connaître, de son vivant, son refus d’un tel prélèvement » 23.
La loi prévoit la possibilité d’une inscription sur un registre national automatisé
initié pour recevoir l’éventuel refus, mais tout mode d’expression de la volonté est
recevable ; c’est la raison pour laquelle, en l’absence de mention dans ledit registre,
les équipes médicales consultent systématiquement les proches du défunt pour
s’assurer de sa volonté 24. L’intérêt des vivants se manifeste encore, avec le souci de
préservation de la santé publique : ainsi, « le préfet peut, sur l’avis conforme, écrit
20
21
22
23
24
Même si l’article L. 2223-18-3 CGCT prévoit, depuis la loi de 2008, que la personne qui
pourvoit aux funérailles déclare à la mairie de la commune du lieu de naissance du défunt,
la date et le lieu de dispersion des cendres et que ces éléments « sont inscrits sur un registre
créé à cet effet ».
Jo du 20 déc. 2008, p. 19538.
Une réserve existe toutefois au bénéfice de personnalités… ou membres d’un conseil municipal ! On n’est, semble-t-il, jamais aussi bien servi que par soi-même !
Art. L. 1211-2 C. santé publique, Loi no 94-654 du 29 juill. 1994.
Le texte de l’article L. 1232-1 prévoit cette obligation.
214
dRoiT ET RELigion En EURoPE
et motivé de deux médecins, prescrire toutes les constatations et les prélèvements nécessaires en vue de rechercher les causes du décès » (art. R. 2213-19 CGCT).
Parmi les rites religieux 25, ceux catholique, protestant, hindouiste, ou encore,
bouddhiste, ne voient pas d’obstacle majeur à ces pratiques dans la mesure où la
loi les encadre. Mais pour d’autres rites, ces pratiques sont à éviter (orthodoxe,
juif et musulman). On remarquera que les membres de la secte 26 des Témoins de
Jéhovah décident, dans les domaines médicaux, selon leur conscience 27 (même
si, en pratique, ils en refusent généralement le choix lorsqu’il leur est ouvert).
7. Une autre forme d’atteinte touche à celle que commettrait un individu hors
toute autorisation légale en portant atteinte à l’intégrité du cadavre 28. S’ajoute,
concernant la personnalité du mort, le rappel de la règle qui veut que le délit de
diffamation ou d’injure ne s’approche qu’en considération des héritiers vivants.
L’article 34 de la loi de 1881 sur la presse n’admet en effet la sanction des « diffamations ou injures dirigées contre la mémoire des morts que dans le cas où les auteurs
de ces diffamations ou injures auraient eu l’intention de porter atteinte à l’honneur ou
à la considération des héritiers, époux ou légataires universels vivants » 29.
De la protection de l’intégrité du corps du défunt à la recherche d’un espoir
d’éternité, il n’y a qu’un pas, que la technique de la congélation/cryogénisation
a réveillé.
Du refus de l’abandon de la vie terrestre
8. Les progrès technologiques font espérer certains en un retour à la vie,
après décès et cryogénisation. La technique développée a donc pour finalité
de voir le corps d’une personne décédée d’une maladie mis dans un état d’attente dans l’espoir, bien plus tard (il a parfois évoqué des durées pouvant aller
25
26
27
28
29
V. l’intéressant document élaboré par les Aumôneries des Hôpitaux Universitaires de
Genève en 2010 : http://aumoneries.hug-ge.ch/_library/pdf/pratique_soignante-pratiquesreligieuses.pdf.
Cf. Rapport parlementaire n° 2468, fait au nom de la Commission d’enquête sur les sectes.
Ce qui ne les a pas empêchés d’obtenir de se constituer en association cultuelle (et donc,
pouvant recevoir des dons et legs) et d’être reconnus dans leur droit à la liberté de la religion
par la Cour de Strasbourg (Cour EDH, 30 juin 2011, Association Les Témoins de Jéhovah
c. France, n° 8916/05 ; et pour la réparation : Cour EDH, 5e sect., 5 juill. 2012, req.
n° 8916/05). Adde droit et religions dans les États membres de l’Union européenne, Amnesty
International, mai 2008, spéc. sur ce dernier point, p. 79 : http://www.iesr.ephe.sorbonne.
fr/docannexe/file/5177/SF08PhiR05_mai2008.pdf.
V. http://www.watchtower.org (Official Web Site of Jehovah’s Witnesses).
V. la section du Code pénal consacrée aux « atteintes au respect dû aux morts », art. 225-17
à 225-18-1 C. pén.
En revanche, le droit de réponse est toujours ouvert (al. 2).
Le devenir de la dépouille humaine
215
à… 150 années 30), d’une évolution de la médecine qui permettra, alors, le
retour du mort encore un peu vivant…
À une question parlementaire posée en 2006 31, le gouvernement a cependant
répondu que le droit positif français ne valide que deux modes de sépulture, à
savoir l’inhumation et la crémation et que la cryogénisation ne peut, en conséquence, qu’être rejetée. La question posée avait tenté de contourner la difficulté
en suggérant la possibilité d’enterrer le caisson et de considérer qu’il s’agissait,
alors, d’une inhumation. Mais sur ce point aussi, le gouvernement s’est montré
clair en indiquant que les « prescriptions de la réglementation funéraire concernant
notamment les soins pouvant être effectués sur le corps du défunt et le placement du
corps de la personne décédée dans une housse puis un cercueil rendent toute autre
modalité de mise en terre illégale, notamment par le biais de l’inhumation de l’appareil à congélation », d’autant que les deux modes de sépulture retenus en France
ont pour finalité, avec une temporalité certes distanciée, la disparition des corps
et par voie de conséquence la libération régulière d’emplacements dans les lieux
d’inhumation, ce que la congélation des corps ne pourrait assurer 32. Brassens
chantait déjà la chose dans sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète !
La jurisprudence est tout aussi nette. Elle se résume en l’arrêt du Conseil
d’État Martinot, du 6 janvier 2006 33 : la cryogénisation n’est pas un mode de
sépulture pouvant être librement choisi par les individus et cette réglementation ne porte pas atteinte à la Convention européenne des droits de l’Homme.
Le choix du mode de sépulture, s’il est intimement lié à la volonté individuelle,
peut néanmoins « faire l’objet de restrictions, notamment dans l’intérêt de l’ordre
et de la santé publique » 34. C’est donc à la communauté des vivants qu’il revient
de tracer les limites à l’expansion du moi à propos duquel Sigmund Freud
30
31
32
33
34
V. la crainte exprimée à l’égard de cette technique, dès 1994, par J.-Ph. Calvel, Question
parlementaire n° 11071, Jo du 14 févr. 1994, p. 676 et réponse au Jo du 2 mai 1994,
p. 2145.
Y. Lachaud, Question n° 96477, interrogeant le ministère de l’intérieur et de l’aménagement du territoire, Jo du 13 juin 2006, p. 6114 et réponse au Jo du 24 oct. 2006,
p. 11108 : « Le gouvernement n’entend pas faire évoluer le droit en la matière ».
On ajoutera cependant qu’entre l’inhumation et la crémation, une surface de terre de
dix mètres carrés peut accueillir quatre tombes, mais l’équivalent de deux cents urnes,
v. H. Popu, op. cit., n° 632, spéc. p. 339-340.
Cons. d’État, 5e et 4e Ss-sect. réunies, 6 janv. 2006, n° 260307, Martinot, JCP A 2006, act. 60 ;
defrénois, art. 38354, p. 500, note H. Popu. V. déjà Cons. d’État, 5e et 7e Ss-sect. réunies,
29 juill. 2002, Consorts Leroy, n° 222180, dr. et patr., déc. 2002, p. 85, obs. G. Loiseau ; CAA
Bordeaux, 29 mai 2000, n° 99BX02454, AJdA 2000, p. 896, obs. J.-L. R. ; TA Saint-Denis
de la Réunion, 21 oct. 1999, JCP g 2000. II. 10287, note F. Lemaire.
Cons. d’État, 5e et 4e Ss-sect. réunies, 6 janv. 2006, précité ; CAA Nantes, n°02NT01704,
27 juin 2003, AJdA 2003, p. 1871, concl. J.-F. Millet ; le tribunal administratif de Nantes
(n° 0201396, 0201395, 0201394 et 0201756) avait rejeté la demande, le 5 sept. 2002, en
validant la législation au titre, notamment de « motifs impératifs d’ordre et de santé publics »
(JCP g 2003, p. 572 à 576, note S. Douay).
216
dRoiT ET RELigion En EURoPE
soulignait, dès 1915, en période de Première Guerre mondiale, que : « Comme
l’homme primitif, notre inconscient ne croit pas à la possibilité de sa mort et se considère comme immortel » 35.
De l’exposition du corps : la plastination
9. L’affaire our body a défrayé la chronique. Une société avait organisé
une exposition de cadavres humains « plastinés », ouverts ou disséqués, et
pour certains d’entre eux, installés dans des attitudes permettant de constater
l’effet du fonctionnement des muscles. Soupçonnant un trafic de cadavres de
ressortissants chinois prisonniers ou condamnés à mort, des associations ont saisi
le juge des référés parisien sur le fondement d’un trouble manifestement illicite.
L’interdiction de l’exposition a été décidée tant en première instance qu’en
appel 36, et a été confirmée devant la Cour de cassation. On remarque cependant
des divergences d’analyse dans le raisonnement tenu à chaque hauteur de la procédure. Alors que le tribunal de grande instance de Paris s’appuyait sur un manquement « à la décence », la cour d’appel de Paris invoqua l’incertitude quant
à la provenance des corps. La Haute juridiction affirme pour sa part que selon
« l’article 16-1-1, alinéa 2, du code civil, les restes des personnes décédées doivent être
traités avec respect, dignité et décence ; que l’exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaît cette exigence » 37. Alors que les motifs du premier juge s’appuyaient sur la recherche d’une vision haute de l’humanité, ceux des juridictions
supérieures laissent entrevoir des possibilités de validation d’une telle exposition.
On peut le regretter. Autant que de constater que l’exposition reste accessible en
France, via l’Internet. Ce n’est pas parce que la France a été le premier pays à
interdire ladite exposition et que plus de trente millions de visiteurs à travers le
monde ont pu assister à ce cirque Barnum des temps modernes, qu’il faut renoncer à critiquer une telle utilisation du corps humain à des fins commerciales…
et si elles devaient advenir un jour, alimentaires 38 ?!
35
36
37
38
Considérations actuelles sur la guerre et la mort, in Essais de psychanalyse, traduction
S. Jankélévitch, revue par l’auteur, Payot, « Petite Bibliothèque Payot », 2004.
TGI Paris, 21 avr. 2009, AJdA 2009, p. 797 ; CA Paris, 30 avr. 2009, d. 2009, p. 2019,
note B. Edelman.
Cass. 1re civ., 16 sept. 2010, n° 09-67.456, Bull. civ. I, n° 174, AJdA 2010, p. 1736 ;
d. 2010, p. 2750, obs. C. Le Douaron, note G. Loiseau ; F. Rome, « Cadavres exquis »,
d. 2009. Édito, p. 1129 ; p. 2754, note B. Edelman ; d. 2011, p. 780, note E. Dreyer.
Soleil vert, film d’anticipation de 1973, de Richard Fleischer (réalisateur) et inspiré d’un
roman de Harry Harrison. V. aussi X. Labbée, « Interdiction de l’exposition “Our body, à
corps ouvert” », d. 2009, Entretien, p. 1192.
La double facette
de la présence hindoue en France
Nadine Weibel
À
l’heure où le paysage religieux connaît maints assemblages, glissements,
mutations et innovations, la prise en compte de l’hindouisme s’impose
en tant que tradition religieuse de plus en plus visible en France et portée de
manière concomitante par le processus migratoire et la présence de nouveaux
mouvements religieux (NMR). Les exemples présentés concerneront des mouvements relativement connus et bien établis comme la Méditation transcendantale (MT), l’Art de vivre (ADV), le mouvement de Amma ou celui, en pleine
expansion de Mère Merra. Mais un choix étant nécessairement arbitraire, il
aurait pu se porter sur d’autres groupes tels le Sahaja yoga, Sri shimnoy, l’association pour la conscience de Krishna, l’organisation Sathya Sai Baba, le Sidha
yoga ou le Sivananda yoga 1.
Les premiers contacts entre l’Inde et la France
Depuis les conquêtes d’Alexandre le Grand, on trouve des traces d’échanges
entre le monde indien et l’Occident. Jusqu’au xviiie siècle, l’Europe n’avait eu
accès à la civilisation indienne qu’à travers des récits de voyages et entretenait
à son égard une forme de curiosité naïve non exempte d’une certaine condescendance en témoignent les récits de Voltaire et Montesquieu. Cette attitude
1
On pourra consulter de V. Altglas, Le nouvel hindouisme occidental, Paris, CNRS Éditions,
2005, une thèse consacrée à ces deux derniers mouvements.
218
dRoiT ET RELigion En EURoPE
oscillera rapidement suite à l’abondante production littéraire en anglais et allemand 2, entre fascination et rejet. Si la littérature et la psychanalyse ont contribué à l’introduction de la spiritualité indienne dans la société française, ce sont
les milieux ésotériques qui en font la promotion, particulièrement la Société
théosophique fondée en 1875. Mais ce sont sans doute les séjours en France,
à la toute fin du xixe siècle, de Vivekananda et la création de ses Missions
Ramakrishna qui ont constitué le phénomène le plus récurrent. Ce personnage
charismatique est considéré comme le premier guru 3 à projeter l’hindouisme sur
la scène internationale après son immense succès remporté en 1893 au Congrès
des religions du monde à Chicago 4.
Pour ce qui concerne les mouvements de population, dès le xviiie siècle des
marins au service de l’East India Company s’installèrent dans des villes portuaires françaises comme Bordeaux, Nantes, ou La Rochelle suivis au xixe siècle
par quelques artistes et hommes d’affaire qui investirent Paris. Au xxe siècle le
flux migratoire se fait plus dense avec l’entrée en France dans les années soixantedix, des Indo-Mauriciens, très présents en Île de France et en Alsace puis celle
des Sri-lankais tamouls fuyant l’oppression dans leur pays dans les années
quatre-vingt. À ce groupe de migrants s’ajoutent ceux d’hindous venus d’Inde,
de Madagascar, de la Réunion et des Antilles. Ces populations majoritairement
ouvrières sont rejointes depuis une quinzaine d’années par une classe moyenne
qualifiée, significative bien qu’encore minoritaire 5. Par ailleurs, les NMR hindu
based ou hindu oriented 6 comme aime à les qualifier la sociologie anglo-saxonne
sont apparus en France dans les années soixante-dix (MT, Amma) ou plus tardivement, fin des années quatre-vingt pour Mère Merra et dans les années
quatre-vingt-dix pour l’ADV. Le fondateur de la MT est Maharishi Mahesh Yogi
(1917-2008), diplômé en sciences védiques et en physique, connu comme étant
le guru des Beatles. Inspiré par les Veda, les textes sacrés de l’Inde, il aurait mis
au point la technique de méditation qu’il propose en 1955. Ce mouvement se
présente comme non confessionnel tout comme son homologue, l’ADV fondé
par Sri Ravi Shankar, né en 1956, également diplômé en sciences religieuses et
en physique, ancien proche de Maharishi Mahesh Yogi. En 1982, suite à une
période de méditation de dix jours, comme son prédécesseur, il aurait eu la révé-
2
3
4
5
6
La première traduction de la Bhagavad-Gitâ fut réalisée par Charles Wilkins en 1784.
Ce terme sera toujours utilisé dans son sens indien neutre, non péjoratif, signifiant « celui
qui transmet un savoir ».
Romain Rolland lui consacrera un livre en 1930 : Vivekananda et l’Évangile universel.
Ces informations sont tirées de l’article de C. Servan-Schreiber, V. Vuddamalay, « Les
étapes de la présence indiennes en France », Hommes et Migrations, 1268-1269, juilletoctobre 2007 (diasparas indiennes dans la ville).
Voir par exemple J. Beckford (dir.), new Religious Movements and Rapid Social Change,
London, SAGE/UNESCO, 1986.
La double facette de la présence hindoue en France
219
lation de la méthode de respiration dont il fait la promotion. Il est surprenant
de constater combien l’organisation et la structure de ces deux mouvements sont
similaires… Amma signifiant mère et diminutif de Mata Amritanandamayi est
le nom donné à une femme née en 1953 dans une famille pauvre du Kerala. Ses
extases liées à la vision de Krishna ont attiré vers elle, selon la tradition indienne,
de nombreux dévots qui l’ont hissée au rang de guru comme cela se passe traditionnellement en Inde. Ce n’est que plus tard, dans les années quatre-vingt, que
les premiers Occidentaux l’ont rencontrée. Quant à Mère Meera, elle est née
en 1960 en Andhra Pradesh, a passé quelques années à l’ashram 7 d’Aurobindo
à Pondichéry qui l’aurait considérée, bien que cela ne soit nullement confirmé,
comme l’incarnation de la mère divine, En 1982, elle arrive en Allemagne, y
épouse un citoyen de ce pays et y est toujours installée près de la ville de Limburg, à Balduinstein où se situe son centre principal.
Les deux axes de l’hindouisme en France
Le double pôle autour duquel s’articule cette religion est constitué de l’hindouisme diasporique et de celui des NMR. Le premier se définit comme un
hindouisme héritage, transmis par la culture familiale alors que le second, pour
ceux qui s’en réclament, correspond à un hindouisme d’élection. La religion
diasporique revêt la fonction d’affirmation identitaire, joignant le culturel, le
traditionnel et le festif. La dimension collective y prend une importance capitale, amplifiant les liens entre les membres de la communauté transplantée. La
religiosité des NMR semble davantage exprimer, quant à elle, une recherche
plus individualisée, une quête de sens débouchant sur une remise en cause personnelle. Pourtant les frontières entre ces deux schémas sont loin d’être scellées
et des passerelles s’édifient d’un groupe à l’autre en témoignent les Indiens participant aux rassemblements liés à Amma ou à Ravi Shankar ainsi que le succès
de ces courants en Inde. Par ailleurs, il est de plus en plus fréquent d’observer la
présence d’Occidentaux sur les lieux de célébration des communautés de la diaspora. Celles-ci sont en France pour le moment, très majoritairement tamoules,
80 % de la population indienne hexagonale, et se regroupent en fonction d’affinités ethniques, Tamouls sri lankais et Tamouls mauriciens créant leurs propres
structures et réseaux. Les Hindous non tamouls sont minoritaires en France et
ont fait le choix de se rassembler autour du pôle du culturel.
7
Ce terme sanscrit renvoie au lieu où vit le maître, ou à celui où son enseignement est dispensé. Les centres principaux des mouvements qui nous intéressent sont communément
nommés ashram.
220
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Tenter de quantifier la population se réclamant de l’hindouisme en France
est une tâche quasi impossible puisque l’on est d’emblée confronté à l’absence
de données fiables. Les travaux sur l’hindouisme en tant que fait religieux
restent encore hélas, un terrain très peu exploité 8. Pour ce qui concerne les flux
migratoires récents, on peut avancer les chiffres de 50 000 Indo-Mauriciens
arrivés durant les années soixante-dix et d’approximativement 100 000 Tamouls
sri-lankais installés sur le sol français dans les années quatre-vingt 9. Toutefois
le côté équivoque de ces chiffres mérite d’être souligné puisqu’ils ne tiennent
pas compte de l’appartenance religieuse, les personnes comptabilisées pouvant
être de culture chrétienne ou musulmane en encore se définir en tant qu’agnostiques. Les descendants de ces primo arrivants étant souvent de nationalité française, cela ne fait que complexifier la tâche de la quantification. La population
tamoule se concentre en région parisienne et dans les grandes villes. Si l’émergence à Paris du quartier dit « Little Jaffna » 10 entre La Chapelle et la gare du
nord peut être assimilée à un processus de territorialisation des Tamoules sri lankais avec ses commerces et restaurants ethniques, ses associations, ses écoles et
ses deux temples, les lieux de résidence de ces populations se situent essentiellement en banlieue parisienne où sont disséminés une dizaine de temples 11. Dans
d’autres villes de France comme Strasbourg dont la particularité est la présence
d’une forte communauté mauricienne parallèlement à celle représentée par les
réfugiés sri lankais, ce sont des salles louées qui se substituent aux temples les
jours de grandes célébrations. Quant aux NMR, les seuls chiffres dont on dispose sont ceux avancés par les groupements eux-mêmes sans savoir à quel type
de population ils correspondent réellement : simples assistants à une conférence
de présentation, sympathisants fréquentant plus ou moins régulièrement les
centres, adeptes impliqués dans le fonctionnement du mouvement ? C’est ainsi
que la MT affiche le chiffre de six millions de personnes de par le monde qui
auraient été initiées à la méthode proposée. Bien que des professeurs de méditation soient disponibles dans l’ensemble des régions de France, les centres constitués sont aujourd’hui devenus rares, le principal centre européen étant basé à
Vlodrop aux Pays-Bas. Si l’on en croit le site officiel de l’ADV, vingt millions de
personnes dans 151 pays auraient pris part à un stage où est enseignée la technique respiratoire qui fait la spécificité du mouvement. La France comptabilise
8
9
10
11
Peu de publications ont vu le jour hormis la thèse de V. Altglas et le numéro spécial
d’Hommes et migrations déjà cités. Voir également, N. Weibel, « Religions de l’Asie et
encadrement : l’exemple de quelques groupes au niveau local », F. Messner, A.-L. Zwilling
(dir.), Formation des cadres religieux en France, Genève, Labor et Fidès, 2010, p. 157-168.
C. Servan-Schreiber, op. cit., p. 17.
La première boutique tamoule y est apparue en 1982.
On pourra consulter une courte étude ethnologique réalisée par Aude Mary, En territoire
tamoul à Paris, Paris, Autrement, 2008.
La double facette de la présence hindoue en France
221
quinze centres dont le centre national à Paris. L’ashram européen est localisé
en Allemagne, dans la Forêt Noire, à quarante minutes de route de la frontière
française. Lors des visites du guru, on peut facilement y comptabiliser de deux à
trois mille personnes, venues essentiellement d’Allemagne, de Suisse, de France
et de pays d’Europe centrale. Quant au centre français d’Amma, il est situé à
120 km au Sud-ouest de Paris, à proximité de Chartres. Par ailleurs quarante
espaces liés au mouvement sont repérables sur l’ensemble du territoire. Lors de
la venue annuelle d’Amma en France, comme partout dans le monde, plusieurs
milliers de personnes assistent de façon anonyme et gratuite au rituel 12. Il en
est de même dans le centre allemand de Mère Meera malgré un public plus
modeste. Quinze groupes de méditations sont répartis sur le sol français où elle
se rend ponctuellement.
Principaux rites et lieux de rassemblements
Dans sa compréhension classique, la religion hindoue attribue des devoirs
à chacun en fonction de son groupe, de son âge et de son sexe. La sphère religieuse et la sphère sociale se superposent à tel point que chaque acte du quotidien en revient à un acte de dévotion. Des prescriptions diverses, alimentaires,
vestimentaires ou comportementales impriment le rythme de la vie. Le rite
dévotionnel de base est celui de la pûjâ 13, accomplie individuellement ou collectivement, par les laïcs ou les prêtres, dans les autels domestiques ou au temple.
Les foyers hindous mais aussi les lieux de travail, commerces, bureaux, lorsque
cela est possible, renferment invariablement un petit autel dédié à la divinité
familiale ou celle de prédilection. La pûjâ qui consiste en un don d’aliments ou
de fleurs qui seront redistribués une fois sanctifiés, s’accompagne de psalmodies
de mantra ou syllabes sacrées, d’effluves d’encens et de bougies symbolisant le
feu. C’est un temps de recueillement qui ponctue la journée tout comme les
grandes célébrations calendaires et leurs exigeantes préparations (jeûne ou purification de la demeure) ponctuent l’année. Dans les mouvements néo hindous,
si on y pratique occasionnellement des pûjâ (l’ADV propose à qui le souhaite
des stages de pûjâ), c’est la méditation qui représente la pratique de base selon
une méthode propre à chacun : la méthode IAM (Integrated Amrita Meditation) des groupes Amma qui insistent sur la concentration, contrairement à la
MT dont la méthode à base de mantra supposés personnalisés tend à la supprimer ou encore la technique de respiration rythmée, le sudarshan krya, dispensée par l’ADV. Dans tous les cas, les intéressés sont encouragés à pratiquer
12
13
Cette année, en octobre 2012, au Parc des expositions de Pontoise et au Zénith de Toulon.
Petite cérémonie dévotionnelle en l’honneur d’une divinité.
222
dRoiT ET RELigion En EURoPE
quotidiennement et à se réunir régulièrement afin d’expérimenter l’effet positif
du groupe. À cet effet, sont organisés des satsang 14 dont la trame est sensiblement la même d’un groupe à l’autre : méditation et chants dévotionnels appelés
bhajan ou kirtan. Une autre pratique commune à ces courants est celle des darshan, étymologiquement « vision du divin » qui consiste à se mettre en présence
du guru afin de récupérer un peu de son énergie. Les darshan d’Amma où des
milliers de personnes patientent de longues heures pour être enlacées quelques
secondes, sont les plus célèbres. Mère Meera, quant à elle, touche de ses mains
la tête de ceux qui l’approchent en silence alors que Ravi Shankar, après une
période de recueillement, se prête, dans une ambiance décontractée, à un
échange verbal avec le public. Mentionnons l’existence de quelques Occidentaux, souvent d’origine allemande comme Om Parking et Manukhar, qui après
s’être autoproclamés « illuminés », proposent en France des darshan payants ce
qui est contraire à la tradition indienne 15.
Dans l’hindouisme diasporique, l’accomplissement des rites revêt un sens
particulièrement intense dans la mesure où il s’inscrit dans un processus d’affirmation identitaire permettant de conserver le lien avec sa tradition culturelle.
C’est ainsi que l’édification de temples est hautement symbolique puisqu’ils
permettent à cet « entre-soi » de s’exprimer et de favoriser la cohésion sociale.
Mais dans un environnement sécularisé et a fortiori dans un contexte où l’hindouisme représente un courant très minoritaire, le temple constitue un axe
autour duquel l’identité religieuse peut se construire contre les courants dominants, et s’affirmant de la sorte, s’approprier une territorialité, voire négocier
une certaine visibilité. Cette réflexion peut s’étendre à d’autres expressions de la
foi comme les processions, points forts du calendrier tamoul qui commencent
à s’organiser avec l’accord des pouvoirs publics, en témoigne le premier cavadi
mauricien célébré à Strasbourg en février 2012 par une courte procession autour
de la salle réservée aux festivités. C’est la première fois que dans cette ville une
telle cérémonie a pu être accomplie dans l’espace public. L’exemple le plus probant en ce domaine reste le défilé dédié au dieu éléphant Ganesh et organisé
par le temple Sri Manick Vinayakar Alayam depuis 1995 dans le quartier de
La Chapelle à Paris. Cette manifestation couverte chaque année par un nombre
de média grandissant sert un peu de faire-valoir à la communauté tamoule srilankaise qui par ce biais tente d’acquérir la réputation d’une minorité joyeuse,
ouverte sur les autres et soucieuse de son intégration dans le quartier. Mais le
manque de temples en France incite les hindous à en constituer d’éphémères
14
15
Terme sanscrit pouvant être traduit par réunion dévotionnelle.
La France compte également un antécédent de guru local autoproclamé. Il s’agit de Gilbert
Bourdin, le très controversé fondateur du Mandarom, aujourd’hui décédé. On pourra s’en
référer à l’excellente étude ethnographique de M. Duval, Un ethnologue au Mandarom,
Paris, PUF, 2002.
La double facette de la présence hindoue en France
223
(dont le résultat est impressionnant) dans des salles louées pour la durée d’une
célébration spécifique. La France ne bénéficie pas encore de temples obéissant
aux critères de l’architecture traditionnelle comme c’est le cas en Grande Bretagne et en Allemagne. Elle en est encore à l’étape préliminaire où les temples
sont installés dans des caves, des arrières cours, des locaux en général peu engageants. Les temples et les prêtres qui y officient représentent le côté ritualiste,
orthopraxique de l’hindouisme lié à la célébration des rites en rapport avec les
diverses divinités ou le cycle de la vie. Les ashram, lieux de réflexion et d’enseignement d’un guru ont une fonction différente, en lien avec des temps d’études
et de recueillement. Ils se distinguent des centres ordinaires dans le sens où
l’on peut y passer la nuit, y séjourner plus ou moins longuement. Un ashram
constitue toujours la résidence définitive ou provisoire pour certains adeptes.
Il n’existe en France aucun ashram construit à cette fin précise. Ceux-ci sont
installés dans des locaux divers, un château par exemple pour celui d’Amma.
La France n’est pas un terrain de prédilection pour l’établissement des ashram.
Ils y sont moins nombreux que dans les pays limitrophes. Faut-il y voir là une
réticence liée à la réception des courants néo hindous encore souvent assimilés
à des dérives sectaires ?
Doctrines et droit interne
Le terme hindouisme renvoie à l’expression sanscrite sanâtana-dharma qui
suggère l’idée d’une « loi parfaite et éternelle », d’une loi qui se serait nourrie de
multiples sagesses à travers l’espace et le temps pour finir par englober tous les
aspects de la vie. Au-delà de certains thèmes transversaux qui balaient les différents courants de l’hindouisme, la conception hindoue du monde se centre
autour de la notion de dharma qui recouvre dans son essence déjà, une grande
diversité de pratiques coutumières et d’interprétations de la loi sacrée puisque,
dans la tradition de l’Inde, les usages du groupe ou de la région peuvent faire
autorité dans la mesure où l’esprit des textes sacrés est considéré comme intact.
Si le terme de dharma a été chronologiquement traduit par religion puis par
droit, à partir du xviiie siècle, c’est sans doute la notion d’ordre qui donne la
meilleure interprétation de ce à quoi il renvoie. Il s’agit là du fondement même
du système de référence hindou à partir duquel se codifie le fonctionnement
social et individuel dans une synergie totale entre le monde des humains et celui
des dieux, entre l’existence présente et celles passées et à venir en vertu des lois
du karma (loi de cause à effet) et du samsara (le cycle des renaissances). L’ordre
dont il est question ici est à la fois ordre cosmique et ordre mondain. Ce sont
les dieux qui président à la bonne marche du premier, encouragés par les rites
accomplis par les humains. Par analogie, le fonctionnement harmonieux de
224
dRoiT ET RELigion En EURoPE
l’ordre cosmique rejaillit sur l’ordre mondain. Chaque être, à sa propre échelle,
a donc un rôle à jouer, une place à tenir, une responsabilité personnelle dans
la cohésion de l’ordre. Cette obligation conditionne un comportement éthique
qui englobe tous les actes de l’existence rendant malaisée la distinction entre
religieux et séculier et évoquant l’idée d’une loi à suivre d’où découleraient les
devoirs de chacun.
À l’origine se trouvent un ensemble de textes dont les plus anciens, les Vedas
(connaissance, sagesse) sont supposés avoir un caractère fondateur. Selon une
perspective traditionnelle, ceux-ci, inspirés par les dieux, auraient été révélés en
vers, à des ermites visionnaires qui auraient commencé à les consigner en sanscrit entre les xviiie et viiie siècle avant l’ère chrétienne, sous la forme de quatre
recueils (le Rigveda ou Veda des hymnes, le Yajurveda ou Veda des formules
sacrificielles, le Samaveda ou Veda des chants et l’Atharvaveda). Selon une lecture historico-critique, ces textes se sont élaborés progressivement, empruntant à travers le temps à diverses traditions orales et vernaculaires, comme en
témoigne l’évolution de la langue transcrite. Les Vedas complétés par d’autres
textes plus tardifs dont les célèbres Upanishad constituent le corpus de la révélation (shruti) ce qui place l’hindouisme au rang des religions révélées bien que
sans fondateur. Un second corpus de textes sacrés, appelé smriti ou tradition,
succède dans le temps, jusqu’à l’aube de l’ère actuelle, à la shruti et comporte
plusieurs types d’ouvrages exégétiques du veda, les dharmasûtras, des aphorismes
indiquant la manière de se conduire en fonction de son rang et les dharmashâstras, des traités de dharma dont le plus célèbre est connu sous le nom des Lois de
Manu, texte clé en termes de comportement social, de devoirs et d’interdits. Il
est d’usage de rattacher à ce corpus les poèmes épiques du Mahâbhârata et du
Râmâyana ainsi que des recueils de mythes et légendes appelés Purânas. Parallèlement à ces sources écrites, la coutume (achara) joue un rôle non négligeable
et donne l’occasion au dharma de s’adapter aux particularités de la région ou du
groupe si celles-ci ne sont pas en opposition avec les textes. Cette manière plurielle de percevoir le dharma est toujours d’actualité dans l’Inde contemporaine.
La notion de devoir qui découle de celle du dharma constitue une des pierres
angulaires du système de pensée hindoue et permet de comprendre la structuration de la société indienne. En effet, les devoirs auxquels sont astreints tous les
êtres humains ne sont pas identiques pour chacun. Selon sa situation karmique
l’individu renaît dans telle ou telle caste, les varna (couleur en sanscrit), des catégories sociologiquement fermées puisqu’il est exclu de pouvoir passer de l’une
à l’autre. Au sommet de la hiérarchie, se trouvent les brahmanes, détenteurs du
sacré et du savoir, chargés du maintien de l’ordre cosmique en procédant aux
différents rituels ainsi qu’à leur transmission. Suivent les kshatriya, investis du
pouvoir politique qui veillent à la cohésion de l’ordre terrestre puis les vaishyas,
agriculteurs ou artisans dont le travail, permet aux deux précédentes varna de
vaquer aux obligations qui sont les leurs. Les shûdra constituent la quatrième
La double facette de la présence hindoue en France
225
varna, celle qui est au service des trois autres. Si cette quadripartition correspond aux textes les plus anciens datant du premier millénaire avant l’ère chrétienne, un cinquième groupe, exclu du système car astreint aux tâches supposées
impures est venu la compléter. Ces varna sont elles-mêmes divisées en une multitude de jâti, établies par la naissance et organisées en métier, plus de 6 000
dans l’Inde d’aujourd’hui. S’il est indéniable que ces groupes instaurent une
hiérarchie et une ségrégation, ils ont idéalement été conçus de sorte que chacun
soit dépendant, pour sa survie, des autres, garantissant ainsi la cohésion sociale
et au-delà, celle de l’ordre cosmique. C’est une logique analogue qui procède à
l’établissement des quatre âges de la vie (âshrama) et leur division en tranches
de vingt ans environ, consacrant les devoirs en phase avec chaque période allant
des étapes de l’apprentissage et de son rôle à jouer dans la société à celles du
renoncement et du travail spirituel. De nombreux et complexes rites (samskâra)
ponctuent ces différents passages 16.
L’hindouisme pluriel
L’hindouisme pluriel de nature, correspond à un faisceau complexe de traditions religieuses, de pratiques et de croyances. Du fait de la diversité des obédiences, les hindous ne sont pas perçus comme faisant partie d’un ensemble
religieux uniforme et distinct avant la période britannique. Le concept de
dharma ne renvoie donc pas à un dogme fixe et figé. L’hindouisme a développé
six écoles orthodoxes de philosophie, basées sur l’autorité des Vedas. Chacune
est le fruit d’une longue élaboration dont témoigne une vaste littérature. Celles
dont l’importance a été la plus grande à travers les siècles sont le Vedanta et le
Yoga dont les rapports avec l’orthodoxie hindoue ont souvent été complexes et
conflictuels. Dans le Yoga, il y a autant d’écoles que de maîtres et aujourd’hui
encore, de nouveaux courants naissent régulièrement. Il y a deux mille ans, le
Yoga en Inde commence à se structurer et au tournant de notre ère en est rédigé
le premier traité, les yoga sutra de Patanjali. Dans une perspective de piété populaire, naissent trois courants théistes principaux : le vishnouisme qui se rapporte
au culte de Vishnu ou à celui de l‘un de ses avatars comme Krishna, le shivaïsme
lié au dieu Shiva et le shaktisme associé à la déesse mère. Parallèlement, dès le
Moyen-Âge le courant bahktique se démarque de l’orthodoxie brahmanique
en proposant le salut à tous et en réduisant le rituel au profit de la pratique
16
Pour plus de précision quant à cette conception du dharma, on pourra consulter les
ouvrages de Y. Tardan-Masquelier, Un milliard d’hindous, Albin Michel, 2007, facilement accessible ainsi que le livre très complet et novateur de W. Doninger, The Hindus,
an alternative History, Penguin, 2008.
226
dRoiT ET RELigion En EURoPE
dévotionnelle. En vertu de la croyance en la coexistence de voies multiples vers
le salut, toutes ces tendances ne s’excluent pas. L’hindouisme reconnaît l’omniprésence du divin. Le sens du sacré y concerne l’ordre de la nature dans son
ensemble. L’univers est pressenti comme rempli par la présence du divin. Ainsi
tout mérite vénération puisque celui-ci se manifeste sous de multiples formes
chacune étant un des aspects du tout unique et absolu, le Brahman 17.
Le néo hindouisme
Ce terme introduit par la sociologie américaine 18 désigne un courant stigmatisé par un certain folklore indianisant qui s’inscrit dans l’héritage de la contreculture. Pourtant les maîtres qui enseignent aujourd’hui et sillonnent le monde
sont les héritiers de ce qui a été considéré au xixe siècle comme une renaissance
de l’hindouisme impulsée par des intellectuels bengalis comme réponse identitaire à la colonisation. Parallèlement à la réflexion se développent des institutions caritatives agissant au niveau social et permettant de rivaliser avec les
missions chrétiennes qui affichaient ouvertement un profond mépris pour la
culture indienne. Cette renaissance hindoue s’articule autour du concept d’universalité de l’hindouisme et d’une déclaration d’égalité tout en renouant avec les
courants dévotionnels bhakti. À la suite de précurseurs comme Roy, les figures
essentielles de ces mouvements sont Ramakrishna et son disciple Vivekananda
qui plaide pour l’établissement d’un pont entre la modernité à l’occidentale, sa
technologie et son esprit scientifique et les traditions d’intériorité et de renoncement de l’Inde. La propagation du Védanta en Occident selon une relecture plus
adaptée et pratique (practical Vedanta) devient pour lui, par un effet de va-etvient, un moyen de revigorer la conscience indienne en réaffirmant ses valeurs
profondes. Il associe à cet angle d’approche une dynamique d’engagement social
qui connaîtra une postérité parmi les mouvements néo hindous contemporains.
Parallèlement, il met en relief un principe unique qu’il universalise tout en lui
associant l’ensemble des autres traditions religieuses posant ainsi les fondements
du néo hindouisme. Toutes les religions seraient une, constituant simplement
différentes voies menant à un but identique. D’autres constantes transparaissent
d’ores et déjà comme la négation de l’inégalité liée aux castes et à l’identité
sexuelle, les liens entre recherche spirituelle et engagement social (implication
dans des œuvres caritatives, mise en avant de travail désintéressé, seva), l’expérience personnelle de la religion, la capacité pour tous les êtres à atteindre le
salut, la revivification de la notion de dévotion, bahkti, et la relation privilégiée
au guru. Ces thèmes apparaissent de façon récurrente dans l’étude de ces divers
17
18
Ces trois derniers paragraphes ont largement puisé dans l’un de mes articles publié dans la
revue daimon.
Voir les travaux des indianistes Paul Hacker et William Halbfass.
La double facette de la présence hindoue en France
227
mouvements, chez les maîtres de la première génération tels Ramakrishna,
Aurobindo ou Ma Ananda Mayi comme ceux et celles d’aujourd’hui. Lors des
rassemblements occasionnés par les déplacements d’Amma ou de Ravi Shankar,
dans les ashram d’Inde ou ceux d’Europe, la foule composée d’Occidentaux et
d’Indiens est dense et hétéroclite, chacun trouvant sa place dans cet « universel
pluriel », un monde s’enrichissant de l’autre dans un effet de synergie…
Au regard de la complexité de la tradition indienne, le message véhiculé par
les mouvements néo hindous étudiés peut paraître d’une candide simplicité.
Mais il est sans doute en adéquation avec la quête des chercheurs de vérité du
xxie siècle, lesquels réclament des solutions rapides à leurs interrogations ou se
trouvent en situation de rejet par rapport à un monde matérialiste et déshumanisé. Les deux mouvements portés par des figures féminines, mettent l’amour
et la paix au centre de leur doctrine. « Mon message est l’amour, ma religion
est l’amour », répète Amma, ce qui selon elle, implique de venir en aide aux
démunis. Bien qu’elle puise ses références dans sa propre tradition, son enseignement se veut universel, n’exigeant aucune conversion, la diversité devenant
ainsi source d’enrichissement. De même Mère Meera offre son amour inconditionnel à chaque être, sans restriction de race, d’origine ou de religion. Elle tient
à « ouvrir les cœurs à la lumière et à apporter la paix à l’ensemble des humains ».
Si ces notions de paix et d’amour font écho aux deux autres mouvements, ils
se présentent dans un premier temps comme dispensateurs d’une « méthode
simple permettant de réduire le stress » (ADV) ou comme « une technique de
relaxation contribuant à l’amélioration de la vie » (MT). Les références à l’hindouisme sont absentes sur les pages d’accueil des sites de ces deux courants qui
se défendent d’être des organisations religieuses ou des groupements confessionnels 19. Ils insistent sur l’universalité des valeurs prônées « valeurs spirituelles humaines » (ADV) ainsi que sur « l’universalité de la méthode enseignée
n’exigeant aucun changement de régime alimentaire, de religion ou de philosophie » (MT). L’accent est mis sur les effets positifs de ces techniques sur la santé
ainsi que sur l‘existence d’études scientifiques qui en auraient prouvé l’efficacité 20. Ce n’est que progressivement, au fil des recherches, que des références
à l’Inde apparaissent par le biais notamment de l’ayurveda, cette approche
indienne de l’hygiène de vie qui profite de son impact positif grandissant. Ce
n’est qu’en fréquentant les centres et en s’élevant dans la hiérarchie de la structure que la dimension hindouiste se profile à travers des lectures, des voyages
ou des pratiques cultuelles.
19
20
http://www. mt-maharishi.com, http://www.artofliving.org/fr, http://meremeera.fr/index2htm, www.ammafrance.org.
Ces études ont souvent soulevé des controverses puisque les chercheurs qui les ont réalisées
seraient pour la plupart affiliés aux mouvements. Dès 1970, la MT a eu le souci de s’inscrire dans une démarche scientifique tout comme quelques années plus tard, l’ADV.
228
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’hindouisme au prisme de l’État français
La pluralité religieuse est un phénomène auquel la diaspora hindoue de
France a largement été confrontée dans ses pays d’origine réciproques. Majoritaires en Inde à 82 % et à l’Île Maurice à 52 %, les Hindous sont minoritaires au
Sri Lanka à 17 %. Si l’Inde est un État laïque, le code de la famille reste encore
partiellement régi par des codes confessionnels (le code parsi de 1936, le code
anglo-musulman de 1937 et le code hindou de 1955) ce qui ne manque pas de
créer des conflits. Au Sri Lanka, le système légal de 1978 tient peu compte des
revendications des minorités tout en accordant des concessions à la minorité
musulmane. Quoi qu’il en soit, les identités religieuses, souvent porteuses de
conflits dans ces pays ne s’y déclinent pas avec la neutralité d’usage en France.
Dans l’ensemble ces populations montrent un profond respect pour la laïcité,
de nombreuses associations mettant l’accent sur la promotion du côté culturel
insistant sur le caractère privé du versant religieux. Paradoxalement certains
acteurs associatifs apparaissent progressivement dans des structures interreligieuses ou semi-officielles autour de la pluralité culturelle. Mais le manque de
coordination entre les diverses instances freine le processus et il ne peut être
question pour le moment de la création d’un organisme tutélaire semblable à
l’Union bouddhiste de France. Quant aux mouvements néo hindous, ils s’appliquent soit à promouvoir une spiritualité universelle soit à gommer toute
référence religieuse comme s’y applique la MT, mentionnée dans le rapport
Gest-Guyard de 1996.
Organisation structurelle et statut des clercs
Les quelques temples sont portés par des associations tout comme les manifestations festives. Dans certains cas, ce sont des familles qui se chargent de la
préparation (décoration, invitations, repas, venue de musiciens ou d’un prêtre)
ainsi que de la location de la salle. Dans les mouvements néo hindous, le pouvoir s’exerce en règle générale de façon pyramidale. Dans la MT existe un corps
de responsables mondiaux, désignés par pays, appelés raja et chapeautés par le
rajaran, le successeur de Maharishi Mahesh Yogi. Dans la hiérarchie du mouvement ils sont suivis par les instructeurs de techniques avancées, les enseignants,
les pratiquants réguliers et enfin les méditants de base. Parallèlement existent
des groupes d’hommes et de femmes assimilables à des moines et moniales. Des
lettrés indiens ou pandit, gravitent autour de cette structure, présidant au bon
déroulement des cérémonies. Une structure analogue s’observe dans l’ADV.
En diaspora, le statut du prêtre évolue. En règle générale en France, il exerce
une activité rétribuée parallèlement à ces fonctions de prêtres. Étant donné
qu’ils sont peu nombreux sur le territoire et concentrés en région parisienne, les
La double facette de la présence hindoue en France
229
communautés de province les invitent à se déplacer lors des grandes cérémonies
annuelles ou familiales. Il leur sera demandé plus de souplesse afin de s’adapter
aux exigences de la société hôte, regroupant par exemple les cérémonies en fin
de semaine. Mais leur fonction évolue indubitablement vers une plus grande
implication dans la vie des croyants pour compenser l’absence de la famille
élargie dans la mise en œuvre des rituels et dans la transmission des traditions.
Quant aux cadres du néo hindouisme, ils constituent une sorte d’élite qui a
des obligations et des responsabilités. Ce sont d’habitude des adeptes dévoués,
très engagés, représentant le mouvement et son maître à l’extérieur, dans les
médias et en tant qu’interlocuteurs auprès des pouvoirs publics. Ils ont suivi des
formations internes et peuvent être chargés à la fois de la vie spirituelle et des
tâches logistiques. Ils sont le plus souvent rémunérés par l’association car ils ont
renoncé à toute vie en dehors du mouvement. Mais ils sont peu nombreux, six
à plein-temps pour la France dans l’ADV. Autour d’eux gravite une multitude
de bénévoles portés par la volonté de se mettre au service du groupe. Certains y
consacrent leur soirée et leur week-end d’autres leurs vacances. Lors des déplacements d’Amma et de Ravi Shankar, par exemple, l’organisation est quasiment
exclusivement basée sur ce volontariat qui permet, et c’est un privilège auquel
aspirent les adeptes, de se trouver plus aisément à proximité du maître. Il arrive
que ces sympathisants connaissent une forme de désenchantement et s’éloignent
d’un groupe qui durant une période plus ou moins longue avait capté toute leur
attention. Ce phénomène est fréquent et ne fait pas débat tout comme cette
attitude que l’on pourrait qualifier de « vagabondage spirituel » où l’on croise
les mêmes personnes chez Amma, Ravi Shankar et Mère Meera. En revanche,
la conversion à l’hindouisme orthodoxe est une démarche irréalisable pour celui
qui n’est pas né dans cette tradition.
L’hindouisme en France : vers une plus grande visibilité ?
On ne manquera pas de constater une accentuation de la visibilité de l’hindouisme dans le paysage religieux français. Ce processus se fait progressivement
et en douceur, porté par la réception favorable que font les Français à ces traditions. Il est vrai que les revendications qui émanent de ces populations sont
peu nombreuses, le besoin de reconnaissance rimant avec souci d’adaptabilité
et d’ouverture. C’est un constat identique bien que s’exprimant différemment
qui peut être fait face aux démarches entreprises par les mouvements néo hindous afin de gagner en crédibilité. Sont sans cesse mis en avant le statut d’ONG
octroyé à certaines de leurs associations (Amma, MT, ADV) ainsi que les titres
divers (doctorats honoris causa essentiellement) récoltés par leurs fondateurs
(Amma, ADV, MT). Si leur engagement dans des réseaux d’œuvres caritatives –
aide aux sinistrés des catastrophes naturelles et des guerres, création d’écoles et
de dispensaires pour l’ensemble des mouvements analysés, implication au niveau
230
dRoiT ET RELigion En EURoPE
écologique comme le nettoyage de bidonvilles au Kenya (Amma), programmes
de réhabilitation des prisonniers (ADV, MT) – s’inscrit, certes, dans la ligne de
conduite promulguée par Vivekananda, n’est-ce pas également, pour ces mouvements, un moyen de montrer combien ils seraient salvateurs pour l’individu et la
société et de réduire ainsi la suspicion de dangerosité qui les entoure ?
Sociologie des religions et droit des religions
Jean-Paul Willaime
C
omment un sociologue des religions s’intéressant particulièrement à la
sociologie des protestantismes a-t-il pu rencontrer un spécialiste de droit
des religions particulièrement connaisseur du monde catholique tel que Francis Messner et nouer avec lui une fructueuse et durable collaboration ? On peut
légitimement se poser la question. Avant de dire l’intérêt propre d’une telle
collaboration entre un juriste et un sociologue des religions, il est nécessaire de
rappeler les éléments de contexte qui ont permis cette rencontre.
Ce contexte, c’est bien évidemment le contexte universitaire strasbourgeois
et les possibilités qu’il offrait. C’est la présence, au sein de l’Université de Strasbourg II 1, d’une faculté de théologique catholique ayant développé, notamment sous l’impulsion des professeurs René Metz et Jean Schlick, un pôle de
recherches en droit canonique et en droit étatique des religions et d’une faculté
de théologie protestante ayant développé, sous l’impulsion du professeur Roger
Mehl, un pôle de recherches en sociologie (du protestantisme puis des religions), qui fut à l’origine de cette rencontre. Les jeunes chercheurs que Francis
Messner et moi-même étions à l’époque, lui chercheur au CNRS, moi enseignant-chercheur de sociologie religieuse à la faculté de théologie protestante,
se rencontrèrent dans des activités du CERDIC (Centre de Recherches et de
Documentation des Institutions Chrétiennes) 2. Le CERDIC, fondé en 1968
1
2
L’Université de Strasbourg II s’appelait à l’époque l’USHS : Université des Sciences Humaines
de Strasbourg.
Je me souviens notamment de quelques ouvrages, issus de colloques, publiés à Strasbourg
par CERDIC-Publications, notamment Les groupes informels dans l’Église (1971), Églises et
232
dRoiT ET RELigion En EURoPE
par les professeurs René Metz et Jean Schlick était, comme le centre de sociologie de la faculté de théologie protestante, lié au CNRS. Tirant parti de ce fait
et avec le fort soutien du CNRS lui-même, Francis Messner et moi seront ainsi
amenés, en 1994, à fonder un laboratoire de recherches associant des juristes et
des sociologues des religions, le laboratoire Société, droit et religion en Europe.
Nommé le 1er janvier 1994 directeur de ce laboratoire 3, j’eus dès le début le
souci d’associer étroitement Francis Messner à sa direction afin de favoriser
l’intégration et la symbiose entre juristes et sociologues des religions. C’est donc
tout naturellement qu’en 1999, Francis Messner me succéda comme directeur.
Permettez-moi de citer la façon dont, dans le dossier présenté au CNRS, le projet d’un laboratoire « Société, droit et religion en Europe » était présenté :
Pourquoi associer des juristes et des sociologues des religions ? D’une part, parce
que les spécialistes du droit des religions sont intéressés par la collaboration avec
les sociologues. Pour l’étude de thèmes tels que les rapports Églises/État, École
et Religions, les structures organisationnelles et les systèmes de pouvoirs dans les
différents mondes religieux (le partage des rôles et les modes de légitimation), et
pour l’étude de nombreux autres thèmes, les juristes intègrent de plus en plus des
éléments concernant la réception du droit ; ils s’intéressent aux pratiques sociales
et aux représentations qui y sont liées.
d’autre part, les sociologues des religions ont beaucoup à gagner à cette collaboration
avec des juristes. L’intérêt de cette collaboration, que gabriel le Bras a brillamment
illustré, reste pleinement actuel. Que ce soit pour l’étude des multiples interrelations
entre religions et société ou pour l’étude des différents univers religieux, les approches
juridiques et institutionnelles sont indispensables à l’analyse sociologique.
Sous l’impulsion de Francis Messner et de ses équipes, ce laboratoire connut
le développement que l’on sait avec ses nombreuses initiatives en matière de
journées d’études, de colloques, de publications. Parmi celles-ci, je tiens à en
souligner deux particulièrement importantes et réussies à mes yeux : – la réalisation du Traité de droit français des religions (sous la direction de Francis Messner, Pierre-Henri Prélot et Jean-Marie Woehrling) dont la première édition
parut en 2003 ; – la réalisation du site web EUREL d’information sur l’état
juridique et sociologique de la religion en Europe. J’eus le privilège d’être associé, aux côtés du professeur Roger Mehl, aux premières réunions précisant les
objectifs du Traité (Roger Mehl apporta une contribution sur « les Églises protestantes »). Pour ma part, je fus chargé d’une contribution sur « les institutions
religieuses entre la reconnaissance sociale et perte d’emprise sociale », intitulé
qui manifeste bien le souci de ne pas isoler les analyses juridiques des mutations
3
groupes religieux dans la société française. intégration ou marginalisation (1977), Églises et État
en Alsace-Moselle. Changement ou fixité ? (1979).
Bien que nommé depuis 1992, directeur d’études à l’EPHE (Paris), la dimension nationale
de ce grand établissement de l’enseignement supérieur me permettait de poursuivre une
part de mes activités d’enseignement et de recherche à Strasbourg.
Sociologie des religions et droit des religions
233
socio-culturelles du religieux 4. Quant au projet EUREL que j’eus le plaisir de
concevoir pour sa partie sociologique, il trouva naturellement sa place en intégrant sur ce site web, à côté d’une importante partie juridique comprenant les
textes et les jurisprudences, des données socio-religieuses actualisées renseignant
sur l’état religieux de chaque pays et les relations religions-société dans différents
domaines (école et religions, media et religions,…). Cette banque de données
bilingue français-anglais est aujourd’hui un fleuron du SDRE qui, à mon sens,
mériterait d’être encore plus connu et utilisé.
Au-delà de ces éléments contextuels et conjoncturels, j’aimerais mentionner deux illustres devanciers au premier rang desquels Gabriel Le Bras (18911970) qui, après avoir commencé sa carrière à l’Université de Strasbourg, la
poursuivit comme directeur d’études chargé, à la Ve section de l’École Pratique
des Hautes Études (section des sciences religieuses), d’enseigner le droit canon.
Significativement, c’est ensuite une direction d’études de sociologie religieuse
qu’il occupa après la création en 1948 de la VIe section de l’EPHE dédiée aux
sciences sociales. Comment en effet ne pas évoquer, ici à Strasbourg, la figure de
cet historien des institutions et du droit canon qui, très tôt, voulut « connaître les
hommes pour qui et par qui les institutions sont créées » ? Souhaitant partir à la
découverte de la religion vécue des Français, il initia, dès 1931, une vaste enquête
sur la pratique et la vitalité religieuse du catholicisme en France qui représenta
une impulsion considérable pour l’étude sociologique des pratiques catholiques
et l’établissement de cartes de la pratique religieuse dans la France rurale, puis
urbaine. On lui doit l’élaboration de cette fameuse catégorisation des pratiquants
(« conformistes saisonniers », pratiquants réguliers, détachés…) qui fut reprise
dans maintes enquêtes et questionnée, par exemple par l’historien du protestantisme Émile-Guillaume Léonard (collègue de Gabriel Le Bras à l’EPHE), par
rapport à sa pertinence pour mesurer la vitalité religieuse d’autres groupes religieux. Mais Gabriel Le Bras, ce fut aussi, ces analyses très fines de terrain, par
exemple sur les rapports de l’Église et du village, notamment pour tout ce qui
concernait l’édifice du culte et les inévitables relations que, même en régime de
séparation des Églises et de l’État, autorités civiles et religieuses devaient nouer.
La deuxième grande figure de juriste qui contribua aussi à la sociologie des
religions que je souhaite évoquer ici est celle de Jean Carbonnier (1908-2003),
le célèbre spécialiste du droit civil de la famille. Il me plaît de le faire non seulement parce que Jean Carbonnier s’intéressa à la sociologie juridique et collabora
à ce titre à la fameuse revue l’Année sociologique, mais aussi parce qu’il apporta
diverses contributions à la sociologie du protestantisme ainsi qu’à une réflexion
générale sur les rapports entre droit et religion (par exemple dans son étude de
1982 sur « Législation et religion mêlées dans la sociologie de Montesquieu »).
4
Pour la seconde édition, outre la réécriture de cette rubrique générale, je complétai et
actualisai la rubrique consacrée aux Églises protestantes.
234
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Jean Carbonnier présida le conseil scientifique du centre de sociologie du protestantisme créé en 1969 par Roger Mehl au sein de la faculté de théologie protestante de Strasbourg. C’est dans le cadre des activités de ce centre que j’eus le
plaisir de faire sa connaissance et d’apprécier sa finesse d’esprit et son engagement en faveur des travaux de sociologie. Tout en apportant des contributions
profondes et originales plus historiques et théoriques, par exemple sur « la Bible
et le droit » (1959) et « droit et théologie chez Calvin » (1965), Jean Carbonnier
s’intéressa aussi au devenir de la minorité protestante dans la France contemporaine (par exemple son étude sur « L’avenir du protestantisme » de 1978 5), mettant à profit sa connaissance intime des réalités protestantes passées et présentes.
Après ces éléments contextuels et conjecturels, après ce rappel de deux
grands juristes convaincus de la fécondité d’entrecroiser approches juridiques
et approches sociologiques des phénomènes religieux, permettez-moi de dire, à
partir de mon expérience personnelle, ce que, dans l’analyse des faits religieux,
le droit peut apporter à la sociologie et la sociologie au droit.
1. Ce que le droit apporte à la sociologie
Sur la question des relations Églises-État, une question qui, particulièrement
en France, fait régulièrement l’objet d’approches idéologiques et polémiques
(y compris chez les sociologues), les approches juridiques ont l’immense avantage de mettre à plat les différents aspects de ces relations de façon concrète et
rigoureuse. D’une part parce que les approches juridiques de cette question
s’intègrent pleinement dans le droit général concernant les personnes, les biens
et les institutions. Qu’il s’agisse des libertés des personnes, de la gestion des édifices du culte, des équilibres à trouver entre les diverses auto-compréhensions
religieuses et le droit général, les approches juridiques apportent clarté et rigueur
dans le débat. Dans ma collaboration avec Francis Messner qui connaît particulièrement bien tous les aspects du droit local alsacien-mosellan des cultes, j’ai
beaucoup appris à mieux connaître et comprendre les spécificités de ce droit
et son évolution, notamment dans le domaine, auquel je me suis, depuis longtemps, particulièrement intéressé, des rapports entre école et religions. Sur ce
thème, on vérifie la fécondité de l’entrecroisement des approches notamment
dans le volume publié en 1995 aux éditions du Cerf sous la direction de Francis
Messner et intitulé La culture religieuse à l’école.
5
Cette étude, d’abord publiée en 1978, dans la Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
(revue de la faculté de théologie protestante de Strasbourg), fut reprise dans l’ouvrage intitulé Coligny ou les sermons imaginaires. Lectures pour le protestantisme français d’aujourd’hui
(Paris, PUF, 1982).
Sociologie des religions et droit des religions
235
Sur la question socialement controversée des sectes et des nouveaux mouvements religieux, l’impossibilité de définir juridiquement une « secte » et de
qualifier un délit au prétexte qu’il serait « sectaire » rejoint les préoccupations
des sociologues qui, instruits de l’extrême variété des engagements et pratiques
religieuses et attentifs aux querelles de légitimité qui ont traversé et traversent
toujours le champ religieux, ne pouvaient que manifester leur inquiétude par
rapport à des politiques publiques établissant une liste de groupes religieux sectaires. Sociologues et juristes se rejoignaient ici pour souligner que l’application
des lois existantes était suffisante pour, sans tomber dans une distinction très
problématique entre « bonne » et « mauvaise » religion, avoir les moyens de
punir les abus qui portaient atteintes aux libertés fondamentales des personnes.
Là aussi, on mesure la fécondité de l’entrecroisement des approches comme le
montre le volume, publié en 1999 aux PUF sous la direction de Francis Messner, sur Les sectes et le droit en France.
L’importance du droit canon dans l’Église catholique a non seulement suscité de nombreuses vocations juridiques parmi les universitaires familiers du
monde catholique, mais cette importance les a aussi amenés à s’intéresser aux
droits internes des différentes religions.
C’est ainsi que l’activité universitaire strasbourgeoise a été riche de journées d’études et de colloques comparant, sur des sujets variés, les droits internes
des différentes religions. En voici deux exemples publiés dans la Revue de droit
canonique de Strasbourg : sur « femmes et religions » (Tome 46/1, 1996) et sur
« ministres et lieux de culte » (Tome 47/2, 1997). Le second dossier est particulièrement significatif de cette volonté d’ouverture à d’autres cultes pour mener
des études comparatives puisque l’on y trouve non seulement des analyses des
ministres du culte dans le catholicisme, mais aussi dans le protestantisme, le
judaïsme, l’islam, l’hindouisme. Ce qui ne pouvait que nourrir une réflexion très
intéressante sur la façon dont le droit, dans le cadre de son respect de la diversité
religieuse, pouvait, sans plaquer sur d’autres réalités religieuses le modèle du culte
dominant, tenir compte des différentes formes d’autorités religieuses.
L’apport du droit à la sociologie, ce fut aussi l’analyse comparée des dispositifs État-religions à l’échelle de l’Europe. J’ai beaucoup appris là aussi de la coopération européenne nouée par Francis Messner avec des juristes de nombreux
pays d’Europe (tout particulièrement l’Allemagne, l’Angleterre, la Belgique et
l’Italie). Cet élargissement à l’Europe permettait de sortir du cadre franco-français et de découvrir que la « laïcité » française n’était qu’une des modalités des
relations Églises-État et que d’autres démocraties, tout en assurant l’autonomie
respective de l’État et des institutions religieuses dans leur domaine propre, ne
considéraient pas comme attentatoires à la séparation des Églises et de l’État,
des formes diverses de coopération entre État et religions. La présence à Strasbourg du Conseil de l’Europe et les spécificités alsaciennes-mosellanes du droit
local des cultes ne pouvaient là aussi qu’inciter à prendre du champ par rapport
236
dRoiT ET RELigion En EURoPE
à une vision trop hexagonale des choses. La comparaison internationale entre
les droits étatiques des religions a beaucoup instruit les sociologues sur la diversité, très liée aux particularités des histoires politiques et religieuses de chaque
pays, des dispositifs de relations Églises-État en Europe. L’approche unilatérale
du type « comment l’État se libère du religieux » ne pouvait que s’en trouver
relativisée. Les chercheurs s’en trouvaient d’autant plus invités à examiner l’évolution parallèle de l’État et des institutions religieuses et l’adaptation réciproque
de leurs relations en fonction des évolutions sociétales (les dimensions conflictuelles de cette adaptation étant elles-mêmes variables).
2. Ce que la sociologie apporte au droit
L’apport de la sociologie aux droits des religions consiste principalement
dans la connaissance des réalités religieuses et de leur évolution qu’elle construit
à travers ses procédures propres d’investigations (observations des groupes et
des comportements individuels, enquêtes quantitatives et qualitatives, analyse
de corpus divers de documents,…). La sociologie des religions s’intéresse, tout
comme le droit des religions, à des thèmes particuliers comme : la division du
travail religieux entre clercs et laïcs, la répartition sexuelle des rôles, les relations
interconfessionnelles et interreligieuses, les rapports entre religion et éthique,
entre religion et politique, entre religion et sport, religion et écologie, religion
et éducation scolaire,…… Mais, plus largement, les approches sociologiques
cherchent à décrire et mesurer l’évolution non seulement des pratiques religieuses les plus observables (comme le fait de fréquenter, et à quel rythme, un
édifice du culte), mais aussi les représentations et conceptions religieuses ellesmêmes. Autrement dit comment se caractérisent, dans leurs pratiques et leurs
orientations, les personnes qui se déclarent catholiques, protestantes, juives,
musulmanes,…Quelles conception et connaissance ont-elles de leur propre
religion ? Le sociologue étudie les faits et comportements religieux tels qu’ils
sont et non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Sans réduire une religion à l’opinion que s’en font les membres qui s’y identifient, le sociologue se focalise particulièrement sur le religieux vécu tel qu’il se manifeste au plan individuel et
collectif. Il inclut dans son champ d’investigations l’étude des systématisations
doctrinales des religions, autrement dit leur théologie, la pluralité et l’évolution même de même de leur pensée théologique. Ce faisant, les études sociologiques contribuent à éclairer l’appréhension de ce phénomène social singulier
que constituent les faits religieux, à cerner ces faits comme des faits sociaux et
culturels qui nous renseignent sur certains aspects de la vie sociale. Depuis ses
pères fondateurs, la sociologie des religions se veut une contribution à la sociologie générale : c’est une façon d’étudier la société et ses évolutions au prisme
Sociologie des religions et droit des religions
237
des comportements et réalités religieuses. Les connaissances accumulées et sans
cesse réactualisées par les études sociologiques peuvent permettre aux juristes de
prendre la mesure du caractère très diversifié et évolutif des faits religieux, ce qui
constitue un défi permanent pour son encadrement juridique. Le sociologue ne
manque pas non plus d’étudier les changements mêmes que l’on peut observer
dans la pratique du droit, dans la manière dont il évolue en fonction même des
mutations des pratiques et du paysage religieux. Tout le monde admet que des
lois comme celles du 15 mars 2004 prohibant la manifestation ostensible de son
appartenance religieuse dans l’institution scolaire ou du 10 octobre 2010 prohibant la dissimulation du visage dans l’espace public sont des lois qui, malgré
toutes les dénégations contraires qu’on a pu faire, n’ont pas été élaborées pour
réguler de façon générale les phénomènes religieux, mais en pensant à une religion particulière : l’islam et aux problèmes particuliers posés par des pratiques
en lien avec cette religion. Bel exemple montrant en quoi les évolutions mêmes
du paysage religieux peuvent générer des mesures juridiques nouvelles et contribuer à renforcer des interprétations plus restrictives de la laïcité.
Dans ces apports de la sociologie des religions aux droits des religions, permettez-moi de souligner encore deux points. 1) Le fait que la délimitation
même du phénomène religieux soit l’objet de controverses sociales (cf. les interrogations sur la question de savoir si c’est du culturel ou du religieux, si c’est
une activité religieuse ou non, si c’est ou non un ministre du culte,…) ne peut
qu’interpeller le droit qui est obligé de déterminer si telle ou telle règle juridique doit ou non s’appliquer. L’on constate de fait une montée de conflits relatifs aux domaines religieux, que ce soit des conflits de légitimité dans tel ou tel
monde religieux (par exemple pour l’attribution d’un édifice du culte) ou des
conflits entre points de vue religieux et points de vue séculiers. Ces évolutions
sociétales se répercutent dans la sphère juridique et l’on observe une croissance
des contentieux touchant les phénomènes religieux comme si on demandait de
plus en plus au juriste de trancher des questions qui n’ont pas forcément une
réponse juridique (comme celle de savoir si l’on a affaire à une dimension religieuse ou non). Les enjeux anthropologiques de plusieurs débats contemporains
(notamment sur l’euthanasie ou sur le mariage homosexuel et ses conséquences
en matière de filiation) activent les tensions entre les visions religieuses et les
visions séculières tout en augmentant aussi les divergences au sein d’un même
monde religieux. Ces évolutions questionnent le droit et ramènent au cœur du
débat public la question de la place et du rôle des représentants des religions
dans la sphère publique. C’est, comme on l’observe amplement depuis plusieurs années, une incontestable résurgence du débat sur la laïcité, la façon de
concevoir et d’appliquer la séparation des Églises et de l’État. Ces évolutions et
le centenaire même de la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 ont
ainsi été l’occasion d’un débat sur l’intérêt, la nécessité ou non, d’effectuer un
toilettage de la loi de 1905, non pas pour revenir sur ses acquis fondamentaux,
238
dRoiT ET RELigion En EURoPE
mais pour mieux adapter les cadres juridiques au paysage religieux recomposé
et beaucoup plus diversifié de la France d’aujourd’hui. C’est ce qui amena, en
2005-2006, le sociologue auteur de ces lignes à participer aux côtés des juristes
(parmi eux, Francis Messner, Pierre-Henri Prélot et Jean-Marie Woehrling) à
la Commission présidée par Jean-Pierre Machelon sur « les relations des cultes
avec les pouvoirs publics » 6. 2) Le deuxième point que je tiens à souligner dans
les apports de la sociologie des religions aux droits des religions, ce sont tous
les travaux sociologiques qui montrent combien le religieux est aujourd’hui
mondialisé et traversé par des dynamiques transnationales. À un religieux relativement bien délimité par des logiques institutionnelles et des périmètres nationaux succède un religieux plus marqué par des logiques horizontales de réseaux
et l’espace mondialisé de la circulation des personnes (phénomènes migratoires)
et des messages (impact d’internet et des réseaux sociaux) qui relativise les liens
entre religions et territoires (même si, dans certains espaces, ces liens toujours
actuels restent très significatifs).
Francis Messner, tant scientifiquement qu’humainement, resta de bout en
bout fidèle à cette ouverture vers la sociologie. Il sut aussi tirer à bon escient
parti du contexte strasbourgeois pour s’inscrire dans la lignée des devanciers
qui, ici même, avaient déjà entamé ce fécond dialogue entre droit et sociologie
des religions. Pour tout cela, je lui exprime mon amicale et vive reconnaissance.
6
Les relations des cultes avec les pouvoirs publics. Travaux de la commission présidée par JeanPierre Machelon, Paris, La documentation française, 2006.
L’enseignement de l’islam dans les universités
en France : une histoire mouvementée
Anne-Laure Zwilling
Introduction
Les musulmans sont présents en France depuis maintenant plus d’un siècle 1,
mais il est évident que le statut accordé à l’islam et la visibilité des musulmans
ont évolué fortement pendant ce temps 2. Ainsi, on date des années 1990 les
débuts de la visibilité publique de l’islam, qui s’est accompagnée de la question
de la place de cette religion dans l’enseignement dispensé en France, notamment en ce qui concerne l’enseignement supérieur. D’emblée, cette question est
en tension entre formation des professionnels de la religion d’une part, et prise
en compte de l’islam par le monde universitaire d’autre part. Cet article tentera
d’en retracer l’évolution et les perspectives, dans le contexte général de la place
de l’islam en France. La question, en effet, n’est pas neutre ; nombre d’enjeux
politiques ou de tensions sociales en sont à l’arrière-plan 3, et pèsent autant sur
la présence actuelle que sur l’avenir de l’enseignement de l’islam à l’université.
1
2
3
Anne-Laure Zwilling, « France », in Jørgen Nielsen (et al., dir.), Yearbook of Muslims in
Europe volume 3, Leiden, Brill, 2011, p. 197-218.
Voir Thierry Boissière, « L’islam en France : les défis de l’adaptation », Cahiers français
n° 340 (Les religions dans la société), 2007.
Voir en ce qui concerne les Pays-Bas l’analyse de Johan Meuleman, « The Training of
Spiritual Leaders and Counsellors for the Muslim Community of the Netherlands. A
Struggle against Vested Interests and Established Ideas », in Seminar on islam at the
Universities of Europe, Religious Education and Education about Religion, University of
Copenhagen, 8 November 2005.
240
dRoiT ET RELigion En EURoPE
D’abord, même si tous ne s’accordent pas sur ce que signifie la laïcité, il n’en
reste pas moins qu’il est problématique, dans une République laïque, que les
pouvoirs publics se préoccupent d’organiser la formation des cadres religieux.
Cette question se double nécessairement de comment – et s’il faut – organiser
le financement de ces formations avec des fonds publics 4. De plus, si l’on peut
de toute façon questionner la capacité et la légitimité des pouvoirs publics à
déterminer le type et le niveau de la formation requise pour l’encadrement d’un
groupe religieux, on peut à plus forte raison se demander qui pourrait déterminer, et sur quels critères, le contenu et l’orientation, notamment théologique, de
ces formations. Il faut enfin s’interroger sur la façon dont l’islam est alors pris en
compte : vouloir former les imams en France, n’est-ce pas projeter sur l’islam un
modèle plutôt catholique des groupes religieux et de leur encadrement, dont on
peut en l’occurrence remettre la pertinence en cause ? Toutes ces interrogations
constituent la trame sur laquelle va se déployer l’enseignement de l’islam dans
les universités en France.
Les années 1980-1990 : une certaine prise de conscience
C’est dans les années 1980 qu’émerge dans le débat social français la question de l’islam 5, au moment où l’on passe de « l’islam invisible des immigrés de
la première génération » 6 à une communauté plus installée, composée de façon
croissante d’individus nés en France, et « diversifiée par le statut socio-économique » 7. Avec la différenciation de la minorité musulmane en France 8 apparaissent de nouvelles manières de se dire musulman, ce qui amène notamment
certains jeunes vers un islam « voyant » 9 ou vers un « retour assumé à l’islam » 10.
4
5
6
7
8
9
10
L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905 portant séparation des cultes et de l’État ne permet
en tout cas pas le subventionnement public direct des cultes.
Voir Nancy Venel, « L’islam de France aujourd’hui », Contretemps 2012, http://www.
contretemps.eu/socio-flashs/islam-france-aujourdhui.
Daniel Rivet, « Note sur les grandes orientations d’un appui scientifique à la formation des
imams », IISMM, 2003.
Daniel Rivet, op. cit.
Jocelyne Césari, Être musulman en France aujourd’hui, Paris, Hachette, 1997 ; Farhad
Khosrokhavar, L’islam des jeune, Paris, Flammarion, 1997 ; Nikola Tietze, Jeunes musulmans
de France et d’Allemagne. La construction subjective de l’identité, Paris, L’Harmattan, 2002.
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France », intervention lors du colloque
de la Fondation Res Publica du 14 février 2005 – islam de France, où en est-on, 2005, http://
www.fondation-res-publica.org/Pour-une-formation-des-imams-de-France_a64.html,
(dernière visite le 2 février 2013).
Voir Leila Babès, L’islam positif. La religion des jeunes musulmans de France, Paris, Éditions
de l’atelier, 1997.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
241
Ainsi émerge la réalité de la présence durable de l’islam en France. La perspective est alors de mettre en place les institutions musulmanes et 1989 voit Pierre
Joxe, alors ministre de l’Intérieur, créer ainsi le CORIF (Conseil de réflexion sur
l’islam de France). Sur cet arrière-plan, émerge la question de la formation des
cadres religieux de l’islam 11. Sous l’impulsion de Pierre Joxe, alors responsable
des Cultes, et de son conseiller Alain Boyer, l’idée d’un institut islamique est lancée dès la fin des années 1980 12. Dans le même temps, François Mitterand inaugurait en 1987 l’Institut du monde arabe 13, à Paris, relançant la demande que la
connaissance de l’islam soit également diffusée dans des établissements français.
Deux dynamiques se font alors jour, dans les mêmes années. D’un côté,
les groupes musulmans, pour répondre au besoin de transmission religieuse,
mettent en place des instituts de formation au coran et à l’islam, dont certains
visent explicitement à former les imams 14. On voit donc s’ouvrir des instituts
privés de formation issus des communautés musulmanes 15, comme cela se
faisait déjà dans d’autres pays d’Europe 16. Il ne s’agit pas de formations universitaires reconnues, et il n’est pas toujours possible de savoir à quel niveau
recrutent ces instituts. Dans leur majorité, ces instituts affirment exiger le
baccalauréat 17. Trois de ces instituts ouvrent donc au début des années 1990,
avec pour projet déclaré d’œuvrer à la formation d’imams et de cadres musulmans religieux et associatifs 18. En 1990, l’institut européen des sciences humaines
(IESH) 19 est créé par l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) à
11
12
13
14
15
16
17
18
19
On ne peut parler de clergé en islam ; voir Samim Akgönül, « Imams en France ou imams
de France : attentes de formation, réalité du terrain », in Francis Messner et Anne-Laure
Zwilling (dir.), Formation des cadres religieux en France. Une affaire d’État ?, (Religions et
modernités 6), Genève, Labor et Fides, 2010, p. 119-128 (p. 127).
Makarian, Le Point, 1996.
http://www.imarabe.org/page-sous-section/discours-de-mitterrand, dernière visite le
3 février 2013.
Voir Franck Frégosi, « Les filières nationales de formations des imams en France », in
Franck Frégosi (dir.), La Formation des cadres religieux musulmans en France : approches
socio-juridiques (Musulmans d’Europe), Paris, L’Harmattan, 1998, p. 101-139.
Anne-Laure Zwilling, « France », in Jørgen Nielsen (et al., dir.), Yearbook of Muslims in
Europe volume 3, Leiden, Brill, 2011, p. 197-218 (ici p. 209).
Françoise Curtit, Anne-Laure Zwilling, « L’enseignement de la théologie musulmane en
Europe : contexte et contenu », in Michel Deneken, Francis Messner (dir.), La théologie
à l’université : statut, programmes et évolutions, Genève, Labor et Fides, 2009, p. 151-171
(p. 152).
Françoise Curtit, Anne-Laure Zwilling, « L’enseignement de la théologie musulmane en
Europe », op. cit., p. 155.
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France », intervention lors du colloque
de la Fondation Res Publica du 14 février 2005 – islam de France, où en est-on, 2005, http://
www.fondation-res-publica.org/Pour-une-formation-des-imams-de-France_a64.html, dernière visite le 2 février 2013.
www.iesh.fr.
242
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Saint-Léger-de-Fougeret (près de Nevers). Cet institut (qui s’intitulait à l’origine
Académie européenne des études islamiques) est divisé en trois départements
– langue arabe, théologie et apprentissage du Coran. Créé en tant qu’association en 1990, l’établissement ouvrira en 1992. Premier institut à ouvrir, l’IESH
n’est cependant pas le plus ancien des projets de formation d’imams en France :
dès ses débuts en 1926, la Grande Mosquée de Paris, de sensibilité algérienne,
comptait ouvrir l’Institut Musulman de la mosquée de Paris 20, avec une petite
bibliothèque et une grande salle de conférence. Il faudra cependant attendre
1994 pour que l’institut ghazali 21 de formation d’imams soit ouvert 22. En 1993
est créée l’Université islamique de France à Mantes-la-Jolie, devenue en 1995
institut d’Études islamiques de Paris 23.
Les acteurs confessionnels ne sont cependant pas les seuls à s’intéresser à l’enseignement de l’islam, et d’autres projets surgissent, aux motivations diverses,
multiples, qui peuvent même être combinées. Certains considèrent que l’islam
doit et peut avoir dans les universités françaises une place semblable à celle que
peuvent y avoir d’autres traditions religieuses. Il peut s’agir aussi de prendre
en compte la réalité de la présence musulmane dans le paysage français. L’idée
peut être également de promouvoir une connaissance scientifique de l’islam et
du coran qui semble trop faible ou inexistante, et d’ainsi faire barrage à des lectures fondamentalistes qui semblent découler d’un manque de connaissances.
Il peut être question, enfin, de peser sur l’évolution de l’islam en soutenant les
approches critiques voire libérales. Plusieurs projets, de façon plus ou moins
concertée et de façons différentes, tentent d’inscrire l’enseignement de l’islam
dans le paysage de l’enseignement supérieur français. Non qu’il n’y fût pas
encore présent : la France peut se targuer d’une longue tradition d’étude universitaire de l’islam. C’est cependant toujours l’histoire de l’islam, ou l’islam
comme aire culturelle d’influence, ou encore la langue et la civilisation arabes,
qui sont enseignées. Bien que ces disciplines traitent forcément d’un aspect
ou l’autre de l’islam, il n’existait en France ni faculté de théologie musulmane
comme il existe à Strasbourg une faculté de théologie catholique et une protestante, ni cursus de formation universitaire dédié à l’islam.
Des chercheurs et universitaires tentaient cependant d’œuvrer à la mise en
place de filières de formation dédiées à l’islam dans les universités françaises.
L’hypothèse d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg, en parallèle
aux établissements existants, a été évoquée à l’Université de Strasbourg dès
20
21
22
23
http://www.mosquee-de-paris.org.
http://www.institut-al-ghazali.fr/.
L’institut ne servira concrètement à la formation des imams que plus tard.
En 2002, il deviendra le Centre d’Études et de Recherches sur l’islam (CERSI), à Saint-Denis.
Ce centre propose actuellement un séminaire d’étude islamique et un séminaire d’étude du
coran http://www.cersi.net/, mais ne destine pas prioritairement sa formation à des imams.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
243
1970, mais sans effet 24. Il y eut aussi quelques initiatives locales, comme la
création du groupe d’études et de recherches islamologiques (GERI) 25 à la Faculté
de théologie protestante de l’université de Strasbourg, en 1981. D’autres projets avaient une ambition nationale. Mohamed Arkoun et Étienne Trocmé ont,
dès la fin des années 1980, pris contact avec le ministère de l’Intérieur, celui
de l’Éducation nationale et l’Élysée, tentant de promouvoir une formation en
théologie musulmane dans l’université française. L’effervescence suscitée par
l’affaire du voile islamique porté par quelques lycéennes à Creil en 1989 entrava
cependant significativement le projet. Jean Bauberot affirme également avoir
œuvré, de concert avec Mohamed Arkoun au début des années 1990, pour
que soit créé un Institut d’Islamologie qui serait accueilli à l’École Pratique des
Hautes Études 26. Encore une fois, des événements politiques de l’époque ont
mis fin au projet, selon Jean Baubérot. François Boespflug, dominicain et professeur d’histoire comparée des religions, lance en 1993 une pétition pour que
soit créée à Strasbourg une faculté de théologie islamique à l’image des deux
autres facultés de théologie existantes. Échec là encore, cette fois, selon François
Boespflug, la volonté profonde faisait défaut dans le chef de la communauté
musulmane 27. Étienne Trocmé, professeur émérite à la faculté de théologie protestante de Strasbourg, publie alors à la demande de la présidence de l’Université des sciences humaines de Strasbourg le « rapport Trocmé 28 », formulant en
1996 des recommandations précises pour la création d’une filière de théologie
musulmane au sein de l’Université Marc Bloch. Le statut des cultes propre à
l’Alsace-Moselle permet en effet l’existence de filières de théologie à l’université,
financées par des fonds publics. Le ministère de l’Éducation nationale, peu soucieux de susciter le débat sur la laïcité et le statut concordataire 29 et peut-être
attentif aux réticences de certains enseignants des facultés existantes ouvertement hostiles à un projet favorable à l’islam, n’a pas donné suite.
24
25
26
27
28
29
Francis Messner, « Les pouvoirs publics et la formation des cadres religieux », in Formation
des cadres religieux, op. cit., p. 20.
http://www.persocite.com/geri-islam/geri.htm, dernière visite le 3 février 2013.
http://jeanbauberotlaicite.blogspirit.com/archive/2010/09/25/mon-ami-mohammedarkoun.html, dernière visite le 3 février 2013.
Francesca Barca, « Strasbourg : un laboratoire d’intégration pour l’islam en Europe », Café
Babel, mai 2009, http://www.cafebabel.fr/article/30217/trans-lislam-in-europa-la-moltolaica-normalizzazi.html, dernière visite le 3 février 2013.
Étienne Trocmé, Rapport à M. le Président Albert Hamm au sujet du développement des
sciences des religions à l’Université des sciences humaines de Strasbourg dans le cadre du prochain
contrat d’établissement, 1996. Ce rapport a été publié dans le Courrier du gERi 1-2, hiver
1998, p. 107-115 et est disponible en ligne (http://stehly.chez-alice.fr/nouvelle19.htm,
dernière visite le 3 février 2013).
Juan Ferreiro, islam and State in the EU. Church-State Relationships, Reality of imam,
imams Training Centres, Frankfurt am Main, Peter Lang (Rechtspolitisches Symposium
14), 2011. Voir aussi Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France », 2005
(réf. citée).
244
dRoiT ET RELigion En EURoPE
La fin des années 1990 :
établissements privés et préoccupations sécuritaires
En 1997, Jean-Pierre Chevènement relance l’idée d’un « institut universitaire des hautes études de l’islam » ou des « études supérieures islamiques ». À
défaut de parler directement de formation d’imams, l’objectif affiché consiste
alors à « former des cadres musulmans modernistes » 30. La proposition ne prend
cependant pas, comme il en témoigne lui-même en 2005 : « Alors ministre de
l’Intérieur, j’avais proposé la création d’un institut non pas théologique mais
d’islamologie à statut laïque. Je pressentais l’INALCO (institut national des
Langues et Civilisations orientales) comme cadre de cet enseignement. Mais
cette proposition a été écartée par le Conseil d’administration de cet Institut. » 31
La même année, les enseignants des facultés de théologie de Strasbourg
manifestent leur adhésion à un projet de ce type : une lettre de soutien, signée
par plusieurs enseignants des deux facultés, est adressée au président de l’Université des sciences humaines le 27 mars 32, et la Commission scientifique de la
Faculté de théologie protestante émet une motion le 13 juin. Le GERI continue pour sa part à promouvoir le projet de création d’une faculté de théologie
musulmane dans le cadre de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, et organise
en 1998 une journée d’études « Enseigner la théologie musulmane à l’Université
Marc Bloch de Strasbourg : enjeux et propositions ». Il existe alors une Association pour la création de la faculté de théologie musulmane de Strasbourg, et tant les
groupes musulmans de Strasbourg que les autorités, le Conseil régional d’Alsace
et le rectorat de Strasbourg notamment, y sont favorables 33. Le projet fait cependant long feu, et disparaîtra du débat public pendant plusieurs années 34.
On assiste alors à la création de nouveaux instituts privés de formation à
l’islam. Ainsi, en 1999, l’institut international des Sciences islamiques (ISSI) 35
est créé par l’ancien directeur pédagogique de l’IESH et ancien président du
Conseil des imams de France, Dhaou Meskine. Il se sépare de l’IESH pour des
raisons théologiques, estimant que l’établissement est trop proche des Frères
30
31
32
33
34
35
Le Monde, 28 et 29 novembre 2004.
Jean-Pierre Chevènement, « Pour une formation républicaine des imams de France »,
http://www.newsring.fr/societe/308-faut-il-encadrer-la-formation-des-imams-enfrance/4770-pour-une-formation-republicaine-des-imams-de-france, dernière visite le
3 février 2013.
F. Boespflug, G. Adler, Fr. Blanchetière, M. Deneken, Fr. Dunand, J.-G. Heintz, Y. Labbé,
Ph. De Robert, J.-M. Salamito, R. Stehly ; voir http://stehly.chez-alice.fr/nouvelle18.htm.
Voir Courrier du gERi 1-2, 1998, http://stehly.chez-alice.fr/nouvelle3.htm, dernière visite
le 3 février 2013.
Voir Laurent Roustouil, La formation des imams en France : enjeux et réalisations, 1997.
http://www.issil.fr/.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
245
Musulmans et ne peut privilégier une tradition propre à l’islam français. Il crée
alors son propre institut pour privilégier une formation de tendance malékite.
L’ISSI 36 propose une formation de type formation permanente, offrant un cycle
d’initiation à l’islam (deux ans) et un autre permettant d’obtenir une maîtrise
en sciences islamiques (quatre ans) 37.
La même année, Mohamed Mestiri crée l’institut international de la pensée
islamique à Saint Ouen (Seine-Saint-Denis) 38. Il s’agit d’une antenne française
de l’international institute of the islamique Thought (IIIT 39) ouvert aux ÉtatsUnis en 1981 40. Plusieurs enseignants des universités françaises, Éric Geoffroy,
Mahmud Azab ou Franck Frégosi, donneront des cours dans cet institut.
Du côté des pouvoirs publics, toujours en 1999, Jean-Pierre Chevènement
crée une assemblée consultative comprenant des représentants des six principales mosquées, de six fédérations musulmanes et de six intellectuels musulmans, la Consultation des musulmans de France, qui sera la base du Conseil
français du culte musulman. Musulmans et pouvoirs publics, avec des motivations diverses, se rejoignent sur la nécessité qu’il existe en France un islam français dont les imams sont français 41. En 2000, les chiffres du rapport du Haut
Conseil à l’intégration révèleront que plus d’un millier d’hommes travaillent en
France en tant qu’imam 42, et le rapport se prononcera en faveur de la création
d’un centre de formation en théologie musulmane. Le ministère de l’Intérieur
affirme alors que sur 1 200 imams en France, 80 % sont de nationalité étrangère, dont un bon tiers ne parle pas français, ou très difficilement 43. L’on admet
alors que cela exige de se préoccuper de leur formation 44, ce qui ouvre à nouveau la question de l’enseignement de l’islam au niveau des études supérieures.
36
37
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39
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41
42
43
44
En 2009, l’ISSI deviendra l’ISSIL, l’insistance sur les langues étant due à la forte demande
pour des cours d’arabe.
Claire Lesegretain, « Encore peu d’imams diplômés sortent des instituts musulmans privés », La-Croix.com, 24-7-2012, http://www.la-croix.com/Religion/S-informer/Actuali
te/Encore-peu-d-imams-diplomes-sortent-des-instituts-musulmans-prives-_NP_-201105-17-616365, dernière visite le 3 février 2013.
Rapport de l’IISMM / EHESS du programme de recherche : L’enseignement de l’islam dans
les écoles coraniques les institutions de formation islamique et les écoles privées, juillet 2010,
http://www.mooslym.com/download/RAPPORT_ENSEIGNEMENT_ISLAMIQUE_
final_mooslym.pdf (dernière visite le 3 février 2013).
http://www.iiitfrance.net/.
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France » (réf. citée).
Samim Akgönül, « Imams en France ou imams de France », op. cit.
Haut Conseil à l’intégration, L’islam dans la République, 2000, http://www.ladocumenta
tionfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/014000017/0000.pdf (dernière visite 2 février
2013).
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France » (réf. citée).
Franck Peter, « Training Imams and the future of Islam in France », iSiM newsletter 13,
décembre 2003, p. 20-23.
246
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Dans le même temps, en Europe, on assiste à « un véritable engagement des
pouvoirs publics pour la création, ou tout au moins pour le soutien, des formations de théologie musulmane » ; ces années sont les années d’émergence d’initiatives publiques de formation à l’islam 45.
Malheureusement, la conjoncture internationale va donner une résonance
extrêmement forte à la présence de l’islam en France : les événements du 11 septembre 2001 vont faire ressurgir le sujet dans le débat social, tout en suscitant la
submersion par la question sécuritaire de toutes les prises en compte de l’islam
par les pouvoirs publics.
En 2001, deux nouveaux instituts privés de formation à l’islam sont fondés : l’institut Français des Études et Sciences islamiques (IFESI) ouvre ses portes
à Boissy-Saint-Léger dans le Val-de-Marne (94) 46 sous l’impulsion d’un professeur issu du CERSI, Ahmed Abidi. L’enseignement est réparti en quatre départements (Coran, arabe, sciences islamiques et finance islamique). La même
année, l’IESH ouvre une branche parisienne ; cet institut, l’IESH-Paris 47, situé
à Saint-Denis en région parisienne, bien qu’en lien avec l’IESH, en est financièrement indépendant 48.
2000-2005 : construire l’islam de France
Du côté des pouvoirs publics, le gouvernement socialiste de Lionel Jospin
valorisait une approche laïque de l’islam, espérant œuvrer à l’émergence d’une
élite musulmane éclairée 49. En 2001, les membres de l’assemblée consultative des musulmans formulent la proposition d’élection d’un organe de représentation de l’islam de France, dont résultera en 2003 la mise sur pied du
CFCM (Conseil français du culte musulman 50) après des élections aux conseils
45
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50
Les instituts islamiques émergent au tournant de l’année 2000 : l’islamic University of
Rotterdam en 1997, l’islamic College for Advanced Studies (Londres) et l’islamische
Religionspaedagogische Akademie (Vienne) en 1998, le Markfield institute of Higher
Education (Leicester) en 2000, l’islamitische Universiteit van Europa (Schiedam) en 2001.
Dans les universités d’enseignement général, toutes les formations ont été mises en place
après 2002, le master de l’Université de Münster, et les bachelor et master de l’Université
de Leiden ont démarré en 2006, le cursus de l’Université d’Erlangen-Nürnberg, créé en
2002, a été refondu cette même année. Françoise Curtit, Anne-Laure Zwilling,
« L’enseignement de la théologie musulmane en Europe », op. cit., p. 152.
http://www.ifesi.fr/.
www.ieshdeparis.fr/, ieshdeparis.fr.fo/.
Claire Lesegretain, « Encore peu d’imams diplômés sortent des instituts musulmans privés » (réf. citée).
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France » (réf. citée).
http://www.lecfcm.fr.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
247
régionaux. Dans ce contexte, l’idée d’un institut national d’études sur l’islam
était favorablement accueillie. Elle sera poursuivie par Nicolas Sarkozy, ministre
de l’Intérieur du gouvernement Raffarin. Or, si celui-ci avait commencé par
évoquer la création d’un institut financé par des fonds publics et destiné à assurer la partie théorique de la formation intellectuelle et théologique des imams
(un « DEUG sur les sciences de l’Islam ») 51, cet élan ne fut pas suivi d’effet, car
cela semblait un traitement excessivement favorable de l’islam en comparaison
d’autres groupes religieux 52.
Pourtant, la demande de formation des imams demeurait, tant du côté de la
communauté musulmane qui, globalement mieux formée, plus éduquée, attendait davantage de ses imams, que du côté des pouvoirs publics soucieux de parvenir à contrôler l’islam en maîtrisant son encadrement 53. La Grande Mosquée
de Paris rouvre alors le cursus de formation des imams, fermé depuis une dizaine
d’années, en octobre 2002. Le projet est, en deux ans, de former des imams et
des aumôniers femmes. Cette formation, à y regarder de près, s’avère très théologique ; elle se fait sur la base d’un enseignement et de programmes inspirés de
ceux d’universités des sciences islamiques 54.
Les services du Premier Ministre et du ministre de l’Intérieur, cherchant à
faire le point sur la situation, ont mandaté Daniel Rivet, historien, et Pierre
Lory, spécialiste de l’islam, pour une commission de réflexion. Le ‘rapport
Rivet’ fut remis à Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale, en juin 2003 ;
il préconisait la création d’un grand institut d’islamologie pour répondre à « la
préoccupation la plus essentielle d’une politique républicaine de l’islam en
France : […] ouvrir le mieux possible aux musulmans un accès laïque à leur
propre culture ». Le rapport établit également la nécessité de distinguer, dans
la formation des cadres religieux, ce qui relève du champ proprement théologique et doit être pris en charge par les groupes religieux eux-mêmes, d’une partie non confessante qui peut être soutenue par les pouvoirs publics. La même
année, la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans
la République, présidée par Bernard Stasi, remet son rapport au Président de la
République 55 ; l’une des propositions prévoit la création d’une école nationale
51
52
53
54
55
Franck Frégosi, « La formation des imams entre respect des besoins communautaires et
attentes des pouvoirs publics », in Francis Messner et Anne-Laure Zwilling (dir.),
Formation des cadres religieux en France. Une affaire d’État ? (Religions et modernités 6),
Genève, Labor et Fides, 2010, p. 101-117 (ici p. 107).
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France » (réf. citée).
Franck Frégosi, « La formation des imams… », op. cit.
http://www.mosquee-de-paris.org/index.php?option=com_content&view=article&id=
81&Itemid=62, dernière visite le 3 février 2013.
Bernard Stasi, Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la
République : rapport au Président de la République, http://lesrapports.ladocumentation
francaise.fr/BRP/034000725/0000.pdf (dernière visite le 3 février 2013).
248
dRoiT ET RELigion En EURoPE
d’études islamiques (orienté surtout vers la formation des enseignants à l’enseignement du fait religieux à l’école mais évoquant l’enseignement de l’islam dans
les études supérieures) 56.
Soubresaut de la laïcité, la loi interdisant le port de signes religieux « ostensibles » dans les établissements d’enseignement secondaire publics est votée
le 15 mars 2004. Dominique de Villepin, le ministre de l’Intérieur, reprend
cependant à son compte l’idée de la formation des imams, qui continue d’attirer l’attention publique 57. La priorité est mise sur une « formation généraliste
de base, portant sur la connaissance de la société française ». Cela est confirmé
par une information mentionnée par Bernard Godard en 2005, qui évoque une
enquête non publiée commanditée par l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure 58 ; celle-ci concluait en prônant la mise en place d’une formation
complémentaire pour les imams, formation citoyenne plus que religieuse. Cela
a sans doute été entendu, et l’on parle d’un cursus d’une durée de deux ans,
qui serait organisé dans les filières habituelles de l’université. Aix-en-Provence
est d’abord évoquée pour mettre en œuvre ce module universitaire 59, avant que,
plus concrètement, des universités parisiennes ne soient concernées 60. Ce projet
gouvernemental d’une formation des imams en deux volets, dont l’un dans le
cadre universitaire, sera abandonné après le refus de Sorbonne-Paris 4 61. L’Université a travaillé sur une maquette de diplôme d’université « Société et civilisation de la France contemporaine », annoncé pour la rentrée 2005. Mais le
Conseil des études et de la vie universitaire de l’université s’oppose au projet, au
nom du respect de la laïcité. Il est vrai que le contexte, tendu par l’expulsion de
plusieurs imams et la fermeture des salles de prières de Clamart et ChâtenayMalabry en avril 2004, a grandement contribué à diminuer la bonne volonté
des pouvoirs publics, et notamment du ministre Dominique de Villepin 62.
56
57
58
59
60
61
62
Bernard Stasi, op. cit., p. 63.
Catherine Coroller, « Culte musulman : un an et toujours balbutiant », Libération,
17 mai 2004 (sous-titre « Formation des imams, voile, mosquées… Le Conseil français du
culte musulman (CFCM) peine à s’imposer »).
Bernard Godard, « Quelle Formation des imams : état des lieux », colloque Res Publica du
14 février 2005 islam de France : où en est-on ?, http://www.fondation-res-publica.org/Islamde-France-ou-en-est-on_a14.html, dernière visite le 2 février 2013.
Xavier Ternisien, « Les universités pourraient délivrer la formation généraliste des
imams », Le Monde, 28 et 29 novembre 2004.
Cécilia Gabizon, « Des imams bientôt formés à Assas et à la Sorbonnne », Le Figaro,
7 décembre 2004.
Catherine Coroller, « Les imams peinent à trouver leur place en fac », Libération, 19 juillet 2005, http://www.liberation.fr/societe/0101536320-les-imams-peinent-a-trouver-leurplace-en-fac (dernière visite le 3 février 2013).
Voir Xavier Ternisien, « Le projet du ministre de l’intérieur pour former les imams », Le
Monde du 12 mai 2004, p. 2.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
249
On le voit, cependant, la formation des imams demeure une préoccupation
des pouvoirs publics. Frank Peter, dans « Une religion civile en quête d’autorités
religieuses » 63, soutient que le consensus alors régnant en France sur la formation
des imams repose sur une conception de l’islam comme étant hétérogène à la
France, qui sous-tend la volonté de construire un « islam de France ». Il faut, dans
cette perspective, former les imams « à la française » dont on attend un retour
positif, notamment en ce qui concerne l’éducation civile des jeunes. Pour Franck
Frégosi 64, cette focalisation sur la problématique de la formation des imams en
France s’explique autant par des circonstances internes (politique volontariste
d’organisation du culte musulman, concurrence entre les fédérations musulmanes
rivales…) qu’internationales (essor du salafisme, menace terroriste…).
2005-2010 : DU et masters
Aix-en-Provence, Paris 4-Sorbonne, puis Paris 8-Saint-Denis, plusieurs établissements publics tentent de monter cette formation des imams. En fin de
compte, c’est l’Institut catholique de Paris 65 qui annonce en 2005 la création
d’un DU « Interculturalité, laïcité, religions » 66.
Pendant ce temps, des instituts privés continuent d’ouvrir : en 2006, Mohamed Bechari, ancien président de la Fédération nationale des musulmans de
France, crée à Lille l’institut Avicenne des Sciences Humaines (IASH 67). L’Institut
Avicenne s’adresse explicitement aux imams : une des conditions d’accès est que
les candidats doivent exercer une fonction d’imam ou de responsable associatif (depuis au moins 6 mois). A Lyon, des militants de l’association lyonnaise
centre Tawhîd fondent le centre de formation Shâtibî ; à Aix-en-Provence, l’institut Méditerranéen d’Études Musulmanes (IMEM) ouvre ses portes.
2006 voit également la publication du rapport de la Commission dirigée par Jean-Pierre Machelon, professeur à l’Université Descartes à Paris et à
l’EPHE, rapport qui fait l’état des relations entre groupes religieux et pouvoirs
publics en France 68. Ouverte en 2005 par Nicolas Sarkozy 69, la Commission,
63
64
65
66
67
68
69
Confluences Méditerranée 2006/2, n° 57, p. 69-81.
Franck Frégosi, « Pour une formation des imams de France » (réf. citée).
Voir Olivier Bobineau, Former des imams pour la République, Paris, CNRS Éditions, 2010.
Catherine Coroller, « Les imams peinent à trouver leur place en fac » (réf. citée).
www.avicenne.eu.
Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics : rapport au ministre
de l’intérieur et de l’Aménagement du territoire, 2006, http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/064000727/0000.pdf (dernière visite 2 février 2013).
Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, op. cit., p. 72.
250
dRoiT ET RELigion En EURoPE
reprenant les grandes lignes du projet Trocmé pour la formation des enseignants de religion d’Alsace-Moselle, préconise la mise en place d’une formation
en théologie musulmane :
La commission préconise donc, pour le culte musulman, la création dans un premier temps d’un système de formation du personnel religieux, dans le cadre d’une
action concertée avec les pouvoirs publics, suivie de l’extension de l’enseignement
religieux à l’islam au sein des établissements d’enseignement secondaire et des établissements techniques 70.
Dans cette perspective, Francis Messner, directeur de recherches au CNRS à
Strasbourg, dépose en 2006 les statuts d’une association pour la création d’un
centre de formation en théologie musulmane pour former les imams et les responsables religieux musulmans 71.
Du côté des pouvoirs publics, tout en en gérant l’expulsion d’imams jugés
indésirables 72 et en maintenant une préoccupation sécuritaire (« À long terme,
la question d’études appropriées, permettant la constitution d’un leadership
musulman, est également liée à celle de la lutte contre le terrorisme », dit un
rapport européen de 2007 73), on crée en 2005 la Fondation pour les Œuvres
de l’Islam de France, association loi 1905 destinée à permettre notamment le
financement de la formation des imams 74. Puis, le DU « Interculturalité, laïcité, religions » de l’Institut catholique ouvre en janvier 2008. La Grande Mosquée de Paris, associée dès le départ au projet, en est le principal interlocuteur :
la majorité des étudiants en viennent – bien que celle-ci ait rappelé en 2007
que la théologie musulmane restait de son seul ressort 75. L’institut ghazali de
la GMP établit un partenariat pour la formation des imams avec l’Institut
catholique de Paris 76. À la rentrée 2009, le Comité de coordination des musulmans turcs de France envoie également ses étudiants au DU 77. Formation
70
71
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74
75
76
77
Jean-Pierre Machelon, Les relations des cultes avec les pouvoirs publics, op. cit., p. 72.
Juan Ferreiro, islam and State in the EU, op. cit., p. 125.
Sophie de Ravinel, « 17 imams expulsables sont toujours en France », Le Figaro,
2 novembre 2007.
islam dans l’Union européenne : quel enjeu pour quel avenir, rapport remis en mai 2007 au
Parlement européen, http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/epl-corta/documents/Version_
francaise.pdf, p. vi.
Jacqueline Pousson-Petit, Les droits maghrébins des personnes et de la famille à l’épreuve du
droit français, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 272.
Dalil Boubakeur affirme que les enseignements doivent être principalement organisés dans
un environnement (la mosquée) favorisant « une permanente immersion dans le milieu
religieux (qui) va déterminer l’évolution personnelle de l’étudiant », Rapport de l’IISMM /
EHESS, L’enseignement de l’islam, op. cit.
Juan Ferreiro, islam and State in the EU, op. cit.
Anaïs Ginori, « Des imams forméhttp://www.jobbnorge.no/job.aspx?jobid=93067s chez
les cathos », Courrier international, 30 mai 2008.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
251
de 400 heures, le DU est réparti sur un an 78. Il est organisé en quatre pôles :
culture générale (les valeurs républicaines, les institutions…), droit (droit français, droits de l’Homme, droit des religions…), culture religieuse (religions,
laïcité et sécularisation, religion et philosophie…) et enfin interculturalité.
L’objectif affiché est de « promouvoir une compréhension mutuelle entre les
différents acteurs d’une démocratie laïque et sociale, autour de valeurs communes ». Cette formation est soutenue par la Direction de l’accueil, de l’intégration et de la citoyenneté (ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de
l’Identité nationale et du Développement solidaire) et le Bureau central des
cultes (ministère de l’Intérieur) 79. Va-t-on, comme l’espérait Jean-Pierre Chevènement, vers « l’émergence d’un corps d’imams issus des musulmans de France,
accoutumés à notre culture et à notre conception laïque des rapports entre
l’État et les religions » 80? Il semble qu’en 2009, on en soit encore loin : selon
Jean-François Mondot, seuls 9 % des imams sont français, 40 % étant marocains, 24 % algériens, 13 % turcs, 5 % tunisiens, les autres provenant d’Afrique
ou du Moyen-Orient 81.
La question de la formation des imams reste donc au premier plan des préoccupations des pouvoirs publics, sur l’arrière-plan de la visibilité et de l’évolution
théologique de l’islam en France, puisqu’en 2008, une commission sur le port du
voile intégral en France aboutit à la publication 82 du rapport sur « le port de la
burqa dans les lieux publics » en septembre 2009 83. On voit cependant évoluer la
perception de la présence de l’islam dans l’enseignement supérieur 84, du fait probablement de son évolution dans les autres pays d’Europe 85. Un rapport officiel
sur la finance islamique fut publié en 2008 par la Commission des finances du
78
79
80
81
82
83
84
85
http://www.icp.fr/fr/Organismes/Faculte-de-Sciences-Sociales-et-Economiques-FASSE/
Formations-et-diplomes/DU-Interculturalite-Laicite-Religions/(language)/fre-FR.
Françoise Curtit, Anne-Laure Zwilling, « L’enseignement de la théologie musulmane en
Europe », op. cit., p. 152.
Jean-Pierre Chevènement, « Pour une formation républicaine des imams de France »,
http://www.newsring.fr/societe/308-faut-il-encadrer-la-formation-des-imams-en-france/
4770-pour-une-formation-republicaine-des-imams-de-france, dernière visite le 2 février
2013 ; voir aussi Jean Pierre Chevènement, défis républicains, Paris, Fayard, 2004.
Jean-François Mondot, imams de France, Paris, Stock, 2009.
Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national,
http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/voile_integral.asp, dernière visite le 2 février
2013.
Le port de la burqa dans l’espace public, http://www.senat.fr/lc/lc201/lc201.pdf, dernière
visite le 2 février 2013.
Voir Anne-Laure Zwilling, « France », op. cit., p. 204.
Voir notamment Pieter Sjoerd Van Koningsfeld et Willem B. Drees (dir.), The Study of
Religion and the Training of Muslim Clergy in Europe : Academic and Religious Freedom in the
21st Century, Amsterdam, Leiden University Press, 2007.
252
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Sénat 86 ; dans la foulée, un « Institut français de finance islamique » fut créé en
2009 et un DU de finance islamique ouvert la même année à l’école de management de Strasbourg 87 ; un autre a ouvert à Paris-Dauphine en 2010 88. Autre
élément, l’Institut Européen des Sciences Humaines de Saint Denis a obtenu en
février 2009, par arrêté du recteur d’académie de Créteil, la reconnaissance de
ses formations initiales en langue arabe et en théologie musulmane, demandée
en 2004 afin de faire bénéficier ses élèves du régime de sécurité sociale applicable
aux étudiants. Cette accréditation est le signe d’un certain rapprochement des
établissements privés musulmans avec l’Éducation nationale.
Dans le même temps, une maquette est déposée pour l’ouverture d’un master
d’islamologie, dirigé par Francis Messner 89. Celui-ci s’était déjà engagé en direction de la formation des imams. Après avoir mis en place dans son équipe de
recherche un programme sur la formation des cadres religieux 90, Francis Messner
avait déposé en 2006 les statuts d’une association pour la création d’un centre
de formation pour responsables religieux musulmans 91. Peut-être l’appartenance
alsacienne a-t-elle compté ici ? Seule ville de France dont l’Université comprend
deux facultés publiques de théologie, Strasbourg a toujours été un pôle de première importance pour l’enseignement et la recherche dans le domaine des religions. L’orientaliste Theodor Nöldeke (1836-1930), auteur d’une célèbre histoire
critique du Coran 92, a ainsi été professeur à l’Université de Strasbourg. L’islam a
donc toujours eu sa place à l’Université de Strasbourg, ce qui explique peut-être
pourquoi Francis Messner a été présent aussi bien sur le plan de la formation des
cadres religieux musulmans que sur celle de l’enseignement de l’islam à l’université. Sous la direction de Francis Messner, Anne-Laure Zwilling étant responsable
pédagogique, la formation strasbourgeoise ouvre en septembre 2009 la deuxième
année du master (master 2), la formation complète (Master 1 et master 2) étant
ouverte en septembre 2010. L’intitulé de la spécialité est « islamologie : religion,
droit et société », ce master étant l’une des deux filières d’un master recherche
86
87
88
89
90
91
92
Jean Arthuis, La finance islamique en France : quelles perspectives ? Rapport d’information,
fait au nom de la commission des finances du Sénat, n° 329 (2007-2008), 14 mai 2008,
http://www.senat.fr/noticerap/2007/r07-329-notice.html, dernière visite 2 février 2013.
Les instructions fiscales sur la finance islamique seront publiées en août 2010.
http://www.em-strasbourg.eu/docs/plaquettes/du_fi.pdf, dernière visite visite le 3 février
2013.
http://www.financeislamique.dauphine.fr/, dernière visite le 3 février 2013.
Cette maquette a été élaborée par un groupe de membres de l’Université de Strasbourg et
du CNRS, regroupant notamment, autour de Francis Messner, Nehmetallah Abi-Rached,
Samim Akgönül, Franck Frégosi et Anne-Laure Zwilling.
Ce programme résultera notamment en la publication de l’ouvrage Formation des cadres
religieux en France. Une affaire d’État ? (op. cit.).
Juan Ferreiro, islam and State in the EU, op. cit., p. 125.
Theodor Nöldeke, geschichte des Qorâns, Göttingen, Dierischen Buchhandlung, 1860.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
253
en « sciences et droit des religions », l’autre filière étant consacrée au droit des
religions en Europe. C’est la Faculté de droit de l’Université de Strasbourg qui
héberge le master. D’abord parce que cette faculté a été la seule à manifester
suffisamment d’ouverture pour accepter la responsabilité d’une formation mal
considérée par un milieu universitaire de tradition laïque et plutôt hostile aux
questions de religion. D’autre part, pour des raisons de discipline scientifique : la
formation fait une part importante au droit. Droit européen et droit français des
religions, droit comparé des religions en Europe et droit musulman composent
près de la moitié des enseignements. L’autre partie est composée d’enseignements
sur l’histoire de l’islam, son évolution et ses différents courants, d’enseignements
de sciences sociales et politiques des religions, et de langues. Le master « islamologie » est donc hébergé à la Faculté de droit, tant parce que cette composante
est l’institution de tutelle du centre de recherche PRISME-SDRE dirigé par
Francis Messner 93, lieu-phare de la recherche en droit des religions en France et
équipe d’accueil de ce master, que parce que l’approche juridique semble être le
meilleur support d’une prise en compte universitaire objective de l’islam. La première promotion comptera une quinzaine d’étudiants, surtout issus des sciences
humaines. Le master est encore ouvert à ce jour : une maquette modifiée, élaborée principalement par Francis Messner, Nehmetallah Abi-Rached, Michel Storck
et Anne-Laure Zwilling 94, et comportant une spécialité « finance islamique » 95, a
été déposée et acceptée pour le quinquennal 2013-2016. La dimension de la formation des cadres n’est pas écartée a priori, et Francis Messner, s’il rappelle par
exemple dans Le Monde du 4 mars 2008 96 que ce master ne vise pas à former
des imams, mais « des personnes intéressées par l’islamologie, juristes, historiens,
sociologues », n’hésite pas à déclarer que « cependant, par choix personnel, pourraient s’y intégrer des personnes qui envisagent des responsabilités dans les communautés ». Il reste donc nécessaire, tout en s’adressant « aux futurs universitaires
souhaitant se spécialiser dans l’enseignement et la recherche relatifs au monde
musulman » 97 et en rappelant que ce master est à « perspective scientifique », de
ne pas abandonner la dimension de la formation des cadres religieux.
Les pouvoirs publics persistent cependant dans leur effort de mise en place
des cursus de formation des cadres religieux musulmans, et en mai 2010, Éric
93
94
95
96
97
Au 1er janvier 2013, ce centre de recherche est devenu l’UMR 7354 dRES (http://dres.
misha.cnrs.fr, dernière visite le 3 février 2013).
http://www.unistra.fr/formations/diplome/fr-rne-0673021v-pr-da8f5-231 (dernière visite
le 11 octobre 2013).
http://www.unistra.fr/formations/diplome/fr-rne-0673021v-pr-da8e5-231 (dernière visite
le 11 octobre 2013).
http://europapax.com/2009/09/05/2419/ (dernière visite le 3 février 2013).
Site du master islamologie, http://www.islamologie-strasbourg.fr (dernière visite le 3 février
2013).
254
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Besson, ministre de l’Immigration et de l’Identité nationale, annonce soutenir les
projets de deux nouvelles formations semblables au DU de l’Institut catholique
de Paris en préparation 98. Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur chargé des
relations avec les cultes, affirme en septembre 2010 vouloir « poursuivre ces
expériences en régions » 99. L’Université d’Aix-Marseille 3-Paul-Cézanne ou de
Rennes avaient été évoquées, mais sans confirmation 100. Valérie Pécresse, peu
convaincue sans doute, affirmait cependant encore en mars 2011 101 qu’« il nous
manque en France une formation à la laïcité, un diplôme sur la laïcité et les
principes républicains ». Elle envisageait cette formation pour les personnes en
charge des cultes, les directeurs de ressources humaines dans les entreprises, les
agents des services publics, etc. Pourtant, on ne peut en France ni recruter ni
inscrire à une formation universitaire sur la base de l’appartenance religieuse ; il
serait donc de toute façon difficile de réserver une formation quelle qu’elle soit
aux membres ou aux cadres d’un groupe religieux. Finalement, c’est à Strasbourg que se prépare un DU « Droit, société, et pluralité des religions » 102 qui
ouvrira en décembre 2011 à la Faculté de Droit de l’Université de Strasbourg,
sous la direction de Céline Pauthier.
La réalité de l’islam, cependant, vient peut-être contester les prises de position des membres du gouvernement. Le rapport d’une étude réalisée entre septembre 2009 et juillet 2010 par une équipe de chercheurs de l’IISMM, dans le
cadre d’une convention entre le ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des
Collectivités territoriales et l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, sur
L’enseignement de l’islam dans les écoles coraniques, les institutions de formation
islamique et les écoles privées 103, jette en effet une autre lumière sur la formation
des imams. Le rapport met notamment en évidence la diversité de la demande
du monde musulman français, évoquant des instituts privés tiraillés entre formation des imams et enseignement d’une culture islamique pour le plus grand
nombre. Selon eux, « il en résulte une formule mixte qui allie, tant faire se peut,
les deux missions, source d’une certaine opacité qui contribue avec d’autres
facteurs (concernant notamment la consistance de la culture islamique et ses
98
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100
101
102
103
Information diffusée dans l’Express http://www.lexpress.fr/actualite/societe/deux-nouvellesformations-destinees-aux-imams_891397.html et dans Libération http://www.liberation.
fr/politiques/0101634933-eric-besson-veut-des-imams-formes-en-fac (dernière visite le
3 février 2013).
http://archives-fr.novopress.info/67365/luniversite-de-strasbourg-devient-elle-halal/, dernière visite le 3 février 2013.
Sophie Blitman, « Formation civique des imams à l’université : le serpent de mer »,
L’Étudiant, 5 avril 2011, http://www.letudiant.fr/educpros/actualite/formation-civiquedes-imams-a-luniversite-le-serpent-de-mer.html, dernière visite le 3 février 2013.
France info, chroniques, les invités, 30 mars 2011.
http://www-faculte-droit.u-strasbg.fr/index.php?id=1505, dernière visite le 3 février 2013.
Rapport de l’IISMM / EHESS, L’enseignement de l’islam, op. cit.
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
255
finalités) à susciter un décalage entre les attentes des étudiants et l’offre éducative, et qui affaiblit les deux types de cursus » 104. L’enquête de terrain laisse donc
apparaître un hiatus entre l’intention affichée par ces instituts de former des
imams et des cadres religieux, et les attentes des étudiants qui cherchent plutôt
à s’informer sur l’islam et à approfondir leur connaissance de leur religion, sans
nécessairement vouloir s’investir durablement dans l’encadrement des communautés 105. La clientèle du master « islamologie » de Strasbourg 106 vérifie cette
analyse : bien que majoritairement en lien avec l’islam, pour autant qu’on puisse
en juger, les étudiants sont surtout en quête de savoir et d’une compétence
universitaire. Au cours de ses années de fonctionnement, le master a diplômé
deux imams sur plus d’une trentaine d’étudiants ayant finalisé le cursus. Plusieurs étudiants sont engagés dans le monde associatif musulman ; cependant,
la plupart ne maîtrisent pas l’arabe, sont principalement en demande de reconnaissance, et manifestent un besoin pragmatique de comprendre pour bien les
utiliser les rouages de la société française. Par contre, ce sont pour l’essentiel des
étudiants formés dans les universités françaises, parfois même à un très haut
niveau 107. Le constat est, toutes proportions gardées, semblable pour le public
du DU strasbourgeois, qui en est à sa deuxième année de fonctionnement. Il
ne s’agit donc pas de recruter des imams à qui il faudrait apprendre la langue
française et les bases du fonctionnement des institutions françaises. Sans doute,
comme le constate Bernard Godard 108, les formations sont-elles loin de drainer
tout le public potentiel : « Parmi les 900 imams permanents que l’on compte
à peu près actuellement en France, moins de 200 ont eu un cursus accompli
dans l’un des instituts musulmans français, qu’il s’agisse d’un cursus complet
ou partiel » 109. Force est d’admettre que « les imam-ouvriers, venus directement
‘du bled, cloîtrés dans leur mosquée, ne parlant pas français’ sont, selon Tarek
Oubrou, ‘en voie de disparition’ tandis qu’émerge une ‘seconde génération, plus
jeune, francophone, de bagage souvent scientifique’ » 110. De fait, ces imams,
rarement employés à plein-temps par la mosquée, sont souvent pris par leur
vie familiale et professionnelle et ne peuvent trouver le temps nécessaire à une
104
105
106
107
Rapport de l’IISMM / EHESS, L’enseignement de l’islam, op. cit.
Rapport de l’IISMM / EHESS, L’enseignement de l’islam, op. cit.
Master dont j’ai été responsable pédagogique pendant cinq ans, de 2008 à 2012.
Un tiers des étudiants qui se sont inscrits en master 2 d’islamologie possédaient déjà un
master 2 d’une autre discipline universitaire (droit, sciences humaines principalement) ;
quatre étaient déjà titulaires d’un doctorat.
108 Consultant auprès au Bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur.
109 Claire Lesegretain, « Encore peu d’imams diplômés sortent des instituts musulmans privés » (réf. citée).
110 « Les formations d’imams cherchent des candidats », La-Croix.com, 17-7-2012, http://
www.la-croix.com/Religion/S-informer/Actualite/Les-formations-d-imams-cherchent-descandidats-_NP_-2011-05-17-616388 (dernière visite le 3 février 2013).
256
dRoiT ET RELigion En EURoPE
formation 111. À cela s’ajoute, pour certains musulmans, une réticence à admettre
que l’État organise la formation des imams. Ainsi, Nabil Ennasri, président du
collectif des musulmans de France, affirme-t-il : « Il n’appartient pas à l’État de
s’ingérer dans la formation des professionnels du culte car ce serait contraire à
l’esprit et à la lettre de la loi sur la laïcité » 112. Ahmed Miktar, président de l’association des imams de France, tient un discours comparable.
2012, l’avenir
Pourtant, la question préoccupe encore les politiques. Lors de l’inauguration
de la mosquée de Cergy le 6 juillet 2012, le Ministre Manuel Valls a encore
évoqué dans son discours la formation des imams 113. En septembre 2012, un
nouveau DU, monté à Lyon en collaboration entre l’Institut catholique de
Lyon, l’Institut français de civilisation musulmane et l’Université de Lyon 3 114,
a été ouvert. Répondant sans doute aux vœux de Valérie Pécresse, cette formation s’adresse aux imams et aux fonctionnaires, et sera axée sur la laïcité et les
lois de la République française 115. Elle comportera deux options, « connaissance
de la laïcité », et « Religion, liberté religieuse et laïcité » 116. Cette même année
2012, l’Académie française de culture et de langue, s’affirmant établissement de
formation et de recherche, ouvre en 2012 à Vitry sur Seine. Elle propose un
cursus d’études islamiques et un cursus d’études du coran. À la rentrée de septembre 2012, on annonce l’ouverture de la Faculté de théologie musulmane de
111 « Les formations d’imams cherchent des candidats » (réf. citée).
112 http://www.newsring.fr/societe/308-faut-il-encadrer-la-formation-des-imams-en-france/
4520-ce-sont-les-organisations-musulmanes-et-non-letat-qui-doivent-former-les-imamsde-france, janvier 2012 (dernière visite le 3 février 2013).
113 Le Monde, 19-06-2012, http://www.lemonde.fr/politique/breve/2012/06/19/selonboubakeur-valls-a-exprime-sa-disponibilite-a-se-pencher-sur-les-actes-antimusulmans_
1721415_823448.html, dernière visite le 2 février 2013.
114 Fabien Trécourt, « Nouvelle tentative pour former les imams à la laïcité », Le Monde des
religions, 13 septembre 2012, http://www.lemondedesreligions.fr/actualite/nouvelletentative-pour-former-les-imams-a-la-laicite-13-09-2012-2725_118.php, dernière visite le
2 février 2013.
115 « Une formation inédite mêlant imams et fonctionnaires lancée en Rhône-Alpes », nous
vous ils éducation, 7 septembre 2012, http://www.vousnousils.fr/2012/09/07/uneformation-inedite-melant-imams-et-fonctionnaires-lancee-en-rhone-alpes-533528, dernière visite le 2 février 2013.
116 Le 26 avril 2012, l’Institut français d’études et de sciences islamiques (Ifesi) à Boissy-SaintLéger (Val-de-Marne) a été fermé par le tribunal de Créteil, à la suite d’une plainte du
rectorat et d’une mise en examen du directeur pour « abus de confiance, travail dissimulé
et mise en danger de la vie d’autrui » ; Claire Lesegretain, « Encore peu d’imams diplômés
sortent des instituts musulmans privés » (réf. citée).
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
257
Strasbourg, rapidement rebaptisée Faculté libre de théologie musulmane 117. Il
s’agit d’un projet de la diyanet 118 visant à établir dans l’Est de la France un séminaire destiné à la formation de ses propres cadres religieux habituellement formés en Turquie 119. Du côté universitaire, le DU de finance islamique de l’École
de management de Strasbourg est remplacé à compter de septembre 2012
par un Executive MBA en Finance Islamique ouvert en formation continue 120,
pendant que le master « islamologie » se doublera d’un master 2 recherche en
finance islamique à partir de 2013 121.
De nouvelles initiatives ont donc encore récemment vu le jour, pour les
études supérieures dans le domaine de l’islam. Elles sont d’origine publique
autant que privée, ce qui démontre que l’université ne reste indifférente, ni à
l’intérêt du public pour les questions touchant à l’islam, ni au besoin de formation en ce domaine. Pour autant, toutes les questions ne sont pas résolues.
En effet, il reste essentiel de distinguer ce qui, on l’a vu, a souvent été
confondu – soit par maladresse soit par calcul : l’enseignement de l’islam à l’université et la formation des cadres religieux musulmans. Celle-ci, pour l’instant,
n’a pas encore rencontré une adhésion franche de la part des groupes religieux 122.
Les imams, on l’a vu, n’entrent pas forcément dans les projets pensés pour eux.
Peut-être y en a-t-il qui sont effectivement peu lettrés, ou qui ne maîtrisent pas
le français. Dans ce cas, ce n’est pas au niveau de l’enseignement supérieur que
117 Les établissements privés ne peuvent d’ailleurs « en aucun cas » prendre le titre d’« université » (art. L. 731-14). Au plus, peuvent-ils prendre le nom de « faculté libre », sous certaines conditions. « Les établissements d’enseignement supérieur ouverts conformément à
l’article L. 731-4, et comprenant au moins le même nombre de professeurs pourvus du
grade de docteur que les établissements de l’État qui comptent le moins d’emplois de professeurs des universités, peuvent prendre le nom de faculté libre, suivi de l’indication de
leur spécialité, s’ils appartiennent à des particuliers ou à des associations. » (Code de l’Éducation, art. L. 731-5.)
118 diyanet İşleri Başkanlığı, direction des affaires religieuses de Turquie.
119 http://www.fn42.fr/article-ouverture-d-une-faculte-libre-de-theologie-islamique-a-strasbourg-bientot-a-aussi-a-lyon-109832511.html, dernière visite le 3 février 2013.
120 http://www.em-strasbourg.eu/docs/plaquettes/du_fi.pdf, dernière visite le 3 février 2013.
121 « Les formations d’imams cherchent des candidats » (réf. citée).
122 Ce constat est d’ailleurs partagé par plusieurs pays d’Europe ; voir Anne-Laure Zwilling,
Françoise Curtit, « L’enseignement de la théologie musulmane en Europe », op. cit. ; voir
aussi Mohamed El Battui, Firouzeh Nahavandi, Meryem Kanmaz, Mosquées, imams et
professeurs de religion islamique en Belgique. État de la question et enjeu. Rapport Fondation
Roi Baudoin, 2004 ; imams in nederland : wie leidt ze op ? Rapport van de Adviescommissie
Imamopleidingen, 2003 ; Christoph Bochinger, Formation des imams, instruction religieuse islamique et autres aspects de l’islam dans la vie publique suisse. Résultats de recherche
d’une sélection de projets du programme national de recherche « Collectivités religieuses, État et
Société » (PnR 58), 2009 ; Émilie Brébant, Jean-Philippe Schreiber, État de la formation
des enseignants de religion islamique dans l’enseignement officiel en Communauté française,
CEIRL – Université libre de Bruxelles, mars 2006.
258
dRoiT ET RELigion En EURoPE
l’on peut répondre à leur besoin de formation. Qui plus est, si l’on crée une
formation pour répondre à ce type de nécessité, alors cette formation ne devrait
pas être organisée uniquement en direction des cadres religieux, musulmans
ou non. Pour des raisons pratiques, d’abord : il est évidemment impossible
de recruter explicitement, pour une formation délivrée dans un établissement
public, des étudiants appartenant à une confession déterminée. Il est également
impossible de contraindre ceux qui pourraient en avoir besoin à suivre ces formations sur la base de leur engagement au service d’un groupe religieux, engagement d’ailleurs fréquemment bénévole ou sans contrat de travail. Rappelons
surtout que force est de constater qu’aujourd’hui en France, les cadres de l’islam
ne sont en général pas les imams mais plutôt les responsables des mosquées 123 ;
et que ces cadres sont de plus en plus souvent des personnes nées ou intégrées en
France 124, d’un niveau de formation souvent élevé. Un DU ne correspond pas à
leur demande de formation. Les filières comme le DU organisé à Strasbourg et,
pour autant qu’on puisse en juger, à Lyon, sont des projets tout à fait utiles et
qui trouveront certainement leur public ; c’est cependant à tous, musulmans ou
non, qu’ils doivent être ouverts. Il importe que les établissements publics respectent les exigences de la laïcité, et donc ne fassent pas reposer une formation
sur l’appartenance religieuse des personnes qui la suivent. Une telle neutralité
permettrait de résoudre un autre problème : la question du contenu théologique
de ces formations, élément important de la réticence manifestée par certains
groupes musulmans envers les propositions des établissements publics d’enseignement. Je rejoins ici la conclusion de Daniel Rivet : il n’est pas du ressort de
l’État d’organiser une formation religieuse. Libre aux groupes religieux d’exiger
de leurs cadres qu’ils soient formés, au moins en partie, dans les établissements
publics. Il est d’ailleurs tout à fait possible aux pouvoirs publics de s’entendre
avec les groupes religieux pour qu’ils encouragent fortement leurs cadres à les
suivre. À ces mêmes groupes, cependant, de prendre en charge, en interne, la
partie proprement confessionnelle de cette formation. Il appartient aux groupes
religieux, et non à l’État, de définir la théologie « orthodoxe ». Et la lutte contre
les dérives fondamentalistes ne peut se faire en cherchant à imposer une pensée
religieuse, mais en démontrant la possibilité de lieux de confrontation respectueuse. Enfin, dissocier la formation des imams de l’enseignement donné dans
les établissements publics répondra aux critiques concernant le financement
public de ces formations. Créer des filières de formation des imams ne doit pas
constituer la priorité de l’État français.
123 Voir Samim Akgönül, « Imams en France ou imams de France », op. cit.
124 Voir le rapport du conseiller d’État Thierry Tuot au Premier ministre, La refondation des
politiques d’intégration, février 2013, http://www.gouvernement.fr/sites/default/files/
fichiers_joints/rapport_au_premier_ministre_sur_la_refondation_des_politiques_d_integration.pdf (dernière visite le 11 février 2013).
L’enseignement de l’islam dans les universités en France
259
Une telle formation ne représente cependant qu’un des aspects de la prise en
compte de l’islam dans l’enseignement supérieur. L’enseignement de la théologie
musulmane au sens large, c’est-à-dire de la connaissance des textes et de l’histoire de l’islam, de ses courants de pensée, de sa variété et de son évolution, a
également sa place à l’université. Le succès du master « islamologie » et la diversité relative de son assistance attestent l’intérêt du public pour ce domaine. Il est
important qu’il se trouve en France des spécialistes compétents de l’islam, de sa
doctrine, et de l’approche critique des textes musulmans. Il faut également que
ces experts, sans perdre le lien avec les groupes religieux, soient capables de la
distance critique et de l’objectivité scientifique nécessaire à un travail de qualité. Pour cela, il faut que des filières de formation soient mises en place. Pour
qu’il existe, en ce qui concerne l’islam, le même savoir critique sur le texte et la
religion que celui qui a difficilement réussi à se constituer pour d’autres confessions 125, il faut anticiper en termes de formation. L’offre de formation universitaire en islamologie 126 doit donc être renforcée, et la recherche soutenue. La
filière offerte à Strasbourg doit pouvoir conserver son exigence d’excellence et
maintenir la qualité de son enseignement. Il est nécessaire qu’il existe en France
des filières de formation en islamologie, qui ouvrent des lieux d’apprentissage
de l’approche critique et favorisent le débat scientifique et objectif sur l’islam
comme sur les autres religions ; et c’est bien à l’université qu’elles ont leur place.
125 Voir Pierre Lassave, L’appel du texte. Sociologie du savoir bibliste, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Sciences des religions), 2011.
126 Malgré la connotation désuète de ce terme, il est difficile d’en trouver un meilleur.
dEUXièME PARTiE
DROIT CANONIQUE
De la convocation de l’Assemblée Spéciale
du Synode des Évêques pour le Moyen-Orient
à l’Exhortation apostolique post-synodale
Ecclesia in Medio Oriente
À propos de quelques aspects canoniques
Marc Aoun
Introduction
Le vendredi 14 septembre 2012, le pape Benoît XVI signait solennellement
à Harissa (Liban) l’Exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Medio
oriente (EMo), document « destiné certes à l’Église universelle » mais qui
« revêt une importance particulière pour l’ensemble du Moyen-Orient » 1. La
cérémonie de signature venait ainsi achever un long processus, qui avait débuté
en 2009 avec l’annonce par le Souverain Pontife de la réunion de l’Assemblée
spéciale pour le Moyen-Orient du Synode des Évêques à Rome 2, autour du
1
2
Discours à la Basilique Saint-Paul à l’occasion de la présentation officielle et de la signature
de l’Exhortation apostolique : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/
2012/september/documents/hf_ben-xvi_spe_20120914_firma-es-ap_fr.html. La trame
principale de l’Exhortation est constituée par la Première Lettre de Pierre. La référence à
cette dernière en particulier n’est pas anodine ; sur ce document, voir en dernier lieu Jacques
Schlosser, La Première épître de Pierre, Paris, Cerf, 2011. L’Exhortation apostolique Ecclesia
in Medio oriente fait suite à une précédente Exhortation apostolique, Une espérance nouvelle
pour le Liban, promulguée le 10 mai 1997 par la Pape Jean-Paul II, à l’issue de l’Assemblée
spéciale pour le Liban du Synode des Évêques (26 novembre-14 décembre 1995).
Institution permanente de l’Église catholique, annoncée par le pape Paul VI dans le discours inaugural de la quatrième et dernière session du Concile Vatican II le 14 septembre
1965 et officialisée par la Lettre apostolique en forme de Motu Proprio Apostolica
Sollicitudo, promulguée le 15 septembre 1965 (AAS 57, 1965, p. 775-780), le Synode des
Évêques se veut être l’expression de l’authentique esprit de collégialité et d’union entre le
Pape, Pasteur universel de l’Église, et les Évêques « que l’Esprit Saint a établis […] pour
régir l’Église de Dieu », membres du même ordre épiscopal que l’Évêque de Rome. Le Motu
264
dRoiT ET RELigion En EURoPE
thème « communion et témoignage » 3. L’annonce fut suivie successivement,
comme c’est l’usage pour ce type de réunion, de la présentation des Lineamenta 4 (à Rome le 19 janvier 2010), de la remise de l’instrumentum laboris 5 aux
représentants de l’épiscopat du Moyen-Orient dans ses différentes traditions (à
Chypre le 6 juin 2010) et de la publication d’une liste de Propositions, énoncées
à l’issue du Synode (réuni à Rome entre le 10 et le 24 octobre 2010), en vue de
l’élaboration du document final, représenté par l’Exhortation apostolique postsynodale Ecclesia in Medio oriente du pape Benoît XVI, « aux patriarches, aux
évêques, au clergé, aux personnes consacrées et aux fidèles laïcs sur l’Église au
Moyen-Orient, communion et témoignage ».
Chacun des documents précités, Lineamenta, instrumentum laboris et Propositions finales, renferme de nombreuses thématiques, problématiques et propositions servant à nourrir la réflexion du rédacteur de l’Exhortation post-synodale,
le Pontife Souverain lui-même, qui demeure libre de s’en inspirer, et de ne
retenir éventuellement que les aspects qu’il juge bon d’intégrer dans le corps de
l’Exhortation. Cette faculté permet, entre autres, de considérer la manière dont
sont en particulier prises en compte les propositions formulées par les participants aux travaux du Synode, qui traduisent généralement les préoccupations
3
4
5
Proprio en définit la structure, en précise les fins et les missions et en prévoit, dans son
chapitre IV, les différentes configurations possibles quant à son fonctionnement : « Le
Synode des Évêques peut être convoqué en Assemblée Générale [Ordinaire], en Assemblée
[Générale] Extraordinaire et en Assemblée Spéciale ». Et le texte poursuit, relativement à la
configuration qui nous intéresse plus particulièrement ici, que « lorsqu’il est réuni en
Assemblée Spéciale, le Synode des Évêques comprend les Patriarches, les Archevêques
majeurs et Métropolites ne faisant pas partie des Patriarcats des Églises catholiques orientales, les représentants, soit des Conférences épiscopales d’une ou plusieurs nations, soit des
Instituts religieux, […]. Mais tous doivent appartenir aux régions pour lesquelles le Synode
des Évêques a été convoqué ». Le CIC de 1983 a repris ces dispositions, quasiment dans les
mêmes termes, aux canons 345 et 346. L’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques s’est
réunie une dizaine de fois depuis le début des années 80 ; les nations et les régions suivantes
furent concernées : les Pays-Bas (1980), l’Europe (1991), l’Afrique (1994), le Liban (1995),
l’Amérique (1997), l’Asie (1998), l’Océanie (1998), l’Europe (1999), l’Afrique (2009), et
enfin le Moyen-Orient (2010).
L’annonce en a été faite plus précisément le 19 septembre 2009, au cours d’une réunion
avec les Patriarches et les Archevêques Majeurs des Églises orientales catholiques.
Les Lineamenta ont pour objet de définir les contours précis du thème synodal à débattre
par l’Assemblée des Évêques, sous forme de développements et de questions qui ont pour
but de susciter la discussion au sein des Églises particulières et dont les réponses – envoyées
principalement par les Conférences épiscopales, les Dicastères de la Curie romaine, l’Union
des Supérieurs Généraux – font l’objet d’une synthèse permettant l’élaboration du document de travail (instrumentum laboris).
L’instrumentum laboris représente un type de document officiel du Saint-Siège qui réunit
les réponses aux questions posées dans les Lineamenta. Ce document représente un intérêt
tout particulier dans la mesure où il vise à stimuler la réflexion, susciter la discussion,
accompagner et soutenir le discernement collégial des Pasteurs réunis en Assemblée synodale, en communion avec l’Évêque de Rome.
de la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques…
265
les plus immédiates en lien avec le contexte particulier de la nation ou de la
région à laquelle l’Assemblée spéciale est consacrée.
Bien que le but premier d’une Assemblée synodale soit d’ordre pastoral 6, et
bien qu’une Exhortation apostolique qui en constitue l’aboutissement n’ait pas
avant tout une vocation législative, les aspects proprement canoniques n’en sont
généralement jamais absents, le droit canonique constituant un précieux outil
de discernement au service de la pastorale 7. La présente contribution a pour
intention de souligner un certain nombre de ces aspects canoniques ayant semblé présenter un enjeu considérable aux yeux des Pères synodaux, et ce à travers
leur évolution au fil des divers documents mentionnés.
I. Les LINEAMENTA et l’INSTRUMENTUM LABORIS :
le cadre et les thématiques
Après un avant-propos qui rappelle le contexte de convocation et le « processus ordinaire de préparation à une Assemblée synodale », voulu par le pape
Benoît XVI en personne, et une introduction qui en précise le but 8 ainsi que
le cadre de réflexion 9, le texte des Lineamenta 10 se répartit en trois chapitres,
réunissant quelque vingt-cinq questions autour des thèmes le plus variés. Une
conclusion générale vient évoquer l’avenir des chrétiens au Moyen-Orient et
pose cinq questions à son sujet.
6
7
8
9
10
Comme cela fut rappelé in fine de l’introduction au « Nuntius », « Message au Peuple de
Dieu », approuvé par les Pères synodaux en conclusion de l’Assemblée Spéciale pour le
Moyen-Orient du Synode des Évêques, au cours de la Quatorzième Congrégation générale
de vendredi, 22 octobre 2010.
Puisqu’il n’y a pas lieu d’opposer l’Ecclesia caritatis (ou Spiritus) à l’Ecclesia iuris, comme le
souligne à juste titre Jean-Pierre Schouppe, Le droit canonique. introduction générale et droit
matrimonial, Kluwer, 1991, p. 60.
Le but annoncé est double : « confirmer et renforcer les chrétiens dans leur identité par la
Parole de Dieu et des sacrements et raviver la communion ecclésiale entre les Églises particulières, afin qu’elles puissent offrir un témoignage de vie chrétienne authentique, joyeux
et attirant ». Le Synode se voulait être aussi « l’occasion de faire le point sur la situation tant
religieuse que sociale, afin de donner aux chrétiens une vision claire du sens de leur présence dans leurs sociétés musulmanes (arabes, israélienne, turque ou iranienne), de leur rôle
et de leur mission dans chaque pays, les préparant ainsi à y être des témoins authentiques
du Christ ».
Présentée comme guidée par l’Écriture et assortie de deux questions sur la place de celle-ci
au sein de la famille et dans la vie professionnelle et politique.
Le texte a été rédigé par le Conseil Pré-synodal pour le Moyen-Orient, institué par le pape
et composé de sept patriarches, en représentation des six Églises patriarcales et du Patriarcat
latin de Jérusalem, de deux présidents de Conférences épiscopales, ainsi que de quatre
Chefs de dicastères de la Curie romaine.
266
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Le premier chapitre, intitulé « L’Église catholique au Moyen-Orient », rappelle l’histoire des diverses Églises orientales, insiste sur leur vocation apostolique et missionnaire et sur leur rôle, et expose enfin les défis auxquels leurs
fidèles sont confrontés (conflits politiques, liberté de religion et de conscience,
émigration,…). Le deuxième chapitre, réservé à « La communion ecclésiale »,
envisage la mise en œuvre de celle-ci, d’abord au sein de l’Église catholique (au
sens de l’Église universelle), ensuite entre les diverses Églises orientales catholiques, et enfin entre évêques, clergé et fidèles. Le troisième chapitre, portant sur
« Le témoignage chrétien », approche la question du témoignage de l’Évangile à
deux niveaux : ad intra, au sein de chaque Église, notamment par le biais de la
catéchèse et des œuvres sociales, et ad extra, avec les autres Églises et communautés chrétiennes, au double plan individuel et communautaire. Les rapports
avec le judaïsme et l’islam y sont aussi évoqués, ainsi que les relations ÉglisesÉtats et la contribution des chrétiens à la société civile.
Une lecture suivie du texte lui-même, ainsi que des questions placées in
fine des différentes séquences, permet d’identifier les préoccupations les plus
sérieuses qui ont certainement motivé le processus synodal dans son ensemble.
Il y est question de la situation difficile des fidèles chrétiens dans un MoyenOrient majoritairement non chrétien, qui plus est sérieusement agité politiquement et socialement. Mais les problématiques d’ordre proprement canonique,
internes aux Églises sui iuris, qui ne sont pas toujours sans rapport avec le
contexte global, ne sont point absentes. Ainsi la question 8, sur les rapports
à maintenir avec les chrétiens orientaux de la diaspora, le soin pastoral à leur
apporter ainsi que le cadre juridique à leur fournir, la question 13 sur la communion dans l’Église catholique et entre les diverses Églises d’Orient, la question 23 sur d’éventuelles réformes liturgiques, les questions 21, 22 et 25 sur
l’œcuménisme sont, entre autres, très significatives à cet égard.
L’instrumentum laboris, document de travail des Assises synodales élaboré
essentiellement par le Conseil Pré-synodal pour le Moyen-Orient à partir des
réponses aux questions contenues dans les Lineamenta 11, reprend le schéma de
ces dernières, en l’étoffant par l’apport des éléments contenus dans les très nombreuses réponses reçues.
S’agissant des rapports à entretenir avec les chrétiens orientaux de la diaspora, le document souligne que les Églises orientales contribuent au maintien
de ces rapports, grâce à l’envoi de prêtres dans les pays d’émigration ; ceux-ci,
en coordination avec les Églises locales et avec l’Ordinaire du lieu, assistent
11
Ces réponses sont parvenues des Synodes des Évêques des Églises orientales catholiques sui
iuris, des Conférences épiscopales, des dicastères de la Curie romaine, de l’Union des
Supérieurs Généraux, ainsi que de nombreuses personnes et de nombreux groupes ecclésiaux ; cf. l’Avant-propos de l’instrumentum Laboris. Celui-ci a été publié en 4 langues :
anglais, arabe, français et italien.
de la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques…
267
spirituellement les familles émigrées. Il est par ailleurs proposé que les évêques
visitent plus souvent les communautés qui n’ont pas d’Ordinaires propres (et
qui sont souvent sous la juridiction d’un Ordinaire latin), afin de renforcer les
liens avec les fidèles des Églises orientales catholiques dans les pays d’émigration,
et ce au-delà du simple domaine liturgique (n° 47) 12.
Le document rappelle, en matière de communion, que le Code des Canons
des Églises Orientales a codifié sur le plan des lois la communion de vie des
Églises avec l’Évêque de Rome dans l’unique Église du Christ (n° 55). Par ailleurs, en matière de relations inter-ecclésiales entre catholiques, les réponses
vont sans exception dans le sens de la promotion de l’unité dans la diversité et
de la coopération au niveau des hiérarques religieux. Plus important encore,
même s’il est recommandé que les membres d’une Église sui iuris restent fidèles
à leur Église propre, il est très significatif que le document précise qu’« il est bon
que les chrétiens se sentent membres de l’Église Catholique au Moyen-orient, et
pas seulement membres d’une Église particulière » (n° 56) 13.
Les réponses contenues dans l’intrumentum laboris promeuvent par ailleurs,
sur le plan du droit liturgique, une liturgie à la fois renouvelée et fidèle à la
tradition, afin de tenir compte « de la sensibilité moderne et des besoins spirituels et pastoraux actuels » (n° 71), et proposent l’institution d’une commission
d’experts à cet effet. La réforme de la liturgie est même avancée comme pouvant participer à la démarche œcuménique, notamment à l’égard des chrétiens
orthodoxes, en particulier à propos de l’épineuse question de la communicatio
in sacris 14, en tenant compte de la législation canonique en vigueur (cf. CIC,
c. 844 et CCEO, c. 671) (n° 75).
L’œcuménisme occupe une place extrêmement importante dans l’instrumentum laboris (n° 76 et s.), comme en écho au CCEO de 1990 qui lui consacre un
titre entier (cc. 902-908). Il est vrai que les champs d’application de l’œcuménisme sont extrêmement nombreux : le statut et le rôle de l’Évêque de Rome en
tant que successeur de l’Apôtre Pierre (référence est faite à la Lettre Encyclique
Ut unum sint de 1995), les sacrements (c. 671 du CCEO, directoire pour l’application des principes et des normes sur l’œcuménisme de 1993, n° 102-107 ; AAS 85,
1993, p. 1082-1083), l’enseignement et la formation (cc. 350, § 4, 352, § 3,
904,…), les mariages mixtes, pour n’en donner que quelques exemples.
12
13
14
En référence au canon 150, § 2 : « Les lois portées par le Synode des Évêques de l’Église
patriarcale et promulguées par le Patriarche obligent partout dans le monde, si elles sont
des lois liturgiques ; mais si elles sont des lois disciplinaires ou s’il s’agit des autres décisions
du Synode, elles ont force de droit dans les limites du territoire de l’Église patriarcale ».
C’est nous qui soulignons.
C’est-à-dire la possibilité pour les chrétiens d’accéder aux sacrements dans une Église différente de celle à laquelle ils appartiennent rituellement.
268
dRoiT ET RELigion En EURoPE
II. Les Assises et les PROPOSITIONS finales
de l’Assemblée synodale : la formulation concrète
d’importantes questions canoniques
La liste finale des Propositions votées par l’Assemblée spéciale du Synode des
évêques pour le Moyen-Orient est rendue publique le 23 octobre 2010, soit
la veille de la clôture officielle des Assises synodales. Les quarante-quatre propositions qui la constituent ont pour vocation de servir de base au Souverain
Pontife pour l’élaboration, s’il le juge opportun, de l’Exhortation apostolique
post-synodale.
La première proposition donne la liste des documents que les Pères synodaux soumettent à cet effet à l’attention du pape : « les Lineamenta, l’instrumentum laboris, les Rapports ante et post disceptationem 15, les textes des
interventions, tant ceux présentés en salle que ceux in scriptis, et surtout des
propositions concrètes que les Pères considèrent d’une importance capitale 16 ».
La réunion à proprement parler de l’Assemblée des Pères synodaux constitue certainement un moment unique, une des étapes les plus cruciales du processus synodal, en ce qu’elle permet une expression libre et ouverte des besoins
et attentes des Églises particulières, en l’occurrence des Églises orientales catholiques sui iuris. Les « propositions concrètes » dont il est question doivent indubitablement refléter le contenu des interventions, des discussions et des débats
ayant pu se cristalliser autour d’un certain nombre de problématiques en particulier, au-delà des questions politiques, sociales ou aussi économiques, lesquelles
font largement consensus. Le fait que les interventions in synodo soient rendues
publiques permet de mieux cerner les préoccupations exprimées par les participants aux Assises synodales, dans les divers champs de l’ecclésiologie, de la pastorale, mais aussi du droit de l’Église universelle, des droits particuliers des Églises
sui iuris, et plus largement des rapports entre le Siège apostolique et les Églises
particulières 17.
15
16
17
Dans la terminologie du Synode des évêques, le Rapport (ou Relatio) ante disceptationem
désigne le rapport introductif qui présente les thèmes de l’Assemblée synodale et définit les
points qui seront débattus par celle-ci. Il est confié à un rapporteur, nommé par le pape (ce
fut, en l’occurrence, S. B. Antonios Naguib, patriarche copte d’Alexandrie), qui doit le
remettre au moins un mois à l’avance au Secrétaire Général du Synode (qui fut Mgr Nikola
Eterovic), qui se charge de le diffuser aux Pères synodaux. À l’issue des prises de parole, un
Rapport post disceptationem propose une synthèse des échanges en vue des propositions que
l’Assemblée synodale formule par carrefours linguistiques, puis adopte avant d’en remettre
le texte au Souverain Pontife lui-même.
C’est nous qui soulignons.
Sur toutes ses questions relatives aux rapports, sur le plan du droit, entre l’Église universelle
et les Églises particulières, nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage récent codirigé
par Marc Aoun et Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu, Le ius particulare dans le droit cano-
de la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques…
269
Dans tous ces domaines, plusieurs interventions étaient attendues, dans
le sillage et surtout en complément de questions déjà soulevées dans les
Lineamenta et dans l’instrumentum laboris. Certaines sont même bien plus
anciennes, mais n’avaient pas jusque-là reçu de réponses satisfaisantes ni même
parfois le début d’une réglementation.
Ainsi, de nombreuses interventions ont porté de manière insistante sur le
soin, qui n’est pas uniquement pastoral mais aussi juridique, à procurer aux
fidèles des Églises orientales catholiques de droit propre établis en dehors
des limites territoriales de celles-ci. Est ainsi soulignée « la difficulté de la
part de l’Église (‘sui iuris’) latine d’accepter sur son territoire la pleine juridiction d’un Ordinaire oriental » et rappelé le fait que « parmi les vingt-trois
Églises de droit propre qui forment aujourd’hui l’Église catholique, seule
une, l’Église latine, ne connaît pas cette limitation 18 ». Le CCEO de 1990
affirme pourtant que les Patriarches sont « Pères et Chefs » de leur Église
(c. 55). Cette paternité et cette juridiction (« potestas regiminis ») peuventelles, ou doivent-elles, se limiter à un territoire ? Doit-on se contenter, en
dehors des territoires historiques, des liens d’ordre liturgique ? On va même
jusqu’à suggérer l’abolition des Ordinariats pour les Orientaux dépourvus
d’un responsable propre 19, « structure juridique préconciliaire, devenue
même contraire aux dispositifs du droit en vigueur 20 ». En l’absence d’évolution en la matière, une solution moins radicale est également suggérée, qui
consisterait à assurer une meilleure formation aux traditions orientales du
clergé relevant de l’Église latine et ayant des fidèles orientaux soumis à leur
propre juridiction 21.
Cette question relative à la délimitation territoriale de la juridiction patriarcale est fort ancienne ; elle a déjà été soulevée au Concile Vatican II, a été
ensuite expressément inscrite dans le CCEO de 1990 (c. 78) et a fait l’objet
18
19
20
21
nique actuel. définitions, domaines d’application, enjeux. Approches comparées, Artège, 2013,
214 pages.
Intervention de S. E. Mgr Vartan Waldir Boghossian, Évêque de San Gregorio de Narek en
Buenos Aires des Arméniens, Exarque apostolique pour les fidèles de rite arménien résidant en
Amérique latine et au Mexique. L’intervenant estime même que « d’un point de vue œcuménique également, la pleine juridiction sur ses propres fidèles sur tous les continents serait, pour
les Frères séparés, une anticipation concrète d’une situation de pleine communion ».
Sur les origines et le statut juridique des Ordinariats des Catholiques relevant des Églises
orientales, voir Astrid Kaptijn, « Les Ordinariats des Catholiques des Églises orientales.
Origines, légitimité, configurations juridiques. L’exemple de la France », L’Année
Canonique, 53, 2011, p. 81-99.
Cf. l’intervention de S. E. Mgr Antonios Aziz Mina, Évêque de Guizeh des Coptes.
Cf. l’intervention de S. E. Mgr Dimitrios Salachas, Évêque titulaire de Carcabie, Exarque
apostolique pour les catholiques de rite byzantin résidents en Grèce. Cette suggestion sera
reprise dans la proposition n° 13.
270
dRoiT ET RELigion En EURoPE
depuis de nombreuses discussions 22. La juridiction également rituelle, reconnue depuis Vatican II au patriarche 23 – en raison du pluralisme de juridiction
patriarcale qui a rendu caduc le fondement uniquement territorial – avait permis à cette juridiction de s’étendre à tous les fidèles du même rite, cependant
toujours dans les limites d’un territoire déterminé. Mais réduire la juridiction
des patriarches à leurs seuls fidèles résidant dans les limites du territoire patriarcal revient incontestablement à les priver d’une bonne partie de leurs fidèles
établis dans la diaspora 24.
Un autre obstacle de taille, qui n’est pas sans lien avec la précédente problématique, a aussi été souligné par les Pères synodaux. Il s’agit de « l’interdiction d’ordination et d’exercice du ministère pour les prêtres mariés hors des
territoires patriarcaux et des ‘Régions historiquement orientales’ » 25, qui est de
nature à entraver le développement d’une pastorale appropriée à destination
des fidèles orientaux dans la diaspora. Il s’agit en réalité d’une règle dont les origines les plus lointaines remontent à la fin du xixe siècle, et qui a été réaffirmée
avec vigueur à la fin des années vingt du siècle dernier 26. Les « exceptions
rarissimes » à cette règle et le fait que certains pays d’Europe ne s’y soient pas
astreints 27 ne doivent pas occulter la nécessité d’une solution claire et définitive sur ce plan.
22
23
24
25
26
27
Voir, entre autres, Dominique Le Tourneau, « La ‘potestas regiminis’ du patriarche sur ses
fidèles qui résident en dehors du territoire de l’Église patriarcale », in ius Ecclesiarum vehiculum caritatis, Atti del simposio internazionale per il decennale dell’entrata in vigore del
Codex Canonum Ecclesiarum Orientalium, Città del Vaticano, 19-23 novembre 2001,
Libreria Editrice Vaticana, 2004, p. 825-835.
Décret sur les Églises Orientales Catholiques, orientalium Ecclesiarum, n° 7.
La question pose moins de problèmes s’agissant des territoires qui faisaient partie de
l’Empire Ottoman tels que la Libye, l’Égypte, le Soudan, l’Arabie, la Palestine, Israël, la
Jordanie, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran, la Turquie. Dans les limites de ce territoire
patriarcal, chaque patriarche exerce sa juridiction sur les évêques, le clergé et les fidèles de
son rite.
Cf. l’intervention de S. E. Mgr Antonios Aziz Mina. Il s’agit du principe ex ministerio enim
talis cleri uxorati inter latinos timetur scandalum et cum eo non minus detrimentum religionis
et disciplinae ecclesiasticae, toujours en vigueur, du moins théoriquement, puisqu’il n’a
jamais été expressément abrogé.
Voir surtout les décrets de la Sacrée Congrégation pour l’Église orientale, approuvés par le
pape Pie XI, Cum data Fuerit et Qua Sollerti. Cf. Antoine Fleyfel, « Quelques réflexions
sur la présence en Occident de prêtres catholiques orientaux mariés », istina, octobredécembre 2009, t. 54/4, p. 409-425
Cf. l’intervention de S. Ém. le Cardinal André Vingt-Trois, Archevêque de Paris, Ordinaire
pour les fidèles de rite oriental résidents en France et dépourvus d’ordinaires de leur propre
rite, Président de la Conférence épiscopale de France.
de la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques…
271
Ces deux problématiques, extrêmement préoccupantes aux yeux des Pères
synodaux, ont trouvé leur formulation dans les propositions 18 28 et 23 29 de la
liste des Propositions finales de l’Assemblée synodale.
D’autres interventions ont porté sur la communion et ses diverses modalités d’expression. L’une d’elle a ainsi considéré que « les Patriarches des Églises
orientales catholiques, de par leur identité de Pères et de Chefs d’Églises
‘sui iuris’ qui composent la catholicité de l’Église catholique, devraient être
membres ipso facto du Collège qui élit le Souverain Pontife, sans pour autant
devoir recevoir le titre latin de Cardinal. Pour la même raison, ils devraient
également avoir la priorité sur eux [les cardinaux] » 30. Cette revendication
rappelle, à un demi-siècle de distance, le débat qui avait déjà eu lieu à ce sujet
lors du Concile Vatican II, au moment de la rédaction du Décret orientalium
Ecclesiarum 31.
Une autre intervention propose un allégement de la procédure d’élection
des évêques au sein des Églises patriarcales sui iuris 32, tout « en conservant la
norme en vigueur et en sauvegardant en même temps la tradition orientale ».
Deux modalités, somme toute assez proches l’une de l’autre, sont ainsi suggérées : « considérer le Pontife romain comme étant potentiellement présent
dans toutes les réunions du Synode et implicitement acquiescent, pour toute
élection survenue. Ainsi, le Patriarche devra demander au Saint-Père de donner Sa bénédiction, une fois l’élection effectuée, mais avant la publication de la
nomination », ou alors laisser au Patriarche le soin de « communique[r] directement le résultat de l’élection au Saint-Père lors d’une Audience spéciale ou par
l’intermédiaire du Représentant pontifical, en demandant son approbation » 33.
Les propositions ainsi formulées ne semblent pas être de nature à remettre en
cause le droit exclusif dont jouit le Pontife Souverain dans le cadre du processus d’élection épiscopale, tel que défini par le Code de des canons des Églises
orientales. De fait, le canon 185 prévoit bien la possibilité pour le Synode des
28
29
30
31
32
33
« En dehors du territoire patriarcal, pour maintenir la communion des fidèles orientaux
avec leurs Églises patriarcales, et leur assurer un service pastoral adapté, il est souhaitable
que la question de l’extension de la juridiction des Patriarches orientaux aux personnes de
leurs Églises partout dans le monde soit étudiée en vue de mesures adaptées ».
« Le célibat ecclésiastique est estimé et apprécié toujours et partout dans l’Église catholique,
en Orient comme en Occident. Toutefois, et afin d’assurer un service pastoral en faveur de
nos fidèles, partout où ils vont, et de respecter les traditions orientales, il serait souhaitable
d’étudier la possibilité d’avoir des prêtres mariés en dehors du territoire patriarcal ».
Intervention de S. E. Mgr Vartan Waldir Boghossian.
Voir Néophyte Edelby, Ignace Dick, Vatican ii, les Églises orientales catholiques. décret
« orientalium Ecclesiarum », Paris, Les Éditions du Cerf, 1970.
Régie actuellement par les canons 180 à 189 du CCEO de 1990 ; cf. Dimitri Salachas, « I
vescovi eparchiali e la loro elezione nel diritto canonico delle chiese cattoliche orientali »,
nicolaus. Rivista di teologia ecumenico-patristica, 21, 1994, p. 207-238.
Cf. l’intervention de S. E. Mgr Antonios Aziz Mina.
272
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Évêques de l’Église patriarcale d’élire une personne ne figurant pas sur la liste
des candidats envoyée par le Patriarche au Siège Apostolique afin d’obtenir
l’assentiment du Pontife Romain (c. 182, § 3). L’assentiment de ce dernier
demeure cependant nécessaire dans ce cas de figure et l’acceptation de l’élu lui
est notifiée dans les mêmes conditions prévues au canon 184, § 2.
La synthèse offerte dans le cadre de la Relatio post disceptationem, dont une
lecture est donnée à l’issue du débat général rappelle, à sa manière, les thématiques les plus débattues par les Pères synodaux ; on y retrouve, entre autres, la
question de l’extension de la juridiction des patriarches sur les fidèles de leur
rite en dehors du territoire de l’Église patriarcale et la nécessité par conséquent
de passer du concept territorial au concept personnel. Par ailleurs, il est suggéré
qu’un Vicaire patriarcal oriental soit nommé pour la coordination de la pastorale pour les fidèles de son Église dans la diaspora.
III. L’Exhortation apostolique post-synodale :
le choix des priorités
Nul doute qu’entre la clôture des travaux de l’Assemblée synodale en
octobre 2010 et la publication de l’Exhortation apostolique post-synodale
Ecclesia in Medio oriente en septembre 2012, la situation au Moyen-Orient a
connu de telles évolutions que le contenu du document pontifical ne pouvait
que s’en ressentir 34. Celui-ci, qui devait être élaboré sur la base des quarantequatre propositions finales formulées par l’Assemblée synodale, a dû se recentrer sur ce qui semblait être, à juste titre, le plus urgent, en particulier et avant
tout pour les fidèles chrétiens établis au Moyen-Orient : la persévérance dans la
foi, l’attachement à la terre, la communion, l’œcuménisme, le dialogue interreligieux, le rejet du fondamentalisme et du relativisme,…
Pour ce qui est du phénomène de l’émigration et des sérieux problèmes
qu’il pose, conséquences justement de la situation instable au Moyen-Orient,
largement débattus lors de l’Assemblée synodale, le Saint-Père invite les pasteurs des Églises orientales catholiques à aider leurs prêtres et leurs fidèles dans
la diaspora à rester en contact avec leurs familles et leurs Églises ; il incite par
ailleurs les Pasteurs des circonscriptions ecclésiastiques qui recueillent les catholiques orientaux à leur donner la possibilité de célébrer selon leurs propres traditions. Insistant sur le rôle des Patriarches qui, en union parfaite avec l’Évêque
de Rome, rendent tangible l’universalité et l’unité de l’Église, il exhorte ces
34
Avec notamment le mouvement de contestations ayant donné lieu à ce que l’on qualifie
communément de « printemps arabe », qui avait débuté en Afrique du Nord avant de se
propager plus à l’Est, pour toucher le Moyen-Orient.
de la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques…
273
derniers à renforcer l’union et la solidarité entre eux en privilégiant toujours la
concertation en ce qui concerne les questions fondamentales pour l’Église. Par
ailleurs, tout en rappelant l’importance du célibat – don inestimable de Dieu à
l’Église – le pape ne manque pas de souligner aussi l’importance du ministère
des prêtres mariés, ancienne composante de la tradition orientale.
Certaines questions de nature canonique soulevées par les Pères synodaux
avec une rare insistance, en particulier celles découlant de la nécessaire extension de la juridiction du patriarche au-delà des limites territoire patriarcal, et
plus largement celles relatives aux rapports entre l’Église latine et les Églises
orientales sui iuris, n’ont pas trouvé d’échos directement dans le texte de l’Exhortation apostolique. Certaines propositions avaient toutefois commencé à
recevoir un début de réponse peu de temps avant la promulgation de cette
dernière. Ainsi, en application de la proposition n° 11 (La pastorale de l’immigration), 5 35, une première éparchie a été érigée à Paris le 21 juillet 2012 pour
les Maronites de France, placés jusque-là sous la juridiction de l’Archevêque
de Paris, « Ordinaire pour les fidèles de rite oriental dépourvus d’un Ordinaire
propre » 36. La création par le Saint-Siège de nouvelles éparchies au profit de
diverses communautés orientales catholiques établies en dehors de leurs territoires historiques est à prévoir 37. Pour ces nouvelles structures, au sein desquelles tout reste à construire, aussi bien la pratique que l’évolution ultérieure
de la législation canonique permettront de mieux préciser les modalités de leur
fonctionnement et d’évaluer la possibilité pour elles d’atteindre le but pour
lequel elles ont été créées, à savoir le salut des âmes et la préservation de traditions orientales plusieurs fois séculaires…
35
36
37
Proposition 11 : « La présence de nombreux chrétiens d’Orient sur tous les continents
interpelle les Églises pour une pastorale spécifique de l’émigration : […] 5. Envoi de prêtres
et établissement d’éparchies propres, là où les besoins pastoraux le requièrent, selon les
normes canoniques ».
Cf. Constitution apostolique Historia, traditiones du pape Benoît XVI (AAS, 104, 7 septembre 2012, p. 691), érigeant l’Éparchie Notre-Dame du Liban de Paris des Maronites
(Eparchia dominae nostrae Libanensis Parisiensis Maronitarum). Pour ce qui est du droit
applicable, le texte de la Constitution précise : « Ad haec perficienda consuetudines iuraque
congrua serventur et quae Codice Canonum Ecclesiarum Orientalium praecipiuntur ».
Le canon 177, § 2, du CCEO de 1990 stipule qu’en dehors des limites du territoire de
l’Église patriarcale, « l’érection, la modification et la suppression des éparchies sont de la
compétence du seul Siège Apostolique ».
Le motu proprio Ubicumque et Semper :
aspects canoniques et pastoraux
Jean-Luc Hiebel
L
e 13 octobre 2010 paraît dans l’observatore Romano une lettre apostolique
de Benoît XVI en forme de motu proprio par laquelle le pape constitue un
nouvel organe de la Curie romaine : le Conseil pontifical pour la Promotion de la
nouvelle évangélisation.
1. Une lettre apostolique en forme de MOTU PROPRIO
qui crée un nouvel organe de la Curie
Dans la hiérarchie des normes, une lettre apostolique n’a pas le poids d’une
Constitution apostolique dont la forme plus solennelle signifie l’importance
ecclésiale dans le domaine de la foi, des mœurs ou de l’administration de
l’Église. Plus technique, elle n’a pas non plus, en général, la consistance théologique d’une Lettre encyclique visant précisément un enseignement du pape.
La lettre apostolique motu proprio contient un ou des actes législatifs pris par le
Souverain pontife de sa propre initiative, c’est-à-dire sans qu’elle ne réponde à
une requête particulière qui lui aurait été adressée.
Par la lettre apostolique Ubicumque et semper du 12 octobre 2010, le pape crée
un nouveau Conseil complétant la série des Conseils qui l’assistent dans sa tâche
de gouvernement. Ces Conseils désormais au nombre de douze sont-ils toujours
créés par une lettre apostolique motu proprio ? Si le Consilium de Laicis qui deviendra le Conseil pontifical pour les laïcs en 1976 a été créé par Paul VI en 1967
par le Motu proprio Catholicam Christi Ecclesiam, c’est par la Constitution Pastor
bonus de 1988 que ses missions sont redéfinies, en même temps que, p. ex., celles
276
dRoiT ET RELigion En EURoPE
du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens qui était né peu
avant le début du Concile Vatican II. Reste que c’est par un motu proprio qu’ont
été créés la plupart des dicastères de la Curie romaine et que la plupart de ces
Conseils répondent à une volonté propre du Souverain Pontife. Cela correspond
tout à fait à la tradition médiévale qui comprenait les motu proprio (privilèges ou
mandements) comme des actes « relatifs au fonctionnement des bureaux et offices
de la Curie » appelés à devenir par la suite des actes gracieux « intéressant l’administration spirituelle et temporelle de la Curie et de l’Église » 1.
Le magazine catholique Le Pèlerin interprète cette décision de Benoît VI
comme l’affirmation par le pape d’une volonté de gouverner l’Église, une décision que le magazine relie à d’autres décisions prises dans le même mouvement
comme le remplacement des cardinaux Giovanni Battista Ré (76 ans) et Walter Kasper (77 ans) « touchés par la limite d’âge, en charge respectivement de
la nomination des évêques et du dialogue œcuménique, par des prélats plus
jeunes aguerris aux débats de société » 2. Sont cités le cardinal Marc Ouellet
(Canada) et Mgr Kurt Koch (Suisse). La création du nouveau conseil n’était pas
une surprise, Benoît XVI l’ayant déjà annoncée dans une homélie du 28 juin
précédent en célébrant la fête des apôtres Pierre et Paul dans la basilique SaintPaul-hors-les-Murs de Rome. La signature du motu proprio presque quatre mois
après en la fête de St Matthieu, apôtre et évangéliste, donne une première indication sur l’intention proprement apostolique du pape.
Créer un nouvel organe dans la Curie n’est évidemment pas sans conséquences au plan organisationnel. Une première série de questions surgit quant
au rapport que le nouveau conseil entretiendra avec les autres dicastères de la
Curie romaine. Frédéric Mounier, correspondant de La Croix à Rome pointait
déjà celle d’une éventuelle collaboration avec le Conseil pontifical de la culture
présidée par Mgr Ravasi en charge depuis sa création en 1993 du dialogue avec
les cultures, les non-croyants et les indifférents :
C’est à ce titre que Mgr Ravasi s’est saisi de l’appel du pape pour un ‘Parvis des
Gentils’ (le 21 décembre 2009 dans ses vœux à la Curie). Comment le nouveau
dicastère va-t-il s’articuler avec ce projet ? Fonctionnera-t-il sur une base territoriale
ou thématique ? Nul ne sait. D’une façon générale, comme le confie un cardinal
de curie à La Croix, ‘la transversalité n’est pas le propre de notre organisation’. Le
nouveau dicastère devra donc avec souplesse et pragmatisme, travailler son articulation avec les instances existantes. Ce sera son premier défi 3.
1
2
3
Léonce Cellier, « Notes bibliographiques. Félix Grat, Étude sur le Motu Proprio des origines au début du XVIe siècle, Melun, Librairie d’Argences, 1945, 73 p. », Revue d’histoire de
l’Église de France, 33, 1947, p. 140-141.
Christophe Henning, « La curie romaine prend un coup de jeune », Pèlerin, 8 juillet 2010,
n° 6658 : « Le pape gouverne l’Église et le manifeste par ses dernières décisions ».
Frédéric Mounier, « Benoît XVI crée un nouveau dicastère pour la nouvelle évangélisation », la-Croix.com, 28/6/10, mis à jour le 23/7/12.
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
277
Une autre série de conséquences résulte de ce que nécessite pratiquement
la création du nouveau dicastère en personnel et en matériel. Parmi les nominations annoncées par Benoît XVI, on remarque celle de Mgr Rini Fisichella,
jusque-là Président de l’Académie pontificale pour la vie et recteur de l’Université pontificale du Latran à la présidence du Conseil pontifical pour la nouvelle
évangélisation. Le nouvel organisme dont les bureaux se situent pour le moment
sur la Via della conciliazzione, c’est-à-dire à la jointure entre le Saint-Siège et la
ville de Rome, comprend conformément à la constitution Pastor Bonus et au
règlement général de la Curie, un secrétaire et un sous-secrétaire, l’assemblée des
consulteurs (cardinaux et/ou évêques, résidant à Rome ou non) et des ministres
(ministri) « ainsi qu’un nombre approprié d’autres officiers (officiales) » 4. Le Président et le Secrétaire sont membres de plein droit du dicastère.
2. En amont du texte
Si la décision de Benoît XVI de créer un conseil destiné à donner à l’évangélisation une impulsion nouvelle correspond à une volonté plus ancienne dans
son pontificat, cette initiative s’inscrit dans un développement qui, d’un côté, la
précède et, de l’autre, la prolonge. Le préambule des dispositions organisant la
nouvelle structure affiche cinq références importantes pour le pape. En amont, ce
préambule renvoie au Nouveau Testament, puis au concile œcuménique Vatican
II, ensuite à Evangelii nuntiandi de Paul VI et à l’exhortation post-synodale Christifideles de Jean-Paul II et enfin à sa première lettre encyclique deus caritas est.
La référence fondamentale est Matthieu, 28, 19-20 : « Allez donc ! De toutes
les nations faites des disciples, baptisez-les au nom du Père, et du Fils, et du
Saint-Esprit ; et apprenez-leur à garder tous les commandements que je vous
ai donnés ». Comme le souligne Mgr Rino Fisichella dans l’osservatore romano
lors de la conférence nationale « Prochain 2012 » à Chatwood en Australie, le
pape commence par placer Jésus Christ au départ de sa recommandation : « Cet
incipit souligne tant la nécessité de placer Jésus Christ au centre de la nouvelle
évangélisation que l’importance de reconnaître que la foi reçue par les apôtres
et celle qui doit être prêchée est précisément la personne de Jésus Christ » 5.
L’extrait choisi comprend le verset 20 où la consigne de garder les commandements de Jésus donne à cet envoi une tournure morale et déjà canonique. Pierre
4
5
Cf. José San José Prisco (Salamanque), « Benedicto XVI, Carta apostolica en forma de
motu proprio Ubicumque et semper, con la que se instituye el Consejo pontificio para la
promocion de la nueva evangelizacion. Texto y commentario », Revista espagnola de derecho
canonico, 67, 2010, p. 965-973.
Rino Fisichella, « L’actualité de l’annonce », L’osservatore romano, 11 août 2012.
278
dRoiT ET RELigion En EURoPE
angulaire de la mission confiée aux apôtres, Jésus est comme le souligne clairement la référence suivante à la lettre aux Hébreux « le même, hier, aujourd’hui
et pour toujours » 6 c’est-à-dire pour reprendre les termes de Rino Fisichella,
« la révélation entière, immuable et définitive du Christ », « premier et suprême
évangélisateur ».
Les références à la 1re lettre de Pierre sont plus pratiques en explicitant le
programme assigné à l’Église, proclamer les œuvres admirables de Dieu (1 P
2,9), non sans accent conciliaire (« vous êtes le peuple que Dieu s’est acquis »),
et rendre raison de l’espérance qu’elle porte (1 P 3, 15 qui situe le témoignage
chrétien dans le cadre d’une comparution devant un tribunal). Le canoniste doit
constater ici la connexion désormais très étroite entre la théologie et le droit
dans l’argumentation explicite prévenant la décision du magistère. Celle-ci est
également signifiée dans le rappel formulé ici de manière très générale d’un axe
essentiel du Concile Vatican II, à savoir « la relation entre l’Église et ce monde
contemporain ». Benoît XVI cite deux de ses prédécesseurs qui ont inscrit
l’évangélisation comme une exigence de cette relation. Après le Synode de 1974,
Paul VI, dans son exhortation apostolique Evangelii nuntiandi du 8 décembre
1975, établissait déjà la nature, les contenus, les voies, les acteurs et l’esprit
de l’évangélisation. De cette exhortation, Benoît XVI retient spécialement la
nécessité de la première annonce (pré-évangélisation) « à cause des situations de
déchristianisation fréquentes de nos jours, pour des multitudes de personnes qui
ont reçu le baptême mais vivent totalement en dehors de toute vie chrétienne »
(n° 52) et l’exigence de « chercher constamment les moyens et le langage adéquat » pour reproposer la révélation et la foi aux non-pratiquants (n° 56).
De son prédécesseur immédiat également très inspiré sur le sujet 7,
Benoît XVI cite longuement le n° 34 de l’Exhortation post-synodale Christifideles laici évoquant les mêmes phénomènes d’une « diffusion incessante de
l’indifférence religieuse, de la sécularisation et de l’athéisme… (dans) ce qu’on
appelle le premier monde ». Reprenant toutes ces analyses à son compte, il
« considère opportun d’offrir des réponses adéquates afin que l’Église tout
entière, se laissant régénérer par la force de l’Esprit Saint, se présente au monde
contemporain avec un élan missionnaire en mesure de promouvoir une nouvelle évangélisation. » Le théologien de la pastorale reconnaît ici les accents d’un
Jean XXIII ouvrant la voie à l’aggiornamento de l’Église. Il convient de rappeler ici que ces accents s’inscrivent dans une spiritualité que signent de grands
noms de l’histoire contemporaine de l’Église comme Foucauld, Theilhard ou
6
7
He, 13, 8.
Comme l’indiquent les Lineamenta et comme le rappelle Jean-François Petit, c’est le pape
Jean-Paul II qui a utilisé le premier cette expression de « nouvelle évangélisation » lors de
son voyage en Pologne en 1979 (« Éditorial – La joie d’évangéliser », dC, 1er mai 2011,
n° 2467, p. 417).
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
279
Peyriguère. Préfaçant un ouvrage du P. Marcel Cornélis au titre suggestif (Sortis
du ghetto. Spiritualité de la pré-mission. Jalons pour une spiritualité de la prémission à la lumière de Foucauld, Teilhard, Peyriguère), le P. Rétif alors curé doyen du
Sacré-Cœur de Colombes avance cependant une compréhension plus modeste
de la situation de l’Occident chrétien : « Désireuse d’être tout entière un jour, en
état de mission, l’Église commence seulement aujourd’hui à prendre la mesure
de sa tâche. Son diagnostic est lucide : “En plusieurs siècles, l’Église a réussi à
planter les Missions étrangères, non à planter l’Église” » (Mgr Constantini). Et
il reste beaucoup à faire pour que l’ensemble des chrétiens sorte d’un esprit de
« ghetto » (K. Rahner), créé par une longue tradition d’inattention à « ceux qui
sont au loin », une spiritualité de non-engagement aux réalités temporelles, un
« entre soi » de chrétienté aussi contre-évangélique que périmé 8. En amont de
l’exhortation apostolique de Benoît XVI, le canoniste découvre un paysage plus
contrasté qu’il ne paraît et il ne peut s’économiser le passage par une attention
socio-pastorale sans cesse à actualiser.
3. Structure du texte du MOTU PROPRIO
Dans ses lettres apostoliques motu proprio, Benoît XVI peut énoncer rapidement l’objet de la décision qu’il prend comme c’est le cas du motu proprio
L’antica e venerabile basilica du 31 mai 2005 sur la basilique St-Paul-hors-lesmurs et son complexe extraterritorial ou, plus récemment, celui du 11 octobre
2011, Porta fidei, par lequel est promulguée l’Année de la foi. Lorsque la décision
appelle un appareil juridique plus complet, le motu proprio comprend deux
parties, la première pour expliquer et présenter la décision, la seconde pour en
préciser le contenu par la rédaction d’articles le plus précis et concis possible.
Les exemples ne manquent pas, ainsi Summorum Pontificium (réhabilitation du
Missel romain de S. Pie V) du 7 juillet 2007, Antiqua ordinatione (nouveau
statut de la Signature apostolique) du 21 juin 2008, Venti anni orsono (approbation du nouveau statut du Bureau Central du Travail du Siège apostolique) du
7 juillet 2009, omnium in mentem (modification du Code de droit canonique)
du 26 octobre 2009 ou encore dans une moindre mesure Quaerit semper (modifiant la Constitution apostolique Pastor bonus) du 30 août 2011 ou la lettre
apostolique pour la prévention et la répression des activités illégales en matière
financière et monétaire du 30 décembre 2010. Tel est le cas pour Ubicumque et
semper qui fait précéder les quatre articles de la décision par une introduction
consistante dans laquelle le Souverain Pontife explique pourquoi il procède à la
création d’un nouveau dicastère.
8
Paris, Éditions Cheminements, 1963, 160 p., p. 5.
280
dRoiT ET RELigion En EURoPE
On a déjà vu comment le pape a le souci d’inscrire sa décision dans une histoire où elle trouve un fondement biblique et théologique. Dans l’argumentaire
déployé, le canoniste peut vérifier les multiples références implicites ou explicites
au droit canonique en vigueur et ceci, dès la première phrase du motu proprio :
« L’Église a le devoir d’annoncer toujours et partout l’Évangile de Jésus-Christ… »
renvoie évidemment au c. 747 CDC : « § 1 Ecclesiae… officium est et ius nativum… omnibus gentibus Evangelium praedicandi. § 2 Ecclesiae competit semper et ubique… » qui ouvre le Livre III du Code sur la fonction d’enseignement
de l’Église. De manière générale, le Code n’a pas vocation à traiter des situations
particulières. Il dessine le cadre dans lequel s’exerce cette fonction d’enseignement
de l’Église, le terme de fonction indiquant bien qu’il s’agit comme le rappelle le
motu proprio d’une « expression de sa nature même ». Il n’envisage donc pas une
action spécifique en fonction de l’indifférence et l’athéisme croissant observés par
le Saint-Père dans les pays « d’antique tradition chrétienne ».
Il n’en est pas moins marqué par son temps. Dans le Livre III, le Titre II
de actione Ecclesiae missionali insiste encore sur le caractère missionnaire de
l’Église : « Cum tota Ecclesia natura sua sit missionaria et opus evangelizationis
habendum sit fundamentale officum populi Dei, christifideles omnes, propriae
responsabilitatis conscii, partem suam in opere missionali assumant. » (C. 781
CDC). Mais ce qui est en vue dans les prescriptions qui suivent, c’est bien moins
la mission de France pays de mission de l’abbé Godin que les œuvres missionnaires dans le monde au sens des missions extérieures que préconisent les c. 786
à 792. Quand le pape en vient à préciser le projet qu’il conviendrait de mettre
en œuvre pour faire barrage à la sécularisation et à l’indifférence galopantes en
Occident, il prend garde cependant à distinguer entre les « territoires… (où) la
pratique chrétienne manifeste encore une belle vitalité et un profond enracinement dans l’âme de populations entières », « d’autres régions (où) on observe
une prise de distance plus évidente de la société dans son ensemble à l’égard de
la foi, avec un tissu ecclésial plus faible, bien que non privé d’une certaine vivacité », et d’autres régions « qui apparaissent pratiquement entièrement déchristianisées ». Un discernement est nécessaire.
Ce discernement, le pape qui prend l’initiative de créer le nouveau dicastère le revendique pour lui-même. La formule qui noue les deux parties du
motu proprio résume et qualifie l’acte de gouvernement qu’il pose de son propre
chef en la circonstance : « Par conséquent, à la lumière de ces réflexions, après
avoir examiné avec soin toute chose et avoir demandé l’opinion de personnes
expertes, j’établis et décrète ce qui suit : » La formule est quasi liturgique (on
songe à l’appel des ordinands). Elle rappelle que la décision requiert un examen
sérieux et non unilatéral (« avec soin toute chose »), ainsi que la consultation
d’experts. Il n’y a pas cependant de garantie que la consultation ait été ouverte à
la critique qui n’est pas vraiment une tradition dans l’Église jusqu’ici. La participation qu’elle suppose reste un concept nouveau dans le champ canonique et
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
281
pastoral. La formule « j’établis et décrète » souligne que la décision comporte en
même temps une dimension institutionnelle et une dimension réglementaire.
4. Quatre articles à insérer dans PASTOR BONUS
La deuxième partie qui comprend quatre articles énonce les termes de la
décision prise. L’article 1er constitue le nouveau dicastère qui devra répondre
aux normes prévues par la constitution apostolique Pastor bonus réorganisant
la Curie en 1988. Le § 2 de l’article précise moins l’objectif que les modalités
de l’objectif défini à l’article 3 : « en encourageant la réflexion sur les thèmes de
la nouvelle évangélisation » et « en identifiant et en promouvant les formes et
les instruments aptes à la réaliser ». Ce nouveau dicastère est donc juridiquement égal aux autres. Il sera, comme les autres, organisé conformément aux
articles 2 à 10 de Pastor bonus (composition, archives p. ex.). Les prescriptions
plus précises relatives à son organisation (l’ensemble des quatre articles) s’insère
en quelque sorte dans la série des normes particulières aux conseils pontificaux
énumérés au point V (articles 131 à 170).
L’article 2 définit un champ d’action spécifique, « les territoires de tradition
chrétienne où se manifeste avec une plus grande évidence le phénomène de sécularisation ». D’emblée est prévenu le risque de conflit de compétences dans la
mesure où le nouveau conseil demeure « au service des Églises particulières » et
« en collaboration avec les autres dicastères ». Il est vrai que la nature très diverse
des missions de ces dicastères qui se situent sur différents plans peut facilement
interférer avec celui-ci. Cela semble assez évident en ce qui concerne la Congrégation pour l’Évangélisation des peuples, le Conseil pontifical pour les laïcs, le
Conseil pontifical pour le dialogue avec les non croyants, le Conseil pontifical de
la culture ou le Conseil pontifical pour les communications sociales.
L’article 3 développe en cinq points les devoirs spécifiques du Conseil :
1. l’approfondissement du sens théologique et pastoral de la nouvelle évangélisation ; 2. la promotion et l’encouragement de l’étude, la diffusion et la mise
en œuvre du magistère pontifical relatif aux thèmes liés à la nouvelle évangélisation ; 3. la divulgation et le soutien des initiatives liées à la nouvelle évangélisation déjà en cours et la promotion d’initiatives nouvelles en la matière ;
4. l’utilisation à cet effet des formes modernes de communication ; 5. la promotion et l’utilisation du Catéchisme de l’Église catholique « comme formulation
essentielle et complète du contenu de la foi pour les hommes de notre temps ».
Alors que le concept de « nouvelle évangélisation » renvoie dans sa terminologie
même à l’Évangile, on peut s’étonner de cette dernière insistance catéchétique
sans suggestion d’un travail biblique.
L’article 4 explicite en les reprenant textuellement les prescriptions de
l’article 3 de Pastor bonus et 2 du Règlement général de la Curie romaine :
282
dRoiT ET RELigion En EURoPE
présidence d’un archevêque, assisté par un secrétaire et un sous-secrétaire et collaboration d’un « nombre approprié » d’officiales (qu’on évitera peut-être d’appeler « officiaux » 9). Le § 2 de l’article insiste sur la composition de membres
et de consulteurs propres. Rien n’est précisé sur la qualité (prêtres ? religieux ?
laïcs ?) de ce nouveau personnel.
Dans la conclusion, on retrouve les formules d’usage « J’ordonne que tout
ce que j’ai décidé… » et l’établissement de la promulgation dans l’osservatore
romano pour une entrée en vigueur immédiate le jour même de la promulgation.
Le texte daté de la fête de St Matthieu (21 septembre 2010 à Castel Gandolfo)
sera effectivement promulgué dans l’osservatore romano du 13 octobre 2010.
5. En aval du texte, un synode des évêques
consacré à la nouvelle évangélisation
Quelques mois à peine après la constitution du nouveau dicastère est mis en
chantier un synode des évêques dont le thème est précisément « la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne ». Ce synode doit se tenir à
Rome du 7 au 28 octobre 2012. Les Lineamenta présentés en avant-propos par
Mgr Nikola Eterovic, secrétaire général du Synode 10, s’articulent en trois chapitres encadrés par une introduction et une conclusion et suivis, pour l’introduction et les trois chapitres par une batterie de 72 questions essentiellement
pastorales et extrêmement précises. Pour le canoniste, il y a là une mine de pistes
de recherches sur les institutions chrétiennes et comme une invitation à être
attentif à la manière dont les Églises locales « ont, pendant les dernières décennies, vécu des étapes et des épisodes uniques et caractéristiques de leur contexte
et de leur histoire » 11. Ainsi, p. ex., après le constat que « nos communautés chrétiennes vivent aujourd’hui des périodes de profonds changements de leurs figures
ecclésiales et sociales », la question est posée de savoir « quelles sont les caractéristiques principales de ces changements dans nos Églises locales » (on songe
p. ex. aux regroupements paroissiaux en France) 12. Ou bien quant à l’exigence de
formes et de parcours de formation à l’annonce et au témoignage, « quels ministères institués, le plus souvent “de fait”, les Églises locales ont-elles vu surgir (ou
bien ont-elles favorisés), avec cette claire finalité évangélisatrice ? » 13.
9
10
11
12
13
La traduction française de Pastor bonus utilise le terme « officiers ».
Mgr Nikola Eterovic est en outre membre de la Congrégation pour l’évangélisation des
peuples et du Conseil pontifical pour la nouvelle évangélisation.
Préambule aux questions après l’introduction, dC, 1er mai 2011, n° 2467, p. 450.
Question 5, id.
Question 68, id., p. 454.
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
283
Les canonistes ont besoin de définitions. Les Lineamenta consacrent tout un
sous-chapitre à la question d’une définition de la nouvelle évangélisation. « Moyen
pour communiquer des énergies en vue d’une nouvelle ferveur missionnaire et
évangélisatrice », la nouvelle évangélisation n’est pas une nouvelle version de la
première qui aurait échoué. Elle est « la capacité de faire nôtres dans le présent le
courage et la force des premiers chrétiens », elle est donc « une action qui exige
en premier lieu un processus de discernement quant à la santé du christianisme,
au chemin parcouru et aux difficultés rencontrées » 14. Elle indique « l’effort de
renouvellement que l’Église est appelée à faire pour être à la hauteur des défis que
le contexte social et culturel contemporain pose à la foi chrétienne, à son annonce
et à son témoignage » 15. N’est-ce pas le programme même de toute théologie pastorale, une discipline encore jeune et souvent peu considérée dans les parcours
académiques actuels ? Le canoniste habitué très légitimement à lire le Titre II du
Livre III du Code de droit canonique dans la perspective de la première mission, la
mission ad gentes 16, devra faire un effort d’imagination et compléter cette perspective par une interrogation et des propositions en rapport avec les défis du temps
présent. On voit ainsi pour le moins confirmé le nécessaire rapport entre droit
et pastorale tel que le formulait en son temps Paul VI. C’est encore en fidélité à
Paul VI que la définition de cette nouvelle évangélisation entend promouvoir un
véritable dialogue avec les autres religions et avec les non-croyants et se distinguer
d’un prosélytisme qui ne respecterait pas l’autre dans sa différence.
Le douzième Conseil ordinaire du Secrétariat général du Synode des évêques
se réunit les 23 et 24 novembre 2011 afin de préparer la treizième Assemblée
générale de cette instance créée par Paul VI en 1965 afin de donner une suite
permanente au Concile. Le site de la Conférence des évêques de France se fait
l’écho de cette réunion en élargissant la thématique de cette « nouvelle évangélisation » : « Avec la Nouvelle Évangélisation, l’Église doit s’adapter aux modifications qu’impose la globalisation et répondre dans un climat culturel et moral
sécularisé ou étranger au religieux. Il faut donc utiliser de nouveaux langages,
de nouveaux media et des témoins crédibles, capables de parler à la jeunesse et
aux contextes sociaux nouveaux. Parfois, c’est l’Église même qui a besoin de
s’adapter pour parvenir à répondre correctement à qui cherche le Seigneur en
annonçant l’Évangile, la conversion et le pardon des péchés 17. » L’instrumentum
laboris présenté à la Pentecôte 2012 par Mgr Nikola Eterovic auquel s’est joint
Mgr Fortunato Frezza, sous-secrétaire du Synode, constituait la dernière étape
dans la préparation du synode. Le document relie explicitement le thème du
14
15
16
17
Lineamenta…, id., p. 428-429.
id., p. 429.
Voir aussi le point 10 « Première évangélisation, sollicitude pastorale, nouvelle évangélisation » (id., p. 435).
« Le synode des évêques sur la nouvelle évangélisation se prépare », www.eglise.catholique.
fr/actualites-et-evenements/actualites (Source : VIS du 1er décembre 2011).
284
dRoiT ET RELigion En EURoPE
synode au 50e anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II, au 20e anniversaire de la publication du Catéchisme de l’Église catholique et à l’Année de
la foi proclamée par Benoît XVI à partir du 11 octobre 2012 18. À ceux qui se
demanderaient à quelles normes canoniques renvoie cette dernière initiative, il
est facile de répondre en citant le canon 747 CDC faisant obligation à l’Église
tout entière de « prêcher l’Évangile à toutes les nations, en utilisant les moyens
de communication sociale qui lui soient propres ».
Selon l’instrumentum laboris 19, les transformations sociales et culturelles
actuelles auraient pour conséquence « une désorientation qui se traduit par
toutes sortes de méfiance à l’égard de ce qui nous a été transmis sur le sens de
la vie, et une moindre disponibilité à adhérer totalement et sans condition à ce
qui nous a été offert comme étant la révélation de la vérité profonde de notre
être. » En réponse à ce défi, le synode devra travailler quatre chapitres « qui
entendent fournir les contenus fondamentaux et les moyens de poursuivre la
réflexion et le discernement » 20 : redécouvrir « Jésus-Christ, évangile de Dieu
pour l’homme », discerner les raisons et les conceptions de ce qui se réalise au
temps de la nouvelle évangélisation, analyser les lieux, les moyens, les personnes
et les activités permettant la transmission de la foi chrétienne, et enfin débattre
de l’action pastorale pour la raviver. Dans le programme d’une telle envergure
touchant à tous les domaines de la vie de l’Église (liturgie, catéchèse, charité), on
peut penser l’apport du canoniste comme celui d’un conseil contribuant au respect des normes fondamentales de la vie chrétienne (droits des fidèles, souci de
la vérité des sacrements, justice et paix dans la résolution des conflits, équilibre
et patience dans les décisions pastorales, etc.). On peut augurer que les travaux
du Synode d’octobre 2012 réorienteront encore ces pistes de travail.
6. Doctrine et commentaires canoniques
Le texte du motu proprio a été présenté dans différentes revues canoniques.
C’est ainsi que José San José Prisco, doyen de la Faculté de droit canonique
de l’Université pontificale de Salamanque présente et commente en quelques
pages Ubicumque semper dans la Revista espagnola de derecho canonico de juindécembre 2010 21. L’auteur souligne parmi les raisons qui ont poussé le pape à
18
19
20
21
Cf. Benoît XVI, Porta fidei. Lettre apostolique en forme de motu proprio pour proclamer l’Année
de la foi, 11 octobre 2011, AAS, 103, 2011, 723-734 et dC, 2011, n° 2478, p. 968-975.
« La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. instrumentum laboris.
XIIIe Assemblée ordinaire du Synode des évêques », dC, 2012, n° 2495, p. 718-759.
id., p. 722 et 724.
José San José Prisco, « Benedicto XVI, Carta apostolica en forma de motu proprio
Ubicumque et semper, con la que se instituye el Consejo pontificio para la promocion de
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
285
la création du nouveau dicastère, la montée du relativisme et du subjectivisme
dans la société occidentale contemporaine. Un des extraits choisis pointe aussi
la perte du sens du sacré. En réaction à ces tendances, le successeur de Pierre est
tenu de faire de l’Évangile une parole de salut pour nos contemporains. Outre
les observations techniques attendues d’un canoniste (poids canonique d’une
lettre motu proprio, but et composition du nouveau dicastère), José San José
Prisco observe l’assez long délai entre l’annonce de cette création lors de la fête
de St Pierre et Paul en juin 2010 et la signature du texte à la fête de la St Matthieu, apôtre et évangéliste, en septembre 2010, un délai qu’il interprète comme
une volonté du pape de manifester sa fidélité à sa mission pétrinienne. Reprenant les termes de Mgr Rino Fisichella à la conférence de presse du 12 octobre
2010, le Pr. Prisco retient le caractère normatif de l’Évangile : « La nueva evangelización debe hacer conocer, ante todo, a la persona histórica de Jesús y sus
enseñanzas tal como ha sido trasmitido por la comunidad de los orígines y que
encuentra en los evangelios y en los escritos del Nuevo Testamento su codificación normativa » (La nouvelle évangélisation doit surtout faire connaître la personne historique de Jésus et ses enseignements tels qu’ils ont été transmis par la
communauté des origines et qu’ils trouvent dans les évangiles et dans les écrits
du Nouveau Testamento leur codification normative) 22.
On peut comparer ce commentaire à la note de Fernando Puig qui se livre
au même exercice dans le n° 3 de la revue ius Ecclesiae de 2010 23. Si besoin
était, le vocabulaire très théologique de la lettre démonte la critique d’une
bureaucratie croissante : « Queste espressioni, ma soprattutto la realtà di fondo
che contengono, dovrebbero essere sufficienti per scongiurare qualsiasi lettura
della istituzione del Pontificio Consiglio che potresse far pensare a una sorta
de burocratizzazione della forza apostolica e missionaria insita nelle instanze
della nuove evangelizzazione » (Ces expressions, mais surtout la réalité de fond
qu’elles contiennent, devraient suffire à conjurer toute lecture de l’institution
du Conseil pontifical qui pourrait faire penser à une sorte de bureaucratisation
de la force apostolique et missionnaire située dans les instances de la nouvelle
évangélisation) 24. F. Puig relève également que le but du nouveau dicastère est
de l’ordre de la promotion : « All’interno della modalità attuative e delle attribuzioni di cui viene dotato, se rende evidente questa finalità di ideazione, di
22
23
24
la nueva evangelizacion. Texto y commentario », Revista espagnola de derecho canonico, 67,
2010, p. 965-973.
id., p. 972 (trad. par nous).
Fernando Puig, « Atti di Benedetto XVI. Lettera apostolica in forma di motu proprio
Ubicumque et semper con la quale si costituisce il Pontificio Consiglio per la Promozione
della Nueva Evangelizzazione, 21 settembre 2010, “L’Osservatore Romano”, 13 ottobre
2010, p. 4-5 », ius Ecclesiae, 22, 2010, p. 765-773.
Fernando Puig, op. cit., p. 770 (trad. par nous).
286
dRoiT ET RELigion En EURoPE
impulso e di coordinamento di energie che configurano una azione pastorale. »
(À l’intérieur du mode attributif et des compétences dont il [le Conseil] a été
doté, cette finalité de conceptualisation, d’impulsion et de coordination des
énergies configurant une action pastorale paraît évidente) 25, En ce qui concerne
l’organisation juridique proprement dite, F. Puig remarque que le motu proprio
pointe spécialement la suggestion de créer un organisme ad hoc au sein des
Conférences épiscopales à l’art. 3 § 2 26.
Outre ces deux illustrations de l’attention vigilante des canonistes à la
législation venant compléter le droit codiciel, la doctrine canonique éclaire
parfois le texte canonique magistériel par d’autres biais. On en a quelques
exemples avec les contributions de Libero Gerosa dans la revue Archiv für
katholischen KirchenRecht (AkKR) 27 sur « la reconnaissance du Chemin néocatéchuménal comme nouvelle chance pour les Églises particulières en Europe »
ou de Heribert Hallermann sur « le statut des Œuvres pontificales missionnaires de 2005 » dans la même revue 28. D’un point de vue thématique, on
se reportera utilement à la présentation et au commentaire d’un texte précédent sur la mission par Juan Gonzales Ayesta 29. Et puisqu’il s’agit de la naissance d’un nouveau dicastère, on trouvera un modèle de présentation d’un
dicastère et une solide bibliographie sur le sujet dans l’article de Domingo
Andrès Gutierrez sur la Congrégation pour les instituts de vie consacrée et
les sociétés de vie apostolique 30. L. Gerosa connu pour avoir déjà fait le point
sur la statut canonique des mouvements d’Église et des nouvelles associations
ecclésiales 31 montre comment le mouvement néocatéchuménal est parvenu à se
faire reconnaître comme instrument officiel d’un catéchuménat postbaptismal
en répondant précisément au problème d’une foi insuffisamment formée dans
les pays de vieille tradition chrétienne. Outre la question du rapport de ce mouvement avec les paroisses dans lesquelles il est censé s’intégrer se pose la question
de la vigilance de l’évêque dans différents domaines directement concernés (la
25
26
27
28
29
30
31
id., p. 770-771 (trad. par nous).
Cf. id., p. 772.
Libero Gerosa, « Die Anerkennung des neokatechumenalen Weges : eine neue pastorale
Chance für die Teilkirchen in Europa », AkKR, 171, 2002, 2, p. 357-370.
Heribert Hallermann, « Das Statut der päpstlichen Missionswerke von 2005 », AkKR,
174, 2005, p. 380-416.
Juan Gonzales Ayesta, « Atti della Santa Sede. Congregazione per l’Evangelizzazione dei
Popoli », Istruzione « De cooperatione missionali » 1 ottobre 1998 (AAS, 91, 1999, p. 306324), ius Ecclesiae, 11, 1999, 3, p. 867-891.
Domingo Andrès Gutierrez, « La Congregacion para los Institutos de vida consagrada y
las sociedades de vida apostolica (=CIVCSVA). Imagen de un dicasterio a traves de sus doce
nombres », Commentarium pro Religiosis, 86, 2005, 1-2, p. 7-37.
Libero Gerosa, « Movimenti ecclesiali e Chiesa istituzionale : concorrenza o co-essenzialità », nuova Umanità, 128, 2000, 215-246.
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
287
formation 32 des nouveaux prêtres, la rénovation pastorale des paroisses dans un
sens missionnaire, la participation des laïcs aux charges pastorales paroissiales) 33.
On sait que le Chemin Néocatéchuménal a été doté depuis de la personnalité
juridique comme fondation autonome de biens spirituels (C. 115 § 3 CDC) 34.
C’est encore une question de statut, celui des Œuvres pontificales
missionnaires (oPM), qui est au cœur de la réflexion canonique de Heribert
Hallermann, professeur de droit canonique à la Faculté de Théologie catholique
de l’Université de Wurzbourg. Le nouveau statut de 2005 abroge de fait l’ancien
de 1980 bien qu’il ne soit l’objet d’aucun décret et qu’il ne soit que mentionné
dans une lettre du Cardinal Seppe, alors Préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples, en date du 2 juin 2005, pour entrer en vigueur le 26 juin
2005 après avoir été approuvé par l’Assemblée générale de la Congrégation et
signé par le Cardinal à la demande du pape le 6 mai 2005 à Lyon lors de festivités à la mémoire de Pauline Jarricot. H. Hallermann présente les deux parties
de ce statut 35 en montrant son enracinement dans les textes du magistère (Ad
gentes, Evangelii nuntiandi, Redemptoris missio etc.), finalement les mêmes que
ceux qui fondent la nouvelle évangélisation lancée par Jean-Paul II, ainsi que les
normes qui président à son fonctionnement jusqu’au plan national et diocésain.
La lecture de cet article suggère plusieurs questions 36. On n’en retiendra qu’une
ici : le caractère fédératif de cette organisation ne permettait-il pas d’héberger la
nouvelle structure que Benoît XVI érige en nouveau dicastère ?
32
33
34
35
36
On peut ajouter leur mise à disposition du mouvement.
Voir les observations de Mgr Juan Ignacio Arrieta, alors secrétaire du Conseil Pontifical
pour les Textes Législatifs et président de l’Institut de droit canon saint Pie X de Venise, à
l’approbation définitive du Statut du Chemin Néocatéchuménal le 11 mai 2008 (Site du
Chemin néocatéchuménal www.camminoneocatecumenale.it).
Cf. Statut du Chemin Néocatéchuménal, art. 1 § 3 et Conseil Pontifical pour les Laïcs,
28 octobre 2004, prot. N. 1761/04 AIC-110.
I. Storia et doctrina ; II. norme. Cf. Heribert Hallermann, op. cit., p. 383 et 392.
Dans sa présentation de l’Instruction de cooperatione missionali du 1er octobre 1998, Juan
Gonzalez Ayesta pose ainsi la question des priorités dans la planification pastorale de
l’Église quand il explique : « Ed infatti, va ricordato che esse (le PPOOMM) hanno sempre
avuto come obiettivo principale il sostegno dell’evangelizzazione propriamente detta, a
differenza di altre istituzioni dove è prevalso l’aspetto socio-economico, e quindi sostengono in modo prioritario le Chiese povere perché possano far fronte ai loro bisogni pastorali » (Et en effet, on se rappelle que celles-ci ont toujours eu comme objectif principal le
soutien de l’évangélisation proprement dite, contrairement aux autres institutions où a
prévalu l’aspect socio-économique et qui, de ce fait, ont soutenu prioritairement les Églises
pauvres dans la mesure où elles pouvaient faire face à leurs besoins pastoraux.) (Juan
Gonzalez Ayesta, op. cit., p. 890 ; trad. par nous).
288
dRoiT ET RELigion En EURoPE
7. Le canoniste sur le chantier
des théologiens de la pastorale
Introduit au pays des théologiens de la pastorale, le canoniste peut observer comment s’élaborent les propositions qui vont sous-tendre les orientations
nouvelles du magistère. Son rôle n’est pas à proprement parler de participer
directement au chantier. La décision pastorale reste évidemment au magistère.
Lui-même demeure le spécialiste d’une technique juridique visant à y éviter les
accidents. Nul pourtant ne peut s’abstraire de la réalité pastorale qui engage
en entier ses acteurs. Sur ce terrain, la réflexion est foisonnante. Toujours en
recherche sur les fondements du droit, le canoniste a le droit et le devoir d’être
critique et de poser des questions. Sans rien écarter de façon trop hâtive et sans
emballement, lui aussi devra faire le tri entre ce qui relève d’une recherche parfois polémique et ce qui fonde solidement et profondément l’institution dont
le droit tisse progressivement l’armature souple et mouvante. Avec ses lourdeurs
et ses limites, le caractère synodal de ce travail est un gage de fidélité à l’Esprit
dans l’Église actuelle comme cela se vérifie dans la préparation du synode sur la
nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi.
Exemplaire à cet égard, le n° 2 de 2012 de la revue internationale de catéchèse et de pastorale Lumen vitae offre des éléments nombreux et consistants
sur les questions abordées au synode d’octobre 2012 et confiées spécialement
au nouveau dicastère 37. L’éditorial de Roland Lacroix est explicite : « Plus de
trente ans après l’homélie de Jean-Paul II à Nowa Huta, la nouvelle évangélisation trouve une nouvelle actualité dans la décision de Benoît XVI de créer
un Conseil Pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation (septembre 2010) et de réunir la XIIIe Assemblée générale du synode des évêques
sur le thème La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne
(octobre 2012). Il était donc important d’ouvrir ici ce dossier. » avec une première mise en garde : sa visée n’est pas de décrire les expériences, nombreuses et
37
Lumen vitae, 67, 2012, n° 2, p. 122-234 avec Luca Bressan, « Un synode pour la réforme
de l’Église. Nouvelle évangélisation, renouveau spirituel et relance de la foi », p. 129-141,
Denis Villepelet, « Essai de problématisation de la nouvelle évangélisation », p. 143-152,
Henri-Jérôme Gagey, « La nouvelle évangélisation selon les Lineamenta », p. 153-162,
Serge Tyvaert, « Une nouvelle évangélisation chez Jean-Paul II et Benoît XVI », p. 163177, S.E. le Cardinal Gianfranco Ravasi, « Parvis des Gentils et nouvelle évangélisation »,
p. 179-189, Christophe Raimbault, « La nouvelle évangélisation. Et si nous relisions saint
Paul ? », p. 191-202, François Moog, « La conversion missionnaire des communautés
paroissiales. Un défi pour la nouvelle évangélisation », p. 203-219 et surtout Groupe de
travail de l’ISPC, « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi. Rapport de
l’ISPC en réponse aux Lineamenta de la XIIIe Assemblée générale ordinaire du Synode des
évêques », p. 221-228 ainsi que François-Xavier Amherdt, « Évangile, prophétie option
pour les pauvres et nouvelle évangélisation. Échos du 3e Forum “Fribourg Église dans le
monde” du 1er au 4 décembre 2011 », p. 227-234.
Le motu proprio Ubicumque et Semper : aspects canoniques et pastoraux
289
diverses et plus ou moins spectaculaires qui s’en réclament, la nouvelle évangélisation étant « peut-être d’ailleurs le plus souvent mise en œuvre dans des initiatives locales qui ne s’en réclament pas explicitement » 38.
C’est donc sur le terrain de la théorie pastorale que doit s’aventurer le
canoniste intéressé par cette production de la théologie pastorale. L’un de ses
représentants de l’ISPC, Denis Villepelet, a participé au Journées d’études
sur la nouvelle évangélisation à Rome à l’invitation du Président du nouveau
dicastère, Mgr Fisichella. Parcourant Alain Touraine, Charles Taylor, Marcel
Gauchet, René Rémond, Georges Balandier et John Rawls, il diagnostique
deux sécularités dans le monde globalisé d’aujourd’hui, la seconde (où la non
croyance fait partie de la normalité humaine) n’étant plus foncièrement hostile
au christianisme comme la première : « Dans le cadre symbolique et culturel
de cette seconde sécularité, le christianisme occupe une place limitée mais il ne
représente plus l’ennemi à combattre… Le croyant de cette seconde sécularité
ne se considère ni comme faisant partie de l’institution religieuse ni comme
un acteur engagé dans la mission. Son adhésion est personnalisée, modulée et
mobile et s’intègre dans le patchwork de ses multiples adhésions. Même celles
et ceux qui adoptent une forme de vie confessionnelle et deviennent “religieux”
conservent quelque chose de leur liberté première par rapport aux Églises. La foi
représente le plus libre de leur liberté 39. » On est loin des thèses polémiques de
Thierry-Dominique Humbrecht maudissant la modernité et la post-modernité
de mai 1968 40 ! Il est clair que les mises en œuvres pastorales qu’appellent l’une
ou l’autre interprétation du monde d’aujourd’hui et de son évangélisation ne
sont guère compatibles et sollicitent le droit canonique de manière assez différente : combat déterminé en vue de faire reconnaître un ordre divin d’un côté,
confiance en la capacité transformatrice du christianisme dans une société pluraliste, libérale, individualiste et areligieuse de l’autre.
L’analyse de Henri-Jérôme Gagey des Lineamenta en vue du Synode dessine
une voie moyenne entre les deux positions :
Il devient clair que si la déchristianisation n’est pas le fruit des menées hostiles des
adversaires de l’Église (selon la perspective tenue par la plupart des leaders catholiques antimodernes au xixe siècle) la solution du problème qu’elle pose ne viendra pas
non plus seulement d’une généreuse ouverture au monde moderne (selon le vœu des
catholiques libéraux et progressistes du xxe siècle) 41.
38
39
40
41
id., p. 125.
Denis Villepelet, « Essai de problématisation de la nouvelle évangélisation. », id., p. 148149.
Thierry-Dominique Humbrecht, L’évangélisation impertinente. guide du chrétien au pays
des postmodernes, Paris, Éd. Parole et Silence, 2012, 284 p.
Henri-Jérôme Gagey, « La nouvelle évangélisation selon les Lineamenta », in Lumen
vitae…, p. 157.
290
dRoiT ET RELigion En EURoPE
On voit encore ici comment le thème de la déchristianisation se présente
comme une toile de fond apparemment incontournable dans le discours sur
la nouvelle évangélisation. Attentif à l’histoire du droit canonique et averti des
distorsions de cette histoire, le canoniste est moins enclin à partager cette lecture de l’évolution du monde dit chrétien. Malgré les témoignages saisissants et
probants d’une vie chrétienne toujours en développement, l’Occident a-t-il été
véritablement christianisé et comment comprendre au juste cette expression au
regard d’une évolution assez chaotique de ses mœurs et de sa civilisation ? Sans
être relativiste, le canoniste plaidera ici pour une patience évangélique auquel,
étrangement, invite son art qui a inventé procédures et dispenses et précisé aussi
bien les conditions du vivre ensemble en communauté que les moyens du respect des droits de chacun dans le dialogue avec l’autre.
Un autre trait marquant des textes sur la nouvelle évangélisation et de
l’orientation affichée du nouveau dicastère est la priorité catéchétique (l’insistance sur l’étude du Catéchisme de l’Église catholique p. ex.) et son inscription
dans la perspective de l’enseignement. Cette exclusivité du trait semble se corriger parfois lorsqu’on admet que « l’Église vit [souligné par nous] pour ellemême les mutations culturelles qui lui font chercher une manière renouvelée de
vivre [souligné par nous] et d’annoncer l’Évangile dans le cadre des conditions
et des défis auxquels sont confrontés nos contemporains pour communiquer,
travailler, être une personne ou se lier les uns aux autres » 42. Benoît XVI luimême en vient à présenter la nouvelle évangélisation qu’il hérite de Jean-Paul
II comme une « expérience spirituelle qui invite l’Église à une réelle conversion » 43. C’est dans cet esprit que le magazine La Vie organisait à Strasbourg des
États généraux du christianisme le jour anniversaire de l’ouverture du Concile
Vatican II. La nouvelle évangélisation, des actes plus que des paroles ? Telle est
l’orientation que révèle encore le Forum « Fribourg Église dans le monde » de
décembre 2011 reliant la nouvelle évangélisation à l’option pour les pauvres 44.
Acte « politique » dans sa charge de gouvernement, la constitution du Conseil
pontifical pour la Promotion de la nouvelle évangélisation par le pape Benoît XVI
n’intéresse pas seulement la capacité du canoniste à vérifier ses formes institutionnelles. Impulsion d’une nouvelle évangélisation, elle l’invite aussi à contribuer à sa place à évangéliser le droit canonique.
42
43
44
Groupe de travail de l’ISPC, « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi.
Rapport de l’ISPC en réponse aux Lineamenta de la XIIIe Assemblée générale ordinaire du
Synode des évêques », id., p. 222-223.
Conférence de Benoît XVI pour le Jubilé des catéchistes, cité ibid., p. 223.
Cf. François-Xavier Amherdt, « Évangile, prophétie option pour les pauvres et nouvelle
évangélisation. Échos du 3e Forum “Fribourg Église dans le monde” du 1er au 4 décembre
2011 », Lumen vitae…, p. 227-234.
L’argumentation en droit canonique
Rik Torfs
Introduction
Francis Messner est un professeur et un chercheur hors du commun. En
plus, il est doté d’une forte personnalité et possède des qualités humaines exceptionnelles. Son style très spécifique pourrait être qualifié de sarcasme chaleureux.
Nul doute que les qualités dont il dispose et l’état d’esprit spécifique qui est le
sien influencent sa façon de voir le monde et d’analyser les problèmes de droit
canonique et de droit des religions tels qu’ils se présentent par les temps qui
courent.
Tout ceci m’inspire à vouer cette contribution en son honneur à un sujet
certes régulièrement traité, l’argumentation en droit canonique, mais trop souvent de façon quasi objective et donc manquant de véracité. La recherche de la
vérité reste un piège difficile à éviter dans les milieux religieux, où l’amour de la
métaphysique résiste à toutes les indications qui l’entravent.
Comme canoniste, j’ai toujours eu l’impression que les plaidoyers pour un
droit canonique théologique ou pour une approche plutôt positiviste cachaient
autre chose. La voix du temps, bien entendu. Mais aussi le caractère et le tempérament des théoriciens concernés. Leurs désirs profonds. Leur conception de vie
dans le sens large du mot, qui peut être différente de celle d’autres croyants tout
comme il rapproche souvent ceux qui ont des idées philosophiques et religieuses
bien différentes. Autrement dit, dans cet article, j’essaierai ici et là de montrer
les personnes derrière les idées. S’il y a des personnes sans idées, le contraire ne
vaut pas : il n’y a pas d’idées sans personnes derrière elles.
292
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Je commencerai ma contribution par une discussion sur le statut même du
droit canonique. Se rapproche-t-il de la théologie ou s’en distancie-t-il ? Voilà
une question qui n’est pas sans influencer la technique d’argumentation au
sein même de la science canonique. Dans une seconde démarche, j’analyserai
d’abord l’argumentation chez les canonistes « théologiques », suivi par quelques
réflexions sur la manière d’argumenter des canonistes « juridiques », qui, ne
l’oublions pas, exercent une discipline fort spécifique.
Le droit ou la théologie
Dans l’histoire du droit canonique, les débats entre canonistes et civilistes
ont été, par moments, vigoureux 1. Une fois les universités, avec des facultés
séparées de droit canonique et de droit civil, se manifestaient au xiiie siècle, les
discussions devenaient acharnées, surtout aux xive et xve siècle 2. Les canonistes
se sentaient intellectuellement supérieurs, reprochant aux civilistes leur affairisme et leurs désirs financiers 3.
Ceci étant dit, la discussion entre canonistes et civilistes restait tout
compte fait relativement ornementale. La vraie discussion, comme sans doute
aujourd’hui, concerne la relation entre le droit canonique et la théologie.
Cette dernière a été très bien résumée, récemment, par Chris Coppens 4. Déjà
avant la grande discussion entre canonistes et civilistes, et plus spécifiquement à
l’âge classique du droit canonique, entre 1150 et 1250, le droit canonique, dans
un mouvement d’ailleurs plus large, s’était expliqué avec la théologie.
Coppens distingue trois évolutions importantes caractérisant l’époque classique 5. D’abord les canonistes s’émancipaient de la théologie en créant un
système de droit canonique positif. Ensuite, et à la même époque, les normes
ecclésiastiques se voyaient adaptées aux convictions modernes de l’époque. De
fait, la grande qualité du droit canonique médiéval ne peut s’expliquer que par
son esprit d’adaptation et son interaction avec le droit civil de l’époque, à savoir
le droit romain. Il est d’ailleurs clair que l’Église faisait davantage que suivre les
grandes idées de l’époque : elle en était elle-même responsable, étant l’institution
phare de ces jours. Un bel exemple peut illustrer cette idée. La méthode logique
1
2
3
4
5
James A. Brundage, « Canonists versus Civilians : The Battle of the Faculties », The Jurist
71 (2011), p. 316-333.
James A. Brundage, op. cit., p. 327.
James A. Brundage, op. cit., p. 328.
E. Christian Coppens, « Misericordia extra codicem in iustitia », The Jurist 71 (2011),
p. 349-366.
E. Christian Coppens, op. cit., p. 353.
L’argumentation en droit canonique
293
(sic et non) que le philosophe français Pierre Abélard (1079-1142) développe
au début du xiie siècle, a été appliquée plus que probablement par Gratien 6.
Troisième et dernier point, la somme de l’émancipation et de l’adaptation aux
temps modernes, mena finalement à la création d’une jurisprudence professionnelle, avec des juges formés dans les deux systèmes juridiques, le droit civil tout
comme le droit canonique.
De l’analyse faite par Coppens, une idée centrale se manifeste de façon
convaincante. À l’âge classique du droit canonique, l’émancipation de ce dernier
consista dans sa rupture (relative) avec la théologie, et nullement dans son rapprochement. Cependant, c’est précisément ce rapprochement qui, partiellement
dans la foulée de Vatican II, a influencé largement les discussions canoniques
contemporaines.
Ceci étant dit, il faudrait analyser de plus près les acteurs qui ont stimulé ce
droit canonique « théologique », ainsi que leur tempérament et leur vision générale. Cette approche manque cruellement dans la plupart des ouvrages et des
articles canoniques. Ainsi, tous les collègues connaissent ceux qui ont renvoyé le
droit canonique à sa source théologique. Pensons seulement à Klaus Mörsdorf
(1909-1989) et Eugenio Corecco (1931-1995) dans le droit canonique catholique, sans oublier le célèbre juriste protestant Rudolph Sohm (1841-1917),
qui voyait une contradiction interne entre le droit et l’Église. Ce dernier a d’ailleurs enseigné à Strasbourg à partir de 1872. Mais que dire des motifs profonds
qui se trouvent à la base de leurs pensées ? La pauvreté des biographies dédiées
aux grands canonistes laisse peu d’espace à une vision plus large de la personne
concrète formulant l’idée. La plupart du temps, les contributions esquissent la
carrière du canoniste faisant l’objet de l’étude, et présentent ses idées comme les
fruits d’une recherche menée objectivement, presqu’en dehors de la personnalité
concrète de l’auteur. L’objectivité apparente trouble le regard.
Le manque d’analyse profonde du lien entre la personnalité et la pensée vaut
moins pour les grands canonistes d’une époque largement révolue. Comme si le
temps nous permettait d’analyser les idées à fond, tenant compte du lien entre
le tempérament de l’auteur et l’approche canonique suivie par ce dernier. Un
exemple brillant d’une telle analyse est offert par Michel Nuttinck dans son
étude sur la vie et l’œuvre du fameux canoniste louvaniste Zeger-Bernard van
Espen (1646-1728) 7.
6
7
Christoph H.F. Meyer, die distinktionstechnik in der Kanonistik des 12. Jahrhunderts. Ein
Beitrag zur Wissenschaftsgeschichte des Hochmittelalters, Leuven, Leuven University Press,
2000, p. 176-177.
Michel Nuttinck, La vie et l’œuvre de Zeger-Bernard van Espen. Un canoniste janséniste,
gallican et régalien à l’Université de Louvain (1646-1728), Louvain, Bureau de Recueil
Bibliothèque de l’Université/Publications Universitaires de Louvain, 1969, LXVIII
+ 717 p.
294
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Van Espen se retrouve souvent du côté des jansénistes, des gallicans et des
régaliens. Mais Michel Nuttinck explique aussi pourquoi :
Chez van Espen […] les prises de position doctrinales n’étaient pas seulement
théoriques et académiques. Cet homme d’étude avait l’âme d’un homme d’action.
Homme d’Église, il avait la foi et sa vie de professeur, de polémiste et d’érudit ne
fut qu’un effort pour rendre l’Église plus belle et plus fidèle à l’esprit de ses origines.
C’est par fidélité à ce qui lui paraissait comme des exigences de la vérité qu’il se
fit l’avocat des causes jansénistes, qu’il s’opposa au formulaire antijanséniste, qu’il
refusa de se soumettre à la bulle Unigenitus 8, qu’il soutint les revendications du
clergé d’Utrecht, qu’il devint le théoricien de plusieurs prétentions régaliennes, et
que, d’une manière plus générale, il mena un combat opiniâtre contre l’ultramontanisme et contre la curie romaine 9.
Il y a même un lien entre la personnalité de l’auteur, « son aveuglement qui le
conduisit a une vision unilatérale des problèmes controversés », et « son recours
à tous les artifices de la procédure juridique pour résister aux décisions de ceux
qui détenaient l’autorité dans l’Église. Enfin, c’est probablement encore cet
aveuglement qui l’amena à ne plus percevoir le point critique où, dans l’Église,
la résistance à l’autorité cesse d’être fidélité à l’Esprit pour se muer en schisme
et en rupture de communion 10 ».
Peut-être la fin de l’analyse, au demeurant très fine, révèle aussi certaines choses
sur les idées du biographe, de Michel Nuttinck, qui voit la rupture de communion
à un stade antérieur que ne le sentit Van Espen. En revanche, ce qui est révélateur
dans l’analyse, c’est le lien clairement décrit entre l’auteur et son œuvre, non seulement au niveau des grandes options (jansénisme, gallicanisme…) mais aussi au
niveau de l’argumentation (l’accent mis sur la procédure juridique).
Comme déjà signalé, une telle analyse profonde nous fait défaut, la plupart
du temps, lorsque les canonistes contemporains entrent en ligne de compte.
Cependant, une exception éloquente est fournie par la brève esquisse que le
canoniste Munichois Winfried Aymans offre de son maître Klaus Mörsdorf à
l’occasion du centième anniversaire de la date de naissance de ce dernier 11.
Contrairement à Michel Nuttinck vis-à-vis de Van Espen, Winfried Aymans
n’analyse pas son maître, mais il le décrit. Il évoque des souvenirs, reconstruit
les grandes options canoniques prises au courant de la longue carrière de Klaus
Mörsdorf. Cependant, de la description, l’on peut oser le passage à l’analyse,
même si les données offertes restent relativement limitées pour en tirer des
conclusions définitives.
8
9
10
11
Dans cette bulle le pape Clément XI dénonce le jansénisme en septembre 1713.
Michel Nuttinck, op. cit., p. 669.
Michel Nuttinck, op. cit., p. 670.
Winfried Aymans, « Erinnerungen aus den akademischen Lehren und väterlichen Freund
anlässlich seines 100. Geburtstag », AfrKR, 178 (2009), p. 3-15.
L’argumentation en droit canonique
295
Posons malgré tout la question. Comment expliquer que Klaus Mörsdorf
soit devenu un avocat de l’approche théologique du droit canonique 12 ? Aymans
évoque une anecdote bien concrète. Lors d’un colloque en 1968, le célèbre
juriste protestant Hans Dombois (1907-1997) aborda le projet de la promulgation d’une Lex Ecclesiae Fundamentalis au sein de l’Église catholique. Selon
Dombois, cette loi fondamentale ne pouvait être limitée à la seule église catholique, mais devait inclure les autres chrétiens. Les temps de Rudolph Sohm, et
la contradiction que ce dernier voyait entre l’Église et la loi, étaient, aux yeux du
fameux professeur enseignant à Heidelberg, révolus 13. Sans doute à la surprise
de Dombois, Mörsdorf se trouva en profond désaccord avec lui, en argumentant que la réponse à Sohm devait encore être donnée. En effet, toujours selon
Mörsdorf, partout où le droit canonique se voit séparé de l’essence même de
l’Église, partout où il se limite à être inévitable sur le plan pratique sans plus, le
débat doit encore avoir lieu 14.
Par la suite, aussi bien dans son Lehrbuch que dans ses différentes études,
Mörsdorf a essayé de montrer que l’auto-compréhension canonique était l’inverse de ce que Rudolph Sohm préconisait. Il donne au droit canonique beaucoup de dignité : le droit est la conséquence directe de la mission du Christ telle
qu’elle se retrouve dans le Verbe et dans le Sacrement 15.
L’approche formulée par Klaus Mördsorf n’était certainement pas une conséquence logique de la pensée dominante à Munich. Le maître de Klaus Mörsdorf
lui-même, le célèbre canoniste Eduard Eichmann (1870-1946), était en admiration devant la clarté et la rigueur juridique de son successeur, tout en qualifiant
ses propos et commentaires théologiques de « lyrique inutile » 16. Eichmann
mourut en 1946. Le penchant théologique de Klaus Mörsdorf ne peut donc être
dû au concile Vatican II (1962-1965), il était déjà présent bien avant, et il n’était
pas en harmonie totale avec les idées d’Eduard Eichmann qui, lui, était professeur à Munich depuis 1918. Si aujourd’hui l’on parle à juste titre de l’école de
Munich, on ne pourra prétendre que cette école, du moins en ce qui concerne
le rapport entre le droit canonique et la théologie, était déjà solidement établie
avant l’arrivée de Klaus Mörsdorf.
12
13
14
15
16
Il l’était moins que son élève Eugenio Corecco. Tandis que Mörsdorf voyait le droit canonique comme une discipline théologique dotée d’une méthode juridique, Corecco voyait
la méthode, elle aussi, comme théologique.
Winfried Aymans, op. cit., p. 12-13.
Winfried Aymans, op. cit., p. 13.
Cf. les premiers quatre articles dans Winfried Aymans, Karl-Theodor Geringer et
Heribert Schmitz (ed.), Klaus Mörsdorf, Schriften zum kanonischen Recht, Paderborn,
Schöningh, 1989, p. 3-67. Voyez Winfried Aymans, op. cit., p. 13.
Winfried Aymans, op. cit., p. 12.
296
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Mais l’analyse ne s’arrête pas ici. Il serait incomplet de définir la pensée de
Mörsdorf comme « théologique », car on pourrait en dériver que le canoniste allemand se manifesta comme un partisan d’une méthode canonique plutôt pastorale, avec moins de rigueur juridique que traditionnellement envisagée. Or, pour
bien saisir l’ampleur du droit canonique « théologique », il faut avoir une idée
sur la théologie ciblée. Celle de Mörsdorf n’était pas forcément celle de Vatican
II. D’abord, comme signalé, il formula ses idées théologiques déjà bien avant, les
critiques d’Eduard Eichmann en portant témoignage. Ensuite, Mörsdorf ne peut
guère être considéré comme un inconditionnel de Vatican II. Ainsi, Winfried
Aymans décrit les difficultés que son prédécesseur avait avec la nouvelle liturgie.
En grandes lignes, il l’acceptait. Mais il ne voulut pas d’autel qui l’obligeait à lire
la messe face au public. Lors du colloque international de Fribourg en 1980, son
disciple Eugenio Corecco, à cette époque professeur à Fribourg, avait bien du mal
à trouver dans un couvent de religieuses un autel qui convenait à son maître 17.
Le même Winfried Aymans mentionne les visites que les anciens disciples,
entre-temps devenus évêques, rendaient à Klaus Mörsdorf. Au lieu de s’interroger sur la façon dont ils voyaient leur tâche, le célèbre professeur répétait toujours que les évêques devaient prendre soin d’une direction spirituelle claire.
Il est impossible de tirer de cette anecdote des conclusions définitives, mais
on ne peut le faire non plus en partant simplement des idées « officielles » du
maître qui incluait l’expression peuple de dieu comme description de l’Église
bien avant la majorité des canonistes. Autrement dit, une approche théologique
est d’autant plus facile quand cette théologie est elle-même aussi hiérarchique et
clairement établie que les normes canoniques qu’elle illumine.
La brève analyse qui précède montre deux choses. D’abord il est clair qu’à
l’époque classique du droit canonique, les idées émancipatrices préconisaient
la rupture (relative) entre le droit canonique et la théologie, et pas l’inverse,
comme ce fut le cas peu avant et surtout après Vatican II. Ensuite, les idées
sur la théologie doivent être vues en rapport avec celui qui les formule. L’attitude vis-à-vis de la théologie n’est pas seulement le point de départ du style
d’argumentation que le canoniste suivra, il en est aussi le résultat. Les deux
exemples brièvement analysés le démontrent. Zeger-Bernard van Espen voulut
« embellir » l’Église. Au fond sa théologie était assez limpide, et pourtant il reste
connu, entre autres, pour sa rigueur procédurale. De son côté, Klaus Mörsdorf,
canoniste lyrique avec un grand intérêt pour la nature théologique du droit,
défendait implicitement une théologie beaucoup plus autoritaire que celle de
Van Espen. Une conclusion un peu provocatrice pourrait être que Van Espen,
sceptique vis-à-vis de ceux qui détenaient le pouvoir, avait besoin de normes
juridiques strictes pour sauvegarder ses idéaux théologiques, tandis que Klaus
Mörsdorf était assez proche du pouvoir pour pouvoir se permettre le luxe de
17
Winfried Aymans, op. cit., p. 14.
L’argumentation en droit canonique
297
plaider pour un droit canonique « théologique » qui, au moment ultime, devait
être interprété par ceux dont il voulait qu’ils prennent en main la direction spirituelle du troupeau leur étant confié.
En tenant compte de ce caveat important, j’aborde dans le titre qui suit
quelques conséquences possibles que le droit canonique « théologique » pouvait
avoir au niveau de l’argumentation.
L’argumentation du canoniste « théologique »
La logique formelle reste la même pour les canonistes « juridiques » et pour
les canonistes « théologiques ». Mais le contexte dans lequel l’argumentation a
lieu diffère. Ceci influence son contenu. En effet, l’argumentation ne se réduit
pas au jugement individuel. Elle contribue à un processus de communication
entre personnes ou groupes échangeant des idées afin de résoudre des différences d’opinion 18. Donc la façon dont la communication se présente contribue
à son résultat. Or, le droit canonique théologique a quelques caractéristiques qui
reviennent souvent. D’abord il y a le refus de la contradiction, ensuite le refus de
l’argumentation canonique.
Le refus de la contradiction n’est pas une technique théologique en soi. Ce
refus est profondément humain. Parfois, il se révèle dans une sympathie pour
le paradoxe qui, malgré des tensions évidentes, évite le clash fatal. L’on pourrait
même argumenter que Pierre Abélard et sa méthode sic et non (1122) choisissent
quelque peu ce chemin. Abélard démasque certaines contradictions comme
apparentes mais non réelles, en partant des écrits des Pères de l’Église. Il cherche
à résoudre leurs points de vue différents sur des questions bien précises. Ainsi,
Abélard présente une forme de dialectique, se concentrant sur le sens des mots,
un même mot ayant bien souvent plusieurs sens.
Mais le refus de la contradiction, tout comme l’analyse herméneutique, n’a
pas le même sens ni les mêmes conséquences dans un contexte philosophique ou
théologique que dans un cadre canonique. Cette idée part d’ailleurs elle-même
d’une approche herméneutique. La même méthode conciliante qui évite l’hérésie ou le schisme au niveau des idées, s’oppose à une solution juridique claire
et à la percée de nouveaux concepts et principes au niveau de la jurisprudence.
Un exemple éloquent est fourni par la réception canonique des idées de
Vatican II. Dans ce contexte, une des questions parmi les plus épineuses à
l’ordre du jour du concile, peut être soulignée. Il s’agit de la fameuse formule
18
Frans H. van Eemeren et Rob Grootendorst, A Systematic Theory of Argumentation. The
Pragma-dialectical Approach, Cambridge/New York, Cambridge University Press, 2004,
p. 55.
298
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de Lumen gentium, 8 énonçant que l’Église du Christ subsistit in, subsiste dans
l’Église catholique. Comment interpréter cette formule ? Car d’une part l’Église
du Christ subsiste dans l’Église catholique, pendant que d’autre part beaucoup
d’éléments de sanctification et de vérité peuvent être trouvés en dehors de la
structure visible de l’Église 19.
Il est clair que Lumen gentium, 8, laisse un espace ouvert, tout en créant des
tensions. Ici, le cardinal Karl Lehmann essaie de trouver une solution à l’instar
de Pierre Abélard à son époque 20. Lu comme juxtaposition, ni l’un, ni l’autre
aspect du texte ne doivent être révisés, donc ni le fait que l’Église du Christ subsiste dans l’Église catholique, ni la présence de beaucoup d’aspects de la vérité en
dehors de cette dernière. Pour Karl Lehmann, les tensions juxtaposées dans un
texte sont des limitations qui ouvrent un espace interne. Comment travailler dans
cet espace ? Une solution intéressante est fournie par Ormond Rush lors d’une
conférence à Durham en janvier 2009 21. Il voit une possibilité œcuménique –
et donc en harmonie avec Lumen gentium, 8 – dans le sensus fidei et consensus
fidelium de Lumen gentium, 12. Ainsi, un rôle dans la recherche de la vérité peut
être attribué aux églises chrétiennes non-catholiques. Le rôle des idées ne provenant pas de l’Église catholique est ainsi reconnu.
À première vue, l’approche de Karl Lehmann, et l’application donnée par
Ormond Rush semblent ouvrir quelques perspectives. Mais il faut tenir compte
d’éléments supplémentaires. N’oublions pas que la conférence tenue par Lehmann vient après la clarification donnée par la Congrégation pour la Doctrine
de la Foi du 29 juin 2007, approuvée par le pape, dans laquelle est répétée une
position antérieure prise en 1985 : l’Église catholique n’a pas revu sa doctrine
sur l’Église lors du Concile Vatican II. Ainsi, les églises protestantes ne sont pas
de vraies églises, car elles ont rompu la succession apostolique, contrairement
aux églises orthodoxes, qui sont véritables mais déficientes 22.
La prise de position de Lehmann est donc politique plutôt que juridique.
Quelques mois après la clarification, il essaie de sauver certaines idées de Vatican
II, mais sur le volet canonique il n’y a guère de doute. Même si, dans la pensée
de Lehmann, il existe un espace libre entouré de limites, la situation canonique
19
20
21
22
Lumen gentium, 8. Je réfère ici à Henk Witte, « Reform with the Help of Juxtapositions :
a Challenge to the Interpretation of the Documents of Vatican II », The Jurist 71 (2011),
p. 20-34, plus spécifiquement p. 32 s.
Karl Lehmann, « Zum Selbstverständnis des Katholischen. Zur theologische Rede von
Kirche. Eröffnungs-Referat bei der Herbst-Vollversammlung der Deutschen Bischofskonferenz am 24. September 2007 in Fulda », http://dbk.de/imperial/md/content/
pressemitteilungen/2007-2/2007-065a_eroeffnungsreferat_lehmann.pdf ; cité par Henk
Witte, op. cit., p. 32.
Cette conférence est citée par Henk Witte, op. cit., p. 33.
« Responsa ad quaestiones de aliquibus sententiis ad doctrinam de Ecclesia pertinentibus »,
29 juin 2007, AAS 99 (2007), p. 604-608.
L’argumentation en droit canonique
299
reste sans équivoque. Comme l’indique le canon 751, le catholique qui adhère
à une autre église chrétienne, devient par le fait même au moins schismatique,
et probablement hérétique. Le refus de la contradiction qui résulte de la juxtaposition comme clé de lecture, ne joue pas. Cela est, d’une certaine façon, déstabilisant. L’espace ouvert que la théologie veut garder à tout prix, pour des raisons
œcuméniques, théologiques, et sans doute aussi sentimentales, ne tient pas la
route au sein du système canonique.
Non seulement il y a tension entre le droit canonique et la théologie, le refus
de la contradiction influence aussi l’avenir du débat. S’il n’y a pas contradiction,
le changement lui aussi sera difficile. L’absence de la reconnaissance du problème ne facilite point la solution.
Abordons maintenant une autre caractéristique du droit canonique « théologique » : le refus de l’argumentation canonique.
Ce refus se voit reflété dans l’idée que le droit canonique s’avère finalement
une branche de la théologie pastorale. À première vue, il s’agit d’un succès. La
loi est dure, dura lex sed lex, tandis que la théologie se montre clémente. Or,
ce raisonnement, ou plutôt ce réflexe, est erroné pour de multiples raisons. En
effet, définir les qualités d’une approche par la distinction dureté/douceur est
tendancieuse. D’abord parce que d’autres points de vue se voient exclus, dont
la sécurité juridique, qui est mieux garantie par une approche juridique que par
une approche pastorale, et la protection de la vie privée qui n’est jamais à l’abri
d’ambitions pastorales trop explicites.
La sécurité juridique, en effet, n’est pas assurée dans un cadre de théologie
pastorale. La solution finale reste incertaine. Une vraie approche pastorale dans
le sens classique, donc une approche dépassant le droit, va beaucoup plus loin
que le modèle théologique proposé par Karl Lehmann. La théologie pastorale
n’occupe pas un espace libre entouré par des limites. Elle va plus loin. Elle se
méfie des limites. Dans ce sens, l’approche pastorale dans le système canonique
peut être comparée à l’approche médicale au sein du droit séculier. Si, dans ce
dernier système, l’accusé ne dispose pas des capacités mentales nécessaires pour
être responsable du délit qu’il a commis, la voie pénale ne sera pas suivie, la voie
médicale la remplaçant. Une fois les faits prouvés, l’auteur du crime sera interné
au lieu d’être emprisonné. Le côté positif, c’est qu’aucune peine n’est infligée.
Le côté négatif signifie que la fin de l’internement reste incertaine, comme elle
dépend de l’analyse que certains experts feront de l’état de santé de la personne
concernée. Ainsi il devient compréhensible que certains auteurs de crimes de
droit commun se méfient de la voie médicale davantage que de la voie pénale.
La protection de la vie privée risque, elle aussi, d’être menacée par la voie pastorale. Prenons l’exemple de la procédure en nullité de mariage. Une approche
juridique restera souvent aussi limitée que discrète. Si, par exemple, l’exclusion
d’enfants par acte positif peut être clairement prouvée, le dossier est juridiquement fermé. Cependant, le canoniste « théologique » aura du mal à s’arrêter à ce
300
dRoiT ET RELigion En EURoPE
point. Il ressentira le besoin de s’intéresser à la « personne entière », même si cela
implique une intrusion dans la vie privée. Cette indication relève d’ailleurs une
autre caractéristique de l’approche pastorale : souvent elle ne part pas des besoins
de celui ou celle qui en fait l’objet, mais des désirs et ambitions des pasteurs.
Ce qui précède montre deux modèles de pensée canonique théologique. Tandis que le premier modèle refuse la contradiction tout en utilisant des techniques
d’argumentation quasi normatives, le second refuse l’argumentation canonique
en utilisant une rhétorique pastorale. Ceci pourrait conduire à une hypothèse.
Lorsqu’on analyse l’histoire de l’argumentation canonique, et sans vouloir établir des distinctions trop cartésiennes 23, la rhétorique et la logique restent deux
méthodes importantes. L’auteur américain Hanns Hohmann voit une évolution
dans l’utilisation de ses deux méthodes 24. À l’époque antique, la rhétorique argumentative dominait. L’approche rhétorique signifie que l’argumentation juridique veut convaincre le juge plutôt que l’adversaire. Un peu comme aujourd’hui
le chercheur dans le champ juridique préfère acquérir l’approbation de la communauté scientifique que l’accord de son interlocuteur dans une discussion. Pendant la renaissance, la technique devint autre. L’accent tomba désormais sur la
dialectique entourée par la rhétorique. Le débat devint plus rationnel.
Or, ce qui arrive de nos jours va dans la direction inverse. Le « retour » du
théologique, évincé à l’époque classique du droit canonique, entraîne aussi un
nouvel essor de l’argumentation rhétorique vis-à-vis de l’argumentation logique
et dialectique.
L’Argumentation juridique du canoniste
Même si le canoniste se distancie clairement de la méthode « théologique »,
il n’en restera pas moins marqué. En tout cas plus qu’il ne le reconnaîtra.
(1) Une influence théologique latente se manifeste à deux niveaux différents, à
savoir celui du sens profond de la norme, et celui de la valeur autonome du canon.
Commençons par le premier point.
La sympathie pour le sens profond de la norme se traduit dans l’intérêt porté
à la volonté du législateur. Pour les canonistes à l’esprit théologique, une tension
possible entre le texte de la loi et la volonté du législateur sera toujours résolue en
faveur de ce dernier, malgré la clarté du canon 17, qui ne réfère à la fin de la loi ou
23
24
L’impossibilité d’une telle approche a été démontrée par Richard McKean en 1942. Voyez
une nouvelle éditon de sa contribution dans Richard McKean, « Rhetoric in the Middle
Ages », in Mark Backman (ed.), Essays in invention and discovery by Richard McKean,
Woodbridge CT, Ox Bow Press, 1987, p. 121-166.
Hanns Homann, « Logic and Rhetoric in Legal Argumentation : Some Medieval
Perspectives », Argumentation. An international Journal on Reasoning, 12 (1998), p. 39-55.
L’argumentation en droit canonique
301
à l’esprit du législateur que dans le cas où le sens propre des mots dans leur texte et
contexte n’est pas clair. En faisant ainsi, le Code de 1983 suit une grande tradition,
et notamment Francisco Suárez (1548-1617) qui préconise la priorité du texte
clair, car le législateur a eu toutes les chances de s’y exprimer. La priorité accordée
à la volonté du législateur sur la loi cache deux idées bien précises. D’abord il y a
l’idée que le texte législatif ne mérite pas trop de respect. Sans doute une certaine
nostalgie de l’ontologique, de la vérité, de la théologie montrant le chemin sans
fléchissement aucun, joue un rôle dans cette réaction souvent spontanée. Ensuite,
et par ricochet, la volonté du législateur est hautement estimée, tandis que rien ne
prouve qu’elle soit toujours inspirée par des motifs nobles et sages.
À part de la sympathie pour le sens profond du texte, il y a chez certains canonistes la préférence pour la valeur autonome de ce dernier. Chaque norme canonique, chaque canon du code a ses propres racines, souvent théologiques. Une
référence à un texte conciliaire, Lumen gentium ou gaudium et spes par exemple,
donne à la norme une dignité qui dépasse celle du simple texte législatif. Est-ce
pour cette raison que la cohérence interne du droit canonique est souvent oubliée
ou sous-estimée ? Un exemple typique est celui du canon 10, qui stipule clairement
que la nullité d’un acte doit être explicitement formulée. Cette technique, qui distingue ainsi entre ce qui est illicite et ce qui est invalide, est souvent mal reçue par
les canonistes-théologiens. En effet, comment un acte allant à l’encontre d’une
norme théologiquement fondée, pourrait-il être valide malgré tout ? La validité
nuit au contenu profond de la stipulation concernée. Ainsi, le rejet par le canoniste-théologien du rôle de la systématique juridique et du livre I du CIC 1983
concernant les normes générales, n’est pas toujours le résultat d’incompétence professionnelle, elle touche aussi à certains principes non énoncés, dont l’idée que les
normes qui ont une profondeur théologique ne peuvent pas être limitées par les
exigences davantage utilitaires mais moins nobles du système juridique.
En résumé, même si le droit canonique se voit reconnu comme discipline
juridique, une sorte de metus reverentialis vis-à-vis de la théologie éclipse certains acquis juridiques, dont la primauté du texte et la cohérence du système
juridique ayant des conséquences quant au sort de la norme isolée.
(2) Un autre problème, lié lui aussi au respect trop large pour le contenu de
la norme, concerne le statut de l’incertitude. Beaucoup de canonistes montrent
l’ambition de trouver la solution juridique d’un problème. Mais il n’est nullement sûr que cette dernière existe. L’existence de la solution unique est supposée. Cette approche est suivie par le pape Paul VI dans son discours du 14 mai
1965 25. Le pape souligne que l’Église voit dans l’avocat en premier lieu l’homme
qui cherche la vérité et qui, autant qu’il le peut, fait triompher la justice 26.
25
26
Paul VI, « Iis qui interfuerunt Coetui Romae habito a Consilio Sodalitatis Advocatorum ex
omnibus nationibus », discours du 14 mai 1965, AAS 57 (1965), p. 520-522.
ibid., p. 521 : « L’avocat assiste, conseille, défend. Mais pour ce faire, il doit connaître. Et
ici se manifeste un autre aspect de sa personnalité : c’est un homme qui cherche la vérité.
302
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Sans doute, le lien entre la vérité et la justice n’est pas toujours clair. La vérité
est unique, elle peut être trouvée, du moins aux yeux de l’Église. Cela ne vaut
probablement pas pour la justice qui se présente de diverses manières. Deux
solutions différentes peuvent être justes en même temps, sans que l’une des deux
ait le monopole de la justice. Par exemple, la liberté du curé limite le pouvoir
discrétionnaire de l’évêque et vice-versa.
Le canoniste-praticien n’est pas comparable à l’exégète qui lui, essaie de trouver ce que le texte dit réellement, distingue les passages authentiques de ceux qui
ont été ajoutés par la suite, part à la recherche d’une vérité cachée. Le canonistepraticien agit de façon inverse. D’abord, il se fixe un but. Où veut-il aboutir ?
Quel est le résultat espéré de sa recherche ? Après avoir fixé l’objectif, le praticien
cherche et développe des arguments pour y aboutir.
Cette méthode largement acceptée des juristes, laisse les canonistes quelque
peu rêveurs. Le fait que plus qu’une solution soit juridiquement correcte est parfois vu comme une prosternation devant le relativisme qui est considéré comme
le grand mal de notre temps.
(3) Une autre caractéristique de l’argumentation canonique concerne la
place importante accordée au principe lex specialis derogat generali et son application dans le sens très large du mot. Le principe signifie que, s’il y a deux ou
plusieurs normes traitant la même matière, la préférence doit être donnée à
la plus spécifique, celle-ci étant mieux apte à saisir un problème précis ou un
contexte spécial. Lex specialis derogat generali ne fait pas littéralement partie du
CIC 1983, mais il peut être dérivé du canon 20 : lex universalis minime derogat
iuri particulari aut speciali, nisi aliud in iure exprese caveatur. Sauf stipulation
contraire, la loi universelle ne déroge pas à la loi particulière ou spéciale.
Le principe, bien entendu, n’est guère contestable en tant que tel. Ne correspond-il pas à l’idée de subsidiarité, une des pierres angulaires de la révision du
Code ? Ne prend-il pas au sérieux – enfin ! – la spécificité et les désirs de l’église
locale ? Sans doute. Mais le principe contient aussi des risques. Ces derniers se
voient énumérés, entre autres, dans la international Law Commission des nations
Unies en 2006 27. Comme dans le droit canonique, le principe lex specialis derogat generalis joue aussi un rôle de prédilection dans le droit international. Là,
cependant, la conscience existe que la primauté de la lex specialis a des limites.
Ainsi, le ius cogens ne peut-être mis de côté par la loi spéciale. Le ius cogens, bien
que pas défini spécifiquement, contient la prohibition de l’agression, de l’esclavage, du commerce des esclaves, du génocide, de la discrimination raciale, de
27
Vérité des faits, pour étayer sa défense sur un terrain solide ; vérité des lois, que sa
conscience professionnelle lui fait un devoir de posséder parfaitement ; vérité des âmes,
surtout, dont il recueille bien souvent les plus intimes secrets. »
Conclusions of the Work of the Study group on the Fragmentation of international Law :
difficulties Arising from the diversification and Expansion of international Law, New York,
United Nations, 2006, 14 p.
L’argumentation en droit canonique
303
l’apartheid, de la torture, ainsi que l’acceptation des principes de base du droit
humanitaire en cas de conflit armé et du droit à l’auto-détermination 28.
La nécessité de limiter le principe lex specialis derogat generali prouve que la
spécificité et le fait de mieux saisir une situation concrète, entraînent le risque
d’opposer le spécifique à l’essentiel, de décrire comme tradition locale ce qui
est difficilement conciliable avec l’état du droit actuel. C’est un problème qui
frappe aussi le folklore, qui, de façon parfois implicite, parfois explicite, se vante
de certaines qualités morales. Ce qui est folklorique, semble déjà quelque peu
éthique. Ainsi, la course de taureaux en Espagne s’explique par la tradition,
le folklore, et serait plus en péril encore qu’il ne l’est aujourd’hui sans cette
protection.
Le droit canonique, quant à lui, se montre moins implacable que le droit
international dans la protection de ce qui, dans la loi générale, est vraiment
essentiel. La cause de cette attitude se trouve peut-être dans la constatation que
« l’essentiel » du système canonique n’est pas toujours perçu ainsi. Je m’explique.
Dans le CIC 1983, les canons 208-223 traitent des obligations et devoirs de tous
les fidèles, qui se trouvent donc parmi les autres stipulations du code, et non
dans un document spécifique, dans une constitution, comme la Lex Ecclesiae
Fundamentalis en aurait pu être une. Ainsi, aux yeux de beaucoup de canonistes,
les « droits fondamentaux », dont l’égalité, le droit à une procédure correcte ou
encore la liberté d’expression, ne sont pas supérieurs aux autres normes canoniques. Le contraire pourrait même être vrai, sans que ceci soit dit ouvertement par ces mêmes canonistes. Mais la logique est inébranlable : si conflit il y
a entre une norme concrète et le principe général de l’égalité, c’est la première
qui triomphera sur base du principe lex specialis derogat generali. Chaque norme
discriminatoire spécifique aura priorité sur le principe de l’égalité.
Voilà une idée inquiétante qui, en droit international, vu le rôle joué par le
ius cogens, ne passerait jamais. Autrement dit, si souvent le principe lex specialis
derogat generali stimule l’église locale et l’idée de subsidiarité, parfois le résultat sera moins réconfortant, et les grands principes s’effaceront devant des lois
d’une moindre importance.
C’est précisément ce qui arrivera souvent en droit canonique. Si la spécificité d’une loi aide à contourner ce qui, dans l’Église, est l’équivalent des droits
fondamentaux dans la société civile, il y aura un vrai problème. Quel est le sens
de protéger la liberté d’expression des fidèles si toute norme spécifique peut
parfaitement la mettre entre parenthèses ? Avec comme effet supplémentaire, la
supériorité morale de cette démarche, car elle favorise la norme spécifique visà-vis du système général…
28
Conclusions…, nr. 33.
304
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Il est clair que, au niveau théorique, l’Église lutte sérieusement avec ce problème. Sans doute, dans la pratique, la situation est pire, et l’Église se penche
avec davantage d’amour sur l’exception que sur la règle.
Un exemple spécifique est fourni par le discours prononcé par Mario Pompedda lors de la célébration du 120e anniversaire de l’Institut Catholique de
Paris en 1995. Au début de cette même année, l’évêque d’Évreux Monseigneur
Jacques Gaillot avait été démis de sa fonction. Tout ceci s’était passé lors d’une
réunion à la Congrégation des Évêques, et ceci oralement. Or le canon 192
demande un décret qui, comme le précise le canon 51, doit être fait par écrit et
doit contenir, au moins de façon sommaire, les raisons justifiant la décision. Il est
clair que, dans le cas de Monseigneur Gaillot, la règle n’était pas suivie. Après sa
conférence, dans une discussion avec Monseigneur Patrick Valdrini, à l’époque
recteur de l’Institut Catholique, Monseigneur Mario Pompedda (1929-2006),
alors doyen de la Rote romaine, disait que l’on ne pouvait attendre du pape qu’il
se tienne à toutes les normes juridiques dans le cas où le dossier sur lequel il se
penche est vraiment très sérieux. Je me souviens de la commotion que ces propos ont déclenchée auprès de l’audience. En effet au fil des années les canonistes
ont intériorisé de plus en plus certains principes des droits de l’homme en général et du droit de la défense en particulier. Le fait que le pape agisse en dehors
de toute procédure choquait, même si, comme le dit le canon 333 § 3, le souverain pontife ne peut être jugé par personne. Plus tard, Monseigneur Pompedda
a expliqué le contenu assez provocant de son intervention par son manque de
connaissance profonde du français. Ceci étant dit, la remarque formulée par le
haut fonctionnaire curial qu’était Monseigneur Pompedda, montre une fois la
préférence de certains canonistes pour l’exception. Dans ce cas précis l’exception
ne concernait pas la loi spéciale éclipsant la loi générale, mais la non-application
d’une loi en cas d’urgence. Le sens de l’exception est donc double. Il se situe
tout aussi bien au niveau législatif où il donne priorité aux options spécifiques,
même aux dépens de grands principes, qu’au niveau administratif où la norme
est parfois interprétée comme une simple directive par laquelle le détenteur du
pouvoir exécutif ne se sent pas obligatoirement lié.
Conclusion
En résumant les caractéristiques de l’argumentation juridique du canoniste,
trois éléments sautent aux yeux. D’abord une certaine influence théologique
continue de se manifester dans le domaine de la norme. Ainsi le sens profond
est toujours recherché, même quand celui-ci n’existe pas, et la valeur autonome
est soulignée vis-à-vis des mécanismes du discours juridique manquant dans
l’esprit de certains la profondeur de la pensée théologique. Ensuite le canoniste
L’argumentation en droit canonique
305
est souvent frappé par la crainte de l’incertitude. Cela influence son argumentation. Au lieu de se fixer un but en essayant de l’atteindre par le biais du raisonnement juridique, comme le font sans coup férir les civilistes, les canonistes
partent à la recherche du sens véritable du texte. Cette dernière approche donne
l’avantage qu’il n’y a qu’une seule solution correcte. L’idée du raisonnement juridique conduisant à plusieurs résultats équivalents fait souvent peur. Enfin, le
canoniste préfère la loi spéciale à la loi générale, l’exception à la règle, l’autonomie de l’administratif à la rigueur juridique. Ceci s’explique par un scepticisme
vis-à-vis du système juridique qui, en effet, se voit affaibli par la loi spéciale et
l’exception. Le raisonnement sous-jacent la plupart du temps non exprimé est
que les grandes idées, comme les droits de l’homme, n’ont pas leur place dans
le droit, mais sont inextricablement liés à la science théologique qui s’occupe
des questions ultimes.
Ce qui précède montre que, de diverses manières le droit canonique et la
théologie s’influencent, se disputent, s’enrichissent. C’est surtout le lien entre la
théologie et le droit canonique qui déterminera l’argumentation du canoniste.
En général, la faiblesse de cette dernière est souvent le résultat d’un manque de
clarté concernant les rôles spécifiques du théologien et du canoniste. Le théologien porte une lourde responsabilité concernant les idées se trouvant à la base
des normes canoniques. Mais leur formulation concrète, ainsi que leur application, revient aux canonistes. En effet, les théologiens se transformant en canonistes deviennent autoritaires par le biais de la compassion. Et les canonistes qui
se convertissent en théologiens ne parviennent pas à donner de réponse aux problèmes concrets. En voulant donner la seule réponse, ils n’en trouvent aucune.
L’engagement religieux.
Approche comparée sur l’obéissance canonique
et sur la subordination juridique
Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu
« Le droit canonique qui formait autrefois l’une des branches les plus considérables des études
juridiques, et dont les controverses ont servi de textes aux admirables travaux de nos plus
illustres jurisconsultes, les Pithou, les Coquille, les dumoulin, les d’Argentré, les domat,
s’éloigne chaque jour de nous et marque déjà sa place parmi ces études spéculatives que l’agitation des temps où nous vivons donne peu le loisir de cultiver. Le droit canonique ne mérite
cependant pas l’abandon dans lequel on le laisse. S’il a eu la puissance de passionner tant
de sujets d’élite, c’est qu’il renfermait, obscurcis peut-être par les abus de certaines pratiques
cléricales, les principes spiritualistes de notre jurisprudence nationale ; c’est qu’il substituait à
la bannière de la force celle de l’équité et du droit ; c’est qu’il conviait, en un mot, la société
européenne à une émancipation dont certains novateurs semblent chercher aujourd’hui à
nous ravir les bienfaits »
(sous note Cour de cassation. 23.05.1849, d. 1849, I, p. 161)
L
e 26 janvier 2012, la 2e Chambre civile de la Cour de Cassation 1 rend un
nouvel arrêt relatif à l’engagement religieux. Cette décision vient confirmer
un mouvement récemment amorcé par la jurisprudence, qui invite l’historien
du droit et le canoniste à une approche comparée de ce que l’on appelait autrefois « l’affectation canonique ».
Depuis la promulgation du Code civil et de ses articles 1779 et s. sur le
louage d’ouvrage et d’industrie, la jurisprudence, secondée par la doctrine, a toujours admis que l’élément qualifiant la relation de travail était, non le mode de
rémunération, ni même l’état de dépendance économique 2, mais le seul état de
1
2
Cassation Civ. 2 – renvoi Lyon, 26 janvier 2012, N° 10-24.605, 10-24.617.
Voir not. dans une bibliographie abondante A. Supiot, « Les nouveaux visages de la subordination », droit social, 2000, p. 131.
308
dRoiT ET RELigion En EURoPE
subordination : état de dépendance du travailleur placé, en droit, sous l’autorité
de celui pour lequel il effectue une tâche. La capacité de l’employeur à « donner
au travailleur des instructions, des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et d’en vérifier les résultats, ainsi que de sanctionner les manquements de son
activité » 3, forment les critères principaux qui caractérisent le contrat de travail.
La Chambre sociale admet que des « sujétions périphériques affectant la
prestation de travail d’un professionnel autonome dans la dimension technique
de son activité suffisent à constituer un lien de subordination » 4. Le développement du droit social a créé des occasions nouvelles de contentieux portant
sur la qualification des relations professionnelles. « La Cour de cassation prend
en compte divers indices relatifs à la situation économique des parties, pour
les englober dans la notion de subordination juridique 5. » Les liens personnels
entre cocontractants n’affectent pas l’existence du contrat de travail dès lors
qu’il y a subordination. Ainsi, le lien matrimonial n’exclut pas l’exercice, dans le
cadre de l’entreprise, d’un tel rapport de subordination ; l’époux peut être salarié de son conjoint 6.
La subordination juridique apparaît ainsi comme un concept qui régit
une situation subjective, entre deux sujets (personnes physique et/ou morale).
Cette subordination s’exprime dans le cadre d’un contrat de travail dont les
clauses ont fait l’objet d’une négociation. Le contrat, support de la relation de
travail, est donc l’aboutissement de la démarche entreprise par deux volontés
au moins. Parce que subjective, la notion de subordination est éminemment
évolutive 7, flexible 8, étroitement dépendante de la forme que va lui donner le
juge. Façonnée au gré des circonstances politiques, économiques et sociales, la
subordination apparaît alors comme un principe analogue, extensible à volonté,
qui finalement se caractérise de manière très générale par la soumission d’une
personne à un ordre. De manière singulière, Monsieur Alain Supiot définit la
nature de cet ordre :
L’ordre ce peut être la structure qui identifie une organisation et lui permet de
perdurer dans son être. Mais l’ordre ce peut être aussi le commandement d’une
volonté qui s’impose à autrui. Dans le premier sens, la subordination désigne un
lien d’appartenance, dans le second un lien d’obéissance 9.
3
4
5
6
7
8
9
G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, 2007, v° subordination.
J. Pelissier, G. Auzero, E. Dockes, droit du travail, Dalloz, 2011, n° 197, p. 235 ;
J.C. Javillier, droit du travail, LGDJ, 2000 ; F. Gaudu, droit du travail, 2011, n° 41 et s.
F. Gaudu, R. Vatinet, Les contrats de travail, LGDJ coll. « Traité des contrats », 2002.
B. Teyssie, droit européen du travail, Litec, 2010.
Sur la qualification du contrat de travail.
Sur les mandataires…
A. Supiot, Le droit du travail, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2006, p. 72.
L’engagement religieux
309
C’est le terme d’obéissance, ici évoqué, qui incite le canoniste à intervenir
pour faire apparaître la distinction entre subordination juridique et obéissance
religieuse.
L’obéissance, comme la subordination, est aussi un terme analogue, qui
recouvre des réalités diverses. Ainsi elle peut être notamment celle du moine
qui, prenant exemple sur l’observance du Christ à la volonté de son Père 10, se
soumet à Dieu, à la Règle, au souverain pontife, à l’Abbé. On la désigne alors
sous l’expression d’obéissance religieuse.
À la charnière du ive et du ve siècle, Saint Augustin rédige une Règle ayant
pour objet d’organiser la vie religieuse d’un groupe d’hommes pieux qui lui en
avaient fait la demande. Il énonce :
Que le Seigneur vous accorde la grâce d’observer tous ces préceptes avec amour,
comme des amants de la beauté spirituelle, répandant par votre vie la bonne odeur
du Christ ; non pas servilement, comme si nous étions encore sous la loi, mais
librement puisque nous sommes établis dans la grâce 11.
Au début du vie siècle, Benoît de Nursie, dès le début de sa Règle, s’adresse
au moine en lui disant : « cette divine exhortation, je te l’adresse maintenant à toi
qui, renonçant à tes propres volontés pour militer sous le vrai Roi, le Christ Notre
Seigneur, prend en main les armes puissantes et glorieuses de l’obéissance » 12.
Dans l’obéissance religieuse, ce qui prime, et ce dès l’origine – c’est l’avantage
ascétique que présente l’obéissance et non les simples nécessités d’une discipline
communautaire : « Quia oboedientia quae majoribus praebetur. deo exhibetur » 13.
10
11
12
13
Matthieu 26.31-46.
Augustin, Règle, ch. VIII : Observance de la Règle, in A. Trapè, La Règle de saint Augustin
commentée, Bégrolles-en-Mauge 1993, p. 91.
Benoît de Nursie, Règle, Prologue § 2.
Benoît de Nursie, Règle, chap. 5 : « Le premier pas dans la carrière de l’humilité est une
obéissance pratiquée sans délai. Telle est la marque distinctive de ceux qui estiment ne rien
posséder de plus cher que le Christ. Que ce soit par fidélité à leurs engagements sacrés, par
crainte de l’enfer ou espérance de la gloire éternelle, pour eux un ordre donné par le supérieur est pareil à un ordre divin, et dès qu’il leur a été signifié, ils ne pourraient souffrir d’en
retarder l’exécution. C’est d’eux que le Seigneur a dit : « Au premier son de ma voix, mon
serviteur a obéi », et il dit d’autre part à ceux qui ont mission d’enseigner : « Qui vous
écoute, m’écoute. On les voit, ces moines vertueux, mettre à l’instant de côté tout intérêt
personnel, renoncer à leur propre volonté, quitter sur-le-champ l’occupation de leurs
mains, laisser leur ouvrage inachevé ; on les voit voler sur la trace de l’obéissance, et passer
si promptement à l’exécution de l’ordre entendu, que, sous la vive impulsion de la crainte
de Dieu, il ne reste plus d’intervalle entre l’injonction du maître et les accomplissements
du disciple ; les deux choses semblent n’en faire qu’une et s’effectuer au même moment,
tant ils se sentent pressés de marcher à la vie éternelle, tant ils ont d’ardeur à se lancer dans
la voie étroite dont le Seigneur a dit : « Étroite est la voie qui mène à la vie. » Ainsi, loin de
vivre à leur guise et de s’assujettir à la satisfaction de leurs désirs, marchant au contraire
selon le gré et la volonté d’autrui, ils se retirent dans les monastères, où ils ne souhaitent
rien de mieux que de se placer sous la conduite d’un Abbé. Telle est sans conteste la vraie
310
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’obligation d’obéissance à la Règle, telle que l’interprète l’Abbé, est contractée par le moine comme en une stipulation 14. Le formalisme crée le lien juridique. L’abbé agit vices dei, le moine servus dei. Le lien ne s’établit donc pas
entre le moine et l’abbé en tant que personnes individuelles, pas davantage entre
le moine et la communauté représentée par l’abbé, mais avant tout comme une
adhésion d’une personne à une Règle. Cette situation juridique se rapproche de
la position du fils de famille telle que le droit romain la régit. Dès lors, l’obéissance religieuse est la soumission à la Règle et à son interprète authentique. Elle
n’est pas la subordination juridique d’un sujet à un autre sujet.
Dans cette approche, l’autorité agit de sorte que les moines ou moniales
puissent percevoir que, quand l’autorité commande, elle le fait uniquement
pour obéir à Dieu. Dès le ier siècle apr. J.-C., Ignace d’Antioche conseille un
confrère évêque en ce sens : « que rien ne se fasse sans ton avis et toi non plus,
ne fais rien sans Dieu » 15.
En outre, cette obéissance contient une dimension fraternelle : Basile de
Césarée, au ive siècle, formule les modalités revêtues par cette obéissance : « On
doit obéir les uns aux autres comme des serviteurs à leur maître, selon ce qu’a
prescrit le Seigneur : celui qui voudra être grand parmi vous se fera le dernier
et le serviteur de tous » 16. Plus tard, Benoît de Nursie l’affirme : « cette bonne
chose qu’est l’obéissance n’est pas due seulement par tous à l’Abbé, mais les
frères s’obéiront aussi les uns aux autres, sachant que c’est par cette voie de
l’obéissance qu’ils iront à Dieu » 17.
14
15
16
17
façon d’imiter le Seigneur qui s’est donné en exemple lorsqu’il dit : « Je suis venu non pour
faire ma volonté, mais pour accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé. Au reste, cette
ponctuelle obéissance ne sera agréable à Dieu et douce aux hommes, qu’autant que l’ordre
donné s’exécute sans hésitation, ni lenteur, ni lâcheté, sans murmure, ni paroles de réplique :
parce que l’obéissance qu’on rend aux supérieurs se réfère à Dieu. Il l’atteste lui-même :
« Celui qui vous écoute, m’écoute. » Il faut donc que les disciples s’en acquittent de bon
cœur : « car le Seigneur aime celui qui donne avec joie ». Si au contraire le disciple obéit à
regret, s’il murmure, je ne dis pas des lèvres, mais seulement dans son cœur, eut-il d’ailleurs
accompli l’ordre enjoint, Dieu qui voit le murmure dans les replis de son cœur, n’en agréera
pas l’exécution. Une telle manière de faire n’obtient nulle récompense. Elle encourt plutôt
la peine due aux murmurateurs, à moins qu’on ne s’en corrige et n’en fasse satisfaction ».
C. Capelle, Le vœu d’obéissance des origines au XII e siècle, Paris, 1959, p. 91 : « Le novice
pose sur l’autel la charte de donation de lui-même, sans que l’abbé intervienne. Celui-ci
retire le document de l’autel et manifeste ainsi son acceptation de l’offrande. » ; Ch. de
Miramon, « Les théories du vœu dans le droit canon et la première scolastique », Cahiers
du Centre de recherches historiques, n° 16, 1996 ; M. de Fontette, Les religieuses à l’âge
classique du droit canon, Paris, 1967 ; J.A. Brundage, Medieval Canon Law and the
Crusader, Madison, 1969, p. 99-107.
Ignace d’Antioche, Lettre à Polycarpe, § IV.1.
Basile de Césarée, Les Petites Règles, 115.
Benoît de Nursie, Règle 71, 1-2. Ou encore : « Ils s’honoreront mutuellement de prévenance ; ils supporteront entre eux avec la plus grande patience les infirmités physiques et
L’engagement religieux
311
À partir du viiie siècle, l’obéissance ainsi définie s’affirme tant dans les sources
religieuses que civiles. Le Concile de Ver, sous Pépin le Bref, en 755, soumet les
sorties des moines aux ordres de l’Abbé, lequel est à son tour objet de la surveillance de l’évêque. Le duplex legationis Edictum de Charlemagne, en 789, de même
que le capitulaire aux Missi, de 802, demande explicitement l’obéissance à l’abbé 18
en des termes pris au chapitre 5 de Benoît de Nursie. Le capitulaire monastique
de Lothaire, en 817, généralisant la Règle de saint Benoît, détaille le contenu de
l’obéissance en matière de manger, de boire, de dormir, de vêtir ou d’activités.
À la fin du haut Moyen Âge, le vœu formel d’obéissance ainsi élaboré peut
désormais être définitivement présenté comme la promesse faite à Dieu d’obéir
à la Règle et à l’Abbé qui commande pour le mieux de l’ensemble et de chacun, ainsi que le consacrent d’ailleurs François d’Assise 19 ou Thomas d’Aquin 20.
18
19
20
morales ; ils s’obéiront à l’envi les uns aux autres ; nul ne recherchera ce qu’il juge utile à
soi-même, mais ce qui l’est à autrui » (Benoît de Nursie, Règle 72, 4-7).
duplex lagationis Edictum, can. 4.
François d’Assise, Règle pour les ermitages, chap. 2 : « L’année de probation étant finie, qu’ils
soient reçus à l’obéissance, promettant d’observer toujours cette vie et cette Règle » ;
Dominique de Guzmán, Règle, Chap. VII : « Obéissez au Supérieur comme à un père, et
plus encore au Prêtre qui a la charge de vous tous. Veiller à l’observation de toutes ces prescriptions, ne laisser passer par négligence aucun manquement, mais amender et corriger,
telle est la charge du Supérieur. Pour ce qui dépasserait ses moyens ou ses forces, qu’il en
réfère au Prêtre dont l’autorité sur vous est plus grande. Quant à celui qui est à votre tête,
qu’il ne s’estime pas heureux de dominer au nom de son autorité mais de servir par amour.
Que l’honneur, devant vous, lui revienne de la première place ; que la crainte, devant Dieu,
le maintienne à vos pieds. Qu’il s’offre à tous comme un modèle de bonnes œuvres. Qu’il
reprenne les turbulents, encourage les pusillanimes, soutienne les faibles ; qu’il soit patient à
l’égard de tous. Empressé lui-même à la vie régulière, qu’en se faisant craindre, il la maintienne. Et bien que l’un et l’autre soient nécessaires, qu’il recherche auprès de vous l’affection
plutôt que la crainte, se rappelant sans cesse que c’est à Dieu qu’il aura à rendre compte de
vous. Quant à vous, par votre obéissance, ayez pitié de vous-mêmes sans doute, mais plus
encore de lui ; car, parmi vous, plus la place est élevée, plus elle est dangereuse ».
Thomas d’Aquin, Somme Théologique, IIa IIae Pars, question 104, article 5, Objection 2 :
« Les supérieurs sont des intermédiaires entre Dieu et leurs sujets, selon cette parole (Dt 5,
5) : « Moi, je me tenais entre le Seigneur et vous en ce temps-là pour vous faire connaître sa
parole. » Mais on ne va d’un extrême à l’autre qu’en passant par le milieu. Donc, les préceptes du supérieur doivent être considérés comme les préceptes de Dieu. Ce qui fait dire à
l’Apôtre (Ga 4, 14) : « Vous m’avez accueilli comme un ange de Dieu, comme le Christ
Jésus », et aussi (1 Th 2, 13) : « Une fois reçue la parole de Dieu que nous vous faisions
entendre, vous l’avez accueillie non comme une parole d’hommes mais comme ce qu’elle est
réellement, la parole de Dieu. » Donc, de même qu’à Dieu on doit obéir en tout, de même
aux supérieurs ». Objection 3 : « Les religieux font vœux de chasteté et de pauvreté par leur
profession ; de même font-ils le vœu d’obéissance. Mais le religieux est tenu d’observer en
tout la chasteté et la pauvreté. De même est-il tenu d’obéir en tout ». Cependant, il est dit
au livre des Actes (6, 29) : « Il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Mais parfois les
ordres des supérieurs sont contraires à ceux de Dieu. Donc il ne faut pas leur obéir en tout.
Solution 3 : « Les religieux font profession d’obéissance quant à la vie régulière selon laquelle
ils sont soumis à leurs supérieurs. C’est pourquoi ils ne sont tenus d’obéir que pour ce qui
312
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Au xvie siècle encore, Ignace de Loyola confirme : « la véritable obéissance ne
regarde pas à qui elle est rendue, mais à cause de qui elle est rendue ; et si elle
est rendue à cause de notre seul Créateur et Seigneur, c’est à Lui, le Seigneur de
tous que l’on obéit » 21. De même, François de Sales 22 ou encore Thérèse d’Avila
écartent toute subordination juridique :
La monnaie en cours, la rente à vie, les revenus perpétuels, et non pas les redevances
remboursables à volonté (comme les faveurs qui vont et viennent), on les trouve
dans une grande vertu d’humilité et de mortification, dans une grande obéissance
qui ne discute jamais un ordre du supérieur ; vous savez vraiment que c’est un ordre
de Dieu, puisqu’il le représente. L’obéissance doit être pour vous d’une importance
majeure ; celle qui en manquerait ne serait pas à mon avis une religieuse 23.
Au xxe siècle, le Concile Vatican II, notamment le Décret sur la rénovation et
l’adaptation de la vie religieuse, envisage toujours l’obéissance avec une approche
identique 24. L’exercice de l’autorité, corollaire de l’obéissance, soumet celui
21
22
23
24
peut concerner la vie régulière. Telle est l’obéissance qui suffit au salut. S’ils veulent obéir en
autre chose, cela relève d’un surcroît de perfection, pourvu que rien de cela ne soit contraire
à Dieu, car une telle obéissance serait illicite. On peut donc distinguer trois espèces d’obéissance : l’une, suffisante au salut, obéit en tout ce qui est d’obligation ; la seconde, parfaite,
obéit en tout ce qui est permis ; la troisième, excessive, obéit même en ce qui est défendu ».
Ignace de Loyola, Constitution de la Compagnie de Jésus, 84.
François de Sales, La vraie et solide piété expliquée par St François de Sales, Bullot, 1765,
chap. XXV et XXVI, p. 298 à 301.
Thérèse d’Avila, Chemin de la Perfection, 18, § 7, ou encore Fondations 5, 6 : « Je connais
des personnes – sans parler, comme je l’ai dit, de mon expérience personnelle –, qui m’ont
fait comprendre cette vérité alors que j’étais bien en peine de n’être pas maîtresse de mon
temps, et que je les plaignais elles-mêmes d’être occupées sans cesse par les affaires ou les
travaux que l’obéissance leur imposait ; je pensais, à part moi, et j’allais même jusqu’à leur
dire que le peu de spiritualité qu’elles avaient à l’époque ne pouvait progresser dans ce
charivari. Ô Seigneur ! Combien vos voies diffèrent de nos maladroites imaginations ! Et
comme il est certain que l’âme qui s’abandonne à vous, décidée à vous aimer, ne peut
trouver meilleur moyen de vous plaire que l’obéissance, une fois qu’elle s’est assuré de ne
rien désirer qui ne soit utile à votre service ! Elle n’a pas besoin de chercher sa voie ni de la
choisir, car sa volonté est la vôtre. Vous, mon Seigneur, prenez soin de la conduire là où elle
pourra le mieux progresser. Et même si notre supérieur se soucie moins de l’avancement de
notre âme que de nous faire faire quelque chose de profitable à la communauté, vous y
pensez, vous, mon Dieu, et vous disposez notre âme et les choses de telle façon que, sans
savoir comment, l’esprit s’éveille en nous, et bientôt nos grands progrès nous étonnent. »
Décret Perfectae Caritatis, n° 14 : « Par la profession d’obéissance, les religieux font l’offrande totale de leur propre volonté, comme un sacrifice d’eux-mêmes à Dieu, et par là, ils
s’unissent plus fermement et plus sûrement à sa volonté de salut. À l’exemple de Jésus
Christ qui est venu pour faire la volonté du Père (cf. Jn 4, 34 ; 5, 30 ; He 10, 7 ; Ps 39, 9)
et qui « prenant la forme d’esclave » (Ph 2, 7) a appris en souffrant l’obéissance (cf. He 5,
8), les religieux, sous la motion de l’Esprit Saint, se soumettent dans la foi à leurs supérieurs, qui sont les représentants de Dieu, et ils sont guidés par eux au service de tous leurs
frères dans le Christ comme le Christ lui-même qui, à cause de sa soumission au Père, s’est
fait serviteur de ses frères et a donné sa vie en rançon pour la multitude (cf. Mt 20, 28 ;
L’engagement religieux
313
qui la pratique à la loi de Dieu, auquel il devra rendre des comptes, à la loi de
l’Église, au pontife romain et au droit propre de l’institut 25.
En conséquence, l’obéissance religieuse apparaît comme une réalité objective. Elle ne lie pas deux personnes entre elles. Elle est avant tout l’adhésion de la
volonté d’une personne libre à une Règle qui n’a pas fait l’objet d’une négociation collective ou individuelle préalable. Dès lors, sous cet angle, le canon 702
du Code de droit canonique, qui reprend le canon 671 3° du Code de 1917,
énonce : « les membres qui sortent légitimement d’un institut religieux ou qui
en ont été légitimement renvoyés, ne peuvent rien lui réclamer pour quelque
travail que ce soit, accompli dans l’institut » 26. Apparaît ainsi la distinction fondamentale entre le contrat et la Règle. Si la volonté des parties fait le contrat,
la Règle n’en est pas le résultat. Le contrat est la conséquence de la volonté des
parties, la Règle est, quant à elle, l’origine de la manifestation de volonté.
Ainsi, à partir du xiie siècle, la relation monastique vécue dans le cadre
de l’obéissance religieuse, telle que définie, est canoniquement établie. Son
contenu, ses effets ne varieront plus guère par la suite à partir du Concile de
Trente. Ainsi, du xvie siècle au xxie siècle, l’obéissance se voit consacrée dans
une certaine continuité canonique et juridique. En revanche, la perception de
l’obéissance religieuse par l’autorité laïque, quant à elle, évolue très sensiblement. Si, avant 1901, la doctrine et la jurisprudence reconnaissent l’obéissance
religieuse (I), à partir de 1901, les mêmes conjuguent leurs efforts pour séculariser l’obéissance religieuse (II).
25
26
Jn 10, 14-18). Ils sont liés ainsi plus étroitement au service de l’Église et tendent à parvenir
à la mesure de la plénitude de l’âge du Christ (cf. Ep 4, 13). »
Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, Le service
de l’autorité et l’obéissance, 11.05.2008 ; ou encore Éléments essentiels de l’enseignement
de l’Église sur la vie religieuse, 31.05.1983, ainsi que, à paraître, L.M. Le Bot, « Le ius
particulare dans la vie consacrée », in Actes du colloque Le Ius Particulare dans le droit canonique actuel sous la direction de M. Aoun et J.M. Tuffery-Andrieu. On peut consulter
avec intérêt le droit particulier des Instituts de Vie Consacrée. On peut se référer ainsi sur
ce point au n° 36, des Constitutions des frères déchaux de l’ordre de la bienheureuse Vierge
Marie du Mont-Carmel (Rome, 1986) : « En esprit de foi, c’est à Dieu que nous sommes
soumis à travers les supérieurs et que nous sommes mis au service de tous nos frères dans le
Christ, comme le Christ lui-même, en raison de sa soumission au Père, est venu dans le
monde pour servir ses frères et donner sa vie pour le rachat de tous les hommes. »
Il est intéressant d’ajouter le § 2 : « L’institut gardera l’équité et la charité évangélique à
l’égard du membre qui en est séparé. »
314
dRoiT ET RELigion En EURoPE
I. La reconnaissance du vœu d’obéissance
La reconnaissance juridique, à des fins politiques, du vœu d’obéissance est
établie tant dans l’ancien droit français qu’au xixe siècle.
A. Le vœu d’obéissance dans l’ancien droit français
À l’aube du xvie siècle, l’Église est dans un état de grande déchéance. Chez
les réguliers, l’ignorance intellectuelle, la négligence dans l’observation des règles
donnent lieu à des abus : la vie à l’Abbaye de Port-Royal et la bénédiction solennelle de l’abbesse à un âge enfantin en étant une illustration parmi d’autres.
Certes, dès la fin du xve siècle, on constate les frémissements d’une réforme dont
les effets se manifesteront au sein des anciens Ordres réguliers : la Congrégation de
Chezal-Benoist, les Dominicains de Hollande, les Franciscains observants. Toutefois, les désordres demeurent nombreux. La doctrine et l’action de la Réforme
protestante, la décadence de la vie catholique vont provoquer une réaction.
Au xvie siècle, le Concile de Trente légifère notamment pour les réguliers
et les moniales ; des décrets réformateurs viennent accroître le contrôle du
Saint-Siège sur les congrégations religieuses 27. Pour protéger la vie religieuse
et s’opposer aux abus, saint Pie V promulgue deux constitutions. La première,
la Constitution « Circa Pastoralis », du 29 mai 1566, réitère l’obligation de la
clôture aux moniales de vœux solennels, et impose aux communautés de Tertiaires 28 ou bien d’accepter les vœux solennels et la clôture ou bien de se dissoudre et de ne plus recevoir de sujets. La seconde, du 17 novembre 1568,
intitulée « Lubricum Genus », transforme en réguliers avec vœux solennels les
communautés d’hommes « in communi viventes et sub obedientia voluntaria et
extra votum solmne religionis vivente ». Ainsi, plusieurs congrégations doivent
choisir entre leur suppression ou leur transformation en « religion ». Les vœux
solennels sont le fait générateur de l’état religieux.
Pourtant, petit à petit, les évêques approuvent les congrégations à vœux
simples et leurs statuts, à tel point que la Constitution « Circa Pastoralis »
devient inefficace. Aussi, le 30 avril 1749, le pape Benoît XV pose les premiers
éléments d’un droit des congrégations à vœux simples. Par cette encyclique,
l’Église admet officiellement comme vœux publics certains vœux différents des
anciens vœux solennels de religion, mais c’est au Saint-Siège qu’il appartient de
définir le caractère public de tel ou tel vœu.
27
28
À ce sujet voir not. Dom R. Lemoine, Le droit des religieux du concile de Trente aux instituts
séculiers, Paris, 1956.
Les Tertiaires sont les membres d’un tiers ordre. Ce dernier est un ensemble de fidèles
vivant dans le monde sous la direction d’un ordre religieux. Cf. not. dictionnaire de droit
canonique (R. Naz), v° Tiers Ordre.
L’engagement religieux
315
À cette époque, l’idéal de la vie religieuse se présente comme une vie active 29.
Le ministère apostolique domine qui donne naissance aux Jésuites et à d’autres
clercs réguliers : les Théatins 30, les Somasques 31… Tous veulent l’obéissance à
l’Église et à sa hiérarchie, mais les fondations des nouveaux instituts vont être
regardées avec méfiance 32.
Ces modifications profondes dans la vie religieuse vont en effet provoquer
l’affirmation d’idées politiques (1), non sans influence sur le régime juridique
des vœux en général et sur celui de l’obéissance en particulier (2).
1. L’affirmation d’idées politiques
Du xvie au xviiie siècle, les vœux solennels et surtout simples, ceux que professent notamment les jésuites, vont être envisagés dans une approche politique.
Étienne Pasquier 33, Roland le Vayer de Boutigny 34 ou encore Louis-Adrien Le
Paige 35 envisagent les vœux comme un instrument de la politique ultramontaine, puis comme privant l’État de ses sujets, enfin comme rouages d’un système de gouvernement subversif 36.
En effet, Étienne Pasquier insiste sur la prédominance reconnue au pape,
en raison du vœu d’obéissance. L’obéissance est traitée au travers des préoccupations gallicanes : le vœu d’obéissance impose la suprématie du pape sur tout
autre pouvoir. Cette situation religieuse a des conséquences politiques en ce
qu’elle permet au pape d’excommunier le roi ou de le destituer. Le vœu d’obéissance est comparé à l’hommage vassalique qui fait des Jésuites les vassaux du
pape. Pasquier affirme ainsi qu’il « existe une incompatibilité entre la profession
des jésuites et les règles tant de notre Église gallicane que de notre État » 37.
29
30
31
32
33
34
35
36
37
M. Dortel-Claudot, « Vie consacrée », dictionnaire de spiritualité, p. 667.
Membres d’un ordre religieux fondé au xvie siècle par Pierre Caraffe, évêque de Théate.
Les Réguliers de Somasque (en latin ordo Clericorum Regularium a Somascha, C.R.S.) sont
un ordre de clercs réguliers, dont les membres sont couramment appelés Somasques. Ce
dernier a été fondé à Somasca, en province de Lecco (Italie), en 1532 par saint Jérôme
Emilien pour l’éducation de la jeunesse, et tout spécialement pour venir en aide aux jeunes
sans famille, abandonnés ou orphelins.
Voir notamment Bernard Hours, L’Église et la vie religieuse dans la France moderne XVI eXVIII e siècle, Paris, PUF, 2000, ou encore Id., Histoire des ordres religieux, Paris, PUF, collection « Que sais-je ? », 2012.
Étienne Pasquier (7 juin 1529-1er septembre 1615) est un homme d’État, historien, humaniste, poète et juriste français.
Roland Le Vayer de Boutigny (novembre 1627-5 décembre 1685), est avocat au parlement
de Paris, puis maître des requêtes et intendant à Soissons de 1682 à 1685.
Louis Adrien Le Paige (1712-1802) est un avocat français et l’un des principaux animateurs
du mouvement janséniste au xviiie siècle.
C. Maire, « La critique gallicane et politique des vœux de religion », Les Cahiers du Centre
de Recherches Historiques, 24, 2000.
ibid., n° 14.
316
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Au xviie siècle, Le Vayer de Boutigny envisage, quant à lui, les vœux comme
une soustraction à l’État des personnes qui les prononcent, idée partagée par
Colbert, Guillaume de Lamoignon, Jacques Le Brun ou encore Cordemoy et
Claude Fleury 38. Pour ce cénacle, c’est le principe même des vœux de religion
qui devient un problème d’État.
Les moines et les religieuses sont des citoyens oisifs, inutiles, enlevés au service de
l’État. Ils forment un peuple abondant qui pourrait et devrait être mieux employé
au bien de l’État, à son peuplement, au commerce, à l’agriculture, aux colonies
et à la guerre 39.
Est, dès lors, confirmée l’opposition entre deux concepts : le spirituel et le temporel. Selon les défenseurs des prérogatives de la puissance spirituelle, l’obligation
du vœu est de droit divin et, par conséquent, la loi civile ne peut empêcher une
obligation qui se contracte par le commandement de Dieu. Face à cette théorie de
l’autonomie de la puissance spirituelle, Le Vayer de Boutigny s’engage dans une
définition du vœu solennel qu’il considère, à l’inverse, comme un contrat civil
qui se forme entre le religieux et le public, un véritable contrat synallagmatique :
C’est que de la part du religieux, il s’oblige envers le public, de demeurer exclu de
toutes sortes de succession, d’être incapable de tous actes et de tous contrats civils,
de ne se pouvoir mêler d’aucunes affaires séculières et enfin de vivre dans le public
suivant toutes les règles et les statuts de son ordre. Et, d’autre part, le public s’oblige
envers le religieux de le tenir quitte de tous tributs, de le décharger de l’obligation
de servir l’État dans les guerres, de le dispenser de l’administration des charges
publiques, de rejeter tout ce fait sur les autres citoyens, de l’exempter des tribunaux
séculiers, et, enfin, de le faire jouir de tous les droits, privilèges et immunités des
ordres réguliers ecclésiastiques 40.
Le vœu solennel ainsi dépeint démontre qu’il existe sur le territoire du royaume
des domaines qui échappent au contrôle du roi, situés hors du droit commun.
Certes, dans l’ancien droit français, la loi civile est soumise à la loi de Dieu, mais
il n’en demeure pas moins que la première reste supérieure aux lois et aux règles
particulières des cloîtres. En conséquence, non seulement l’Église ne peut valider l’acte de profession d’un religieux, mais l’État seul a le pouvoir d’empêcher
cette profession. L’acceptation de l’État est donc indispensable pour la validité
du vœu solennel. Aucun contrat ne peut être valable sans être accepté. C’est
toute l’ancienne conception de la clôture comme union à Dieu pour la séparation d’avec le monde qui est ici remise en question.
38
39
40
On consultera notamment Bernard Hours, « Claude Fleury et le pouvoir romain : l’histoire ecclésiastique », in Sylvio de Franceschi (dir.), Histoires anti-romaines, Lyon,
Chrétiens et Sociétés. Documents et Mémoires, 2011, p. 63-68.
ibid., n° 19.
R. Le Vayer de Boutigny, de l’autorité du roi en matière de Régale, Cologne, 1682,
p. 63-64.
L’engagement religieux
317
Dès lors, il ne reste plus à Le Paige qu’à démontrer que les vœux étant les
rouages d’un despotisme universel, dont la meilleure illustration se trouve chez
les membres de la Compagnie de Jésus, ils sont contraires à la liberté inaliénable
de l’homme. À Le Paige on pourrait aussi ajouter Guyot 41 qui reprend cette
approche gallicane :
le roi, comme magistrat politique, est souverain maître dans ses états. L’Église n’y
est que parce qu’il y a reçu ; elle n’y est qu’en passant et comme dans une route
qui la conduit ailleurs (…). L’Église ne doit donc avoir aucune prétention ; elle n’a
aucun droit sur la terre ; toutes ses espérances sont dans l’autre vie, le royaume de
Jésus-Christ n’est pas de ce monde 42.
2. Les conséquences juridiques
La législation royale, soutenue par cette doctrine, va intervenir de plus en
plus sur les vœux religieux. En 1579, l’ordonnance de Blois, qui reçoit les dispositions du concile de Trente en la matière, fixe l’âge de la profession religieuse
à 16 ans qui sera reculé, par un édit de mars 1768, à 21 ans accomplis pour
les hommes et à 18 ans accomplis pour les filles. En mars 1667, Louis XIV
promulgue un édit contenant les formalités nécessaires pour l’établissement
des maisons religieuses et autres communautés. Le roi décide qu’à l’avenir, « il
ne pourra être fait aucun établissement de collèges, monastères, communautés religieuses ou séculières sans permission expresse par lettres patentes bien
et dûment enregistrées en cour de Parlement ». De plus, il exige que toutes les
communautés présentent les lettres en vertu desquelles elles ont été établies ; il
prononce enfin la dissolution de celles qui ont été introduites sans permission.
Pothier rappelle que « les rois ont voulu qu’il y ait des actes de vêture et de profession qui en assurent la vérité » 43. À cet effet, les monarques ont ordonné qu’il
41
42
43
J. Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence civile, criminelle, canonique et
bénéficiale, Paris, 1775-1846, v° Vœu.
Et Guyot de poursuivre : « Or, d’un côté, il n’est pas nécessaire pour le salut de former des
vœux qui nous lient à des pratiques particulières, qui nous obligent à une vie différente de
celle des citoyens, qui nous soumettent à d’autres supérieurs que ceux que la providence
nous a donnés elle-même, soit dans l’ordre de la religion, soit dans l’ordre civil ; et certainement les clefs du ciel n’ont pas été remises à l’Église pour qu’elle tienne les portes fermées
à quiconque n’est pas religieux. D’un autre côté, l’existence des corps réguliers dans l’État
peut embrasser et croiser les vues du gouvernement. Quels inconvénients, en effet, ne
peuvent pas produire des corps qui, séparés de la société, font profession de vivre sans elle ;
des corps où, sans cesser d’être homme, on renonce à tous les rapports attachés à ce titre
par la nature ; ou, sans cesser d’être sujet d’un empire, on cesse d’en être citoyen ; des corps
qui, se recrutant perpétuellement pour ne jamais s’éteindre, parviennent à ne composer
qu’une vaste et éternelle famille ; des corps enfin qui, subsistant toujours sans se reproduire
jamais, ensevelissent des générations entières dans le néant ! On trouve donc, dans la vie
monastique, toutes les conditions du concours desquels naît la puissance qu’a le souverain
d’interdire certains actes de religion et de piété » (op. cit.).
R.J. Pothier, Œuvres complètes, nouvelle éd., 1821, Traité des personnes, p. 172, Jonker, 1831.
318
dRoiT ET RELigion En EURoPE
y ait « dans chaque monastère et maison religieuse un registre en bonne forme,
relié, côté et paraphé en tous ses feuillets par le supérieur, et approuvé par un
acte capitulaire, inséré au commencement » 44. La déclaration de 1736 ajoute
que « chaque acte et registre doit exister en double exemplaire : l’un desquels
doit demeurer en la communauté, l’autre doit être porté au greffe du bailliage
du lieu pour y avoir recours » 45.
Sur ce dispositif normatif, dont la présentation est loin d’être exhaustive,
doctrine et jurisprudence fondent leur argumentation ou décisions.
D’une manière générale, la doctrine définit le vœu d’obéissance. Il consiste en
une soumission prompte et exacte à la Règle que les religieux doivent regarder
comme la volonté de Dieu, et à tous les ordres particuliers des supérieurs, à moins
qu’ils n’ordonnent quelque chose contre la loi de Dieu et contre la Règle, ou qu’ils
ne veuillent, hors le cas des pénitences imposées pour des fautes particulières, obliger un religieux à mener une vie plus dure et plus austère que celle qui est prescrite
par les statuts auxquels il est soumis 46.
La doctrine et la jurisprudence s’accordent à conférer à l’obéissance une certaine efficacité civile.
Tout d’abord, la doctrine fait apparaître la distinction entre vœux simples et
vœux solennels. Seuls, ces derniers sont susceptibles de disposer d’une efficacité
juridique 47. L’obéissance est alors envisagée sous deux points de vue : personnel
et patrimonial.
Dans sa dimension personnelle, l’obéissance recouvre deux perspectives,
celle de la communauté d’une part, celle du moine d’autre part.
Il est affirmé que la communauté religieuse est toujours susceptible de renvoyer un membre dès lors que celui-ci ne remplirait pas les obligations énoncées par la Règle. Les jurisconsultes n’hésitent pas à s’appuyer sur le chapitre 6
de la Règle de Saint Augustin ou encore sur le chapitre 28 de celle de Saint
Benoît qui « porte en substance que si un moine s’égare de ses devoirs, les
supérieurs doivent faire usage de tous les moyens possibles pour le ramener, les
44
45
46
47
Ordonnance de 1667, Tit. 20, art. 15.
À ce sujet, Durand de Maillane rapporte deux arrêts, rendus en forme de règlement. L’un
du grand conseil, du 7 septembre 1763, et l’autre du Parlement de Paris, du 16 avril 1764.
Ces décisions rappellent que les professions tacites ne sont pas reçues dans le royaume et
qu’il faut nécessairement que les vœux des religieux soient prononcés d’une manière
authentique pour produire leurs effets extérieurs vis-à-vis de la société. « C’est à cette fin
que nos rois ont ordonné d’en retenir la preuve dans des registres dont les ordonnances ont
prescrit la forme » (Durand de Maillane, dictionnaire de droit canonique et de pratique
bénéficiale conféré avec les maximes de la jurisprudence de France, v° Vœu).
Fleury, institutions au droit ecclésiastique, T. 1, Paris, 1767, p. 242.
Plus que l’obéissance c’est certainement, à cette époque, la question de la chasteté qui
retient l’attention des jurisconsultes : « le vœu solennel opère un empêchement dirimant de
mariage […] le vœu simple ne produit pas le même effet : il empêche de contracter mariage
et le rend criminel, mais ils ne l’annule pas » (in Durand de Maillane, op. cit., v° Vœu).
L’engagement religieux
319
exhortations, l’excommunication, la discipline, l’invocation de la miséricorde
divine etc. etc. » 48. Si toutes ces précautions sont inutiles, le rebelle doit enfin
être chassé du monastère et de tout l’Ordre. Par ailleurs, le moine peut sortir
du monastère sous réserve d’en avoir été autorisé par l’évêque, ce que rappelle
d’ailleurs la jurisprudence 49. Mais l’état de mort civile demeure, qui revêt une
dimension patrimoniale.
En effet, la profession religieuse entraîne la mort civile. Dans la mort civile,
celui qui sort de la communauté, de son fait ou de celui de son supérieur,
demeure incapable de recueillir des successions, des donations entre vifs ou à
cause de mort, sauf à démontrer que, dans certaines conditions de temps, les
vœux n’aient été entachés de nullité 50. Comme l’explique Richer, la mort civile
des religieux s’est formée et maintenue sur deux considérations : « la première
est que le vœu de pauvreté que prononcent les religieux en faisant profession
est un contrat non seulement vis-à-vis de Dieu, mais vis-à-vis du public. Ce
contrat contient de leur part une abdication solennelle de leur état civil ; et un
engagement vis-à-vis du monde, avec qui ils rompent dès lors tout commerce,
(…) la seconde considération a été l’intérêt public » 51. La mort civile commence
à l’instant de la profession, qui transmet sur le champ à leurs héritiers les biens
présents des religieux et prive ces derniers de l’espérance des biens à venir.
Dès lors, les règles des ordres, les lois canoniques et les lois civiles sont
convergentes pour empêcher le religieux de sortir du monastère sans nécessité
urgente ni sans permission par écrit des supérieurs, avec injonction aux évêques
de poursuivre, comme déserteurs de leur ordre, ceux qui seront trouvés non
munis de ces permissions 52. Encore, dans le droit particulier de l’Église 53, le
concile de Rouen, tenu en 1581, ordonne aux supérieurs des monastères de
faire la perquisition des moines apostats et d’implorer le secours du bras séculier pour les faire rentrer dans le monastère 54 ; de même, les dispositions du
48
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54
Guyot, op. cit., v° Vœux, p. 66-67.
H. Cochin, Œuvres, T. 1, Paris, 1771 XVIII Consultation, p. 681.
E. Durtelle de Saint Maur, Recherches sur l’histoire de la théorie de la mort civile des
religieux, Rennes, 1910 ; P.C. Timbal, « La vie juridique des personnes morales en France
aux xiiie et xive siècle », in Études d’histoire du droit canonique dédiées à gabriel Le Bras,
Paris, 1915, t. 2, p. 1431.
Richer, Traité de la mort civile, Paris, p. 677.
Le pape Boniface VIII, cap. ut periculosa ne clerici aut monachi secularib. Negot. Se
immisceant, in 6°, déclare qu’un religieux qui quitte l’habit de l’ordre dans lequel il s’est
engagé par des vœux solennels encourt, par le seul fait, une excommunication majeure.
M. Aoun, J.M. Tuffery-Andrieu, Conciles provinciaux et synodes diocésains du concile de
Trente à la Révolution française. défis ecclésiaux et enjeux politiques, PUS, 2010.
Concile de Rouen, 1581, tit. de monast. § 32, 33 et 34. Cf. sur le sujet on consultera not.
M. Venard, in Chapitres et cathédrales de normandie. Actes du XXXi e Congrès des sociétés
historiques et archéologiques de normandie, tenu à Bayeux, du 16 au 20 oct. 1996, Caen,
1997, p. 593-608.
320
dRoiT ET RELigion En EURoPE
concile de Reims 55, tenu en 1583, du concile de Bourges 56 ou enfin de celui
d’Aix 57, en 1585. Conformément au dispositif normatif, un arrêt du Parlement
de Paris 58, du 4 juillet 1542, voit le provincial des Cordeliers de la province de
Bourgogne présenter requête à la cour pour « implorer le secours de l’autorité
contre plusieurs religieux de sa province qui avaient quitté leur ordre et même
leur habit religieux ». Si le supérieur du monastère ne faisait pas poursuivre les
délinquants, le ministère public pourrait se substituer à eux, le roi pourrait les
faire arrêter en vertu de lettres de cachet 59.
Pourtant, au milieu du xviiie siècle, cette rigueur, conséquence du vœu
d’obéissance, paraît de plus en plus discutée. La doctrine va tenter de démontrer que, durant l’époque de l’Église primitive, la sévérité était bien moindre et
les conséquences bien moins radicales. Certains rappellent ainsi les normes plus
anciennes, tel le chapitre 29 de la Règle de Saint Benoît qui « prouve que de son
côté un moine pouvait rompre les liens qui l’attachaient au monastère, secouer
le joug de la Règle et entrer dans le monde (…). Cette faculté de renoncer à la
vie monastique après la profession n’était pas vue de bon œil par les législateurs
mais enfin ils la toléraient » 60. Conduit par les idées gallicanes, Guyot souhaite
encore relativiser l’efficacité civile du vœu d’obéissance parce qu’il considère ce
dernier contraire à la liberté individuelle :
Les vœux qu’on prononce en entrant dans un ordre religieux sont de garder l’obéissance, la pauvreté et la chasteté (…) Tels sont les objets que doivent méditer profondément toutes les personnes prêtes à se consacrer à Dieu par des vœux solennels. Le
font-elles toujours et l’ont-elles toujours fait ? Jugeons-en par les résultats. Depuis
qu’il existe des monastères, il y a, sans doute, un grand nombre de religieux ; mais
combien n’y a-t-il pas eu de victimes ! La séduction a attiré les uns dans les cloîtres,
la violence y a précipité les autres et la crainte les y a retenus ; ceux qui n’ont pas
été séduits par des artifices étrangers, l’ont été par leur propre cœur : dans un accès
de dégoût du monde qu’ils ne connaissaient pas et de ferveur pour la retraite dont
ils exagéraient les charmes, ils ont embrassé la vie monastique, ils ont pris le transport enthousiaste d’une imagination échauffée pour la délibération réfléchie d’une
raison calme ; ils ont espéré conserver toute leur vie la résolution d’un moment, et
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Concile de Reims, tit. de Regular, chap. 16.
Concile de Bourges, tit. de monast., chap. 17, cf. J. Pericard, « “Pour la réformation des
prestres et la manutention de la discipline ecclesiastique”. Les ordonnances synodales des
archevêques de Bourges et des évêques de Limoges », in M. Aoun, J.M. Tuffery-Andrieu,
op. cit., p. 219-236.
Concile d’Aix, tit. de monast.
Mémoires du clergé, tome IV, Tit. 6, chap. 3.
Richer, op. cit. p. 720 ; et de poursuivre : « il arrive de temps en temps que des religieux
prennent la fuite pour se mettre à l’abri d’une persécution injuste de la part de leurs supérieurs. Les magistrats doivent alors les prendre sous leur protection, les faire remettre dans
leurs monastères et veiller à ce qu’ils ne soient ni persécutés, ni maltraités injustement ».
Guyot, op. cit., v° Vœu.
L’engagement religieux
321
le moment d’après, ils se sont repentis de cette résolution même ; leurs pleurs ont
coulé sur leurs chaînes, et ils ont, comme les autres, été malheureux 61.
Ainsi, durant cette période de l’ancien droit français qui couvre les xvie,
xviie et xviiie siècles, deux mouvements s’affirment : d’une part la prétention de
l’État à contrôler les établissements religieux et le régime des vœux monastiques,
d’autre part une approche de plus en plus subjective, qui traduit la volonté
d’émanciper l’individu de ce que certains assimilent « à l’état des captifs dans le
droit romain » 62. Cette perception s’imposera au xixe siècle.
B. Le vœu d’obéissance au xixe siècle
Depuis l’époque révolutionnaire jusqu’en 1901, les ordres religieux sont
soumis à une législation tributaire des changements politiques. L’évolution des
mentalités à leur égard, favorise une réflexion sur la nature de l’engagement
religieux.
Barnave, lors des débats de l’Assemblée constituante de février 1790 avait
affirmé : « les Ordres religieux sont contraires à la société ». Garat ajouta :
« Les établissements religieux sont la violation la plus scandaleuse des droits de
l’homme » 63. Le 17 décembre 1789, Treilhard proclame dans son rapport présentant le projet de loi : « Qu’a voulu cette loi ? Uniquement deux choses :
que les congrégations ne fussent plus des êtres collectifs ; et que les vœux ne
formassent plus un lien légal, mais seulement un lien de conscience ». Le
13-19 février 1790, l’Assemblée vote la loi abolissant la vie civile pour les communautés et la mort civile pour les religieux. En outre, elle porte suppression
des vœux religieux. Le décret du 18 août 1792, préparé par le rapport du député
Lejosne, du 31 juillet 1792, demande la suppression définitive « des monastères
mâles et femelles ».
Si le Consulat laisse les Congrégations se reformer, pour autant, le Concordat n’évoque pas les congrégations religieuses. Toutefois, de facto rétablies, les
congrégations revêtent une réalité sociale. Bien que Napoléon, par le décret du
3 messidor an XII, rappelle que « les lois, qui s’opposent à l’admission de tout
ordre religieux dans lequel on se lie par des vœux perpétuels, continueront à être
observées selon leur forme et leur teneur » 64, il n’en demeure pas moins que, par
décret du 18 février 1809, il permet la reconstitution de congrégations hospitalières de femmes sur simple approbation de leurs statuts, leur interdiction ayant
engendré trop de difficultés dans la prise en charge des soins aux malades. Les
61
62
63
64
Guyot, op. cit., v° Vœu.
Pothier, Œuvres complètes, nouvelle éd., 1821, Traité des personnes, Partie I, Titre III, p. 285.
Le Moniteur, 23.X.1789, 11, 12, 13 et 14.II.1790.
Article 3 du décret du 3 messidor an XII.
322
dRoiT ET RELigion En EURoPE
congrégations religieuses poursuivent ainsi leur développement, que le Code
pénal de 1810 ne semble plus condamner 65.
Sous la Restauration monarchique, la loi du 2 janvier 1817 fixe le régime des
établissements ecclésiastiques. Celle du 24 mai 1825, relative aux seules congrégations de femmes, fixe leur statut. L’autorisation doit être accordée par une loi
pour les congrégations qui n’existaient pas au 1er janvier 1825. Au contraire,
pour celles qui existaient antérieurement, une ordonnance suffisait.
À cette date, il existe deux sortes de congrégations : les unes reconnues par
la loi, autorisées, qui pourront recevoir les donations et les legs, les autres non
reconnues par la loi, non autorisées, qui ne pourront rien recevoir, mais dont la
situation demeure licite. Sensibilisé par l’action sociale que mènent les congrégations religieuses dans l’enseignement et dans l’assistance notamment, le Second
Empire les favorise par le décret-loi du 31 janvier 1852. Il est désormais possible
de leur conférer l’autorisation par simple décret, dans des hypothèses variées. Par
ailleurs, de nombreuses congrégations d’hommes bénéficieront d’une reconnaissance d’utilité publique à titre d’associations charitables vouées à l’enseignement.
C’est durant cette période que se pose, alors, la question du traitement juridique de l’engagement religieux. Doctrine et jurisprudence vont, de concert,
définir le vœu religieux d’obéissance, puis en caractériser le régime juridique.
1. La définition du vœu d’obéissance
En la matière, la doctrine joue un rôle prépondérant.
En premier lieu, la doctrine définit la congrégation religieuse dans laquelle
le vœu est prononcé. Cette dernière est présentée comme une association de
personnes qui se consacrent à Dieu et qui s’engagent à vivre en commun sous
les mêmes règles. La doctrine va faire apparaître les caractères distinctifs de la
communauté religieuse. Ce sont « des statuts, des vœux, un noviciat, la cohabitation d’une maison conventuelle et l’institution canonique ». Se rapportant
à une circulaire ministérielle, du 8 mars 1852, Maurice Block conclut : « une
association qui n’aurait pas été approuvée, sous le rapport spirituel, par l’autorité diocésaine ne pourrait être considérée sous le rapport temporel comme une
congrégation religieuse » 66. La seule dimension fraternelle ne saurait donc suffire à désigner légalement une communauté. La reconnaissance canonique est
impérieuse et devient même le fait générateur de la qualification juridique de la
congrégation. Le droit canonique joue un rôle déterminant sur la qualification
65
66
Art. 291 : « Nulle association de plus de 20 personnes, dont le but sera de se réunir tous les
jours ou à des jours marqués, pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou
autres ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement et sous condition qu’il
plaira à l’autorité publique d’imposer à la société. »
M. Block, dictionnaire de l’administration française, 1877, v° congrégation.
L’engagement religieux
323
juridique civile. Les juges civils ne peuvent, à raison des seuls critères matériels,
qualifier de congrégation religieuse n’importe quelle association de personnes
exclusivement consacrées à Dieu et tenues par des statuts.
Cette reconnaissance canonique est d’ailleurs déterminante. Raisonnant par
l’absurde, Gaudry examine s’il est possible d’assimiler la communauté religieuse
à une société. Il rappelle que la société est une convention par laquelle deux ou
plusieurs personnes mettent quelque chose en commun, conformément aux
articles 1832 et 1837 du Code civil. La réciprocité d’intérêts est l’essence de la
société. Dès lors, les produits de la société doivent profiter à tous les associés,
comme l’énonce d’ailleurs l’article 1855 du Code. En conséquence de cette analyse, Gaudry considère que « la communauté ne saurait être envisagée juridiquement comme une société ». La congrégation est :
un corps moral, absolument en dehors des individus, il n’y a pas de société, car
il n’y a rien de commun entre ses membres. Ils ne la créent pas pour un intérêt
collectif, dans lequel ils se trouveront compris, mais pour un intérêt dont ils sont
exclus à jamais. Ainsi, il est impossible qu’ils partagent les bénéfices sociaux, que
les tiers aient une action contre eux pour les obligations de la corporation, qu’ils
en demandent la dissolution, et, si la congrégation venait à s’anéantir, ils n’auraient
pas le droit de partager l’actif 67.
Pour la doctrine, la définition même de la congrégation exclut le concept juridique de société.
En second lieu, la doctrine définit le vœu religieux. Tout d’abord sont distingués deux espèces de vœux. « Le vœu simple est celui qu’on fait en recevant
les ordres sacrés ou en faisant profession de religion dans un ordre approuvé par
l’Église » 68. La profession religieuse s’inscrit dans le second type de vœu. Elle se
présente comme un vœu solennel par lequel « les chrétiens de l’un et de l’autre
sexe s’engagent publiquement à suivre les conseils évangéliques selon une des
règles approuvées par l’Église » 69. Peu importe laquelle d’ailleurs, la formule des
vœux produit toujours le même effet par rapport aux nouveaux engagements
que contractent ceux qui font des vœux de religion.
De manière fréquente 70, la doctrine rappelle les dispositions du décret du
18 février 1809. Les jeunes filles ou novices ne peuvent contracter de vœux, si
elles n’ont pas 16 ans accomplis. Jusqu’à 21 ans, il ne leur est pas permis de s’engager sans le consentement de leurs parents, et la durée de leurs vœux ne peut
excéder une année. Après 21 ans, les religieuses sont admises à contracter des
67
68
69
70
Gaudry, Traité de la législation des cultes, et spécialement du culte catholique, ou de l’origine, du
développement et de l’état actuel du droit ecclésiastique en France, vol. 3, Troyes, 1856, p. 354.
M.R.A. Henrion, Code ecclésiastique français d’après les lois ecclésiastiques de d’Héricourt,
Paris, 1828, p. 309.
ibid., p. 310.
Not. Campion, Manuel pratique de droit civil ecclésiastique, Paris, 1876, p. 278.
324
dRoiT ET RELigion En EURoPE
vœux pour 5 ans au plus. Certes, comme l’affirme Campion, le vœu religieux est
de sa nature un acte qui ne trouve sa sanction que dans le for intérieur. Néanmoins, « la loi civile est intervenue pour prémunir les établissements religieux
eux-mêmes contre la légèreté, le défaut de réflexion des individus dont ils se
composent » 71. En conséquence, les congrégations religieuses de femmes peuvent
déclarer dans leurs statuts que les membres se lient par des vœux ; mais la loi
civile ne prête son appui et sa force qu’à des vœux qui n’excèderont pas 5 ans.
Les statuts qui exprimeront la perpétuité des vœux ne recevront pas d’approbation légale 72. Mais Gaudry précise que « dans plusieurs ordres religieux autorisés,
quoique les vœux, aux yeux de la loi civile, soient temporaires, il est impossible
d’empêcher que, dans le for intérieur, il y ait des engagements perpétuels. Seulement, ces engagements perpétuels sont sans valeur dans la légalité et celui qui les
a prêtés pourrait les violer sans s’exposer à une sanction civile » 73.
De manière plus singulière, l’obéissance est ensuite définie. Elle consiste
dans une soumission prompte et exacte à la Règle que les religieuses doivent regarder comme la volonté de Dieu et à tous les ordres particuliers des supérieurs, à
moins qu’ils n’ordonnassent quelque chose contre la loi de Dieu et contre la Règle,
ou qu’ils ne voulussent obliger une religieuse à mener une vie plus rude et plus austère que celle qui est prescrite par la Règle à laquelle elle s’est soumise 74.
2. Le régime juridique du vœu d’obéissance
Se pose ici la question des effets civils susceptibles d’être reconnus au vœu
d’obéissance.
De façon générale, on rappelle souvent que si l’autorisation donne aux communautés religieuses l’existence légale, il ne s’ensuit pas qu’elle affecte, comme
dans l’ancien droit, l’état civil des personnes qui composent ces communautés.
Toutefois, si la profession religieuse n’enlève pas, conformément aux dispositions en vigueur, la capacité civile des personnes, s’ensuit-il que les statuts des
communautés n’aient à leur égard aucune force ? Portalis, dans la présentation
qu’il fait du décret de 1809, affirme :
aujourd’hui, nos lois françaises refusent de reconnaître et de sanctionner les vœux
perpétuels qui enlevaient souvent à la société des sujets utiles pour ne donner à
Dieu que des victimes sans sacrifice, mais elles n’ont point interdit le droit d’autoriser des associations qui présenteraient une grande utilité sans présenter aucun des
inconvénients attachés à la vie monastique 75.
71
72
73
74
75
Campion, op. cit., p. 279.
Cf. L. 13.II.1790 ; D. 3 Messidor en XII, D. 18.II.1809, art. 8 ; L. 24.V.1825, art. 11 ; Av.
C.E. 13.VIII.1819 et 15.X.1841.
Gaudry, op. cit., p. 357.
Henrion, op. cit., p. 312.
Almanach du clergé de France, 1830, p. 615.
L’engagement religieux
325
Il ajoute :
réduisons la question à ses véritables termes : quel est l’objet des lois, lorsqu’elles
refusent de reconnaître et de sanctionner des vœux perpétuels ? C’est de laisser à
chacun l’exercice de sa liberté naturelle et d’empêcher qu’on use de coaction et de
contrainte envers qui que ce soit, pour l’exécution d’engagement que les lois ne
reconnaissent pas ; les statuts autorisés d’une association sont les seuls dont l’exécution peut être forcée 76.
Ainsi, les statuts autorisés et les vœux temporaires peuvent avoir une efficacité
juridique.
Ces affirmations conduisent alors à s’interroger sur la nature juridique du
lien, tant au niveau pénal qu’au niveau civil.
2.1. Au niveau pénal
Sur le plan pénal, peut-on conclure que, pour l’exécution des vœux ou de
l’engagement temporaire, on puisse forcer un membre d’une communauté religieuse à rentrer dans le couvent qu’il aurait quitté ? Portalis fils, dans un rapport à la Chambre des Pairs, du 23 mars 1823, affirme que : « les dispositions
des lois constatent la difficulté réciproque que conserve toujours l’association
de répudier tout sujet indocile ou scandaleux, et chaque sœur de rompre ses
engagements en tout temps et avec toute liberté, sans cause déterminée » 77.
Par ailleurs, dans une lettre adressée à l’évêque de Cambrai, le 14 mars 1838,
le Ministre de l’intérieur et des cultes 78, ainsi que dans une autre, de la même
76
77
78
ibid.
R. Fremont, A. Weiss, H. Frennelet, H. Ferreol Riviere, nouveau répertoire de doctrine, de législation et de jurisprudence, vol. 20, Paris, 1895, p. 253.
« Le droit de séquestrer et de retenir les membres des congrégations contre leur propre
volonté et à l’aide de moyens coercitifs serait tellement en opposition avec les principes de
notre droit constitutionnel et civil qu’une disposition légale formelle serait indispensable
pour le conférer. On chercherait en vain cette disposition dans nos lois actuelles, même
sous l’Ancien régime, les lois ne garantissaient que l’exécution des vœux solennels et non
pas des vœux simples, les seuls admis aujourd’hui. La considération principale que l’on fait
valoir à l’appui de l’opinion contraire est que l’émission des vœux constitue au moins
engagement civil ordinaire ; qu’en conséquence, il doit avoir des effets civils, et que les lois
doivent en assurer l’exécution. Il y a là une erreur de droit. L’engagement par lequel une
personne aliènerait sa liberté pour un temps plus ou moins long n’aurait pas, aux yeux des
lois civiles, la valeur qu’on paraît lui attribuer ; ainsi considéré comme engagement uniquement civil, le vœu d’une religieuse serait entièrement nul : il ne peut avoir d’autre valeur
que celle qui lui a été spécialement attachée par la loi. Sous ce point de vue, on peut le
comparer à l’engagement pris par les jeunes gens qui entrent dans l’université, de se consacrer pendant 10 ans à leur fonction ; or, il n’y a aucun doute que les lois ne donnent pas le
droit d’assurer l’exécution de ce dernier engagement à l’aide de moyens coercitifs (…), dans
le mariage même, dont l’acte est bien un contrat civil solennel, les tribunaux n’ont jamais
reconnu au mari le droit de séquestrer sa femme. L’assimilation des religieuses aux soldats
et aux marins, qui ne peuvent abandonner les drapeaux avant l’époque de leur libération,
326
dRoiT ET RELigion En EURoPE
date, envoyée au Procureur général de Douai 79, le Garde des Sceaux, pensent,
tous deux, que le droit de retenir et de séquestrer les membres des congrégations
contre leur propre volonté, et à l’aide de moyens coercitifs, seraient absolument
contraires avec les principes du droit en vigueur tant civil que constitutionnel.
Campion confirme cette position. S’il y a de la part d’une religieuse infraction
à ses vœux, cette infraction peut sans doute donner lieu à des réprimandes ou à
des peines spirituelles, mais elle est non avenue aux yeux de la loi civile, et tout
moyen coercitif employé par le pouvoir spirituel pour retenir un membre de la
congrégation contre sa propre volonté constituerait le crime de séquestration
prévu par l’article 341 du Code pénal 80.
Existe-t-il, dès lors, faute de « sanction pénale », une sanction civile aux
vœux religieux, et dans l’affirmative, comment justifier cette dernière ?
2.2. Au niveau civil
La doctrine et la jurisprudence définissent la nature du lien qui unit le religieux à sa congrégation pour en faire apparaître, ensuite, les conséquences juridiques et judiciaires.
2.2.1. La définition de la nature du lien
La doctrine est acquise à la conception contractuelle de toute relation. Sans
se pencher sur la véritable nature de la Règle, les jurisconsultes vont faire de
celle-ci un véritable contrat auquel adhère celui ou celle qui professe les vœux.
Ainsi, Dalloz considère qu’il existe entre la communauté et la religieuse un
lien contractuel.
C’est un contrat commutatif par lequel la communauté s’engage à nourrir, soigner
et entretenir la personne qui est agrégée à la communauté, à pourvoir enfin à tous
79
80
n’est pas davantage admissible. En effet, il s’agit ici d’un service public, général et commandé par les lois ; elles ont réglé l’exercice, déterminé les infractions, autorisé les peines
disciplinaires ou autres. Rien de tout cela n’existe pour les congrégations religieuses. Dans
ces circonstances, la détention d’une religieuse constituerait donc le crime prévu par l’article 341 du Code Pénal. Dès lors, aux termes de l’article 119, les fonctionnaires publics se
rendraient eux-mêmes passibles de poursuites criminelles, en ne déférant pas aux réclamations légales qui leur sont adressées », in A. Vuillefroy, Traité de l’administration du culte
catholique : principes et règles d’administration, extraits des lois, des décrets et ordonnances
royales, etc., Paris, Joubert, 1842, p. 194.
« Il est de principe, en France, que nul ne peut aliéner sa liberté et qu’on ne peut en être
privée qu’en vertu d’un mandat et d’un ordre de justice. Ce principe est formulé dans
l’article 2063 du Code civil, le Code pénal et le Code d’instruction criminelle le proclament ; il est écrit dans toutes nos lois. Si l’engagement des religieuses est pris devant l’officier d’état civil, c’est pour que le pouvoir civil s’assure que de plus longs vœux que ceux
autorisés ne seront pas reçus et n’engageront pas les consciences », in A. Vuillefroy,
op. cit., p. 195.
Campion, op. cit., n° 33, p. 278.
L’engagement religieux
327
ses besoins, moyennant le payement de l’aumône dotale de la part de celui qui l’a
promise 81.
La jurisprudence soutient cette vue : « les conventions qui interviennent entre
la supérieure d’une communauté religieuse et les père et mère d’une jeune personne (…) forment un véritable contrat synallagmatique et aléatoire » 82. Pour
Gaudry, qui épouse l’approche contractuelle, l’acte qui se fait entre les congrégations et les nouveaux adhérents est « un contrat do ut des. C’est une convention
à titre onéreux par laquelle on s’engage à fournir à un individu tout ce qui lui est
nécessaire à son existence pendant toute sa vie, comme équivalent de ce qu’on
a reçu de lui. C’est le contrat défini par l’article 69 § 5 de la loi du 22 frimaire
an VII, sous le titre de constitution de rente ou pension à titre onéreux » 83.
Cette approche doctrinale contractuelle est d’ailleurs très largement confirmée par la Cour de Cassation. Le 27 février 1856, la Cour suprême affirme :
le noviciat imposé à toute postulante a évidemment pour but, relativement à elle,
de lui enseigner les statuts et les constitutions de la congrégation, afin que, persistant dans sa vocation, elle n’entre dans la communauté qu’en parfaite connaissance
des devoirs auxquels elle sera soumise à l’avenir.
La Cour de Cassation justifie sa décision en expliquant « qu’une communauté
religieuse, dans sa nature comme dans son objet, ne saurait être identiquement
assimilée à une société purement civile » 84. En conséquence, la religieuse, en
s’obligeant formellement à suivre ces règles et ces constitutions, se déclare en
avoir par le fait même une pleine connaissance. Aussi, la religieuse, en entrant
dans la communauté, accepte de se soumettre volontairement et sérieusement à
toutes les prescriptions écrites dans les statuts et aux conditions qui régissent la
congrégation. Ainsi, la religieuse ne peut négliger ou enfreindre ces règles sans
manquer ouvertement à ses engagements.
81
82
83
84
V.A.D. Dalloz, P.A. Dalloz, Jurisprudence générale : Répertoire méthodique et alphabétique
de législation de doctrine et de jurisprudence, Bureau de la Jurisprudence générale, 1848,
v° culte, n° 671.
Agen, 22.03.1836, in V.A.D. Dalloz, P.A. Dalloz, op. cit., v° culte, n° 671.
Gaudry, op. cit., p. 355.
C.Cass. 27.02.1856, Sirey, II, 1857, p. 339. Et de poursuivre « qu’il faut reconnaître que si,
sur certains points extérieurs, elle est soumise au droit commun, elle n’en a pas moins des
statuts qui lui sont propres et des règles spéciales pour tout ce qui concerne son régime
intérieur et les rapports existant entre la communauté et les membres qui la composent ; que
cela est si vrai que les statuts de la congrégation dont il s’agit, après avoir posé quelques
principes généraux relatifs au chiffre de la dot à apporter par les sœurs, aux vœux qu’elles
forment en entrant, comme aussi aux obligations de la communauté envers chacune d’elles
pendant leur séjour ou lors de leur sortie, ajoutent textuellement par leur article 17 que
“pour tout ce qui tient au régime intérieur de la congrégation, les sœurs se conforment aux
règles approuvées par Mgr l’Évêque diocésain”, d’où il suit que c’est l’ensemble de ces statuts
et de ces règles qui constituent la loi de la communauté et que ce n’est que par la combinaison de leurs dispositions respectives que l’on peut déterminer d’une manière rationnelle et
certaine les droits et les devoirs de la communauté en général et des sœurs en particulier ».
328
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Le libre consentement, éclairé, prime sur toute autre considération. En effet,
peu importe le rang de la religieuse dans la communauté. Aucune distinction
n’est à faire, par exemple, entre les religieuses de chœur et celles connues sous
le nom de sœurs converses 85. Les unes et les autres, en effet, ont prononcé les
mêmes vœux et sont, par conséquent, membre d’une même communauté.
Cette considération canonique repose sur un examen très attentif mené par la
Cour de Cassation sur les statuts de la congrégation visée :
Nous avons aux pièces, une copie certifiée des statuts de la maison des dames
blanches, annexés au décret d’autorisation du 23 juillet 1811, où se lit l’article :
« les sœurs du refuge ont des sœurs domestiques qui n’ont point de part au gouvernement de leur maison et qu’elles assimilent pour l’entretien et la nourriture » 86.
Puisqu’il s’agit d’une relation contractuelle, dont la Règle approuvée par
l’Église forme le fondement, l’inexécution des dispositions statutaires peut se
résoudre en dommages-intérêts. Doctrine et jurisprudence promeuvent cette
solution.
Dalloz retient cette proposition. « Les religieuses apportant une dot en
entrant en religion, si on ne peut retenir la personne, on pourra retenir les
biens ou demander des dommages-intérêts si les membres de la congrégation
ont rompu leur engagement sans raison suffisante. Ainsi on pourra, s’il n’y a
pas eu de dot, demander la restitution des aliments qui auraient été fournis à
la religieuse » 87. Jacquier approuve cette argumentation juridique. La fuite du
monastère fait perdre à la religieuse la dot qu’elle y a portée. « Telle est la sanction principale de la violation de ses engagements contractés. Cette conséquence
est exacte lorsque l’inexécution de ces engagements a causé à la communauté un
préjudice ; car, selon l’article 1142, toute obligation de faire ou de ne pas faire
se résout en dommages-intérêts, en cas d’inexécution de la part du débiteur » 88.
Cependant, il faut pour cela qu’il y ait un préjudice causé et que ce préjudice
égale la valeur de la dot. Jacquier considère que la position de Dalloz doit être
nuancée en insistant sur le fait qu’il s’agit d’un contrat aléatoire. Pour motiver
son point de vue, il réalise une comparaison avec le pouvoir dont dispose le
mari sur la dot de sa femme 89. La position de Jacquier paraît marginale dans
85
86
87
88
89
C.Cass 29.05.1845, D. 1846, p. 198.
C.Cass 29.05.1845, D. 1846, p. 198.
Dalloz, op. cit., n° 420. À ce sujet, on consultera aussi Gaudry : « toute obligation personnelle se résout en dommages-intérêts, si donc l’établissement avait un intérêt appréciable à
retenir celui qui veut méconnaître son obligation, il pourrait obtenir contre lui, en justice,
des dommages-intérêts. » (op. cit. p. 354).
C.F. Jacquier, de la condition légale des communautés religieuses en France, Versailles, 1869,
p. 342.
ibid. : « Je ne pense donc pas qu’on puisse dire d’une manière exacte et générale que l’inexécution du vœu entraîne comme conséquence la perte de la dot et que ce soit là une sanction
de la force civilement obligatoire du vœu. C’est le résultat du contrat aléatoire de la consti-
L’engagement religieux
329
la doctrine, celle-ci s’accordant d’une façon générale à reconnaître une relation
contractuelle entre la religieuse et la communauté.
La nature du lien ainsi établie de façon quasi convergente par la doctrine et
par la jurisprudence, il faut faire apparaître les conséquences de cette nature.
2.2.2. Les conséquences de la nature du lien
Les conséquences de la nature du lien apparaissent tant au niveau processuel
que juridique.
Certes, les juges affirment leur incompétence de principe en la matière. Toutefois, il se peut qu’ils interviennent pour rappeler la suprématie de l’ordinaire
du lieu d’abord, pour faire ensuite, eux aussi, triompher la Règle – contrat - au
travers de l’interprétation à laquelle ils se livrent, conformément à l’article 1156
du Code civil.
De manière constante, les juges affirment leur incompétence de principe
pour traiter du contentieux relatif au lien qui unit le religieux à son monastère. La principale raison avancée est que les statuts prévoient la compétence
du tribunal de l’Ordinaire du lieu et que, celui-ci ayant rendu sa décision, ils
n’ont plus à intervenir. La Cour impériale de Riom, dans un arrêt du 27 février
1856, le justifie avec grande clarté en se fondant sur la clause d’attribution de
compétence qui figure dans les statuts, fondement du contrat 90. Raisonnant par
l’absurde, la Cour conclut ainsi :
90
tution de dot : il subsisterait, alors même que la loi ne reconnaîtrait aux vœux aucun effet
civil. D’ailleurs, quel texte pourrait autoriser la communauté à retenir ainsi la dot à titre de
peine ? Elle ne saurait avoir sur ce point plus de droits que le mari n’en a vis-à-vis de sa
femme. Or depuis quand le mari peut-il garder la dot de sa femme, lorsque celle-ci déserte
le domicile conjugal et refuse d’y rentrer ? Il en faut dire autant des réclamations que la
communauté pourrait faire à raison des dépenses d’entretien, de nourriture et de logement,
dont la transfuge a profité. C’est le droit commun qui l’y autorise : c’est cette règle que
personne ne peut s’enrichir injustement aux dépens d’autrui et nullement la force obligatoire des vœux. Car, encore un coup, cette sanction n’est écrite nulle part. »
Riom 27.02.1856, Sirey, II, 1857, p. 137 : « Attendu que cette décision a été rendue par la
seule autorité compétente, celle qui a été désignée par les statuts de la communauté qui
faisaient la loi des parties, et que, quelles qu’en soient pour la Demoiselle Crouzet les
conséquences, le tribunal n’a ni mission, ni caractère pour l’apprécier ou la réviser parce que
l’examen auquel il se livrerait ne pourrait porter que sur des intérêts et des questions d’un
ordre tout différent de ceux que la loi civile confère à ses délibérations et attribue à sa
juridiction ; que vainement on dirait que, s’agissant uniquement dans l’espèce d’une
demande en pension viagère, l’intérêt en litige est purement civil et rentre par conséquent
dans la compétence du tribunal ; car pour apprécier le mérite de la demande, il faudrait
bien de toute nécessité remonter à sa cause, et comme c’est sur l’exclusion qu’elle est basée
on serait bien forcé d’examiner si les motifs qui l’ont fait admettre étaient fondés ou non,
ou si la sentence a été bien ou mal rendue ; qu’on suppose pour un instant que l’exclusion,
au lieu d’avoir été prononcée pour cause d’insubordination ou de mauvais caractère, l’eût
été pour cause d’hérésie ou de schisme, le tribunal, en présence de la législation qui nous
régit, pourrait-il, on le demande, s’immiscer dans de pareilles matières et décider si la
Demoiselle Crouzet a été justement ou injustement frappée par les juges qu’elle s’était
330
dRoiT ET RELigion En EURoPE
attendu que, sans qu’il soit besoin de donner de plus amples développements, il est
aisé de comprendre que le système contraire n’aurait d’autre résultat que de rendre
impossible tout établissement religieux, et qu’il vaudrait autant, pour ainsi dire, les
rayer de notre constitution sociale.
Le 28 juin 1875, la Cour d’Appel de Chambéry rappelle que l’exclusion d’une
religieuse de la congrégation, à laquelle elle avait été agrégée, est une peine disciplinaire qui ne peut être prononcée que par la juridiction de l’Ordinaire 91. Dès
lors, dans le cas où les statuts de la congrégation renvoient, pour la discipline
intérieure, aux règles approuvées par l’évêque diocésain tout en reconnaissant
à la communauté le droit d’exclure les religieuses pour inconduite, le tribunal
civil est incompétent. Il en va de même dans un arrêt de la Cour de Cassation,
du 18 juillet 1881 92, ou encore dans une décision de la Cour d’appel de Dijon,
du 9 février 1894 93.
Ainsi, les magistrats s’accordent à reconnaître que les questions d’ordre
conventuel et de discipline intérieure des congrégations religieuses ne peuvent
être déférées à l’appréciation des tribunaux de l’ordre judiciaire. Ces derniers ne
sauraient, en aucune façon, s’immiscer dans l’application des règles monastiques,
d’autant plus que les statuts de la congrégation reconnaissent expressément une
compétence exclusive à certains dignitaires ecclésiastiques auxquels est attribué le
pouvoir de prononcer même l’exclusion par voie de mesure disciplinaire.
Ce refus d’intervenir trouve sa raison au moins dans un motif. La relation
qui unit une communauté et un religieux est sui generis. Le tribunal de la Seine,
le 15 mars 1901 94 le rappelle :
l’accord intervenu entre une congrégation religieuses et une personne qui y est
reçue à titre de membre associé, en s’obligeant à observer une règle et une discipline commune et à se vouer au soin des malades, ne constitue pas un contrat de
louage de services ordinaire. À supposer que la personne ainsi devenue membre de
la congrégation religieuse pût être considérée comme un employé ou serviteur, elle
91
92
93
94
donnés en entrant dans la congrégation ; évidemment non ; d’où il faut conclure que si,
parmi les causes de renvoi, il en est qui pour tout le monde sont hors des attributions du
tribunal, ici toutes échappent à sa juridiction, car ou le principe est vrai pour tous les cas,
ou il est faux pour tous. »
Chambéry, 28.06.1875, D. 1876, p. 86.
C.Cass. 18.07.1881, D. 1881, I, p. 377. Dans son rapport, le Haut Conseiller FerandGiraud s’exprime ainsi : « Certainement, les liens religieux pourront dans certains cas
donner lieu à des questions du ressort des tribunaux civils parce que la vie civile et les
affaires de ce monde, celles que les tribunaux sont appelés à juger et à apprécier, ne s’arrêtent pas toutes à la porte des couvents et des maisons religieuses, et ce ne sera point là
une partie du territoire qui échappera à la loi et à la justice des tribunaux, mais la vie
intérieure, la discipline conventuelle, la loi professionnelle, seront sous la direction unique
des autorités de la maison. »
Dijon 9.02.1894, II, p. 351.
Trib. Seine, 15.03.1901, D. 1902, II, p. 341.
L’engagement religieux
331
ne saurait, d’ailleurs, après avoir quitté volontairement la congrégation, en réclamer
aucune indemnité pour ses services, lorsqu’elle a renoncé par avance à leur rémunération, à moins que l’engagement pris par elle en ce sens eût été obtenu par dol,
par fraude ou qu’à l’époque où il a été signé, ladite personne se trouvât soit en état
de minorité, soit en état de démence.
Pour le Tribunal, la Règle est un contrat auquel a adhéré la professe et, sauf
vice du consentement de cette dernière, cet engagement ne saurait être remis
en cause.
En outre, on voit bien ici que les services exécutés lors de la période d’engagement du religieux sont la mise en œuvre de la Règle, ils ne forment pas une
prestation ou une location de services stricto sensu. Du for interne jaillit le for
externe : c’est la soumission religieuse à la Règle qui donne naissance au service incarné ; mais en tant que tel et pour lui-même, le service n’aurait pas été
réalisé par la personne s’il n’avait découlé de l’observance de la Règle. La cause
de l’obligation n’est pas à rechercher dans l’ordre immédiat du supérieur, qui
n’en est que la causa proxima, mais plutôt dans l’adhésion à la Règle, qui, causa
remota, en est l’unique et seul fait générateur.
Avec intérêt, on note que le Tribunal ne fait donc pas allusion au lien de
subordination, mais seulement à la rémunération. Pourtant, à cette époque, de
manière unanime, la jurisprudence affirme que c’est le lien de subordination qui
fait le contrat de louage de services, et non la rémunération. Il nous paraît alors
possible d’envisager que les magistrats du tribunal disposent d’une certaine maîtrise du droit canonique, la soumission ne saurait être envisagée par rapport à la
supérieure, ni même par rapport à la congrégation, mais seulement par rapport
à la Règle, contrat objectif qui s’impose à la volonté de tous, parce que dépassant
toute volonté individuelle. De ce fait, il ne peut y avoir d’analogie avec le contrat
de louage de services, résultat, en principe, d’une négociation bilatérale 95.
Dans cette approche, une certaine forme de retour au privilège du for n’inquiète pas les juges parce que, précisément pour eux, le lien entre la communauté et la religieuse n’est pas un « contrat judiciaire ».
Une personne, désireuse de se soustraire aux affaires, aux préoccupations de la
vie, aux plaisirs comme aux ennuis que d’autres se partagent inégalement, entre
dans une communauté religieuse, livrant son âme et sa volonté à une direction
étrangère (…) Le tribunal civil pourra-t-il s’ériger en tribunal d’appel à l’encontre
du directeur spirituel, en contrôleur des décisions de la supérieure ? L’on veut
établir une assimilation, à divers points de vue juridiques, entre la religieuse professe et des employés de chemin de fer, un professeur de chants du conservatoire,
au préposé d’une maison de commerce ; mettre ces situations en parallèle suffit
95
Certains pourraient être tentés d’évoquer la Règle sous la forme d’un contrat d’adhésion,
mais ici encore l’analogie ne convient pas dans la mesure où l’une des deux « parties » à
savoir le fondateur de la congrégation et par voie de conséquence le rédacteur de la Règle,
qui s’impose à tous et dans des termes identiques, est décédé depuis souvent fort longtemps.
332
dRoiT ET RELigion En EURoPE
pour démontrer qu’il n’y a entre elles rien d’assimilable, que tout au contraire est
dissemblable.
La justice des tribunaux « n’a point à apprécier si la vertu de telle professe est
suffisamment solide pour satisfaire à la règle monastique, si sa piété est suffisamment sûre et sincère, si ses vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance sont
suffisamment remplis » 96.
Ainsi, une personne, libre dans l’exercice de ses droits et de ses actions,
capable de prendre les engagements qui ne sont pas contraires à l’ordre public
et aux bonnes mœurs, peut validement se soumettre à une Règle. Cette Règle
contient des clauses d’attribution de compétence juridictionnelle qui ne sont en
rien abusives. La Règle connue, acceptée, doit trouver sa pleine efficacité. Les
magistrats établissent une présomption de responsabilité qui fait écho à l’image
du bon père de famille consacré par le Code civil. Celui qui contracte, doté d’un
consentement libre et éclairé, s’engage validement dans les conditions établies
par la Règle. Férand-Giraud conclut alors que « cette soumission aux ordres et
aux appréciations de certaines personnes ne sont pas des choses insolites dans
la pratique, nous les retrouvons dans des matières qui sont du domaine exclusif
des contrats » 97. Les statuts forment donc la loi de tous ceux qui entrent dans
la communauté, se sont soumis à ses règles et, lorsqu’il est expressément mentionné que l’exclusion des membres de la communauté pourra être prononcé
par l’évêque, la religieuse frappée par une décision régulière, conforme à la procédure établie par les statuts, n’a qu’à s’incliner : « il est inadmissible que les
tribunaux civils puissent connaître de la sentence disciplinaire rendue par l’autorité dont la religieuse a par avance accepté l’arrêt souverain » 98.
Pour autant, dès lors que la procédure établie par les statuts n’a pas été
respectée, le juge civil rappelle sa compétence. La décision de l’autorité ecclésiastique est alors considérée comme entachée de dol ou de fraude. Aussi, les
tribunaux peuvent-ils intervenir dans les différends qui s’élèvent entre associations religieuses et membres qui les composent. Ainsi, la Cour de Cassation
énonce que « s’il est justifié que l’expulsion n’a eu pour but que de soustraire la
communauté à la charge d’entretenir la religieuse expulsée pendant son état de
maladie, et si cet abus constituait une sorte de dol ou de fraude pour échapper à
des engagements résultant du pacte constitutif de l’association », l’arrêt indique
96
97
98
C.Cass. 18.07.1881, D. 1881, I, p. 378.
ibid. : « Qu’on nous permette de rappeler que, dans les cahiers des charges des travaux
publics, et notamment des compagnies de chemin de fer, il est dit à chaque ligne et à
l’occasion de tous les travaux, que les ingénieurs seront souverains appréciateurs de la bonté
des matériaux et de l’exécution des travaux. Et, en cours de construction, ils ont ainsi, de
par la loi de leur contrat, à l’encontre des entrepreneurs un droit d’appréciation absolu,
auquel une volonté autre que celle de leurs propres chefs ne peut se substituer à l’encontre
des dispositions des traités. »
Dijon 9.02.1894, II, p. 351.
L’engagement religieux
333
« que la religieuse expulsée, frauduleusement lésée dans ses intérêts civils, a le
droit de demander aux tribunaux la réparation du préjudice causé à travers des
dommages-intérêts » 99.
C’est d’ailleurs en ce sens que se prononcent les auteurs. D’après Ravelet,
il est nécessaire au gouvernement d’une communauté qu’elle puisse renvoyer
de son sein les religieuses qui y introduisent des éléments de désordre, et les
causes de renvoi ne peuvent être appréciées par les tribunaux civils. Mais l’expulsion n’en doit pas moins être prononcée régulièrement par l’autorité religieuse
compétente dans les formes prescrites par le droit canonique et par les statuts.
Une religieuse expulsée violemment, sans formes et sans motifs, pourrait saisir les tribunaux civils de sa plainte et demander contre la communauté des
dommages-intérêts 100.
Ainsi, les tribunaux saisis d’une demande de cette nature devront d’abord
rechercher ce que les statuts décident. Si une clause permet à la communauté de
renvoyer les religieuses sans motif, le renvoi sera licite et ne devra donner lieu à
aucune demande de dommages-intérêts. Si le renvoi ne peut avoir lieu que pour
des causes et suivant des formes déterminées, et que la décision a été prononcée de cette façon par l’autorité canonique compétente, le tribunal civil devra
se déclarer incompétent. En revanche, si le cas de l’expulsion n’est pas envisagé
dans les statuts, alors les tribunaux civils sont compétents.
Les juges tirent toutes les conséquences juridiques de cette analyse. La religieuse exclue, selon la procédure statutairement établie, est sans droit pour
réclamer la rémunération des services qu’elle a rendus à la communauté pendant
qu’elle lui a appartenu, « dès lors que la règle contenait une clause n’accordant
en cas d’exclusion de la religieuse que la restitution de son trousseau » 101. La
note de doctrine commentant l’arrêt ajoute : « relativement à la rémunération
des services rendus à la communauté, l’arrêt répond avec raison à la réclamation de la demanderesse par la clause des statuts qui fixait et limitait dans ce cas
les obligations de la communauté. Il eût pu ajouter que les services rendus par
la religieuse n’avaient été que l’exécution des engagements pris par elle lors de
son entrée dans la communauté et qu’elle en avait trouvé la compensation dans
les avantages de la vie commune à laquelle elle avait participé et les frais que la
communauté s’était imposés pour faire face à tous les besoins de son existence ».
Ici encore, il n’est nullement fait référence à un quelconque lien de subordination. Ce qu’examine le juge, c’est le respect de part et d’autre des dispositions
contenues dans la Règle, qui s’impose à la volonté de tous, simples membres
comme supérieur.
99 C.Cass. 18.07.1881, D. 1881, I, p. 380.
100 Ravelet, Traité des congrégations religieuses, Palmé, 1869, p. 48 et s.
101 Dijon 9.02.1894, D. 1894, II, p. 351.
334
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Ainsi, pour la doctrine comme pour la jurisprudence, ce qui est déterminant
c’est la stricte et convenable application de la Règle 102. Il est d’ailleurs intéressant
de noter que, parfois, les magistrats n’hésitent pas à se plonger dans les sources
du droit canonique pour une interprétation la plus fidèle possible de la Règle 103.
Dès lors, ce qui préoccupe le juge c’est de vérifier que les engagements pris sont
tenus. Pour lui, il n’y a pas lieu de s’interroger sur l’existence ou non d’un lien de
subordination 104, tout simplement parce que ce dernier n’existe pas, par essence.
Dans le vœu d’obéissance, il y manifestation d’une volonté qui adhère à une
Règle non négociée et imposée tant au religieux qu’à son supérieur par le fondateur de l’Ordre, souvent décédé depuis des siècles, non pour retirer un avantage
matériel quelconque mais pour un enrichissement non comptable, échappant
à l’économie ; position qui, au siècle du capitalisme triomphant, marque une
réelle indépendance de la justice et témoigne de la rigueur du juge dans l’analyse juridique qu’il mène.
Toutefois, la pratique prétorienne ayant pour objet la consécration contractuelle des statuts et la reconnaissance d’un certain exclusivisme canonique,
semble trouver ses limites dans un arrêt de la Cour d’Appel d’Angers, du 9 mars
1895, qui ouvre le chemin à une approche plus intéressée du vœu :
la religieuse exclue d’une communauté, pour le compte de laquelle elle a pendant
quinze années rempli avec zèle et dévouement les fonctions de garde-malade et à
laquelle elle a ainsi rapporté des sommes importantes, dépassant de beaucoup les
dépenses de sa nourriture et de son entretien, est fondée à réclamer de ce chef des
dommages-intérêts à la supérieure de la communauté (C.Civ. 1134, 1142, 1382)
et il importe peu que les difficultés de son caractère aient été la cause de son exclusion (C.Civ. 1134, 1142, 1382), de même il est indifférent que l’expulsion ait été
ratifiée en temps utile par l’autorité ecclésiastique 105.
Cet arrêt suscite deux commentaires. Le premier : dans le dispositif normatif qui
sous-tend la décision, il n’est toujours pas fait référence à l’article 1780 § 3, ce
qui confirme que si l’on se fonde sur la relation contractuelle, il n’est nullement
102 Dans un domaine voisin, d’ailleurs, la Cour de cassation, le 18 janvier 1859 (D.1859, I, p. 70)
considère que la supérieure d’une communauté religieuse peut être poursuivie devant les tribunaux civils en reddition de compte de sa gestion : la juridiction de l’Ordinaire qui, en donnant
son approbation au compte, a le pouvoir de dégager la supérieure de toute responsabilité au
regard de la communauté, n’est investie de ce pouvoir que lorsqu’il s’agit des comptes amiables.
103 C. Cour de cassation 18.01.1859, D.1859, I, p. 70 : « Attendu que, selon le concile de
Trente, auquel se référent les statuts (p. 9), la supérieure doit elle-même rendre compte
chaque année à l’Ordinaire. »
104 Pourtant à cette époque et à ce sujet, le débat de la requalification en contrat de louage de
services est dense, cf. notre article « Le droit social : modèle de protection des intermédiaires
de commerce de 1840 à 1936 ? », in Le travail humain au carrefour du droit et de la sociologie. Hommage au Professeur nikitas Aliprantis, Presses universitaires de Strasbourg, 2014,
p. 285-301.
105 Angers, 9.03.1895, D. 1895, II, p. 319.
L’engagement religieux
335
question de contrat de louage de services. Le second : cette décision constitue
une évolution revirement prétorienne qui annonce une époque nouvelle :
Attendu, il est vrai, que l’expulsion de la demoiselle Paitry aurait été, d’après l’intimée, ratifiée en temps utile par l’autorité ecclésiastique, mais attendu qu’il est de
principe, dans notre droit français que les églises et les ministres des cultes n’ont
reçu de puissance que sur les choses spirituelles et non sur les choses temporelles et
civiles ; que si l’on pouvait exclure l’appelante de la communauté, celle-ci ne pouvait se dispenser, en l’espèce, de lui tenir compte des avantages qu’elle lui a procurés par un long travail et un absolu désintéressement, nul ne pouvant s’enrichir au
détriment d’autrui.
Se fondant sur la notion d’enrichissement sans cause, cette décision s’écarte
de l’application des statuts pour prendre en compte le préjudice économique
causé au membre de la congrégation qui, par le fait de l’exclusion, se trouve
privé de ses avantages de la vie commune, contrepartie nécessaire des engagements qu’il avait assumés et remplis.
Cette décision annonce ainsi, à sa façon, la séparation de l’État et de l’Église.
II. La sécularisation du vœu d’obéissance
Dès 1899, Waldeck-Rousseau affirme que « les congrégations ne sont pas
nécessaires à l’Église et sont nuisibles à l’État ». À cette époque, en France,
on compte environ deux cent mille religieux et religieuses, rassemblés dans
de nombreuses communautés. Celles-ci disposent d’un patrimoine considérable (« le milliard » des congrégations) et d’une influence indiscutable tant au
travers des établissements d’enseignement qu’à travers la presse. La IIIe République, radicale, estime donc qu’il faut repenser le régime des congrégations. La
loi du 1er juillet 1901 proclame certes la liberté d’association, mais subordonne
l’existence des congrégations religieuses à la concession d’une autorisation préalable donnée en forme de loi. La création d’une congrégation sans autorisation
constitue donc un délit. Un des buts poursuivi par Waldeck-Rousseau est de
garantir l’unité de l’enseignement. En conséquence, une congrégation religieuse
autorisée par la loi doit obtenir de surcroît un décret lui permettant d’ouvrir un
établissement d’enseignement 106.
Dans le domaine qui retient notre attention, la loi de 1901, renforcée par les
dispositions de celle de 1905 qui proclame la séparation des Églises et de l’État,
vient ainsi exclure l’autorité canonique (A) pour consacrer un ordre public séculier (B).
106 Dans une bibliographie très abondante, on peut not. consulter R. Szramkiewicz et
J. Bouineau, Histoire des institutions, 1750-1914, Litec, 1998, p. 530 ; P. Valdrini,
J.P. Durand, O. Echappe, J. Vernay, droit canonique, Dalloz, 1998, p. 544.
336
dRoiT ET RELigion En EURoPE
A. L’exclusion de l’autorité canonique
La demande politique du législateur est reçue d’une façon quasi-unanime
qui, dans la lutte de pouvoir qui oppose le temporel au spirituel, fait triompher
le juge séculier.
Par principe, le juge civil affirme sa compétence, à l’exclusion de tout autre,
pour trancher les différends relatifs aux congrégations religieuses en général et
aux vœux en particulier. Ainsi, le 18 mars 1902, le Tribunal correctionnel de
Die énonce que les « tribunaux peuvent critiquer les actes de la juridiction épiscopale sans violer le principe de séparation des pouvoirs » 107. Encore, la Cour
d’Appel de Lyon, le 12 juin 1902, affirme qu’il est
de l’essence d’une association religieuse que chacun de ses membres observe des
vœux contractés sous la seule sanction canonique et si ces vœux sont étrangers
au droit public, il n’appartient pas moins aux juges civils de faire état de diverses
particularités et surtout de reconnaissance qui révèlent qu’ils ont été prononcés 108.
Encore, la Cour d’Appel de Caen, le 2 mars 1904, explique qu’il « importe peu
que l’approbation canonique sollicitée par cette communauté ait été ou non
définitivement donnée par la congrégation des évêques et réguliers siégeant à
Rome et dépourvue de toute autorité en France » 109.
Ces décisions suscitent une interrogation relative à la mise en œuvre de la loi
de 1901, sans doute plus politique que juridique.
En effet, lorsque le législateur a statué sur les congrégations, il ne leur a pas
constitué un état civil, il les a prises telles qu’elles sont dans la réalité des choses,
comme des institutions religieuses établies par l’autorité de l’Église et auxquelles
on ne peut s’affilier que par un acte essentiellement religieux : le vœu d’obéissance notamment. Dès lors, comment contester à l’Église le droit de dissoudre le
lien que seule elle a créé ? Peut-on reconnaître d’une part ce lien d’ordre religieux
lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi de 1901 et, dans le même temps, méconnaître
le fait de sa résolution lorsque celle-ci a été prononcée par la même autorité qui
lui avait donné sa force, dès lors que cette décision est par ailleurs conforme à
la loi de cette institution, à savoir le droit canonique ? Dans cette hypothèse,
les intéressés cessent d’appartenir à l’état religieux pour devenir à nouveau soit
de simples citoyens, soit des prêtres séculiers s’ils ont reçu les ordres majeurs.
Dans les brefs de sécularisation, il est énoncé que la personne qui en bénéficie
sera désormais tenue de l’obéissance envers l’ordinaire, au lieu et place du vœu
d’obéissance à ses supérieurs, qu’elle avait prononcé.
Ceci étant, le juge va plus loin en ne reconnaissant pas, sur le principe, de
compétence aux autorités ecclésiastiques. Pour ce faire, il semble appuyer sa
107 T. Corr. Die, 18.03.1902, D. 1902, II, p. 261.
108 C.A. Lyon, 12.06.1902, D. 1902, II, p. 265.
109 C.A. Caen, 2.03.1904, D. 1906, II, p. 10.
L’engagement religieux
337
démarche sur une circulaire du garde des Sceaux 110. Ce texte dénie toute force
obligatoire en France aux décisions du pape et des congrégations romaines qui
prononceraient des sécularisations 111.
Cette discussion relative aux compétences attribuées aux uns et refusées aux
autres est encore vivement débattue en 1909. Matter, substitut au Tribunal civil
de Seine, considère que les liens qui unissent le prêtre à son évêque ou le religieux à sa congrégation, tombent sous la compétence des juridictions séculières.
En effet, alors qu’un jugement du Tribunal d’Aurillac, du 13 février 1907, affirmait que ces relations échappaient au temporel, le Substitut, manifestement
irrité par cette décision, considère que « c’est une hérésie juridique et la négation
de tous les principes de notre droit ». Et de poursuivre :
car tout l’effort de la loi de 1905 a été précisément de rompre avec les principes du
Concordat, de faire rentrer les relations ecclésiastiques dans le droit commun et, à
la place du Concordat, de mettre les prêtres sous la protection du Code civil. (…)
Il est disparu ce privilège du « for ecclésiastique », il est tombé dans l’arsenal des
vieilles coutumes abandonnées, ce privilège spécial qui voulait que seuls les tribunaux ecclésiastiques pussent être juges des clercs, à l’exclusion des tribunaux civils,
et ce sont les tribunaux qui statuent sur les affaires concernant tous les citoyens
français 112.
Toutefois, par exception, la Cour de cassation prend parfois en compte l’issue des décisions des tribunaux ecclésiastiques pour étayer leur argumentation.
Ainsi, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation convient que la preuve de
la laïcisation des prévenus peut résulter
de tout ensemble de la décision de l’évêque prononçant leur sécularisation, de la
radiation de leurs noms sur les registres de la congrégation autorisée dont ils faisaient partie, de l’abandon du costume religieux, de la cessation de toute relation
avec leur ancien supérieur (…) 113.
De même, la Chambre civile, le 28 mars 1911, prend en compte certains éléments canoniques, « notamment si l’évêque a aboli les vœux annuels, ainsi que
les essais de noviciat, et a obtenu de la Cour de Rome une déclaration d’après
laquelle les missionnaires sont des prêtres séculiers, soumis à la seule autorité de
leur évêque » 114.
110 Gaz. Pal, 24-25.03.1902.
111 On peut se reporter not. à la note de Antoine Pillet, D. 1902, II, p. 259.
112 In Revue d’organisation et de défense religieuse, Tome 4, 1909, p. 341 et s. et de poursuivre :
« Non, il n’est pas possible que des français échappent à la juridiction française, et que vous
refusiez votre justice à tous les citoyens qui la demandent […] À côté des relations sacerdotales et mystiques, les prêtres et leurs évêques ont d’autres relations qui ne sont point du
ciel mais de la terre et ces rapports créent des obligations […] tombant sous la loi et régies
par le droit civil. Celles-là sont du ressort des tribunaux civils. »
113 Ch. Crim. 24.04.1904, D. 1904, I, p. 377.
114 Ch. Civ., 28.03.1911, D. 1912, I, p. 13.
338
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Ainsi, le juge, par principe, consacre le nouvel ordre public séculier établi
par le législateur, ce qui le conduit assez largement, par voie de conséquence, à
exclure le droit canonique des sources du droit français.
B. La consécration d’un ordre public séculier
À partir du moment où le juge se reconnaît compétent en matière de différends concernant les conséquences du vœu d’obéissance notamment, il doit
conférer à ce dernier un régime juridique. Cette démarche lui impose de définir la congrégation religieuse, cadre dans lequel se noue la relation (1), puis de
définir ce lien qui unit le religieux et le supérieur à la Règle (2).
1. La consécration institutionnelle d’un ordre public séculier
Jamais, durant la période de Séparation des cultes, l’on aura autant vu les
juridictions séculières s’intéresser à la discipline ecclésiastique. En effet, jusqu’en
1901, la reconnaissance canonique de la communauté religieuse jouait un rôle
déterminant, il était, en quelque sorte, l’acte générateur de qualification légale
d’une communauté. Avec la loi de 1901, puis celle de 1905, la situation est
différente.
En la matière, la loi de 1901, qui donne dans son article 1er une définition
de l’association, s’abstient au contraire de définir la congrégation religieuse. Il ne
s’agit pas là d’un oubli du législateur. En effet, Béranger demandait à ce que figure
une définition, le Sénat la lui a refusée. En conséquence, il revient à la doctrine
et surtout aux tribunaux civils de dire ce que l’on doit considérer par « congrégation religieuse ». La question qui se pose est déterminante puisque, aujourd’hui
encore, les décisions des tribunaux, Cour d’Appel ou Cour de Cassation, qui
traitent de la requalification du lien d’obéissance en contrat de travail, appuient
une partie de leur motivation juridique sur l’appareil législatif de la loi de 1901.
Il s’agit de savoir ce qu’est, pour l’autorité temporelle, une congrégation
religieuse.
Les promoteurs de la loi de 1901, qui annonce la période de Séparation des
cultes, se présentent, d’une certaine façon, comme les continuateurs de la politique des rois très chrétiens et des gouvernements concordataires ; toutefois, ils
semblent innover en un point, au moins.
Dans l’ancien droit français, comme en régime concordataire, les communautés religieuses sont composées de personnes réunies pour vivre en commun
sous la Règle dûment approuvée. La Règle est ainsi nécessaire à la communauté
ou à la congrégation, et cette règle est impérativement une règle religieuse. Dès
lors, les rois comme les gouvernants en régime concordataire ont pu accueillir les ordres religieux ou les disperser, subordonner leur établissement sur
leur domaine à des autorisations, mais ils n’ont jamais entrepris de créer une
communauté religieuse ou de la détruire. Cette double mission a toujours été
L’engagement religieux
339
exercée par l’autorité ecclésiastique, représentée tantôt par le pape, tantôt par
l’évêque. En conséquence, l’acte par lequel l’individu se soumet à la Règle en
retour de son admission dans la communauté s’appelle profession religieuse.
C’est donc l’émission des vœux, en présence et sous le contrôle de l’autorité
ecclésiastique, qui fait le congréganiste et, par là, la congrégation. Or, comme le
démontre encore la décision du 20 janvier 2010, l’institution canonique, critère
objectif de reconnaissance, n’est plus le seul retenu 115.
À l’aube du xxe siècle, les critères qui caractérisent la congrégation religieuse sont nombreux et la jurisprudence, abondante, s’en fait l’écho. D’après
les décisions prononcées, les religieux portent en général un costume distinct,
ils habitent en communauté, sont soumis à une règle en vertu des vœux qu’ils
ont prononcés, obéissent à l’autorité de leurs supérieurs, demeurent perpétuellement dans cet état. Mais, manifestement, tous ces signes distinctifs ne revêtent
pas la même importance. Le port du costume est insignifiant ; les juridictions
rappellent l’adage médiéval 116 selon lequel « l’habit ne fait pas le moine », la vie
en commun ne saurait davantage passer pour un criterium certain. En revanche,
ce qui caractérise la congrégation, c’est l’autorité de la Règle, assurée par l’émission des vœux. Pillet semble tout du moins l’affirmer.
De tout temps, on a allégué contre les congrégations les dangers que peut faire courir à l’État l’établissement de nombreux couvents sur son territoire (…) D’autres
mobiles ont aussi entraîné le vote de cette loi (de 1901) et l’on peut avec certitude
préjuger que la considération dominante a été ici la crainte de voir des influences
étrangères à celle de l’État et qui peuvent lui être contraires, dominer dans des
cercles de personnes obligées par leurs vœux à y conformer leur conduite (…) Quoi
qu’il en soit, le point décisif et caractéristique dans la congrégation est sans aucun
doute cette condition des vœux par lesquels l’individu subordonne sa conduite aux
ordres de ses supérieurs 117.
Pour Pillet, si les vœux prononcés par les religieux sont au nombre de trois :
pauvreté, chasteté, obéissance, les deux premiers ne menacent pas l’existence
de l’État : « seul le vœu d’obéissance peut paraître dangereux. C’est donc, en
définitive, de l’existence ou de l’inexistence du vœu d’obéissance que devra
dépendre la reconnaissance du caractère de congrégation à une assemblée
juridique » 118.
115 Ch. Soc. 20.01.2010, Jurisdata, n° 2010-051202. Cf. P. Valdrini, J.-P. Durand,
O. Échappé, J. Vernay, droit canonique, Dalloz, 2e édition, p. 399.
116 M. Menage, dictionnaire étymologique de la langue françoise avec les origines françoises de
M. de Caseneuve, les Additions du R. P. Jacob et de M. Simon de Valhébert, le discours du
R.P. Besnier sur la science des étymologies et le Vocabulaire hagiol, Briasson, 1750, v° moine.
117 Ss T. Corr. Dié, 18.03.1902, D. 1902, II, p. 257.
118 ibid. et Pillet de conclure : « Tout autre caractéristique de la qualité de religieux au point
de vue qui nous occupe est irrationnelle et menaçante pour la liberté des particuliers. Des
personnes peuvent vivre en commun et suivant une règle convenue entre elles, elles peuvent
340
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Toutefois, la jurisprudence paraît beaucoup plus incertaine dans les critères qu’elle fixe pour définir une congrégation religieuse. Les Cours d’Appel
sont divisées sur l’interprétation à donner aux mots « établissement congréganiste » 119. La Cour de Cassation juge à plusieurs reprises que
les vœux monastiques ne constituent pas, au point de vue de la loi du 1er juillet
1901, un élément essentiel des congrégations religieuses et qu’en conséquence,
l’existence d’une congrégation non autorisée peut résulter d’autres circonstances
de fait, telles que la vie commune, la soumission à une règle sous les ordres d’un
supérieur, notamment pour l’accomplissement d’une œuvre religieuse 120.
D’une manière générale, la tendance de la jurisprudence paraît être d’adopter que le caractère de l’établissement congréganiste est suffisamment établi par
les trois éléments suivants : présence de congréganistes dans un établissement
avec l’autorisation de la supérieure de la congrégation, soumission à la règle et à
la discipline de l’ordre, rattachement à une œuvre qui rentre dans la mission de
la congrégation. Finalement, on se rend compte que ces trois critères sur lesquels
repose une poursuite pénale sont relativement larges. En effet, toute réunion qui
répondrait à ces trois éléments verrait ses membres poursuivis, selon les dispositions de la loi de 1901.
La jurisprudence, sur ce point, s’est assez sensiblement élargie. Dans l’arrêt
du 20 janvier 2012 121, la Cour de Cassation énonce que constitue une communauté religieuse au sens de l’article L. 721-1 du Code de la Sécurité sociale « le
mode de vie communautaire imposée, dès leur entrée, à chacun de ses membres,
réunis par une volonté commune d’approfondissement d’une croyance et d’une
spiritualité partagées en vue d’exercer un ministère sacerdotal » 122. Encore le
26 janvier 2012, la Cour de Cassation confirme cette approche 123.
Les juridictions proposent, semble-t-il, une définition plus large que celle du
seul critère objectif de reconnaissance canonique, qui leur permet ainsi de viser
119
120
121
122
123
porter un habit particulier, elles peuvent avoir fait vœu de pauvreté et de chasteté, elles
constituent une association et non pas une congrégation parce que leur réunion ne présente
à aucun degré le danger qui a attiré sur les congrégations les sévérités de la loi » (p. 258).
Un autre point de vue est envisagé par M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit
public général, Larose, 1901, p. 134 et s.
Grenoble, 20.06.1903, D. 1903, II, p. 399 ; Riom, 15.07.1903, D. 1903, II, p. 400 ; Caen
2.03.1904 et 1.07.1904, D. 1906, II, p. 10 ; Bordeaux, 19.11.1903, Lyon 20.02.1904,
Riom, 13.02.1904, D. 1905, II, p. 137.
In D. 1901, 4, p. 105 ; Crim. 1.05.1903, D. 1903, I, p. 385 ; Crim. 1.05.1903, D. 1903,
I, p. 394 ; Crim. 9.07.1903, D. 1904, I, p. 574 ; Crim. 1.08.1904, D. 1904, I, p. 350 ;
Crim. 16.07.1910, D. 1911, I, p. 41 ; Crim. 4.11.1904, Bull. Crim. n° 451, p. 737 ; Crim.
5.03.1908, Bull. Crim. n° 910, p. 172 ; Crim. 27.06.1908, Bull. Crim. n° 279, p. 587.
Jurisdata : 2012-001146.
Il est intéressant de noter l’expression de ministère sacerdotal, réalité théologique, dont la
définition et le régime, juridiques, restent à préciser.
Jurisdata : 2012-001157.
L’engagement religieux
341
un grand nombre de groupements et d’assurer l’ordre public, objectif auquel
adhère la doctrine 124.
Cette évolution sur la définition institutionnelle est déterminante pour envisager la définition juridique du lien qui unit le religieux à sa communauté. De
la même façon que l’institution a été laïcisée, le vœu va être sécularisé.
2. La consécration contractuelle d’un ordre public séculier
Dans le contexte de la loi de 1901, l’approche consacrée par les jurisconsultes
et les praticiens du xixe siècle ne peut plus tenir puisque la Règle à laquelle se
soumettent les religieux n’a pas de réalité civile. La question qui se pose désormais est celle de la nature du lien qui lie le moine à sa congrégation, voire à son
supérieur 125.
La jurisprudence et la doctrine évoluent sensiblement sur ce point 126.
À l’aube du xixe siècle, juges et jurisconsultes puisent dans les théories établies pour en faire apparaître de nouvelles, qui s’en distinguent alors nettement.
Tout d’abord, les juges observent qu’il existe une dot moniale. En entrant
dans une congrégation, le postulant apporte une dot. La dot n’est point une
donation. Elle emporte des obligations réciproques : la religieuse qui promet la
dot ou pour qui elle est promise par un tiers, prend l’engagement de la verser
et, en outre, de se soumettre aux statuts de la congrégation et de lui fournir les
diverses prestations de services que ceux-ci comportent et qui entrent dans la
fin autorisée de la communauté. En échange, la congrégation s’engage à prendre
à sa charge la nourriture, le logement, l’entretien, les soins tant en santé qu’en
124 C. Puigelier, « Contrat de travail et engagement religieux », note sous Cour de cassation.
Soc. 2011, Sem. Jur. Soc. N° 39, 27 septembre 2011, 1424 : « Notre monde est rempli
d’aspirants à de nombreuses croyances (qu’elles soient ou non religieuses). Il est rempli de
structures d’accueil qui ont vocation à faire émerger ou à renforcer des convictions en tous
genres. Un être humain est souvent prêt à s’investir plus que de raison pour témoigner sa
fidélité à l’égard de groupements parfois dangereux. »
125 P. Coulombel, « Le droit privé français devant le fait religieux depuis la séparation des
Églises et de l’État », RTdCiv., 1956, p. 37 et s. ; G. Dole, Les professions ecclésiastiques.
Fiction juridique et réalité sociologique, Paris, LGDJ, 1987, n° 131 ; P. Durand, « La situation juridique du prêtre-ouvrier », droit social, 1951, p. 87 ; A. Lavagne, « Les critères respectifs de l’état et de la profession », droit social, 1950, p. 133-136 ; F. Messner,
P.H. Prelot, J.M. Woehrling, Traité de droit français des religions, Jurisclasseur, 2e éd.,
p. 1617 et s. ; L. de Naurois, « Le lien congréganiste devant les tribunaux étatiques »,
L’Année Canonique, 1958-1959, p. 187-208 ; J. Savatier, « L’application du droit du travail
aux personnes employées par les organismes de l’Église catholique en France », in
J. Schlick, M. Zimmermann (dir.), Le droit du travail dans les Églises, Strasbourg, Cerdic,
1986, p. 48 et s ; P. Valdrini, J.P. Durand, O. Echappe, J. Vernay, droit canonique, 2e éd.,
1999, n° 931 et s.
126 À ce sujet, on pourra consulter le dictionnaire de droit canonique, V° Vœux de religion,
t. VIII, p. 1626-1630.
342
dRoiT ET RELigion En EURoPE
maladie de la religieuse, sa vie durant. C’est donc un contrat innommé do ut
des, do ut facias. C’est un contrat synallagmatique au sens de l’article 1102 et à
titre onéreux, l’article 1100 assujettissant chacune des parties à donner ou à faire
quelque chose. C’est aussi un contrat commutatif (art. 1104) puisque chacune
des parties s’engage à donner ou à faire quelque chose, regardé comme l’équivalent de ce que l’autre donne ou fait pour elle. Enfin, c’est un contrat aléatoire
(art. 1961), puisque ses effets, quant aux avantages et aux pertes, dépendent
pour les deux parties d’un évènement incertain : la durée de la vie religieuse 127.
La Cour de Cassation, par une série d’arrêts, précise que le droit d’obtenir
une pension reconnue aux membres de la congrégation ne saurait, en effet,
être substitué à l’action qui leur appartient d’après le droit commun. Ainsi, en
pareille hypothèse, sur l’action résolutoire exercée par une ancienne religieuse,
le juge ordonne, en faveur de celle-ci, la restitution intégrale de la dot, alors
d’ailleurs que l’arrêt constate que, pendant le temps où le contrat a reçu son
exécution, les intérêts de la dot encaissés par la Congrégation et les services rendus par la religieuse dans l’établissement où elle était employée, ont largement
compensé les dépenses qu’elle a occasionnées 128.
Ensuite, se pose la question de la qualification du lien lui-même. Au début
du xxe siècle, le Tribunal civil de Seine exclut la qualification de contrat de travail entre un prêtre et son évêque :
Lorsqu’un vicaire agit contre son évêque en dommages-intérêts pour rupture injustifiée du contrat de louage de services (art. 1780 § 3 C.Civ.) qu’il soutient l’avoir
lié à ce dernier, tout au moins depuis la loi de séparation, il est sans intérêt pour la
solution du litige de rechercher quelle est au point de vue de la loi civile la nature
des rapports qui ont pu exister entre les parties, dès lors que le demandeur fonde sa
prétention sur un engagement épiscopal, dont il rapporte la preuve 129.
Cette exclusion est également consacrée pour le vœu d’obéissance 130.
La doctrine, durant cette même période, est assez divisée. Certains vont
envisager la relation entre un religieux et sa congrégation ou entre un évêque
et son prêtre, comme un contrat sui generis. Ainsi, Auguste Rivet insiste-t-il sur
le caractère singulier du lien religieux et du vœu d’obéissance ; il l’assimile à un
contrat innomé 131. Planiol et Ripert excluent aussi la qualification de contrat
de travail :
127
128
129
130
131
Ch. Civ. 13.03.1907, Gaz. Pal., 22.03.1907.
Ch. Civ. 13.03.1907, précité, 4.06.1907 (deux arrêts), Gaz. Pal., 3.10.1907.
Revue d’organisation et de défense religieuse, Tome 4, 1909, p. 341 et s.
Civ. 30.X.1912, Gaz. Pal., 24.XI.1912 ; Tr. Du Mans, 28.IX.1911, Gaz. Pal. 1911, 2, 540.
A. Rivet, Traité des congrégations religieuses, Paris, 1944, p. 101-102 : « Prévus ou non dans
les statuts, les vœux religieux n’obligent jamais que dans le for intérieur : ils ne sauraient
donc faire obstacle à la libre sortie ou au mariage. Néanmoins, l’admission dans une congrégation donne naissance à une convention synallagmatique qui crée des obligations entre le
L’engagement religieux
343
Il n’y a pas de contrat de travail dans l’engagement que prend le congréganiste visà-vis de sa congrégation, quoiqu’il y ait subordination de cette personne à l’autorité congréganiste, parce que l’objet du contrat n’est pas l’obtention d’un salaire.
De même, poursuivent-ils,
le desservant d’une paroisse n’est pas lié à son évêque par un contrat de travail, les
allocations qu’il reçoit de ce dernier n’ayant pas le caractère de salaire 132.
En revanche, pour d’autres, le vœu d’obéissance est assimilable au lien de subordination. À ce titre, il est intéressant de constater le rapprochement qu’il est possible d’opérer entre les positions soutenues au début du xxe siècle et celles qui
se développent à partir de la fin du xxe, nonobstant les conclusions du Premier
avocat général à la Cour de Cassation Michel Jéol 133. En effet, la doctrine rappelle les obligations de l’évêque :
Le devoir de l’évêque est d’assurer au prêtre son existence quotidienne. Ce devoir
peut être exécuté sous deux formes différentes soit par l’allocation d’un bénéfice,
soit, si le clerc n’a plus de bénéfice, par l’assurance de moyen de vivre. Ces deux
modes sont régis tous deux par la loi civile, mais ils tombent sous des règles différentes parce qu’ils sont de nature différente. L’allocation d’un bénéfice ce n’est
pas autre chose que l’exécution d’un contrat de travail qui sera régi par les articles
du Code sur le louage de services. La promesse d’assurer l’existence tombera au
contraire sous les règles spéciales de la pension alimentaire 134.
Ce point de vue ne rejoindrait-il pas, pour d’autres raisons, celui exprimé par
Monsieur Yves Saint-Jours dans son commentaire sur l’arrêt de 1993 :
membre nouveau et la communauté ; c’est un contrat innommé qui présente des analogies
avec le contrat de louage de services et le bail à nourriture : il doit être exécuté de part et
d’autre de bonne foi, sous la sanction de dommages-intérêts qui pourraient être prononcés
par les tribunaux en cas de préjudice causé à l’un des contractants par l’autre (C.Civ. art.
1134 et 1142). La congréganiste par le fait de son admission est réputée promettre d’observer les règles, d’obéir aux ordres des supérieurs, de se donner aux emplois qui seront confiés.
D’autre part, la communauté s’oblige à la loger, nourrir, entretenir sa vie durant suivant les
usages de la maison, usages connus dans tous les détails par le fait du noviciat. »
132 Planiol et Ripert, droit civil français, Tome 11, vol. 2, p. 10, n° 781.
133 Ass. Plen. 8.01.1993 : « L’extension de leur (clercs ou congréganistes) couverture sociale
s’impose tout particulièrement pour ceux ou celles qui font le choix de rompre leurs vœux
et qui se trouvent dépourvus de toute ressource pour le reste de leur âge, quelle que soit la
durée de leur “travail” – au sens de l’article L. 241 du Code de la Sécurité sociale – antérieur. Plus généralement elle correspond, semble-t-il, aux besoins actuels d’une Église qui
n’est plus guère en mesure de prémunir ses serviteurs contre les risques de maladie, de
vieillesse ou d’invalidité. Elle s’inscrit dans la sécularisation progressive des clercs et des
congréganistes, encouragés d’ailleurs par le Concile Vatican II à insérer une activité professionnelle dans leur vie sacerdotale ou spirituelle. Elle s’accorde avec le climat d’apaisement
qui paraît prévaloir, à la fin d’un siècle mal commencé et souvent agité, dans les rapports
entre l’Église et l’État comme dans la “séparation” de leurs domaines respectifs. »
134 Revue d’organisation et de défense religieuse, T. 4, 1909, p. 343.
344
dRoiT ET RELigion En EURoPE
l’occasion était belle de faire table rase, en matière de sécurité sociale, de la théorie de l’affectation canonique, laquelle même atténuée, est devenue singulièrement
chaotique et ce pour plusieurs raisons (…) Bref, l’arrêt Mme de Linarès est à ranger aux rayons des occasions manquées. Provisoirement, car tout : l’évolution du
contexte juridique, l’ouverture de l’Église sur le temporel, (…) incline à croire que
ce n’est que partie remise 135.
À ces considérations d’ordre juridique, s’ajoute une approche d’ordre plus
subjectif. Monsieur Gérard Vachet note en effet : « il ne faudrait pas que, sous
prétexte d’engagement religieux, des associations communautaires profitent de
la générosité ou du désarroi de jeunes en détresse pour leur faire exécuter des
tâches qui n’ont rien de spirituel » 136. On rappellera ici que l’âge moyen d’entrée
en religion, à l’issue des vœux définitifs, est de 39 ans pour les femmes et de
42 pour les hommes 137. Certes, ces données concernent les États-Unis, mais on
imagine que la situation varie peu pour la France 138, le Saint Siège ayant réalisé une constatation identique, dès 1983 139. En outre, on mentionnera que le
prononcé des vœux définitifs se réalise après différentes étapes de « postulat »,
« noviciat » et même « juniorat » 140.
135 Ss Ass. Plen. 8.01.1993, Sem. Jur., G, n° 9, 10.03.1993, II, 22010.
136 In Sem. Jur. Soc., n° 14, 6 avril 2010, 1137, ss C.Cass. Soc. 20.01.2010.
137 In La Croix, 10 avril 2012 : « Selon une étude nationale réalisée en 2011 par l’Université
Georgetown pour la Conférence des évêques catholiques des États-Unis, le profil des nouveaux religieux et religieuses américaines évolue : plus jeunes et mieux formés que leurs
prédécesseurs, et déjà familiers de l’Église, ils avaient déjà, avant leur engagement, fréquenté de nombreuses activités d’Église. Suite à l’envoi d’un questionnaire à l’ensemble des
organismes regroupant les religieux et religieuses aux États-Unis, 122 personnes ont été
contactées, dont 84 ont répondu, représentant 52 congrégations féminines et 8 masculines.
L’âge moyen d’entrée dans la vie religieuse féminine diminue : les vœux définitifs sont
prononcés par les femmes en moyenne à 39 ans, soit quatre ans plus tôt que pour les promotions 2010. L’âge moyen des hommes est de 42 ans. 70 % des religieux et religieuses
interrogés sont nés aux États-Unis, les autres au Vietnam, en Inde, aux Philippines. Les
deux tiers d’entre eux se disent de race blanche, 19 % asiatique et 9 % hispanique. 94 %
étaient catholiques à leur naissance et 79 % proviennent de familles dont les deux parents
sont catholiques. La plupart ont fréquenté des écoles catholiques, et ils sont majoritairement diplômés d’universités ».
138 D’après le Service National pour l’Évangélisation des Jeunes et pour les Vocations : le profiltype des séminaristes est le suivant : les jeunes entrants sont âgés de 27 ans en moyenne,
60 % ont un niveau bac + 3, ils disposent de 6 ans d’expérience professionnelle dans la
catégorie cadres supérieurs, 1/2 est bilingue, 1/3 est trilingue ; le profil-type des novices est
le suivant : les jeunes entrants sont âgés de 33 ans en moyenne, 62 % ont un niveau bac + 3,
ils disposent de 5,8 ans d’expérience professionnelle dans la catégorie « professions intermédiaires », 7/10 sont bilingues ou trilingues.
139 Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les sociétés de vie apostolique, Éléments
essentiels de l’enseignement de l’Église sur la vie religieuse, 31 mai 1983.
140 La période de formation s’allonge de façon assez sensible et peut atteindre 12 ans. Par ailleurs, la période des vœux temporaires est toujours susceptible d’une extension. (Les dispositions sont variables d’une ratio studiorum à l’autre ou d’une ratio institutionalis à l’autre.)
L’engagement religieux
345
Ce souhait doctrinal d’une assimilation de l’obéissance à la subordination,
avec parfois certaines nuances 141, tend à être entendu par la jurisprudence.
« L’engagement religieux d’une personne n’est susceptible d’exclure l’existence d’un contrat de travail que pour les activités qu’elle accomplit pour
le compte et au bénéfice d’une congrégation ou d’une association cultuellement établie » 142. En conséquence, toute activité autre est qualifiée de
contrat de travail. La décision du 31 mai 2012 143, confirmant celle prononcée le 20 janvier 2012 144, est à cet égard tout à fait intéressante. Elle semble
confirmer le glissement juridique par une évolution sémantique : « tant la
période du postulat que celle du noviciat peuvent être considérées comme
analogues à une période d’essai, au sein de la congrégation, la postulante et,
plus encore la novice, exerçant de fait au sein de la congrégation des activités de même nature que celles des membres de celle-ci » 145. Dans les arrêts
qu’ils prononcent, les hauts-conseillers s’en tiennent aux faits 146. Décisions
141 On consultera not. J. Savatier, « Liberté religieuse et relations de travail », in Mélanges
Verdier, p. 455 ; M. Morand et P. Coursier, « Le contrat de travail solidaire », dr. soc.,
2003, p. 155 ; G. Dole, « La qualification juridique de l’activité religieuse », dr. soc., 1987,
p. 381. ; J. Savatier, « La situation, au regard du droit du travail, des pasteurs de l’Église
réformée », dr. soc., 1987, p. 375 et dr. soc., 2005, p. 1035 ; T. Revet, JCP 1987, E, II,
15043 ; Y. Saint-Jours, Sem. Jur., G., n° 9, 10.03, 1993, II, 22010 ; T. Tauran, Sem. Jur.
Soc., n° 9, 28.02.2012, 1104 ; N. Dedessus-le-Moustier, Sem. Jur., G, n° 7, 15.02.2010,
188 ; Miara, Sem. Jur. Soc., n° 5, 2.02.2010, act. 59 ; J. Savatier, « Entre bénévolat et
salariat : le volontariat associatif », droit social, n° 2, février 2007, p. 197 ; J. Mouly,
« Jusqu’où l’appartenance à une communauté religieuse peut exclure le salariat ? », droit
social, n° 6, juin 2007, p. 742 et s., C. Puigelier, « Contrat de travail et engagement religieux », Sem. Jur. Soc., n° 39, 27 septembre 2011, 1424 ; J. Couard, Revue de droit du
Travail, 2010, n° 3, p. 162.
142 C.Cass. 2 Ch. Civ., 20.01.2010, Légifrance 10-26845 10-26873.
143 C.Cass. 2 Ch. Civ., 12.05.2012, N° 11-15294 11-15426.
144 C.Cass. 2 Ch. Civ., 20.01.2012, N° 20 10-26845 et suivant.
145 C.Cass. 2 Ch. Civ., 20.01.2012, Légifrance 10-26845 10-26873.
146 C.Cass. 2 Ch. Civ., 12.05.2012, N° 11-15294 11-15426 : « Attendu que l’arrêt retient
essentiellement que la détermination de la qualité de membre d’une congrégation religieuse doit s’apprécier objectivement, s’agissant du droit à la protection sociale en matière
d’assurance vieillesse reconnue par le législateur pour les membres d’une congrégation
religieuse, que la qualité de membre de la congrégation existe à partir du prononcé des
premiers vœux, lesquels marquent la volonté de la professe de se soumettre aux obligations
en résultant vis-à-vis d’elle-même et de la congrégation et celle de la congrégation de la
considérer comme membre et de lui reconnaître les droits en résultant ; que dès lors qu’une
personne se trouve dans une situation équivalente à celle d’une professe ayant prononcé
ses premiers vœux, à savoir une situation de soumission et de dépendance à l’autorité
hiérarchique religieuse, s’obligeant à la pratique effective des vœux dès avant leur prononcé
et participant aux activités de la congrégation en contrepartie d’une prise en charge de tous
ses besoins, elle a la qualité de membre au sens de l’article 721-11 du code de la Sécurité
sociale ; que l’admission au noviciat résulte d’une demande de la postulante soumise à
l’approbation de l’autorité religieuse et est consacrée à la formation spirituelle et religieuse
des novices, à l’étude et à l’observance des constitutions ; qu’il résulte des constatations
346
dRoiT ET RELigion En EURoPE
soulignées par la doctrine 147. Cependant, le noviciat, tel qu’il est défini au
canon 646 148 du Code de droit canonique apparaît comme une période de
ci-dessus que tant la période du postulat que celle du noviciat peuvent être considérées
comme analogue à une période d’essai de la vie religieuse au sein de la congrégation, la
postulante et la novice exerçant, de fait, au sein de la congrégation, des activités de la
nature de celles des membres de celle-ci. »
147 Not. Th. Tauran, « Prise en compte des périodes de séminaire, postulat et noviciat en vue
de la retraite », in La Semaine Juridique Social n° 9, 28 février 2012, 1104 : « En premier
lieu, lorsque le demandeur a suivi une formation au grand séminaire, il a été intégré à une
communauté religieuse au sens de ce texte étant donné le mode de vie communautaire qui
est imposé, dès leur admission, à chacun de ses membres – futurs prêtres – qui se trouvent
intégrés à cette institution par leur désir commun d’approfondir leur croyance et leur
spiritualité partagée, le but étant d’accomplir un ministère sacerdotal. Par voie de conséquence, la date d’ouverture du droit à pension ne saurait être repoussée après la date
d’entrée au séminaire jusqu’à l’accomplissement d’un rite purement religieux qui est –
dans le culte catholique – la cérémonie de première tonsure. En second lieu, l’article
L. 382-15 du Code de la sécurité sociale s’applique également aux membres d’une congrégation religieuse. La Cour de cassation rappelle le principe de laïcité suivant lequel doivent
demeurer séparées les structures religieuses et celles de l’État. Ce principe interdit à ce
dernier de s’introduire dans l’organisation de telles structures, à condition qu’elles respectent les lois de la République. Selon la cour, la qualité de membre d’une congrégation
religieuse prend corps à dater du prononcé des premiers vœux, qui témoignent du désir
de la personne (la « professe ») de se soumettre aux obligations qui en résultent vis-à-vis
d’elle-même et de la structure dans laquelle elle est admise (la « congrégation »). Cette
dernière la considère alors comme l’un de ses membres et lui reconnaît les droits en résultant. Lorsque la personne se trouve dans une situation équivalente à celle de la professe
ayant prononcé ses premiers vœux, elle se trouve placée dans une situation de soumission
et de dépendance à l’égard de la congrégation et s’oblige à la pratique concrète des vœux
avant qu’ils n’aient été prononcés ; elle participe aux diverses activités de la structure dont
elle est membre, notamment aux activités religieuses et reçoit, en contrepartie, une prise
en charge de ses besoins, en particulier de ses besoins matériels. Par voie de conséquence,
elle possède la qualité de membre au sens de l’article L. 382-15. La Cour de cassation
complète son propos en soulignant qu’une « postulante » a pour mission de s’engager à
l’exercice de la pitié et au respect des devoirs qui résultent de sa formation spirituelle.
Lorsque la postulante est admise au « noviciat », elle formule une demande devant recevoir
l’approbation de l’autorité religieuse. Cette période débute par l’obligation de revêtir un
habit, lequel sera porté tout au long du noviciat ; la durée de celui-ci permet l’accomplissent de la formation spirituelle, la connaissance de la règle inhérente à la communauté
et la mise en œuvre des activités communes de la congrégation (prière, travaux manuels,
lecture…). La Cour de cassation en déduit que les périodes du postulat et du noviciat sont
comparables à une période d’essai dans le cadre de la congrégation, susceptible d’être
résiliée en toute liberté et sans la moindre condition par chacune des parties à tout
moment. La personne qui possède la qualité de postulante, et plus encore, celle de novice
accomplit de fait, dans le cadre même de la congrégation, des activités qui présentent la
nature de celles des membres de cette dernière. Les périodes correspondantes doivent donc
être prises en compte dans le calcul de la retraite. »
148 Can. 646 – Le noviciat, par lequel commence la vie dans l’institut, est ordonné à ce que les
novices aient une meilleure connaissance de la vocation divine telle qu’elle est propre à
l’institut, qu’ils fassent l’expérience du genre de vie de l’institut, qu’ils imprègnent de son
esprit leur pensée et leur cœur, et que soient éprouvés leur propos et leur idonéité.
L’engagement religieux
347
formation 149. À ce titre, cette période particulière est canoniquement soumise
à un régime juridique singulier 150 dérogatoire au droit commun applicable
aux profès qui, seuls, comme l’énonce le canon 654 « sont incorporés à l’institut avec les droits et les devoirs définis par le droit ». En cela, le noviciat se
distingue canoniquement de la vie religieuse et juridiquement de la période
d’essai qui forme, elle, une partie du contrat de travail 151.
Ainsi, l’approche comparée sur l’obéissance canonique et sur la subordination juridique à travers la qualification judiciaire de l’engagement religieux
permet de constater, en période de Séparation, l’intérêt croissant de la doctrine
et de la jurisprudence pour le domaine cultuel. Elle ouvre notamment le débat
autour du principe d’autonomie des Églises 152 et pose la question de la liberté
interne dont jouissent celles-ci dans les relations qu’elles tissent avec leurs
membres 153.
149 Can. 650 – § 1. Le but du noviciat exige que les novices soient formés sous la direction du
maître des novices selon un programme de formation à définir dans le droit propre.
150 Can. 653 – § 1. Le novice peut librement quitter l’institut et l’autorité compétente de
l’institut peut le renvoyer.
151 La décision du 26 janvier 2012 semblait pourtant nuancer ces décisions, plus conforme en
la matière à la jurisprudence en vigueur, encore manifestée dans une décision du 16 février
2012 relative au statut des étudiants bénéficiant d’une bourse d’études (2e Ch. Civ.,
16.02.2012, BICC 643, 1.06.2012).
152 R. Minnerath, « Church autonomy in Europe », in Church Autonomy : a comparative
survey, sous la direction de Gerhard Robbers, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2001,
p. 381-393 ; ibid., L’Église catholique face aux États : deux siècles de pratique concordataire
1801-2010, Cerf, 2012 ; G. Puppinck, « El « principio de autonomia » de la Iglesia
Catolica ante el Tribunal Europeo de Derechos Humanos. El caso Fernandez Martinez
contra Espana », in Revista general de derecho Canonico y derecho Ecclesiastico del Estado,
2012 ; B.G. Scharffs, « The Autonomy of Church and State », in Brigham Young
University Law review, 4, 2004 ; G. Robbers, Church autonomy : a comparative survey, Peter
Lang, 2001 ; H. Warnink, Legal position of Churches and Church autonomy, Leuven,
Peeters, 2001.
153 Un mouvement similaire peut également être observé dans la jurisprudence récente de la
Cour européenne des droits de l’homme cf. not. Sindicatul « Pastorul cel Bun »
c. Roumanie, n° 2330/09, arrêt du 31 janvier 2012, Fernandez Martinez c. Espagne,
n° 56030/07, arrêt du 15 mai 2012.
La gestion des biens dans l’Église catholique
et le rapport aux droits étatiques.
Principes et mises en œuvre
Patrick Valdrini
1. La juridiction de l’Église sur ses biens
La gestion des biens de l’Église catholique est l’objet d’un livre entier du
Code droit canonique de 1983 1. Les règles qu’il présente sont, sur des points
majeurs, transformées quant à celles qui étaient promulguées dans le premier
Code de droit canonique publié en 1917 2. Ce dernier avait introduit le principe
1
2
Cette étude, offerte à Francis Messner qui avait dédié une de ses premières recherches au
financement des Églises (Le financement des Églises. Le système des cultes reconnus (1801-1923),
Strasbourg, Cerdic-publications, 1984, 256 p.), porte sur le Code de droit canonique latin
promulgué en 1983 pour la partie latine de l’Église catholique (CIC de 1983). Le second,
Codex canonum Ecclesiarum orientalium, promulgué en 1990 par le pape Jean-Paul II
(CCEO), concerne la partie orientale de cette même Église, c’est-à-dire 21 Églises organisées
pour une grande part selon un droit qui leur est propre. Un titre de ce Code oriental traite
des biens temporels de l’Église (titre XXIII) dont les canons 1007-1054 s’inspirent fortement
du Code latin. Ces deux codes se ressemblent en beaucoup de points. Voir le commentaire
de J. Abassa, « The Temporal Goods of the Church: a comparative Study of the Eastern and
Latin Codes of Canon Law », Periodica, 83, 1994, p. 669-714. Leurs différences viennent
surtout de leur référence à des traditions diverses. Le code oriental plonge ses racines dans
l’expérience des Églises en Orient (elles sont surtout situées aux Proche Orient, Moyen
Orient et Extrême Orient) restées extérieure aux mouvements de pensée européens.
Avant le CIC de 1983, un premier Code avait été promulgué en 1917 par le pape
Benoît XV (CIC de 1917) qui contenait 56 canons (cann. 1499-1551) rassemblés sous un
titre de bonis Ecclesiae temporalibus. Auparavant, 79 canons (cann. 1409-1488) étaient
consacrés aux bénéfices ecclésiastiques, c’est-à-dire les charges stables qui donnaient droit à
percevoir des revenus produits par une dotation qui leur était annexée. Pour un commentaire de tous ces canons voir Traité de droit canonique publié sous la direction de Raoul naz,
350
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de la codification dans toutes les matières organisant l’activité de l’Église. Ainsi
la concision de la méthode de présentation de la législation en courts articles,
comme l’avait fait le Code civil français de l’Empereur Napoléon Bonaparte
au début du xixe siècle, permettait de mieux faire apparaître les principes et
les règles qui devaient être respectés par tous les fidèles, surtout les titulaires
du pouvoir de gouvernement 3. L’Église catholique est structurée hiérarchiquement. Elle possède une organisation de fonctions dont certaines sont réservées
à des ministres ayant reçu l’ordination. Ceux-ci, distingués parmi les fidèles
en vertu d’un sacrement spécifique qui s’ajoute aux sacrements de baptême et
de confirmation, reçoivent une habilitation ou capacité à obtenir des charges
ecclésiastiques stables dans lesquelles sont exercées des fonctions hiérarchiques
de direction dans les trois ordres principaux décrits par le Concile Vatican II,
l’enseignement, la sanctification et le gouvernement 4. Les fonctions de gouvernement autorisent la promulgation de lois et leur exécution par des actes singuliers ou leur application dans des sentences. C’est dire que la gestion des biens,
la présentation des principes qui l’inspirent et des règles qui l’organisent devront
tenir comme élément essentiel de compréhension l’existence d’un pouvoir de
juridiction ecclésiastique dont le fondement et la légitimité sont de caractère
canonique, c’est-à-dire internes à l’Église catholique. Sans doute est-ce ce qui
explique le mieux les luttes de l’Église catholique contre des opposants, soit qui
l’ont contestée de l’intérieur comme les mouvements de purification radicale et
de retour à une organisation déclarée originelle 5, soit qui s’en sont détournée
en rejetant le principe juridictionnel de fondement sacramentel pour le remplacer par des éléments d’organisation n’ayant plus de différence essentielle et
d’autonomie à revendiquer face aux juridictions séculières 6 ou encore qui, par
opposition directe et pour des motifs politiques et philosophiques, ont spolié
3
4
5
6
Paris, Letouzey et Ané, 1948, t. III, p. 222-266. Sur le dépassement du système bénéficial
dans le CIC de 1983 à la suite du CIC de 1917 qui le connaissait encore, voir V. de Paolis,
i beni temporali della Chiesa, nuova edizione aggiornata e integrata a cura di Alberto
Perlasca, Bologna, EDB, 2011, p. 162-170. Et pour lire une étude sur l’historique de la
révision de la Commission de révision des normes du CIC de 1917, voir J. C. Périsset, Les
biens temporels de l’Église. Commentaires des canons 1254-1310, Paris, Tardy, 1996, p. 17-27
(Le nouveau droit ecclésial. Commentaire du Code de droit canonique. Livre V ).
A. Ortscheid, Essai concernant la nature de la codification et son influence sur la science
juridique d’après le concept du Code de droit canonique, Paris, Recueil Sirey, 1922, 121 p.
P. Valdrini, J. P. Durand, O. Echappé, J. Vernay, droit canonique, Paris, Dalloz, 1999,
p. 41-45. L. Schick, das dreifache Amt Christi und der Kirche. Zur Entstehung und Entwicklung der Trilogien, Peter Lang, Frankfurt am Main-Bern, 1982 (Pontificia Universitas
gregoriana. Facultas iusris canonici).
Art. Vaudois, in dictionnaire critique de théologie, publié sous la direction de J. Y. Lacoste,
Paris, PUF, 1999, p. 1205-1207. Voir aussi art. Catharisme, ibid., p. 209-211.
G. Long, ordinamenti giuridici delle chiese protestanti, Bologna, Il Mulino, 2008, 178 p.,
notamment p. 11-16.
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
351
son patrimoine religieux 7. Ces trois types de contestation, qui sont les plus efficients, restent sous-jacents à beaucoup de textes officiels, lesquels présentent
une ecclésiologie catholique investie certes par l’idée de participation synodale, constante dans l’Église même si elle a été moins importante en quelques
époques, mais contenant un principe d’organisation hiérarchique dont le caractère essentiel tranche avec l’organisation des sociétés démocratiques 8.
2. Un droit inné, propre et exclusif
Le premier canon du livre V du CIC de 1983 déclare que l’Église catholique a, en vertu d’un droit inné, la capacité, indépendamment du pouvoir
séculier, d’acquérir, de posséder, d’administrer et d’aliéner des biens temporels
pour poursuivre les fins qui lui sont propres. Il décrit ces fins qui sont principalement d’organiser le culte public, de procurer l’honnête subsistance du clergé
et des autres ministres, d’accomplir les œuvres de l’apostolat sacré et de charité,
surtout envers les pauvres. Le premier paragraphe du canon est déclaratoire 9.
Il pose comme principe que l’Église jouit d’une indépendance par rapport au
pouvoir civil pour exercer sa juridiction sur son patrimoine 10. Tous les auteurs
catholiques et canonistes du xixe siècle qui traitaient des rapports entre Église et
État dans le cadre de la science dite du droit public ecclésiastique en s’inspirant
des théories des écoles du droit naturel 11 affirmaient déjà cette indépendance de
l’Église societas iuridice perfecta, expression que ne reprend pas le canon mais qui
reste, en raison de son contenu et de son but, une référence opératoire pour délimiter l’espace respectif dévolu aux pouvoirs ecclésiastique et séculier dans leurs
capacité et volonté de régir les affaires propres à l’Église catholique. Selon cette
conception, l’Église catholique possédait, dans l’ordre spirituel, les caractères des
sociétés souveraines et indépendantes que l’État, souverain dans l’ordre temporel, ne pouvait nier. De caractère apologétique, l’expression situait les termes du
7
8
9
10
11
Traité de droit français des religions, sous la direction de F. Messner, P. H. Prelot,
J. M. Woehrling, avec la collaboration de I. Riassetto, Paris, Litec, 2003, p. 88.
Voir notre article « Fedele, uguaglianza e organizzazione della Chiesa nel CIC del 1983 »,
in Ambula per hominem et pervenies ad deum. Studi in onore di S.E. Mons. ignazio Sanna,
Roma, Studium, 2012, p. 513-531.
Can. 1254 § 1. « L’Église catholique peut, en vertu d’un droit inné, acquérir, conserver,
administrer et aliéner des biens temporels, indépendamment du pouvoir civil, pour la
poursuite des fins qui lui sont propres. »
J. P. Schouppe, droit canonique des biens, Montréal, Wilson et Lafleur, 2008, p. 15-27.
J. C. Périsset, Les biens temporels de l’Église, op. cit., p. 29-31.
A. de la Hera, C. Munier, « Le droit public à travers ses définitions », Revue de droit
canonique, 14, 1964, p. 32-63.
352
dRoiT ET RELigion En EURoPE
rapport entre les souverainetés sur le terrain du droit en usant de sa force pour
interdire un champ d’action et d’intervention dans les domaines où l’État était
déclaré incompétent 12. Dans le Code de droit canonique de 1983, ce droit inné,
propre, exclusif est explicite, déclaré et revendiqué en termes juridiques, ainsi
quand les activités organisées par le droit canonique concernent l’exercice de
son magistère 13 ou sont identiques à celles que régit le droit étatique, l’activité
judiciaire interne à l’Église (les procès) 14, l’imposition de sanctions aux fidèles
(le droit pénal canonique) 15 et la gestion propre des biens 16, trois domaines où
l’Église catholique à la fois revendique l’exercice de sa juridiction et ne peut
éviter de rencontrer le droit des États et de composer avec lui. Cette mention
de caractère juridique et politique est faite solennellement alors que le Concile
Vatican II a fait évoluer la conception de l’Église au profit d’une ecclésiologie
plus riche, comme l’exprime un des passages clés de la Constitution dogmatique
Lumen gentium selon laquelle l’Église, qui n’est plus appelée Societas iuridice perfecta mais sacrement de salut, est décrite comme une réalité faite d’un élément
divin et humain, analogiquement comparée au Verbe incarné 17.
12
13
14
15
16
17
R. Minnerath, Le droit à la liberté de l’Église. du Syllabus à Vatican ii, Paris, Beauchesne,
1982, p. 81-110.
Can. 747 § 1. « L’Église à qui le Christ Seigneur a confié le dépôt de la foi afin que, avec
l’assistance du Saint-Esprit, elle garde saintement la vérité révélée, la scrute plus profondément, l’annonce et l’expose fidèlement, a le devoir et le droit inné, indépendant de tout
pouvoir humain, de prêcher l’Évangile à toutes les nations, en utilisant aussi les moyens de
communication sociale qui lui soient propres… »
Can. 1401 : « De droit propre et exclusif, l’Église connaît : 1) des causes qui regardent les
choses spirituelles et celles qui leur sont connexes. 2) de la violation des lois ecclésiastiques
et de tous les actes qui ont un caractère de péché, en ce qui concerne la détermination de
la faute et l’infliction de peines ecclésiastiques. »
Can. 1311 : « L’Église a le droit inné et propre de contraindre par des sanctions pénales les
fidèles délinquants. »
Voir ci-dessus note 9.
Constitution dogmatique Lumen gentium, n° 8 : « Le Christ, unique médiateur, crée et
continuellement soutient sur la terre, comme un tout visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par laquelle il répand, à l’intention de tous, la vérité
et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement d’une part et le corps mystique d’autre
part, l’ensemble discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et
l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles
constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et
divin. C’est pourquoi, en vertu d’une analogie qui n’est pas sans valeur, on la compare au
mystère du Verbe incarné. Tout comme en effet la nature prise par le Verbe divin est à son
service comme un organe vivant de salut qui lui est indissolublement uni, de même le tout
social que constitue l’Église est au service de l’Esprit du Christ qui lui donne la vie, en vue
de la croissance du corps. »
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
353
3. Des biens pour réaliser les fins spécifiques à l’Église
Dans la Constitution conciliaire, le caractère sociétaire de l’Église n’est pas
nié mais englobé dans une conception plus théologique et biblique de l’Église,
lui donnant un caractère de lieu de réalisation du dessein divin dans l’histoire, une conception apocalyptique d’accomplissement déjà fait mais à faire,
puisque l’élément de mystère tient à cette tension entre le divin et l’humain,
entre l’accompli et la réalisation à faire dans l’histoire 18. Cette compréhension
plus riche se traduit par une détermination de caractère ecclésiologique des fins
dans tous les ordres d’activité, notamment, thème de notre étude, la gestion
des biens 19. Le Concile Vatican II contient des éléments dispersés qui peuvent
être utilisés pour déterminer, d’une part, une conception générale concernant
la possession et la gestion de biens par l’Église, d’autre part, une limitation des
activités de caractère patrimonial pour lesquelles l’Église revendique une autonomie dans cet ordre face à des pouvoirs externes. Sur le premier point, des
textes servent de sources indicatives et prospectives de la législation actuelle,
soit comme rappel que les biens ont un caractère instrumental 20, soit comme
affirmation du principe selon lequel leur gestion doit mettre en valeur les
vertus évangéliques et correspondre à la nature propre de l’Église catholique,
notamment en vue d’assurer le financement des œuvres et des personnes qui
y exercent une responsabilité. Ainsi la Constitution pastorale gaudium et Spes
déclare que l’Église se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa mission propre le requiert 21, qu’elle doit susciter des œuvres destinées au service
18
19
20
21
G. Philipps, L’Église et son mystère au ii e Concile du Vatican. Histoire, texte, commentaire de
la Constitution Lumen gentium, Paris, Desclée, 1967, tome I, p. 98-105. Y. Congar,
L’Église. de Saint-Augustin à l’époque moderne, Paris, 1970, Cerf, p. 462 (Histoire des
dogmes, Tome III, Christologie-Sotériologie-Mariologie, Fascicule 3) : « Le concept de
société s’avérait insuffisant pour dire la richesse du mystère. on pouvait même douter de la
possibilité de définir l’Église ». Voir P. Valdrini, Comunità, Persone, governo. Lezioni sui
libri i e ii del CiC 1983, Roma, LUP, 2013, p. 27-31.
P. Erdö, « Chiesa e beni temporali : principi fondamentali del magistero del Concilio
Vaticano II (cann. 1254-1256) », in i beni temporali della Chiesa, Libreria editrice Vaticana,
Roma, 1999, p. 26-28.
LG, 8, 3 : « L’Église qui a cependant besoin de ressources humaines pour remplir sa mission
n’est pas faite pour rechercher une gloire terrestre mais pour manifester, par son exemple
aussi, l’humilité et l’abnégation ». Le CIC de 1983 ne décrit pas les fondements scripturaires ou magistériels de la possession et de la gestion de biens dans l’Église. Il faut les
chercher dans des études de caractère doctrinal comme V. de Paolis, i beni temporali…,
p. 11-33 ou P. Erdö, « Chiesa e beni… », op. cit., p. 26-34.
GS 76 : « L’Église elle-même se sert d’instruments temporels dans la mesure où sa propre
mission le demande… » Cette manière de présenter le caractère instrumental des biens était
reprise dans le schéma de Lex fundamentalis de 1970 au canon 82 § 2 et est mieux mise en
valeur dans le CCEO au canon 1007.
354
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de tous, notamment des indigents comme les œuvres charitables et autres du
même genre 22 et met en valeur l’idéal de pauvreté qui doit présider au développement des activités de l’Église 23. Cette dernière affirmation est soulignée
d’une manière particulière lorsque le Concile mentionne les instituts religieux qui expriment et institutionnalisent les vœux de religion exigeant des
personnes qu’ils vivent dans le détachement matériel 24. Ces déclarations sont
accompagnées d’une affirmation de fond selon laquelle la mission propre que le
Christ a confiée à son Église n’est ni d’ordre politique, ni d’ordre économique
ou social mais religieux 25. De telles affirmations conciliaires servent de fondement et de perspective au Code de droit canonique de 1983 et s’ajoutent à la
volonté traditionnelle, décrite plus haut, de préserver le principe de souveraineté de juridiction ecclésiastique. C’est pourquoi le droit canonique s’intéresse
aux biens quand ils servent des fins spécifiques et, pour ce faire, promulgue des
normes d’acquisition de ces biens, de leur administration, de leur aliénation,
d’établissement de contrats patrimoniaux, de création et de gestion de fondations dites « pieuses » nécessaires pour l’activité de l’Église.
22
23
24
25
GS 42 : « … Certes, la mission propre que le Christ a confiée à son Église n’est ni d’ordre
politique, ni d’ordre économique ou social : le but qu’il lui a assigné est d’ordre religieux.
Mais, précisément, de cette mission religieuse découlent une fonction, des lumières et des
forces qui peuvent servir à constituer et à affermir la communauté des hommes selon la loi
divine. De même, lorsqu’il le faut et compte tenu des circonstances de temps et de lieu,
l’Église peut elle-même, et elle le doit, susciter des œuvres destinées au service de tous,
notamment des indigents, comme les œuvres charitables et autres du même genre ».
PO, 17 : « Quant aux ressources qu’ils (les prêtres) acquièrent à l’occasion de l’exercice
d’une fonction ecclésiastique, sous réserve des législations particulières, les prêtres, aussi
bien que les évêques, les emploieront d’abord pour s’assurer un niveau de vie suffisant et
pour accomplir les devoirs de leur états ; et ce qui restera, ils auront à cœur de l’employer
pour le bien de l’Église ou pour des œuvres de charité… Ils sont même invités à embrasser
la pauvreté volontaire qui rendra plus évidente leur ressemblance avec le Christ et les fera
plus disponibles au saint ministère… Une certaine mise en commun matérielle, à l’image
de la communauté des biens que vante l’histoire de la primitive Église, est une excellente
voie d’accès à la charité pastorale ; c’est une manière de vivre louable qui permet aux prêtres
de remettre en pratique l’esprit de pauvreté recommandé par le Christ ». Voir Y. Congar,
« Les biens temporels de l’Église d’après sa tradition théologique et canonique », in Église
et pauvreté, Roma, 1965, p. 234-258.
PC, 13 : « Les Instituts eux-mêmes s’efforceront, compte tenu de la diversité des lieux, de
fournir… un témoignage collectif de pauvreté… » V. de Paolis, « Temporal Goods of the
Church in the New Code with particular reference to Institutes of consecrated life », The
Jurist, 43, 1983, p. 343-355. J. P. Schouppe, droit canonique des biens, op. cit., p. 219-223.
GS 42. Parmi les moyens d’acquérir des biens, le Code donne une part importante aux
offrandes des fidèles. Voir L. Navarro, « L’acquisto dei beni temporali », in i beni temporali…, op. cit., p. 45-57. J. P. Schouppe, droit canonique des biens, op. cit., p. 98-151.
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
355
4. Une législation particulière développée et diversifiée
Les 57 canons du livre V présentent la législation universelle en matière de
gestion des biens. Elle s’applique dans l’Église tout entière car le Code est promulgué par le Pontife romain pour toutes les institutions et personnes qui les
composent. Elle contient des catégories juridiques spécifiques qui déterminent
le degré d’autonomie des nombreux propriétaires de biens. Elle laisse cependant
place à des législations particulières dont le cadre de création et d’application est
constitué par les communautés érigées bénéficiant d’une autonomie juridique.
C’est le cas surtout des différentes Églises particulières ou diocèses à la tête desquels les évêques diocésains ou personnes assimilées ont un pouvoir législatif les
autorisant à porter des lois en rapport aux diverses cultures locales 26. Il appartient
à la nature de ces Églises d’être proches de celles-ci, de trouver un moyen d’expression de leurs éléments propres, de favoriser la réception des lois et des règles
universelles, en tenant compte, comme nous le verrons, du droit civil des États.
Ce principe constitutif de l’Église, qui empêche de la considérer comme une institution uniquement centralisée, trouve une première expression dans le champ
propre du droit canonique. En effet, l’évêque diocésain, mais ceci s’applique
aussi aux divers instituts religieux qui ont à gérer des biens dans les pays où ils
exercent leur action, jouit d’une capacité de production de normes, soit personnellement, soit dans la structure de participation traditionnelle du synode diocésain. De la même manière, des normes pourraient être établies à un échelon plus
large que celui d’un diocèse, pour des raisons de cohérence, par une conférence
des évêques ou, éventuellement, par des conciles particuliers qui légifèrent pour
un territoire qui, en général correspond à celui d’un État ou d’une nation 27. La
création d’un droit particulier peut s’exercer dans une totale autonomie lorsqu’il
vient d’un évêque diocésain mais, dans les cas des conférences des évêques et
des conciles, elle réclame une intervention de l’autorité suprême de l’Église sous
forme de reconnaissance ou d’approbation en vue de maintenir l’unité législative de l’Église 28. Cette donnée fondamentale et habituelle du droit canonique
explique pourquoi existe un ensemble de règles de gestion des biens, de normes
ou de textes de portée législative autres que celles du Code de droit canonique,
qui nécessiterait d’être rassemblé en collection de lois à la manière des anciennes
collectiones qui regroupaient les textes juridiques à une époque où n’existaient pas
encore les codes. Ce travail est souvent fait par la doctrine pour différentes aires
géographiques qui correspondent à des territoires où s’appliquent des lois civiles.
26
27
28
P. Valdrini, « Unité et pluralité des ensembles législatifs. droit universel et droit particulier
d’après le Code de droit canonique latin », ius Ecclesiae, 9, 1997, p 3-17.
P. Valdrini, J.P. Durand, O. Echappé, J. Vernay, droit canonique, op. cit., p. 195-189.
V. de Paolis, i beni temporali…, op. cit., p. 187-204.
356
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Il n’est pas fait par l’autorité qui admet que, dans ce domaine, puisse exister une
grande diversité à condition que soient respectées les normes exprimées dans les
57 canons du Code car ils contiennent ce que l’Église veut tenir comme éléments
constitutifs universels, donc éléments d’unité, en matière de gestion. Pour servir
cette pratique, le Code déclare que le Pontife romain, en vertu de sa primauté,
est le suprême administrateur et dispensateur de tous les biens ecclésiastiques 29
et que les évêques diocésains doivent exercer une vigilance sur la gestion des
biens 30. Mais aussi, et sans doute cette déclaration explique-t-elle l’extrême diversité des législations particulières, le droit de propriété des biens, sous l’autorité du
pape, appartient à la personne juridique qui les a légitimement acquis. Le droit
de l’Église donne donc la responsabilité aux nombreuses personnes juridiques
propriétaires de trouver le meilleur cadre normatif pour la gestion de leurs biens,
responsabilité qui relève des institutions locales de gouvernement comme, dans
beaucoup de cas, des personnes juridiques elles-mêmes 31. Pour cela, un second
champ d’expression du principe de détermination de règles proches de cultures
locales, directement lié à la création d’un droit particulier ou droit local des communautés ou encore spécifique aux personnes juridiques autres qu’universelles,
est le rapport aux droits étatiques et à leur culture juridique 32. Ce domaine fait
29
30
31
32
F. Salerno, « I beni temporali della Chiesa ed il potere primaziale del Romano Pontefice »,
in i beni temporali…, op. cit., p. 103-139.
A. Longhitano, « L’amministrazione dei beni : la funzione di vigilanza del vescovo diocesano (cann. 1276-1277) », in i beni temporali…, op. cit., p. 83-101.
Can. 116 : « § 1. Les personnes juridiques publiques sont des ensembles de personnes ou de
choses, constitués par l’autorité ecclésiastique compétente afin de remplir au nom de l’Église,
dans les limites qu’elle se sont fixées et selon les dispositions du droit, la charge propre qui
leur a été confiée en vue du bien public ; les autres personnes juridiques sont privées. § 2. Les
personnes juridiques publiques reçoivent la personnalité juridique du droit lui-même ou par
un décret spécial de l’autorité compétente qui la concède expressément ; les personnes juridiques privées ne reçoivent cette personnalité que par décret spécial de l’autorité compétente
qui la concède expressément. » La distinction est importante car seuls les biens des personnes
juridiques publiques sont dits biens ecclésiastiques et appartiennent à l’Église en tant que
telle. Les biens des personnes privées sont des biens de la personne elle-même comme le
déclare le canon 1257 : can. 1257 : « 1. Tous les biens temporels qui appartiennent à l’Église
tout entière, au Siège Apostolique et aux autres personnes juridiques publiques dans l’Église,
sont biens ecclésiastiques et sont régis par les canons suivants ainsi que par les statuts propres
de ces personnes. § 2. Les biens temporels d’une personne juridique privée sont régis par les
statuts propres de celle-ci et non par ces canons, sauf autres disposition expresse. »
Des études sur l’application du droit canonique dans les divers pays existent. Par exemple,
pour l’Italie, voir i beni temporali della Chiesa in italia : nuova normativa canonica e concordataria, Roma, Libreria editrice Vaticana, 1985, 129 p. (Studi giuridici XI). A. Bucci, La
vicenda giuridica dei beni ecclesiastici della Chiesa, Volturnia, 2012, 202 p. (Studia et documenta. Utriusque iuris). Pour la Belgique, voir J. P. Schouppe, P. De Pooter, « Sur les traces
du droit canonique des biens temporels en Belgique », in J. P. Schouppe, Vingt-cinq ans après
le Code. Le droit canon en Belgique, Préface du card. G. Daneels, Bruxelles, Bruylant, 2008,
p. 147-155 (Coll. droit et religion). Pour la France, voir J. P. Durand, « Biens ecclésiastiques.
Droit canonique et droit français. Propos conclusifs », in L’année canonique, 47, 2005,
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
357
l’objet de déclarations dispersées dans le Code que l’on peut distinguer en trois
manières de légiférer ou trois manières d’envisager le rapport au droit civil, soit,
en premier lieu, une demande ou une recommandation de respecter le droit
civil, en second lieu, une recommandation de renvoi à ce droit pour en utiliser
les effets, en troisième lieu, sa canonisation. Ces trois manières sont proches les
unes des autres. Dans la pratique, en raison de la complexité des situations, elles
se conjuguent et se rapprochent, voire se confondent, mais, sur le plan théorique
et juridique, elles ont, selon les cas, des conséquences juridiques diverses.
5. Le principe du renvoi au droit civil
En premier lieu, faisant figure de principe général, le Code demande ou
recommande, pour certaines activités de gestion déterminées, le respect du
droit des États. Pour ce motif, lorsqu’il exige la création d’un conseil pour les
affaires économiques dans chaque diocèse, celui-ci sera composé de personnes
compétentes « dans les affaires économiques comme en droit civil » 33. Ensuite,
quand le Code décrit le mode selon lequel les administrateurs doivent exercer leur fonction, reprenant la formule connue de gestion « en bon père de
famille », il demande que soient observées les dispositions non seulement du
droit canonique mais du droit civil, l’inobservation de ce dernier pouvant créer
des dommages aux biens administrés 34. Un canon envisage le cas d’une aliéna-
33
34
p. 83-85. Ph. Greiner, « Les biens des paroisses dans le contexte des diocèses français », in
L’année canonique, 47, 2005, p. 37-50. O. Echappé, « Les “biens” des associations d’Église »,
in L’année canonique, 47, 2005, p. 51-62. P. Valdrini, « La gestion des biens dans les diocèses
français », in documents Episcopat, 16, octobre 1997, p. 1-6. Traité de droit français des religions, op. cit., p. 761-776 et 878-894. Pour l’Allemagne, Hans Heimerl, Helmuth Pree,
« Handbuch des Vermögensrechts der katholischen Kirche unter besonderer Berücksichtigung
der Rechtsverhältnisse », in Bayern und Österreich, Regensburg, 1983, p. 131-250. Pour
l’Afrique, S. Recchi (dir.), Autonomie financière et gestion des biens dans les jeunes Églises
d’Afrique, Département de droit canonique, Université catholique d’Afrique centrale, 2003,
241 p. (coll. « Études droit canonique et culture »). J. M. Signé, « L’administration des biens
temporels et l’avènement des Églises pleinement constituées », in L’année canonique, 50,
2008, p. 63-75. Pour l’Amérique du nord, F. G. Morrisey, « The alienation of temporal
goods in contemporary practice », Studia canonica, 29, 1995, p. 293-316.
Can. 492 : « § 1. Dans chaque diocèse sera constitué le conseil pour les affaires économiques que préside l’Évêque diocésain lui-même ou son délégué ; il sera composé d’au
moins trois fidèles nommés par l’Évêque, vraiment compétents dans les affaires économiques comme en droit civil, et remarquables par leur probité. »
Can. 1284 : « 1. Tous les administrateurs sont tenus d’accomplir soigneusement leur fonction en bon père de famille. § 2. Ils doivent en conséquence : …/… 3. observer les dispositions du droit tant canonique que civil, ou celles qui seraient imposées par le fondateur,
le donateur ou l’autorité légitime, et prendre garde particulièrement que l’Église ne subisse
un dommage à cause de l’inobservation des lois civiles. »
358
dRoiT ET RELigion En EURoPE
tion invalide en droit canonique et valide en droit civil. L’autorité compétente
devra décider « s’il y a lieu d’engager une action et laquelle, personnelle ou réelle,
par qui et contre qui, pour revendiquer les droits de l’Église » 35. Dans ce cas, la
priorité du droit canonique sur le droit civil est affirmée et servira de critère de
jugement pour décider une action. Mais à côté du simple principe de respect
recommandé ou demandé du droit étatique, le Code de droit canonique utilise
le principe du renvoi obligé. Ainsi le domaine des contrats des administrateurs
est objet d’attention particulière et un canon lui est consacré, exigeant et non
seulement recommandant que, dans l’engagement du personnel employé, soit
aussi observée « exactement la législation civile du travail et de la vie sociale »
selon les principes de la doctrine sociale de l’Église 36. Ce point est sensible quand
l’Église ne jouit pas d’un statut juridique spécifique en droit étatique. C’est le cas
de la France comme le montre la question des laïcs désignés d’une manière temporaire ou permanente à un service particulier de l’Église catholique. Il est dit
qu’ils ont droit à obtenir une rémunération en rapport avec leur condition pour
pouvoir subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille. Le canon 231
§ 2 ajoute : « et aussi en respectant le droit civil ». Cette recommandation déclarative a été à l’origine d’études théoriques et de propositions pratiques en France
car l’autorité ecclésiastique s’est trouvée devant un problème d’articulation entre
les logiques des deux droits, canonique et étatique. Alors que pour le premier
un laïc est nommé à un service en vertu d’un acte de nomination unilatéral qui
se traduit par une lettre de mission (qui est en droit canonique un décret particulier porté par une personne titulaire d’un pouvoir de gouvernement), pour le
second, le droit étatique, le louage de service est un acte contractuel que contient
le contrat de travail. Le mariage des logiques, dans l’esprit du droit canonique,
doit pouvoir conserver l’autonomie et la souveraineté de l’ordinamento juridique
interne c’est-à-dire l’exercice de la juridiction de l’Église 37.
Dans quelques cas précis, le code stipule encore que le droit civil servira de
cadre pour établir les formalités d’un acte. À l’inverse du principe précédent
qui faisait du droit civil un être passif et recommandait son application, le droit
étatique auquel renvoie le Code est un instrument d’organisation qui, sans être
35
36
37
Can. 1296 : « S’il arrive que des biens ecclésiastiques aient été aliénés sans les formes canoniques requises, mais que leur aliénation soit civilement valable, il appartient à l’autorité
compétente de décider, tout murement pesé, s’il y a lieu d’engager une action et laquelle,
personnelle ou réelle, par qui et contre qui, pour revendiquer les droits de l’Église. » Pour
un commentaire du canon, voir J. C. Périsset, Les biens temporels de l’Église, op. cit.,
p. 217-220.
Can. 1286 : « Les administrateurs des biens doivent : § 1. dans l’engagement du personnel
employé, observer exactement la législation même civile du travail et de la vie sociale, selon
les principes donnes par l’Église… »
Voir l’ensemble d’articles sur « Les animateurs pastoraux. Statut civil et canonique des
“permanents en pastorale” », L’année canonique, 35, 1992, p. 19-100. Voir aussi Traité de
droit français des religions, op. cit., p. 1030-1033.
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
359
imposé comme tel, est utilisé pour donner aux actes une légitimité garantie par
le système juridique dans lequel est exercée l’activité. De passif, le rapport au
droit étatique est actif. Restant droit étatique et n’étant pas canonisé comme
nous le verrons dans d’autres cas que nous évoquerons plus bas, le droit civil
porte des effets dans son ordre et non dans l’ordre canonique. Dans ce cas, le
droit canonique se sert du droit étatique pour sa technicité et la force d’obligation qu’il ne pourrait imposer lui-même. Ainsi, aux administrateurs, il est
demandé de veiller à garantir par des moyens valides en droit civil la propriété
des biens ecclésiastiques 38. Ailleurs, on envisage la création d’un institut spécial
qui recueille les biens et les offrandes en vue de la sustentation du clergé dans
les diocèses et sa couverture sociale, devoir donné surtout aux conférences des
évêques. Ces organismes, déclare-t-on, doivent, si possible, « être constitués de
telle façon qu’ils aient aussi effet en droit civil » 39. La souveraineté du système
juridictionnel canonique est assurée de cette manière car il s’agit d’un organisme
créé et géré par les diocèses ou un ensemble de diocèses. En même temps est
garantie la recherche d’effets qui puissent assurer une meilleure efficacité à l’organisme dans l’ordre étatique. Il s’agit donc d’un ajout civil au champ juridique
canonique, une forme de coopération du droit civil à la poursuite de buts établis
au sein de l’Église catholique dont l’opportunité est évaluée selon des critères
canoniques. Le canon 1299 est un autre exemple de ce rapport utilitaire et de
ses motivations. Il déclare solennellement la liberté des fidèles, en vertu du droit
naturel et du droit canonique, de disposer de leurs biens en vue de les laisser
pour des causes pieuses (causes pies), par actes entre vifs ou pour cause de mort.
Pour cette deuxième possibilité, il est spécifié : « … les formalités juridiques du
droit civil seront autant que possibles observées. Si elles ont été omises, les héritiers doivent être avertis de l’obligation à laquelle ils sont tenus d’accomplir la
volonté du testateur ». D’une part, le principe du renvoi donne au droit étatique
un caractère instrumental. Il est un moyen de garantir le but poursuivi puisque
le droit appliqué donne une légitimité à l’acte que ne pourraient contester des
personnes qui ne voudraient pas suivre la volonté du testateur. D’autre part, le
canon introduit le principe de la priorité du droit canonique car, si des formalités avaient été omises (et l’on suppose qu’elles n’invalideraient pas un acte ipso
iure), les héritiers seraient appelés à autolimiter leur pouvoir de revendiquer une
invalidation par respect de la volonté de la personne testatrice 40.
38
39
40
Voir le canon 1284 : les administrateurs doivent « veiller à garantir par des moyens valides
en droit civil la propriété des biens ecclésiastiques ».
Can. 1274 : « § 1. Il y aura dans chaque diocèse un organisme spécial pour recueillir les biens
et les offrandes en vue de pourvoir, selon le can. 281, à la subsistance des clercs qui sont au
service du diocèse, a moins qu’il n’y soit pourvu autrement…/… § 5. Ces organismes
doivent, si possible, être constitues de telle façon qu’ils aient aussi effet en droit civil. »
Cette possibilité dépendra aussi de la qualification des éléments de droit civil qui s’applique
à la validité de l’acte de donation. Pour un commentaire de ce canon, voir J. C. Périsset,
360
dRoiT ET RELigion En EURoPE
6. La canonisation du droit civil
Le troisième type de rapport entre le droit canonique et le droit étatique
dans le rapport au droit civil en matière de gestion des biens temporels est
celui de la canonisation dans le sens précis du terme utilisé par le Code. Dans
ce cas, le droit civil est intégré dans le droit canonique comme un droit qui s’y
applique au point que ses transformations parlementaires, gouvernementales ou
jurisprudentielles externes peuvent être suivies d’effet dans le champ juridique
interne de l’Église. La canonisation du droit civil est un principe ancien dans la
tradition de l’Église. L’histoire des sources du droit canonique montre l’application de ce principe à l’endroit de systèmes juridiques auxquels l’Église a puisé
des éléments de législation, en particulier le droit romain. Le droit actuel en a
fait un principe : les lois civiles auxquelles renvoie le droit de l’Église doivent
être observées en droit canonique avec les mêmes effets, dans la mesure où elles
ne sont pas contraires au droit divin et sauf disposition autre du droit canonique 41. Le canon parle de renvoi mais il ne s’agit pas du simple renvoi possible
que nous avons commenté plus haut, ni de la recherche d’effets juridiques légitimes et efficients, mais de droit civil devenu droit canonique. Ainsi l’exprime le
canon 1290, à propos des négociations à caractère patrimonial, qui déclare : les
dispositions du droit civil en vigueur dans un territoire en matière de contrats,
tant en général qu’en particulier et de modes d’extinction des obligations seront
observées avec les mêmes effets en droit canonique pour les choses soumises au
gouvernement de l’Église. Deux limites s’opposent à cette canonisation : d’une
part, le droit divin qui est ce droit original dont le fondement est la volonté de
Dieu soit exprimée positivement dans les textes, soit découverte par l’œuvre de
raison, d’autre part le droit canonique qui exprime encore une fois son caractère d’instrument et de moyen de souveraineté puisqu’il obtiendra toujours une
priorité sur le droit civil 42. De Paolis donne l’exemple de la prescription légale
pour laquelle le droit canonique a toujours exigé la bonne foi. Le canon 197
renvoie aux législations séculières pour l’organiser mais « en dehors des excep-
41
42
Les biens temporels de l’Église, op. cit., p. 229-232. La notion d’autolimitation de l’exercice
de ses droits de la part d’un fidèle est un élément tiré du canon 223 § 1. Voir sur ce point
M. d’Arienzo, il concetto giuridico di responsabilità. Rilevanza e funzione nel diritto canonico, Cosenza, Pellegrini editore, 2012, p. 147-151.
Can. 22 : « Les lois civiles auxquelles renvoie le droit de l’Église doivent être observées en
droit canonique avec les mêmes effets, dans la mesure où elles ne sont pas contraires au
droit divin et sauf disposition autre du droit canonique. » Pour un commentaire de ce
canon, voir F. J. Urrutia, Les normes générales. Commentaire des canons 1-203, Paris, Tardy,
1992, p. 90-91. J. Miñambres, La remisión de la ley canónica al derecho civil, Roma,
Pontificia Università della Santa Croce, 1922, 122 p.
J. C. Périsset, Les biens temporels de l’Église, op. cit., p. 194-198.
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport aux droits étatiques
361
tions fixées par le code ». L’auteur montre que le droit canonique sur ce point
s’était opposé au droit romain qui acceptait que la mauvaise foi n’entache pas
la validité de la prescription. Avec ce fait et se référant à Pio Fedele, il lit que
cette clause que ne connaît pas les législations séculières montre que « les droits
civils font abstraction du droit naturel et de la conscience alors que le droit
canonique considère le droit naturel comme fondement essentiel de toutes les
lois humaines et pose que celles-ci n’ont de sens que dans la mesure où elles ne
s’y opposent pas. Il s’agit là, ajoute-t-il, de reconnaître que la proclamation d’un
principe juridique supérieur absolu auquel tout ordre juridique humain doit
céder le pas » 43. Par rapport aux deux autres manières de légiférer le rapport au
droit civil, la canonisation est l’instrument juridique le plus clair. Toutefois reste
la difficulté de rapprocher les logiques diverses contenues dans les deux droits
canonique et civil, laquelle, comme nous l’avons montré, tient pour une bonne
part à l’existence d’une juridiction ecclésiastique souveraine dans son ordre. Une
telle opération est facilitée quand est établi une entente à l’échelon des souverainetés par le moyen d’un texte de nature concordataire, donnant, dans ce cas,
une garantie à l’Église catholique que sa juridiction pourra être exercée dans le
respect des principes qu’elle maintient 44.
43
44
V. de Paolis, « Les biens temporels au regard du Code de droit canonique », L’année canonique, 47, 2005, p. 27.
R. Minnerath, L’Église catholique face aux États. deux siècles de pratique concordataire.
1801-2010, Paris, Éditions du Cerf, 2012, 650 p. (coll. « Droit canonique, droit international de la liberté relieuse et de religion »).
TRoiSièME PARTiE
RELATIONS ÉGLISES-ÉTATS
Mutations dans les relations religion(s)-État
en Turquie dans les années 2000*
Samim Akgönül
L
a Turquie présente, par son histoire contemporaine et par sa situation sociologique, un cas d’étude privilégié en ce qui concerne les relations religions /
État dans l’espace européen. La population du pays s’identifie très majoritairement à l’Islam, mais le régime politique est fondé sur une évacuation autoritaire
des références visibles à l’islam dénominée « laïcité » à la turque 1. Or, depuis
2002, depuis que le Parti de Justice et du Développement (Adalet ve Kalkınma
Partisi, AKP) est au pouvoir, nous avons été témoins des mutations significatives
dans l’approche que fait l’État du fait religieux. D’une manière générale, bien
que l’État continue de contrôler solidement le comportement religieux, il est
devenu plus tolérant pour la visibilité publique, parfois ostentatoire, de celle-ci.
Par ailleurs, depuis la fin des années 2000, l’approche officielle de tous les sujets
sociétaux est devenue religieuse, le discours politique utilisant des références
religieuses sur des sujets aussi divers que la santé, l’éducation, la défense ou le
sport. Le seul sujet qui échappe à cette approche religieuse demeure l’économie.
Cet article tente d’entrevoir les dynamiques de ces mutations à travers une analyse des politiques publiques et des discours officiels.
*
1
Je remercie ma collègue Anne-Laure Zwilling pour sa relecture attentive et ses corrections
avisées.
Voir à ce propos Samim Akgönül (dir.), Laïcité en débat : principes et représentations en
France et en Turquie, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2007.
366
dRoiT ET RELigion En EURoPE
AKP : les sources religieuses d’un libéralisme pragmatique
La religiosité en général, mais plus particulièrement l’islam, a toujours été
au cœur du monde politique turc, depuis sa fondation en 1923. Les fondateurs
de la République, dans la droite ligne des politiques sécularisantes de la fin du
xixe siècle, ont rêvé d’une nation musulmane, certes, mais où l’islamité n’était
ni visible ni vécue « ostentatoirement ». Ainsi, l’islam était perçu comme une
catégorie d’appartenance et non comme une croyance (si ce n’est nationale), et
encore moins comme un mode de comportement. Cette sécularisation à marche
forcée a naturellement créé des résistances qui se sont transformées dans les
années 1960 en un mouvement politique : celui de Millî görüş (MG). Il s’agit
d’un mouvement politique conservateur, anti-occidental et anti-libéral, étatiste
et nationaliste 2. Au fur et mesure de la libéralisation de l’espace politique turc,
le mouvement a pris de l’ampleur, devenant d’abord un parti de système dans
les années 1970, s’érigeant ensuite comme un des mouvements politiques les
plus forts et les plus populaires des années 1990. Or, tout au long de la seconde
moitié du xxe siècle, MG s’est heurté à l’opposition de la bureaucratie de l’élite
financière et surtout de l’armée, garante de la « laïcité » à la turque où le positionnement du MG était vu comme un danger pour la pérennité du régime.
Ainsi, la politique turque des cinquante dernières années fut une succession de
tensions entre les tenants d’un régime autoritaire mais « laïque », d’une part, et
l’islam politique d’autre part. La donne a changé avec la fin du monde bipolaire.
La bureaucratie, le grand capital des villes ainsi que l’armée ont dû peu à peu
laisser leur place à une nouvelle bourgeoisie anatolienne, très conservatrice, et
attachée aux valeurs de l’Islam, qui réclamait de plus en plus fort une visibilité
plus grande de la religion dans l’espace public, voire une société plus religieuse,
tout en aspirant à la prospérité procurée par le capitalisme.
C’est au début des années 2000 que s’est opérée une transformation importante dans le mouvement. Le Parti de la Vertu (le dernier des partis ouverts dans
le courant MG depuis les années 1960) fut fermé par le conseil constitutionnel
en 2001. Les tenants de la tradition MG se sont regroupés au sein du Parti du
Bonheur, pendant que les réformateurs fondaient le Parti de la Justice et du développement sous la présidence du charismatique maire d’Istanbul Recep Tayyip
Erdoğan. Deux ruptures importantes furent opérées lors de cette scission. Premièrement, l’AKP a abandonné la position anti-occidentale et anti-européenne
de la ligne dure du MG. Ainsi, le début des années 2000 a vu la Turquie faire
un effort sans précédent pour réformer sa structure archaïque non compatible
2
Samim Akgönül, « Millî görüş : Institution religieuse minoritaire et mouvement politique
transnational », in Samir Amghar (dir.), Recompositions contemporaines de l’islamisme en
situation de diaspora, Paris, Lignes de Repères, 2006, p. 63-86.
Mutations dans les relations religion(s)-État en Turquie dans les années 2000
367
avec le système européen, dans l’espoir de rejoindre l’UE. Cette nouvelle posture a séduit les libéraux et les europhiles du pays particulièrement réticents à
l’égard du discours classique souverainiste du MG. La deuxième rupture a eu
lieu dans la perspective économique. L’AKP a complètement abandonné l’approche étatiste, industrialiste et protectrice du MG s’adaptant à un environnement libéral, voire ultra-libéral et s’appuyant sur l’entrepreneuriat privé, ce qui
a séduit la petite bourgeoisie anatolienne qui y a vu un moyen d’enrichissement
et d’épanouissement social. Le résultat a été trois succès électoraux successifs
entre 2002 et 2011 et un soutien populaire avoisinant les 50 % lors des dernières élections en 2011.
Tout au long de cette décennie, la religion a été un des sujets les plus discutés, si ce n’est le plus discuté, et ce à la fois par les opposants d’AKP et par les
responsables de ce dernier. Surtout dans la deuxième partie du parcours, en gros
à partir de 2006, il est aisé de constater que l’ensemble des sujets de société ont
été articulés autour de la question religieuse, autour de la religiosité de la société
et du rôle de l’État face au fait religieux.
Diyanet : ruptures et constantes
Au cœur de ces débats à la fois publics et politiques se trouve la nature
des relations ambiguës qu’entretient l’État turc avec la religion. Depuis 1924,
depuis que le califat a été aboli par le nouveau régime républicain, les affaires
religieuses sont gérées, financées et donc contrôlées par une administration
publique, celle des « Affaires Religieuses », ou diyanet İşleri Başkanlığı (désormais « Diyanet »). Les dix dernières années du pouvoir d’AKP ont formé une
période d’apaisement des relations entre cette administration, véritable outil de
l’orthodoxie turco-islamique, et les différentes formes de l’islam populaire, qui,
jusqu’aux années 2000 (et même encore de nos jours, du moins partiellement),
étaient perçues comme autant de menaces à l’unité nationale et religieuse. Pendant la deuxième moitié des années 1990, avec les gouvernements de coalition
intégrant les partis du MG, les confréries avaient commencé à être réhabilitées
mais cette réhabilitation avait suscité l’opprobre de l’élite du pays, causant entre
autres, la fermeture du Parti de la Vertu. Avec le début du gouvernement d’AKP,
pas de maladresse susceptible de heurter d’emblée la bureaucratie et l’armée
jusqu’à ce que la première soit dominée par les conservateurs à partir de la deuxième moitié des années 2000 et jusqu’à ce que la seconde soit définitivement
écartée de la politique avec les procès-fleuve d’Ergenekon où des centaines de
militaires de carrière, dont les généraux, ont été enfermés et accusés de fomenter des coups d’État. En effet, à partir de 2005/2006, le diyanet se rapproche
non seulement des confréries, soufies et autres, de l’islam sunnite, mais de
368
dRoiT ET RELigion En EURoPE
surcroît, des mouvements politico-religieux longtemps diabolisés comme celui
de Fethullah Gülen se font entendre de plus en plus. Cette coopération a assuré
un succès populaire à l’AKP jusqu’en décembre 2013 où une rupture entre le
pouvoir et le mouvement Gülen pour le contrôle de l’État devenait visible.
Malgré ces développements informels, le nouveau pouvoir a décidé de ne pas
réformer la structure ou les fonctions du diyanet, longtemps décrié comme un
pôle d’illégitimité religieuse par les uns et comme un califat civil par les autres.
Plutôt que de le supprimer et de laisser l’organisation du culte aux communautés, ou plutôt que de le réformer et de le transformer en une institution laïque
qui gère la pratique matérielle de toutes les formes de croyances, AKP a préféré
de le dominer, de l’apprivoiser et… de l’utiliser pour l’ensemble des questions
sociétales. Ainsi, le diyanet reste une institution hybride, civile et « laïque » avec
à sa tête un théologien universitaire (donc n’appartenant pas au clergé) mais
qui pourtant gère la carrière des imams - tous exclusivement sunnites. Dans le
cadre des travaux de rédaction d’une nouvelle constitution civile 3, les débats
surgissent soit pour supprimer totalement le diyanet, soit pour l’ouvrir à toutes
les religions et le transformer en une simple administration technique. Or, l’opposition kémaliste et néo-kémaliste ne le souhaite pas, de peur de renforcer les
confréries et les communautés religieuses, et le pouvoir islamiste ne le souhaite
pas non plus maintenant qu’il maîtrise le diyanet. Ainsi, nous sommes face à
une sclérose du statu quo malgré les revendications exprimées de toutes parts.
Les alévis, de la gestion de l’islam hétérodoxe
Les alévis de Turquie, la plus grande minorité religieuse du pays même si elle
n’est pas reconnue comme telle, présentent une des plus grandes difficultés au
régime en pleine transformation. Jusqu’aux années 1990, les alévis sont restés
plutôt discrets 4. Premièrement, cette minorité est restée plutôt rurale jusqu’à la
deuxième moitié du xxe siècle. L’urbanisation qui a commencé dans les années
1960 s’est accélérée dans les années 1990 avec l’exode rural d’une part et avec
la transformation des petites villes d’Anatolie en de véritables métropoles de
l’autre. Ceci a changé la nature des rapports sociaux et l’approche à l’identité.
Ainsi, surtout à partir des années 1990, une frange des alévis a commencé à
réclamer une reconnaissance de leur confession. Il est justement intéressant
3
4
Celle qui est en vigueur date de 1982, préparée par la Junte militaire, qui a utilisé la religion
aseptisée, domestiquée, formatée et nationalisée comme un moyen de contrôler la société
et surtout contre les courants d’idées de gauche.
Sur la place de l’alévisme dans la société turque voir Elise Massicard, L’Autre Turquie. Le
mouvement aléviste et ses territoires, Paris, PUF, 2005.
Mutations dans les relations religion(s)-État en Turquie dans les années 2000
369
de constater que cette période coïncide avec la fin des identifications idéologiques (les alévis s’identifiant souvent à « gauche ») et le retour (ou la naissance)
des identifications ethniques et religieuses. D’une manière générale, dans ce
contexte, on peut dire que les alévis ont (re-)découvert leur alévité. Du moins,
les débats pour définir ce qu’est l’alévité se sont intensifiés dans les années 2000.
Il faut également souligner que pendant toute la période républicaine, les alévis
avaient directement ou indirectement soutenu les partis kémalistes, en grande
partie parce que le régime maintenait les sunnites sous contrôle à travers l’institution de diyanet. À partir du moment où l’État, et par la même occasion le
diyanet, est passé sous la domination d’une formation politique issue de l’islam
sunnite politique, les alévis se sont inquiétés, à juste titre. Dans les années 2000,
les alévis de Turquie se sont divisés sur la question des revendications au sujet
des relations entre l’État et leur confession. Alors qu’une partie de la société
civile alévie (comme la fondation Cem) réclamait une prise en compte de l’alévité au sein du diyanet préexistant, notamment à travers une reconnaissance
officielle du culte voire son financement total ou partiel, d’autres comme la
confédération des associations alévies-bektachies ont des revendications plus en
rapport avec l’intégration de l’alévisme dans les programmes scolaires de l’instruction religieuse obligatoire et s’opposent à un financement public de peur de
tomber sous le contrôle étatique.
Après les élections de 2007, la question alévie est venue à l’ordre du jour à
travers une déclaration gouvernementale communément appelée « ouverture
vers les alévis » 5. Le point central de ces débats était la reconnaissance du culte
alévi. Le pouvoir d’AKP, solidement identifié à un courant sunnite conservateur,
tentait de casser cette image et de s’agréger des voix des alévis, réputés proches
du Parti républicain du peuple (CHP) ou de la gauche turque. Il est intéressant
de constater que, malgré cette vision électoraliste, il y a eu au sein même de
l’AKP des résistances fortes, notamment de la part de la frange la moins libérale
et la plus « musulmane » : elle associait les alévis soit à des « musulmans » (donc
inutile de les reconnaître comme une religion à part entière), soit à des athées
ou du moins à des hérétiques (donc il n’était pas question de les reconnaître).
Au cœur des revendications alévies des années 2000 il y avait, concrètement,
la reconnaissance des Cem Evi comme lieux de culte. Dès 2005, La fondation
Cem, avait envoyé une lettre au premier ministre réclamant le statut de lieu de
culte pour les Cem Evi ; une part du budget pour la pratique alévie ; et postes
de fonctionnaire pour les leaders alévis au sein du Diyanet. Suite au refus du
Premier ministre, la fondation a porté plainte au tribunal administratif qui à
son tour a décidé que les demandes étaient « anticonstitutionnelles ». Suite à
5
En référence à l’« ouverture vers les Kurdes » une politique de réformes inachevées pour
satisfaire les revendications de la minorité ethnique kurde, dont une partie est également
alévie.
370
dRoiT ET RELigion En EURoPE
la confirmation de la décision par la cour de cassation, la fondation a amené
l’affaire devant la CEDH où le procès dure toujours (2012).
Le deuxième sujet brulant a été durant la même période, les cours d’enseignement religieux obligatoires dans le secondaire. Depuis le coup d’État de
1980, les généraux de la Junte voyaient en la religion un rempart contre les
courants subversifs. Ainsi, la Constitution de 1982, prévoit des cours de religions (Connaissance morale et Culture religieuse) dans l’ensemble des écoles
secondaires, publiques comme privées. Contrairement ce que suggère l’intitulé
de cette matière, il s’agit surtout de l’enseignement des préceptes de l’Islam sunnite hanéfite, obédience à laquelle la majorité des ressortissants turcs adhèrent.
Seuls les enfants non-musulmans (reconnus comme des minorités) ont la possibilité de se faire exempter de ces cours, les enfants alévis (parce que considérés comme musulmans) étant obligés d’y participer. À ce sujet également les
responsables alévis ont été divisés. Alors qu’une association telle que Pir Sultan
Abdal réclamait la suppression pure et simple de ces cours, la Fondation Cem
réclamait l’introduction de l’alévisme dans ces mêmes cours qui devraient rester
obligatoires. C’est en 2003 qu’un parent d’élève alévi a demandé que son fils
soit exempté de ces cours. Sa demande étant rejetée dans les différentes étapes
de la juridiction, l’affaire est arrivée jusqu’à la CEDH qui, dans sa décision
de 2007 a estimé que les cours d’enseignement religieux obligatoire violaient
l’article 2 du protocole additionnel 1 au sujet du droit à l’éducation 6. Malgré
cette décision contestant la légitimité de cet enseignement obligatoire, rien n’a
été fait si ce n’est quelques efforts pour évoquer l’alévisme au sein de ces cours.
Par conséquent les procès continuent à arriver dans les juridictions turques.
Pour une première fois en 2008, la Cour de cassation turque a donné raison à
deux parents d’élève considérant la décision de la CEDH comme jurisprudentielle. Malgré cette décision interne, la nature de cet enseignement n’avait pas
été changée en octobre 2012. Par conséquent, il est légitime de penser qu’alors
que le pouvoir d’AKP a montré un désir de réforme en ce qui concerne les restrictions des années néo-kémalistes devant la pratique et la visibilité de l’islam
dans l’espace public en mettant en avant la liberté de conscience et les normes
européennes, lorsqu’il s’agit d’autres atteintes à la liberté concernant les non
pratiquants, les non croyants ou les alévis, cette même volonté est absente, du
moins inopérante. Par exemple, alors que d’une manière officieuse la question
de l’interdiction de l’accès des jeunes femmes portant un foulard dans les universités a été réglée, le même pouvoir tente d’interdire la consommation d’alcool
au sein et aux alentours des universités, implante des salles de prières dans tous
les lieux publics comme les universités, les théâtres, les salles de concerts, ou
essaye de limiter la contraception ou l’avortement.
6
Hasan and Eylem Zengin v. Turkey http://cmiskp.echr.coe.int/.
Mutations dans les relations religion(s)-État en Turquie dans les années 2000
371
Les non-musulmans : les seuls gagnants ?
Dans le projet de construction nationale turque du début du xxe siècle, il
y avait peu de place pour des non-musulmans. Paradoxalement, le nouveau
régime aspirait à une société certes séculière et d’une apparence occidentale mais
où l’appartenance des membres devrait être à l’islam. Pour aller vite, on peut
dire que pour les kémalistes un bon Turc, est un Turc, turcophone, musulman,
si possible non pratiquant, voire non croyant si ce n’est aux aspects liés à la
nation turque. Par conséquent, même après les purifications du début du siècle,
(notamment les massacres et expulsions des Arméniens et l’échange obligatoire
des Grecs), les quelques centaines de milliers de non-musulmans restés dans le
pays n’ont jamais été incluses dans le paradigme national bien qu’ils soient des
citoyens turcs. Par des politiques patientes et délibérées, les non musulmans
du pays se sont réduits peu à peu pour devenir des communautés minuscules,
concentrées dans Istanbul où ils peuvent être contrôlés en permanence et servir
de boucs émissaires si la nécessité se présente.
Paradoxalement, durant la période qui nous intéresse, il y a eu plusieurs
améliorations en ce qui concerne les droits de non musulmans, bien qu’un certain nombre de constantes demeurent.
Ces développements ont des causes conjoncturelles et structurelles. Avant
tout, une amélioration de la situation des non-musulmans était indispensable
dans le cadre des réformes européennes. Ainsi les « paquets » de réformes des
années 2003-2005 contiennent plusieurs dispositions en ce qui concerne les
minorités, notamment s’agissant des biens immobiliers des fondations pieuses
non-musulmanes, expropriées injustement dans les années 1970.
Par ailleurs, cette approche communautaire (au sens religieux du terme)
convient parfaitement à la vision du monde d’un pouvoir issu d’un courant
religieux et politique. Alors que le pouvoir kémaliste a toujours vu en des nonmusulmans des dangers, voire des traîtres potentiels, celui d’AKP fait usage une
approche plus paternaliste, qui considère les non-musulmans comme des communautés inférieures sous la « protection » des musulmans, rappelant le système
ottoman des Millets. Bien que dynamique dans le temps, le système de Millets
s’appuyait sur une classification religieuse de la société, où le Millet-i Hakime, la
« Nation dominante » composé de musulmans donnait une sorte d’autonomie
aux Millet-i Mahkume, les nations dominées, autrement dit les non musulmans,
les protégeait (d’où le concept de Zimmî) à condition que ces communautés
non-musulmanes restent fidèles à l’État ottoman.
Il faut tout de même ajouter que le nombre de non-musulmans avait déjà
considérablement baissé dans les années 2000 et ils ne présentaient plus un
danger aux yeux de l’opinion publique turque. Par ailleurs, cette même opinion, éduquée avec des sentiments ultranationalistes, avait découvert depuis les
372
dRoiT ET RELigion En EURoPE
années 1990, une nouvelle altérité, celle des Kurdes, autrement plus dangereuse.
Ainsi, il y avait eu une sorte de réhabilitation de l’image des non-musulmans,
vus désormais comme des vestiges d’un passé révolu. L’altérité des non-musulmans a servi de miroir durant les débuts de la construction nationale turque en
gros entre les années 1850 et 1950. Au-delà, le projet de purification ethno-religieuse étant pratiquement réussi cette altérité désormais disparue est redevenue
partiellement relative. Les Kurdes ayant commencé leurs revendications nationales à partir des années 1980 ont pris la place de l’Autre par excellence. Il est
intéressant de constater que le pouvoir d’AKP a tenté d’utiliser la communauté
religieuse entre les Turcs et les Kurdes pour freiner la montée des revendications
et de la violence de la part des Kurdes. Même les imams, à travers les prêches
centralisés, ont été mis à contribution pour calmer ces revendications, en vain.
Le mouvement national kurde est beaucoup plus social et n’utilise pas les références religieuses. Ainsi l’altérité religieuse des non-musulmans n’a pas suffi
pour construire une « mêmeté » religieuse avec les Kurdes.
L’amélioration principale qui a eu lieu durant cette période concerne,
comme il est dit plus haut, les fondations pieuses non-musulmanes. Ces dernières constituent l’ossature des organisations non-musulmanes du pays, tant
du point de vue financier que symbolique. À partir des années 1970, prétextant une obscure « déclaration » datant de 1936, les gouvernements successifs
ont exproprié l’ensemble des fondations de leurs biens immobiliers et donc
ont coupé les moyens de subsistance aux institutions minoritaires. À partir des
réformes de 2004, et par trois lois successives entre 2007 et 2011, ces biens,
du moins ceux dont l’usurpation étatique était la plus flagrante sont retournés
aux communautés non-musulmanes, notamment à Istanbul. En revanche, les
toutes petites communautés non-musulmanes rurales, comme celle des Assyrochaldéens du sud-est du pays, sont toujours objets d’exactions et expropriations.
D’un autre côté, malgré de multiples déclarations de bonnes intentions, le
Séminaire théologique de Halki, une île aux larges d’Istanbul, fermée dans les
années 1970, n’a toujours pas pu ouvrir ses portes, cette réouverture se heurtant aux vieux reflexes nationalistes. Par ailleurs, le caractère œcuménique du
Patriarcat grec n’est toujours pas reconnu non plus. Le gouvernement, ainsi
que l’opinion publique craint que la nature transnationale du Patriarcat nuise
à la Turquie, à travers notamment la création d’une zone de souveraineté du
type Vatican. Il est évident que ces peurs sont irrationnelles et un tel projet est
absent. Il s’agit là des reflexes datant de la période du démembrement de l’Empire ottoman, qui empêchent toujours les responsables politiques turcs de voir
en des non-musulmans des citoyens à part entière.
Mutations dans les relations religion(s)-État en Turquie dans les années 2000
373
Conclusion
Le premier constat à faire s’agissant de la décennie, est que les relations entre
État et Religions se sont intensifiés d’une manière sans précédent. Alors que
durant les premières années de son pouvoir, l’AKP a été soutenu par les libéraux
et intellectuels déçus de l’autoritarisme kémaliste, à partir de 2005, la religion
est devenue une telle préoccupation constante des cadres du gouvernement que
les mêmes libéraux et intellectuels qui avaient défendu la liberté de conscience
et la visibilité de l’islam dans l’espace public au nom des libertés individuelles,
ont commencé à voir que leur espace de vie se réduisait. Ainsi, dans la Turquie
des années 2010, la religion, qui était présente uniquement dans sa dimension
d’appartenance, d’une manière oppressive d’ailleurs, a fait son apparition dans
sa dimension de comportement (incluant la pratique) et dans sa dimension de
croyance visible.
Deuxième constat concerne justement la nature de l’État turc. Celui-ci,
depuis sa fondation a été un État architecte, tentant de modeler, artificiellement
et d’une manière jacobine, une nation musulmane mais à la turque, avec une
apparence et comportement occidental. Cette laïcité coercitive a créé ses propres
opposants, qui y ont vu, souvent à raison, une sorte d’oppression à l’encontre
d’une existence musulmane à part entière. Or, depuis 2002, ces franges de
population urbanisées et enrichies tiennent leur revanche. Il ne s’agit plus d’une
seule classe sociale à proprement parler mais d’une agrégation de communautés
appartenant à des classes diverses, mais partageant des valeurs semblables liées
à l’islam. Or, les oppressés d’hier, désormais dominant partiellement la politique, les médias et la finance, entrant dans les secteurs culturels et artistiques,
utilisent les mêmes outils d’oppression, le même appareil idéologique de l’État
pour l’inverse, réduire l’espace public aux non-croyants et/ou non pratiquants.
C’est ainsi que si les relations entre l’État turc et les religions se sont intensifiées,
la structure de l’État, elle, reste la même, pour servir une cause opposée.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle
de 1802 à 1870
Brigitte Basdevant-Gaudemet
L
e régime des cultes en Alsace-Moselle n’a guère de secret pour celui à qui ces
pages sont dédiées. De 1802 à 1870, il obéit aux mêmes dispositions que celles
en vigueur sur l’ensemble du territoire national. Il n’existe pas de droit local, tel que
les juristes l’entendront pour les périodes ultérieures, distinct de celui des terres
dites de l’intérieur. Pourtant, l’uniformité est plus apparente que réelle. Certes, au
cours de ces décennies, le régime concordataire s’applique en Alsace et Moselle
comme dans toute région. La législation nationale y est pleinement en vigueur.
Néanmoins, des particularités importantes existent qui résultent largement de
l’histoire propre à ces régions, faite de spécificités depuis le xvie ou xviie siècle.
Le régime politique de l’Est de la France connut des bouleversements successifs ; tour à tour terre d’empire, province du royaume de France ou encore
territoires sous souveraineté Lorraine. Les mutations religieuses furent aussi
considérables ; maintien du catholicisme ou progression du protestantisme ?
Ces réalités d’Ancien Régime donnèrent leurs caractères particuliers à l’AlsaceMoselle. La Réforme protestante pénétra largement, particulièrement au Nord,
alors que les populations du Sud restaient plus attachées au catholicisme. Pourtant, le protestantisme s’implanta assez peu de façon durable dans le diocèse de
Metz car, à la fin du xviie siècle et au cours du xviiie, les calvinistes y subirent
des brimades et manœuvres politiques, cause d’une importante immigration ;
cependant, à la fin de l’Ancien Régime, les protestants représentaient encore
10 à 12 % de la population de la région 1. Quant au diocèse de Strasbourg,
1
Henri Tribout de Morembert (dir.), Le diocèse de Metz, Paris, Letouzey et Ané, coll.
« Histoire des diocèses de France », 1970.
376
dRoiT ET RELigion En EURoPE
les protestants y furent toujours nombreux, à Bouxwiller ou à Mulhouse par
exemple, les communautés protestantes étant moins importantes dans le centre.
Sans entrer dans le détail d’une histoire politique lointaine 2, rappelons que le
rattachement de l’Alsace et des Trois évêchés à la France se fit progressivement.
Metz, Toul et Verdun furent occupés par les troupes françaises à partir de 1552
et acquis à la France par le traité de Westphalie en 1648 3. En réorganisant la
carte de l’Europe, ce traité mettait, à peu de chose près, l’ensemble des régions
que nous envisageons sous l’autorité des Bourbons. Pourtant, les troupes royales
n’entrèrent dans Strasbourg qu’en 1681 et ce fut à l’occasion de l’intégration
de cette ville au royaume de France que le culte catholique y fut réintroduit et
que la cathédrale fut, de nouveau, utilisée pour cette confession. Cette situation
acquit une confirmation juridique formelle par le traité de Ryswick en 1697 4.
À la fin du xviie siècle, le rattachement à la France est fait. Les Alsaciens
possédaient cependant leurs usages et demeuraient jaloux d’une certaine indépendance, n’appréciant pas toujours la nouvelle situation qui leur était imposée.
Louis XIV et Colbert en eurent conscience. Malgré la politique de centralisation administrative menée par la monarchie, Louis XIV sut tenir compte des
réactions locales. Colbert comprit que pour rallier les populations à la politique
française, il importait d’entretenir des relations cordiales avec les religions et les
hauts dignitaires. Par prudence politique, le gouvernement monarchique évita
de bouleverser les traditions et conserva l’organisation religieuse en vigueur
avant l’annexion. Déjà sous l’Ancien Régime, en Alsace, le régime juridique des
cultes put donc se maintenir, totalement ou partiellement, à travers les changements de souveraineté. Le phénomène se reproduira à d’autres occasions.
Lorsqu’en 1685 Louis XIV décida, par l’édit de Fontainebleau, de révoquer
l’édit de Nantes dans le royaume, il précisa que la révocation des mesures de
tolérance ne concernait pas l’Alsace. Les protestants y demeurèrent nombreux.
Pour la ville de Strasbourg, Jean-Paul Willaime estime qu’en 1697 il y avait un
peu plus de 5 000 catholiques, près de 20 000 luthériens et 1 500 réformés 5.
Dans le même esprit, le Concordat de Bologne de 1516, en vigueur dans
l’ensemble du Royaume de France, n’avait pas été introduit en Alsace. On continuait à y appliquer les dispositions fondamentales du Concordat de Vienne, l’un
2
3
4
5
Pour plus de précisions voir notamment : Jean Schlick et Marie Zimmermann (dir.),
Églises et État en Alsace Moselle, Strasbourg, Cerdic-publications, 1979, p. 37.
René Schneider, « La réception du Concordat dans les deux diocèses et sa continuité », Le
Bicentenaire du Concordat, actes du colloque des 10 et 11 septembre 2001, dir. Mgr Joseph
Doré et Mgr Pierre Raffin, Éditions du Signe, Strasbourg, 2002, p. 127-148. Le présent
article emprunte aux actes de ce colloque, notamment aux contributions de Bernard
Plongeron, de René Epp et de René Schneider.
Jean-Paul Willaime, v° Strasbourg, Encyclopédie du Protestantisme, dir. Pierre Gisel, Paris,
Éditions du Cerf, 1995.
Jean-Paul Willaime, op. cit.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
377
des premiers et des plus importants concordats des temps modernes, signé en
1448 entre le pape Nicolas V et l’empereur Frédéric III. Sans comparer ces deux
conventions internationales, notons une seule différence, essentielle : selon le
Concordat de Bologne, les évêques sont nommés par le roi, alors que le Concordat de Vienne avait maintenu la règle traditionnelle de l’élection par les chanoines
de la cathédrale. Ce principe électif continua à être respecté à Strasbourg. En
revanche, après bien des tensions qui sont à replacer dans le cadre général des relations difficiles de Louis XIV avec l’autorité romaine 6, en ce qui concerne l’évêché
de Metz, le pape Clément IX accepta, en 1668, que le roi y exerce certains droits
et y bénéficie de certains privilèges comparables à ceux résultant du Concordat de
Bologne. Notamment, le roi obtint le droit de nommer l’évêque de Metz.
La période révolutionnaire marqua l’Église d’Alsace-Lorraine et les populations chrétiennes. La Constitution civile du clergé de juillet 1790 réalisa un nouveau découpage des diocèses, inaugurant la pratique des changements apportés
à la carte des circonscriptions ecclésiastiques et facilitant peut-être, pour l’avenir,
la mise en œuvre de découpages ultérieurs. Au cours de ces années de troubles
puis de persécutions, les populations et le clergé d’Alsace et, dans une moindre
mesure de Moselle, demeurèrent dans leur ensemble attachés au catholicisme
romain ainsi qu’aux prêtres réfractaires restés fidèles à l’autorité romaine. Seule
une petite minorité accepta la Constitution civile du clergé, moins nombreuse
que dans beaucoup d’autres provinces de France. À Strasbourg, Brendel, prélat
constitutionnel élu évêque du Bas-Rhin, démissionna dès 1797. Le cardinal de
Rohan, évêque avant la Révolution, fidèle à l’Ancien Régime et au pape, avait
entrepris, dès la chute de Robespierre en juillet 1794, la réorganisation d’un diocèse dans lequel la ferveur des catholiques restait vive. Son travail efficace porta
ses fruits 7. Dans le diocèse de Metz, la mise en œuvre de la Constitution civile
du clergé, avait engendré une situation plus délicate. Francin, ami de l’abbé
Grégoire, élu en tant qu’évêque constitutionnel, déploya toute son énergie à
faire triompher les réformes des constituants. Le diocèse fut alors rattaché à la
province de Reims. De son côté, le cardinal de Montmorency-Laval, évêque de
Metz avant 1789, tentait de résister à la mise en place de l’Église constitutionnelle. Sa fidélité à l’Ancien Régime apparaîtra de nouveau plus tard, dans son
opposition à l’application du Concordat. Au cours de cette même période, Berdolet fut élu, en 1796, évêque constitutionnel du Haut-Rhin.
Bonaparte, par souci de paix sociale, entendait officialiser le pluralisme religieux et mettre fin à la coexistence, peu harmonieuse, entre évêques ou clergé
réfractaires et évêques ou clergé constitutionnels, finalement tous persécutés
6
7
Les conflits s’envenimeront davantage par la suite ; sur ces relations, voir les travaux de
Pierre Blet, notamment : Le clergé du grand Siècle en ses Assemblées, 1615-1715, Paris,
Éditions du Cerf, 1995.
Tribout de Morembert, Le diocèse de Metz, op. cit., p. 133.
378
dRoiT ET RELigion En EURoPE
sous la Convention. Lors des tractations qui aboutirent au Concordat de Messidor an IX 8, Bonaparte et Pie IX avaient chacun leurs préoccupations personnelles, souvent opposées. Une première phase de tractations se déroula entre
Mgr Spina et l’abbé Bernier ; l’impasse et la rupture des négociations semblaient
imminentes. Consalvi intervint alors au nom du Saint-Siège, tandis que Joseph
Bonaparte et Portalis défendaient les intérêts français. Après un dernier coup de
force avorté de la part du gouvernement français, la Convention du 26 Messidor an IX (15 juillet 1801) fut signée, à Paris, entre le Gouvernement français et
Sa Sainteté le pape Pie VII 9. Rome ratifia l’accord le 15 août 1801 par la Bulle
Ecclesia Christi mais en France le Concordat ne fut promulgué qu’après l’élaboration des fameux articles organiques, œuvre du législateur français, rédigés
par Portalis, en accord étroit avec Bonaparte. Concordat et articles organiques
formaient pour le Premier Consul un ensemble indissociable, traitant tout à la
fois du culte catholique et des Églises protestantes. Ces textes furent promulgués
comme loi d’État le 18 Germinal an X (8 avril 1802).
Le Concordat, bref accord international de 17 articles laissait volontairement dans l’ombre diverses questions. Le Premier Consul, au lendemain du
coup d’État du 18 Brumaire an VIII introduisant le Consulat, avait déclaré
qu’une bonne constitution devait être courte et obscure ; la même conception
8
9
Le bicentenaire fut l’occasion de diverses commémorations que nous ne pouvons citer ;
mentionnons seulement : Bernard Plongeron, « Naissance du Concordat de 1801 : le
droit et le fait dans l’Europe napoléonienne (1801-1803) », Le Bicentenaire du Concordat,
op. cit., p. 43-98. Jean Gaudemet, « Laïcité et concordat », Revue d’histoire de l’Église de
France, t. 87, 2001, p. 377-392 ; Jean Gaudemet, « Les concordats dans l’histoire », in
Andreas Weiss et Stefan Ihli (dir.), Flexibilitas juris canonici. Festschrift für Richard Puza
zum 60. geburstag, Peter Lang, Frankfurt am Main, 2003, p 557-569. Brigitte BasdevantGaudemet, « Le Concordat de 1801, référence pour une politique concordataire », Revue
d’histoire de l’Église de France, t. 87, 2001, p. 393-413 ; Brigitte Basdevant-Gaudemet,
« Le régime des cultes reconnus », in Francis Messner, Pierre-Henri Prélot, Jean-Marie
Woehrling (dir.), Traité de droit français des religions, Paris, Litec, 2003, p. 90-111 ;
citons aussi un ouvrage général récent : Jean-Pierre Chantin, Le régime concordataire
français. La collaboration des Églises et de l’État, Paris, Beauchesne, 2010, 299 p. ; une
certaine tolérance s’instaura, surtout à partir du second empire, à l’égard des cultes non
reconnus, souvent d’origine étrangère, parfois qualifiés de secte ; voir Pierre-Olivier
Chaumet, « L’administration française des cultes “non reconnus” par l’État au xixe siècle
(1802-1905) », Revue historique de droit français et étranger, 84 (1), 2006, p. 19-45.
Les canonistes analysant les concordats à travers l’histoire notent une évolution de la forme
de l’acte diplomatique : pendant de longs siècles, ces conventions furent signées entre deux
personnalités nommément désignées ; la personne du prince, et celle du souverain pontife
primait sur l’institution, étatique ou ecclésiale. Aujourd’hui, les accords ou concordats sont
toujours passés entre un gouvernement et le Saint-Siège ; l’intitulé exact de la Convention
de Messidor reflète la situation, intermédiaire, du début du xixe siècle. Dans le même ordre
d’idées, on fait souvent remarquer que le Congrès de Vienne de 1814-1815 fut la dernière
manifestation d’envergure de la diplomatie européenne qui se déroula selon les mécanismes
traditionnels, c’est-à-dire par des négociations relatives aux intérêts personnels des souverains plus qu’en prenant en considération les intérêts des nations ou des États.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
379
s’appliquait au Concordat. Plusieurs domaines importants n’étaient pas évoqués (statut des congrégations, enseignement religieux, mariage civil et mariage
religieux par exemple). D’autres étaient régis par des dispositions imprécises
ou ambiguës (salaire des ministres du culte, condition des édifices affectés aux
cultes, etc.). La loi du 18 Germinal an X comportait également des articles organiques qui, eux, étaient nombreux et précis : 77 articles, relatifs au culte catholique, qualifiés « d’articles organiques de la Convention du 26 Messidor an IX »
auxquels s’ajoutaient 44 « articles organiques des cultes protestants ». Ces dispositions détaillées permettaient l’exercice par les autorités publiques d’un étroit
contrôle tant du déroulement de la vie religieuse que des déplacements, actes et
paroles des ministres des cultes.
Le pape avait accepté et ratifié le Concordat mais, tout au long du xixe siècle,
il n’admit jamais les articles organiques, mesures policières, prises de façon unilatérale par le gouvernement français. L’Église de France, clergé et fidèles, fut
soumise à l’ensemble des dispositions de la loi de Germinal, ce qui n’empêcha pas l’épiscopat d’affirmer fréquemment et fortement qu’il considérait les
articles organiques comme nuls. La loi du 8 avril 1802, réunissant Concordat,
articles organiques relatifs au culte catholique et ceux concernant les Églises
protestantes 10, établissait ce régime des cultes reconnus pour trois confessions
présentes sur tout le territoire national. Ces mesures étaient appelées à recevoir
une application spécifique dans les régions que nous étudions, où luthériens et
calvinistes étaient nombreux. En 1802, Bonaparte avait pensé inutile de réglementer le culte juif, considérant que les communautés israélites ne rassemblaient que peu de Français. Divers facteurs, notamment d’ordre économique 11,
firent apparaître l’importance des juifs en France et le 17 mars 1808, Napoléon
promulgua le « Décret qui ordonne l’exécution d’un règlement du 10 décembre
1806 sur les juifs ». L’organisation de cette quatrième confession reconnue se
faisait sur un modèle comparable à celui édicté six ans plus tôt pour les trois
premiers cultes reconnus. Le dispositif législatif était complet. Les textes fondateurs du régime des cultes reconnus étaient posés. Ils connaîtront quelques
compléments ou réformes, dont les principales furent l’ordonnance royale du
25 mai 1844 sur le culte juif et le décret du 26 mars 1852 pour les protestants.
10
11
Les textes législatifs et réglementaires essentiels sont reproduits au Répertoire dalloz, édition
de 1853, et Supplément, édition de 1889, v° culte ainsi qu’au Recueil Duvergier. Le texte
du Concordat et celui des articles organiques du culte catholique sont aussi reproduits par
Bernard Ardura, Le Concordat entre Pie Vii et Bonaparte, Paris, Éditions du Cerf, 2001.
Sous l’Ancien Régime, les juifs pratiquaient le prêt à intérêt, voire l’usure. Au lendemain de
la Révolution, divers conflits s’élevèrent sur les modalités de remboursement de ces anciens
prêts. Esther Benbassa, Histoire des Juifs en France, Paris, Seuil, coll. « Points », 1997.
380
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Au cours des 70 années envisagées 12, l’application de ce régime évolua, en
liaison avec un climat politico-religieux changeant. Dans les premières années,
la construction napoléonienne permit une réorganisation de la vie religieuse,
en France et dans les trois départements de l’Est, ce qui impliqua, tant pour les
autorités ecclésiastiques que pour les gouvernements, de composer avec un passé
encore proche (I). Par la suite, le même régime juridique demeura en vigueur
dans ses grandes lignes, mais son application demanda de trouver des compromis ou équilibres entre choix politiques des gouvernements et revendications de
l’Église ou encore entre gallicanisme et ultramontanisme (II).
I. Le régime des cultes reconnus
permit la réorganisation religieuse
Les dispositions du Concordat sont connues. Plusieurs sont des victoires de
Napoléon à l’égard de Pie VII. Ainsi les biens ecclésiastiques confisqués puis
aliénés lors de la Révolution ne seront pas restitués à l’Église. Tout aussi notable
fut la formule du préambule selon laquelle le catholicisme était la « religion de
la grande majorité des Français » et non une religion d’État.
Plus décisives pour la réorganisation religieuse sont les dispositions permettant la restauration, dès l’Empire, des cadres de la vie religieuse quotidienne.
Diocèses et autres circonscriptions religieuses des cultes reconnus se rétablirent
rapidement. Le régime concordataire prévoyait les modalités de leur délimitation (A), les procédures de désignation épiscopale (B), l’organisation des
paroisses et des séminaires (C) ; il envisageait également la mise en place des
cadres des Églises protestantes et de la confession israélite (D).
A. La carte des diocèses
Lorsqu’il effectua la délimitation des diocèses, Napoléon ne garda pas le
découpage opéré par la Constitution civile du clergé prévoyant un diocèse par
département. Le Premier Consul voulait un épiscopat peu nombreux tant par
souci d’économie, car les salaires des évêques, à la charge du budget de l’État,
étaient assez élevés, qu’afin de pouvoir choisir, connaître et contrôler personnellement chaque prélat.
12
Le maintien du régime concordataire dans les deux évêchés d’Alsace Moselle après la première guerre mondiale a été étudié notamment par Jean Gaudemet, « Vers un bicentenaire :
le Concordat de messidor dans les diocèses de Strasbourg et de Metz », Archivio giuridico,
Modène, 1987, p. 5-24 ; reproduit dans droit de l’Église et Société civile (XVIII e-XX e siècles),
Revue de droit canonique, 1998, p. 207-223 ; également Francis Messner, « Histoire du droit
local alsacien-mosellan », in Traité de droit français des religions, op. cit., p. 125-142.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
381
1. L’article 2 du Concordat déterminait les autorités compétentes pour procéder à la délimitation des diocèses : « Il sera fait par le Saint-Siège, de concert
avec le gouvernement français, une nouvelle circonscription des diocèses français ». Le nombre des diocèses n’était pas précisé, pas plus que les modalités de
concertation. Les articles organiques tranchèrent, disposant (art. 68) : « Il y aura
en France 10 archevêchés ou métropoles et 50 évêchés » ; l’article 69 ajoutait :
« La circonscription des métropoles et des diocèses sera faite conformément au
tableau ci-joint ». Bonaparte avait confié à l’abbé Bernier la délimitation des
diocèses ; Pie VII la ratifia ; il ne semble pas que la concertation prévue ait permis une négociation entre deux partenaires discutant sur un pied d’égalité. À
la fin du xviiie siècle, la France comptait 135 évêchés. La Constitution civile
du clergé avait restreint ce nombre en instituant un diocèse par département.
Bonaparte apportait une nouvelle réduction, fixant à 60 le nombre des diocèses.
2. Ces principes furent appliqués dans l’Est de la France comme ailleurs.
Dans ces régions, les guerres ayant modifié les frontières, un retour à des situations passées, de l’Ancien Régime ou de la Constituante, ne pouvait être envisagé.
Le diocèse de Strasbourg, tel qu’il fut délimité, réunit approximativement les
deux départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, même si ses limites ne correspondaient pas exactement à celles des circonscriptions d’administration locale.
Par rapport à la situation antérieure, le diocèse se trouvait amputé de quelques
territoires situés au-delà du Rhin. En revanche, outre les deux départements,
il recevait des territoires qui, auparavant, avaient fait partie soit du diocèse de
Bâle, soit de celui de Metz. Strasbourg était rattaché au siège métropolitain de
Besançon, alors qu’il avait dépendu antérieurement de la province ecclésiastique
de Mayence, qui disparaissait en tant que province. Renée Schneider a décrit la
situation géographique avec précision 13. Le diocèse de Metz était particulièrement
étendu, couvrant les trois départements de la Moselle, des Ardennes et des Forêts,
c’est-à-dire le Luxembourg. Il fut également rattaché à la province de Besançon.
Des évolutions intervinrent rapidement. À la chute de l’Empire, la France
perdit de nouveaux divers territoires. Le diocèse de Strasbourg vit sa superficie
quelque peu réduite. Mais ce fut surtout celui de Metz qui fut atteint, étant
amputé du département des Forêts. Sous la Restauration, lorsque la politique
de Louis XVIII consista à accroître le nombre des circonscriptions diocésaines,
les Ardennes furent détachées de Metz, en 1823, pour constituer l’élément principal du diocèse de Reims. Le diocèse de Metz correspondit, à partir de cette
date, au département de la Moselle et ne subit plus par la suite de changement
notable 14. La description, même approximative, de ces modifications permet de
constater qu’au cours de ces procédures de mutation, on considéra toujours que
les limites des circonscriptions diocésaines devaient tenir compte des frontières
13
14
René Schneider, « La réception… », op. cit., p. 129-130.
20 nouveaux sièges épiscopaux furent créés sous Louis XVIII, dont 4 archevêchés.
382
dRoiT ET RELigion En EURoPE
politiques des États. Un diocèse ne doit pas s’étendre sur deux États, soumis à
deux souverainetés temporelles distinctes 15.
B Les désignations épiscopales
1. Dans ce régime de cultes reconnus, Napoléon réglementait la procédure
de désignation des principaux dignitaires de chacune des confessions. Pour le
culte catholique, le Concordat (art. 5) prévoyait les modalités de désignation des
évêques, selon un mécanisme empruntant largement au Concordat de Bologne
de 1516. La nomination relevait du chef de l’État et l’investiture canonique
était donnée par le Saint-Siège 16. Cette procédure apparemment traditionnelle
s’appliquait désormais dans un État reconnaissant le pluralisme religieux et au
profit d’un chef d’État qui n’était plus le Roi Très Chrétien 17. Telles furent les
modalités des choix épiscopaux mises en œuvre tout au long du xixe siècle.
En 1802, Bonaparte voulut en outre créer ce qu’il désignait lui-même
comme devant être son épiscopat. L’opération impliquait de faire table rase de
la situation existante, héritée pour partie de l’Ancien Régime et pour partie de
la Révolution. Le premier consul devait obtenir la démission des évêques alors
titulaires de sièges épiscopaux, qu’ils aient été nommés avant 1789 ou élus
depuis lors, qu’ils se soient montrés fidèles au pape, ou qu’ils aient rallié l’Église
constitutionnelle. Bonaparte imposa sa décision à Pie VII faisant de l’accord du
pape sur ce point une condition préliminaire aux négociations. L’article 3 de
la Convention de Messidor est l’une des dispositions les plus claires du texte :
« Sa Sainteté déclarera aux titulaires des évêchés français qu’elle attend d’eux,
avec une ferme confiance, pour le bien de la paix et de l’unité, toute espèce de
sacrifices, même celui de leurs sièges ». De fait, par le bref Tam multam, Pie VII
demanda aux évêques réfractaires, qui lui étaient demeurés fidèles, de démissionner de leur siège.
Ce renouvellement total de l’épiscopat ne s’effectua pas partout sans quelques
difficultés. Des évêques constitutionnels prétendirent rester en fonction et s’opposèrent, avec plus ou moins d’opiniâtreté, à la volonté de Napoléon. De l’autre
côté, 55 évêques d’Ancien Régime démissionnèrent ; mais, malgré l’exhortation
15
16
17
Ce principe fut généralement respecté au cours des siècles, mais subit aussi des entorses.
Plusieurs concordats récents, notamment ceux signés avec les anciens pays du bloc socialiste, le rappelle.
Art. 5 du Concordat : « Les nominations aux évêchés qui vaqueront dans la suite seront
également faites pas le Premier Consul et l’investiture canonique sera donnée par le SaintSiège en conformité avec l’article précédent. »
Le dernier article de la Convention prévoyait bien une modification dans l’hypothèse où le
chef de l’État ne serait pas catholique ; il n’en demeure pas moins que, même s’ils furent
catholiques, on sait combien les chefs d’État du xixe siècle menèrent, à l’égard de l’Église
catholique, une politique qui s’éloignait considérablement de celle suivie par les Bourbons.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
383
pontificale, 38 résistèrent, dénonçant ce qu’ils voyaient comme une sanction,
infligée en conséquence de leur fidélité à l’Église romaine. Par un acte d’autorité
marquée, Pie VII prit, en décembre 1801, une bulle leur interdisant l’exercice
de toute juridiction ecclésiastique et déclarant la vacance de leur siège. Malgré
ces péripéties, partout en France, Bonaparte parvint à nommer ses évêques. Il
choisit 16 prélats dans l’épiscopat d’Ancien Régime, 12 anciens évêques constitutionnels et nomma 32 nouveaux dignitaires 18. Il agit là en application de l’un
des principes fondamentaux guidant toute sa politique, consistant à réaliser un
dosage harmonieux entre une reprise à l’héritage de l’Ancien Régime, la fidélité
aux principes de 1789 et l’innovation.
2. En application de ces principes généraux, on procéda à l’installation des
premiers évêques concordataires, nommés aux diocèses de Strasbourg et de Metz.
À Strasbourg 19, le cardinal de Rohan, évêque d’Ancien Régime, démissionna
officiellement sans grande résistance et le nouvel évêque nommé, Mgr JeanPierre Saurine, put prendre possession de son siège en juin 1802. Mgr Saurine
avait été évêque constitutionnel. Député aux États généraux, il avait voté la
Constitution civile du clergé et s’était montré un jacobin convaincu. Il avait été
élu en tant qu’évêque constitutionnel à Dax, puis à Oléron. Lorsqu’il arriva à
Strasbourg, à 69 ans, il fut perçu, avec raison, comme l’un des membres actifs
de l’Église constitutionnelle à laquelle ni le clergé ni les populations strasbourgeoises ne s’étaient, dans leur majorité, ralliés. L’évêque promu à ce siège par
Bonaparte ne bénéficiait pas davantage des faveurs de Rome. La bulle pontificale de confirmation n’intervint qu’en avril 1805, car il y eut quelques ambiguïtés et discussions sur la façon dont Mgr Saurine avait, ou non, désavoué son
activité antérieure, au sein de l’Église constitutionnelle. Mgr Saurine resta en
fonction à Strasbourg jusqu’à son décès en 1813.
Son successeur, Mgr Gustave Maximilien Juste, Prince de Croy ne fut
nommé qu’en août 1817 et ne prit possession de son siège que trois ans plus
tard, en mai 1820 20. Le conflit, tout à la fois personnel et politique, opposant
alors le pape à l’empereur 21, puis les tentatives de négociation en vue d’un nouveau concordat sous la Restauration, furent responsables de ce long délai. Le
18
19
20
21
Jean Gaudemet, « Les nominations épiscopales en France du Concordat de 1801 à la
Séparation de 1905 », Annali della facolta di scienze politiche, Università degli studi de
genova, anno III, 1975, p. 1-16 ; reproduit dans droit de l’Église et Société civile (XVIII eXX e siècles), op. cit., p. 157-170.
Francis Rapp (dir.), Le diocèse de Strasbourg, Paris, Beauchesne, coll. « Histoire des diocèses
de France », 1982, p. 187 et suiv. ; René Schneider, op. cit., p. 132 et suiv.
Francis Rapp, Le diocèse de Strasbourg, op. cit., p. 195.
Affaire du divorce et du remariage de l’empereur, convocation et échec du concile national
réuni par Napoléon en 1811 et bien d’autres querelles alimentaient l’opposition entre les
deux autorités ; cf. André Latreille et René Rémond, Histoire du catholicisme en France, t. 3,
La période contemporaine, Paris, Spes, 2e éd. 1962, p. 179 et suiv.
384
dRoiT ET RELigion En EURoPE
siège épiscopal demeura vacant sept années. Il fut alors administré par trois
vicaires capitulaires, désignés par le chapitre 22. Cette procédure, conforme au
droit canonique et aux souhaits de l’Église, n’était pas totalement en accord avec
les dispositions de l’article 36 des articles organiques, remettant l’administration
d’un diocèse vacant au métropolitain ou, à défaut, au plus ancien des suffragants 23. Bonaparte attachait de l’importance à cette règle, car désirait avoir, en
face de lui, 60 évêques qu’il contrôlait et dont tout dépendait, de la même façon
qu’il avait en face de lui 90 préfets soumis à sa volonté. À diverses reprises et
dans le même esprit, il refusa de répondre à des vicaires généraux, affirmant que
l’évêque était son seul interlocuteur.
Pourtant, la situation créée par le conflit entre Napoléon et Pie VII nécessitait des aménagements, peu satisfaisants 24. Au cours de cette longue vacance
du siège strasbourgeois, la réalité du gouvernement du diocèse correspondit
davantage aux souhaits du clergé de la ville et aux dispositions du droit canonique, qu’à un respect strict des dispositions réglementaires ou de l’esprit du
régime concordataire voulu par le législateur français. Il n’y a là que l’une des
innombrables hypothèses où les articles organiques ne trouvèrent pas totalement application. Les vicaires capitulaires obtinrent facilement les autorisations
nécessaires de la part des pouvoirs publics afin de poursuivre l’œuvre de réorganisation du diocèse, notamment pour ouvrir des petits séminaires. Ils purent,
en toute sérénité, mener à bien divers projets, alors qu’au cours des périodes de
vacance du siège épiscopal ne devaient en principe intervenir que de simples
actes d’administration.
La situation fut différente à Metz. En 1789, le cardinal Montmorency-Laval
occupait ce siège. Il y publia le bref de Pie VI condamnant la Constitution civile
du clergé et tenta de maintenir une Église réfractaire, unie à Rome. Pourtant,
en mars 1791, l’évêque constitutionnel Nicolas Fracin fut élu au même siège
et voulut établir l’Église constitutionnelle dans le diocèse. Sans détailler les
troubles des années qui suivirent 25, il semble qu’à partir de 1797 le cardinal de
Montmorency-Laval put de nouveau déployer ses efforts pour la réorganisation
22
23
24
25
Pour plus de détails, voir F. Rapp, op. cit.
Art. 35 des articles organiques : « Pendant la vacance des sièges, il sera pourvu par le métropolitain et, à son défaut, par le plus ancien des suffragants, au gouvernement des diocèses.
Les vicaires généraux de ces diocèses continueront leurs fonctions, même après la mort de
l’évêque, jusqu’à leur remplacement. »
Les articles 37 et 38 faisaient référence aux chapitres cathédraux et vicaires généraux qui
restaient en fonction et pouvaient participer au gouvernement du diocèse. Néanmoins, la
responsabilité de ce gouvernement incombait au métropolitain ou à un autre évêque.
L’appel aux vicaires capitulaires intervint comme solution de circonstance, pour sortir de la
crise créée par le conflit entre l’empereur et le pape. En droit canonique, les vicaires capitulaires ont essentiellement vocation à assurer l’administration d’un diocèse pendant sa
vacance ; les vicaires généraux sont, quant à eux, des collaborateurs directs de l’évêque.
Voir Tribout de Morembert, Le diocèse de Metz, op. cit., p. 180.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
385
de l’Église, bien que Francin n’ait pas cédé la place. Au lendemain de la promulgation de la Constitution de l’an VIII consacrant l’arrivée au pouvoir de Bonaparte, Francin accepta de prêter serment de fidélité à la Constitution instaurant
le Consulat, alors que Montmorency-Laval s’y refusa. En octobre 1801, Francin
démissionna ; l’Église constitutionnelle avait vécu. Quelques mois plus tard, le
cardinal Montmorency-Laval, prélat d’Ancien Régime, se retira lui aussi, sans
néanmoins qu’il s’agisse d’une démission expresse.
La place était prête pour le nouvel évêque concordataire, Mgr Bienaymé qui
arriva à Metz en juin 1802. Le prélat, dévoué au gouvernement, était âgé et
malade, ce qui ne lui permit pas de déployer une activité à la mesure des besoins
du moment. En 1806, Mgr Jauffret lui succéda, gallican fidèle au gouvernement
impérial, proche de Napoléon et de son oncle le cardinal Fesch.
Le diocèse de Metz fut également confronté à une sorte de situation de
vacance, différente toutefois de celle de Strasbourg. En 1811, Mgr Jauffret fut
nommé archevêque d’Aix par le gouvernement impérial. Mais, le pape étant
prisonnier à Savonne, il ne reçut pas l’investiture canonique. Fidèle à Napoléon peut être plus qu’à Pie VII, il se rendit à Aix et quitta Metz où un nouvel
évêque, Claude Ignace Laurent fut « nommé », mais, lui aussi, sans recevoir l’investiture canonique 26. La situation dura trois ans. Dès la première Restauration,
Mgr Jauffret revint à Metz, siège pour lequel il avait, huit ans auparavant, obtenu
nomination et investiture canonique. L’évêque Laurent ébaucha une tentative
d’opposition pendant l’épisode des Cent Jours, mais cet essai n’eut pas de suite.
C. Les paroisses et les séminaires
La réorganisation des cadres essentiels de la vie religieuse passe aussi par une
réorganisation des paroisses et des séminaires, lieux de formation des prêtres. La
loi de Germinal le prévoyait. Les évêques eurent à cœur d’y procéder.
1. Paroisses, formation des ministres du culte exerçant une influence sur les
courants de pensée appelés à se développer dans l’ensemble du pays, les centres
d’intérêt du premier consul n’étaient pas neutres : développement de la vie religieuse, sans doute mais aussi contrôle des paroisses et contrôle de l’enseignement dispensé dans les séminaires.
Le Concordat attribuait aux évêques compétence pour délimiter les paroisses
et nommer les curés, sous réserve de l’accord du Gouvernement 27. Ceux-ci pouvaient également avoir un séminaire pour leur diocèse, sans que le Gouvernement
26
27
En 1810-1811, 27 diocèses français n’avaient pas d’évêque institué canoniquement ; au
printemps 1812, c’était le cas dans 34 diocèses.
Concordat, art. 9 : « Les évêques feront une nouvelle circonscription des paroisses de leurs
diocèses, qui n’aura d’effet qu’après le consentement du Gouvernement » ; art. 10 : « Les
évêques nommeront aux cures. Leur choix ne pourra tomber que sur des personnes agréées
par le Gouvernement. »
386
dRoiT ET RELigion En EURoPE
s’oblige à le doter (art. 11). Les articles organiques apportaient quelques précisions, peu libérales. Le législateur soumettait les curés à l’obligation d’une prestation de serment devant le préfet (art. 27). Surtout, il faisait mention de vicaires
et desservants, en termes peu clairs (art. 31 et art. 68). Le gouvernement décida
de ne créer qu’une seule cure par canton. Dans les autres paroisses, le service était
assuré par un desservant n’ayant pas le titre de curé 28. Pour le gouvernement, le
mécanisme présentait deux avantages : rétribuer moins de curés, dont les salaires
pesaient lourdement sur le budget de l’État, alors qu’en 1802 la rémunération des
desservants était légère et mal définie ; on espérait en outre que l’évêque contrôlerait les curés qui, eux-mêmes, surveilleraient les desservants. Économies budgétaires, hiérarchie, centralisation et autorité ; les options essentielles de la politique
napoléonienne étaient une fois encore réunies. Pourtant, les mécanismes de
contrôle souhaités ne seront guère mis en œuvre par les curés qui n’useront pas,
à l’égard des desservants, de l’autorité que le chef de l’État leur avait attribuée.
Les dispositions des articles organiques relatives aux séminaires reflétaient
une volonté de surveillance encore plus tracassière. Le Premier Consul se réservait l’approbation des règlements de leur organisation (art. 23). Les professeurs
s’engageaient à dispenser la doctrine du gallicanisme, telle qu’exprimée dans la
déclaration des quatre articles de 1682 29 ; les évêques devaient adresser « une
expédition en forme de cette soumission, au conseiller d’État chargé de toutes
les affaires concernant les cultes » (art. 24) et transmettre, chaque année, la liste
nominative des étudiants (art. 25).
2. Soucieux de voir revivre paroisses et séminaires, les évêques, de Strasbourg
et de Metz, se mirent au travail.
À Strasbourg 30, dès les deux premières années de son épiscopat, Mgr Saurine
institua 10 paroisses de 1re classe, 64 de 2e classe, les unes et les autres aux mains
de curés ayant ce titre 31 ; il créa 691 succursales et 497 annexes, confiées essentiellement à des desservants. Les chiffres reflètent l’équilibre que le Premier Consul
avait fixé entre cures et succursales. Pratiquement tous les postes furent pourvus
et la vie paroissiale reprit. Il y eut néanmoins quelques réticences ; de fait, Saurine,
ancien évêque constitutionnel, refusait d’installer d’anciens prêtres réfractaires et
28
29
30
31
Tout au long du xixe siècle, le terme de paroisse eut deux significations distinctes : pour les
pouvoirs publics, la paroisse était l’église aux mains d’un curé, les autres lieux de culte étant
des succursales aux divers statuts. Pour l’Église et le clergé, la paroisse conservait sa définition traditionnelle de lieu rassemblant une communauté propre autour d’un pasteur
propre, célébrant notamment les baptêmes et les mariages, que ce pasteur ait, ou non, le
titre de curé.
L’obligation fut diversement appliquée selon les séminaires. D’une façon générale, elle ne
fut observée que pendant peu d’années. À Strasbourg, il est certain que dès 1817/18 la
Déclaration de 1682 n’était plus enseignée.
Francis Rapp, Le diocèse de Strasbourg, op. cit., p. 192 et suiv.
Sur ces distinctions, aux implications essentiellement financières, voir Francis Messner, Le
financement des Églises, Strasbourg, Cerdic publications, 1984.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
387
accorda bien souvent ses faveurs au clergé jureur alors que les populations du diocèse étaient massivement demeurées fidèles au pape. Dès son décès, les vicaires
capitulaires et par la suite Mgr le Prince de Croy, prirent une orientation opposée et procédèrent à d’importantes épurations. L’ancien clergé réfractaire retrouva
alors toute sa place, conformément aux vœux des fidèles. Mgr Saurine voulut
également rétablir un séminaire. En 1805, il en confia la tâche à Thiébaut Lienhart, théologien de renom, qui dirigea avec succès l’établissement et continua son
œuvre sous la Restauration. Les débuts furent difficiles, ne serait-ce que matériellement car il fallut installer le séminaire dans des locaux provisoires. Mais Lienhart
en assura la réputation et permit une belle augmentation des effectifs de séminaristes. Vers 1807/1808, un certain nombre de séminaristes strasbourgeois préférèrent regagner Mayence, où enseignait Liebermann, également grand théologien,
profondément ultramontain et en opposition notoire avec le gouvernement. Ce
fut là source d’une tension que Mgr Saurine parvint à apaiser assez rapidement.
Structures paroissiales et séminaire se mirent également en place à Metz 32,
avec quelques spécificités. Les deux premiers évêques en fonction, Mgr Bienaymé puis Mgr Jauffret, furent mieux acceptés par les populations que ne
l’était, au même moment, Mgr Saurine à Strasbourg. Le découpage paroissial
et le choix des cures provoquèrent pourtant des conflits et des récriminations se
firent entendre dans plusieurs villages. Si les curés étaient salariés du gouvernement, les desservants étaient, eux, rétribués essentiellement par les communes,
qui recouraient, pour cette charge, aux contributions des habitants locaux. Les
traitements des desservants ne seront pris en charge par l’État qu’à partir de
1807 33. Cette situation fut critiquée à travers toute la France, mais plus vivement dans certains diocèses. Il semble que celui de Metz, où la ferveur religieuse
manquait parfois d’ardeur, soit à ranger dans cette catégorie. Plus de 200 églises
étaient, de fait, à la charge des populations. D’autre part, à l’intérieur du clergé,
des groupes continuaient à s’opposer. Sous la Révolution, les prêtres jureurs
avaient été relativement nombreux, mais le nouvel évêque ne souhaitait pas leur
accorder trop de place. Sur les 30 curés en titre, il n’en choisit que trois parmi
les anciens membres de l’Église constitutionnelle. Progressivement, dès le décret
de 1807 34 et plus nettement sous la Restauration, le nombre des paroisses dont
la charge revenait à un curé fut, ici comme ailleurs, en augmentation.
Quant au séminaire, Mgr Bienaymé voulut récupérer des immeubles qui
avaient été dévolus à l’armée. Il n’y parvint pas et dut se contenter de faire
dispenser quelques cours, dans les locaux de l’évêché. Ce fut son successeur,
Mgr Jauffret, qui put mener à bien ce que son prédécesseur n’avait qu’ébauché.
Dès 1807, grâce à ses appuis personnels auprès des pouvoirs publics, le prélat
32
33
34
Henri Tribout de Morembert, Le diocèse de Metz, op. cit., p. 190 et suiv.
Décret du 30 septembre 1807, mettant expressément les traitements des desservants à la
charge du Trésor.
En 1807, le nombre des succursales passe de 300 à 418.
388
dRoiT ET RELigion En EURoPE
obtint les bâtiments nécessaires pour ouvrir le grand séminaire, dans les locaux
de Saint-Simon. Le nombre des séminaristes augmenta rapidement. Ils furent
21 en 1806, 60 en 1809 et 170 dès 1812.
En définitive, dès l’empire, dans ces deux diocèses, le régime des cultes
reconnus avait permis la réorganisation des cadres de vie de l’Église catholique :
circonscriptions diocésaines ou paroissiales, ministres du culte, séminaires
étaient en place. On constatait déjà que certaines dispositions des articles organiques ne recevaient pas et n’auraient peut-être jamais une application scrupuleuse. En 1870, certains contemporains affirmeront que seulement 13 des
77 articles organiques étaient observés 35. Néanmoins, un régime juridique précis, fondé sur les textes napoléoniens, s’était mis en place, fonctionnait et allait
continuer à fonctionner. Ces longs développements sur l’Église catholique ne
doivent pas faire oublier les autres cultes reconnus, auxquels adhéraient bon
nombre de fidèles de ces régions.
D. Les Églises protestantes et le culte juif
1. La politique d’étatisation, d’uniformisation et de contrôle de toutes les
institutions avait conduit Bonaparte à réglementer les Églises protestantes en
même temps que le culte catholique. Les articles organiques des cultes protestants étaient incorporés à la loi de germinal an X et avaient été rédigés dans un
esprit comparable à celui présidant à la rédaction des articles organiques applicables à la religion catholique. Les cadres généraux dans lesquels devaient se
couler les institutions des Églises protestantes étaient définis de façon impérative
et peu conforme aux habitudes des fidèles de cette confession. Les 44 articles
organiques des cultes protestants étaient subdivisés en trois titres : « dispositions
générales pour toutes les communions protestantes ; les Églises réformées ; de
l’organisation des Églises de la Confession d’Augsbourg ».
Les pasteurs alors en service furent provisoirement confirmés. La désignation
ou le renouvellement des ministres du culte des Églises protestantes ne soulevaient pas les mêmes difficultés qu’au sein de l’Église catholique, la Révolution
n’ayant pas eu les mêmes conséquences. Les traitements des pasteurs des Églises
consistoriales étaient à la charge de l’État, comme ceux des curés. Une hiérarchie
précise était instituée entre les divers degrés au sein de chacune des deux grandes
Églises protestantes. Pour les Églises réformées, le législateur décidait qu’il y
aurait une Église consistoriale pour 6 000 âmes de la même communion (art. 16)
et que cinq Églises consistoriales formeraient l’arrondissement d’un synode
(art. 17). Pour la Confession d’Augsbourg, les Églises auront des pasteurs, des
consistoires locaux, des inspections et des consistoires généraux (art. 33). « Cinq
35
Abbé Hébard, Les articles organiques devant l’histoire, le droit et la discipline de l’Église, Paris,
1870, cité par Bernard Plongeron, « Naissance du Concordat de 1801 : le droit et le fait
dans l’Europe napoléonienne (1801-1803) », Le Bicentenaire du Concordat, op. cit., p. 67.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
389
Églises consistoriales formeront l’arrondissement d’une inspection » (art. 36).
« Il y aura trois consistoires généraux ; l’un à Strasbourg pour les protestants
de la confession d’Augsbourg des départements du Haut et Bas Rhin ; l’autre
à Mayence pour ceux des départements de la Sarre et du Mont Tonnerre ; et le
troisième à Cologne pour ceux des départements du Rhin-et-Moselle et de la
Roër » (art. 40). La loi établissait la vie religieuse dans le cadre d’une organisation
étatique tenant compte des frontières politiques de la France, selon les limites des
départements et selon le principe de hiérarchie si cher au chef de l’État.
La création de séminaires, prévue par les textes, intéresse nos départements
car, avec une certaine logique, il était décidé que ces établissements seraient
situés dans l’Est de la France : Deux académies ou séminaires dans l’Est de la
France pour l’instruction des ministres de la confession d’Augsbourg (art. 9)
et un séminaire à Genève pour l’instruction des ministres de l’Église réformée
(art. 10). À Strasbourg, une Faculté de théologie protestante avait été créée lors
de la Réforme, dès 1538. Supprimée sous la Révolution, elle retrouva rapidement une place. En conformité avec l’esprit des articles organiques (art. 11), elle
fut rétablie en 1803, sous le nom « d’académie des protestants de la confession
d’Augsbourg ». Puis, lors de l’instauration de l’Université impériale, le décret du
17 mars 1808 (art. 8) établissait deux Facultés de théologie protestante : l’une à
Strasbourg pour le culte luthérien et l’autre à Genève pour les calvinistes 36. La
nomination des professeurs relevait de la compétence du gouvernement 37 qui
contrôlait étroitement ces établissements 38. À partir de 1852, le mode de recrutement des professeurs fera une place au choix fait par les autorités religieuses.
D’une façon générale, dans les départements étudiés, les temples protestants fonctionnèrent de nouveau, nombreux et rassemblant des populations
nombreuses elles aussi. Des difficultés matérielles, dont le manque de locaux,
imposèrent de reprendre fréquemment la pratique du simultaneum, permettant
l’utilisation d’un même édifice pour le culte catholique et pour le culte protestant. On décidait d’horaires spécifiques affectés aux uns ou aux autres et souvent d’une répartition des parties de l’édifice mises à la disposition des uns ou
des autres. Le simultaneum avait été introduit en Alsace dès l’Ancien Régime,
sous Louis XIV, sur proposition de Louvois, au profit des catholiques, lorsqu’au
moins sept familles en faisaient la demande. Il fut de nouveau couramment en
vigueur dans ces régions, malgré l’article 46 des articles organiques du culte
catholique qui l’interdisait expressément, par crainte de troubles à l’ordre
public. Cet article dispose : « Le même temple ne pourra être consacré qu’à un
même culte ». Sur ce point, la loi demeura lettre morte.
36
37
38
La Faculté de Genève sera, par la suite, transférée à Montauban.
Le décret du 26 mars 1852 attribuera cette prérogative au consistoire qui obtiendra également une partie des pouvoirs de contrôle que détenait auparavant le gouvernement.
Cf. Répertoire dalloz, op. cit., v° culte, n° 704 suiv.
390
dRoiT ET RELigion En EURoPE
2. Lorsqu’il réglementa le culte juif, Napoléon ne se soucia guère des traditions d’organisation de cette confession, pas plus qu’il ne l’avait fait pour les
protestantes. Il dicta son modèle qui, toutefois, avait été discuté 18 mois plus
tôt à l’Assemblée des Notables de décembre 1806 39. Trois décrets furent promulgués le 17 mars 1808. L’un de ces textes traitait de questions économiques et
fut fort mal reçu par les intéressés mais son contenu ne concerne pas l’administration religieuse 40. Quant aux deux autres, portant sur l’organisation du culte,
ils reprenaient le règlement approuvé à l’Assemblée des Notables deux ans plus
tôt. Ils établissaient, pour la première fois en France, une organisation centralisée, faite d’une hiérarchie entre les consistoires mis en place aux divers échelons.
La circonscription de base était la synagogue et le consistoire, tous deux établis
dans le cadre des départements, si ceux-ci comptaient au moins 2 000 Juifs. Au
sommet de la hiérarchie, le consistoire central, composé de trois rabbins et deux
israélites laïques, avait son siège à Paris (art. 13). Ce système hiérarchique instauré par Napoléon était, jusqu’alors, inconnu des traditions juives.
Quelques mois plus tard, le décret du 11 décembre 1808 fixait à treize le
nombre de synagogues juives et de consistoires rattachés à chaque synagogue,
pour l’ensemble de l’empire. Sur ce nombre, huit étaient situés dans l’Est de
la France, dont Strasbourg, Metz, mais aussi Mayence, Nancy, Trèves, Witzenheim, Coblenz et Creveld. Les traitements des rabbins n’étaient pas pris en
charge sur le budget de l’État. Leur rémunération sur fonds publics n’interviendra qu’à partir de la loi du 8 février 1831. Au début du xixe siècle, les juifs
d’Alsace étaient environ 26 000 et ceux de Lorraine près de 11 000, population
essentiellement rurale dans les deux cas 41. L’organisation du consistoire central
évoluera par étapes, pour ne compter plus qu’un seul grand rabbin 42.
La formation des rabbins préoccupait les pouvoirs publics. Metz joua un
rôle essentiel 43. Les juifs y étaient plus nombreux que les protestants et comptaient parmi eux des intellectuels de réputation. Sous la Restauration, en 1820,
39
40
41
42
43
La composition de l’Assemblée des Notables juifs tenue en 1806 avait en grande partie été
décidée par l’empereur.
Avant la Révolution, les juifs pratiquaient le prêt à intérêt. Des troubles avaient éclaté sous
le régime napoléonien, suscités par des conflits relatifs aux modalités de remboursement de
ces prêts.
Esthère Benbassa, Histoire des Juifs de France, op. cit., p. 156.
Yvette Rachel Kaufmann, « Les ministres du culte dans la religion israélite », Revue de droit
canonique, 47/2, 1997, p. 301-319. À l’origine, l’Empereur avait désigné trois grands rabbins pour siéger au consistoire central. En 1812, lors du décès de David Sintzheim, aucun
successeur ne fut nommé. L’ordonnance royale de 1823 officialisa le nombre de deux rabbins au consistoire central, tout en faisant passer l’effectif total des membres à neuf. La
place des laïques fut considérablement accrue. En 1826, le grand rabbin Cologna démissionna et ne fut pas remplacé. L’ordonnance royale du 25 mai 1844 ratifia la présence d’un
seul grand rabbin, comme membre du consistoire central, à côté des laïques.
Y. R. Kaufmann, op. cit.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
391
l’Assemblée des notables juifs de Metz, sur la proposition de l’avocat Maître
Oulif, demanda la création, dans la ville, d’une école centrale de théologie pour
cette confession. L’ordonnance royale du 20 août 1823, sur la formation des
grands rabbins, répondit partiellement à son attente en portant fondation de
l’établissement. Pourtant, l’école n’ouvrit pas immédiatement car les financements manquaient. En 1826, les difficultés matérielles furent levées. Mais des
oppositions se manifestèrent entre Metz, Strasbourg et Paris qui, chacune aspirait à voir fonctionner cette école dans leur ville. Metz l’emporta finalement. En
1829, s’ouvrit l’école centrale rabbinique à laquelle le consistoire central refusa
toutefois le titre de Faculté de Théologie israélite. Cet établissement fut le seul
habilité à former les rabbins et à leur délivrer des diplômes. Pour sortir victorieuse de ces péripéties, Metz avait bénéficié de la tradition de son ancienne
école talmudique.
Dégager les principaux aspects de la mise en place du régime des cultes
reconnus en Alsace-Moselle impliquait de centrer les développements sur les
premières années du xixe siècle, sans pourtant imposer une date précise. De
fait, l’organisation première du système, même si elle fut rapide, s’étala tout au
long de la période napoléonienne et de la Restauration. Une fois ces nouveaux
cadres établis, ce fut toujours dans ce contexte juridique général que les quatre
confessions reconnues continuèrent à assurer pour leurs fidèles le déroulement
de la vie religieuse.
II. Le fonctionnement du régime des cultes reconnus,
jusqu’en 1870
Sans procéder à une étude détaillée des mécanismes de fonctionnement du
régime des cultes reconnus pendant 70 ans dans les trois départements de l’Est
de la France, limitons notre propos à quelques remarques, touchant au déroulement de la vie religieuse quotidienne locale (A) et à diverses affaires aux connotations politiques plus marquées, dont l’enseignement (B).
A. Le déroulement de la vie religieuse quotidienne
Au-delà des célébrations cultuelles, envisageons d’une façon plus large les
expressions quotidiennes de la foi ou de la religiosité des communautés religieuses, des ministres du culte et des fidèles. Dans ce vaste ensemble je retiendrai
seulement quelques exemples, illustrant sur une question donnée les modalités
d’application du régime des cultes reconnus.
1. Napoléon avait tracé un cadre juridique. Néanmoins, la réglementation
fit l’objet de précisions, compléments ou légères modifications, au cours du
392
dRoiT ET RELigion En EURoPE
siècle. Il ne saurait être question d’envisager ces textes, d’application générale
pour toute la France 44. De nombreuses dispositions précisèrent les modalités
de rétributions des ministres des cultes. Dès l’empire, les salaires du clergé inférieur, catholique ou protestant, furent pris en charge sur fonds publics, selon
des mécanismes qui variaient en fonction de la catégorie à laquelle appartenait chaque ministre. La loi du 8 février 1831 disposait que les traitements
des ministres du culte israélite seraient à la charge de l’État, mais le texte alors
promulgué ne détaillait pas les modalités de cette prise en charge. La condition
juridique des édifices affectés aux cultes fut rapidement précisée, par avis du
Conseil d’État, puis par décrets et arrêtés.
Louis-Philippe prit, le 25 mai 1844, une ordonnance essentielle, portant
règlement du culte israélite ; la loi officialisait la présence d’un seul grand rabbin comme membre du consistoire central et organisait sa désignation selon
un mécanisme faisant place à l’élection et non plus seulement à la nomination
directe par le chef de l’État. Les consistoires locaux bénéficiaient d’une certaine
liberté d’organisation, même si le contrôle étatique demeurait pesant 45. Quant
aux cultes protestants, le décret du 26 mars 1852 modifia assez profondément
les cadres fondamentaux de l’organisation 46.
Sans étudier ces nouvelles mesures, quelques caractères généraux de la
situation sociale ou religieuse des trois départements doivent être rappelés.
D’une façon schématique et qu’il conviendrait de nuancer, on peut avancer
deux constatations : d’une part, après la période d’hésitations du Consulat, un
montant plus élevé de dépenses relatives aux religions fut mis à la charge de
l’État ; d’autre part, les religions minoritaires purent s’émanciper quelque peu
du carcan qui leur avait été imposé par le système napoléonien. Ces évolutions
intéressèrent tout particulièrement nos régions ; en Alsace, les protestants représentaient environ 1/4 de la population et les juifs étaient également nombreux ;
en Moselle, les juifs étaient plus nombreux que les protestants.
Les relations entre les diverses confessions, ou entre les fidèles des cultes
catholique et protestants, furent le plus souvent sereines au cours de la première
moitié du xixe siècle. Les uns comme des autres préférant l’ignorance à l’opposition, les conflits furent rares. Mais dans les décennies suivantes, peut-être à
cause du développement économique et de l’essor industriel, des personnes de
confessions différentes furent, pour des raisons économiques, plus fréquemment en relation les unes avec les autres et les occasions de discorde se firent
plus nombreuses 47. S’il importe de noter l’existence d’accords, de désaccords
44
45
46
47
Voir Répertoire dalloz, v° Culte, édition de 1853 et Supplément de 1889.
De nombreux décrets précisèrent ou modifièrent les structures d’organisation du culte
israélite ; principaux décrets : 15 juin 1850 ; 9 juillet 1853 ; 29 août 1862 ; 5 février 1867.
Répertoire dalloz, Supplément, édition de 1889, v° Culte, n° 707 et suiv.
Jean Schlick et Marie Zimmermann, op. cit., p. 77.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
393
ou d’ignorance entre catholiques, protestants ou juifs, il faut aussi considérer la
diversité des courants à l’intérieur de la communauté la plus importante numériquement et au sein même du clergé catholique.
Les deux diocèses possédaient chacun leurs spécificités. En Moselle, la pratique religieuse était moins massive que dans beaucoup d’autres régions, ceci
surtout sans doute dans la ville de Metz. Les prêtres se plaignaient de ce que les
hommes se réunissaient dans les cafés à l’heure de la messe, plaintes qui procuraient au préfet l’occasion de critiquer les prises de position des desservants qui,
pour leur part, obtenaient le soutien de l’évêque 48.
Différente était la population catholique du diocèse de Strasbourg qui,
dans son ensemble, faisait preuve d’une grande ferveur religieuse et d’un profond attachement à l’Ancien Régime ou tout au moins demeurait nostalgique
de cette période. Le premier évêque nommé, Mgr Saurine, se montra fervent défenseur du Concordat, ce qui provoqua un vif mécontentement dans
bon nombre de paroisses, de la part tant du clergé que des fidèles. En 1816,
lorsque les vicaires capitulaires assurèrent le gouvernement du diocèse pendant
la vacance du siège, ils procédèrent à une vaste épuration des prêtres constitutionnels nommés auparavant par Mgr Saurine, surtout dans le département
du Haut Rhin. Ils informèrent le ministre des cultes des bons résultats de leur
entreprise. Les prêtres d’Ancien Régime retrouvaient leurs postes. Après le gouvernement des vicaires capitulaires, l’orientation générale changea de nouveau à
l’arrivée de Mgr Le Pappe de Trévern dont l’ardeur gallicane heurta une partie
du clergé ou des fidèles 49.
Ces mouvements et courants d’opinion évoluèrent au cours du siècle. La
Révolution de 1830 constitua un tournant décisif dans certaines prises de position. Sous l’Empire et la Restauration, de l’avis de chacun, il s’agissait de rétablir la paix religieuse et la concorde afin que le culte puisse renaître. Une fois
cette paix restaurée, à partir de 1830, la diversité des courants d’opinion apparut
clairement. L’exercice public des cultes étant garanti, on pouvait désormais s’affronter sur cléricalisme ou anticléricalisme, sur velléité de soumission ou d’indépendance par rapport aux pouvoirs publics, sur priorité donnée à l’attachement
à Rome ou au prince, sur ultramontanisme ou gallicanisme, etc. Au cours des
mêmes années, les protestants accédèrent à de plus hautes responsabilités dans
la vie politique et sociale.
2. Dans ce contexte général, pratiques et manifestations religieuses connurent
un réel essor, selon des mécanismes souvent conformes au cadre législatif tracé et
parfois en marge ou en opposition à ce même cadre. Le xixe siècle connut une
forte sécularisation de la vie sociale qui n’entrava pas le large développement
48
49
Henri Tribout de Morembert, Le diocèse de Metz, op. cit.
Francis Rapp, Le diocèse de Strasbourg, op. cit., p. 190.
394
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de la vie religieuse. Constructions d’édifices du culte, créations de nouvelles
paroisses, de postes de vicaires ou de pasteurs se multiplièrent jusqu’à la chute
du Second Empire. À Strasbourg, sous le long épiscopat de Mgr Raess nommé
en 1842, 72 nouvelles paroisses furent instituées, avec l’accord du gouvernement, et 118 postes de vicaires créés. Le simultaneum put être supprimé dans
26 paroisses parce qu’on édifiait de nouveaux temples protestants 50. Dans le
diocèse de Metz, dès la première moitié du xixe siècle, la pratique du binage
déclinait, de nouveaux desservants étant nommés à la tête d’une succursale 51.
La législation, sévère, édictée par Portalis, ne fut pas toujours appliquée dans
toute sa rigueur. Par exemple, le régime concordataire n’avait gardé que quatre
fêtes religieuses correspondant à des jours fériés : Noël, l’Ascension, l’Assomption et la Toussaint. Avant la Révolution, les jours de fêtes religieuses chômés
étaient considérablement plus nombreux. Au xixe siècle les prêtres, notamment
dans le diocèse de Strasbourg, continuaient à célébrer les fêtes supprimées ; ils
bénéficiaient, pour ce, de l’appui des populations, mais encouraient la réprobation de Mgr Saurine pour cette méconnaissance des lois de l’État.
Certaines directives épiscopales à l’égard du clergé témoignèrent aussi d’une
interprétation laxiste des prescriptions des articles organiques relatives au déroulement de la liturgie. Ainsi en 1843 Mgr Raess adressa une instruction à son
clergé selon laquelle il ne devait y avoir qu’un seul missel, un seul bréviaire, un
seul rituel. Napoléon avait aussi prescrit l’uniformisation des textes ; mais, et la
différence est notable, l’instruction épiscopale précisait que missel, bréviaire,
rituel devaient être ceux de Rome. En revanche, si l’article 39 des organiques
disposait : « Il n’y aura qu’une seule liturgie et qu’un seul catéchisme pour toutes
les églises catholiques de France », l’empereur avait promulgué, en 1806, le catéchisme impérial, faisant largement place aux devoirs envers l’empereur à côté des
devoirs envers Dieu. La liturgie était également soumise au contrôle de l’État.
Lorsque l’évêque de Strasbourg prit cette instruction, seule une petite minorité
des évêques français militait alors pour un retour à la liturgie romaine. Mgr Raess
se plaça parmi eux. L’ultramontanisme progressait en France et, parallèlement,
une des dispositions du régime concordataire ne fut plus observée, dans plusieurs
diocèses, dont Strasbourg, puis plus généralement en France. En 1843, lorsque
le prélat strasbourgeois fit connaître son instruction, missel et bréviaire romains
avaient déjà depuis longtemps prévalu dans cette circonscription. Quant au
rituel utilisé, la réalité historique est significative des limites que le clergé apporta
dans l’application des directives impériales. Le cardinal de Rohan avait, avant la
Révolution, publié un rituel qui, dans la pratique, était toujours resté en vigueur,
par fidélité à l’Ancien Régime et réticence à l’égard des nouveautés. Le clergé
manifestait ainsi son attachement au gallicanisme d’Ancien Régime plus qu’à
50
51
ibid., p. 222.
Tribout, op. cit.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
395
Napoléon. Mgr Raess ne souhaitait pas heurter prêtres et fidèles et ne demanda
qu’avec prudence l’adoption des nouveaux textes.
Dans un autre domaine, les articles organiques interdisaient toute réunion
des membres du clergé : « Aucun concile national ou métropolitain, aucun
synode diocésain, aucune assemblée délibérante n’aura lieu sans la permission
expresse du Gouvernement » (art. 4). Néanmoins, des statuts synodaux furent
promulgués au synode de Metz en avril 1820 et d’autres au synode de Strasbourg en 1826. Sous la Restauration, des synodes diocésains se tinrent, utile
moyen de gouvernement du diocèse que les évêques cherchèrent à mettre en
œuvre quelles que soient les dispositions législatives. Pourtant, dans la suite du
xixe siècle, peu de synodes diocésains purent se dérouler en France. Quant aux
conciles provinciaux, ils ne purent se réunir qu’en 1853, dans la courte période
d’entente idyllique entre Église et État ; ceux tenus cette année-là furent les seuls
autorisés au xixe siècle 52.
Les affaires relatives aux sonneries de cloches furent célèbres, même si elles
n’eurent pas l’importance que l’opinion leur attribua par la suite. L’article 48
des organiques 53 fut diversement appliqué en France, selon les personnalités
des préfets et des évêques, et surtout selon les maires et les curés. Jeanne-Marie
Tuffery a étudié la situation des diocèses de Strasbourg et de Metz 54. Mgr Saurine appliqua la loi et négocia avec les deux préfets du diocèse, à Strasbourg et
à Colmar. Des accords intervinrent, réglementant les sonneries de l’Angelus, les
petites sonneries, mais aussi celles des grand-messes, pour lesquelles les cloches
sonnent à la volée. Dans le diocèse de Strasbourg, les conflits entre autorités religieuse ou civile furent rares sur ce point. Ces questions opposèrent plus souvent
des maires au préfet car des maires tentaient d’instituer leur propre règlement,
fixant les horaires, ou distinguant des sonneries pour les catholiques et d’autres
pour les protestants. Le préfet refusa l’approbation de ces diverses mesures, faisant valoir que cette matière ne relevait pas de la compétence du maire.
Mentionnons, pour terminer la pratique des processions. Usant de ses pouvoirs de police municipale, le maire pouvait les interdire ou réglementer pour
risque de trouble à la tranquillité ou à l’ordre public. Sous la Troisième République, les maires, à travers toute la France, firent un usage parfois excessif de
leurs pouvoirs de police. Des affaires furent soumises au Conseil d’État qui,
généralement, donna raison au maire, mais sanctionna toutefois l’autorité
52
53
54
Le décret du 8 janvier 1853 autorisait les archevêques et évêques à tenir des conciles métropolitains et des synodes diocésains pendant l’année 1853.
Art. 48 : « L’évêque se concertera avec le préfet pour régler la manière d’appeler les fidèles
au service divin par le son des cloches. On ne pourra les sonner pour toute autre cause, sans
la permission de la police locale. »
Jeanne-Marie Tuffery, « L’exercice du pouvoir de police du culte catholique dans le BasRhin de 1801 à 1870 », Revue de droit canonique, 50/1, 2000, p. 69-88.
396
dRoiT ET RELigion En EURoPE
municipale s’il y avait atteinte au libre exercice du culte 55. Outre ce pouvoir
général des maires, l’article 45 des organiques édictait une règle qui aurait dû
trouver une application particulière dans nos régions : « Aucune cérémonie religieuse n’aura lieu hors des édifices consacrés au culte catholique, dans les villes
où il y a des temples affectés à différents cultes ». C’était, étant donnée la présence des protestants et des juifs dans les trois départements, interdire, dans
ces régions, pratiquement toutes les processions. Qu’en fut-il ? Controverses,
négociations, tendues ou cordiales, intervinrent un peu partout. D’une façon
générale, les processions eurent lieu, fréquentes et suivies avec recueillement.
Jeanne-Marie Tuffery en donne de nombreux exemples 56. Souvent, des manifestations extérieures du culte se déroulèrent sur la voie publique, sans qu’aucune
voix ne s’élève pour critiquer les organisateurs. Dans d’autres hypothèses, notamment pour les processions de grande ampleur à l’intérieur de la ville même de
Strasbourg, le préfet, consulté par l’évêque avant la manifestation religieuse, s’interrogeait sur la conduite à adopter. Il faisait part de son embarras au ministre.
Les réponses de l’administration centrale varièrent au cours de la période. Dans
les moments de fort anticléricalisme, au début de la Monarchie de Juillet ou
dans la seconde moitié du Second Empire, les pouvoirs publics adoptaient un
ton ferme, sans pourtant en venir à des interdictions absolues ou à des sanctions
contre les organisateurs. Tout en connaissant des nuances, la position générale
des pouvoirs publics fut relativement constante. Les représentants de l’autorité
publique affirmaient qu’il convenait d’éviter les processions afin d’éviter tout
risque de troubles ; le principe une fois rappelé, l’administration fermait les yeux
sur ces manifestations religieuses. Les pouvoirs publics étaient particulièrement
tolérants à l’égard de celles répondant à d’anciennes coutumes et dans la mesure
où les protestants ne s’en plaignaient pas. L’article 45 aurait dû trouver, dans les
trois départements de l’Est, un domaine d’application particulier, mais il n’en fut
rien. Les processions reprirent dans ces régions, comme ailleurs.
B. Quelques affaires politiques font apparaître d’autres facettes
du régime des cultes reconnus
1. Le Concordat et les articles organiques n’avaient pas expressément prévu la
désignation d’un évêque co-adjuteur, pouvant seconder un prélat malade ou âgé.
Traditionnellement, le droit canonique tolérait cette pratique 57, sans y être très
favorable car le fait même de nommer un co-adjuteur conduisait à débattre de la
55
56
57
Brigitte Basdevant-Gaudemet, Le jeu concordataire dans la France du XIX e siècle, Paris,
PUF, 1988, p. 227-245.
Jeanne-Marie Tuffery, op. cit., p. 76 et suiv.
Voir, pour le droit canonique de l’époque classique, les textes recueillis au Décret de
Gratien, C.7, q.1.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
397
question de savoir si le co-adjuteur devait bénéficier, ou non, d’une sorte de droit
de succession. Le mécanisme risquait de porter atteinte aux prérogatives de l’autorité normalement compétente pour désigner les évêques. À Strasbourg, Mgr Le
Pappe de Trévern souhaita, vers 1835, être assisté dans l’exercice de sa tâche 58.
Dans le silence des textes, il apparut qu’une telle nomination impliquait l’accord
tant du gouvernement français que de l’autorité romaine. L’évêque de Strasbourg
fit, en 1835, une première tentative qui échoua. Il renouvela sa requête en 1839
et avança le nom de l’abbé Affre ; mais ce dernier fut, à cette date, nommé au
siège de Paris. Finalement, le théologien Raess fut désigné comme évêque coadjuteur de Strasbourg, suite à de nombreuses enquêtes, tractations et correspondances en particulier avec l’internonce Garibaldi. Ce fut le résultat d’une large
concertation entre autorités étatiques et religieuses. Le désir de l’évêque titulaire
fut pris en compte, mais les rapports du préfet du Haut-Rhin et la demande des
députés eurent plus de poids. Le décret de nomination de Raess comme évêque
co-adjuteur de Strasbourg fut signé par Louis Philippe le 5 août 1840. On sait
que Mgr Raess devint évêque résidentiel sur ce siège en 1842.
2. Dans un autre domaine, les articles organiques, gallicans et méfiants à
l’égard de Rome, contenaient plusieurs dispositions visant à contrôler, voire
à interdire, les relations entre les membres du clergé de France et l’autorité
romaine. Au nom du respect « des franchises et libertés de l’Église gallicane », le
Conseil d’État était compétent pour statuer, par la voie du recours pour abus,
sur des prises de position de dignitaires ecclésiastiques qui seraient contraires à
la doctrine de l’Église gallicane. Les auteurs analysant les courants doctrinaux
du xixe siècle opposent couramment gallicanisme et ultramontanisme. Les doctrines fluctuèrent en fonction des circonstances et ce furent souvent les gouvernements eux-mêmes ou les hommes politiques au pouvoir qui donnèrent
leur propre interprétation du gallicanisme en énonçant leur conception personnelle du contenu des libertés de l’Eglise gallicane, selon les options politiques
d’un moment, l’un des aspects notoires du gallicanisme du xixe siècle restant la
méfiance à l’égard de l’autorité pontificale. Plusieurs évêques, au cours du siècle,
subirent ainsi une condamnation pour abus, décidée par la Haute Assemblée 59.
Pourtant, ces sanctions ne furent pas très fréquentes pour l’ensemble de l’épiscopat français, ce qui témoigne, une fois de plus, d’une relative mansuétude
dans l’application des articles organiques. Dans les trois départements de l’Est,
si les gouvernements craignirent parfois que les « libertés et franchises de l’Église
58
59
Rapp, Le diocèse de Strasbourg, op. cit., p. 212.
Brigitte Basdevant-Gaudemet, Le jeu concordataire, op. cit. ; les articles 6, 7 et 8 des
articles organiques réglementaient ce recours qui pouvait aboutir à une « déclaration
d’abus », prononcée par le Conseil d’État, sanction morale qui ne s’accompagnait pas, par
elle-même, d’autre peine.
398
dRoiT ET RELigion En EURoPE
gallicane » ne soient menacées, il n’y eut pas, à l’égard des évêques de Strasbourg
ou de Metz, de condamnation pour abus prononcée par le Conseil d’État.
À partir de 1860 la Question romaine agita les esprits. La politique italienne
de Napoléon III en faveur de l’unité politique de l’Italie portait gravement
atteinte aux prérogatives du souverain pontife. La perspective d’une perte des
États pontificaux inquiétait les catholiques. À Metz, Mgr Dupont Des loges
qui, pourtant, ne se mêlait pas de politique, critiqua l’attitude de Napoléon III
à l’égard du Saint-Siège ; il le fit prudemment et ne fut pas sanctionné. À
Strasbourg 60, Mgr Raess s’éleva contre les spoliations subies par le Siège de
Pierre et laissa circuler dans le diocèse des articles sévères à l’égard de Napoléon III. Le préfet se saisit de l’affaire, dit son mécontentement au ministre, mais
aucune sanction n’intervint.
Les articles organiques étaient directement bafoués lorsqu’un évêque osait
publier un document romain non officiellement reçu en France. La procédure
de « réception » résultait d’une décision expresse du Conseil d’État affirmant la
conformité de l’acte romain aux libertés et franchises de l’Église gallicane. Il y
avait contravention à l’article 1 des articles organiques lorsqu’un évêque osait
publier dans son diocèse un acte qui n’avait pas fait l’objet d’une telle réception 61. Mgr Raess passa outre. En 1860, il laissa les prêtres diocésains lire en
chaire l’encyclique nullus certi, non reçue en France. Cette lecture publique
valait publication de l’acte romain ; pourtant, aucune déclaration d’abus ne
sanctionna cette violation de la loi.
Lorsqu’en janvier 1865, Napoléon III interdit expressément la publication
en France de l’encyclique Quanta Cura et du Syllabus, contenant le catalogue de
ce que le pape qualifiait « des erreurs de notre temps », Mgr Raess ne s’opposa
pas, de front, à la prohibition impériale. Il ne publia pas ces textes, c’est-à-dire
qu’il n’en donna pas lecture en chaire et incita son clergé à la même retenue.
Cette lecture en chaire, interdite, n’était pas nécessaire pour instruire les fidèles,
car tous les journaux avaient diffusé le contenu de l’acte romain 62. Mgr Raess
ne demeura pas pour autant silencieux ; il écrivit au ministre des cultes pour
faire part de son mécontentement et publia sa lettre dans la presse. S’il y avait
atteinte à l’esprit des articles organiques, la lettre de la loi était respectée puisque
60
61
62
Rapp, op. cit. p. 233-242.
Art. 1 : « Aucune bulle, bref, décret, mandat, provision, signature servant de provision, ni
autres expéditions de la cour de Rome, même ne concernant que les particuliers, ne pourront être reçues, publiées, imprimées, ni autrement mises à exécution, sans l’autorisation
du Gouvernement. »
L’acte interdit consistait dans la « publication » officielle par un organe de l’évêché, c’est-àdire soit la lecture en chaire, par l’évêque et par chaque desservant dans sa paroisse, soit la
publication dans la semaine diocésaine ou un autre journal officiel du diocèse. En revanche,
les dispositions relatives à la liberté de la presse permettaient aux journaux de divulguer le
texte romain dans les grands quotidiens nationaux.
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
399
le texte de l’encyclique n’était pas publié par la voix d’un organe officiel du diocèse. Mgr Raess ne fut pas poursuivi.
Une situation, comparable par certains aspects, se répéta quatre ans plus tard.
Au concile de Vatican I, Mgr Raess se montra un fervent défenseur du dogme
de l’infaillibilité pontificale. Pour rallier à cette cause clergé et fidèles de France,
il rédigea des lettres, qu’il soumit à l’adhésion des uns et des autres, notamment
à celle de ses collègues dans l’épiscopat. Il échappa à toute sanction. Il bénéficia donc d’une relative clémence de la part des autorités publiques chaque fois
qu’il s’autorisa à critiquer le gouvernement. La même tolérance se retrouve souvent en France jusqu’aux années 1875-1877. Dans les deux premiers tiers du
xixe siècle, les condamnations pour abus prononcées à l’encontre de l’épiscopat
furent rares. En revanche, la Haute Assemblée se montra plus intransigeante
et prononça plusieurs condamnations à l’extrême fin du xixe siècle, lors de la
période de lutte agressive des républicains contre les forces cléricales. Dans ces
moments, des lettres circulaires rédigées par un évêque, accompagnées d’une
demande d’adhésion, seront considérées par le Conseil d’État comme constitutive d’une assemblée délibérante, interdite par l’article 4 des organiques et leurs
auteurs seront condamnés.
3. L’étude du régime des cultes reconnus impose d’évoquer l’essor considérable des congrégations, passées sous silence par le Concordat et les articles
organiques. Napoléon se méfiait de tous groupements car il y voyait des lieux
d’éventuelle agitation. Pourtant, les congrégations connurent un immense essor
au cours du xixe siècle, congrégations hospitalières, enseignantes et missionnaires. Évoquons les deux premières catégories, dans les deux diocèses étudiés.
À Metz, dès la Restauration, Mgr Jauffret se soucia du rétablissement des
congrégations, surtout hospitalières, notamment, les sœurs de Saint Vincent de
Paul dans les hôpitaux de Saint-Nicolas et de Bon Secours situés dans la ville.
Sous le Second Empire, Mgr Dupont des Loges multiplia les établissements
d’assistance aux mains de congréganistes. Dans le domaine de l’enseignement,
l’évêque ouvrit un nouveau petit séminaire pour la formation du clergé ; surtout, il profita de la loi Falloux pour créer, en 1852, le prestigieux collège de
Jésuites qu’est l’institution Saint Augustin. Parallèlement, il encouragea l’essor
des Frères des écoles chrétiennes.
À Strasbourg, ce fut aussi, comme partout en France, sous la Restauration
que se situa la renaissance des congrégations. Une ordonnance royale de 1814
autorisait l’ouverture d’une école secondaire ecclésiastique par département ;
pour le Haut-Rhin, ce fut le petit séminaire de La Chapelle sous Rougemont.
Un peu plus tard, en 1827, Mgr Le Pappe de Trévern fonda dans les locaux de
l’ancien collège des jésuites de Molsheim une école supérieure de théologie qu’il
appela Petite Sorbonne. En 1834, la Petite Sorbonne s’installait au Palais épiscopal de Strasbourg, puis elle émigra à Marlenheim, pour disparaître quelques
années plus tard.
400
dRoiT ET RELigion En EURoPE
La loi Falloux fut votée sous l’épiscopat de Mgr Raess qui, lors des discussions à la Chambre, fit connaître son opposition. En compagnie de Mgr Pie, de
Veuillot et quelques autres, l’évêque de Strasbourg réclamait pour l’Église une
liberté totale de son système éducatif et dénonçait les insuffisances des concessions faites par le projet du comte de Falloux. Pourtant, après le vote, Mgr Raess
chercha à tirer profit de la nouvelle loi. En application du texte, il procéda, en
1851/52, à l’ouverture de plusieurs établissements : petit séminaire et collège
Saint Arbogast à Strasbourg, collège Saint André à Colmar. L’accord se réalisait
entre l’Église et l’État pour la fondation de collèges aux mains de congrégations
religieuses, mais aussi, dans cette même période c’est-à-dire au début du Second
Empire, l’entente se faisait sur le fonctionnement du grand séminaire. Dans le
rapport préfectoral de 1853, tous les professeurs du grand séminaire sont signalés comme « méritants et étrangers à la politique ».
Les articles organiques ne furent pas toujours mis en œuvre à la lettre et
dans toute leur rigueur tracassière. Néanmoins, la législation existait et sa sévérité était connue. Si elles furent diversement appliquées, les dispositions relatives aux quatre cultes reconnus traçaient cependant un cadre strict et policier.
Tel était ce régime des cultes reconnus, financés par l’État, mais devant présenter une utilité sociale dont le Gouvernement évaluait le contenu, selon sa
propre vision de la société. Même si les mesures de contrôle ne débouchèrent
pas toujours sur des sanctions, les confessions et les ministres des cultes devaient
en tenir compte, agir de façon à ne pas prendre le risque d’être sanctionnés.
L’attitude de Mgr Raess témoigne de ce souci de ne pas heurter, de front, le
gouvernement. Dans leurs écrits personnels, les prélats évoquent fréquemment
la sévérité de la législation et les entraves à leur liberté d’action ou d’expression.
Dans les décennies qui suivirent, le cadre législatif fut maintenu avec nombre
d’aménagements et les modalités de sa mise en application évoluèrent de façon
notable.
Le discours de Benoît XVI au Konzerthaus de Fribourg :
la « démondanisation », paradigme
pour un catholicisme minoritaire
Michel Deneken
L
es prises de parole du pape Benoît XVI, lors de son voyage en Allemagne,
qui, du 22 au 25 septembre 2011 l’a conduit de Berlin à Fribourg-enBrisgau, ont créé l’événement. Dans le discours au Konzerthaus de Fribourg
adressé à un parterre d’invités engagés dans la vie de l’Église et de la société,
dernière intervention, la plus développée, véritable point d’orgue du voyage,
le pape invite l’Église à la Entweltlichung, la démondanisation 1. Prenant à
rebours le concept de sécularisation, considéré comme paradigme explicatif
des relations entre Église et société depuis un siècle, qui servit de clé de lecture
au concile Vatican II.
1. Le contexte
La parole magistérielle des papes recourt à des formes conventionnelles
qui permettent d’en mesurer le degré d’autorité. Ces formes ne sont toutefois
pas figées ; elles évoluent au gré des circonstances et selon la personnalité des
papes 2. La notion de genre littéraire, s’agissant des paroles du magistère romain,
apparaît pertinente, d’une part parce que les circonstances peuvent secréter un
1
2
Cette traduction du terme Entweltlichung est celle que le Saint-Siège retient dans la version
française officielle des discours de Benoît XVI sur le site vatican.va.
Voir, par exemple, Bernard Sesoüé, « Magistère “ordinaire” et magistère “authentique” »,
in Bernard Sesboüé, Le magistère à l’épreuve. Autorité, liberté et vérité dans l’Église, Paris,
Desclée de Brouwer, 2001, p. 213-221.
402
dRoiT ET RELigion En EURoPE
type de textes nouveau, tels que les que les productions du concile Vatican II 3,
d’autre part parce qu’un contenu peut subvertir une forme, comme on peut le
dire des encycliques de Benoît XVI 4. Toujours à situer à partir du genre littéraire
dans lequel elle se coule, à mettre en perspective avec la tradition interprétative
qui la précède, la parole magistérielle, comme tout discours, doit être lue de
manière décontextualisée. La contextualisation des discours du magistère, doit,
entre autres, prendre en compte les auditoires auxquels ils s’adressent, les lieux
où ils sont prononcés et les références auxquelles ils font appel. Par exemple,
que le pape s’adresse en allemand, sa langue maternelle, dans le pays qui l’a vu
naître, à ses compatriotes, constitue un élément de contexte déterminant pour
l’interprétation d’un discours qui révèle une particulière attention aux questions
qui animent l’Allemagne. Avec un Benoît XVI plus professoral et docte que son
prédécesseur, le voyage allemand a donné lieu au déploiement d’une véritable
stratégie du verbe jusqu’au discours final, prononcé au Konzerthaus de Fribourg,
dont la dimension testimoniale n’est pas le dernier trait d’originalité.
Si lors d’un déplacement pontifical officiel, toute une série de discours est
dédiée à la parole diplomatique, à l’accueil par les chefs d’État ou leurs représentants, par les autorités ecclésiales, le discours au Konzerthaus de Fribourg
n’appartient pas, quant à lui, à ce genre littéraire. Au Bundestag, Benoît XVI
surprend par le contenu philosophique de son adresse aux députés, méditation sur la justice, le bien commun, la justesse de l’action et le discernement
qui incombe l’homme politique. À Erfurt, il recourt davantage à l’exposé doctrinal pour définir la position actuelle de l’Église par rapport aux Réformés.
Lors de la soirée avec les jeunes à Fribourg, il adoptera la forme de la méditation spirituelle. Le discours du Konzerthaus, lui, relève d’un genre littéraire
que l’on peut rapprocher de celui qu’il a tenu en 2008 au Collège des Bernardins à Paris, sur la culture 5. Que le pape s’exprime dans sa langue maternelle
devrait écarter toute source de malentendu, de déformation médiatique de
son propos et lever tout soupçon de méconnaissance du contexte local. Or, les
malentendus avec son pays natal remontent à très tôt 6. On se souviendra du
3
4
5
6
Voir Peter Hünermann, « Quo vadis ? Au sujet de l’importance du concile Vatican II pour
l’Église, l’œcuménisme et la société d’aujourd’hui », Recherches de Sciences Religieuses,
2012/1 tome 100, p. 27-44.
Les encycliques de Benoît XVI tranchent avec celles de son prédécesseur. Si Caritas in
Veritate de 2009 assume la tradition des encycliques sociales, elle n’en adopte ni le style ni
le plan. deus Caritas est de 2006, et Spes Salvi, sur le concept d’amour de Dieu et sur l’espérance en Jésus-Christ, relèvent d’un mixte entre l’enseignement théologique et la méditation spirituelle. Une autre originalité marque ces encycliques : elles sont entièrement
rédigées par le pape lui-même sans recours à des schémas rédigés par d’autres.
http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/speeches/2008/september/documents/
hf_ben-xvi_spe_20080912_parigi-cultura_fr.html.
Michel Deneken, « “Cette histoire-là peut se raconter” : Benoît XVI et l’Allemagne »,
Revue d’Allemagne n° 38, janvier-mars 2006, p. 95-112.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
403
fameux discours de Ratisbonne qui a soulevé un tollé et contraint les autorités
vaticanes, et finalement le souverain pontife lui-même, à rectifier le propos 7.
La stratégie que le pape met en œuvre commence par la prise de parole télévisée dans laquelle il annonce sa venue en Allemagne. Il enregistre le Wort zum
Sonntag, sur ARD, la première chaîne de télévision allemande 8, chronique religieuse diffusée le samedi soir à 22 heures, qui depuis quarante ans, alternant
intervenants catholiques et protestants, introduit au dimanche. Si cette chronique donne le la, elle le fait presque en sourdine ; ce sera pour mieux finir sur
le claquement de timbale dans le Konzerthaus. Après avoir évoqué les différentes
étapes de son voyage il affirme que :
Tout cela ne relève pas du tourisme religieux et encore moins du show. Ce dont il
s’agit, le thème de ces journées le dit : « Là où est Dieu, là il y a de l’avenir ». L’enjeu
est donc celui-ci : que Dieu entre de nouveau dans le champ de notre horizon, ce
Dieu si souvent totalement absent et dont nous avons tant besoin.
L’Église catholique allemande qui accueille le pape au début de l’automne
2011 demeure institutionnellement puissante et ses représentants, épiscopat,
ministres du culte, théologiens, laïcs permanents, intellectuels et hommes politiques, restent souvent influents dans la société. Présente dans les débats de
société, notamment dans les grands médias, elle occupe une place importante,
mais ne reste plus hors de portée des critiques. Les nombreuses affaires de pédophilie, révélées au cours de l’année 2010, ont fortement ébranlé le prestige de
l’institution et de plus de plus nombreux sont les catholiques qui demandent
à sortir de l’Église 9. Avec plus de 1,3 millions de salariés, les Églises sont, après
l’État, le deuxième employeur d’Allemagne 10, et l’impôt ecclésiastique reste un
levier déterminant. Cette puissance économique donne à l’Église catholique
allemande un poids considérable, faisant vivre beaucoup d’Églises d’Afrique 11.
En même temps, une certaine tradition critique marque le catholicisme alle7
8
9
10
11
Michel Deneken, « Le “discours de Ratisbonne” : une bonne leçon », Revue des Sciences
religieuses 83 n° 4 (2009), p. 493-510.
http://mediathek.daserste.de/sendungen_a-z/442936_das-wort-zum-sonntag/8231742_
papst-benedikt-xvi-spricht-das-wort-zum-sonntag.
Elmar Güthoff, Stefan Haering, Helmuth Pree (dir.), der Kirchenaustritt im staatlichen
und im kirchlichen Recht, Fribourg, Herder, 2011, Quaestiones disputatae ; Michaël
N. Ebertz, Monika Eberhardt, Anna Lang, Kirchenaustritt als Prozess : gehen oder
bleiben ? Eine empirisch gewonnene Typologie, Berlin, Münster, Vienne, LIT Verlag, 2012.
Les Églises d’Allemagne gèrent, outre les paroisses, de nombreuses institutions scolaires,
universitaires, caritatives et sociales. Elles emploient également des personnels dans la communication, les radios, les dispensaires de santé, les crèches, les écoles. L’essentiel des
emplois est dans le domaine de la santé, qu’il s’agisse d’hôpitaux, de maisons d’enfants ou
de personnes âgées. Un droit du travail qui leur est spécifique s’applique dans les institutions dirigées par les Églises.
Notamment par la puissante ONG Misereor, qui travaille d’ailleurs aussi pour le gouvernement fédéral.
404
dRoiT ET RELigion En EURoPE
mand. Régulièrement, des appels à une réforme, voire à un troisième concile
du Vatican, se font entendre. Des pétitions de théologiens ou des initiatives de
courants importants tels que « Wir sind Kirche » 12 en appellent à une réforme
en profondeur : mariage des prêtres, voire ordination des femmes, et, en
contexte allemand, surtout, la revendication à une avancée plus franche dans
le rapprochement avec les Églises protestantes. Dans la Süddeutsche Zeitung en
février 2011, 200 théologiens allemands, estimant que les scandales de pédophilie traduisent une défaillance institutionnelle patente, signent un manifeste,
« Église 2011. Un indispensable renouveau » 13. Une crise de confiance entre
l’institution ecclésiale et les chrétiens engagés semble s’installer durablement.
L’épiscopat allemand apparaît, quant à lui, tiraillé. Les nominations récentes
rompent avec une certaine tradition consensuelle, une ligne centriste et de profils généralement choisis parmi les théologiens. Le président de la conférence
épiscopale, Robert Zollitsch, apparaît certes comme la figure de proue d’une
sensibilité fortement conciliaire, prête à avancer sur un certain nombre de questions, adoptant des positions nuancées, considérées comme des ouvertures, au
sujet notamment de la question des divorcés remariés, si présente dans les débats
ecclésiaux allemands. Mais le choix des nouveaux évêques atteste une volonté
de nommer des profils plus conservateurs. Les hommes politiques, quant à eux,
ne sont pas en reste, qui, en Allemagne, n’hésitent pas à prendre des positions
personnelles concernant la vie de l’Église. Ainsi le président de la république,
Christian Wulff, dans son adresse de bienvenue au pape, loue le travail remarquable que l’Église fournit dans le domaine de la diaconie et de la solidarité.
Rappelant qu’en Allemagne, chose heureuse, l’Église et l’État sont séparés, il
précise qu’ils ne constituent pas pour autant des mondes parallèles. Pour cette
raison il s’autorise à poser la question :
Avec quelle miséricorde [l’Église] traite-t-elle les vies des personnes marquées par
des ruptures ? Et comment le fait-elle avec les ruptures qui dans sa propre histoire
font apparaître des comportements fautifs de ses ministres ? Quelle place est réservée aux laïcs, aux femmes à côté des hommes ? Que fait l’Église pour venir à bout
des divisions entre catholiques, protestants et orthodoxes 14 ?
12
13
14
Mouvement né en Autriche, en 1995, qui revendique des réformes telles que l’ordination
de prêtres mariés, le sacerdoce féminin, l’équiparité entre prêtres et laïcs, etc.
Voir Marianne Heimbach-Steins, Gerhard Kruip, Saskia Wendel (dir.), « Kirche 2011. Ein
notwendiger Aufbruch ». Argumente zum Memorandum, Fribourg, Herder, 2011. Pour le texte
original : http://www.memorandum-freiheit.de/. En français : http://www.temoignagechretien.fr/ARTICLES/Religion/Le-manifeste-des-theologiens-allemands/Default-4-2394.xhtml.
Le texte officiel du discours de bienvenue de Christian Wulff se trouve sur le site de la présidence allemande : http://www.bundespraesident.de/SharedDocs/Reden/DE/Christian-Wulff/
Reden/2011/09/110922-Papst-Begruessung.html. Sauf indication contraire, les traductions
sont de l’auteur.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
405
Plus loin, s’étant réjoui de l’étape du lendemain à Erfurt, où le pape doit
rencontrer les représentants des Églises protestantes, et de l’esprit de dialogue
qui anime les différentes confessions présentes en Allemagne, le président Wulff,
non sans une certaine provocation, ajoute :
Je me réjouis également que l’Église catholique en Allemagne ait entamé un processus de dialogue dans ses propres rangs. Je sais, des nombreuses discussions qui ont
eu lieu en préparation à votre venue, que les laïcs engagés ne sont pas les seuls à en
attendre beaucoup. Et l’Église a besoin de tous, laïcs et ecclésiastiques.
Le président allemand, catholique pratiquant, lui-même divorcé remarié,
exprime ce que nombre de catholiques vivent. Les débats et discussions préparatoires auxquels il fait allusion ont abouti à des doléances exprimées qui en général
souhaitent, entre autres, une meilleure implication des laïcs dans la prise de décision, leur consultation dans le choix des évêques. Or, dès sa première rencontre
avec les Berlinois au stade olympique, le 22 septembre à Berlin, Benoît XVI
refroidit les velléités de réforme selon une dialectique qui lui est familière :
Le Christ est venu pour appeler les pécheurs. Ils ont besoin d’un médecin, eux, et
non les bien-portants (cf. Lc 5, 31 s.). C’est ainsi que, comme l’affirme le concile
Vatican II, l’Église est le « sacrement universel du salut » (Lumen gentium 48),
instituée pour les pécheurs, pour nous, afin de nous ouvrir le chemin de la conversion, de la guérison et de la vie. C’est là la grande et immuable mission que l’église
reprend à la suite du Christ 15.
Le pape insiste toutefois sur l’immutabilité de la mission de l’Église, reçue
du Christ, qui fonde le primat de la pérennité promise sur les réformes structurelles. Benoît XVI avait, le matin de son accueil, accusé une fin de non-recevoir aux quelques questions du président Wulff. Le soir même, il précise que la
fidélité au concile n’est rien moins que l’expression de la fidélité au Christ. Il se
livre à un exercice qu’il affectionne, en commençant par présenter les arguments
négatifs pour mieux faire ressortir le caractère positif de sa position :
Certains en restent à une vision de la forme (gestalt) extérieure de l’Église. Alors
l’Église leur apparaît plutôt comme une des nombreuses organisations au sein
d’une société démocratique, à l’aune et aux lois de laquelle l’entité « Église » est elle
aussi jugée et traitée de manière impropre. Si l’on y ajoute le fait que dans l’Église
nous faisons la douloureuse expérience qu’en son sein vivent des poissons bons et
mauvais, qu’y croissent le bon grain et l’ivraie, et que le regard demeure fixé sur
ce qui est négatif, alors le grand et beau mystère de l’Église ne peut plus se révéler.
Alors il n’y a plus aucune joie à appartenir à cette vigne « Église ». Se développent alors l’insatisfaction et le désagrément quand on ne voit que les représentations superficielles et fautives de l’« Église » et que nos propres « rêves d’Église »
15
Secrétariat de la conférence épiscopale allemande (dir.), Apostolische Reise seiner
Heiligkeit Papst Benedikt XVi. nach Berlin, Erfurt und Freiburg. Predigten, Ansprachen und
grussworte, Bonn, 2011, p. 51 s.
406
dRoiT ET RELigion En EURoPE
ne deviennent pas réalité ! Alors se tait le chant, « Je rends grâce au Seigneur qui,
par grâce, m’a appelé dans son Église » 16, que des générations de catholiques ont
chanté avec conviction 17.
La dialectique entre la pérennité de la forme et l’immutabilité de la mission
de l’Église, d’une part, et les accommodations et les contextualisations, d’autre
part, se traduit par une mise en tension entre l’institution réelle et l’institution
rêvée. Les traumatiques scandales pédophiles et les appels répétés à la réforme
dans l’Église ont marqué le contexte de préparation du voyage pontifical. La
stratégie du discours, systématiquement déployée 18, entend y répondre. Ainsi, en
évoquant les « rêves d’Église » Benoît XVI vise une double cible. D’une part les
tentatives d’étouffement ou de minimisation des affaires de pédophilie qui ont
ébranlé la confiance de beaucoup de catholiques en l’institution ecclésiale ; il ne
peut que constater que l’ivraie pousse aussi dans l’Église. D’autre part, le débat
sur les réformes structurelles que réclament nombre de catholiques allemands qui
les estiment indispensables pour donner à l’Église les moyens de rester crédible
chez les contemporains ; il ne peut cautionner ce qui ne serait qu’effet de mode
ou d’aubaine. Distinguant la structure du mystère, il met en œuvre une conception platonicienne du visible et de l’invisible, qui lui est connue.
Alors qu’à Berlin il procède par allusion, contexte oblige, il se montre plus
explicite le 24 septembre, à Fribourg, devant le très puissant comité central
des catholiques allemands 19, recourant au « nous » inclusif pour parler des
catholiques :
Permettez-moi d’évoquer ici un point de la situation spécifique de l’Allemagne. En
Allemagne, l’Église est organisée au mieux. Mais derrière ces structures, les forces
spirituelles correspondantes sont-elles à l’œuvre ? – force de la foi au Dieu vivant ?
Je pense, en toute honnêteté, qu’existe chez nous un surplomb de la structure sur
l’esprit. Et j’ajoute : la véritable crise de l’Église dans le monde occidental est une
crise de la foi. Si nous ne trouvons pas le chemin vers un véritable renouveau de la
foi, toutes les réformes structurelles resteront sans effet 20.
16
17
18
19
20
Ce chant, qui figure dans les recueils de cantiques paroissiaux est lié au baptême.
Apostolische Reise…, op. cit., p. 52.
Voir Ludwig Ring-Eifel, « Kontext und Horizont der Freiburger Konzerthausrede des
Papstes », in J. Erbacher (dir.), Entweltlichung der Kirche ? die Freiburger Rede des Papstes,
Herder, Fribourg-en-Brisgau, 2012, p. 195. L’auteur y analyse ce qu’il désigne comme la
« chorégraphie d’un voyage pontifical ».
Le Zentralkomitee der deutschen Katholiken (ZdK) regroupe les représentants des conseils
diocésains, des associations et mouvements catholiques ainsi que les organisations de laïcs.
Il est reconnu par la conférence épiscopale allemande comme « représentation du laïcat ».
Les relations avec l’épiscopat sont parfois délicates, le ZdK étant assez souvent en pointe
des revendications, notamment en matière de formation et de vie des prêtres, de la place
des théologiens laïcs et des femmes dans l’Église tout comme les positions qu’il adopte en
matière de mariage des prêtres ou la question des divorcés remariés.
Apostolische Reise…, op. cit., p. 122.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
407
En recourant au « nous » inclusif, Benoît XVI esquive le reproche d’exclure une critique similaire que l’on ne manque pas d’adresser, en Allemagne,
à l’appareil du Vatican. Toutefois à l’aréopage de catholiques en responsabilité
il renouvelle son refus de réformes structurelles. Le pape avait déjà recouru au
nous inclusif dans son discours devant les chrétiens de l’ex-Allemagne de l’Est,
signifiant ainsi qu’il assume aussi, non seulement comme pasteur universel, mais
aussi comme Allemand, cette partie-là de l’histoire de l’Église de son pays natal :
Nous sommes tous persuadés que la liberté nouvelle a contribué à conférer à
l’homme une plus grande dignité et à ouvrir de multiples possibles. Nous pouvons souligner avec gratitude nombre de facilitations pour l’Église qu’il s’agisse
de nouvelles possibilités d’activités paroissiales, de la rénovation et de l’agrandissement d’églises ou de centres communautaires, d’initiatives diocésaines d’ordre
pastorales ou culturelles. Mais cette question est cependant devant nous : ces possibilités nous ont-elles également apporté un plus de foi ? Le terreau dans lequel
la foi et la vie chrétienne s’enracinent n’est-il pas à chercher plus profond que la
liberté dans la société 21 ?
La critique papale contre la structure qui menace d’étouffer la foi et de
scléroser la pratique religieuse revient donc de manière provocatrice dans une
partie de l’Allemagne qui a recouvré les libertés civiques et s’est vu rétablir les
droits élémentaires. Or cette liberté n’a pas contribué, loin s’en faut, à infléchir les courbes descendantes de la pratique religieuse dans les nouveaux Länder de l’ex-Allemagne de l’Est. Benoît XVI n’ignore pas non plus la critique
de nombre d’Allemands de l’Est qui estiment avoir souffert, et souffrir encore,
d’une occidentalisation de la part l’ex-RFA qui, faisant triompher le libéralisme
économique, aurait détruit autant, voire plus, que construit. Le pape avait déjà
dénoncé en 2006 à Munich, lors de son voyage en Bavière, la tiédeur missionnaire de l’Église d’Allemagne. Il avait alors évoqué des évêques africains qui,
ayant loué la générosité des Églises allemandes si solidaires des jeunes Églises
d’Afrique remarquaient que s’ils rencontraient des évêques allemands aux portes
et aux bras largement ouverts lorsqu’ils leur demandaient une aide ou une collaboration en matière de structures sociales, les trouvaient bien réservés lorsqu’ils
leur demandaient une aide pour un projet d’évangélisation : « Assurément il
semble régner chez certains l’idée qu’il faille répondre avec le plus grand empressement aux projets sociaux ; quant aux choses de Dieu, ou s’agissant de la foi
catholique, cela relèverait du particulier et ne serait pas aussi urgent 22. » Dans
cette allusion, Ludwig Ring-Eifel voit, non sans raison, le germe des discours
qui ont ponctué le voyage de 2011 23.
21
22
23
Apostolische Reise…, op. cit., p. 93.
ibid., p. 40.
L. Ring-Eifel, « Kontext und Horizont der Freiburger Konzerthausrede des Papstes », op.
cit., p. 204.
408
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Le dernier élément de contexte est donné le jour même du discours au Konzerthaus, dans l’homélie prononcée au cours de la messe célébrée le dimanche
matin, 25 septembre 2011. Le pape commente, comme il se doit, l’évangile du
jour 24 :
« Les publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu. Car
Jean Baptiste est venu à vous, vivant selon la justice, et vous n’avez pas cru à sa
parole ; tandis que les publicains et les prostituées y ont cru. Mais vous, même
après avoir vu cela, vous ne vous êtes pas repentis pour croire à sa parole » (Mt 21,
31-32). Traduite en langage de ce temps, l’affirmation pourrait correspondre plus
ou moins à ceci : les agnostiques, qui au sujet de la question de Dieu ne trouvent
pas la paix ; les personnes qui souffrent à cause de leurs péchés et ont le désir d’un
cœur pur, sont plus proches du royaume de Dieu que ne le sont les fidèles « de
routine », qui dans l’Église voient désormais seulement ce qui paraît, sans que leur
cœur soit touché par la foi.
Ainsi la parole doit faire beaucoup réfléchir, et même, doit nous secouer tous.
Ceci, cependant, ne signifie pas qu’il faille considérer tous ceux qui vivent dans
l’Église et travaillent pour elle comme loin de Jésus et du royaume de Dieu. Absolument pas ! Non, c’est plutôt le moment de dire une parole de profonde gratitude
à tant de collaborateurs bénévoles ou salariés, sans lesquels la vie dans les paroisses et
dans l’Église tout entière serait impensable. L’Église en Allemagne a de nombreuses
institutions sociales et caritatives, dans lesquelles l’amour pour le prochain s’exerce
sous une forme qui est aussi socialement efficace et jusqu’aux extrémités de la terre.
À tous ceux qui s’engagent dans la Caritas allemande ou dans d’autres organisations
ou qui mettent généreusement à disposition leur temps et leurs forces pour des
tâches de volontariat dans l’Église, je voudrais exprimer, en ce moment, ma gratitude et mon appréciation. Ce service demande avant tout une compétence objective
et professionnelle. Mais dans l’esprit de l’enseignement de Jésus il faut plus : le cœur
ouvert, qui se laisse toucher par l’amour du Christ, et donne ainsi au prochain, qui a
besoin de nous, plus qu’un service technique : l’amour, dans lequel se rend visible à
l’autre le Dieu qui aime, le Christ. Alors interrogeons-nous aussi à partir de l’évangile d’aujourd’hui : comment est ma relation personnelle avec Dieu, dans la prière,
dans la participation à la messe dominicale, dans l’approfondissement de la foi par
la méditation de la sainte Écriture et l’étude du catéchisme de l’Église catholique ?
Chers amis, le renouveau de l’Église, en dernière analyse, ne peut se réaliser qu’à
travers la disponibilité à la conversion et à travers une foi renouvelée 25.
Ce passage n’a pas manqué de faire son effet sur l’aéroport de Fribourg qui
accueillait la liturgie pontificale. Dès la fin de la messe, les commentateurs
des médias soulignaient le caractère offensif de ce discours contre la routine,
l’institution et l’esprit d’appareil. Ce qui relèverait davantage d’une critique
de gauche, procède plutôt chez le pape d’une critique que les nouvelles communautés chrétiennes et les mouvements de réveil spirituels de la mouvance
24
25
26e dimanche du temps ordinaire de l’année A.
Apostolische Reise…, op. cit., p. 134.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
409
charismatique adressent à une institution tiédie, qui n’évangélise plus que de
manière implicite. Cette position relève donc d’une sorte d’esprit de revival,
de restauration intérieure et spirituelle. Mais surtout, nous sommes dans le
contexte du lancement de la nouvelle évangélisation. Qui s’est senti visé au
cours de cette messe ? Les évêques, ou du moins certains, ceux de l’aile centriste,
libérale, donc plutôt les anciens ? Les chrétiens venus nombreux et qui ont souvent manifesté, avant l’arrivée du souverain pontife, leur désir de réforme ? Le
renouveau spirituel auquel Benoît XVI appelle, constitue le levier de l’entreprise
de nouvelle évangélisation qu’il veut mener à bien. Notons, non sans ironie, que
pour ce faire, le pape a créé en 2010, une institution à Rome, le conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation 26.
2. Le discours au KONZERTHAUS de Fribourg
À Berlin, Benoît XVI commence par affirmer que si l’on conçoit l’Église seulement comme institution, on ne comprend pas son essence et qu’on ne saurait
alors appréhender à son juste niveau le type de réforme dont elle a besoin. À
Erfurt, il interpelle plus nettement les chrétiens d’Allemagne sur le risque que le
contexte de liberté retrouvée pour les Länder de l’ex-RDA pourrait finalement
ne pas représenter un gain en richesse de foi et de conviction dans un contexte
de relativisme et d’indifférentisme. À son arrivée à Fribourg, il va encore plus
loin lorsque, de manière explicite, il s’en prend à la dimension institutionnelle
de l’Église qui peut étouffer l’Esprit ; il y a trop de structure et pas assez d’Évangile, pourrait-on résumer. Enfin, au cours de la messe du matin à l’aéroport de
Fribourg, il radicalise encore sa critique, qu’il double d’une invitation au sursaut spirituel.
Désignée par le site officiel francophone du Vatican comme la « Rencontre
avec les catholiques engagés dans l’Église et la société », la conférence donnée
au Konzerthaus réunit un auditoire de 1 500 invités, responsables de l’Église
catholique, du monde politique, social et culturel, auquel Benoît XVI réserve
le dernier, le plus long et le plus percutant de ses discours. Reprenant les différents points abordés au cours des autres étapes du voyage, ce discours, autant
point final et point d’orgue que coup de théâtre, constitue le véritable clou de
ses prises de parole. La relecture, d’aval en amont, des discours qui ont ponctué
26
Créé par le motu proprio Ubiqui et semper le 21 septembre, il est présidé par Rino
Fisichella. En octobre 2012 s’est tenu sous la houlette de ce nouveau conseil le synode des
évêques « sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne ». Ce
conseil a également créé un « Observatoire de la nouvelle évangélisation pour l’Amérique
latine », justifié en raison de l’enjeu majeur, notamment numérique, que représente le souscontinent américain.
410
dRoiT ET RELigion En EURoPE
le voyage de Benoît XVI en Allemagne en septembre 2011, fait certes apparaître
celui du Konzerthaus comme une synthèse en même temps qu’un point d’orgue,
parce que, reprenant les discours précédents, les met dans la perspective du
concept d’Entweltlichung. En même temps, en raison de l’âge du pape, 84 ans,
ce discours se lit aussi comme un message d’au revoir à une Allemagne qu’il ne
visitera probablement plus. Il fallait donc laisser à ce peuple quelque élément de
réflexion consistant, de quoi susciter spontanément le débat et le nourrir pour
un bon moment.
Pour assurer à son message un large écho, Benoît XVI, qui a déjà plusieurs
fois fait l’expérience de polémiques occasionnées par certaines de ses prises de
parole, soit en raison de l’équivocité d’une formulation, soit dans la réception
médiatique affectée de malentendu, ne renonce pas pour autant à la formule
provocatrice. Trop bon connaisseur de son pays d’origine, même s’il en est physiquement éloigné depuis plus de trente ans, il sait qu’une expression telle que
Entweltlichung fera la une et provoquera le débat, voire la polémique ; ce qui ne
manquera pas d’arriver. Si l’on comprend le discours du Konzerthaus comme
une feuille de route donnée à l’Église d’Allemagne pour les années à venir, l’appel à la dé-mondanisation en constitue la première étape, indispensable pour
réveiller un catholicisme endormi dans sa routine.
Benoît XVI commence par éluder un débat qui a agité les esprits en Allemagne lors des préparatifs, marqués par de nombreux appels à la réforme, au
changement, à la démocratisation et de critiques de l’institution ecclésiale. Or
d’emblée le pape écarte toute solution allant dans ce sens. Certes il souhaite le
changement ; c’est même un axe thématique porteur de sa visite pastorale. Mais
en reprenant une formule de Mère Teresa, dont personne, dans l’auditoire,
n’osera contester la légitime parole de femme engagée dans le monde pour les
plus pauvres, il en indique la nature, qui est la conversion à l’Évangile.
À la bienheureuse Mère Teresa il fut demandé un jour de dire quelle était, selon
elle, la première chose à changer dans l’Église. Sa réponse fut : « Vous et moi » !
Ce petit épisode nous rend évidentes deux choses. D’une part, la religieuse
entend dire à son interlocuteur que l’Église n’est pas uniquement les autres, la hiérarchie, le Pape et les Évêques ; l’Église, nous la sommes tous : nous, les baptisés.
Par ailleurs, elle part effectivement du présupposé : oui, il y a motif pour un changement. Il existe un besoin de changement. Chaque chrétien et la communauté
des croyants dans son ensemble, sont appelés à une conversion continuelle (§ 3).
Les changements structurels n’ont aucune pertinence pour Benoît XVI, dont
le conservatisme institutionnel n’est pas en contradiction avec son appel à la
dé-mondanisation. Le changement ne sera donc pas de l’ordre d’un ravalement
de façade ou d’un « réaménagement interne ». Le seul critère de changement
est la fidélité à la mission de l’Église, dans une metanoia permanente de chacun
de ses membres, une conversion intérieure, donc, un changement spirituel, et
non une thérapie à partir des structures. Or, pour réaliser sa mission, l’Église
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
411
« devra prendre continuellement distance de son milieu, se « dé-mondaniser »
pour ainsi dire » (§ 6).
Comme dans son discours au stade olympique de Berlin, le pape commence
par mettre en évidence l’essence de l’Église :
Son sens consiste à être un instrument de la rédemption, de se laisser pénétrer
par la parole de Dieu et de transformer le monde en l’introduisant dans l’union
d’amour avec Dieu. L’Église s’immerge dans l’attention complaisante du Rédempteur envers les hommes. Elle est là où vraiment elle est elle-même, toujours en
mouvement, se mettant continuellement au service de la mission, qu’elle a reçue
du Seigneur. C’est pourquoi elle doit toujours s’ouvrir aux préoccupations du
monde – auquel elle appartient –, se consacrer sans réserve à elles, pour continuer
et rendre présent l’échange sacré qui a commencé avec l’Incarnation (§ 8).
Dans un passage suivant, le pape revient, en la détaillant et en l’amplifiant, sur la critique qu’à Berlin il avait adressée à l’Église institutionnalisée,
pour noter que dans son développement historique missionnaire se manifeste
aussi « une tendance contraire, celle d’une Église qui est satisfaite d’elle-même,
qui s’installe dans ce monde, qui est autosuffisante et s’adapte aux critères du
monde. Elle donne assez souvent à l’organisation et à l’institutionnalisation une
importance plus grande qu’à son appel à l’ouverture vers Dieu, qu’à l’espérance
du monde pour l’autre (§ 9) ».
Il n’y a pour le pape qu’un seul chemin pour sortir de la logique perverse
de l’institutionnalisation : celui de la libération de l’Église de la sécularité qui
l’entrave, par un mouvement d’auto-sécularisation, en quelque sorte :
Pour correspondre à sa véritable tâche, l’Église doit toujours de nouveau faire
l’effort de se détacher de sa « mondanité » pour s’ouvrir à Dieu. C’est ainsi qu’elle
suit les paroles de Jésus : « Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du
monde » (Jn 17, 16), et c’est ainsi qu’Il se donne au monde. En un certain sens,
l’histoire vient en aide à l’Église à travers les diverses périodes de sécularisation,
qui ont contribué de façon essentielle à sa purification et à sa réforme intérieure.
En effet, les sécularisations – qui furent l’expropriation de biens de l’Église ou la
suppression de privilèges ou de choses semblables – signifièrent chaque fois une
profonde libération de l’Église de formes de « mondanité » : elle se dépouille, pour
ainsi dire, de sa richesse terrestre et elle revient embrasser pleinement sa pauvreté
terrestre. Ainsi, l’Église partage le destin de la tribu de Lévi qui, selon l’affirmation de l’Ancien Testament, était la seule tribu en Israël qui ne possédait pas de
patrimoine terrestre mais elle avait pris exclusivement Dieu lui-même, sa parole
et ses signes comme part d’héritage. Avec cette tribu, l’Église partageait en ces
moments historiques l’exigence d’une pauvreté qui s’ouvrait vers le monde, pour
se détacher de ses liens matériels, et ainsi son agir missionnaire redevenait également crédible (§ 10-11).
Le discours de Benoît XVI, rappelons-le, s’adresse à des Allemands vivant
dans une Église catholique qui demeure profondément ancrée dans la vie
sociale et économique du pays. L’éloge d’un dépouillement qu’imposeraient aux
412
dRoiT ET RELigion En EURoPE
catholiques les forces en action dans l’histoire trouvera des oreilles compréhensives dans un pays comme la France qui vit dans un régime de séparation entre
l’Église et l’État, ce qui apparaît bien improbable en Allemagne. Klaus Nientiedt, analysant les réactions de la presse française au discours de Benoît XVI,
montre que ce voyage pontifical en Allemagne a trouvé un large écho, plutôt inhabituel, dans la presse française. Il explique justement cette couverture
médiatique par le fait que les commentateurs français y ont vite trouvé des
accents qui leur sont familiers. Nientiedt comprend le discours du Konzerthaus
« comme si le pape avait pensé à la France » 27.
Cette liberté d’un régime de séparation se paie bien entendu au prix d’une
fragilité institutionnelle et financière et d’un risque d’insignifiance sociétale.
Adressé à des Allemands, cet éloge de la sécularisation paraît pour le moins surprenant. Benoît XVI affirme que cet état de fait participe à la purification et à
la réforme de l’Église :
Les exemples historiques montrent que le témoignage missionnaire d’une Église
« dé-mondanisée » est plus clair. Libérée du fardeau et des privilèges matériels et
politiques, l’Église peut se consacrer mieux et de manière vraiment chrétienne au
monde entier ; elle peut être vraiment ouverte au monde. Elle peut à nouveau vivre
avec plus d’aisance son appel au ministère de l’adoration de Dieu et au service du
prochain. La tâche missionnaire qui est liée à l’adoration chrétienne, et qui devrait
déterminer la structure de l’Église, se rend visible plus clairement. L’Église s’ouvre
au monde non pour obtenir l’adhésion des hommes à une institution avec ses
propres prétentions de pouvoir, mais pour les faire rentrer en eux-mêmes et ainsi
les conduire à [Dieu]. Par ce style d’ouverture de l’Église au monde, est tracée aussi
en même temps la forme dans laquelle l’ouverture au monde de la part de chaque
chrétien peut se réaliser de façon efficace et appropriée (§ 12).
En parlant de « privilèges », Benoît XVI prête assurément le flanc à une
critique pouvant paradoxalement apporter de l’eau au moulin de ceux qui, tels
que « Wir sind Kirche » fustigent régulièrement la richesse d’une Église trop
mondanisée. Il n’hésite donc pas à heurter de front un épiscopat allemand,
toutes tendances confondues qui, au quotidien, gère ce « fardeau » (Last) et
voit, à côté d’indéniables inconvénients et lourdeurs, surtout le côté positif de
son implantation dans la société. Cela commence par l’impôt ecclésiastique
qui lui permet de vivre. Il ne s’agit pas de trouver une nouvelle stratégie pour
relancer l’Église :
Il s’agit plutôt de déposer tout ce qui est uniquement tactique, et de chercher la
pleine sincérité, qui ne néglige ni ne refoule rien de la vérité de notre aujourd’hui,
mais qui réalise pleinement la foi dans l’aujourd’hui, la vivant justement, totalement
27
Klaus Nientiedt, « Als hätte er an die Kirche in Frankreich gedacht. Die Freiburger
Konzerthausrede aus französischer Sicht », in J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit.,
p. 210-223.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
413
dans la sobriété de l’aujourd’hui, la portant à sa pleine identité, lui enlevant ce qui
est seulement apparemment foi, mais qui n’est en vérité que convention et habitude.
Disons-le encore avec d’autres mots : la foi chrétienne est toujours pour l’homme
un scandale, et cela pas uniquement en notre temps. Que le Dieu éternel se préoccupe de nous êtres humains, qu’Il nous connaisse ; que l’Insaisissable soit devenu
en un moment déterminé saisissable ; que l’Immortel ait souffert et soit mort sur
la croix ; qu’à nous, êtres mortels, soient promises la résurrection et la vie éternelle
– croire tout cela est pour les hommes, une véritable exigence.
Ce scandale, qui ne peut être aboli si on ne veut pas abolir le christianisme, a
malheureusement été mis dans l’ombre récemment par d’autres scandales douloureux impliquant des annonciateurs de la foi. Une situation dangereuse se crée
quand ces scandales prennent la place du skandalon premier de la Croix et le
rendent ainsi inaccessible, c’est-à-dire quand ils cachent la véritable exigence chrétienne derrière l’inadéquation de ses messagers (§ 13-15).
Au pays de la Réforme, le pape évoque les conditions d’une vraie purification de l’Église. Elle passe par une concentration sur le cœur de la foi, qui peut
parfois aller à l’encontre des valeurs du monde contemporain. La vraie réforme,
celle qui ne conduit pas au schisme et qui n’oblige pas, comme ce fut le cas pour
la Réforme de Luther, de chercher refuge auprès des princes séculiers, conduit
nécessairement à une précarisation institutionnelle, prix et garantie de la vraie
liberté de l’Église vis-à-vis du monde.
3. Qu’est-ce que la ENTWELTLICHUNG ?
Magnus Striet 28, théologien invité au Konzerthaus pour le discours du pape,
cherche à comprendre le sens d’un concept qui l’a surpris, et dont il a du mal
à saisir le sens. Prenant Th. W. Adorno pour guide de « contre-lecture », il
remarque d’une part que la courte phrase-clé dans laquelle le fameux mot apparaît, recèle aussi celui de « distance » à prendre avec le monde environnant et,
d’autre part, que le pape pondère le terme de dé-mondanisation par un « dans
une certaine mesure » (gewissermassen) 29.
Le sens du concept de Entweltlichung se précise à la lumière de l’œuvre théologique de Benoît XVI. C’est ainsi qu’en parcourant les premières œuvres du
28
29
Professeur de théologie fondamentale à la Faculté de théologie catholique de l’Albert-Ludwig Universität de Fribourg-en-Brisgau, Magnus Striet fait partie des nombreux théologiens allemands qui ont appelé, avant la venue de Benoît XVI, à des réformes significatives
dans l’Église catholique, notamment de son appareil.
Magnus Striet, « Entweltlichung ? Die Freiburger Rede Papst Benedikts XVI. mit
Th. W. Adorno gegengelesen », in J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit., p. 140149, ici p. 140.
414
dRoiT ET RELigion En EURoPE
théologien Ratzinger, Jürgen Erbacher 30, à la suite de Daniel Deckers 31, montre
que le concept, qui apparaît dès le début dans l’œuvre de Joseph Ratzinger, n’a
pas bougé dans l’esprit de son auteur. Il opère chez le jeune théologien comme
un marqueur partagé par sa génération, désignant la situation culturelle de
l’Europe occidentale marquée par la sécularisation. Une ecclésiologie qui trouvera son expression magistérielle notamment dans Lumen gentium, prend en
compte une situation de l’Église non plus à côté, hors, et encore moins contre,
mais dans le monde. L’histoire de cette préposition atteste du changement de
paradigme qui a opéré alors. Cette vulgate théologique et sociologique a permis
de définir une ecclésiologie qui pose l’indépendance de l’Église face aux pouvoirs, tout en refusant de diaboliser le monde, dans la reconnaissance de son
autonomie. C’est l’esprit de gaudium et spes. Cette Weltanschauung exclut tout
radicalisme. Ceux qui ont cru entendre dans les propos de Benoît XVI une mise
en cause des relations Église-État sont donc allés trop loin. Cette Entweltlichung
se veut d’abord une invitation faite à l’Église de retrouver son sens spirituel. Il
prône une dé-mondanisation par « renforcement du profil catholique » 32.
Il n’est pas inutile de rappeler ici que dès la fin des années 1960, Joseph
Ratzinger évoque l’athéisme qui œuvre jusqu’au cœur de l’Église 33. De 1966
à 1969, il occupe une chaire de théologie dogmatique à la faculté de théologie catholique de la Eberhard-Karl-Uiversität de Tübingen. Hans Küng, alors
doyen de la faculté, a tout fait pour que Ratzinger accepte cette nomination.
C’est à Tübingen que l’on a voulu voir un tournant, une rupture, dans l’évolution théologique de Joseph Ratzinger. Pour certains, les événements de 1968 à
Tübingen auraient causé un traumatisme profond chez Ratzinger, qui expliquerait son évolution théologique. Durant ces événements, Ratzinger continue son
enseignement sans varier, alors que l’Allemagne politique, mais aussi universitaire et ecclésiale entre, comme presque partout en Europe, en ébullition. Le
comité central des catholiques allemands (ZdK) adopte pour thème du Katholikentag « Au milieu de ce monde » 34. C’est le Katholikentag qui, pour la première fois, voit émerger des mouvements alternatifs et se poser les questions de
30
31
32
33
34
Jürgen Erbacher, « Entweltlichung. Ein Blick in das Frühwerk Joseph Ratzingers », in
J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit., p. 76-89.
Daniel Deckers, « Professor Papst. Eine Archäologie der Gedankenwelt von Benedikt
XVI. », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 27.09.2011, p. 10 ; « Die Botschaft von Professor
Papst », Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung., p. 6.
J. Erbacher, « Entweltlichung. Ein Blick in das Frühwerk Joseph Ratzingers », op. cit.,
p. 82.
Voir M. Deneken, « “Cette histoire-là peut se raconter” : Benoît XVI et l’Allemagne », op.
cit., p. 95-112.
82. Katholikentag, Essen, 1968, édité par le Zentralkomitee der deutschen Katholiken,
Paderborn, 1968.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
415
l’engagement politique des chrétiens et du féminisme 35. Nombreux sont ceux
qui pensent que dans la mouvance conciliaire, l’Église doit totalement démocratiser ses structures. Le courant théologique porteur est alors celui de la théologie politique, incarnée par J.-B. Metz et sa « théologie du monde ». Dans cette
période post-conciliaire beaucoup de théologiens ont cru pouvoir identifier l’aggiornamento de Vatican II avec les aspirations de Mai 68. Face à cette théologie,
sensible aux appels du monde et aux défis du temps comme autant de « signes
des temps », Ratzinger enseigne en explicitant sa méfiance vis-à-vis des conceptions naïves de nombreux chrétiens qui croient trop au progrès et surestiment la
capacité de changer les structures quand on ne met pas en avant le changement
radical de l’individu 36. Dès la fin du concile, en 1965, le théologien Ratzinger
n’est pas sans critiques vis-à-vis des fonctionnements institutionnels et insiste
beaucoup plus sur la collégialité épiscopale que sur le primat de l’évêque de
Rome. C’est à cette époque aussi qu’il commence à susciter des critiques au sein
de la communauté théologique allemande. Les provocations étudiantes s’étaient
radicalisées jusqu’à ce slogan, « maudit soit Jésus », proféré par des étudiants
théologiens protestants 37 ; il en sera douloureusement affecté. Certains de ses
cours sont interrompus par des happenings estudiantins et une certaine conception de la démocratie directe l’inquiète, surtout lorsqu’elle apparaît également
dans les rangs de l’université et de l’Église. Ce « Psycho-Terror », qui lui rappelle
le nazisme et le stalinisme, pousse Ratzinger à poser un acte de rupture. Il quitte
Tübingen pour Ratisbonne dès la rentrée académique de 1969.
Dans sa lecture de l’après-concile, Ratzinger avait déjà mis en garde contre
les dérives possibles d’une lecture unilatérale de Vatican II et pointé le relativisme doctrinal qui guette. Il se livre donc à sa manière à une critique institutionnelle qui consiste à interpeller l’Église de l’intérieur, selon le principe de
réforme permanente. Sa critique de la théologie post-conciliaire relève de la
même sensibilité ; elle se double d’une critique de l’institution ecclésiale. Le
concile Vatican II, dont il fut un des théologiens écoutés et actifs, à peine clos,
fait l’objet de sa part d’une évaluation critique. Il n’est donc pas exact d’affirmer,
comme le fait son biographe américain John L. Allen, de dater le « coming-out »
conservateur de Ratzinger de l’année 1971 38.
35
36
37
38
Cf. Gisela Muschiol, « Essen war anders Katholikentag 1968 », in G. Muschiol (dir.),
Zaungäste oder Hauptfiguren ? Frauen machen geschichte(n) auf Katholikentagen, Cologne,
1998, p. 16-18.
C’est de cette époque que date son introduction au christianisme. Einführung in das
Christentum, Munich, Kösel Verlag, (6) 2000.
Alexander Kissler, der deutsche Papst. Benedikt XVi. Und seine schwierige Heimat,
Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2005, p. 38 s.
John L. Allen, Cardinal Ratzinger. The Vatican’s Enforcer of the Faith, New York/Londres,
Continuum Publishing Group, 2000.
416
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Joseph Ratzinger s’est révélé très tôt comme un théologien libre et créatif.
Dans le choix de ses lieux philosophiques et théologiques, il est proche d’un
Henri de Lubac dans ses options épistémologiques. En prenant saint Bonaventure comme guide pour construire sa théologie de l’histoire, il opte pour une
conception eschatologique du christianisme. Il se montre méfiant à l’égard de
toutes les téléologies politiques et fort critique vis-à-vis d’une certaine naïveté
qui consiste à vouloir adopter en théologie et pour l’Église la notion de progrès
ou de démocratie, et à considérer qu’il n’y aura plus d’opposition entre Église
et monde. Aux yeux du futur responsable de la Congrégation pour la doctrine
de la foi, ce type d’attitude trouve en Hans Küng son parangon 39. Sur le terrain
de la critique institutionnelle apparaît clairement la ligne directrice de Ratzinger. Ce que Ratzinger stigmatise, par Josef Frings 40 interposé à Vatican II, se
trouve déjà en germe quand il réagit contre une certaine scolastique sclérosante
et prend Augustin comme modèle. Là encore cette posture théologique le rapproche de H. de Lubac. Le désenchantement d’après 68 ne constitue donc pas
la motivation de sa critique ; tout au plus les événements lui donnent-ils raison.
Dans demokratisierung der Kirche ? en 1970, on comprend déjà clairement que
Ratzinger prend ses distances par rapport à une lecture du concile qui porterait
atteinte à la nature de l’Église par une interprétation gauchie de la participation
des fidèles à sa vie 41. Il critique autant la fonctionnarisation du ministère 42, que
les dérives interprétatives de la notion-clé d’Église « peuple de Dieu » telle que
Vatican II l’a promue 43.
Enfin, un dernier élément biographique peut illustrer la prégnance du
concept de dé-mondanisation et son ancienneté. Joseph Ratzinger rencontre,
le 16 octobre 1976, des membres d’une communauté, la Katholische integrierte
gemeinde (KIG) fondée par Herbert et Traudl Wallbrecher, à Bad Tölz, en
Bavière. Elle vise, à travers une communauté de vie et le partage des biens, à
mettre en œuvre l’idéal de l’Église primitive telle que décrite dans les Actes des
Apôtres par engagement au sein de l’Église et dans le monde. Il s’agit là d’une
des premières de ce que l’on désignera à partir des années 1980 les nouvelles
communautés chrétiennes. Le couple fondateur, qui dispose d’une grande
fortune par le mari, avocat, accompagné par un prêtre théologien, Joseph
39
40
41
42
43
A. Kissler, der deutsche Papst…, op. cit., p. 47.
Le cardinal-archevêque de Cologne, Josef Frings avait choisi le jeune Ratzinger comme son
conseiller théologique pour le concile Vatican II.
Joseph Ratzinger, « Demokratisierung der Kirche? », in Joseph Ratzinger & Hans
Maier, demokratie in der Kirche. Möglichkeiten, grenzen, gefahren, Limburg, Lahn Verlag,
1970, p. 9-46.
ibid., p. 25 s.
ibid., p. 26 s. « On fera bien de sortir aussi vite que possible le concept d’Église peuple de
Dieu tel qu’il est mal entendu [dans le sens sociologique ou égalitaire] faute de quoi, on le
ferait régresser en deçà de sa signification néotestamentaire », p. 29.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
417
Degenhardt, futur cardinal-évêque de Ratisbonne, attire de premiers membres
qui vivent dans des maisonnées, la plupart de ceux qui les rejoignent vendant
tous leurs biens. Sur le site de la KIG 44 on peut lire que grâce aux biens dont ils
disposent, les membres peuvent vivre sans soutien de l’État ni besoin de recourir à l’impôt ecclésiastique. Bien vite des voix se font entendre pour dénoncer ce
que certains théologiens et pasteurs n’hésitent pas à appeler une secte. Au cours
de l’été 1976, au plus fort de la campagne de dénonciation, les membres de la
KIG organisent des sit-in dans plusieurs cathédrales allemandes, à commencer par Munich. Le cardinal Döpfner avait laissé les nombreux courriers que
les responsables de la communauté lui avaient adressés sans réponse, fit savoir,
après le happening, que la KIG était un « groupe libre au sein de l’Église » 45.
Le cardinal mourut quelques jours après et la rumeur bien orchestrée fit porter
aux membres de la KIG une part de responsabilité dans ce décès. En guise de
représailles, on retira, par exemple, toute la littérature de cette communauté des
librairies religieuses.
Or, c’est dans ce contexte trouble, que le 16 octobre 1976 la communauté
reçoit la visite du professeur Ratzinger, alors en poste à Ratisbonne. Cette
rencontre changera le cours de l’histoire pour cette communauté, et ne sera
pas sans marquer durablement le futur Benoît XVI. Il trouve là cette forme
de vie chrétienne à laquelle il aspire, d’un christianisme détaché de la mondanité. Durant trente ans, Ratzinger accompagnera cette communauté. Dès
1958 Ratzinger affirmait que l’Église devait déconstruire pièce par pièce tous
ses éléments d’appartenance au monde pour redevenir ce qu’elle doit être : la
sur cette
communauté des croyants 46. Quelque jugement que l’on portera
communauté, secte ou institution prophétique, la KIG a été et demeure le lieu
dans lequel Benoît XVI retrouva l’idéal ecclésial et existentiel, celui d’une Église
minoritaire, courageuse. « Quand Benoît XVI rêve d’hommes qui croient tirer
leur existence spontanément, au jour le jour, gratuitement, de la main du Créateur, d’hommes dont le oui est oui et le non est non, et dont la vie n’est qu’un
seul et même culte rendu à Dieu et constitue la preuve de son existence – alors
Benoît XVI pense aux heures passées à Bad Tölz, à Munich, au Walchensee, et
probablement esquisse-t-il un sourire » 47.
Si la clé du concept de dé-mondanisation se trouve dans la Weltanschauung
défendue et illustrée par constitution conciliaire gaudium et spes, celle-ci affirme
bien que l’Église est dans le monde, sans se confondre avec lui. Cette autonomie, les décrets sur la liberté de conscience et la liberté religieuse en scellent
la réception par le magistère pontifical, alors qu’en même temps il y a une
44
45
46
47
http://www.kig-online.de/web/kig.
A. Kissler, der deutsche Papst…, op. cit., p. 87.
Joseph Ratzinger, « Die neuen Heiden und die Kirche », Hochland 51, octobre 1958.
A. Kissler, der deutsche Papst…, op. cit., p. 107 s.
418
dRoiT ET RELigion En EURoPE
difficulté de tirer toutes les conséquences, par exemple dans une interprétation
de type libérale, sur ce qui constitue quand même l’apport des Lumières. Dans
sa remarque conclusive, s’appuyant sur Adorno, Magnus Striet, commence par
rappeler que le platonisme dans lequel une certaine dialectique Église-monde
s’est formulée, devait, selon des théologiens contemporains de Ratzinger, être
remplacé par une confrontation avec la dimension historique de la Révélation 48.
Or l’usage d’un concept tel que Entweltlichung, même laissé à un certain flou,
suppose l’idée que l’on pourrait rester indemne de tout contact avec le monde 49.
Le risque est grand d’interpréter la dé-mondanisation de l’Église comme une
fuga mundi, un appel au « saint reste » à se tenir loin du péché, alors que la mission de l’Église est de changer le monde.
4. Marqueur d’un nouveau paradigme
En Europe, l’Église catholique est en train de devenir une religion minoritaire. Certes le substrat culturel demeure ; mais la pratique atteint un seuil subcritique qui laisse à penser que l’influence réelle des catholiques dans la société
ne cessera de diminuer. Alors que le catholicisme a vocation à être une religion
prégnante pour la culture, théologiquement multitudiniste et pastoralement
hospitalière, le fait de devenir minoritaire lui fait adopter subrepticement un
nouveau paradigme. Plusieurs options s’offrent à lui. Le cours que Benoît XVI
fait prendre à son Église, le sociologue, spécialiste du catholicisme social,
Michaël N. Ebertz, le définit comme « l’option d’une minorisation élitiste » 50.
Pour étayer son analyse, il passe en revue plusieurs autres options. La première
est celle de la « stabilisation institutionnelle ». Elle suppose une pérennisation
du modèle allemand. Rappelons ici que le seul Caritas-Verband, la fédération
des œuvres caritatives catholique, avec ses 520 000 employés à plein-temps, n’est
pas seulement la plus grande ONG d’Allemagne, mais d’Europe en nombre de
salariés. Une telle option dans une Allemagne où les Églises sont des employeurs
paraît socialement irresponsable et politiquement suicidaire.
Une autre option, encore plus radicalement en rupture avec un catholicisme
multitudiniste résolument « dans le monde », serait celle du fondamentalisme.
On songera ici à la période où l’obsession antimoderniste traduisait dogmatiquement l’enfermement politique de la papauté, dont le pouvoir temporel
48
49
50
Walter Kasper, « Das Wesen des Christlichen », Theologische Revue 65 (1969).
Magnus Striet, « Entweltlichung ? Die Freiburger Rede Papst Benedikts XVI. mit
Th. W. Adorno gegengelesen », op. cit., p. 148 s.
Michaël N. Ebertz, « Päpstlicher Kirchenkurs. Die Option der elitären Minorisierung »,
in J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit., p. 125-139.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
419
s’est inexorablement réduit comme peau de chagrin. L’intransigeance dogmatique devient alors le levier de substitution d’un pouvoir temporel perdu. Cette
option induit une confessionnalisation outrancière, impliquant un repli identitaire sur une communauté qui serait exposée à une rude concurrence. Cette
option n’apparaît pas dans les discours allemands de Benoît XVI.
Ebertz présente une autre option, celle de « l’autorégulation pragmatique » 51,
par quoi il désigne une stratégie qui privilégie les réponses différenciées selon les
défis posés par la sécularisation dans ses différents contextes. L’organisation de
la pastorale et de la vie communautaire adapte selon les lieux et les cadres disponibles les moyens à la mission 52. Ce modèle, qui épouse la logique de l’offre
et de la demande et voit la fonction du prêtre se transformer toujours davantage en manager, n’apparaît pas comme tel dans le discours de Fribourg. Dans
ce sens, les prises de parole de Benoît XVI en Allemagne se donnent comme
un contre-modèle au pragmatisme adaptatif qui ne propose pas de démarcation
nette entre l’Église et le monde.
C’est l’option de « la minorité élitiste » qui correspond, selon Ebertz, au
choix stratégique du pape allemand. L’Église catholique étant une force dominante dont l’influence ne fera que baisser dans la société, elle se concentrera de
ce fait, immanquablement, sur le cœur de sa mission qui est l’annonce explicite
de l’Évangile. Ce modèle correspond effectivement aux propos de Benoît XVI
durant son voyage dans une Allemagne où l’idée même d’une culture marquée
par le christianisme se trouve toujours plus contestée 53. Une Église dont les ressources sont plus faibles et la volonté de puissance concentrée uniquement sur la
force et la crédibilité du témoignage de ses membres, comprise comme étant pour
le monde, mais pas du monde. Ebertz recourt à une image pertinente lorsqu’il
décrit ce modèle comme un désarmement institutionnel quant aux structures et
aux moyens, inversement proportionnel à un réarmement spirituel, qui redynamise le contenu 54. Elle doit assumer, à frais nouveaux, le fait que le chrétien est
51
52
53
54
Michaël N. Ebertz, « Päpstlicher Kirchenkurs. Die Option der elitären Minorisierung »,
op. cit., p. 131 s.
On prendra pour exemple caractéristique de cette option les directives pastorales données
en 2005 par Robert Zollitsch, archevêque de Fribourg, den Aufbruch gestalten. Pastorale
Leitlinien der Erzdiözese Freiburg, 2005. À la page 28, le document évoque ce dont il faut se
séparer pour encourager et conforter ce qui émerge. On y évoque même les deuils à assumer
pour lesquels les organes ecclésiaux et les paroisses concernées devront être accompagnés.
Ce que montre le débat autour du concept de Leitkultur. Plusieurs hommes et femmes
politiques, dont le chef de la CSU, Horst Seehofer et la chancelière Angela Merkel, ont
affirmé en 2010 que le concept de Leitkultur ne devait pas être tabou. Estimant que la
société multiculturelle était un échec et enjoignant les immigrés à mieux s’intégrer, ils
veulent défendre une Leitkultur marquée entre autres par le christianisme et la Aufklärung
à laquelle tout étranger qui veut vivre en Allemagne doit souscrire.
M. N. Ebertz, « Päpstlicher Kirchenkurs. Die Option der elitären Minorisierung », op. cit.,
p. 133.
420
dRoiT ET RELigion En EURoPE
un pèlerin, un étranger sur la terre 55. Cela s’accompagne d’une prise au sérieux
de ce que Vatican II déjà avait affirmé de l’Église signe, sacramentum du salut, sel
de la terre 56. Les catholiques sont donc invités à faire leur la mystique de l’élection, du petit reste, tel que jusqu’à présent Israël l’a vécu. Selon cette option,
« l’identité religieuse prime sur la pertinence sociale » ; l’État comme la société de
consommation représentent des « contre-horizons », mais certainement pas des
références. Le prêtre n’est plus manageur, mais maître spirituel, exemple, qui tire
son autorité de son lien de conformation avec le Christ pasteur 57. Toutefois, cette
option n’est pas exempte du danger de repli identitaire et de stérilité pastorale
à long terme ; elle inclut une faculté à apprendre qui serait un vrai novum pour
l’institution. Église enseignante, elle est moins facilement Église enseignée. Ce
que Vatican II avait voulu désigner par les signes des temps censés lui indiquer
des chemins de renouveau à suivre, ne semble plus parler autant. Si l’Église doit
parler au monde, elle ne peut le faire qu’en apprenant aussi de lui. En est-elle
capable ? Tel est le défi. Pour Ebertz, l’Église, qui tient debout depuis 2000 ans,
« victime de son succès » 58, souffre d’une « trained incapacity ». Si le pape parle
d’un besoin de changement, mais pas d’un besoin d’apprendre, et encore moins
d’une Église apprenante, illustre la thèse de Leo Laeyendecker qui soutient que
l’Église n’a qu’une capacité limitée d’apprendre 59.
Nombre de commentateurs et de journalistes ont souligné, le soir même où
il fut prononcé, que le discours de Benoît XVI affectait les relations Église-État.
La question, posée sous cet angle, concerne à la fois le financement par l’impôt
55
56
57
58
59
Hubert Windisch, « Einfach(er)e Seelsorge. Das Pfarrprojekt Paroikia », in Philipp
Müller & Huberbt Windisch (dir.), Seelsorge in der Kraft des Heiligen geistes. Festschrift
für Weihbischof Paul Wehrle, Fribourg-en-Brisgau, Herder, 2005, p. 245-258 ; ici p. 250 s.
Le concile Vatican II évoquera plusieurs fois l’image de l’Église comme sacrement. « Le
Christ unique médiateur, crée et continuellement soutient sur la terre, comme un tout
visible, son Église sainte, communauté de foi, d’espérance et de charité, par laquelle il
répand, à l’intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement
d’une part et le Corps mystique d’autre part, l’assemblée discernable aux yeux et la communauté spirituelle, l’Église terrestre et l’Église enrichie des biens célestes ne doivent pas
être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d’un double élément humain et divin. », Lumen gentium. Constitution dogmatique sur l’Église, n° 8,1. Voir Jean-Marie Pasquier, L’Église comme sacrement. Le
développement de l’idée sacramentelle de l’Église de Moehler à Vatican ii, Fribourg Suisse,
Fribourg Academic Press, 2008.
M. N. Ebertz, « Päpstlicher Kirchenkurs. Die Option der elitären Minorisierung », op. cit.,
p. 136.
ibid., p. 138.
Leo Laeyendecker, « Secularization and the unity of the Roman-Catholic Church », in
Rudy Laermans, Bryan Wilson & Jaak Billiet (dir.), Secularization and Social integration.
Papers in honor of Karel dobbelaere, Leuven University Press & Presses universitaires de
Louvain, Louvain, 1998, p. 107-124 ; Leo Laeyendecker, « Die beschränkte Lernfähigkeit
der Kirchen », in Kristian Fechtner, e.a. (dir.), Religion wahrnehmen. Festschrift für KarlFritz daiber, Marbourg, 1996.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
421
d’Église et les institutions caritatives, sociales et éducatives que les Églises dirigent.
En fait, le discours pontifical n’a, à aucun moment, évoqué une sortie de ce système. Aussi haut porté soit-il, l’idéal évangélique d’une Église pauvre et délestée
du carcan institutionnel qui l’entrave dans son élan nouvel-évangélisateur, la sortie pure et simple des catholiques du système d’impôt ecclésiastique, tout comme
le renoncement à gérer quelque institution que ce soit, relèverait du scandale
éthique parce que le coût social serait énorme. Rien de ce qui relève du Staatskirchenrecht, le droit civil ecclésiastique allemand, n’a été visé, peu ou prou, par le
discours de Benoît XVI à Fribourg ; il n’y aurait donc pas lieu de s’émouvoir 60. La
révision du Staatskirchenrecht qui offre aux Églises un espace presque infini et une
liberté de manœuvre totale, n’est pas à l’ordre du jour du côté de l’État. C’est donc
à l’Église catholique qu’il reviendrait, le cas échéant, dans ce cadre très souple, de
redéfinir ses priorités et de recibler ses champs d’intervention. Dans ce sens, le
discours pontifical semble pointer un changement de cap, car l’on peut déduire
de ses propos un désir d’abandonner un certain nombre de secteurs.
La démondanisation prônée en une terre allemande marquée par la réussite
économique, offrant une meilleure résistance aux effets de la crise de la finance
et de la mondialisation, ne se révèle-t-elle pas, en dernier ressort, comme l’expression de ce que l’on peut désigner sans ambages comme une « stratégie de
survie », ainsi que l’affirme Stefan Ruppert, député allemand du FDP 61 ? Le
politicien aux références chrétiennes explicites s’interroge sur l’intentionnalité du
pape et de la conscience qu’il peut avoir des conséquences sur le domaine politique allemand. La question est alors de savoir si l’appel à la Entweltlichung de
l’Église catholique allemande représente un congé pris par les autorités romaines
du modèle du Staatskirchenrecht ou s’il s’agit seulement là « d’un chef-d’œuvre de
plus de l’art homilétique du pape » 62. Le débat qui a précédé la visite du pape,
qui n’a fait que cristalliser des positions présentes dans l’opinion publique depuis
quelques années, a bien mis en évidence le fait que le modèle allemand était en
évolution et qu’il n’était pas contesté par les seuls opposants aux Églises, mais
en leur sein même. Pour cette raison, lorsque le pape affirme que « libérée du
fardeau et des privilèges matériels et politiques, l’Église peut se consacrer mieux
et de manière vraiment chrétienne au monde entier » 63, il jette en quelque sorte
60
61
62
63
Stefan Muckel, « Die Freiburger Rede Papst Benedikts XVI. aus der Sicht des deutschen
Kirchenrechts », in J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit., p. 224-239 ; p. 225. Voir
sur cette question : Axel von Campenhausen, « Das Staatskirchenrecht in der
Bewährungsprobe : Benötigen wir eine Änderung der Verfassung ? », in Evangelische
Verantwortung, n° 7 et 8/2011, p. 7 : « S’émouvoir sans qu’il y ait de raison n’est jamais
productif ».
Stefan Ruppert & Martin Valchanov, « Entwetlichung als Überlegungsstrategie », in
J. Erbacher (dir.), Entweltlichung…, op. cit., p. 183-194.
ibid., p. 189.
Benoît XVI, discours au Konzerthaus de Fribourg, § 12.
422
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de l’huile sur le feu 64. Une séparation de l’Église et de l’État à la française est de
plus en plus souvent évoquée par des hommes politiques et des intellectuels. La
troisième voie allemande, avec, notamment, le financement des Églises par la
Kirchensteuer, et la gestion par les Églises de nombreuses institutions caritatives,
sociales, scolaires et médicales en partenariat avec l’État, que Ruppert désigne
comme un « modèle coopératif d’autorégulation dérégulé », atteint ses limites
d’acceptabilité sociétale alors que le contexte allemand est en train d’imposer
à côté du Kirchenstaatsrecht un Religionsverfassungsrecht. Cela ne doit pas pour
autant entraîner une modification du Verfassungsrecht 65.
De nombreux responsables du catholicisme allemand, politiques ou religieux ont fait part de leurs interrogations, voire de leur inquiétude si l’on devait
comprendre que l’« Église libérée du fardeau matériel et politique » prônée par
le pape bavarois, devait sonner la fin du modèle en vigueur, ne serait-ce que
du point de vue du financement. Or si l’on abandonnait l’impôt d’Église, un
financement direct par l’État se révélerait du coup anticonstitutionnel puisqu’il
heurterait le principe fondamental de la neutralité de l’État. Non sans ironie,
le député allemand remarque que « les mystérieuses voies de la communication
interne de l’Église qui conduisent à la Curie romaine semblent avoir bien fonctionné », puisque, à peine six semaines après le discours de Fribourg, le pape,
lors de la présentation de ses lettres de créance que lui fit Reinhard Schweppe le
7 novembre 2011, le nouvel ambassadeur d’Allemagne près le Saint-Siège, saisit
l’occasion pour préciser sa pensée :
Les relations de bonne entente qu’entretiennent depuis de nombreuses années la
République Fédérale d’Allemagne et le Saint-Siège ont produit dans l’ensemble
beaucoup de bons résultats. Il faut se réjouir que l’Église catholique dispose en
Allemagne de moyens d’action remarquables qui lui permettent d’annoncer l’Évangile en toute liberté et que dans de nombreuses institutions caritatives et sociales
elle peut venir en aide aux hommes dans le besoin. Pour le soutien concret de ce
travail qu’assurent l’État fédéral, les Länder et les municipalités, je suis vraiment
reconnaissant. Parmi les nombreux aspects dignes de gratitude d’une collaboration
positive entre l’État et l’Église, je ne mentionnerai à titre d’exemples que la protection du droit du travail ecclésial (kirchliches Arbeitsrecht) par le droit de l’État fédéral, le soutien des écoles catholiques ou des institutions caritatives dont le travail
participe en dernier ressort au bien de tous les citoyens 66.
La remise en question radicale du modèle allemand ne semble donc pas à
l’ordre du jour. À la lumière du discours devant l’ambassadeur d’Allemagne, un
aspect de celui de Fribourg s’éclaire : la démondanisation semble donc désigner
64
65
66
S. Ruppert & M. Valchanov, « Entwetlichung als Überlegungsstrategie », op. cit., p. 189.
ibid., p. 190.
http://press.catholica.va/news_services/bulletin/news/28358.php?index=28358&po_
date=07.11.2011&lang=ge.
Le discours de Benoît XVi au Konzerthaus de Fribourg
423
d’abord un esprit qui doit inspirer les choix que l’Église doit opérer pour son
avenir, dans le contexte de la sécularisation, mais aussi dans l’affirmation grandissante des revendications d’autres cultes tels que l’islam 67.
En France, le régime de séparation a induit dès le début du xxe siècle un
changement de paradigme. Étudiant depuis trente ans le cas français, Danièle
Hervieu-Léger a très tôt montré le changement de paradigme. Celui-ci affecte
désormais le catholicisme allemand. Dans la conclusion de son étude, elle
s’interroge sur les perspectives d’avenir de l’institution Église. Il faudrait qu’un
retournement de tendance qui fait émerger un « catholicisme fragile » corresponde une « révolution ecclésiologique donnant sens à cette fragilité même 68 ».
Certes, « la fin d’un monde n’est pas forcément la fin du monde 69 », mais le
catholicisme allemand se trouve désormais, lui aussi, malgré sa force, devant
un changement de paradigme qui doit lui permettre d’entrer dans une culture
minoritaire au sein d’une société multiculturelle. Le concept d’Entweltlichung
répond à la demande de réforme posée par la majorité des catholiques allemands. Marqueur d’un nouveau paradigme qui indique le passage de l’Église
catholique allemande par une phase d’appauvrissement institutionnel salutaire,
l’aidant ainsi à devenir ce qu’est le catholicisme devenu dans la plupart des pays
d’Europe, c’est-à-dire minoritaire. La stratégie de Benoît XVI semble accompagner les catholiques allemands pour qu’ils apprennent à se penser comme
« minorité créative » 70, à l’instar de ce qui est déjà la situation de la France où
être catholique doit résulter d’un choix et non d’une appartenance culturelle 71.
Si le catholicisme sait devenir et rester minoritaire là où il a été dominant sans se
ghettoïser ou se replier sur lui-même restera à démontrer à l’épreuve du temps.
Une stratégie de la démondanisation n’est pas, en dernier ressort, sans poser la
question de l’essence même du catholicisme.
67
68
69
70
71
L’article 140 du grundgesetz permet que soient couverts à près de 80 % les besoins des
Églises par l’impôt ecclésiastique. Ce sont les cultes reconnus qui, ayant le statut de collectivité de droit public, sont autorisés à lever l’impôt, selon les dispositions juridiques propres
à chaque Land. Voir Gerhard Robbers, « Allemagne », in Francis Messner (dir.), droit des
religions. dictionnaire, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 43-48 ; « L’impôt ecclésiastique
représente aujourd’hui entre 8 et 9 % de l’impôt sur les salaires et les revenus. Pour les
grandes Églises, il est prélevé par l’administration fiscale, par le biais d’accords passés avec
l’État. Les Églises versent en contrepartie à l’État une indemnisation s’élevant entre 3 et
5 % du produit de l’impôt ecclésiastique », p. 47.
Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme. La fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 332.
ibid., p. 325.
Cf. Samuel Gregg, http://www.acton.org/pub/commentary/2010/09/22/benedict%E2%
80%99s-creative-minority.
Cette position est défendue et illustrée par le cardinal-archevêque de Paris : André VingtTrois, Une mission de liberté, Paris, Denoël, 2010.
The Christian Roots of the Secular State
Silvio Ferrari
1. Introduction
In this paper I would like to test the following thesis: that the different fortunes of the secular State in the predominantly Jewish, Christian and Muslim
countries depends significantly (although not exclusively) on their different
religious background and, in particular, on the conception of God’s law that
developed in the theological and legal traditions of these three religions. I am
not denying the importance of historical events and cultural processes in the
formation of the secular State. But, on the one hand, history alone cannot
explain the whole picture, as historical facts take place within a reference framework provided, in our case, by the sacred texts and the interpretive tradition of
each religion. Historical processes do not develop in a vacuum and believing
that they are completely disconnected from the religious and cultural context
in which they take shape is as naïve as believing that they are totally dependent
on it. On the other hand, it is true that the secular State constitutes a model of
organizing the relations between citizens and public institutions that does not
concern exclusively religion nor is it produced only by religion: it presupposes
a certain way to conceive politics, law, economics and so on, in other words it
is the outcome of a complex process of which religion is just one component.
But the analysis of a single element – if performed keeping in mind the context in which it is included – is a way to better understand the whole picture.
After a short description of what God’s law means in the Jewish, Christian
and Islamic legal systems (n. 2), I shall focus on the different interpretations
of the nature and scope of God’s law in these religious traditions (n. 3). The
426
dRoiT ET RELigion En EURoPE
impact that these differences have on the acceptance (or rejection) of the secular
State in Israel and in the Christian and Muslim countries 1 will be examined in
the last part of this chapter (n. 4).
Before starting this examination, two preliminary remarks are required.
First, my analysis will focus primarily on Sunni Islam, Orthodox Judaism and
Roman Catholic Christianity: the legal traditions of other currents of Islam,
Judaism and Christianity will not be considered in this paper. Second, my
intent is purely descriptive. I want to explain why the Christian legal tradition
(and particularly the Roman Catholic one), based on divine natural law, paved
the way to the secular State and why the Islamic and Jewish traditions did not
provide a congenial habitat for the development of a similar type of State. But I
am in no way implying that one tradition is better than the other, nor that the
secular State is preferable to other political models.
2. God’s law in the legal systems
of Judaism, Christianity, and Islam
The legal systems of the Jewish, Christian and Muslim religions have in common the fact of deriving their legitimacy from divine will: they are systems of law
based on rules that were laid down by God himself. God’s law occupies a very
central place in these legal systems. The validity of all the provisions contained
in each of them depends on their conformity (or at least non-opposition) to the
rules of divine law 2 that constitute their foundation: that is, it depends on the
will of God and not on the will of men, as is normal in all legal systems with
a non-religious foundation 3. The ability to dictate new rules and to change the
legal system in adherence to the transformation and the needs of the religious
1
2
3
By Christian and Muslim countries I indicate the countries where the majority of the
population professes that faith: even though it is just a numerical datum, incapable of
revealing the effective vitality of a religion, the fact that over half of the population of a
country follows the same religion normally indicates that some cultural categories which
may be traced to the religion of the majority have had (and can have) a significant importance in establishing the legal tradition of that country. The data on the religious membership of the population have been taken from ARDA (Association of Religion Data
Archives, www.thearda.com).
Divine in the sense that it is promulgated by God. Greek philosophers had a different
notion of the divinity of law: for them law had a divine character that was, however, independent from its promulgation by God. See Remi Brague, The law of god, Chicago, The
Univ. of Chicago Press, 2007, p. 28 ff.
On the distinction between religious and non-religious (or secular) legal systems see Silvio
Ferrari, “Canon Law as a Religious Legal System”, in A. Huxley (ed.), Religion, Law and
Tradition. Comparative Studies in Religious Law, London, RoutledgeCurzon, 2002, p. 101-103.
The Christian Roots of the Secular State
427
community meets a limit in the impossibility for divine rules to undergo any
change that is not attributable to the will of God himself 4. The superiority that
each of these three religious legal systems claims over the secular ones hinges on
the concept of divine law which, as it is dictated by a higher authority than any
human one, demands absolute obedience and respect even when it conflicts with
the rules set out by human powers: magis oportet oboedire deo quam hominibus.
These brief remarks are sufficient to understand the importance that divine
law has in the three legal systems which are the subject of this paper. To understand their relationship with the secular legal systems it is therefore necessary to
examine the concept of divine law that prevailed in each of them in more detail.
The main element of affinity between the legal systems of Judaism, Christianity and Islam is that God’s law is known by man through revelation. It is
(in whole or in part) a “revealed” law: not in the sense that it “reveals” itself as
man gains the ability to discover and to know it (as may happen in other religious experiences) but because it is made known through the initiative of God,
without whose intervention man would not have been able to learn the content of divine law. This element that is common to all three legal systems must
not however lead to neglecting the importance of the difference implicit in the
parenthesis “in whole or in part” that has been employed to qualify the source
of divine law: while for the legal systems of the Christian Churches divine law
is not all revealed law, for the Islamic and (though in different form) the Jewish
legal systems divine law and revealed law coincide. The importance of this difference, which at first glance could seem minor, is great and so it is appropriate
to address this issue more in detail.
3. Divine law and natural law in the legal traditions
of Orthodox Judaism, Roman Catholic Christianity
and Sunni Islam
Every cultural tradition 5 – defined as the set of principles and values that
are shared by a stable community of people and that grant it social cohesion –
must face the problem of the “other”, that is the person who does not identify
himself with the fundamental assumptions on which community life is based.
4
5
History shows that also the religious-based legal systems are subject to change: interpretation and second level provisions are the most common instruments to change a law that is
assumed to be unchangeable. See Silvio Ferrari, “Adapting Divine Law to Change: The
Experience of the Roman Catholic Church (With Some Reference to Jewish and Islamic
Law)”, Cardozo Law Review, v. 28, October 2006, n. 1, p. 53-66.
On the notion of tradition and, in particular, of legal tradition see H. Patrick Glenn, Legal
Traditions of the World. Sustainable diversity in Law, Oxford, Oxford Univ. Press, 2010.
428
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Defining the legal status of the “other” is a problem shared by all communities,
be they political, religious, ethnic, linguistic, etc. Today, more than ever, no
community can realistically think of living in perfect isolation: therefore there
is no doubt about the need to establish an appropriate catalogue of rights and
obligations that apply to the “other”.
The manner in which the problem of the “other” is addressed depends on
the different religious and cultural traditions. In the Roman Catholic legal tradition, the main instrument for tackling this problem has been the notion of
divine natural law 6. The clearest explanation of the divine natural law theory
dates back to Thomas Aquinas, who has the merit of having drawn with great
lucidity the distinction between divine revealed law and divine natural law 7.
The first is given by God through revelation and cannot be known outside of
it (i.e. it cannot be learned by men only through reason). The second is also
given by God, but through the creation: it is inscribed in the conscience of
every man, as a he is a person created in the image and likeness of God, and
it is knowable through the proper use of the rational faculties which every
human being has 8. Both laws are immutable, binding and superior to human
law, but the divine revealed law rules over the lives of the faithful (that is, those
who received the baptism), while the divine natural law governs the lives of
all men 9.
The idea that, at the time of creation, God gives every human person the
ability to distinguish right from wrong through the correct use of reason makes
it possible to establish an element of commonality among people of different
6
7
8
9
See Julius Stone, Human Law and Human Justice, Stanford, Stanford Univ. Press, 1968.
The scriptural foundation of divine natural law theory is to be found in Paul’s Letter to the
Romans (2, 14-16): “For when Gentiles who don’t have the law do by nature the things of
the law, these, not having the law, are a law to themselves, in that they show the work of
the law written in their hearts, their conscience testifying with them.”
See David J. Klassen, “Le droit naturel dans le pensée de Thomas d’Aquin”, in Louis-Léon
Christians, François Coppens, Xavier Dijon, Paul Favraux, Gaëlle Fiasse, Jean-Michel
Longneaux, Muriel Ruol (eds.), droit naturel : relancer l’histoire ?, Bruxelles, Bruylant,
2008, p. 257-292.
Although, according to the Catholic doctrine, this knowledge is imperfect due to the natural sin that clouded the human ability to recognize inerrably the principles of natural law
(see Catechism of the Catholic Church, Città del Vaticano, Libreria Editrice Vaticana, 1993,
n. 1960): as a consequence their definition by the Church authority has become a necessity
(and this is the most questionable profile of the whole theory, as the declarations of the
Church in this field are valid erga omnes). However this definition, although formulated in
the light of divine revelation, must be based on human reason.
On the problem, much discussed among the canonists, of the subjection of infidels to the
precepts of divine revealed law see Philippo Maroto, institutiones iuris canonici ad normam
novi codicis, Romae 1921, p. 21-22; R. Naz, “Infidèles”, in dictionnaire de droit canonique,
v. V, Paris, Letouzey et Ané, 1953, c. 1360; Giuseppe Dalla Torre, “Infedeli”, in
Enciclopedia del diritto, Milano, Giuffrè, 1971, v. XXI, p. 418.
The Christian Roots of the Secular State
429
religions 10. The “other” is not a “lawless” person or a person who has a law that
is totally and irretrievably different from mine: on the contrary he is, like me,
able to perceive what is right and wrong even if, without the aid of revelation
and divine grace, he may not be able to live up to this perception. There is
therefore an area of rights and duties that are common to all men and all men,
through the proper use of their rational faculties, may recognize the universal
value of these rights and duties.
This mode of addressing the problem of the “other” is not universal. Other
religious traditions lack the concept of divine natural law or articulate it differently. In Orthodox Judaism (in the Reform and Conservative currents the
approach is different), the concept of natural law is controversial 11 and the
issue of the legal status of the “other” is set in terms that differ from those
presented above. According to the Jewish doctrine, the whole of humankind
was governed – before the law of God was revealed to Moses on Mount Sinai
– by the Noahide commandments, given by God to Adam and Noah: these
commandments prohibit blasphemy, idolatry, murder, theft and robbery, sexual misconduct and eating a limb taken from a live animal; a seventh precept
orders the establishment of courts to administer justice 12. On Mount Sinai
God gave Moses the law that, henceforth, would rule the Jews: non-Jews
should instead continue to live in accordance with the Noahide laws, reaffirmed on the occasion of the Sinaitic revelation.
10
11
12
“The natural law, present in the heart of each man and established by reason, is universal
in its precepts and its authority extends to all men. It expresses the dignity of the person
and determines the basis for his fundamental rights and duties […]. It also provides the
indispensable moral foundation for building the human community. Finally, it provides
the necessary basis for the civil law”: Catechism of the Catholic Church, n. 1956 and 1959.
For a general overview of the debate on natural law see David Novak, natural Law in
Judaism, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1998 (according to whom “Noahide law is
the Jewish way of thinking natural law”: p. 191) and the review to this book published by
Bernard Jackson in Journal of Jewish Studies, Spring 2001, p. 136-45; Jacob I. Dienstag,
“Natural Law in Maimonidean Thought and Scholarship”, The Jewish Law Annual, v. VI
(1987), p. 64-77. Novak’s opinion is shared by Norman Lamm and Aaron Kirschenbaum,
“Freedom and Constraint in the Jewish Judicial Process”, Cardozo Law Review, 1 (1979),
p. 105-20; Aaron Lichtenstein, “Does Jewish Tradition Recognize an Ethic Independent
of Halakha?”, in Marvin Fox (ed.), Modern Jewish Ethics: Theory and Practice, Columbus,
Ohio State Univ. Press, 1975, p. 62-65; contra Marvin Fox, “Maimonides and Aquinas on
Natural Law”, diné israel, v. V (1972), p. V-XXXVI; José Faur, “Understanding the
Covenant”, Tradition, Spring 1968, p. 41; Suzanne Last Stone, “Sinaitic and Noahide
Law: Legal Pluralism in Jewish Law”, Cardozo Law Review, 12 (1991), p. 1157-1214.
J. David Bleich (“Judaism and Natural Law”, The Jewish Law Annual, v. VII (1988),
p. 5 ff.) advocates a very limited notion of natural law.
On these commandments see David Novak, The image of the non-Jew in Judaism. An
Historical and Constructive Study of the noahide Laws, New York – Toronto, Edwin Mellen
Press, 1983; Nahum Rakover, Law and the noahides. Law as a Universal Value, Jerusalem,
The Library of Jewish Law, 1998.
430
dRoiT ET RELigion En EURoPE
So since the revelation to Moses two legal systems have coexisted, the one
reserved to the chosen people and the other to all men: the analogy between
this pattern and the Roman Catholic one is quite obvious. Both are based on
two regulatory complexes, respectively addressed to the faithful (divine revealed
law and Sinaitic revelation) and to all humankind (divine natural law and Noahide law). But there are also some significant differences: the seven Noahide
commandments are revealed by God and not inscribed in the conscience of
every human being at the time of his creation. Though this point is the subject
of endless discussions, the majority position of Orthodox Judaism affirms that
the Noahide laws rest more on the revelation than on conscience or reason.
Consequently it is debated whether all the Noahide commandments could
have been understood by reason only, without the help of divine revelation 13,
and the idea that Noahide law is a kind of natural law is far from being shared
by the majority of Orthodox Jewish law scholars, among whom “natural law
theories never have been popular” 14. In this framework, the universal scope of
human rights is founded on a special revealed law for non-Jews, rather than
on a rationally knowable law common to all men: the commandments given
by God to Noah allow people to recognize full legitimacy to the presence of
the “other” but do not cancel the fundamental difference with God’s Chosen
People (that not all people are chosen to be part of ) 15. This difference is not
negligible and it reappears in the Jewish legal tradition more than once, for
13
14
15
While most scholars agree that some of Noah’s commandments can be known through
reason, it is debated whether all of them could have been known without God’s revelation.
See Nahum Rakover, “Jewish Law and the Noahide Obligation to Preserve the Social
Order”, Cardozo Law Review, 12 (1991), p. 1076-1086.
“Because Judaism is basically a positivistic legal system based upon the Covenant at Sinai”
(Elliott Dorff, “Judaism as a Religious Legal System”, The Hastings Law Journal, 29, 19771978, p. 1352).
The diversity between this approach and the one prevailing in the Christian legal tradition
emerges, for example, when examining the question of the prohibition of usury. This prohibition is based on a passage from Deuteronomy that says: “do not charge a fellow Israelite
interest, whether on money or food or anything else that may earn interest. You may charge
a foreigner interest, but not a fellow Israelite, so that the Lord your God may bless you in
everything you put your hand to in the land you are entering to possess” (Deut., 23: 19-20;
see also Deut., 15: 2-3). This passage clearly shows the existence of two laws: one that
governs the relations among Jews, based on brotherhood, and another that governs the
relations between Jews and non-Jews, based on justice. The two laws are not inconsistent
or contradictory, but they are different: those closest to me (in this case those who share
my religion) are entitled to something more than all other people. Christianity inherited
from Judaism the prohibition of usury, but from the beginning understood it as a principle
of divine natural law: therefore this prohibition was extended to all people, applying the
principle that – outside the divine revealed law – there is just one law (the divine natural
law) that is common to Christians and non Christians. On the different way to conceive
the prohibition of usury in Judaism and Christianity see Benjamin Nelson, The idea of
Usury. From Tribal Brotherhood to Universal otherhood, Princeton, Princeton Univ. Press,
The Christian Roots of the Secular State
431
example in the debate about the eternal life of the non Jew 16. But it did not
have a paralyzing effect on the ability to develop a theory of the universality of
human rights: the existence of the Noahide precepts, that is a (rudimentary but
basically good) law that governs the behavior of the non-Jew and allows him to
lead a righteous life, provides a sufficiently strong basis to assert the existence
of a cluster of rights and duties that pertain to all human beings 17.
The Sunni Islamic doctrine and jurisprudence address the problem of the
legal status of the other in a way that is different both from the Jewish and
from the Christian ones. In its legal tradition the notion of divine natural law
seems to be absorbed and exhausted in that of divine revealed law to the point
that Chafik Chéhata could write that “the orthodox Islamic theology does
not admit the existence of a natural law, that is a law that is born from nature
and, as such, is independent of revelation and religious dogma” 18. This statement is disputed by some scholars 19 who refer to the notion of fitra as a form
16
17
18
19
1969, p. 3-28; see also Auguste Dumas, “Intérêt et usure”, in dictionnaire de droit canonique, t. V, Paris, Letouzey & Anè, 1953, c. 1476.
Can a righteous gentile, who lives according to the Noahide law, reach the eternal life? The
Tosefta answers in the affirmative (Sanhedrin, 13:2) and this is the position of most contemporary Jewish law scholars (see for example Nahum Rakover, Jewish law, p. 10731136). But Maimonides writes it is not enough to respect the Noahide precepts because
they are rational, it is necessary to respect them as the revealed law of God, that is by faith:
only in this case will a gentile have a share in the world to come (see Joseph E. David,
“Maïmonide, la nature et le droit: un vieux problem revisité”, in Louis-Léon Christians,
et al. (eds.), droit naturel, op. cit., p. 237-241). Interestingly the Catholic answer to the
same question is different: human beings who live according to divine natural law can
reach eternal salvation even if they do not know the Christian revelation or reject it “bona
fide”. The grounds on the basis of which the law is observed (because it is rational or
because it has been revealed) is not decisive. For an overview of the Roman Catholic doctrine see Mikka Ruokkannen, The Catholic doctrine of non-Christian Religions According
to the Second Vatican Council, Leiden-New York-Köln, Brill, 1992.
On human rights in the Jewish legal traditions see Milton Konvitz (ed.), Judaism and
Human Rights, London, Rutgers, 2001; Asher Maoz, “Can Judaism serve as a source of
human rights?”, Zeitschrift für Ausländisches öffentliches Recht und Völkerrecht, 64 (2004),
n. 3, p. 677 ss.
“La religion et les fondements du droit en Islam”, Archives de philosophie du droit, 18, Paris,
Sirey, 1973, p. 17. See also C.G. Weeramantry, islamic Jurisprudence. An international
Perspective, London, MacMillan, 1988, p. 65; Majid Khadduri, “Nature and Sources of
Islamic Law”, in Ian Edge (ed.), islamic Law and Legal Theory, Aldershot, Dartmouth,
1996, p. 90-92.
The existence of a conception of natural law in the Islamic legal philosophy is affirmed by
A. Ezzati, islam and natural Law, London, Icas Press, 2002, p. 60-92, while Anver E.
Emon (islamic natural Law Theories, Oxford, Oxford Univ. Press, 2010) makes a distinction between hard and soft conceptions of natural law; for a more nuanced position see
Yadh Ben Achour, “L’idea di giustizia naturale nel pensiero giuridico sunnita”, daimon.
Annuario di diritto comparato delle religioni, 4/2004, p. 225-42. On the peculiar approach
of Islamist theology to natural law see Frank Griffel, “The Harmony of Natural Law and
432
dRoiT ET RELigion En EURoPE
of “prerevelatory, natural guidance […] ingrained in the human personality” 20
that enables men to distinguish good and evil: but this notion has had scarce
development in the legal speculation. However, to avoid misunderstandings, it
should be immediately made clear that the Catholic doctrine does not accept
the idea of a law that is born from nature and is completely independent of religious norms either: the Thomist conception that distinguishes between divine
revealed law and divine natural law emphasizes the derivation of both from
God and therefore concludes that the second cannot be in contradiction with
the first. But Thomas Aquinas, assuming that human rationality is a reflection
of divine rationality, says that good and evil, right and wrong are objective
categories that can be learned through human reason, even without the intervention of divine revelation. This same conclusion is alien to the Sunni legal
tradition that is strongly imbued with the Ash’arite philosophy according to
which right and wrong have their only foundation in God’s will 21.
To better understand the differences between these two conceptions of
law and justice it is helpful to recall briefly the story of the Mu’tazilite theological school, which flourished between the eighth and ninth centuries in
connection with the establishment of the Abbasid dynasty and the shift of
the political center of gravity of Islam from Damascus to Baghdad 22. It was
a time of religious pluralism. Islam, following its rapid expansion, ruled over
areas where the majority of the population followed other religions: the problem of the “other”, the non-Muslim, and his legal status within a community
politically and militarily dominated by Islam, was more pressing than ever.
It was also the time when Islam entered more deeply in touch with Greek
thought, through the Arabic translations of the works of Aristotle and Plato,
encouraged by the new caliphs: “a wind of rationalism blows in the Muslim
world” and encourages the “use [of ] the Greek reason for the defense and
20
21
22
Shari’a in Islamist Theology”, in Abbas Amanat and Frank Griffel (eds.), Shari’a. islamic
Law in the Contemporary Context, Stanford, Stanford Univ. Press, 2007, p. 38-61.
Abdulaziz Sachedina, The islamic Roots of democratic Pluralism, Oxford, Oxford Univ.
Press, 2001, p. 85. See also Yasien Mohamed, Fitra. The islamic conception of human
nature, London, Ta-Ha Publ, 1996; A. Ezzati, islam, p. 93-109.
See Majid Khadduri, The islamic Conception of Justice, Baltimore, Johns Hopkins Univ.
Press, 1984, p. 94-95; Mohammed Hashim Kamali, “Methodological Issues in Islamic
Jurisprudence”, Arab Law Quarterly, 11, 1996, p. 15; Wael B. Hallaq, A History of islamic
Legal Theories, Cambridge, Cambridge Univ. Press, 1997, p. 135.
See Richard C. Martin, Mark R. Woodward and Dwi S. Atmaja, defenders of Reason in
islam: Mu‘tazilism from Medieval School to Modern Symbol, Oxford, Oneworld Publ., 1997;
A. Kevin Reinhart, Before Revelation. The Boundaries of Muslim Moral Thought, Albany,
State Univ. of New York Press, 1995; Albert W. Nader, Le système philosophique des
Mu‘tazila: premiers penseurs de l’islam, Beyrouth, Les Lettres Orientales, 1956; Tilman
Nagel, The History of islamic Theology. From Muhammad to the Present, Princeton, Wiener,
2000, p. 93-170.
The Christian Roots of the Secular State
433
explanation of the revelation” contained in the Quran 23. In this context of
rapid change Mu’tazilites affirmed two very important principles: the ability
to rationally prove the existence of God and the ontological character of good
and evil. Believing that an act is good or bad in itself (and not because God
has commanded or forbidden it) opens the way to the idea that there can
be universal moral principles, knowable through the proper use of reason.
These theories, which have some similarity with those of Thomas Aquinas,
laid the foundation for the development of the notion of natural law but,
after an ephemeral success, they were crushed by the reaction of the Hanbali
traditionalists and by the success of the voluntaristic doctrines of al-Ash’ari. A
former follower of the Mu’tazilite doctrines, al-Ashari detaches himself from
them and adopts a middle course between these and the traditionalist views
of the Hanbali school. Al-Ashari does not oppose a moderate use of reason in
interpreting the sacred scriptures but, to combat Mu’tazilite rationalism, he
affirms the absolute freedom of divine will: “good and evil” – Al-Ashari writes
– “are so because God has declared that a certain act was good and another
bad, but [God] could have stated the opposite, for example, that killing and
stealing were well and then these acts would have been good” 24. Al-Ashari’s
ideas prevailed, bringing about the decline (in Sunni Islam) of the Mu’tazilite doctrines and inspiring the work of a great jurist of the eleventh century,
al-Ghazali. In a work significantly entitled in the Latin translation “Destructio philosophorum”, al-Ghazali discusses the causal link between two events
(such as the rising of the sun and light, decapitation and death) and writes
that “if one follows the other, it is because He [God] has created them in that
fashion, not because the connection in itself is necessary and indissoluble. He
has the power to create the satisfaction of hunger without eating, or death
without the severance of the head, or even the survival of life when the head
has been cut off ” 25. These statements leave little room for natural law: if it
all comes down to divine will, it is pointless to seek in this world a rationality that is intelligible to humans. So it is better to rely fully on revealed law
and try to build a relationship with the “other” through paths that do not
require a (nonexistent) law of nature. Obviously the whole picture is much
more complex, both because al-Ashari and al-Ghazali doctrine cannot be
reduced to these statements alone and because, even after the Mutazilites’
defeat, there are Muslim philosophers and lawyers who rejected a voluntaristic approach to the definition of the relation between divine revelation
23
24
25
Robert Caspar, Traité de théologie musulmane, Roma, Pont. Ist. di Studi Arabi e d’Islamistica, 1996, p. 148.
ibid., p. 181.
Tahafut al-falasifah [incoherence of the philosophers], Lahore, Pakistan Philosophical
Congress, 1963, p. 185.
434
dRoiT ET RELigion En EURoPE
and human reason 26. Apart from these remarks, however, it is important
to underline that the al-Ashari and al-Ghazali voluntaristic theories are not
foreign to Western and Christian thought. In the fourteenth century Duns
Scotus and William of Occam argued that, if God really is omnipotent, he
cannot be bound by anything, including his own creation. God’s transcendence overcomes all human categories and investigating nature to know God
is a pointless exercise, because human reason is unable to understand God
who can be known only through revelation 27. The similarity between these
ideas and those supported a few centuries earlier by al-Ashari and al- Ghazali
is striking 28, but in Christian thought they never acquired a role comparable
to that which the theories of al-Ash’ari have gained in Muslim thought: the
“rationalist” Thomas Aquinas won the day in the West, while the “rationalist”
Mu’tazilites were the losers in the East.
From these events it is wise not to draw hasty conclusions about the irrationality of Islamic law 29: the defeat of the Mu’tazilites – which until very recently
marked the character of Sunni Islamic law 30- does not mean the exclusion of
the rational analysis of law nor the use of reason as a tool of interpretation of
the rules. But this defeat led to excluding that human reason can be the foundation of the legal order and therefore constitutes a barrier to the development
of an organic conception of natural law 31.
26
27
28
29
30
31
See for example Thérèse-Anne Druart, Al-Fârâbi (870-950): une éthique universelle fondée
sur les intelligibles premiers, in Louis-Léon Christians et al. (eds.), droit naturel, op. cit.,
p. 215-232.
See Julius Stone, Human Law, 1968, p. 55-60; George Makdisi, “Ethics in Islamic traditionalist doctrine”, in Id., Religion, Law and Learning in Classical islam, Hampshire,
Variorum, 1991, p. 50-51.
For example Occam writes that, if God had so willed, stealing, lying and committing
adultery would have been virtuous (see opera Theologica, New York, Franciscan Institute
Press, 1967-1986, v. V, p. 352): al-Ashari used the same examples to support his thesis.
Correctly Brian Terney underlines that according to Occam (and again we are not far from
Al-Ashari), although God could have created a different universe, “in the existing world
that God had actually chosen to make, human reason could provide a guide to human
moral conduct” (“Natural law and natural rights”, in John Witte, Jr. and Frank
S. Alexander (eds.), Christianity and Law, Cambridge, Cambridge Univ. Press., 2008,
p. 96): but the possibility of a different universe, where stealing is good and giving to the
poor is bad, undermines the ontological nature of good and bad.
The irrationality of Islamic law (albeit “within circumscribed limits”) is affirmed by Joseph
Schacht, An introduction to islamic Law, Oxford, Clarendon Press, 1982, p. 202.
It affected to a lesser extent the Shiite Islamic law and, within Sunni Islam, the Hanafi
school, where the voluntaristic trend of al-Ash’ari had less influence: see Bernard G. Weiss,
The Spirit of islamic Law, Athens-London, The University of Georgia Press, 1998,
p. 35-38.
See Yadh Ben Achour, “Nature, raison et révélation dans la philosophie du droit des
auteurs sunnites”, in Eugene E. Dais, Roberta Kevelson, Jan M. Van Dunne (eds.),
The Christian Roots of the Secular State
435
To sum up, one does not have the impression of being in the presence of
elements that are completely absent in the philosophical and legal tradition of
Islam and present only in the Christian one (or vice versa): it is instead a matter
of potentialities which have been more fully developed in one system and less
in another. The terms of the legal and philosophical debate are similar, what
is different is the result. The philosophy of Thomas Aquinas is still part of the
official teaching of the Roman Catholic Church and it is no coincidence that
Thomas (and not Duns Scotus or William of Occam) was made a saint and
proclaimed a Doctor of the Church. In the Muslim world an equally important
role was instead played by the philosophy of al-Ashari. This helps to explain the
weakness of the concept of natural law that makes it difficult for Islamic legal
thought to address the problem of the “other” in the same way it is dealt with
in the “Christian” West. It is not accidental that in the Islamic tradition the
legal treatment of the “other” still remains largely grounded not on the notion
of equality but on that of diversity and separateness. The “other” – the Jew and
the Christian, for example – is different and is entitled to maintain this diversity through a legal framework that gives him the right to enjoy the Christian
or Jewish rules concerning personal status law, family law, inheritance and so
on. This is the best sense of the notion of dhimma 32 and of its Ottoman institutional projection, the millet 33. In the Western countries, where the influence
of Christianity has been stronger, the concept of natural law (once it had been
thoroughly secularized 34) paved the way for the affirmation of the equality of
citizens regardless of their religion, which has become irrelevant with reference
to the enjoyment of civil and political rights. In this perspective the “other” (the
Jew and the Muslim, for example) could be included in the national community in terms of substantive equality exactly because his religious membership
had become irrelevant 35. On this point the Jewish legal tradition is closer to the
Islamic than to the Christian one. A couple of examples may be useful here. For
instance, it is significant that Israel has maintained the millet system – albeit
much reduced in scope – that it inherited (through the British Mandate) from
the Ottoman Empire. And in Israeli law there is no civil marriage, another element that brings Israel closer to the countries with an Islamic legal background
32
33
34
35
Consequences of Modernity in Contemporary Legal Theory, Berlin, Duncker & Humblot,
1998, p. 3-20.
See Kamran Hashemi, Religious Legal Tradition, international Human Rights Law and
Muslim States, Leiden-Boston, Nijhoff, 2008, p. 135-212.
See Giovanni Matteo Quer, “Pluralismo e diritti delle minoranze. Il sistema del ‘millet’”,
Quaderni di diritto e politica ecclesiastica, 2010/1, p. 257-308.
See § 4.
This does not mean that the practical application of this model has been satisfactory. Jews
were persecuted in the secular and Christian Europe much more heavily than in Muslim
countries where, at least until 1948, the millet system ensured them a safe habitat.
436
dRoiT ET RELigion En EURoPE
and distances it from the European countries with a legal tradition influenced
by Christianity. Paradoxically, a growing number of Europeans deem that the
Islamic and Jewish approach is more modern (and above all more suitable to
dealing with the cultural and religious transformations of the Old Continent)
than the Christian one: but that is another matter.
4. God’s law and the secular State
As we have seen, Judaism, Christianity, and Islam share the notion of God’s
law but conceive it in different terms. The impact of this difference emerges
clearly when examining the different fortunes of the notion of secular State in
the countries with a predominant Jewish, Christian or Muslim population 36. My
argument is that, all historical conditions being equal, a secular State is more
likely to take shape in countries with a Christian religious background because
their legal tradition has been deeply influenced by the concept of natural law.
A good starting point for testing this argument is provided by the State constitutions: each constitution contains a few provisions devoted to defining the
principles and values on which the State is based and the presence or absence of
religion among them can provide some helpful indications 37.
European countries have a population that, at least nominally, is largely
Christian: therefore one would expect to find some references to Christianity
in their constitutions. On the contrary, they are largely silent. A few constitutions contain some general references to God or religion in their preambles 38
but none of them defines the State as a Christian State. There are some constitutions (again a minority) that recognize a Church of State or a dominant
religion 39: but these provisions regard the relations between Church and State
more than the nature of the State. England has an established Church but this
does not mean that England can be defined an Anglican State.
36
37
38
39
Secular State is an expression that can have many different meanings. I make use of it to
indicate a State where the same civil and political rights are enjoyed by citizens independently from the religion they profess (or do not profess).
This part is based on Silvio Ferrari, “Religion et constitution”, in Michel Troper and
Dominique Chagnollaud (eds.), Traité international de droit constitutionnel, directed by,
v. III, Paris, Dalloz, 2013, p. 37-78.
See the constitutional preambles of Germany, Liechtenstein, Poland, Sweden, Switzerland.
It is the case of the constitutions of Armenia (art. 8,1), Denmark (art. 4), Greece (art. 3),
Iceland (art. 62), Liechtenstein (art. 37), Malta (art. 2), Monaco (art. 9), Norway (art. 16);
in England, where there is no written constitution, the Church of England is the established Church. This provision is much more frequent in the constitutions of Muslim
States: 23 of them (that is more than half of the 44 States where Muslims are the majority)
declare Islam to be the religion of the State.
The Christian Roots of the Secular State
437
The constitutions of the States where Muslims are the majority of the citizens are much more explicit. One third of them defines the State as an Islamic
State 40 and more than half includes shariʽa among the sources of State law 41
(another thing that is completely extraneous to the constitutions of the European countries which make no reference to religious laws when they list the
sources of the State law).
Israel has no constitution but two fundamental laws define the State as “Jewish and democratic” 42 and the law on the foundations of law affirms that when
a court finds no answer to a legal question in statute law or case-law or by analogy, it shall decide it in the light of the principles of freedom, justice, equity and
peace of Israel’s heritage 43. According to some lawyers this statement contains
an implicit reference to Jewish law 44.
These different ways of defining the relation between State and religion in
the constitutions are linked to the conceptions of divine law that have been
described in the previous paragraph.
To understand the connection between the notion of secular State prevailing in Europe and the doctrine of divine natural law it is necessary to take into
consideration what happened in the Old Continent in the sixteenth and seventeenth centuries. After the Lutheran Reformation, large regions of Europe were
plagued by wars of religion that set Catholics and Protestants against each other
for over a century. Wars of religion were a novelty in Europe and they could not
find a suitable place in the theoretical framework into which war had been considered up to then. The Protestant Reformation had shattered the common religious horizon of the Medieval period, when most Western Europeans believed
in the same God and recognized the same religious authority, the Pope. Wars
40
41
42
43
44
Ten countries have a constitution that defines the State as Islamic: Afghanistan (art. 1),
Bahrein (art. 1), Iran (art. 1), Maldives (art. 1), Mauritania (art. 1), Morocco (preamble),
Oman (art. 1), Pakistan (art. 1), Saudi Arabia (art. 1), Yemen (art. 1).
Seventeen constitutions of Muslim States list shari’a among the sources of State law:
Afghanistan (art. 130), Bahrain (art. 2), Egypt (art. 2), Iran (art. 4), Iraq (art. 2), Kuwait
(art. 2), Libya (art. 1 of the Constitutional Declaration 2011), Maldives (art. 43),
Mauritania (preamble), Oman (art. 2), Pakistan (art. 227-230), Qatar (art. 1), Saudi
Arabia (art. 1), Sudan (art. 5), Syria (art. 3), United Arab Emirates (art. 7), Yemen (art. 3).
See the basic laws on Human Dignity and Liberty (1992, art. 1) and on Freedom of
Occupation (1994, art. 2). Moreover the fundamental law on the Knesset (1958, art. 7A)
defines Israel as the State of the Jewish people. The debates on the meaning of the word
“Jewish” in the basic laws are endless but this word, along with a reference to the Jewish
nation, includes also a reference to the Jewish religion. See Asher Maoz, “Constitutional
Law”, in Itzhak Zamir, Sylviane Colombo, I. Zamir (eds.), The Law of israel. general
Survey, Jerusalem, Hebrew Univ. of Jerusalem, 1995, p. 33-36.
See art. 1.
See Asher Maoz, “Constitutional Law”, p. 35. See also Itzhak Zamir and Allen Zysblat,
Public Law in israel, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 152.
438
dRoiT ET RELigion En EURoPE
of religion were fought by each opponent in the name of a different God and
the Pope was no longer a super partes referee but had become the head of one of
the conflicting parties. Therefore these wars could not be ended by appealing to
the judgment of the Pope, which had been possible (at least in principle) during
the Middle Ages. A new way out had to be found to put an end to wars that
seemed endless. Two solutions were found for this problem: one short-term and
political in nature, the other long-term and philosophically oriented. The first
consisted of the application of the principle “cuius regio, eius et religio” which,
through the forced emigration of religious minorities, led to the creation of
religiously homogeneous confessional States: although it cost considerable
“religious cleansing”, it had the merit of putting an end to civil wars. The second solution was found by Grotius and expressed with the famous saying “etsi
Deus non daretur”. It took almost two centuries to transfer Grotius’ intuition
from the world of philosophical speculation to that of political action, but in
the end this principle inspired the (never completed) secularization of the public institutions that took place in much of Europe during the nineteenth century. Grotius’ proposal therefore requires more detailed examination.
The problem Grotius had to solve was a religiously motivated conflict: if a
peaceful society had to be rebuilt, the starting point could no longer be religion,
which had to be confined to one’s private life. A new starting point was required
and it was found in a natural law integrally founded on God’s rationality and
therefore fully accessible to man’s reason. In other words, to make peaceful
coexistence possible between Catholics and Protestants, politics, the law, the
economy and the other areas of public life had to be secularized, placing them
under the exclusive control of reason and philosophy and freeing them from
the control of religion and theology: that is, they had to be conceived and regulated “etsi Deus non daretur”. The centre of gravity of religion is shifted from
the public to the private life and at the same time the centre of gravity of public
law moved from divine law to natural law based on reason. Alberico Gentili’s
“silete theologi in munere alieno” – the admonition addressed to theologians to
keep silent in matters which concern others – finds in Grotius’ “etsi Deus non
daretur” its most convincing justification 45.
This development was possible only because of the central place the doctrine
of divine natural law had gained in Europe during the Middle Ages. As underlined by Catherine Larrière, Grotius’ “etsi Deus non daretur” does not imply
the negation of God, it presupposes only God’s rationality: in perfect opposition to al-Ashari’s voluntarism, Grotius writes that “just as even God cannot
cause that two times two should not make four, so He cannot cause that which
45
On the relations between Grotius and Gentili see Kenneth R. Simmonds, “Hugo Grotius
and Alberico Gentili”, Jahrbuch für internationales Recht, Band 8, 1959, p. 85-100.
The Christian Roots of the Secular State
439
is intrinsically evil be not evil” 46. In this way Grotius does not need to deny
the divine origin of natural law: it is enough to affirm its accessibility “to all
humankind, Christian or not” 47. It is obvious that Grotius’ theory constitutes a
major departure from the traditional Roman Catholic doctrine that affirms the
human inability to grasp with certainty and in fullness the content of natural
law (because of original sin) and in this way justifies the need for the Church’s
guidance in interpreting divine natural law. But Grotius does not alter the structure of the Roman Catholic philosophical and legal discourse on natural law:
the philosopher takes the place of the theologian, but this is more a substitution
than a revolution 48.
In the countries with a Jewish or Muslim religious background the weakness of the concept of divine natural law helps to explain why the search for an
appropriate legal status of the other followed routes different from the creation
of a secular State.
Differently from divine natural law in Christian thought, in the Orthodox Jewish legal tradition the Noahide law is part of the revealed law and it is
debated whether all its principles can be discovered through rational investigation. Although Selden and Spinoza tried to follow a path similar to Grotius’,
this background made the rationalization of the Noahide law and its reduction
to natural law difficult and after 1948 it prevented the creation of a secular
State in Israel. The double Revelation theory – one universal (to the whole of
humankind, the Noahide Revelation) and one particular (to a specific people,
the Sinaitic Revelation) – provided the intellectual background for a different
solution to the problem of the “other”: a State with a double root, one universal
(the will of the citizens) and one particular (the cultural and religious heritage
of the Jewish people). Of course the definition of the State of Israel as a democratic and Jewish State is primarily the outcome of a political compromise
between the secular and religious currents of Zionism: but this compromise
was possible because its content was coherent with the theological and legal
background made available by the Jewish tradition to the founding Fathers of
the State of Israel.
The Islamic approach to the secular State is even more problematic. Due to
the weakness of the notion of divine natural law in this tradition, the Christian
route is blocked; the Jewish route is impassable too, as it requires a universal
46
47
48
The Law of War and Peace, I, I, 10, 5, Lonang Institute 2005 (available at www.lonang.
com/exlibris/grotius/gro-001.htm)
Catherine Larrière, “Grotius: droit naturel et sociabilité”, in Louis-Léon Christians et
al. (eds.), droit naturel, op. cit., p. 314.
Thus confirming the exactness of Carl Schmitt’s intuition that “all significant concepts of
the modern theory of the state are secularized theological concepts” (Political Theology. Four
Chapters on the Concept of Sovereignty, Chicago, Univ. of Chicago Press, 2005, p. 36).
440
dRoiT ET RELigion En EURoPE
revelation that is unknown to Islam 49. That leaves a very narrow passage based
on the interpretation of the sacred texts: secularization of the State has to find
its legitimacy directly in the Koran and the Sunna. This attempt was made in
the twentieth century by a group of modernist Muslim thinkers, largely under
the influence of the Western thought that had spread in their countries under
the colonial powers: but their conclusions have been accepted only by a fraction of Muslim public opinion and religious authorities. As a consequence the
notion of secular State remains extraneous to many Islamic countries 50, where
the State is clearly founded on Islamic principles and non Muslims (in particular Christians and Jews) have the right to live according to their personal law,
provided they accept the supremacy of the Muslim ruler.
Conclusions
What are the consequences which can be deduced from the analysis carried
out in the preceding pages? The first and most important of them is that it is
futile to attempt to export the model of the secular State to religious and legal
traditions that do not meet the conditions for accepting it. This model is not
culturally neutral: it is connected to Christian theological concepts 51. So it is
not universal and it is pointless to think that, born in the Christian West, it
can easily take root in the Muslim East. A second conclusion follows on naturally from the first: rather than trying risky legal transplants, it is preferable for
each civilization to look within its own religious and cultural tradition for the
suitable tools to address the problem of the “other” in terms that are appropriate to contemporary society. All the models considered in the preceding pages
– including the Western and “Christian” secular State – show evident limits
in governing the tensions induced by the process of religious pluralization that
is developing in many parts of the world, but each of them has in itself the
potential to meet this challenge. In the West the solution is not to jettison
the concept of secular State: rather, it is to initiate a reflection that allows its
49
50
51
Islam recognizes a number of revelations to specific people – the Jews and the Christians,
for example – but the only revelation that is addressed to all humankind is the Koranic one.
Not to all, however. Twelve Muslim countries have constitutions that affirm the secular
character of the State. All of them (with one exception: Lebanon) are non Arab States.
Keeping in mind that the majority of the States that define themselves as Islamic are Arab
States, these data seem to bring to light a significant difference between Arab and non-Arab
Islam. See Silvio Ferrari, Religion and constitution, quoted at note…
See Ino Augsberg, “Religious Freedom as ‘Reflexive Law’” and Suzanne Last Stone,
“Conflicting Visions of Political Space”, in René Provost, Shai Lavi, Religious Revival in a
post-Multicultural Age (forthcoming).
The Christian Roots of the Secular State
441
application in a way that is not hostile to religion. In the Muslim countries the
problem is not to give up the Islamic State but within it to guarantee freedom
and equality to non-Muslim people and communities. They are different roads,
but all are acceptable if they converge on the common goal of ensuring religious
freedom, which is a fundamental right of every human person.
Scholars of law and religion can contribute to this strategy by indicating
the connection between the legal and the theological categories and showing
the importance of knowing different religious legal traditions in order to understand contemporary political transformations. A sound knowledge of the theological background of political categories helps in deciphering not only their
roots but also their potentialities, as shown by the examination of the notion of
secular State. Paying due attention to the dangers of essentialism and determinism, a better understanding of the connections between religion and politics
is the precondition to providing convincing answers to questions posed by the
growing presence of religion in the public space.
La problématique de la formation des cadres religieux
musulmans en France : au croisement des logiques
politique, académique et communautaire
Franck Frégosi
« […] internet et les paraboles ont depuis longtemps remplacé l’imam. »
Tareq Oubrou
P
as plus le droit canonique que le droit local cultuel alsacien-mosellan ou les
autres droits européens des cultes 1 n’ont de secret pour Francis Messner. Ce
sont là les domaines et les champs disciplinaires dont il est incontestablement
l’un des meilleurs spécialistes.
C’est d’ailleurs à lui que l’on doit la systématisation au sein du droit français de la notion même de droit des religions. Ce terme technique présente
l’avantage d’englober à la fois les droits et les législations internes des différentes
religions pratiquées en France (droit hébraïque, droit canonique catholique, disciplines ecclésiastiques protestantes, droit canonique orthodoxe, droit islamique
sans oublier le droit bouddhique) 2 et le droit étatique appliqué au phénomène
religieux, le droit des cultes stricto sensu 3.
Loin d’être pour autant un juriste positiviste qui bornerait son travail à
dire le droit existant selon une optique résolument conservatrice, toutes ses
recherches témoignent d’un souci permanent d’aborder la question du droit
des cultes sous un angle résolument dynamique, comme une discipline toujours en construction qui doit notamment prendre en compte les mutations
1
2
3
F. Curtit, F. Messner (dir.), droit des religions en France et en Europe : Recueil de textes,
Bruxelles, Bruylant, 2008.
F. Messner (dir.), dictionnaire du droit des religions, Paris, CNRS Éditions, 2011.
F. Messner, P.-H. Prelot, J.-M. Woehrling (dir.), Traité de droit français des religions,
Paris, Litec, Groupe LexisNexis, 2003.
444
dRoiT ET RELigion En EURoPE
concomitantes du paysage religieux lui-même et l’élargissement du champ des
libertés publiques. Loin de n’être qu’un conservatoire des archaïsmes, le droit
des cultes, tel qu’analysé par Francis Messner, semble une discipline « jeune », et
un objet d’étude « digne », en tout cas pas moins illégitime que bien des analyses
qui se réclament de la défense de la laïcité républicaine. Par son aspect pratique
j’aurais même tendance à considérer qu’il semble résolument plus opérationnel
que bien des appels enlevés en faveur d’une refondation de la laïcité 4.
Le sens aigu de la curiosité et son appétence pour la prospective l’on conduit
à s’interroger sur les évolutions juridiques souhaitables qu’appelle la présence
enracinée de l’islam dans les sociétés européennes.
Son savoir pratique et son aptitude au comparatisme, se sont avérés pour
moi déterminants pour démêler certains des fils juridiques de la régulation
publique du fait islamique en France, comme dans le reste de l’Europe 5.
Aux termes de nombreux échanges et d’un parcours de recherche parallèle,
aux confins de la science politique et de la sociologie des religions, je souhaiterais, en guise d’hommage revenir sur un des aspects connexes de la pratique
du culte musulman à la compréhension duquel Francis Messner a grandement
contribué et qu’il continue de suivre attentivement, celui de la formation des
cadres religieux musulmans.
Cette question est d’ores et déjà inscrite sur l’agenda de plusieurs États
européens (Pays-Bas, Autriche, Allemagne…) 6, et là où prévaut notamment un
quasi-paradigme de l’enseignement théologique dans l’université (Facultés étatiques dans les pays nordiques et les Îles britanniques, Universités privées équiparées par rapport aux publiques dans l’Europe du sud, Instituts propres…).
À l’échelle de l’hexagone, cette question a longtemps oscillé entre l’effet
d’annonce (« il faut former des imâms français ! »), une simple figure rhétorique
imposée (à droite comme à gauche !) ou comme l’un des aspects de la gestion
sécuritaire du fait islamique (l’islam policé, contrôlé contre l’islam politisé),
avant de déboucher sur diverses expériences concrètes. Pour la plupart, il s’agit
de réalisations communautaires autofinancées (instituts musulmans privés).
Mais l’on se doit de souligner également quelques formules mixtes reposant
sur des partenariats entre des communautés musulmanes organisées, des mosquées, et des institutions d’enseignement supérieur privés et confessionnels
(Formation civique des imâms à l’Institut catholique de Paris !), avec parfois
des relais publics (projet Grande Mosquée de Lyon, Catho de Lyon et Lyon 3),
4
5
6
J. Bauberot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012.
F. Frégosi, « Dynamiques d’institutionnalisation de l’islam en Europe ; tentative de
décryptage », in F. Frégosi (dir.), Bruno Étienne, le fait religieux comme fait politique, La
Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2009.
P.-S. Van Koningsveld (dir.), The study of religion and the training of Muslim Clergy in
Europe: Academic and religious freedom in the 21 th century, Amsterdam, University Press
Leiden/Leiden University Press Academic, 2008.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
445
le tout validé et financé par l’État. Existent enfin des initiatives intégralement
publiques avec pour support des laboratoires de recherche, à l’instar de la formation dispensée à Strasbourg depuis 2010 7.
Mon propos dans la présente contribution consiste, en faisant la genèse de
la question de la formation des cadres religieux musulmans en France, à préciser
les logiques sous-jacentes qui ont présidé à l’inscription dans l’agenda public de
cette question comme un problème politique suffisamment prégnant pour que
des rapports (officieux et officiels), et divers dispositifs institutionnels aient été
pensés, élaborés et des initiatives prises en vue de son traitement public.
Une précision s’impose, plutôt que de recourir systématiquement au vocable
d’imâms, nous avons depuis longtemps 8 fait le choix de parler de cadres religieux musulmans. Ce terme permet d’avoir une vision plus globale de l’enjeu
qui nous intéresse et qui n’est pas réductible à la seule problématique de la formation des imâms, si nécessaire soit-elle !
En effet, il s’agit d’évoquer une gamme beaucoup plus large de fonctions, de
charges et de professions liées à la pratique de la religion musulmane, à l’exercice du culte comme à l’enseignement de la religion. Sont notamment concernés aussi bien les imâms que les aumôniers intervenant en milieu clos (prisons,
hôpitaux, armées), les enseignants de religion musulmane parmi lesquels, de
nombreuses femmes, souvent responsables à l’échelon des communautés de
base de l’initiation des plus jeunes aux valeurs religieuses et du suivi religieux
de leurs « sœurs », sans oublier les gestionnaires des lieux de culte et des associations islamiques.
En France, la focalisation sur la problématique de la formation des imâms
s’explique à la fois par la conjonction de circonstances internes (politiques
volontaristes d’organisation du culte musulman, concurrence entre les fédérations musulmanes rivales…) et internationales (menace terroriste, essor du salafisme…) et par un jeu complexe d’interactions, d’alliances et de concurrences
entre les différents acteurs publics (ministres, conseillers, universitaires…) et
privés (musulmans ou pas), séculiers et religieux, qui s’activent à la périphérie
du champ religieux islamique hexagonal, ou en son sein, à l’instar des opérateurs religieux que sont les grandes fédérations musulmanes de France (UOIF,
FNMF, RMF, FGMP 9…).
7
8
9
L’université alsacienne délivre un Diplôme d’Université, droit, Société, Pluralité des religions. Cette formation est ouverte « aux ministres du culte, aux personnels des organismes
cultuels, aux personnels des collectivités territoriales, aux étudiants souhaitant compléter leur
formation par une approche sociologique, historique et juridique des questions religieuses dans
le cadre républicain ».
F. Frégosi (dir.) La formation des cadres religieux musulmans en France. Approches socio-juridiques, Paris, L’Harmattan, 1998.
Union des Organisations Islamiques de France, Fédération Nationale des Musulmans de
France, Rassemblement des Musulmans de France, Fédération de la Grande Mosquée de Paris.
446
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Si ce sujet donne régulièrement lieu à des déclarations volontaristes de la
part des pouvoirs publics et des responsables communautaires, celles-ci tardent
cependant à déboucher sur des réalisations durables. En cause, le manque de préparation, le défaut d’expertise ou des blocages internes (cacophonie administrative, défiance mutuelle des organisations musulmanes, calendrier politique…).
En l’espèce, le manque de coordination entre les ministères concernés (celui de
l’Intérieur et celui de l’Enseignement Supérieur par exemple) semble tout aussi
déterminant que peuvent l’être l’hétérogénéité du paysage islamique et les querelles de précellences entre des opérateurs musulmans ambitieux, à l’instar de
l’Institut Musulman de la Grande Mosquée de Paris et de sa prétention légitimiste à incarner seul « l’islam de France » contre tous les autres acteurs institutionnels musulmans jugés trop politisés ou trop dépendants de l’extérieur 10.
Enfin, on ne peut manquer d’évoquer également l’incidence qu’a sur ce
dossier une vision étroite et partielle de l’idée de laïcité qui conduit parfois à
un désengagement objectif de l’État face aux dysfonctionnements cultuels 11 au
profit d’acteurs privés telles que les organisations verticales de l’islam en France,
les chancelleries étrangères ou des organisations non gouvernementales du type
de la Ligue Islamique mondiale.
Le Minbar et la République : circonstances historiques
intérieures et conjoncture internationale
Soulever la question de la formation des cadres religieux musulmans revient
à s’interroger de façon connexe à leur compétence professionnelle.
Ce type d’interrogation a commencé à émerger comme questionnement
public dès le début de la colonisation de l’Algérie au xixe siècle.
Le préambule colonial
C’est là, au terme du processus d’annexion territoriale combiné à une politique de peuplement, et dans une situation institutionnelle atypique, où, un
État non musulman est censé assurer le contrôle, la gestion du culte musulman
placé sous sa dépendance financière (après la nationalisation des fondations
pieuses !), que pour la première fois, cette question est rendue publique. C’est
notamment en 1847, qu’Alexis de Tocqueville, intervenant dans la discussion
du budget général de l’Algérie, fait une critique sans concession de la politique
religieuse française envers le culte musulman. Il dénonce à la fois la spoliation
10
11
Un comble de la part d’une institution elle-même intimement liée au régime algérien !
F. Frégosi, L’islam dans la laïcité, Pluriel Hachette, 2011.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
447
des biens des fondations pieuses, le transfert de leur gestion à des administrateurs chrétiens et la détérioration constante des conditions pratiques d’exercice
du culte musulman. À cette occasion, il pointe l’insuffisance des traitements
alloués aux cadres religieux musulmans (« prêtres musulmans » sic). Dans un
rapport consacré aux établissements religieux charitables et aux écoles publié
la même année, il cible le manque de formation des clercs musulmans en des
termes qui résonnent aujourd’hui encore. Ainsi écrit-il :
Autour de nous les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de religion
et des hommes de loi a cessé ; c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était
avant de nous connaître […] Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers
de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez
seulement la discipline à des furieux ou à des imposteurs. On sait aujourd’hui que
ce sont des mendiants fanatiques appartenant aux associations secrètes, espèce de
clergé irrégulier et ignorant qui ont enflammé l’esprit des populations dans l’insurrection dernière et ont amené la guerre 12.
Ce sera ensuite durant le xxe siècle, au tour de l’association des oulémas
réformistes algériens du cheikh Ben Badis, dans les années trente à quarante 13,
de reprendre le flambeau de la critique de la politique religieuse. Ceux-ci, parallèlement à leur demande phare d’application de la loi de séparation des cultes
et de l’État au culte musulman, et de défense des madrasa, dénoncèrent la politique de nomination par les autorités coloniales à des postes rétribués d’imâms
des mosquées domaniales (anciennement liées à des fondations pieuses) de
personnes dépourvues de toute formation religieuse, dont la seule légitimité
à occuper ces postes cultuels résultait de leur loyauté politique envers la puissance coloniale, via leur engagement passé dans l’armée française. Soulever la
question de la formation des cadres religieux s’inscrivait donc à l’époque dans
une logique de critique explicite du cours pris par la colonisation de l’Algérie et
d’une politique religieuse dominée au tout début par une logique implicite de
dépérissement programmée de la pratique du culte musulman, puis ensuite de
contrôle étroit de ce culte 14.
Il en va autrement pour la période actuelle. C’est plutôt une logique
publique de structuration de la pratique du culte autour d’un schéma directeur d’organisation et d’un personnel cultuel qualifié qui semble l’emporter. La
formation des cadres religieux musulmans est un questionnement public qui
12
13
14
Cité par J.-L. Benoît, Alexis de Tocqueville. notes sur le Coran et autres textes sur les religions,
Paris, Bayard, 2007, p. 64-65.
A. Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai d’histoire religieuse et
sociale, Paris, Mouton, 1967.
R. Achi, « Les débats sur l’application du régime de séparation à l’islam impérial », in
Patrick Weil (dir.), Politiques de la laïcité au XX e siècle, Paris, PUF, 2007, p. 237-263.
448
dRoiT ET RELigion En EURoPE
s’est en fait construit socialement et politiquement à la fois comme l’une des
réponses privilégiées aux dysfonctionnements chroniques de l’organisation de la
religion musulmane en valorisant la figure médiatrice de l’imâm, tout en participant à la construction d’un modèle de contrôle de la parole religieuse légitime,
comme contrepoids à l’influence de courants littéralistes de type salafiste 15.
La construction de cette question comme un problème public s’inscrit donc
au croisement de plusieurs interactions entre divers opérateurs publics (responsables politiques, fonctionnaires, universitaires, experts…) et privés (responsables laïcs et religieux musulmans), dans une conjoncture où l’international
interfère régulièrement avec le national et le local.
Une préoccupation majeure des pouvoirs publics
À l’échelon national, l’attention particulière portée à la question de la formation des cadres religieux semble d’abord refléter le souci des pouvoirs publics, et
au premier chef des services du Ministère de l’Intérieur à qui revient, historiquement, la question de la « gestion » des cultes. C’est du moins ce qui transparaît
dans les déclarations émanant de tous les gouvernements qui se sont succédé
depuis une vingtaine d’années et qui se sont attelés à poser les bases d’un organe
national représentant le culte musulman. Depuis le Corif mis sur pied par Pierre
Joxe en 1994, au Conseil Français du Culte Musulman en 2002, en passant par
la Charte du Culte Musulman créée du temps de Charles Pasqua et le Conseil
Représentatif des Musulmans de France en 1995.
Dans l’histoire récente de la gestion publique de l’islam en France de ces
vingt dernières années, tous les gouvernements se sont d’abord efforcés de doter
l’islam d’une représentation centrale du culte unifiée. C’est à partir de là, ensuite
qu’a été conçu le projet de favoriser progressivement l’émergence d’un personnel d’encadrement religieux clairement identifié, national et jouissant d’une
formation adaptée à ses missions et à la diffusion d’un islam compatible avec les
valeurs de la société environnante.
Certains hommes politiques ont même clairement avoué que leur préférence
allait à l’idée d’un « clergé constitutionnel » musulman qui puisse faire contrepoids à un « clergé réfractaire », réputé fondamentaliste. Jean Pierre Chevènement écrit notamment :
L’islam de France est encore à bâtir. Le problème de la formation des imams reste
entier. Avec le temps, j’en suis venu à la conclusion que la création d’un institut
de formation à Strasbourg était probablement la meilleure solution pour permettre
une formation de haut niveau répondant aux critères républicains et par conséquent
payés par l’État. On croira au paradoxe : il faudrait donc utiliser des dispositions
15
S. Amghar, Le salafisme d’aujourd’hui. Mouvements sectaires en occident, Paris, Michalon,
2011.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
449
héritées du Concordat pour faire naître en France un islam respectueux des valeurs
et des règles de la République ? Je retourne ce raisonnement : croit-on que la séparation de l’Église et de l’État de 1905 ait pu s’imposer sans qu’au préalable aient
dû être franchies plusieurs étapes de l’Église gallicane de nos rois aux lois laïques en
passant par le clergé constitutionnel et le Concordat napoléonien 16 ?
Ces interrogations coïncident avec la prise de conscience de ce que non seulement l’islam est profondément sédentarisé en France, mais qu’il s’impose de
plus en plus comme une réalité nationale.
C’est ainsi que le gouvernement socialiste de Lionel Jospin s’était efforcé,
dans un premier temps, de valoriser une approche laïque de l’islam avec l’espoir
d’œuvrer à l’émergence d’une élite musulmane éclairée en défendant l’idée
d’un institut national d’études sur l’islam 17. Pour s’en convaincre, il nous suffit de rappeler brièvement quelques initiatives prises dans ce sens. C’est ainsi
que dans le cadre de la Consultation des musulmans de France impulsée en
1997, fut mis en place un groupe mixte de travail (Administration/organisations musulmanes) ayant pour titre distinctif « Ministres du culte ». Ce groupe
devait émettre diverses recommandations en matière de formation qui allaient
de la formation complémentaire des imâms déjà en poste, à la généralisation
de partenariats avec des universités islamiques, en passant par la création d’un
institut de théologie musulmane, ou d’un institut d’enseignement supérieur du
type des instituts catholiques. Or, en dépit du succès relatif de cette initiative
de consultation des diverses composantes organisées de l’islam en France, qui
allait servir de base à la constitution du Conseil Français du Culte Musulman
(CFCM), la question de la formation des cadres religieux n’avança guère. Elle
devait rester au stade de projet théorique. À sa place fut peu à peu privilégiée la
création de l’Institut d’Études de l’Islam et des Sociétés du Monde Musulman
(IISMM), censé centraliser un ensemble de recherches sur l’islam contemporain
et les sociétés musulmanes tout en offrant un espace de formation à destination
de toutes les administrations, ciblée sur une appréhension laïque des réalités
musulmanes. Le projet initial d’offre théologique fut donc peu à peu transformé
en une offre de formation sur l’islam dans une optique plus universitaire et civile
que réellement communautaire et religieuse.
L’alternance politique intervenue en 2002 allait-elle infléchir cette tendance ?
Le nouveau Ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy évoqua, dans un mensuel
musulman 18 en octobre 2002, la piste de la création en faveur de l’islam d’un
Institut du type de l’Institut catholique recevant des subventions publiques et
qui pourrait assurer une partie de la formation intellectuelle, théologique ; le
16
17
18
J.-P. Chevènement, défis républicains, Paris, Fayard, 2004, p. 396.
D. Motchane, « L’islam de France sera-t-il républicain ? », Confluences Méditerranée, Hiver
1999-2000, n° 32, p. 21-34.
La Médina (16) oct. 2002.
450
dRoiT ET RELigion En EURoPE
volet pratique, technique et pastoral devait être assuré dans le cadre d’un séminaire. Ses conseillers techniques, plus réservés, devaient finalement atténuer
l’enthousiasme du Ministre. À leurs yeux, il n’apparaissait pas opportun que la
puissance publique y participe financièrement car cela risquait de créer un appel
d’air dans lequel s’engouffreraient d’autres cultes.
Cette excessive prudence faisait également échos aux réserves d’une partie de
la haute hiérarchie catholique. Certains évêques de premier rang, notamment
feu le cardinal Lustiger, étaient en effet très réticents par rapport à un projet qui,
à leurs yeux, apparaissait comme une valorisation excessive de l’islam au détriment du catholicisme 19. Des réserves similaires avaient d’ailleurs accompagné la
création du CFCM en qui le cardinal Lustiger percevait, avec le sens des nuances
qui le caractérisait, l’expression d’un islam devenu religion d’État. Du côté politique, hormis les milieux souverainistes et d’extrême-droite prompts à tous les
débordements alarmistes islamophobes 20, des édiles strasbourgeois, implicitement soutenus par certains responsables d’Églises, firent également pression
pour que le fameux projet de faculté de théologie musulmane ne soit pas remis
à l’ordre du jour. En 2006, la commission de réflexion juridique sur les relations
des cultes avec les pouvoirs publics voulue par Nicolas Sarkozy et présidée par le
professeur de droit public Jean-Pierre Machelon 21 prôna un assouplissement de
l’application de la loi de 1905 en faveur des cultes minoritaires (dont l’islam et
le culte protestant évangélique auraient bénéficié !) et reprit à son compte l’idée
de créer à nouveau une faculté de théologie musulmane !
Tentatives communautaires de cléricalisation de l’islam
Comme nous l’avions indiqué plus haut, la mise en avant de la problématique de la formation des imâms en France a d’abord été une préoccupation
des pouvoirs publics avant que les fédérations islamiques ne tentent de se la
réapproprier. Il s’agissait avant tout pour elles de pouvoir disposer de professionnels du culte qui soient en phase à la fois avec les milieux dans lesquels ils
interviennent (notamment vis-à-vis des jeunes) et avec la société dans laquelle
ils évoluent.
Cette focalisation progressive sur la formation des cadres religieux du côté
musulman allait de pair avec la mise sur pied de tentatives de cléricalisation
de l’islam et de son personnel religieux intervenues durant la décennie quatrevingt-dix. L’un des premiers à avoir impulsé cette dynamique de valorisation de
19
20
21
À l’opposé, côté protestant, les présidents successifs de la Fédération protestante, Jacques
Stewart, Jacques Tartier puis Jean Arnold de Clermont n’eurent de cesse de soutenir ce
projet.
Ph. De Villiers, Les mosquées de Roissy. nouvelles révélations sur l’islamisation en France,
Paris, Albin Michel, 2006.
J.-P. Machelon, La laïcité demain. Exclure ou rassembler ?, Paris, CNRS Éditions, 2012.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
451
la figure de l’imâm fut le recteur de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris
(IMMP), Dalil Boubakeur. Afin d’asseoir son leadership sur l’islam de France
en cours de structuration, ce cardiologue de formation, fils d’un précédent recteur de la Grande Mosquée, va entre 1994 et 1995 fournir à ses mentors du
Ministère de l’Intérieur un schéma directeur d’une véritable hiérarchie musulmane. C’est ainsi que dans la Charte du culte musulman, qu’il remet officiellement aux autorités 22, il délimite les contours d’un organigramme fixant les
niveaux de compétence et de responsabilité des différents cadres religieux relevant de son obédience ethnico-politico-religieuse. C’est ainsi que sont désignés
cinq Muftis régionaux. Ces derniers sont supposés représenter le recteur, avec
comme fonction principale de rendre des avis juridiques autorisés (fatawat) et
de coordonner les actions des imâms opérant sur leur territoire. Cette tentative
répondait en fait à une double finalité : en premier lieu conforter, aux yeux du
Ministre de l’Intérieur Charles Pasqua, les prétentions hégémoniques de l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris (IMMP) à incarner l’islam de France et
à demeurer l’interlocuteur officiel du ministère, tout en donnant, en deuxième
lieu, l’illusion de contrôler par un quadrillage précis la majorité des mosquées
de l’hexagone et d’attester d’une présence effective sur l’ensemble du territoire.
L’initiative du recteur Boubakeur rencontra peu de succès sur le terrain 23. En
retour, elle devait générer en France des dynamiques concurrentes de la part
des autres fédérations islamiques. C’est ainsi que la Fédération Nationale des
Musulmans de France (FNMF) liée aux intérêts marocains, sous l’impulsion de
son président Mohamed Bechari, se dota à son tour officiellement d’une Coordination Nationale des Imams et Guides religieux (CNIGR) en 1997, alors que
l’éphémère Haut Conseil des Musulmans de France (HCMF) s’était lui, en mai
de la même année, doté d’un Conseil National des Imâms (CNI) présidé par
l’imâm Dhaou Meskine. C’est ce conseil qui, le 7 mai 1996, délivrera une fatwa
condamnant au nom de l’islam l’enlèvement des moines trappistes de Tibhéhirine. L’adhésion à ce conseil était subordonnée à certaines conditions telles que
la maîtrise d’un savoir religieux et juridique islamique assortie de critères de
moralité publique et une bonne intégration dans la société française (maîtrise de
la langue, connaissance de la société française, respect des autorités).
Nombre d’opérateurs étatiques musulmans étrangers sont également parties prenantes dans ce dossier au travers des filières régulières ou ponctuelles
d’importation de cadres religieux formés à l’étranger notamment ! Ces flux sont
22
23
D. Boubakeur, Charte du culte musulman en France, Monaco, Mosquée de Paris/Éditions
du Rocher, 1995.
Les exemples ne manquent pas depuis le Mufti sans mosquée de Marseille, Soheib
Bencheikh, à celui de Lyon Adbelhamid Chirane, dont la mosquée finira par négocier une
relative autonomie qui lui vaudra même d’obtenir, après la mosquée de Paris et le centre
islamique d’Evry, l’agrément ministériel pour la désignation de sacrificateurs rituels, alors
qu’auparavant elle bénéficiait de l’agrément de celle de Paris.
452
dRoiT ET RELigion En EURoPE
autant destinés à répondre aux besoins religieux des communautés d’expatriées,
qu’à un impératif de surveillance de la loyauté des populations immigrées par
rapport aux États d’émigration via le maintien d’une hégémonie sur l’expression
religieuse des expatriés à leur profit. Tel est le cas avec la Direction Turque des
Affaires religieuses (diyanet) qui dépend des autorités d’Ankara dont le discours
officiel consistait à prétendre être la seule organisation susceptible de représenter l’islam turc dans l’immigration en Europe. Pour cela, elle dispose du relais
d’imâms consulaires formés en Turquie, salariés et envoyés dans les communautés turques à charge pour eux d’encadrer les activités religieuses et de veiller à la
défense de la laïcité et de l’identité nationale turque.
Cette situation de large pluralisme nous renvoie en fait à la grande diversité des populations musulmanes présentes dans l’hexagone. Celle-ci se concrétise par des itinéraires historiques distincts, une hétérogénéité culturelle, ainsi
que par des formes de socialisation religieuse différentes. La réalité hétérogène
de l’encadrement religieux musulman s’explique aussi par la prégnance des
variables ethno-nationales (clivages par pays d’origine et parfois par groupes ethniques et linguistiques). Le contexte politique d’origine continue de peser sur
le vécu religieux quotidien en diaspora. Dans la foulée de ces tentatives plus ou
moins artificielles de structuration d’un personnel religieux musulman verront
progressivement le jour diverses initiatives de formations de cadres religieux
sous la forme d’instituts privés. C’est ainsi que de janvier 1992 à juillet 1993,
trois instituts privés vont voir le jour avec pour vocation affichée d’œuvrer à la
formation d’imâms et de cadres musulmans religieux et associatifs. Par ordre
chronologique, fut d’abord créée en 1992 l’Académie européenne des études
islamiques devenue ensuite l’Institut Européen des Sciences Humaines (IESH),
et l’Université islamique de France en 1993 (devenue en 1995 l’Institut d’études
islamiques de Paris, puis en 2002 le CERSI) 24. En 1994, l’Institut Supérieur de
théologie de la Grande Mosquée de Paris vit le jour. Enfin, en 2006 fut créé
l’Institut Avicenne des Sciences Humaines à Lille à l’initiative de Mohamed
Bechari, ancien vice président du CFCM 25. Si tous subsistent, plusieurs ont peu
à peu délaissé le champ de la formation des imâms. La plupart de ces instituts
reçoit un nombre variable d’étudiants et d’étudiantes musulmans, titulaires ou
non du baccalauréat ou de diplômes équivalents. L’institut de Saint-Léger-deFougeret 26, créé dans l’orbite de l’UOIF en plein cœur du Morvan, a depuis
essaimé en région parisienne 27. Quant à l’Institut Supérieur de théologie de
l’Institut musulman de la Mosquée de Paris qui avait été inauguré en grande
pompe par Charles Pasqua en octobre 1994, il a connu une existence chaotique.
24
25
26
27
http://www.cersi.net.
http://www.avicenne.eu.
http://www.iesh.org/.
http://www.ieshdeparis.fr.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
453
Depuis octobre 2002, un cursus de formation des imâms a été reconstitué au
sein de la Grande Mosquée de Paris, via l’Institut Al ghazali 28. Il s’agit d’une
formation échelonnée sur deux ans destinée à former à la fois des imâms et
des aumôniers (femmes et hommes) sur la base d’un enseignement et de programmes « inspirés des programmes appliqués dans des Universités des sciences
islamiques telles Al Azhar, l’Emir Abdelkader, Qarawiyne » 29. L’enseignement est
dispensé par des enseignants théologiens issus de l’Institut de Constantine et
diplômés de l’université française. Pour les enseignements en sciences sociales et
en droit français les étudiants se rendent à l’Institut catholique de Paris.
Quant au CERSI et à l’institut Avicenne, l’un dispense des enseignements
généraux et spécialisés sur l’islam et n’affiche pas de formation spécifique destinée à des cadres religieux, quant au second, ses enseignements couvrent un
spectre large qui va des sciences islamiques classiques aux sciences du management et de la diversité culturelle et s’adresse autant à des particuliers qu’à des
entreprises souhaitant investir dans le monde musulman. Ces instituts cohabitent avec une multitude d’autres instituts islamiques plus modestes qui dispensent également des cours en sciences islamiques en régions.
Dans le cours de l’année 2012, l’antenne strasbourgeoise du diyanet a
annoncé son intention d’ouvrir à l’horizon 2013 une faculté libre de théologie
musulmane destinée à former des imâms turcs 30. À son tour, la Grande Mosquée de Lyon a annoncé l’ouverture prochaine d’un cycle de formation destiné
aux imâms et aux aumôniers. Si le volet sciences islamiques sera dispensé sous
le contrôle de l’institution religieuse, pour le volet sciences sociales et juridiques,
un partenariat a été trouvé avec l’Université catholique de Lyon (UCL) et l’Université Lyon 2.
Les réflexions pionnières des universitaires
Si les responsables politiques ont grandement contribué à publiciser cette
question de la formation des cadres religieux musulmans, bien avant que les
responsables musulmans ne s’en saisissent, il ne faudrait pas pour autant minorer dans ce processus l’implication des universitaires (spécialistes du monde
musulman) et des chercheurs travaillant sur les reconfigurations de l’islam
contemporain (politistes ou sociologues). Dans le processus de mise sur agenda
de la formation des imâms le monde académique a en effet pris une part non
négligeable.
28
29
30
http://www.institut-al-ghazali.fr.
Institut de formation des imams, rubrique Organisation, site web officiel de la Mosquée de
Paris : http://www.mosquee-de-paris.com/Fimams/Organisation1.html.
Cf. D. Rose, « Des imams d’Alsace », dnA du 7/09/12.
454
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Il a joué un rôle déterminant en conférant à cette question une dimension et
une épaisseur « savante ». Là où les responsables politiques faisaient de cette problématique un élément du dispositif d’encadrement général de la pratique du
culte musulman, les universitaires, par leurs implications diverses (déclarations
publiques, articles, rapports…) cherchaient à la fois à influer durablement sur
la décision publique tout en œuvrant en même temps au remodelage de l’offre
d’islam dans un sens plus conforme aux exigences de formations ouvertes sur les
apports des sciences sociales voire en islamologie appliquée.
L’implication dans ce dossier d’universitaires de renom (Mohammed Arkoun,
Bruno Étienne, Ali Merad, Étienne Trocmé…) fut décisive en ce qu’elle devait
conférer à cette question une légitimité scientifique tout en tempérant le volet
sécuritaire dont avaient jusque-là été revêtues les questions relatives à la pratique
de l’islam. Les universitaires devaient notamment mettre l’accent sur la nécessité
de doter la France d’un institut ou d’un cycle national d’enseignement centralisé sur l’islam et la théologie musulmane afin de répondre aux défis de l’islam
contemporain et de désenclaver le regard porté sur le fait islamique. Ce regard
était étroitement lié à des enjeux sécuritaires et en grande partie alimenté par des
analyses exclusivement politologiques. Si la plupart plaidaient pour implanter
cet institut à Strasbourg, ce n’était pas, comme le prétendirent tous les opposants locaux (responsables religieux et hommes politiques 31) au dit projet, pour
poser les bases d’une éventuelle reconnaissance du culte musulman en droit
local alsacien-mosellan. Tant s’en faut ! Ils visaient à profiter du voisinage et
de l’aura scientifique des deux facultés de théologie (protestante et catholique)
délivrant des diplômes d’État, afin de produire un cursus équivalent, en qualité,
en théologie musulmane. Celui-ci devait être en phase avec ceux dispensés par
des deux autres facultés, c’est-à-dire qu’il devait intégrer dans la production du
discours théologique musulman une connaissance poussée des autres traditions
religieuses (juive et chrétienne) comme des acquis de l’histoire des religions, de
l’exégèse historico-critique, sans oublier les apports des sciences sociales sur le
fait religieux qui étaient largement présentes sur le site strasbourgeois 32. C’était
là une des pistes notamment explorée par feu le professeur Étienne Trocmé.
Dès septembre 1988, cet universitaire protestant avait entrepris, en partenariat
avec son homologue parisien Mohamed Arkoun, de démarcher l’Élysée et les
31
32
Cf. R. Grossmann, « Il nous faut un islam de France et non un islam étranger en France »,
dnA du 18/09/12. Quelle ironie de l’histoire que d’apprendre que Robert Grossmann,
conseiller municipal d’opposition à Strasbourg, apportait désormais son total soutien à tout
projet de faculté publique de théologie musulmane à Strasbourg, alors même qu’il fut l’un
des plus farouches opposants à ce projet durant son mandat de président de la Communauté
urbaine !
Tel est le cas via la composante Société, droit et Religions en Europe de l’UMR Prisme qu’a
dirigée Francis Messner ou via l’équipe universitaire dirigée par Jean Pierre Bastian au sein
de la Faculté de théologie protestante spécialisée sur le christianisme !
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
455
principaux ministères concernés (l’Intérieur et l’Enseignement supérieur), afin
de défendre l’idée de la nécessité d’une formation en islamologie et en théologie
musulmane dans l’université française.
Aux dires des principaux intéressés ce projet fut une première fois victime
de l’affaire du foulard islamique en automne 1989. Mohamed Arkoun suggéra
à nouveau en 1992 la création d’un Institut des hautes études islamiques, en
vain. Cette fois, c’était l’affaire Georges Abbache, du nom d’un leader palestinien d’extrême gauche hospitalisé en urgence à Paris qui eut raison du projet.
Une fois de plus la confusion était au rendez-vous ! Prenant prétexte des polémiques entourant l’hospitalisation de ce responsable palestinien et de la confusion entretenue entre la question de l’islam en France et la venue pour raisons
de santé d’une des figures de la lutte armée du peuple palestinien (marxiste léniniste d’origine chrétienne !), les autorités françaises préférèrent ne pas mettre à
l’ordre du jour le projet de faculté de théologie. Il devait finalement être relancé
en 1995, à la demande expresse cette fois de la présidence de l’Université de
Strasbourg, qui confia la responsabilité à Étienne Trocmé d’exposer dans un
rapport 33 les pistes en ce sens. Dans ce rapport rendu public, Étienne Trocmé
proposa la création progressive au sein de l’Université d’un cursus en théologie musulmane. Dans un premier temps, il suggérait d’obtenir du Ministère de
l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur l’habilitation à délivrer un
Deug de théologie musulmane, puis par la suite, une licence et une maîtrise,
à l’instar de ce qui existait déjà pour les théologies catholique et protestante.
L’Université de Strasbourg (composante sciences humaines à l’époque) était la
seule université française habilitée à délivrer des diplômes d’État en théologie.
Dans une seconde étape, ce cursus de théologie musulmane au gré de l’évolution des effectifs estudiantins, aurait pu être dispensé dans le cadre d’un institut
spécifique au sein de l’université et régi par l’article 33 de la loi sur l’enseignement supérieur de 1875 au même titre que les deux autres facultés de théologie
de Strasbourg. Techniquement, comme devait le préciser Francis Messner, une
telle opération nécessitait un simple arrêté ministériel 34 portant création d’une
option de théologie musulmane et la création d’au moins trois postes d’enseignants affectés à ce cursus d’enseignement théologique, en plus des autres enseignants déjà en poste dans l’Université et qui pouvaient, en fonction de leur
compétence respective, intervenir également dans cette formation.
33
34
Rapport à Monsieur le Professeur Albert Hamm au sujet du Développement des sciences
des religions à l’Université des Sciences Humaines de Strasbourg dans le cadre du prochain
contrat d’établissement, novembre 1996.
F. Messner, « L’enseignement de la théologie à l’université publique : l’exemple de la création d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg », in F. Frégosi (dir.), La formation des cadres religieux musulmans en France, op. cit., p. 141-167.
456
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Ce projet, en dépit du soutien de nombreux universitaires, connut un nouveau revers de la part de plusieurs conseils de faculté de l’Université (notamment
ceux de langues étrangères). Prenant prétexte du fait que l’islam n’était pas familiarisé avec la laïcité et que le rapport n’abordait pas suffisamment (selon eux !)
dans le détail le volet technique de sa faisabilité, il fut rejeté en bloc 35.
Le fait que l’hypothèse théologique strasbourgeoise ait été définitivement
écartée ne devait pas empêcher que la question de la formation des cadres religieux musulmans refasse régulièrement surface et se concrétise par des initiatives
strictement privées, communautaires celles-là.
À chaque avancée du processus d’institutionnalisation de l’islam, le gouvernement en place en profitait pour réaffirmer avec des accents volontaristes que
la formation de cadres religieux musulmans demeurait un impératif qui conditionne le futur de l’intégration des populations musulmanes dans l’hexagone.
Des rapports officiels 36 ont même été commandés afin de défricher utilement le terrain dans ce sens. Le dernier rendu public date de 2003. Il s’agit de
celui réalisé par le professeur Daniel Rivet, historien spécialiste du Maroc colonial. C’est Luc Ferry qui prit l’initiative de demander au directeur de l’IISMM
de suggérer des pistes de réflexions 37 afin de voir de quelle manière l’université
française pourrait mettre à disposition ses compétences en matière d’islam, afin
d’aider ponctuellement à la formation des cadres religieux musulmans, mais
sans reprendre à son compte l’option d’une faculté publique de théologie. Une
commission interministérielle comprenant des conseillers techniques des ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de l’Éducation nationale et du Premier ministère fut constituée et devait évaluer, elle, les modalités pratiques d’un
éventuel engagement de l’État.
Les discussions achoppèrent d’une part sur le montage juridique d’une telle
initiative (un institut privé recevant des subventions publiques ou une structure
publique ?), d’autre part sur la détermination de l’autorité religieuse musulmane référente qui devrait apporter sa caution morale, théologique au dit projet (CFCM ?).
Bien que totalement dépourvu d’un organe théologique et miné par les tensions entre les diverses fédérations islamiques, certains responsables du CFCM,
avec l’aval tacite du Ministère de l’Intérieur décidèrent de créer en mars 2003 un
comité d’experts. Ce premier groupe était composé d’historiens, d’islamologues
35
36
37
Le projet qui devait connaître en 1999 diverses réécritures, fut à nouveau réexaminé et
discuté, sans plus de résultat.
Au cours de la décennie 90, des rapports « officieux » avaient été commandés à deux juristes
strasbourgeois, un catholique et un protestant, par le conseiller technique de Charles
Pasqua pour l’islam, André Damien. Ces rapports jamais rendus publics ni discutés de
façon contradictoire n’invalidèrent pas moins le projet de faculté de théologie musulmane.
D. Rivet, note sur les grandes orientations d’un appui scientifique à la formation des imams,
mai 2003, 16 p.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
457
arabisants, de membres du CFCM et de musulmans de terrain ainsi que d’un
conseiller du Ministère de l’Intérieur. Il avait pour principale mission de dresser un premier état des lieux des formations islamiques dispensées dans l’hexagone. Il devait notamment réfléchir à la question de la formation à dispenser
aux imâms déjà en poste, à la forme juridique que pourrait prendre un Institut
d’études islamiques et enfin rédiger les grandes lignes de son programme d’enseignement combinant les « sciences islamiques » classiques (usul ad dîn, usul al
fiqh, ‘ilm al kalâm…) et des enseignements modernes (linguistique comparée,
exégèse critique, histoire de la laïcité et des institutions publiques, sociologie
des religions, droit civil…). Une fois le CFCM stabilisé, il lui aurait appartenu
de finaliser ledit projet. La divulgation maladroite dans la presse de l’existence
de ce comité d’experts devait provoquer une mini-crise entre le Ministère de
l’Intérieur et certaines composantes du CFCM qui virent dans cette initiative
un essai de contournement du CFCM. La commission imâms du CFCM, sous
l’impulsion d’Abdallah Boussouf (AEIF), ancien responsable musulman strasbourgeois, devait finalement reprendre à son compte ce projet et l’idée d’une
expertise élargie sur la formation des cadres religieux. Un comité d’experts fut
à nouveau réuni et fut subdivisé en trois groupes de travail. Un premier groupe
composé de théologiens de l’UOIF et de la Grande Mosquée de Paris devait
préciser les savoirs islamiques requis pour pouvoir exercer la charge d’imâm. Le
deuxième réfléchissait aux modalités techniques de création d’un institut national d’études islamiques. Quant au dernier, il devait suggérer des orientations de
formation pour les imâms notamment étrangers déjà actifs en France. Progressivement la problématique initiale d’une large formation théologique destinée
à l’ensemble des cadres religieux musulmans et placée sous la responsabilité
du CFCM fut peu à peu abandonnée. La plupart des fédérations islamiques
souhaitaient conserver un contrôle étroit tant théologique que politique sur la
formation de leurs cadres religieux. Elles se méfiaient également des savoirs académiques dispensés par l’université française, jugés trop audacieux et pas assez
islamiques à leur goût. Alors que le projet alsacien de faculté de théologie avait
été abandonné, victime sans doute de son profil très avant-gardiste et surtout
d’opposants résolus, l’idée d’une formation transversale depuis Paris combinant
sciences islamiques et savoirs modernes sur l’islam succomba également, victime
elle, des querelles intestines au sein du CFCM. Seul le principe de dispenser
aux imâms étrangers des enseignements ciblés sur le droit français, la laïcité, et
l’histoire et la sociologie des religions devait en réchapper et finit par s’imposer
comme la seule option réalisable.
C’est cette idée de formation civique destinée à tous les cadres religieux
musulmans qui fut officiellement consacrée en 2008 par le Ministère de l’Intérieur. Avec l’aval et le soutien financier du Ministère de l’Identité nationale et
de l’Immigration (à hauteur de 80 000 euros pour la première année), un partenariat politique et financier, public-privé fut à l’origine de l’ouverture au sein
458
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de l’Institut catholique de Paris d’une formation baptisée « inter culturalité,
Laïcité et Religion ». Cette formation dispensée dans un établissement supérieur
d’enseignement confessionnel, avait pour vocation, si l’on en croit son maître
d’œuvre et animateur Olivier Bobineau, d’œuvrer à la formation d’imâms pour
la République 38 via des cycles de cours axés sur la formation civique et sociologique des futurs cadres religieux (aumôniers) ou d’imâms déjà en poste et qui
pour la plupart étaient issus de la Fédération de la Grande Mosquée de Paris.
Sans récuser le fait que la Catho puisse avoir quelque expertise à faire valoir
en la matière, on pouvait s’étonner qu’une initiative privée ait été privilégiée
alors qu’existaient au sein même de l’université publique des projets antérieurs
au moins équivalents, et tout aussi opérationnels. L’auteur de ces lignes avait
lui même produit une ébauche de plaquette regroupant divers enseignements
en sociologie, histoire et droit (des cultes, de la famille, constitutionnel…) qui
devaient être dispensés au sein de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence par des universitaires spécialistes de ces domaines. Cette formation avait
même reçu un avis favorable du Bureau central des cultes. Mais c’était sans
compter avec la logique de centralisation jacobine qui privilégie le microcosme
parisien au détriment des logiques régionales. Les connexions étroites existant
entre les réseaux de l’Institut catholique de Paris et certains services de Ministères comme celui de l’Intérieur ont ensuite eu raison des projets alternatifs. Si le
partenariat avec la Catho a finalement survécu à la disparition de son principal
financeur, le Ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration, des formations similaires ont finalement vu le jour dans le secteur public (Universités de
Strasbourg et prochainement Lyon 2).
Gardons-nous de laisser à penser qu’une telle formation devrait être réservée
aux seuls cadres musulmans. Tant s’en faut ! D’autres cultes font aussi appel à
des clercs formés à l’étranger à l’instar du culte catholique et de certaines Églises
protestantes. Il ne semblerait pas illogique que ceux-ci bénéficient également de
ces formations à vocation avant tout civique. De plus, ayant fait partie en 20112012 de la commission départementale sur la liberté religieuse des Bouches-duRhône, j’ai pu constater combien la méconnaissance des règles découlant de la
laïcité dans les services publics était souvent la norme, et pas uniquement chez
les acteurs religieux, mais aussi chez les agents publics et les élus. Un surcroît
d’effort de formation dans ce sens pourrait s’avérer utile pour un plus vaste
public que celui des cadres religieux musulmans.
38
O. Bobineau (dir.), Former des imams pour la République. L’exemple français, Paris, CNRS
Éditions, 2010.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
459
Former des imâms ou contrôler l’islam ?
Bien qu’inscrite à l’agenda public de tous les gouvernements depuis près
d’une vingtaine d’années, la focalisation publique sur les enjeux liés à l’encadrement religieux musulman en France (et dans le reste de l’Europe) n’apparaît
pas moins comme porteuse d’un lot de paradoxes que l’on se doit de souligner.
Valorisation paradoxale de la fonction et du rôle des imâms
Un premier paradoxe réside dans le décalage entre le rôle éminent qui est
souvent conféré à la charge et à la personne de l’imâm dans les diasporas musulmanes, par rapport à la situation prévalant dans le monde musulman contemporain. En effet, à la différence de ce que l’on observe dans la plupart du monde
musulman (surtout au Maghreb) où l’imâm, salarié par l’État, ou rétribué par
des communautés villageoises 39, remplit plutôt un rôle secondaire, strictement
limité aux aspects techniques et pratiques relatifs à l’accomplissement du culte
(l’imâm khatib est chargé de la prédication du Vendredi, et les imâms des cinq
prières de la direction des prières quotidiennes), en France, on observe une tendance visant au contraire à lui conférer un rôle prééminent au sein de la collectivité religieuse musulmane.
Ce phénomène se retrouve également dans le fait que la thématique du
leadership religieux est aussi devenue un objet légitime des recherches en
sciences sociales et en histoire, comme en atteste le nombre de publications
scientifiques qui lui sont consacrées 40. Cette mise en avant de la figure de
l’imâm renvoie aussi au fait que des imâms ont fait le choix de l’extériorisation, c’est-à-dire de se faire entendre hors des murs étroits de leurs salles de
prière 41. Certains d’entre eux ont choisi de s’exprimer via des essais ou des
livres d’entretien (avec des journalistes ou des chercheurs) dans lesquels ils
livrent leurs opinions sur la pratique de l’islam en France, sur les éventuelles
39
40
41
N’oublions pas non plus que dans le monde musulman la capacité d’autonomie de
l’imâm en milieu urbain peut s’avérer très relative. Elle donne habituellement lieu, de la
part de l’État, à un contrôle plus ou moins systématique du Ministère ou de la direction
des Affaires religieuses, administration en charge de la gestion et de la formation des
imâms officiels.
D. Iognat Prat, G. Veinstein (dir.), Histoires des hommes de dieu dans l’islam et le christianisme, Paris, Flammarion, 2003 ; M. Cohen, J. Joncheray, P.-J. Luizard (dir.), Les
transformations de l’autorité religieuse, Paris, L’Harmattan, 2004 ; F. Messner, A.-L. Zwilling
(dir.), Formation des cadres religieux en France. Une affaire d’État ? Paris, Cerf/Labor et Fides,
2010 ; S. Jouanneau, Les imams en France. Une autorité religieuse sous contrôle, Marseille,
Agone, coll. « L’ordre des choses », 2013.
L. Babes, T. Oubrou, Loi d’Allah, loi des hommes. Liberté, égalité et femmes en islam, Paris,
Albin Michel, 2002 ; voir aussi J.-F. Mondot, imams de France, Paris, Stock, 2009.
460
dRoiT ET RELigion En EURoPE
réformes à y apporter 42, ou exposent le quotidien d’un imâm en charge d’une
communauté 43.
La valorisation publique croissante de la fonction symbolique de l’imâm en
France, renvoie aussi au fait que son champ d’intervention en Europe est effectivement plus large que la sphère stricte du culte quotidien et hebdomadaire.
Tareq Oubrou dit avec humour qu’il « est le couteau suisse de la communauté » 44.
Il tend à cumuler plusieurs fonctions aux plans religieux, social et civil pour
ne pas dire civique. C’est ainsi qu’il prend souvent en charge l’éducation des
plus jeunes, s’occupe de l’accompagnement spirituel des fidèles hors des lieux
de cultes et se transforme à l’occasion en conseiller conjugal, ou en médiateur
interculturel et social dans certains quartiers 45.
Cette survalorisation de la personne de l’imâm semble assez artificielle
lorsqu’on la rapporte au fait, dûment constaté, que la plupart des mosquées et
des grandes fédérations musulmanes de France ne sont pas présidées par des responsables en charge directe du culte, mais bien par des « laïcs » dont l’essentiel
des compétences et des revenus ne provient pas de leur implication dans l’espace
du culte ou de leur maîtrise des sciences islamiques. En dehors de leurs fédérations, ces présidents exercent pour la plupart une activité rémunérée dans le
secteur privé (artisans, commerçants…) ou celui des professions libérales, plus
rarement dans le secteur public. Il en va de même avec les présidents d’associations gérant un lieu de culte, rares sont ceux qui sont imâms ou qui disposent
d’un capital théologique conséquent ou d’un diplôme en sciences islamiques.
De fait, la plupart des imâms sont dépendants des présidents d’associations,
quand ils n’en sont pas directement les salariés. Le phénomène est encore plus
marqué dans les milieux turcs. Ces derniers salarient tous leur personnel religieux, alors que dans les autres groupes musulmans rares sont les imâms salariés 46. Ils ne sont cependant pas pour autant plus autonomes que ceux qui
exercent comme agents du culte dans les mosquées consulaires. L’imâm est toujours peu ou prou placé sous l’autorité du président de l’association gestionnaire
de la salle de prière, ou du fonctionnaire du consulat en charge de superviser les
imâms envoyés par Ankara.
Sans doute faut-il voir dans cette valorisation de la figure de l’imâm l’expression d’une adaptation progressive à un environnement culturel marqué par le
42
43
44
45
46
H. Chalgoumi, Pour l’islam de France, Paris, Le cherche midi, 2010.
T. Oubrou, Profession imâm, Paris, Albin Michel, 2009 ; du même auteur, Un imam en
colère, Paris, Bayard, 2012.
T. Oubrou, Un imam en colère, op. cit., p 106.
D. Bouzar, L’islam des banlieues. Les prédicateurs musulmans : nouveaux travailleurs
sociaux ?, Paris, Syros, 2001, 182 p.
Voir l’étude du FASILD, F. Frégosi (dir.), Les conditions d’exercice du culte musulman en
France : analyse comparée à partir d’implantations locales de lieux de culte et de carrés musulmans, SDRE, 2004.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
461
christianisme dont la figure religieuse historiquement dominante fut longtemps
celle du prêtre catholique. Preuve une fois de plus que les musulmans sont
capables de s’adapter aux usages et pratiques dominants des sociétés dans lesquelles ils vivent, qu’elles soient musulmanes ou non.
Un impératif sécuritaire omniprésent !
La construction du problème politique de la formation des imâms trouve
dans la conjoncture internationale une résonance forte et une légitimation supplémentaire. Il est un fait que cette interrogation a brusquement refait surface
dans le débat public au lendemain du 11 septembre 2001. Auparavant les appels
à se saisir du dossier de la formation des cadres religieux musulmans semblaient
s’inscrire dans le prolongement des politiques volontaristes en direction du culte
musulman visant à asseoir une régulation moins externalisée de cette religion
que par le passé.
La multiplication des attentats islamistes des États-Unis à l’Europe occidentale (Londres et Madrid en juillet 2011) devait largement contribuer à renouer
avec une lecture plus sécuritaire du fait islamique. Alors que durant la décennie
quatre-vingt-dix l’islam était davantage appréhendé en tant que réalité confessionnelle, et avec les outils du droit des cultes, le regain d’actions terroristes
devait redonner de la vigueur à une gestion plus sécuritaire du fait islamique
(surveillance accrue des lieux de culte, expulsions régulières d’imâms réputés
radicaux…). Au cours des diverses tentatives de reconstitution des itinéraires
de jeunes musulmans impliqués à des degrés divers dans des réseaux actifs ou
de simple soutien à des groupements islamiques radicaux, il avait pu être établi
d’une part le rôle central joué par certaines madrasas littéralistes du Pakistan
et, au-delà, l’influence de la rhétorique wahhabite diffusée par certains prédicateurs. Se profilait alors à l’horizon la figure emblématique de l’imâm radical
qui par ses prêches enflammés appelait les jeunes musulmans à s’engager dans
la voie du jihad guerrier planétaire.
Une enquête réalisée par l’Institut des Hautes Études et de la Sécurité Intérieure (IHESI) et l’INALCO au profit du Ministère de l’Intérieur publiée en
mai 2002 47 à laquelle participaient des arabisants et des islamologues (musulmans de surcroît) démontrait pourtant, a contrario, que la tonalité générale des
prônes dans les mosquées de France, était non seulement dépourvue d’unité,
mais surtout peu perméable aux thématiques radicales. Dans l’ensemble, il
apparaissait que la majorité des prônes était axée sur des questions rituelles et
dogmatiques classiques révélant un islam plutôt piétiste, ritualiste mais guère
subversif.
47
ERISM / INALCO (rapport d’étude pour l’IHESI), Typologie des khutba du Vendredi : étude
sur les imams, mai 2002, 126 p.
462
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Ce constat ne semble pas devoir être démenti aujourd’hui, pour peu que l’on
ne cède pas trop vite aux sirènes de ceux qui de façon caricaturale voient des
islamistes ou des salafistes partout, ou, à défaut d’en trouver, traquent clandestinement les musulmans qui ne seraient pas d’authentiques laïques émancipés
de toute référence à la loi religieuse.
S’ajoute à cela le fait que l’étude des parcours de socialisation religieuse de
jeunes musulmans laisse apparaître un phénomène d’auto-radicalisation via
internet. Le processus de radicalisation transite de plus en plus via la consultation de sites islamistes ou salafistes radicaux, et moins via la prédication directe
d’imâms. En ce domaine, la communauté virtuelle, l’oummah on line, et les
réseaux sociaux semblent avoir durablement pris le pas sur les communautés
objectives, humaines et leur personnel religieux.
En dépit de ces précisions, le débat public sur la formation d’un personnel
religieux musulman en France reste en permanence sous-tendu par le souci de
se prémunir contre toute tentative d’instrumentalisation politique radicale de
l’islam.
Il revêt donc immanquablement une dimension sécuritaire comme en
attestent les expulsions régulières d’imâms, le recours à l’assignation à résidence
ou la fermeture de salles de prières comme à Clamart et Châtenay-Malabry
en avril 2004. Cette situation a grandement pesé sur la volonté des pouvoirs
publics de relancer la discussion sur la formation des imâms avec ou sans l’aval
du CFCM 48.
L’autre moyen technique à la disposition des pouvoirs publics est de peser
sur le statut des imâms étrangers en France, via la politique des visas. C’est
ainsi qu’en novembre 1990 une procédure particulière ciblant les demandes de
visas émises au titre précisément des fonctions de « ministre du culte » musulman a été mise en place. Cette mesure était destinée à contrôler officieusement les flux d’imâms étrangers et surtout à influer sur leur profil religieux.
« il s’agit, comme l’écrit Solenne Jouanneau, d’utiliser systématiquement le droit
au séjour, pour tenter de sélectionner de manière officieuse les “bons candidats” à
l’imamat » 49, en d’autres termes de définir les contours plus ou moins fluides
du profil du « bon imam » promouvant le « bon islam » compatible avec les
institutions républicaines. Une étude récente 50 réalisée entre 1991 et 1997 à
partir de l’examen de trois cents dossiers d’imâms révèle la diversité des catégories d’entendement mobilisées par l’administration à différents niveaux. À titre
48
49
50
X. Ternisien, « Le projet du ministre de l’intérieur pour former les imams », Le Monde du
12 mai 2004, p. 2.
S. Jouanneau, « Régulariser ou non un imam étranger en France : droit au séjour et définition du ‘bon imam’ en pays laïque », Politix, n° 86/2009, vol 22, p 149.
Si la moitié des dossiers déposés concernait des imâms relevant des réseaux consulaires,
l’autre moitié concernait des imâms officiant dans des associations hors consulat.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
463
d’exemple, l’approche des Renseignements généraux obéit de façon très stricte
à une logique à visée sécuritaire avec pour point d’achoppement une possible
menace contre l’ordre public. Sont donc ciblés et souvent gratifiés d’un rapport
négatif tous les candidats présumés « intégristes » c’est-à-dire appartenant à des
mouvances dites de l’islam oppositionnel. Sont par contre plutôt promus les
imâms réputés « modérés » souvent liés à des réseaux consulaires ou au Tabligh.
Alors que le discours officiel du Ministère reprend en boucle le quasi-slogan
d’un islam de France indépendant des États dits d’origine, pour les RG, le fait
de disposer d’imâms étrangers contrôlés par des services consulaires loin d’être
un défaut serait plutôt un prérequis. Le niveau de français des imâms n’est pas
par contre un critère discriminant dans la perspective des RG. À l’échelle du
Bureau des cultes (BCC), la grille d’analyse sécuritaire semble moins déterminante. Les agents du Bureau semblent en effet davantage privilégier le profil
d’imâm intégré et susceptible de favoriser l’intégration de leurs fidèles. Cela les
conduit à ne pas toujours suivre les recommandations favorables à des candidats « consulaires », moins enclins à œuvrer en faveur de l’intégration dans la
société française. Aussi, le BCC préférera-t-il des imâms affichant une bonne
connaissance de la langue française, plutôt que de se satisfaire d’imâms étrangers
ne parlant pas ou très peu français. Il semble que le BCC soit également très
attentif aux actions locales des demandeurs et à leurs relations avec la société
d’accueil. Cela conduit souvent les agents du BCC à prendre concrètement en
compte les situations locales et les éventuelles concurrences entre les lieux de
culte au bénéfice des imâms réputés modérés. Quant à la direction des Libertés
publiques et des Affaires juridiques, qui n’est censée émettre qu’un simple avis
(à la différence des demandes classiques de visas pour les étrangers non communautaires), elle fait systématiquement prévaloir une approche légaliste. Tout en
recommandant de ne délivrer que des cartes de séjour temporaire de douze mois
pour les imâms étrangers, elle rappelle au cabinet qu’au bout de cinq années de
résidence en France, un imâm devrait se voir délivrer une carte de résident long
séjour. Loin des questions de formation civique des imâms, la précarité du visa
délivré d’une part, et la surveillance policière d’autre part, restent donc les deux
moyens privilégiés pour s’assurer la docilité des imâms étrangers.
Familiariser les imâms avec les institutions républicaines
ou les domestiquer ?
Comme nous l’avions précisé plus haut, la systématisation de formations
civiques à destination des imâms étrangers en activité semble constituer actuellement le principal dispositif institutionnel validé par les gouvernements successifs afin de peser sur la formation des imâms.
Il s’agit concrètement de créer, au plan pratique, un cursus de perfectionnement destiné aux imâms en exercice en France en vue de les familiariser avec
les usages et les particularités juridiques, culturelles, linguistiques et politiques
464
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de la société environnante. Dans le passé, quelques associations musulmanes
locales avaient déjà incité leurs imâms salariés, diplômés d’universités islamiques
à s’inscrire en parallèle dans l’université française afin qu’ils décrochent un
diplôme national. Des coordinations d’associations musulmanes avaient aussi
entrepris de proposer à leurs imâms des séances ponctuelles faisant intervenir
des experts, des spécialistes afin de les initier à tel ou tel aspect de la vie dans les
sociétés européennes. L’UOIF, par exemple, a toujours récusé tous les projets de
formation civique validés par les pouvoirs publics et destinés à des imâms étrangers, au motif que ceux-ci n’étaient pas exempts de paternalisme et n’étaient surtout pas assurés par les musulmans eux-mêmes pour des musulmans.
Il convient en effet de relever que si des points de convergence existent
néanmoins entre les préoccupations des communautés musulmanes et celles
des pouvoirs publics (notamment s’agissant de limiter le recours à des imâms
formés à l’étranger ou se défier des courants littéralistes !), les différences sont
toutes aussi réelles. Elles témoignent d’objectifs différents sinon de priorités
divergentes.
Là où les communautés sont enclines à privilégier l’émergence d’imâms
compétents en sciences islamiques et garants stricts d’une certaine orthodoxie, les pouvoirs publics sont souvent davantage préoccupés par l’émergence
d’imâms professant un islam plus pragmatique voire moderniste.
Là où les collectivités musulmanes recherchent avant tout des profils destinés à édifier religieusement les fidèles, les pouvoirs publics pourraient être tentés d’utiliser des imâms comme des relais de l’autorité et d’user de la religion
comme d’un outil de régulation sociale voire de contrôle social des populations
musulmanes. N’est-ce pas cette idée qu’exprimait Nicolas Sarkozy lorsqu’il
déclarait :
Les villes nouvelles, certaines périphéries des grandes métropoles manquent cruellement de lieux de culte. Je crois en une conception vivante de la religion. […]
Un lieu de culte est un facteur d’intégration, de rencontres […] L’intégrisme
règne dans les déserts spirituels. À l’inverse, il trouve des contradicteurs là où sont
implantés fortement des ministres du culte dont le message est compatible avec
nos valeurs républicaines. […] Je crois que c’est parce qu’il n’y a pas assez de lieux
de culte musulmans publics qu’il y a une progression de l’islamisme aujourd’hui 51.
C’est d’ailleurs bien là un des paradoxes de la situation de l’islam en France
confronté à un État laïque par rapport à celle qui prévaut dans les États ayant
l’islam pour religion officielle. Dans les États musulmans la puissance publique
veille jalousement à la formation des cadres cultuels qu’elle nomme et salarie ;
c’est à eux que revient la mission de faire entendre la voie officielle d’un islam
d’État. À l’opposé, en France, la puissance publique proclame son attachement
51
N. Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Paris, Éditions du Cerf, 2004, p. 128131.
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
465
à la neutralité religieuse (laïcité) et n’a donc en théorie, ni légitimité ni autorité
pour assurer directement la formation des cadres cultuels. Il n’en demeure pas
moins que s’agissant de l’islam, les pouvoirs publics ont été conduits à mettre
sur pied une politique volontariste d’organisation par le haut de ce culte qui
laisse à penser que derrière l’étendard de la laïcité peut parfois aussi se profiler
la tentation pour la puissance publique d’assumer le rôle d’État Pasteur vis-àvis de l’islam 52.
Dispenser des enseignements sur l’histoire des institutions républicaines,
se familiariser avec les principes et les règles de la laïcité et mieux connaître les
mutations du champ religieux constitue sans nul doute un programme stimulant, qui ne devrait pas en soi être réservé aux seuls cadres religieux musulmans
travaillant en France. Un tel projet mériterait d’être soutenu, pour peu que le
processus de transmission de savoirs qu’il induit se fasse dans un cadre institutionnel adapté et selon une pédagogie qui garantissent la liberté des enseignants
sans pour autant cantonner les étudiants concernés (imâms, aumôniers, cadres
associatifs…) dans une posture d’éternels mineurs qu’il faudrait éduquer. Or,
le reportage que Kaouther Ben Hania a réalisé sous le titre « Les imams vont à
l’école » 53 et qui est consacré à la formation dispensée à l’Institut catholique de
Paris (et à La Grande Mosquée de Paris) laisse planer un sérieux doute en la
matière ! On peut en effet y voir des étudiants suivre collectivement des cours
en sociologie et en droit des religions, se faire ensuite interroger individuellement non pas sur les connaissances acquises, mais soumis, en guise de cas pratique, à la façon de serrer la main d’un élu selon qu’il s’agit d’un homme ou
d’une femme.
Est-ce bien là ce que l’on est en droit d’attendre d’une formation d’adultes
destinée à des femmes et des hommes appelés à prendre des responsabilités
religieuses ?
Ne sommes-nous pas davantage confrontés à un processus qui nous renvoie l’image de l’imâm assimilé à « l’individu à corriger » pour reprendre une
des figures de l’anomalie au xixe siècle analysée par Foucault 54, que l’on devrait
dresser ou en l’espèce domestiquer.
52
53
54
F. Frégosi, « La tentation de l’État Pasteur : les tribulations de la régulation publique du
religieux entre France et Maghreb », in J.-C. Jauffret (dir.), L’institut d’études politiques
d’Aix-en-Provence dans l’espace euroméditerranéen, Marseille, Éditions Crès, 2007, p. 218235.
http://www.facebook.com/pages/Les-imams-vont-%C3%A0-l%C3%A9cole-le-film/
189899207715116.
M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France, 1974-1975, Paris, Gallimard,
Coll. Hautes études, 1999.
466
dRoiT ET RELigion En EURoPE
En guise de conclusion
Bien qu’inscrite à l’agenda public de tous les gouvernements depuis plus
d’une quinzaine d’années comme un des volets de la structuration par le haut
du culte musulman, la formation des cadres religieux musulmans semble n’avoir
pas pu déboucher notamment sur la solution opérationnelle – téméraire diront
certains ! – sur laquelle, avec Francis Messner, nous avions travaillé, à savoir la
création d’une faculté de théologie musulmane à Strasbourg, qui aurait été combinée à un institut local de formation des cadres religieux.
Nous avions sans doute sous-estimé les multiples formes de résistance qu’un
tel projet ne manquerait pas de susciter.
Ces résistances étaient d’abord internes. Elles émanaient d’opérateurs musulmans nationaux qui souhaitaient conserver un monopole total sur la formation
des cadres religieux et regardaient avec défiance tout projet de publicisation
d’un enseignement en théologie musulmane. Celle-ci aurait en effet fort logiquement impliqué, outre une ouverture large à tous les étudiants sans distinction de confession, un contrôle direct de l’État sur les grades et les titres requis
pour enseigner, sans oublier le principe de la liberté de recherche académique.
Cela aurait concrètement signifié l’absence totale de toute promotion exclusive
d’une école théologique particulière. Mais par résistances internes, il faut également entendre les oppositions émanant du sein même de l’université strasbourgeoise. Il s’agissait aussi bien des tenants (conservateurs) de la suprématie des
théologies catholique et protestante, qui voyaient dans la création d’une faculté
de théologie musulmane l’antichambre d’un éventuel élargissement du système
des cultes reconnus au culte musulman, que de promoteurs d’une laïcité universitaire intransigeante pour lesquels la théologie devait être bannie de l’université
au nom de la neutralité religieuse.
Mais les résistances étaient également externes. Elles provenaient notamment d’opérateurs publics locaux et nationaux crispés par la visibilisation accrue
du fait islamique qu’aurait induit ce projet de faculté de théologie. En plus des
pressions exercées envers l’exécutif national afin d’empêcher la concrétisation de
ce projet via des réseaux politiques multiples (élus de droite de la ville de Strasbourg intervenant auprès des ministères compétents, rédaction de rapports partiaux non publiés appuyant la décision publique de refus…), des stratégies de
contournements furent aussi mises sur pied à l’instar de la décision prise par le
cabinet de Jean-Pierre Chevènement de reformuler l’offre de formation en théologie musulmane en un institut proposant des enseignements et des formations
en sciences sociales sur l’islam.
Les réticences musulmanes s’avéraient prévisibles et gérables par le jeu habituel
des rivalités entre fédérations nationales et par l’existence d’un accord de principe de toutes les associations musulmanes locales (UOIF, AEIF, Millî görüs…).
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans en France
467
Celles émanant d’acteurs publics locaux se sont avérées par contre plus délicates à contrecarrer en raison de l’efficacité des appareils politiques d’une part et
du climat de suspicion entretenue autour du culte musulman en Alsace d’autre
part, dont le retard pris par la construction de la grande mosquée de Strasbourg
a été l’illustration.
En dépit de la multiplication des initiatives communautaires en matière de
formation de cadres religieux musulmans et des dispositifs publics dispensant
aujourd’hui une formation civique et juridique au profit des cadres musulmans,
ce serait faire preuve d’audace que de se prononcer de façon définitive sur cette
question.
En ce domaine l’expérience prouve que la volonté la plus claire, les intentions les plus louables, les projets les plus précis butent parfois sur la réalité des
conflits d’intérêts, des stratégies et des ambitions divergentes aussi bien entre les
divers opérateurs publics concernés qu’entre les opérateurs privés musulmans.
On aurait tort de conclure que cette question de la formation des cadres musulmans est dépassée.
Un défi attend les organisations musulmanes et les mosquées qui ont investi
ce chantier de la formation des cadres religieux musulmans en France. Elles
devront en effet consentir à diversifier le panel des enseignements proposés aux
futurs imâms, accepter toutes les contributions y compris celles émanant de non
musulmans dont la compétence professionnelle est reconnue dans le champ des
études dites islamiques comme des autres disciplines.
Mais l’autre défi majeur à relever sera de présenter un panel diversifié des
lectures possibles de l’islam tant d’un point de vue historique que d’un point
de vue juridique, théologique et spirituel. Il s’agit de redécouvrir et d’enseigner
le patrimoine pluraliste qui traverse toute l’histoire de la pensée islamique. Une
histoire riche en disputes et en confrontations entre des écoles de pensée juridiques et des systèmes théologiques et philosophiques divers. C’est une histoire
riche en émulation intellectuelle réciproque, en hybridation, que les musulmans
doivent se réapproprier pour y puiser des éléments de réponse à la standardisation des pratiques qui traverse aussi bien l’islam, en France comme dans le reste
du monde.
Du côté des pouvoirs publics et des parlementaires, il est sans doute aussi
important de veiller à ne pas réduire la laïcité à une série de lois prohibant les
signes religieux dans les écoles et dans l’espace public. En somme il est temps de
conférer à la laïcité une tonalité plus pratique, pragmatique et raisonnable dont
la généralisation de l’étude du droit des cultes pourrait être une première étape.
La seconde serait de déceler dans ce droit des cultes les outils et les solutions
pratiques les plus susceptibles d’accompagner les évolutions religieuses d’une
société française à la fois religieusement plurielle et profondément sécularisée,
sans restreindre le champ des libertés publiques parmi lesquelles figure la liberté
de conscience dont procède la liberté religieuse.
Dios en las constituciones y constituciones sin Dios
Iván C. Iban
I. Conceptos, método y fuentes
En un trabajo de la naturaleza del que se pretende acometer aquí, resulta
imprescindible realizar una serie de opciones conceptuales y metodológicas, en la
plena consciencia de que otras alternativas hubieran sido igualmente válidas. Pero
un mínimo de honestidad profesional obliga a explicar al eventual lector cuales
han sido tales. Será lo que se trate de hacer en estas primeras líneas.
Decidir que sea un país dotado de un Estado no es tarea exenta de dificultades.
He optado por considerar como tales aquellos que formaban parte de la Organización de Naciones Unidas, según la información de la propia organización, en
diciembre de 2010 1. Soy plenamente consciente de que quedarán así fuera de
mi análisis algunos territorios que podrían aportar datos de interés a los efectos
pretendidos. Quedarán fuera supuestos tan singulares desde el punto de vista del
Derecho internacional como el Estado de la Ciudad del Vaticano. Olvidaremos
realidades tan controvertidas como Kosovo y, especialmente, Palestina. Ignoraremos un territorio con un peso en la realidad internacional muy superior al de
varios de los considerados, como es el caso de Taiwán. Desde luego, no tendremos
en cuenta aquellos territorios que son tenidos por algunos como naciones o países,
pero que están integrados con claridad en el ámbito de un Estado, tal sería, sin
buscar ejemplos más exóticos, el caso del País de Gales o de Cataluña. Desde luego
1
La información ha sido tomada de: http://www.un.org/es/members/. Más adelante se indicará
cuales son tales y se pondrá de relieve la sorpresa que, en ocasiones, produce el modo en que
son denominados.
470
dRoiT ET RELigion En EURoPE
no entraremos en polémicas del estilo de si el Reino Unido de la Gran Bretaña e
Irlanda del Norte constituye propiamente un Estado, o no lo es como pretenden
un amplio número de autores británicos 2. No creo que sea necesario indicar que,
a nuestros efectos, no consideremos como Estado aquellas realidades que incluso
en su indiscutida denominación oficial incluyen dicho término, tal el caso, por
ejemplo, de los que componen los Estados Unidos de América o, y se trata de un
caso solo aparentemente similar, Puerto Rico.
Pero ni con tales reglas las cosas quedan suficientemente precisadas. Al redactar estas líneas (marzo de 2011) ya sabemos que en julio de 2011 habrá un nuevo
país: Sudán del Sur. No está garantizado que la Cirenaica no constituya un Estado
independiente de Libia. Los ejemplos imaginables son numerosos, pero sin duda
la realidad nos sorprenderá con situaciones no imaginadas. En resumen: me
atengo a lo que señalé al principio, analizaré los textos constitucionales de aquellos países/estados que formaban parte de la ONU como miembros de pleno derecho en el momento indicado. Eso sí, siendo plenamente consciente de que ni tan
siquiera tal solución puede ser considerada como definitiva.
Pero si fijar un concepto de Estado es tarea compleja, el intentar precisar uno
de constitución es, sencillamente, imposible. La doctrina gusta de utilizar todo
tipo de expresiones en la búsqueda de una definición: constitución en sentido
formal, constitución en sentido material, etc. Con mayor grado de tecnificación
se alude a algunas de las características que tiene que tener un texto normativo
para caracterizarlo como tal. Que su superioridad jerárquica, en el sentido de que
una disposición normativa será nula de pleno Derecho si contradice lo establecido
por ella, esté expresamente señalada. Que exista un organismo que tenga como
esencial competencia verificar lo anterior (vg: Tribunal constitucional), o, cuando
menos, que se habilite a un órgano previsto para otras finalidades para que realice
esa tarea de control de constitucionalidad (vg: Tribunal supremo). Que el ordenamiento establezca unos mecanismos que permitan la actuación de dicho órgano
con tal finalidad (vg: recurso de inconstitucionalidad). Pero ni tan siquiera con
ello bastaría para pasar todos los posibles filtros imaginables: ¿que ocurre si el
órgano de control de la constitucionalidad no es independiente del poder legislativo y del ejecutivo?, ¿cómo se mide esa independencia? ¿Y si el procedimiento de
control queda vacío de contenido porque en la práctica resulta imposible ponerlo
en funcionamiento? El catálogo de preguntas podría prolongarse indefinidamente.
Pero no se trataría de un mero divertimento doctrinal, sino de la descripción de
algunos modelos reales.
Obviamente, el recurso al puro nominalismo es perfectamente inútil. Hay
textos que se denominan como tales y que distan mucho de reunir los requisitos
2
Mi desconocimiento del Derecho público británico es prácticamente total, no obstante ello, me
aventuro a apuntar que el Reino Unido reúne con claridad evidente las características propias
de un Estado. A no ser que queramos entrar en matizaciones sin fin, que nos llevarían a configurar tantos conceptos de Estado como realidades con apariencia de tal existan.
dios en las constituciones y constituciones sin dios
471
mencionados en el último párrafo, mientras que otros, que nadie dudaría en calificar como constituciones, no incluyen tal expresión en su denominación oficial
(vg: Grundgesetz für die Bundesrepublik Deutschland).
Así pues, deberemos hacer numerosas ficciones para considerar que todos los
países a los que nos referiremos están dotados de una constitución. Incluiremos
textos en los que en los mismos se establece que no lo son 3. Desde luego tendremos en cuenta algunos que considerados como tales, entiendo que, al menos en
algunos de sus preceptos, no son realmente aplicados 4. En realidad, con tan laxos
criterios manejados, solo habrá, en estas líneas, un país sin constitución; en concreto Centroáfrica, en que claramente se establece por una norma (¿constitucional?) que la Constitución de 14 de enero de 1995 queda suspendida. Hay otra
singularidad. Me refiero al Reino Unido. Mi capacidad de ficción tiene un límite.
No hay constitución escrita, pero hay numerosos textos legislativos que si son
constitucionales. Pero no hay procedimiento comprensible para un jurista continental europeo para determinar cuales son ellos, así que, lamentándolo mucho,
no atenderé a ese país, aunque ello me obligue a renunciar a analizar textos de
singular interés (y singular contenido 5).
Pero no son esas las únicas ficciones que me he obligado a hacer. No basta con
decidir con escaso fundamento que determinados textos los consideraré como
constituciones, sino que ni tan siquiera podré asegurar que están vigentes. Y no
me refiero a vigencia real (eso es casi imposible de determinar: si las normas constitucionales son respetadas por el poder en determinados países), sino a la, en
principio, más sencilla tarea de determinar su vigencia formal. Entramos así en
cuestiones de método.
Creo que la opción metodológica clave de estas líneas ha sido el tomar partido entre dos posibilidades: la exactitud o la exhaustividad. Simultanear ambas
en su grado máximo resulta prácticamente imposible para una solo persona en
un tiempo razonable. Una posibilidad hubiera sido restringir mi análisis a un
cierto número de países: los que considerase más “importantes”. Con un relativamente reducido grupo se podría haber intentado ser absolutamente exacto. Pero
el problema era fijar ese criterio delimitador: ¿superficie?, ¿número de habitantes?, ¿número de nacionales?, ¿producto interior bruto?, ¿renta per capita? Ante la
imposibilidad de fijar un criterio razonable, opté por incluir todos los indicados
3
4
5
Sería el caso de Arabia Saudita, en el que en la ley que tendremos por tal se establece expresamente que la constitución es el Corán
Y no me estoy refiriendo a eventuales incumplimientos “antijurídicos” por parte del poder, me
estoy refiriendo, por vía de ejemplo, a exigencias constitucionales tales como las previstas en
San Marino de que, los días festivos, al menos dos “piazzari” acompañarán a los capitanes al
templo para asistir a misa.
Por vía de ejemplo: Act of Settlement 1700: “Person and Persons that then were or afterwards
should be reconciled to or shall hold Communion with the See or Church of Rome or should
profess the Popish Religion or marry a Papist should be excluded and are by that Act made for
ever [X1incapable] to inherit possess or enjoy the Crown”.
472
dRoiT ET RELigion En EURoPE
anteriormente. Pero fijada la lista de países se hacía necesario el recopilar la totalidad de los textos constitucionales. Pretender manejar los textos originales era,
obviamente, imposible por razones idiomáticas. Primar unos idiomas sobre otros
por el simple hecho de que el autor de estas líneas fuera capaz de comprenderlos
me parecía sustituir el intento de objetividad por la más caprichosa arbitrariedad.
Como quiera que estas páginas iban a ser redactadas en español, en aquellos casos
en que el texto original lo era en español, he acudido al mismo. Supuse que era
posible encontrar todos los textos en inglés. Lo he logrado en un número elevado
de casos. Pero en algunas ocasiones me ha sido necesario acudir a textos en francés.
Pero no bastaba con limitar el número de idiomas. Se hacía necesario el intentar
acudir a un número reducido de fuentes, a los efectos de la búsqueda de una cierta
homogeneidad en las traducciones. Por ello, en la medida de lo posible, he intentado utilizar una página Web de la Universidad de Berna, una de la de Georgetown y otra de Derecho francófono. No bastó con ello y, tal vez, el resultado pueda
no ser considerado como satisfactorio 6. Pero volvamos a la cuestión de la vigencia
de los textos constitucionales. No se puede estar seguro de que lo que aparece en
sitios de prestigiosas Universidades sea exacto. No me refiero ya solo en que resulta
prácticamente imposible determinar el contenido exacto, por ejemplo, de la Constitución de Austria, sino que cuestiones no discutibles aparecen sencillamente de
forma errada. Basten dos ejemplos: en el momento de la consulta (no así en este
momento), la Universidad de Berna no recogía el texto vigente de la Constitución
Suiza, aunque una importante reforma constitucional en nuestra materia se había
realizado muchos meses antes. O la Constitución de Venezuela que aparecía en el
sitio de la Universidad de Georgetown sencillamente era una que no estaba ya en
vigor. Se comprenderá que si tan prestigiosas instituciones incurren en errores de
bulto, el autor de estas líneas habrá incurrido en muchos más.
Alguna precisión metodológica en cuanto al contenido de estas líneas. A partir del tema que se me ha indicado y teniendo en cuenta el probable contenido
de otras ponencias he acotado mi búsqueda del siguiente modo. No he tenido en
cuenta las referencias a la libertad religiosa, su proclamación como derecho fundamental, las técnicas de protección del mismo. Tampoco a las genéricas y reiteradas proclamaciones de la no discriminación por motivo de religión. Tampoco a lo
que podríamos llamar “sistemas de relación iglesia-Estado”. Lo que he pretendido
es buscar cualquier referencia a Dios, a una religión, a la laicidad, etc. Lo que he
pretendido señalar es lo que podríamos calificar como principios constitucionales
en materia de religión, divinidad, etc. Junto a ello, he analizado aquellos supuestos en que el “dato religioso” tiene una trascendencia jurídica: pertenecer a una
6
No se me oculta que pueda parecer absurdo que maneje un texto en inglés de la Constitución
francesa, en tanto que manejo uno en francés de países en los que dicha lengua no es oficial.
Tampoco se corresponde con la metodología que me propuse, por ejemplo, que la Constitución
de Andorra utilizada sea un texto en español. En todo caso, solo he utilizado los idiomas español, inglés y francés y, en únicamente en una ocasión, el portugués.
dios en las constituciones y constituciones sin dios
473
determinada religión para desempeñar ciertos cargos, prohibición de acceder a los
mismos a quienes estén dotados de un determinado estatuto religioso, etc.
Antes de comenzar no queda sino el explicitar cuales han sido mis fuentes.
Sobre mi escritorio han estado exclusivamente 7 dos excelentes obras impresas: una
de ellas 8 no la he consultado apenas, la otra 9 no la he consultado en absoluto. Pero
me producía gran seguridad el tenerlas próximas a mi. Lo que he utilizado han
sido diversas páginas Web 10.
II. Dios en las constituciones
Dios aparece expresamente citado en más de un centenar de constituciones 11.
Creo que a esa lista podría añadirse el caso de Grecia en que se refiere (Preámbulo
y 33.2) a la “Santa y consubstancial e indivisible Trinidad”, y que, a los efectos de
ese país, debería considerarse sinónimo de Dios, aunque ciertamente, eso significa una toma de posición, digamos, teológica, que no me corresponde a mi realizar 12. Opción de igual naturaleza hay que realizar a los efectos de incluir en este
elenco a Andorra, pues allí se alude a la madre de Dios (Disposición transitoria
7
8
9
10
11
12
Esa exclusividad en la selección de fuentes impresas, es consecuencia de una opción metodológica ya reseñada. Resulta de todo punto evidente que estoy familiarizado con la doctrina de
algunos países, en otros casos tengo algún conocimiento de la misma, en algunos, aunque todo
lo ignoro, no me resultaría difícil acceder a las fuentes que me permitirían un cierto conocimiento, por último, en la inmensa mayor parte de los casos me resultaría absolutamente
imposible ni tan siquiera conocer cuales sean tales fuentes impresas (si es que existe, que en
muchos casos es muy improbable). Así pues, para dar un “trato igual” a todos los textos constitucionales, opto sencillamente por no tener en cuenta no solo lo que ignoro, sino también lo
que conozco.
Robbers, Gerhard (ed.), Encyclopedia of World Constitutions, tres volúmenes, Facts On File,
Inc., New York, 2007.
Vega Gutiérrez, Ana María (ed.), Religión y libertades fundamentales en los países de naciones
Unidas: textos constitucionales, Editorial Comares, S.L., Granada, 2001.
Voir en annexe.
Afganistán, Albania, Alemania, Arabia Saudita, Argelia, Argentina, Bahamas, Bahrein, Bangladesh,
Barbados, Belice, Benin, Bolivia, Brasil, Brunei, Canadá, Colombia, Comoras, Costa Rica,
Dinamarca, Dominica, Ecuador, Egipto, El Salvador, Emiratos, Fiji, Filipinas, Gabón, Gambia,
Georgia, Granada, Guatemala, Guinea Ecuatorial, Haití, Honduras, India, Indonesia, Irán, Iraq,
Irlanda, Islas Marshall, Islas Salomón, Jamaica, Jordania, Kenya, Kiribati, Kuwait, Lesotho, Líbano,
Liberia, Liechtenstein, Madagascar, Malawi, Maldivas, Malí, Malta, Marruecos, Mauritania,
Mónaco, Namibia, Nauru, Nicaragua, Níger, Nigeria, Noruega, Nueva Zelanda, Omán, Países
Bajos, Pakistán, Palau, Panamá, Papua, Paraguay, Perú, Polonia, Quatar, Siria, República
Democrática del Congo, República Dominicana, Rumania, Rwanda, Saint Kitts y Nevis, Samoa,
San Marino, Santa Lucía, San Vicente, Senegal, Seychelles, Sierra Leona, Somalia, Sudáfrica,
Sudán, Suecia (Ley de Sucesión), Suiza, Suriname, Swazilandia, Timor, Togo, Tonga, Trinidad y
Tobago, Túnez, Tuvalu, Uganda, Vanuatu, Venezuela, Yemen y Zimbabwe.
También se refiere a la “Most Holy Trinity” el preámbulo de la Constitución de Irlanda. Y
resulta probable que en la denominación del país Trinidad y Tobago la primera parte se corresponde con ese mismo concepto.
474
dRoiT ET RELigion En EURoPE
primera) 13. Y continuando en tan confuso campo parece que únicamente en una
constitución se realiza una opción politeísta, se trata de la de Bhután en la que se
alude a “our guardian deities” (Preámbulo).
Mayores dificultades ofrece el incluir en este elenco a Corea del Norte, en la
que, en referencia a Kim II Sung, se recuerda su máxima de que “the people are
my God” (Preámbulo). Eso sí, es el único caso en que encontramos una definición de lo que Dios sea, que, sin embargo, no pienso sea utilizable para el resto
de las constituciones.
No creo que sea posible establecer una regla que explique la presencia o la
ausencia de una mención expresa de Dios en los textos estudiados. Podría decirse
que, en términos generales, tiende a mencionarse en los países musulmanes, o en
aquellos que formaron parte del Imperio británico (generalmente en las fórmulas de juramento establecidas), o que tiende a no aparecer en los antiguos países
comunistas, o que es más frecuente en los países cristianos protestantes que en los
católicos. Pero en todos los casos hay excepciones.
Pero si, con la excepción no generalizable de Corea del Norte, no encontramos
una definición de lo que Dios sea, sin embargo con alguna frecuencia encontramos referencias a los atributos de Dios. El más frecuentemente reseñado es el de
su calidad de todopoderoso (“Almighty”) 14. No entraré en la eventual distinción
entre ser todopoderoso u ocupar una posición de supremacía, si bien esta parece
ser más limitada, en todo caso, su supremacía es reconocida en algunas constituciones 15; me parece significativo señalar que todas ellas son de países que, en uno
u otro modo han formado parte del Imperio británico 16 También, en los países
13
14
15
16
También encontramos una referencia a la madre de Dios en Perú (Disposición final y transitoria duodécima).
Como tal aparece caracterizado en los constituciones de Afganistán (Preámbulo y 63), Bahrein
(33 a y 78), Bangladesh (Preámbulo), Emiratos (Preámbulo y 73), Filipinas (Preámbulo),
Gambia (Preámbulo), Irlanda (12.8 y 34.5.1), Jordania (43), Kenya (Preámbulo), Kiribati
(Preámbulo), Líbano (50), Maldivas (Anexo 1), Mauritania (Preámbulo), Nauru (Preámbulo),
Noruega (44.1), Omán (7 y 50), Países Bajos (11), Pakistán (Preámbulo), Perú (Preámbulo),
Quatar (10, 74, 92 y 119), Siria (7), Rwanda (Preámbulo, 41, 56.2 y 60.2), Saint Kitts y Nevis
(Preámbulo), Samoa (Preámbulo y anexo tercero), Santa Lucía, Seychelles (Preámbulo), Sudán
(Preámbulo, 56, 71 y 89), Suecia (Ley de Sucesión: Preámbulo), Suiza (Preámbulo), Suriname
(Preámbulo y 65), Swazilandia (Preámbulo), Tonga (34), Tuvalu (Preámbulo), Uganda (Anexo
cuarto) y Yemen (160).
Bahamas (Preámbulo), Belice (Preámbulo), Brunei (Preámbulo y parte final. Los términos
empleados son “Lord of the Universe” y “King of Kings”), Dominica (Preámbulo), Emiratos
(Preámbulo), Granada (Preámbulo a), Kenya (Preámbulo), Líbano (9. La dicción, entiendo que
equivalente, es “most high”), Pakistán (Preámbulo: “Sovereignty over the Universe belongs to”),
Samoa (Preámbulo. Idéntica expresión a la de Pakistán), Santa Lucía (Preámbulo), San Vicente
(Preámbulo) y Trinidad y Tobago (Preámbulo).
Sin pretender ser, en modo alguno, un experto en Derecho constitucional comparado, y menos
del de origen anglosajón, me parece que es suficiente el haber prestado la mínima atención que
he destinado a las constituciones de los distintos países para la realización de este trabajo para
poder extraer alguna conclusión de carácter general en referencia a la de los países que han formado parte del Imperio británico; resumo mis conclusiones directamente. Con frecuencia, son
dios en las constituciones y constituciones sin dios
475
musulmanes, es misericordioso y compasivo (“Merciful”, “compassionate”) 17. Su
unicidad es característica reconocida en algunos textos también de tal tipo de países 18. La condición de creador aparece recogida en algún otro texto 19. La cualidad
de eternidad es recogida en dos ocasiones 20, y en una la de padre 21 y la de la omnisciencia 22. Pero tales atributos de Dios no permiten dar una definición de que sea
tal (a salvo, naturalmente, de la muy precisa definición dada por la Constitución
de Corea del Norte; que no resulta de gran utilidad a nuestros efectos, pues no se
trata de una definición normativa, sino tan solo el concepto que maneja una persona en concreto). Tal vez permita aproximarnos a ello, si analizamos algunas de
las, llamémoslas así, competencias y actuaciones de Dios.
En algunas constituciones 23, aquellos que tienen la competencia de promulgar un texto constitucional, consideran que en el ejercicio de la misma tienen una
responsabilidad ante Dios. Otros 24 parece que han recibido un mandato de origen divino a los efectos de redactar el texto correspondiente, ya que en su nombre
viene promulgado. En ocasiones 25 no se produce ese “apoderamiento” por parte
17
18
19
20
21
22
23
24
25
considerados como constituciones de los referidos países los textos (de origen británico) por los
que se le cede la soberanía en el momento de alcanzar su independencia. Pero esos textos parten,
sin duda, de un borrador común, con lo que las similitudes son extraordinarias. Tales similitudes
permanecen aún en los textos de países independientes desde hace décadas, en los que ha habido
constituciones y reformas constitucionales ulteriores. Dos características comunes destacaré. En
primer lugar, una estrictamente formal, que trae su causa de la otra, la extraordinaria longitud
de las mismas, con centenares de artículos, algunos de ellos con numerosos apartados y subapartados. En segundo lugar, su minuciosidad (lo que provoca la desmesurada extensión); por vía de
ejemplo las prescripciones destinadas al modo de regular los procedimientos de obtener la
nacionalidad prevén todos los supuestos imaginables. Tal minuciosidad (y extensión) resulta
perfectamente explicable por las circunstancias de las que traen su origen; es más discutible que
su pervivencia lo sea. En otros casos resulta menos justificable la extensión en las regulaciones
que llegan a niveles propios de un reglamento, para probarlo basta con acudir a las muy detalladas fórmulas de juramento; cuestión a la que se atenderá más adelante. En breve: hay decenas
de de países que tienen constituciones de rasgos muy comunes, pues su punto de partida ha sido
un documento de cesión de soberanía por parte del Reino Unido (¿Carta otorgada?) y esas
constituciones son extraordinariamente extensas. No deja de resultar paradójico que, simultáneamente, el Reino Unido no esté dotado de una constitución, en sentido propio, escrita.
Afganistán (63), Arabia Saudita (Preámbulo), Argelia (Preámbulo), Brunei (Preámbulo).
Comoras (13), Irán (67.1), Iraq (Preámbulo), Kuwait (Preámbulo), Pakistán (Anexo tercero),
Somalia (Preámbulo) y Túnez (Preámbulo).
Afganistán (19.4), Arabia Saudita (3), Indonesia (Preámbulo) e Irán (2.1).
Dominica (Preámbulo), Emiratos (Preámbulo), Granada (Preámbulo), Madagascar (Preámbulo)
y Trinidad y Tobago (Preámbulo).
Nauru (Preámbulo) y Tuvalu (Preámbulo).
Kiribati (Preámbulo).
Noruega (9.1).
Alemania (Preámbulo), Guinea Ecuatorial (Preámbulo), Irán (1.6), Polonia (Preámbulo),
República Democrática del Congo (Preámbulo) y Gabón (Preámbulo).
Argelia (Preámbulo), Bahrein (Preámbulo), Brunei (Preámbulo), Egipto (Preámbulo), Gambia
(Preámbulo), Grecia (Preámbulo), Iraq (Preámbulo), Kuwait (Preámbulo) y Suiza (Preámbulo).
Bhután (Preámbulo), Brasil (Preámbulo) e Islas Salomón (Preámbulo).
476
dRoiT ET RELigion En EURoPE
de la divinidad, sino que esta se limita a apoyar la tarea constituyente. En un conjunto de países que formaron parte del Imperio británico 26, parece que la función
de Dios es mucho más ‘técnico-jurídica’, pues es la divinidad quien ha conferido
unos derechos (fundamentales) a los hombres; la fundamentación iusnaturalista
de los derechos humanos en esas cartas constitucionales es clara.
Mucha mayor concreción encontramos a la hora de fundamentar en la divinidad la titularidad de un poder. Los antecesores de tres monarcas reinantes europeos, fueron titulares del poder por decisión divina, cabe suponer que tal sigue
siendo la fundamentación de la posición jurídica de los actuales monarcas 27. Coincidirían en ello con el monarca de Brunei (Preámbulo) y con los parlamentarios
constituyentes tunecinos (Preámbulo).
Pero la divinidad no solo ha legitimado determinas dinastías, también ha realizado otro tipo de funciones: ha protegido siempre a las islas Fiji (Preámbulo),
ha apoyado a los irlandeses durante siglos (Preámbulo), ha hecho de las Seychelles
uno de los países más bellos del mundo (Preámbulo) o ha colaborado a la felicidad
y el bienestar de los habitantes de Tuvalu (Preámbulo).
Sin embargo no ha desdeñado el realizar tareas más políticas y técnicas. Así, ha
asignado la titularidad de las riquezas naturales al Estado de Arabia Saudita (6);
ha colaborado (junto a la Pachamama) a refundar Bolivia (Preámbulo); ha configurado a Liberia como un Estado libre, soberano e independiente (Preámbulo); y
ha permitido alcanzar un tratado de paz en Sudán (Preámbulo).
Podrían darse otros ejemplos, pero me parece innecesario. Sin duda, buena
parte de estas afirmaciones son meramente retóricas, y no tienen ningún alcance
práctico en el plano jurídico, ni aun en el político. Quiero decir que el que el pueblo alemán se considere responsable ante Dios, o que la Constitución sea proclamada en su nombre, tal vez permita calificar (con exageración, me permitiría decir)
a tales textos constitucionales como teístas, pero no creo que de ello se siga consecuencia alguna. Ahora bien, en otros casos no creo que sea así. La fundamentación
iusnaturalista teísta de los derechos fundamentales, tiene un evidente alcance práctico; en cierta medida supone una limitación del propio ordenamiento jurídico.
Como tiene notable trascendencia la fundamentación divina de la titularidad del
poder en las dinastías reinantes en Brunei, Liechtenstein o Mónaco, pues ello significa que la soberanía no radica en el pueblo 28. Como no se puede ignorar, que la
titularidad estatal de las riquezas naturales en Arabia Saudita, y a partir de la concepción que de Estado se tiene allí, implica unas soluciones concretas en campo
económico y, más concretamente, de distribución de la renta nacional.
26
27
28
Belice (Preámbulo), Dominica (Preámbulo), Granada (Preámbulo), Islas Marshall (Preámbulo),
Santa Lucía (Preámbulo) y Trinidad y Tobago (Preámbulo).
Liechtenstein (Preámbulo), Mónaco (Preámbulo) y Suecia (Ley de Sucesión: Preámbulo).
No es el caso de extenderse sobre la cuestión, pero en los propios textos constitucionales tal
circunstancia viene claramente establecida en preceptos que en modo alguno pueden ser calificados como retóricos. Por lo demás, el funcionamiento “ordinario” de dichos estados dejan
claras las cosas.
dios en las constituciones y constituciones sin dios
477
Pero si Dios ha “hecho”, también se le pide que haga en el futuro. En algunos
casos 29, se pide su bendición. En otros 30, con unas u otras palabras, se solicita su
ayuda con carácter genérico, para todo el país, la población, etc. Más adelante
habrá ocasión de referirse a los juramentos, pero, por el momento, baste con
señalar que son numerosísimos los casos en que la fórmula del mismo incluye una
solicitud de ayuda a Dios por parte de quien lo presta 31. En Gambia (Preámbulo)
se le pide que el pueblo se mantenga leal a la nación, y la mera subsistencia de la
misma es para lo que se pide su apoyo en Liberia (Preámbulo).
Con lo hasta ahora visto, no sorprenderá que, aunque tenga difícil encaje en
un texto jurídico, se le solicite que prolongue la vida de Juan II de Liechtenstein
(In fine), o la de Carlos XIII de Suecia (Ley de Sucesión: Preámbulo), o la del
comisario, médico o maestro de San Marino (1, respectivamente XXXI, XXXII
y XXXIII).
Corresponde ahora, como se ha venido anunciando, el referirse a los juramentos.
Históricamente me parece claro que el juramento implicaba la creencia en la existencia de la divinidad, y que el quebrantamiento del mismo suponía una sanción
por parte de esta. No creo que tal sea el modo en que se concibe en la actualidad
con carácter general. La primera dificultad que se encuentra al estudiar esta cuestión es el del significado de las palabras, agravado por la circunstancia de que buena
parte de los textos utilizados son traducciones. En el Derecho español es claro que el
empleo de la fórmula “juramento” implica la creencia, por parte de quien lo presta,
en la existencia de Dios, mientras que el término “promesa” implicaría la creencia en
su inexistencia, o su voluntad de mantener su opción en el fuero interno, o aún el
considerar “incompetente” a Dios para tales menesteres. Ambas fórmulas son legalmente posibles en mi país pero, una vez más, resulta imposible generalizar. “Oath”,
“promise”, “serment”, “Je jure”, “I oath”, etc., son expresiones que encontramos de
29
30
31
Kenya (Preámbulo), Fiji (Preámbulo), Sudáfrica (Preámbulo) y Seychelles (Preámbulo).
Afganistán (Preámbulo), Argentina (Preámbulo), Bahrein (Preámbulo), Colombia (Preámbulo),
Egipto (Preámbulo), El Salvador (Preámbulo), Emiratos (Preámbulo), Honduras (Preámbulo),
Kiribati (Preámbulo), Nauru (Preámbulo), Panamá (Preámbulo), Togo (Preámbulo), Tuvalu
(Preámbulo) y Venezuela (Preámbulo).
Me limitaré a dar algunos, pocos, ejemplos, de solicitud de ayuda a Dios por parte de quien
accede a un cargo mediante la fórmula de juramento: El presidente de Albania (88.3), los
“rulers of the country” en Arabia Saudita (5), el primer ministro de Barbados (34), los miembros del “Privy council” de Brunei (5.4), los miembros de las Fuerzas armadas filipinas
(XVI.5.1), el gobernador general de Granada (21.2), los miembros del Parlamento iraní (67.1),
los jueces irlandeses (34.5.1), el presidente del Senado de Jamaica (V.1), los ministros de
Lesotho (94), el vicepresidente de Malawi (81.1), los viceministros de Namibia (38), el gobernador de un estado en Nigeria (185.1), el rey noruego (9.1), los miembros del Parlamento de
Nueva Zelanda (11.1.A), el regente en los Países Bajos (37.4), los militares pakistaníes (244),
el presidente de Polonia (130), los miembros del Gobierno rumano (103.1), los miembros de
la Comisión de servicios públicos de Saint Kitts y Nevis (77.10), el secretario del vicepresidente
de Sierra Leona (69.2), los parlamentarios de Suriname (65), los que devengan nacionales de
Swazilandia (45.4), el secretario del Gabinete ugandés (111.5), los jueces de la corte suprema
de Zimbabwe, etc.
478
dRoiT ET RELigion En EURoPE
continuo en textos constitucionales, sin que yo pretenda considerar que su contenido resulta preciso para mi. Hecha esa salvedad, pasemos a la cuestión.
La mayoría de los países contienen referencias a este tema, con lo que en realidad la excepción son los países que no establecen constitucionalmente la exigencia
del juramento, promesa, etc., en determinadas ocasiones 32. Al margen de que probablemente en la legislación ordinaria de algunos de esos países haya alusiones a la
cuestión, y de que se pueda encontrar una explicación de la ausencia en cada caso
concreto, me parecería una ficción el intentar hallar rasgos comunes, de cualquier
naturaleza, entre los mismos.
Hay un conjunto de países 33, en los que, de un modo u otro, se establece con
claridad que existe la opción, empleando la terminología española, de “jurar” o de
“prometer”. Podría intentar establecerse dos bloques de entre estos. De una parte
aquellos en que la que se considera la primera opción es el juramento, y la promesa es la excepción, tal el caso de Alemania, en que tras establecer la formula de
juramento del presidente (56) y del canciller y de los ministros (64.2), con expresa
referencia a Dios, se afirma que “the oath may also be taken without religious
affirmation”. De otra, aquellos con el planteamiento contrario, tal el caso de Austria, en que, entre otros cargos, el presidente (62) y los miembros del Gobierno
(72.1), deben prometer, pero se establece que “the addition of a religious assertion
is admisible”. Pero no creo que pudieran extraerse trascendentales conclusiones
de tal diferenciación. Por lo que toca a las eventuales características comunes de
tales países, también aquí los encontramos de todo tipo, pero si puede señalarse
como, en términos generales, la mayor parte de los que formaron parte del Imperio británico, se inclinan por esta fórmula opcional. En todos ellos, los preceptos
destinados a los juramentos y sus precisas fórmulas tienden a ser muy numerosos
y prolijos. Imagino que tendrá una explicación en su común origen, ya señalado,
del Derecho británico que, ciertamente, yo desconozco.
Aunque sin establecerse de un modo evidente, entiendo que, por una serie de
razones deducibles de las propias constituciones y que no procede aquí explicitar, otro grupo de países 34 permiten la opción entre juramento y promesa, difícil
resulta también imaginar elementos comunes entre los mismos.
32
33
34
Aquellos países en que no he encontrado alusiones a tal cuestión son los siguientes: Bosnia y
Herzegovina, China, Cuba, Dinamarca, Djibouti, El Salvador, Macedonia, Francia, Guatemala,
Guinea Bissau, Libia, Japón, Marruecos, Mauritania, Mónaco, Myanmar, Nicaragua, Palau,
Perú, Laos, Suecia, Suiza, Tailandia, Uruguay, Vanuatu y Vietnam.
Albania, Alemania, Andorra, Antigua y Barbuda, Argentina, Australia, Austria, Bahamas,
Bangladesh, Barbados, Belice, Bostwana, Brunei, Chile, Dominica, Fiji, Filipinas, Gambia,
Ghana, Granada, Guyana, India, Indonesia, Irlanda, Islandia, Islas Marshall, Islas Salomón,
Jamaica, Kenya, Kiribati, Lesotho, Letonia, Liberia, Malasia, Malta, Mauricio, Namibia,
Nauru, Nigeria, Países Bajos, Panamá, Paraguay, Polonia, Saint Kitts y Nevis, Samoa, Santa
Lucia, San Vicente, Seychelles, Sierra Leona, Singapur, Sri Lanka, Sudáfrica, Suriname,
Swazilandia, Trinidad y Tobago, Tuvalu, Uganda, Zambia, y Zimbabwe.
Angola, Armenia, Azerbaiyán, Bielorrusia, Bélgica, Bhután, Bolivia, Brasil, Bulgaria, Burkina
Faso, Burundi, Cabo Verde, Camboya, Camerún, Canadá, Chad, Congo, Costa de Marfil,
dios en las constituciones y constituciones sin dios
479
Un reducido número de países optan por obligar a ambas cosas, jurar y prometer, así deberá hacerlo el presidente de Colombia (192), los funcionarios públicos
de Costa Rica (194), el rey de Noruega (9.1) y es la fórmula general en Papua (7).
También es reducido el grupo de los que parece que no ofrecen otra fórmula
que el de la promesa, es decir, excluyen un juramento teísta. Es el caso de Chipre (42.1, 59.4, 69 y 100), Etiopía (59), Finlandia (56), Israel (Ley básica del
Gobierno: 14) y México (87). Sí puede intentarse el buscar algo en común entre
estos países: el hecho de la importancia que la “cuestión religiosa” tiene en los
mismos. La coexistencia de dos bloques religiosos, no exenta de tensiones, en
Chipre y Etiopía; la presencia institucional relevante de dos iglesias cristianas en
Finlandia; el origen indudablemente de raíz religiosa de Israel; la vocación institucional laica de un país marcadamente católico como México. Es decir, se busca
una neutralidad en la fórmula de promesa, probablemente para evitar fricciones
de carácter religioso.
Procede ahora referirse a aquellos países en los que parece que se exige una
formula de juramento que pasa por la adhesión de quien lo presta a una creencia
religiosa: Irán y Níger. En ambos se exige a quien presta juramento la adhesión
a un credo religioso, pero no a uno en concreto, si no a cualquiera. Así, en Irán,
tras señalar una fórmula de juramento para los miembros del Parlamento ante el
Corán, se indica que “members belonging to the religious minorities will swear by
their own sacred books” (67.2) 35. Una referencia no muy distinta encontramos en
la fórmula de juramento del presidente de Níger: “prête serment sur le Livre-Saint
de sa confesión” (39) 36. Es, también, con alguna diferencia, el caso de Indonesia.
En este país se admite que el presidente y el vicepresidente opten por la promesa
o el juramento, y en este segundo caso “shall swear and oath in accordance with
their respective religions” (9.1).
Entiendo, aunque en algunos casos no está establecido de un modo indubitado, que en otros países 37, se exige una fórmula de juramento que implica la
adhesión a una concreta religión. El que buena parte de entre ellos sean países que
podríamos calificar como musulmanes, no es algo que me sorprenda.
35
36
37
Croacia, Ecuador, Eritrea, Eslovenia, España, Estados Unidos, Estonia, Rusia, Gabón, Guinea,
Guinea Ecuatorial, Honduras, Hungría, Italia, Kazajstán, Kirguistán, Lituania, Luxemburgo,
Madagascar, Malawi, Micronesia, Mongolia, Montenegro, Mozambique, Portugal, República
Checa, Corea del Sur, Moldavia, Nepal, Corea del Norte (¿), Tanzania, Santo Tomé, Serbia,
Tayikistán, Turkmenistán, Turquía, Ucrania, Uzbekistán y Venezuela.
Más adelante habré de referirme a la composición de dicho Parlamento teniendo en cuenta las
adscripciones religiosas de los candidatos a ser miembros del mismo, y se comprenderán entonces las razones de esta solución normativa.
Es evidente que en ambos casos se tiene un concepto de religión restringida a las llamadas
“religiones del Libro”.
Afganistán, Arabia Saudita, Argelia, Bahrein, Benin, Comoras, Egipto, Emiratos, Georgia,
Grecia, Haití, Iraq, Jordania, Kuwait, Líbano, Liechtenstein, Maldivas, Malí, Nueva Zelanda,
Omán, Pakistán, Quatar, Siria, República Democrática del Congo, República Dominicana,
Rumania, Rwanda, San Marino, Senegal, Somalia, Sudán, Timor, Togo, Tonga, Túnez, y Yemen.
480
dRoiT ET RELigion En EURoPE
III. Las conceptualizaciones humanas de Dios: las religiones
Nada más lejos de mis aptitudes (y de mis actitudes, si se me permite) que el
intentar definir que sea la religión. Parece, sin embargo, que los constituyentes de
los distintos países conocen que sea tal categoría, pues la utilizan con profusión. En
realidad solo hay una constitución para la que la religión no existe o, cuando menos,
es fenómeno constitucionalmente irrelevante, se trata de la República Checa 38.
Podría añadirse el caso de Centroáfrica, en la medida que, como ya se indicó, su
Constitución está suspendida 39. Pero eso es todo. En el resto de los textos constitucionales aparecen alusiones a la religión, a una religión en concreto, etc. No nos referiremos ahora a todas ellas. De una parte, ya señalamos que obviamos en este trabajo
cualquier alusión a lo que genéricamente podríamos llamar “derecho fundamental de libertad religiosa”. Por otra parte, no mencionaremos, por el momento, las
referencias a una religión o a una confesión en concreto. Atenderemos por ahora a
aquellos casos en que la religión aparece en las constituciones con carácter genérico.
En Vietnam se reconoce que entre los que han colaborado a la formación de
lo que parece ejercer funciones de partido único (Vietnam Fatherland Front), se
encuentran las religiones (9. 1). La reina de Camboya deberá proteger los intereses
religiosos (16.2). Tal tarea corresponde al Estado irlandés (44.1) y al de la República Dominicana (7). Y a todos los tailandeses (66) y yemeníes (60). Los lugares
sagrados deberán ser protegidos en Israel (Ley Básica Jerusalén, Capital de Israel:
3). La religión sirve hasta para proteger la difusión de ciertas lenguas, tal es el caso
de Sudáfrica 40, o quedar exento del pago de tributos en Uruguay (297.7). Y una
vinculación de carácter religioso implica un trato distinto al previsto por el Derecho común, en cuestiones tan diversas como la legislación aplicable en el caso de
declaración del estado de emergencia en Singapur (150.5.iii), o la normativa en
materia de radiodifusión sueca (Ley Fundamental de Libertad de Expresión: 1.8).
La persecución por motivos religiosos en el país que reclame la extradición, es
razón suficiente para que constitucionalmente se establezca el derecho de asilo de
los extranjeros 41. Y la religión es causa suficiente para quedar exento de obligacio38
39
40
41
Ni la expresión religión, ni ninguna otra relacionada con ella aparece en la Constitución de este
país. No hay referencias ni tan siquiera a la libertad religiosa. Tal vez con un punto de exageración, podríamos afirmar que se trata de la única constitución auténticamente laica: irrelevancia
del fenómeno religioso. Desde luego, como ya se señaló, aparecen numerosas referencias a
juramentos (23.1, 2 y 3; 55; 59.1 y 2; 69.1 y 2; 85.1 y 2 y 93), pero en ningún caso aparece
fórmula teísta alguna, por línea de ejemplo la prevista para los parlamentarios reza: “I pledge
allegiance in…accordance with my best conviction and conscience”.
Y en la Ley de 13 de marzo de 2003, mediante la que se organizan provisionalmente los poderes del Estado, no encontramos ninguna referencia directa o indirecta a la religión.
“A Pan South African Language Board established by national legislation must…promote…
Arabic, Hebrew, Sanskrit and other languages used for religious purposes” (6.5.a.ii).
Cabo Verde (35.2), Costa de Marfil (12), Hungría (65.1), Malí (12), Montenegro (44) y Perú
(37).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
481
nes militares en Brasil (143.1), Eslovenia (123.2), Estonia (124.2), Montenegro
(48), Polonia (85.3), Serbia (45.1) y Ucrania (35), países, con la excepción del
primero, ex comunistas. Aunque también hay supuestos en que se establece exactamente lo contario, tal es el caso de Chad (54) y Grecia (13.3).
Pero si la religión, o la genérica adscripción religiosa, es motivo de tratamiento
favorable, también lo es en algunas ocasiones de trato desfavorable. Es el caso de
la no infrecuente prohibición del establecimiento de partidos políticos con base,
denominación, etc., de carácter religioso 42, o de sindicatos de similar naturaleza 43.
Aunque sea arriesgado el generalizar, tales países son de dos tipos, o aquellos que
son sociológicamente cristianos o aquellos de reciente independencia que corren
riesgo de ser, admítaseme la falta de corrección política, “islamizados”.
Aunque sin prohibición expresa de partidos políticos de base confesional, en
algunos países existe una genérica prohibición de utilizar la religión con finalidad
política 44. En línea no muy diversa, en Corea del Norte se establece que “religion
must not be used as a pretext for drawing in foreign forces or for harming the
State or social order” (68.2).
En otros casos se pretende que la religión sencillamente no sea tenida en cuenta
a efectos políticos. Tal es el caso de Estados Unidos (VI.3) o Filipinas (III.5).
Sin que sea capaz de intuir cual sea el alcance jurídico de lo que sigue, procedo
a continuación a reseñar aquellos casos en que se considera que la familia está
basada en la religión: cinco países musulmanes 45 y uno católico 46.
Pero son mucho más abundantes las referencias a una religión en concreto, o
a lo que, provisionalmente, podríamos llamar confesiones religiosas 47. Por ello,
inmediatamente nos referiremos a ellas.
No mencionaremos ahora los supuestos en que una religión se declara como
estatal. Más adelante habrá un apartado específico sobre la cuestión. Tampoco a
los casos en que se exige el profesar una concreta religión a los efectos de acceder a
un determinado cargo público, o de tener unos determinados derechos.
42
43
44
45
46
47
Es el caso de Bulgaria (11.4), Cabo Verde (125.2), Djibouti (6), Gambia (60.2), Ghana (55.4
y 7.c), Guinea (3), Guinea Ecuatorial (9), Kazajstán (5.4), Kenya (91.2.a), Kirguistán (8.5),
Liberia (79), Níger (9), Nigeria (222.e), Panamá (181), Portugal (51.3), Nepal (142.4; en
realidad en este caso lo que se prohíbe son los partidos “that it would disturb the religious…
harmony”), Tanzania (20.2.a.i), Senegal (4), Sierra Leona (35.5), Turkmenistán (30) y
Uzbekistán (57).
Guinea Bissau (45.3) y Portugal (55.4).
Costa Rica (28), Honduras (77), Myanmar (156.c) y Turquía (24.5).
Emiratos (15), Libia (3), Kuwait (9), Quatar (21) y Yemen (26)
Aunque en términos diversos, me parece que es el caso de Costa Rica: “Con el fin de robustecer…su vida…religiosa…la familia recibirá del Estado la más amplia protección posible” (8).
La identificación entre religión y confesión religiosa (“religious denomination”), me parece que
está implícita en numerosos textos constitucionales. Pero está explicitada en buena parte de los
países que formaron parte del Imperio británico, por línea de ejemplo: Barbados (19.7), Islas
Salomón (11.8), Lesotho (13.3.7), Papua (45.5), Saint Kitts y Nevis (11.6), Santa Lucía (9.6),
San Vicente (9.6), Tuvalu (23.9) y Zimbabwe (19.6).
482
dRoiT ET RELigion En EURoPE
En algún caso se hace referencia a una religión con la finalidad de señalar el
calendario aplicable, tal es el caso de Tailandia en el que se indica que a efectos de
la datación de la Constitución se emplea el calendario budista (Preámbulo), o el
de Brunei en que se data, y así se indica expresamente, de conformidad al calendario cristiano (In fine). También hay una referencia al budismo en Laos, sin que
ello implique tratamiento de favor alguno 48.
Pero más que a una religión en general, lo que suele encontrarse son referencias
a lo que podríamos llamar “confesiones religiosas”. Como ya se indicó, los textos
manejados, salvo en buena parte de los de países musulmanes, tienden a identificar la religión, a sus efectos, con su formalización en una confesión religiosa. Las
referencias genéricas a confesiones son muy numerosas; señalaré alguna de ellas.
Daremos algunos ejemplos en los que parece que las confesiones recibirán un
trato favorable con respecto a otros tipos de entidades asociativas. En Brasil sus
templos quedarán exentos de tributación (150.VI), al igual que en Chile (19).
Queda prohibida la erección de colegios a no nacionales en Filipinas, salvo que lo
sean por una confesión (XIV.4.2). En Ghana, las confesiones estarán representadas en el Consejo de prisiones (206.h). En Lituania se reconocerán las “tradicional
Lithuanian churches” (43.1). Un tercio del Senado de Madagascar será designado
por el presidente de entre representantes de diversos grupos sociales, entre ellos las
confesiones (77.1). Y el gobernador de Santa Lucía podrá designar senadores previa audiencia a las confesiones (24.2.c). Las confesiones de las minorías recibirán
un apoyo del Estado en Montenegro (79.6). Recibirán financiación pública en los
Países Bajos (Artículo adicional 4). Y habrá representantes de las confesiones en
una Comisión para la protección de las minorías en Sudáfrica (186.2.a).
En algunas ocasiones las constituciones manifiestan un temor hacia la ingerencia
exterior por vía de las confesiones, y establecen algunas restricciones, tal es el caso de
Bielorrusia (16.2), China (36.4) y Kazajstán (5.5). Y se establecen ciertos condicionantes en su acceso a la propiedad, o su ejercicio, en México (27.II) y Tonga (108).
La categoría de confesión es difícilmente utilizable fuera del ámbito cristiano,
no obstante ello, y forzando el concepto, tal vez se pueda considerar como tales
las menciones a las “hindu religious institutions” en India (25.2.b), a una determinada interpretación del islam en Irán (12) o Maldivas (73.a.3) o la referencia a
los lugares sagrados de los indígenas en Ecuador (57.12).
Sin duda es la Iglesia romano católica la que en mayor número de ocasiones
aparece expresamente citada en los textos constitucionales. En unas pocas ocasiones, y se verá más adelante, para proclamarla como oficial del Estado. Me referiré
ahora a las otras menciones, aunque sobre algunas de las habrá que volver, pues se
sitúan muy próximas a la declaración de la misma como oficial. En Andorra, se
garantiza “el mantenimiento de…relaciones de colaboración especial” (11.3). En
Argentina “el gobierno federal sostiene el culto católico apostólico y romano” (2)
48
“L’État respecte et protège les activités légales des pratiquants de la religion bouddhique et des
autres religions” (9).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
483
e implícitamente establece un sistema concordatario (72.22). También parece
establecerse constitucionalmente un sistema concordatario en Luxemburgo (22).
Y lo mismo ocurre en Polonia (25.4). En España se mantendrán “relaciones de
cooperación con la Iglesia católica” (16.3). Su personalidad jurídica y mecanismos
específicos para el reconocimiento del derecho de propiedad inmobiliaria es reconocida en Guatemala (37). También Uruguay se hace referencia al dominio sobre
los templos de la Iglesia católica (5). Para señalar su independencia del Estado,
es mencionada específicamente en Italia (7.1). El reconocimiento de los colegios
parroquiales en Palau, parece que no puede ser a otros que a los católicos (IV.1).
Independencia, cooperación y autonomía son las bases de la relación del Estado
con la misma en Paraguay (24). “El Estado reconoce a la Iglesia católica como elemento importante en la formación histórica, cultural y moral del Perú, y le presta
su colaboración” (50). En Timor “the State acknowledges and values the participation of the Catholic Church in the process of national liberation” (11).
Otras iglesias cristianas aparecen mencionadas en textos constitucionales, asi
en Armenia “the Republic…recognizes the exclusive historical mission of the
Armenian Apostolic Holy Church” (8.1). En Bulgaria, “Eastern Orthodox Christianity is considered the traditional religion” (13.3). Un estatus especial es reconocido a la Iglesia ortodoxa en Chipre (110.1). La correspondiente Iglesia ortodoxa
puede establecer colegios en Macedonia (19.3). Una mención expresa a la Iglesia evangélica luterana encontramos en Finlandia (76.1). El Estado en Georgia
“shall recognize the special role of the Apostle Autocephalus Orthodox Church of
Georgia” (9.1). Las confesiones protestantes designarán un miembro del Consejo
electoral de Haití (289.8). Y la Iglesia de Suecia será depositaria de una serie de
documentos oficiales (Ley de Libertad de Prensa: 2.17).
IV. Los hombres de Dios: profetas, santos y demás
No es infrecuente el que en el ámbito de las religiones se considere que algunos personajes históricos (en ocasiones, pseudohistóricos), han desarrollado una
tarea de especial importancia. En algunos casos son una especie de intermediarios
entre Dios y los humanos (profetas), en otros son especialmente venerables por su
ensalzable comportamiento en clave religiosa o han realizado actuaciones suprahumanas solo explicables a partir de su religiosidad (santos), etc.
No me siento capaz de extraer consecuencia jurídica alguna de las mismas,
pero es un hecho cierto que algunos de tales personajes aparecen mencionados
en las constituciones de algunos países. Ya en las denominaciones de los mismos
aparecen esos nombres. Así es posible que las Islas Salomón reciban tal denominación en recuerdo del personaje bíblico rey Salomón. El Salvador, con toda probabilidad, hace referencia a Jesucristo, tenido por encarnación de la divinidad por
alguna religión y como profeta por otras. El catalogo de santos es relativamente
484
dRoiT ET RELigion En EURoPE
numeroso: Saint Kitts, San Marino, Santa Lucia, Santo Tomé y San Vicente. Da
la impresión que todas esas denominaciones traen su origen de las potencias colonizadoras cristianas y que, por lo tanto, reflejan más la idiosincrasia religiosa de
estas que las del propio país, pero, en todo caso, aún después de su independencia
mantienen los nombres.
Pero si las denominaciones “religiosas” de países parece ser monopolio de los
cristianos, al acudir a los textos constitucionales, observamos que la mayoría de
referencias a esos “hombres de Dios” las encontramos en los países musulmanes.
Comenzando por el caso de Iraq, en el que encontramos una mención nominal de
Adán, junto con una genérica a “apóstoles y profetas” y una específica a Mahoma
(Preámbulo). Este último aparece citado en Afganistán (19.4), Arabia Saudita (1
y 3), Brunei (In fine), Emiratos (Preámbulo), Irán (17 y 121), Pakistán (203.D.1
y 260.2.a) y Yemen (160).
Por lo que se refiere a textos constitucionales de países cristianos nos encontramos con que Jesucristo aparece citado en Fiji (Preámbulo), Grecia (3.1) e Irlanda
(Preámbulo). En Hungría encontramos una referencia a San Esteban a la hora
de describir el escudo nacional (76.2) y en Seychelles a varios santos a la hora de
reseñar las islas que lo componen, pues, sin duda también aquí por obra de los
colonizadores, varios toponímicos son de tal naturaleza (Anexos 1.1 y 2.11). Con
ello quedaría completado el cuadro 49.
V. Los hombres de una religión y sus funcionarios:
adscripción confesional y “ministros de culto”
En el epígrafe anterior nos hemos referido a una serie de menciones a personas en concreto, pero se trata, si se me admite la expresión, de pura retórica. En
principio, el que un país tenga la denominación de un santo cristiano, o que la
constitución de otro mencione a un profeta o a un personaje bíblico, ya lo hemos
dicho, carece de relevancia jurídica. Ahora nos vamos a referir también a personas
concretas, pero en este caso el elemento religioso se sitúa en el núcleo de su relevancia jurídica. La exigencia de profesar una religión para acceder a un cargo, o la
prohibición de ejercerlo por ser “ministro de culto” son ejemplos típicos. De todo
ello encontramos en las constituciones vigentes.
Comencemos por los supuestos en que es necesario profesar una determinada
religión para acceder a un cargo público en concreto. La mayoría de los casos
son relativos a los supuestos en que es necesario profesar la religión del islam:
49
Salvo que se quiera incluir aquí la fórmula de juramento del presidente de Benín, pues se establece que el mismo se inicie del siguiente modo: “Before God, the Manes [spirits] of the
ancestors”. (53). En la línea de las curiosidades se puede indicar que de un modo indirecto la
constitución de Emiratos se refiere a un pontífice católico, Gregorio XIII, al indicar que el
mandato del presidente y del vicepresidente es de “five Gregorian years” (52).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
485
Afganistán 50, Argelia 51, Brunei 52, Jordania 53, Kuwait 54, Maldivas 55, Mauritania 56,
Omán 57, Pakistán 58, Siria 59, Túnez 60 y Yemen 61. Pero en campo cristiano también
encontramos algunos ejemplos: rey de Dinamarca 62, rey de Noruega 63 y rey o heredero de Suecia 64. No me parece que los ejemplos cristianos sean equiparables a los
musulmanes. Los tres monarcas nórdicos carecen prácticamente de poder de conformidad a las leyes, a no ser de modo puramente simbólico. No es tal el caso de buena
parte de los cargos que quedan reservados a musulmanes en países de tal religión.
Mención aparte merece el muy singular caso de Chipre. La división de cargos
entre la comunidad griega y la comunidad turca es estricta y precisa: siete ministros serán griegos y tres turcos (46), el presidente será griego (48.a) y el vicepresidente turco (49.a), lo mismo ocurre, respectivamente, con el presidente y el
vicepresidente del Parlamento (7.1). Pero lo que podía ser considerado como una
división étnica, lo es también religiosa, ya que para pertenecer a la primera comunidad basta con pertenecer a la Iglesia ortodoxa griega (2.1) y con ser musulmán
para estar encuadrado en la segunda (2.2).
Fuera del mundo de la cristiandad y del islam, solo he encontrado un caso de
exigencia de profesar una concreta religión para ocupar un cargo público: el jefe
de Estado de Bhután (Drug Gyalpo) debe ser budista (2.2).
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Candidatos a presidente (62.1) o vicepresidente (62.3).
Candidato a presidente (73.1).
Primer ministro (4.5).
Rey, cuyos padres también deben ser musulmanes (28.e).
Príncipe heredero, cuyos padres también deben ser musulmanes (4.5).
Parlamentario (73.a.3), presidente (109.b), ministro (130.a.3) y juez (149.b.1). Se especifica
que en concreto debe ser “a follower of a Sunni school of islam”.
Presidente (23).
Sultán, cuyos padres también deben ser musulmanes (5).
Presidente (41.2) y primer ministro (91.3). Es de reseñar que en este caso se reservan algunos
puestos para los no musulmanes: diez puestos en la Asamblea nacional (51.4), cuatro en el
Senado (59.1.f ) y en las Asambleas provinciales (106.1). Tal vez no sea excesivo inferir que el
resto serán musulmanes. Con el característico gusto de los textos constitucionales de origen
británico por las definiciones, se ofrece una de no musulmán: “’non Muslim’means a person
who is not a Muslim and includes a person belonging to the Christian, Hindu, Sikh, Buddhist
or Parsi community, a person of the Quadiani Group or the Lahori Group who call themselves
Ahamadis or by any other name or a Bahai, and person belonging to any of the Scheduled
Castes”. Las opciones no teístas son, sencillamente, inexistentes.
Presidente (3.1).
Presidente (38) y candidato a presidente (40.1).
Candidato a miembro del Parlamento (64.2.d) y a presidente (107.d). En ambos casos se exige,
además, que cumpla con sus obligaciones religiosas.
Deberá ser miembro de la Iglesia luterana evangélica (6).
Deberá profesar la religión evangélico luterana (4). Y más de la mitad de los miembros de un
Consejo real que designará el monarca deberán serlo también (12.2).
Se especifica que será “the pure evangelical faith, as adopted and explained in the unaltered
Confession of Ausburg and in the Resolution of the Uppsala Meetin of the year 1593” (Ley de
Sucesión: 4).
486
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Pero la pertenencia religiosa no afecta únicamente a los efectos de acceder a un
determinado puesto en el ámbito público, junto a ello encontramos otros ejemplos.
El ser musulmán es un requisito para acceder a la nacionalidad en Maldivas (109).
Defender esa religión es una obligación de todo ciudadano saudí (34). Y la pertenencia a esa religión da derecho a acudir a unos tribunales específicos en varios supuestos, así en Gambia (137.4), Kenya (24.4), Nigeria (262.2.e), Somalia (30.2), etc. Y
casi sorprende que haya algún país, es el caso de Sudán, en el que se establece que
“the judicial discretion of courts to impose penalties on non-Muslims shall observe
the…principle that non-Muslims are not subject to prescribed penalties” (156.d).
Pero, aunque en ocasiones sea simbólico, en el punto en que más claramente
se unen “lo político” y “lo religioso” es cuando, en razón de su cargo, autoridades
políticas ejercen funciones religiosas o a la inversa. Uno de los dos copríncipes
de Andorra es el obispo de Urgel (43.2). El rey de Arabia Saudita es el custodio
de las dos mezquitas (Preámbulo). El rey de Bahrein es el “leal protector de la
religión [musulmana]” (33.a). Los titulares del poder religioso son los máximos
responsables del poder político en Irán (Passim). El jefe del Estado (Yang di-Pertuan Agong) de Malasia es el jefe de la religión musulmana en Malasia (3.3). En
Marruecos el rey es el comendador de los creyentes (19.1). Caso singular es el de
Bhután, en el que su jefe de Estado será el protector de “todas las religiones” (3.2)
y no muy distinto el de Tailandia cuyo rey es “Upholder of religions” (9).
Ya hemos visto numerosos ejemplos en los que el profesar una determinada
religión es requisito para acceder a un determinado cargo público. Enunciaré
seguidamente aquellos casos en que el ocupar una posición cualificada en una
confesión implica una limitación de sus derechos políticos. En Argentina los “eclesiásticos regulares no pueden ser miembros del Congreso…ni gobernadores” (73).
Cabe entender que se refiere también a ministros de culto la prohibición de que
“religious men” accedan al Parlamento de Azerbaiyán (85.2). Igualmente quedan
imposibilitados de acceder a dicho órgano en Barbados los que hayan recibido
órdenes sagradas o sean ministros religiosos (44.1). En Bolivia “no podrán acceder
a cargos públicos electivos…los ministros de cualquier culto religioso” (238.5).
Deben ser seglares el presidente y vicepresidente de la República (131.2) y del
Parlamento (115), así como los ministros (142.3) y magistrados (159.3), en Costa
Rica. En Dominica la prohibición afecta a los ministros de culto para ser senadores (32.1). Mucho más amplias son las restricciones en El Salvador, en donde
“los ministros de cualquier culto religioso…no podrán pertenecer a partidos políticos ni optar a cargos de elección popular. Tampoco podrán realizar propaganda
política en ninguna forma” (82), y por si no fuera suficiente, se exige de modo
específico para acceder a diversos cargos 65 el que se debe pertenecer al “estado
seglar”. Tampoco el presidente o vicepresidente (186.f ), los ministros (197.e) o los
65
Presidente (151) y vicepresidente (153), magistrado de la Corte suprema (176) o de las
Cámaras de segunda instancia (177) o de primera (179), juez de paz (180), fiscal general y
procurador general (192) o gobernador (201).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
487
magistrados y jueces (207), en Guatemala podrán ser ministros de culto. Tenor
muy similar al de la prohibición general establecida en El Salvador encontramos
en Honduras (77), con referencia específica a la necesaria condición de “seglares”
de los diputados (198.4) y presidente y vicepresidente (238.4). La prohibición de
acceder al Parlamento de los ministros de culto también se encuentra en Israel
(Ley básica el Knesste: 7.7). Muy similar a las ya vistas de El Salvador y Honduras
es la situación en México 66. La restricción de los miembros de ordenes religiosas en
total en Myanmar, en donde no podrán concurrir a elecciones, ni tan siquiera votar
(178.a). En Nicaragua, los ministros de culto ni podrán ser candidatos a diputado
(134.2.b), ni a presidente o vicepresidente (147.e). La restricción es menor, pero,
entiendo, de notable dificultades de precisar en su alcance, en Panamá, ya que allí
“sólo podrán ejercer los cargos públicos que se relacionen con la asistencia social, la
educación o la investigación científica” (45). En la línea más tradicional de buena
parte de Latinoamérica, en Paraguay no podrán ser ni parlamentarios (197.5), ni
presidente o vicepresidente (235.5). La prohibición de ser parlamentario también
aparece en Saint Kitts y Nevis (28.1), en Santa Lucía (26.1.b y 32.1.b) y en San
Vicente (26.1.b). Por fin, en Tailandia, no podrán votar en las elecciones generales los “buddhist priest, novice, monks or clergy” (106). Antes de aludir a otras
referencias constitucionales a “ministros de culto”, tal vez resulte de algún interés
el detenerse mínimamente en este conjunto de prohibiciones.
Antes de realizar alguna valoración de carácter “político”, me permito apuntar un problema técnico, entiendo que, no resuelto: la fijación del concepto de
“ministro de culto”. Si analizamos la lista de países del último párrafo, no será
difícil llegar a la conclusión de que la mayoría de ellos se insertan en la tradición
cristiana, cuando no específicamente católica. En el Derecho canónico el determinar que sea un ministro de culto o un religioso es tarea extraordinariamente
sencilla, existen unos mecanismos jurídicos precisos para acceder a ese estatus.
Inevitablemente se tiene la impresión de que se parte del concepto de clérigo (y,
en ocasiones, no siempre, de religioso) propio del Derecho canónico y que se pretende ampliar por mor del principio de igualdad a los restantes cultos. Pero en ese
punto surge el problema: no es fácil precisar, por ejemplo, en campo musulmán
que sea un “ministro de culto”. Naturalmente al llegar a los textos de origen británico encontramos un intento de definición, pero se verá lastrado por ese origen
cristiano. Así en Dominica “‘minister of religion’ means any person in holy orders
and any other person the function of whose principal occupation include teaching
or preaching in any congregation for religious worship” (32.6) 67. La referencia a
66
67
Los ministros de culto no podrán ser diputados (55.VI), ni presidente o vicepresidente (82.IV)
y “no podrán desempeñar cargos políticos. Como ciudadanos tendrán derecho a votar, pero no
a ser votados… No podrán asociarse con fines políticos ni realizar proselitismo a favor o en
contra de candidato, partido o asociación política alguna” (130. d y e).
Definiciones prácticamente idénticas encontramos en Saint Kitts y Nevis (28.6), Santa Lucía
(26.5 y 32.6) y San Vicente (26.5).
488
dRoiT ET RELigion En EURoPE
las órdenes sagradas no requiere de mayores comentarios, pero la ampliación por
la vía de la enseñanza y de las oraciones resulta imprecisa al máximo. ¿Un profesor
en un colegio perteneciente a una orden religiosa quedaría allí incluido?
Pero esas dudas técnico-jurídicas tienen un claro origen político y de concepción de las relaciones poder político-poder religioso. En el ámbito musulmán aparece como evidente la vocación de identificar el Estado con la religión; la exigencia
de profesar esa religión para el ejercicio de derechos políticos es una prueba (de
entre las muy numerosas) de ello. En ámbito cristiano, o si se quiere ser más preciso, en ámbito cristiano con un pasado colonial, es clara la vocación de separar
ambos poderes. La prohibición de que “ministros de culto” (cristianos, y singularmente católicos, en su origen; otros no existían) ejerzan cargos públicos, parece
una consecuencia de la muy intensa presencia política de las jerarquías eclesiásticas
durante los periodos coloniales. La separación entre “la Iglesia” y el Estado, es un
principio (teóricamente) de origen cristiano, pero es también un elemento de la
autoafirmación nacional.
Veamos ahora algunas otras referencias a ministros de culto difícilmente clasificables. En Laos parece que se tiene una visión favorable de los mismos, en la
medida que “l’Etat…mobilise et encourage les bonzes, bonzillons ainsi que les
prêtes des autres religions à participer aux activités servant a les intérêts de la Patrie
et du peuple” (9). En otros lugares parece que se tiene esa misma actitud, tal es
el caso de Haití 68, Líbano 69 y Malawi 70. Es opinable si se puede considerar como
una ventaja, pero en Tonga, “ministers of religion shall be exempt from serving on
juries” (28). Sí lo es el que en los Países Bajos puedan recibir un estipendio público
(Artículo adicional 4), al igual que en Luxemburgo (106). Sin embargo, en Filipinas queda prohibida tal tipo de financiación (VI.29.2). En Bélgica, recordando
tal vez los excesos regalistas del XVIII, se establece que el Estado no intervendrá en
materia de nombramiento de “ministros de culto” (21.2), mientras que en Luxemburgo se remite al legislador ordinario para regular tal cuestión (22). Una posición
contraria aparece en Kazajstán, ya que “appointment of heads of religious associations…by foreign religious centres shall be carried out in coordination with…
the Republic” (5.5).
68
69
70
En el Consejo electoral habrá un representante de la Conferencia episcopal y otro de los “cultes
reformés” (289.2 y 8).
Podrán consultar directamente al Consejo constitucional, sobre ciertas materias, “the officially
recognized heads of religious communities” (19).
Los componentes del Senado deberán cooptar a otra serie de senadores, entre ellos deberá
incluirse a “representatives of the major religious faths in Malawi” (68.2).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
489
VI. Un Dios legislador
A los efectos que nos ocupan, resulta perfectamente irrelevante el manifestar
cuales sean mis opciones ideológicas, políticas o religiosas. No obstante ello, a la
hora de acometer la redacción de este apartado, y a los efectos de su recta comprensión (y relativización, como, sin duda, procede) resulta exigencia ineludible el
fijar las coordenadas, llamémoslas así, en las que me muevo. Soy un jurista continental europeo, y entiendo que, como tal, el Derecho no es otra cosa que la manifestación de la voluntad del legislador. Sin duda, el legislador puede establecer
ámbitos de interpretación, por vía jurisprudencial, acuerdo entre las partes, etc.,
pero también puede restringirlas. El legislador puede establecer autolimitaciones
(la constitución es el ejemplo típico), pero que siempre podrá eliminar (la constitución podrá ser modificada por el legislador constitucional). Se que todo lo anterior es una respuesta en exceso simplista de una cuestión esencial desde el punto
de vista iusfilosófico; pero no soy capaz de dar otra. Me parece que a eso hemos
llegado tras siglos de evolución y yo soy un mero producto de ello. Se observará
que hasta ahora he empleado un término absolutamente aséptico, “legislador”. ¿Y
quien es tal?: se trata de una cuestión de hecho, no de una cuestión jurídica. Lo
es quien tenga la capacidad de imponer su voluntad. Por ello no he utilizado la
expresión “democracia”. En modo alguno entiendo que la democracia esté en la
base de la juridicidad de la norma (deseo que lo esté, pero eso es una constatación
de mi opción política; acaso mejor, ética); tal vez esté en la base de la justicia, pero
entiendo que tal valor, una vez más, no es propiamente jurídico 71. Me parecía
imprescindible realizar estas afirmaciones antes de proseguir, pues así se comprenderá mi sorpresa ante determinadas soluciones constitucionales. No me corresponde a mi determinar si Dios existe o no, pero entiendo que si existe, lo que es
claro es que no legisla (salvo que acudamos a la analogía o, mejor, a la metáfora).
La cuestión que subyace a lo largo de todo este apartado es muy concreta:
¿consideran algunas constituciones que existe un sistema normativo de orden
superior al que de ella se deriva? Si así fuere, y lo es, como veremos seguidamente,
en numerosos casos, eso significa que no nos encontramos ante un ordenamiento
soberano en sentido propio.
En algunos textos constitucionales encontramos referencias al llamado Derecho natural, así cuando en Burundi (30) o Chad (38) se proclama que el derecho
de los padres a educar a sus hijos es un “derecho natural”. Como quiera que en
modo alguno se indica cual sea el corpus normativo en que tal Derecho aparece
enunciado, me parece que se trata de una norma sin alcance práctico alguno 72.
71
72
No creo que todo lo anterior deba producir escándalo alguno. Intenta ser solo una clara puesta
sobre el tapete de las reales “reglas de juego”. Derecho es lo que es; no lo que quisiéramos que
fuese.
Quiero decir que haberlo calificado como “derecho fundamental” o “derecho humano” hubiera
tenido el mismo alcance.
490
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Tampoco creo que tengan relevancia de tal naturaleza el considerar que “la ética
laica… [es] sustento del…ordenamiento jurídico” en Ecuador (3.4) 73. O la consideración en Bolivia de que los pueblos indígenas tendrían un ordenamiento
jurídico al margen del estatal y que les es reconocido 74. Pero no solo en el campo
del “indigenismo” encontramos limitaciones (teóricas) a la juridicidad del ordenamiento por parte de otros sistemas normativos. En un país tan desarrollado como
Liechtenstein, en campo educativo, se proclama la “inviolabilidad de la doctrina
de la Iglesia [católica]” (16.1). Dudo que eso suponga una limitación en la práctica. Del mismo modo que estimo que no estamos ante tal tipo de planteamientos
autolimitadores en aquellos países en los que parece que la concordatización de las
relaciones del Estado con la Iglesia católica está constitucionalmente asegurada:
Argentina (75.22) y Polonia (25.4) 75. No son de naturaleza muy distintas las previsiones danesa (66) y finlandesa (76.1), en el sentido de prefijar en que modo se
establecerá la normativa aplicable a las respectivas iglesias nacionales.
Mención separada merecen dos países ortodoxos. Aquí ya empezamos a aproximarnos a las consideraciones de la existencia de un “Derecho religioso” distinto
del estatal y reconocido por este. En Chipre se establece que determinadas cuestiones relativas a la propiedad, etc., de monasterios y mezquitas serán reguladas
por los respectivos Derechos religiosos (110), así como en materia de Derecho de
familia (111). En Grecia encontramos la peculiar cuestión del régimen de Aghion
Oros, que aunque debe contar con la aprobación de autoridades eclesiásticas,
deberá ser aprobado por el Parlamento 76.
Hay otro caso en que parece que se reconoce fuerza normativa a disposiciones religiosas, como cuando en Tonga se establece la nulidad radical de cualquier
pacto suscrito en Sabbath (6). En ocasiones parece admitirse la posibilidad de que
se produzca una remisión a los sistemas religiosos 77, o de que se establezcan tribunales religiosos 78. Pero, como no sorprenderá, allí donde encontramos ejemplos
más evidentes es en campo de países musulmanes.
73
74
75
76
77
78
Parece que la “ética laica” se formula como alternativa normadora de una eventual “ética religiosa”.
Las “naciones y pueblos indígenas…gozan [del derecho]…al ejercicio de sus sistemas…jurídicos” (30.II.14). De la lectura del resto de la Constitución se puede concluir que no estamos
ante una proclamación normativa en sentido propio.
El que el concordato sea una exigencia constitucional no supone un sometimiento a una autoridad normativa independiente del Estado. La fuerza normativa del concordato exige el acuerdo
con el mismo.
“The determination in detail of regimes of the Aghion Oros entities and the manner of operation thereof is effected by the Charter of Aghion Oros which, with the cooperation of the
State representative, shall be drawn up and voted by the twenty Holy Monasteries and ratified
by the Ecumenical Patriarchate and the Parliament of the Hellenes” (105.3).
Así en Sudáfrica: “This section does not prevent legislation recognizing…systems of personal
and family law under any tradition, or adhered to by persons professing a particular religion”
(15.3.a.ii).
Etiopía (34.5 y 78.5), Indonesia (24.2), Israel (Ley básica del Poder Judicial: 1.b.1 y 15.c.4) y
Sri Lanka (105.4).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
491
Las cosas aparecen con claridad meridiana en Arabia Saudita: “Its constitution
is Almighty God’s Book, The Holy Qur’an, and the Sunna (Traditions) of the Prophet” (1). Se utiliza una expresión, “constitución” 79, que, en nuestros días, tiene
un alcance jurídico bastante preciso, para que no haya lugar a dudas 80. Si fuera
admisible en la actualidad, que no lo es, la distinción entre ordenamientos jurídicos
primarios y derivados, es claro que el saudí debería incluirse en el segundo grupo.
La superioridad jerárquica de la normativa religiosa aparece con toda claridad
en Afganistán 81, Pakistán 82, Iraq 83, Maldivas 84, Yemen 85, Mauritania 86, Bahrein 87,
Egipto 88, Kuwait 89, Omán 90, Quatar 91, Somalia 92 y, aunque de modo compartido, en Sudán 93. De modos diversos (y con “intensidades” diversas) en todos
79
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82
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88
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93
Entiendo que debemos considerar la traducción al inglés como oficialmente reconocida, en la
medida que la fuente es una embajada de ese país.
En modo alguno puede considerarse como una proclamación teórica, ya que en el propio texto
de la ley se establece que la autoridad del Gobierno se deriva de ese libro y esas tradiciones, que
son “the ultimate source of reference for this Law and the other laws” (7); los tribunales deberán aplicar la Sharia (48); y el rey deberá reinar de conformidad a la misma (55), siendo este y
los ministros los encargados de implementarla (57).
“No law can be contrary to the beliefs and provisions of the sacred religion of Islam” (3). En
plena coherencia, el curriculum educativo se basará en esa religión (45), el Estado se ocupará
de que en el ámbito familiar se eliminen las tradiciones contrarias a la misma (54.2), el presidente deberá salvaguardarla (63), etc.
“All existing laws shall be brought in comformity with the Injunctions of Islam as laid down in
the Holy Quran and Sunnah…and no law shall be enacted which is repugnant to such
Injunctions” (227.1). Se establece incluso un tribunal y un procedimiento para decretar la
“inconstitucionalidad” de las normas no respetuosas con lo anterior (203.D).
“No law may be enacted that contradicts the established provisions of Islam” (2.1.A).
“No law contrary to any tenet of Islam shall be enacted” (10.b y 70.b.2). Y se produce el curioso caso de que tales preceptos son simultaneamente fuente “constitucional” y Derecho supletorio: “When deciding matters on which the Constitution or the law is silent, Judges must
consider Islamic Shari’ah” (142).
“Islamic Shari’ah is the source of all legislation” (3). La economía se basará en aquellos principios (7), el Estado recaudará los tributos religiosos (21), las herencias se regularán por tal sistema (23), así como los derechos de las mujeres (31) o la normativa penal (47).
“Precepts of Islam, the sole source of law” (Preámbulo).
Se matiza, pues es solo “una” fuente principal: “The Islamic Shari’a is a principal source of
legislation” (2). Aunque a ella deberá atenerse la normativa sobre la mujer y las herencias (5.b
y d) y la propiedad, capital y trabajo (9.a).
“Principal source of legislation is Islamic jurisprudence (Sharia)” (2).
También relativizada: “Islamic Sharia shall be a main source of legislation” (2).
“The Islamic Shariah is the basis of legislation” (2). Específicamente regulará el Derecho de
sucesiones (11).
También relativizada: “Shari’a law shall be a main source of its legislation” (1). También regulará el Derecho de sucesiones (51).
“The doctrine of Islam shall be the main source of the laws of the State” (50). En la misma
línea 302.2 y 98.1.
“Sudan shall have as its sources of legislation Islamic Sharia and the consensus of the people”
(5.1).
492
dRoiT ET RELigion En EURoPE
estos países se establece como superior al ordenamiento estatal un ordenamiento
netamente religioso.
Mención separada merece el caso de Irán. Su Constitución no se limita a plantear la superioridad de una religión con respecto al ordenamiento del Estado, sino
que establece de un modo preciso la superioridad de las jerarquías religiosas sobre
las políticas. Para no transformar este apartado en una monografía de Derecho
constitucional iraní, me limitaré a transcribir una parte de su preámbulo: “The
Constitution provides for the establishment of leadership by a holy person possessing the necessary qualifications…such leadership will prevent any deviation by
the various organs of State from their essential Islamic duties”.
Visto lo anterior, algunos ordenamientos de países musulmanes parecen casi
laicos. Así Libia que se limita a establecer que el Derecho sucesorio se regulará por
la Sharia (8). Gambia, que prevé la aplicación a musulmanes del Derecho islámico
en materia de familia y sucesiones (173.4), al igual que lo hace Jordania (105) 94,
Kenya (24.4 y 170.5) o Nigeria (240, 244.1, 260.1, 261.1, 2621 y 2.e y 275). O
Brunei, que exime de determinados controles a los impuestos musulmanes (69).
La conclusión es sencilla, hay algunos países de tradición cristiana en los que
se hace referencia a valores religiosos, pero ello no supone que los sistemas normativos que de ellos se pudieran derivar constituyan un ordenamiento jurídico al
que el estatal deba subordinarse. Por el contrario, en buena parte de los sistemas
musulmanes, el Derecho islámico se sitúa como ordenamiento jerárquicamente
superior al estatal que, en consecuencia, queda sometido a él.
VII. Los estados que creen en un determinado Dios:
la estatalidad de la religión
El tener una creencia religiosa, el profesar una creencia religiosa, es una actividad intelectual y, por lo tanto, exclusiva del ser humano. Un Estado no puede
profesar una religión, es un absurdo conceptual. Pero es frecuente, lo veremos
seguidamente, que los textos constitucionales proclamen la estatalidad de una religión. Las formulas de tales declaraciones son variadas, y se corresponden a cada
tradición histórica concreta. La utilización de categorías pretendidamente técnicas
(estatalidad de la religión, confesionalidad del Estado, iglesia de Estado, etc.), no
resuelven el problema de precisar el específico alcance de la cuestión. Me parece
imprescindible para calificar un ordenamiento estatal el acudir a normas de rango
inferior al constitucional, pero, naturalmente, eso no puede ser hecho ahora. Ateniéndonos al ámbito normativo en el que se enmarcan estas líneas, es difícil extraer
94
Desconozco cuál sea el alcance práctico, pero resulta necesario destacar que en Jordania se
admite la posibilidad de que se constituyan tribunales de otras religiones para resolver cuestiones relativas al estatuto personal (99, 108 y 109.i).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
493
unas conclusiones precisas de cual sea el alcance real de tales proclamaciones de
estatalidad de una religión. En todo caso, siempre podrán utilizarse como base justificatoria de normas discriminadoras a favor de esa concreta creencia.
Ya vimos que resultan bastante frecuentes las referencias específicas a Dios en
los textos constitucionales. Pero en otros casos parece que se atribuye a la divinidad un carácter fundante, sea del propio Estado, sea de su ordenamiento jurídico.
Así “the people of the Fiji Islands acknowledge that worship and reverence of God
are the source of good government and leadership” (5). O en Indonesia en donde
“the State shall be based upon the belief in the One and Only God” (29.1). O
en San Vicente en que “the Nation is founded on the belief in the supremacy of
God” (Preámbulo). Pero se trata de referencias a Dios, no a una concreta conceptualización humana del mismo, con lo cual, entiendo, eso no supone la puesta en
posición de ventaja de una determinada creencia religiosa.
En otros casos hay menciones que suponen una toma en consideración de una
determinada religión, o de su formalización estructurada en una confesión, pero
que no creo que pueda considerarse que suponga una estatalización de las mismas. Así en campo católico el caso de Andorra 95, Argentina 96, Panamá 97, Timor 98,
etc. 99. En la ortodoxia sería el caso de Bulgaria 100. Bhután para el budismo 101. Y
para el islam en Emiratos 102. Pero vayamos a las proclamaciones expresas y claras
de estatalidad de una religión.
El primer caso resulta problemático, y yo no conozco su solución, Israel se
proclama como un Estado judío (Ley Básica de Dignidad y Libertad Humana: 1
y Ley Básica de Libertad de Ocupación: 3). ¿Es, en ese contexto, la referencia al
judaísmo una referencia a la religión?, ¿a la raza?
95
“La Constitución garantiza a la Iglesia católica…el mantenimiento de…relaciones de colaboración especial con el Estado” (11.3).
96 “El Gobierno federal sostiene el culto católico apostólico romano” (2).
97 “Se reconoce que la religión católica es la de la mayoría de los panameños” (35). La configuración de un dato estadístico como (pretendida) norma jurídica no deja de resulta chocante:
¿Cuál es el mandato normativo?, ¿qué ocurre si las estadísticas no coincidiesen con la proclamación constitucional?
98 “The State acknowledges and values the participation of the Catholic Church in the process of
national liberation” (11). Mutatis mutandis, proceden los mismos comentarios que en el caso
anterior.
99 Son cuestiones de matiz, pero he preferido no incluir aquí las referencias expresas que se realizan en los textos constitucionales de, por ejemplo, España (16.3), Italia (7.1), Perú (50), etc.,
por entender que tales países se mueven más bien en el ámbito del separatismo.
100 “Eastern Orthodox Christianity is considered the traditional religion” (13.2).
101 “Buddhism is the spiritual heritage of Bhutan” (3.1).
102 Es muy singular el modo en que elude la proclamación de la estatalidad del islam, pero haciendo referencia a su importancia, y no de un modo sencillamente ornamental: “The foreign
policy of the Union shall be directed towards support for…Islamic causes and interests” (12).
494
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Parece que tres países se declaran budistas. De modo muy claro Camboya 103.
De modo menos evidente Sri Lanka 104 y Tailandia 105.
El catolicismo es religión oficial en cuatro estados de reducidas dimensiones:
Costa Rica 106 Liechtenstein 107, Malta 108 y Mónaco 109.
En Armenia, “the Republic…recognizes the…Armenian Apostolic Holy
Church as a national church” 110. Por su parte, en Grecia, “the prevailing religion…
is that of the Eastern Orthodox Church of Christ” (3.1).
Tres países protestantes del norte de Europa proclaman sendas iglesias como
estatales: Dinamarca 111, Islandia 112 y Noruega 113
Pero donde parece regla casi unánime es en el mundo musulmán. No transcribiré los preceptos en que se proclama la estatalidad del islam, para no hacer en
exceso tediosa esta parte: Afganistán (2.1), Arabia Saudita (1) 114, Argelia (2) 115,
Bahrein (1.a y 2), Bangladesh (5) 116, Brunei (3.1), Egipto (2), Irán (12 y passim) 117,
103 “Buddhism is the State religion” (43.3). Además con un compromiso de promoción del sistema
educativo budista (68.2).
104 “The Republic…shall give to Buddhism the foremost place” (9). Además estableciéndose
mecanismos reforzados para la reforma de dicho precepto (83.a).
105 Ciertamente muy matizada por su ampliación a todas las religiones: “The State shall patronize
and protect Buddhism and other religions” (73).
106 “La Religión Católica, Apostólica, Romana, es la del Estado” (75).
107 “The Roman Catholic Church is the State Church” (37.2). Desconozco si se trata de un problema de traducción, pero si no fuera tal, estamos ante un supuesto conceptualmente sin sentido. En campo cristiano, la idea de estatalidad de una iglesia es propia del protestantismo. Los
intentos de estatalización de la Iglesia por parte del regalismo en el XVIII, cuando se aproximaron a ello, estuvieron al borde de la ruptura: galicanismo. Desde luego, aunque algunos residuos
regalistas restan en algunos sistemas jurídicos, la doctrina no pervive.
108 “The religion of Malta is the Roman Catholic Apostolic religion” (2.1).
109 “La religion cattholique, apostolique et romaine est religión d’Etat” (9).
110 Aunque extraordinariamente matizado por el hecho de que en el mismo párrafo (8.1) se establece que “the church shall be separate from the state” (8.1).
111 “The Evangelical Lutheran Church shall be the Established Church…, and, as such, it shall be
supported by the State” (4).
112 “The Evangelical Lutheran Church shall be the State Church … and, as such, it shall be supported and protected by the State” (62). Se establece un mecanismo de reforma específico (79).
113 “The Evangelical-Lutheran religion shall remain the official religion of the State”. Añadiendose
en el propio artículo la siguiente sorprendente (en Europa) prescripción: “The inhabitants
professing it are bound to bring up their children in the same” (2.2).
114 Además, el Estado promoverá los valores islámicos (10), la educación tendrá el mismo objetivo
(13), deberá propagar el islam (23) y su civilización (29) y corresponderá a las Fuerzas armadas
el defender tales principios (33).
115 Además, en ese punto la Constitución no puede ser alterada (178.3).
116 Además, con un mecanismo reforzado para la reforma de ese precepto (142).
117 Además, uno de los objetivos del Gobierno es la expansión y fortalecimiento del islam (3.15),
así como de su política exterior (3.16), sus Fuerzas armadas serán islámicas (144), los requisitos
para ser juez se fijarán con criterios religiosos (163) y, desde luego, todos esos preceptos serán
inalterables (177.5).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
495
Iraq (2.1), Libia (2), Jordania (2), Kuwait (2), Malasia (3.1) 118, Maldivas (2) 119.
Marruecos (6) 120, Mauritania (5), Omán (2), Pakistán (2), Quatar (1), Somalia
(1.3) 121, Túnez (1) y Yemen (2).
VIII. Constituciones sin Dios: el Estado laico
Simétrica a la categoría anterior, sería la de aquellos estados que se proclaman
laicos. Probablemente la más auténtica laicidad sería la ausencia de cualquier referencia a la religión o a la secularidad, pero eso es muy infrecuente en los textos
constitucionales. Sin duda, la historia pesa de modo extraordinario en estas declaraciones de laicidad o secularidad, y, en buena medida, son reacción a situaciones
históricas superadas. Pero no corresponde aquí el analizar el origen de los datos
normativos, sino el exponer cuales son tales. Veamos seguidamente cuales son los
países que se declaran expresamente como laicos, seculares, etc.
Angola (8.1) 122, Azerbaiyán (7.1) 123, Benin (2) 124, Burundi (1), Camerún
(Preámbulo y 1.2), Chad (1) 125, Congo (1) 126, Costa de Marfil (30) 127, Ecuador
(1) 128, Rusia (14.1) 129, Francia (2.1), Gabón (2) 130, Guinea (1) 131, Guinea Bissau
(1), Guyana (1), India (Preámbulo) 132, Kazajstán (1.1), Madagascar (1.1) 133, Malí
118 Además, en determinados territorios podrá prohibirse el proselitismo religioso entre los musulmanes (11.4) y toda la regulación en materia religiosa es inalterable (161.e.2.d).
119 Además, la educación tendrá como objetivo el promover la obediencia del islam (35.c) y es
obligación de todo ciudadano preservar y proteger dicha religión (67.g).
120 Además, toda la normativa constitucional en materia religiosa es inalterable (100).
121 Además, queda prohibido todo proselitismo religioso no islámico (29).
122 Además, “political parties shall…contribute to… the defense of…the secular nature of the
State” (4.2) y se establece un mecanismo reforzado de modificación de tal precepto (159.e).
123 Además, “the State educational system is secular” (18.1), y la secularidad del Estado no podrá
ser objeto de reforma por vía de referéndum (155).
124 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (156).
125 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (225).
126 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (178.5).
127 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (127).
128 Además, sea cual fuere su significado, es deber del Estado “garantizar la ética laica como sustento del quehacer público y el ordenamiento jurídico” (3.4) y la educación será laica (28).
129 Además, se establece un mecanismo reforzado de modificación de tal precepto (135.1).
130 Además, “tout acte portant atiente à la…laïcité de l’État…constitue un crime de haute trahison” (7).
131 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (91).
132 Aunque tal previsión del Preámbulo no será de aplicación en los estados de Jammu y Cachemira
(Apéndice II.1.a).
133 Aunque, contradictoriamente, en su Preámbulo se establece que el pueblo cree en Dios el
Creador.
496
dRoiT ET RELigion En EURoPE
(25) 134, Mozambique (120), Namibia (Preámbulo y 1.1), República Democrática
del Congo (1) 135, Nepal (4.1), Santo Tomé (8) 136, Serbia (11.1), Togo (1) 137, Turkmenistán (Preámbulo y 1) 138 y Turquía (Preámbulo y 2) 139.
Aunque no se proclama la laicidad del Estado, en algunos países se hace referencia a que la enseñanza deberá serlo: Honduras (151), Lituania (40.1), México
(3.1) y Nicaragua (124). Y para concluir esta enumeración indicaré, casi a título
de anécdota, el caso de Bhután, en el que al describir su bandera hace referencia
tanto a la tradición laica como a la espiritual 140.
Si repasamos la anterior lista observaremos, creo que sin sorpresa alguna, que la
mayor parte de los países que en ellos aparecen forman parte del área jurídico-cultural francesa, o bien han formado parte de la Unión soviética.
IX. Las definiciones negativas
Sin duda una definición de carácter negativo dista de ser elegante desde un
punto de vista del estilo, pero eso importa poco aquí. Desde una perspectiva jurídica, que es lo que aquí resulta relevante, tal tipo de definición tiende a la imprecisión. Son numerosos los textos constitucionales que, en nuestra materia, optan
por tal tipo solución. Me parece que lo que subyace en este punto es que, paradójicamente, tampoco las definiciones positivas son un modelo de precisión jurídica.
Entiendo que la proclamación de un Estado como laico o como confesional, en
realidad, no tiene porque tener una automática consecuencia jurídica. Por ello,
pienso, encontramos una larga lista de países que, rechazando la simple abstención, optan por estas fórmulas. No me atrevería a decir que se sitúan en el punto
intermedio entre el Estado laico y el confesional, pues eso, en realidad, dependerá
de la totalidad del ordenamiento. Sea como fuera, comencemos por aquellos países que proclaman que ninguna religión tendrá carácter oficial, ello con una u otra
fórmula, pero siempre negativa.
134 Además, “le Peuple…s’engage solennellement à defendre…la laïcité de l’Etat” (Preámbulo), los
partidos deben respetar dicho principio (28) y no cabe reforma constitucional en este punto
(118).
135 Aunque en el Preámbulo se afirme: “Conscients de nos responsabilités devant Dieu”.
136 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (154.b).
137 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (144), eso sí, en el Preámbulo el pueblo
se sitúa “sous la protection de Dieu”.
138 Además, el sistema educativo público será secular (12).
139 Además, no cabe reforma constitucional en este punto (4), las limitaciones de derechos y libertades en determinados supuestos no pueden afectar al carácter secular del Estado (13) y los
programas de los partidos políticos no podrán oponerse a tal carácter (68.4).
140 “The National Flag: The upper yellow half…symbolizes the secular tradition…The lower
orange half…symbolizes the spiritual tradition” (Anexo 1).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
497
Albania (10.1), Australia (116), Eslovaquia (1), Estados Unidos (Enmienda
1), Etiopía (11.2) 141, Filipinas (III.5) 142, Gambia (100.2.b), Ghana 143, Kenya (8),
Kirguistán (8.1), Liberia (14) 144, Lituania (43.7), México (24), Micronesia (IV.2),
Nicaragua (14), Nigeria (10), Palau (IV.1), Corea del Sur (20.2) 145, Seychelles
(21.6), Tayikistán (8) 146, Ucrania (35) 147, Uganda (7) y Uruguay 148.
En otros países, el punto de referencia para la negación no es la religión, sino
una organización (iglesia, confesión, etc.). No creo que ello implique diferencias
significativas con respecto a los anteriores. En todo caso son los siguientes: Alemania 149, Brasil 150, España 151, Estonia 152, Japón 153, Paraguay 154 y Rumania 155.
Mención separada merece el caso del Líbano. Por razones bien conocidas, en
dicho país se produce un complejo equilibrio social, no exento de dificultades
que traen su origen de diversidades religiosas. Ello ha llevado a su Constitución a
equiparar la representación de cristianos y musulmanes en su Parlamento (24.1.a
y b). Tal sistema no es considerado como deseable, y por ello se establece que “the
abolition of political confessionalism is a Basic national goal and shall be achieved
according to a gradual plan” (Preámbulo h).
141 Aunque también adopta una definición positiva, del tipo de las que analizaremos más adelante:
“State and religión are separate” (11.1).
142 Cabe decir lo mismo que de Etiopía (II.6).
143 En una compleja prescripción: “Parliament shall have no power to enact a law to establish or
authorize the establishment of a body or movement with the right or power to impose on the
people of Ghana a common program or a set of objectives of a religious or political” (56).
144 Aunque en el propio artículo hace también una referencia a la separación religión-Estado.
145 En el propio artículo se establece también que “church and state are to be separated”.
146 En el mismo artículo también se establece la separación entre las “religious organizations” y el
Estado.
147 En el mismo artículo se establece la separación entre “the Church and religious organizations”
y el Estado.
148 La formula es distinta, y tal vez, pueda dársele otro alcance: “El Estado no sostiene religión
alguna” (5).
149 “There is no state church” (137.1 de la Constitución de Weimar, en vigor en virtud de 140).
150 Se refiere a “cultos e iglesias” (19).
151 Se refiere a “confesiones” (16.3).
152 Se refiere a “iglesia”.
153 Se refiere a “organizaciones religiosas” (20.2). Además, se prohíbe la financiación pública de las
mismas (89).
154 Se refiere a “confesión” (24).
155 Se refiere a “cultos religiosos” (29.5).
498
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X. El Estado no quiere relaciones con la religión
o sus organizaciones: el separatismo
El “separatismo” es una fórmula doctrinal acrisolada para definir un modo de
(no) relación de las confesiones religiosas con el Estado. Curiosamente, son escasos
los textos constitucionales que acogen esta fórmula de un modo textual, es decir,
que emplean exclusivamente tal término para estructura su sistema de Derecho
eclesiástico. Son los siguientes.
Bolivia (4), Cabo Verde (48.3) 156, Croacia (41.1), Cuba (8), Eslovenia (7.1),
Hungría (60.3), Letonia (99), Montenegro (14), Níger (4) 157 y Uzbekistán (61).
No creo que sea casual el que varios de ellos sean enmarcables en el ámbito del
catolicismo. Afirmación similar encontramos en Bulgaria (13.2), aunque matizada por una referencia a una religión en concreto 158. Y algo de naturaleza relativamente similar ocurre en Fiji 159.
Aunque no empleen el término preciso de separación, creo que cabe encuadrar
en esta categoría los casos de Portugal 160, Moldavia 161 y Venezuela 162.
Caso distinto es el de aquellos países en que se proclama la independencia en
relación a una concreta iglesia. Me parece que el hecho de referirla a una sola, en
cierta medida está marcando que la separación no es total. Es el caso en lo que toca
a la Iglesia católica de Italia 163 y Perú 164. Y en campo ortodoxo el de Georgia 165.
XI. Conclusiones no conclusivas.
O de cómo lo establecido en las constituciones
no es necesariamente Derecho y de lo preferible que resulta,
en nuestra materia, no precisar demasiado
Si al principio de estas líneas me referí a los diversos recursos doctrinales para
calificar un texto como constitucional, corresponde ahora destinar un instante a
otras construcciones doctrinales de los constitucionalistas. Son aquellas referidas
156
157
158
159
160
161
162
163
164
165
Además, no cabe modificar mediante referéndum tal precepto (108.3).
Además, no cabe reforma constitucional en este punto.
“Eastern Orthodox Christianity is considered the traditional religion” (13.3).
“Although religion and the State are separate, the people of the Fiji Island acknowledge that
worship and reverence of God are the source of good government and leadership” (5).
“Churches and religious communities are independent of the State” (41.4).
“The religious worships shall be…independent from the State” (31.4).
“Se garantiza…la independencia y la autonomía de las iglesias y confesiones religiosas” (59).
“State and catholic church are…independent” (7.1).
“Dentro de un régimen de independencia…el Estado reconoce a la Iglesia católica como elemento importante en la formación histórica, cultural y moral del Perú” (50).
“The State…shall recognize the special role of the Apostle Autocephalous Orthodox Church
of Georgia in the history of Georgia and its independence from the state” (9.1).
dios en las constituciones y constituciones sin dios
499
al contenido del objeto principal de su estudio. Cuando se habla de valores constitucionales, de principios constitucionales, etc., en realidad, a mi modo de ver, lo
que se trata es de introducir unas categorías técnicas que concluyen por dificultar
la compresión de lo que un texto constitucional sea.
Con mi evidente, y creciente, afán por la simplificación (tal vez, simplicidad),
pienso que, en nuestros días, una constitución desempeña tres funciones, que se
mueven en un nivel claramente distinto. De una parte, la constitución pretende
ser la norma organizadora de un Estado. Para cumplir esa función, está repleta de
mandatos normativos en sentido propio (si se me permite: es Derecho indubitadamente). Cuando se establece que habrá un Parlamento bicameral, se señala el modo
de designación de sus componentes, se indica una ciudad como capital del Estado,
o se establece cuales sean las competencias municipales, estamos ante un catalogo
de normas jurídicas, si se me permite la expresión, muy poco emotivas. Generalmente su contenido no es conocido por la mayoría de la población ni aún de forma
aproximada, y no se producen “conmemoraciones” de dichas regulaciones. Como
no se producen “conmemoraciones” de otros textos normativos que probablemente
inciden en mucha mayor medida en la vida cotidiana de los ciudadanos.
En el extremo opuesto se sitúa lo que yo llamaría función simbólica. La constitución puede ser el símbolo de la independencia frente a la metrópoli colonizadora, del establecimiento de un sistema democrático, de la unificación de dos
estados, de la abolición del sistema monárquico, etc. Los textos constitucionales
están repletos de proclamaciones de esa índole (y no exclusivamente en sus preámbulos), que, en si mismas, no creo que sean precisa y exactamente normas jurídicas. Cuando se señala que los poderes públicos promoverán el bien común, que los
ciudadanos serán libres, que el sistema será democrático, etc., se están realizando
afirmaciones que quedan vacías de contenido, a no ser que se produzca su concreción en un nivel propiamente normativo (legislación ordinaria, jurisprudencia,
etc.). Este conjunto de proclamaciones si son conocidas y “conmemoradas” por
los nacionales, aunque muy poca incidencia directa tengan en su vida cotidiana 166.
A mitad de camino de las dos anteriores me parece que se desenvuelve la tercera función que desempeña una constitución: la proclamación de los derechos
fundamentales. La categoría de “derecho fundamental” es una categoría técnica
166 Permítaseme, y por vía de ejemplo referido a mi país, tratar de explicitar lo que pretendo poner
de relieve. La Constitución española de 1978 es objeto de conmemoración anual: el día en que
fue aprobada mediante referéndum es festivo, con tal ocasión se celebran concursos escolares
sobre la misma, las sedes de las Cámaras parlamentarias son abiertas al público, se celebran
recepciones oficiales, etc. La Constitución, por esa vía, se ha transformado en un símbolo, en
el mismo modo que lo sea el himno nacional o la bandera. Si nadie repara en si la combinación
de colores en la bandera es adecuada o no desde un punto de vista estético, si no se valoran los
eventuales méritos musicales del himno, tampoco en esa Constitución-símbolo se tiene en
cuenta (se conoce, tan siquiera) su contenido normativo. Sin duda son mucho más relevantes
las normas incluidas en el Código civil (nacionalidad, propiedad, arrendamientos, matrimonio,
filiación, etc.) para cada español, pero a nadie se le ha ocurrido realizar una celebración anual
para honrar dicho texto legal.
500
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precisa, pero simultáneamente ejerce una función simbólica. En términos generales (en casi todos los países “democráticos”, pero también en los que no lo son),
se ha optado por incluir dicha categoría en los textos constitucionales. Probablemente la razón de ello es el aprovechar el “prestigio simbolizador” de tales textos.
Sea por la razón que fuere, allí se encuentran el reconocimiento de tales derechos,
su catalogo, en ocasiones, las técnicas de protección de los mismos, etc. Pero, con
frecuencia, no basta con ello para que sean plenamente operativos. Quiero decir,
la proclamación de, por ejemplo, la libertad de manifestación, en si misma no
garantiza su ejercicio, pues puede ocurrir que el legislador ordinario o las autoridades administrativas realicen una regulación de dicha libertad, o la apliquen en
un determinado modo, que, de hecho, la deje vacía de contenido.
Pues bien, de todo lo anterior encontramos en la materia que ha sido objeto
de nuestra atención en las líneas anteriores. Sin duda el “derecho fundamental de
libertad religiosa” aparece recogido en numerosos textos constitucionales, pero,
como ya indicamos, no corresponde aquí referirse a ello. Por ello, pasaremos
directamente a las otras dos funciones: la estrictamente normativa y la simbólica.
Me parece que no ofrece duda alguna que cuando en Argentina se prohíbe que
los eclesiásticos regulares sean miembros del Congreso estamos ante una norma
jurídica en sentido propio. Como tampoco me parece que sea discutible la misma
naturaleza de la exigencia de que el primer ministro de Brunei sea musulmán.
Dudo, sin embargo, que tenga alcance jurídico alguno el que se reconozca que
las religiones han colaborado a la formación del “Vietnam Fatherland Front”, y
carece de trascendencia jurídica real el que se autorice que al acceder al Gobierno
austriaco un ministro pueda añadir una formula religiosa en su juramento. Los dos
últimos casos me parece que son referencias de carácter “político”, no jurídico 167.
Si fuera mi función, que ciertamente no lo es, el detectar cuales son las constituciones más respetuosas con los derechos de los individuos, más “democráticas”,
más “laicas” (o más “confesionales”; es indiferente), sin duda renunciaría a realizar
un análisis de aquellos preceptos que carecen de un alcance jurídico práctico inmediato. O mejor, tales preceptos serían la guía que debería utilizar para acudir a la
legislación ordinaria (o a la jurisprudencia) a los efectos de caracterizar el modelo
de una u otra manera. Pero aquí no cabe descender del plano constitucional.
167 Entiéndaseme bien (y he buscado un ejemplo en que las cosas no son evidentes, a los efectos de
que mi posición quede clara): es claro que el propuesto como miembro del Gobierno de Austria
tiene un “derecho subjetivo”, reconocido constitucionalmente, ha añadir una proclamación
religiosa en su fórmula de juramento y que en la hipótesis de que no se le autorizase a ello podría
acudir a los tribunales para reclamar el ejercicio de ese derecho y que, sin duda, le sería reconocido por estos. En ese sentido estamos ante una clara norma jurídica. Ahora bien, me parece que
la inclusión de dicho derecho en el texto constitucional tiene una vocación simbólica: no tiene
porque declarar cual sea su religión, ni tan siquiera si profesa alguna, pero si quiere puede
hacerlo. A los efectos del ejercicio de la función a la que va referida carece absolutamente de
relevancia. Más evidente: las en ocasiones detalladísimas definiciones de las banderas nacionales
son normas jurídicas, pero lo que se está regulando es un símbolo; el que la bandera sea esa u
otra carece de alcance jurídico, aunque lo tiene, y mucho, político o, si se prefiere, simbólico.
dios en las constituciones y constituciones sin dios
501
Así pues, trataré de realizar una simplificada valoración de conjunto de los preceptos constitucionales relativos a la religión que tienen una trascendencia jurídica
inmediata. Cerraré con una breve reflexión de cual es el alcance de las solemnes
proclamaciones genéricas de “secularidad”, “confesionalidad”, etc.
Con la brevedad que me he impuesto, entiendo que, en términos generales,
dos tipos de cuestiones son reconducibles a la primera categoría: de una parte
cuando una calificación religiosa supone una alteración de los derechos del individuo; de otra, cuando un sistema jurídico religioso se sitúa por encima del sistema
estatal. Antes de proseguir, parece necesario poner un dato que aparece como evidente, con algunas excepciones, las dos religiones que actúan en estos niveles son
el cristianismo y el islam.
Por lo que toca al individuo, diremos que hay dos tipos de cuestiones relevantes. De una parte la exigencia de profesar una determinada religión a los efectos
de poder acceder al ejercicio de un determinado cargo público. Con algunas pocas
(e irrelevantes, dicho sea con todo el respeto) excepciones en campo cristiano (rey
de Noruega, rey de Suecia, etc.), todos los casos los encontramos en el mundo
musulmán. Se trata de toda una concepción de la función de la religión y de la
sumisión del individuo a la misma (independientemente de que la comparta en
su fuero interno).
La segunda cuestión en el plano individual sería la prohibición de que las personas dotadas de un determinada estatus religioso accedan a un cargo público.
Este supuesto parece ser casi exclusivo de los países cristianos, y de los que, en
términos generales, tienen un pasado colonial y en los que la potencia colonizadora era marcadamente “confesionalmente cristiana” (España, Reino Unido), a
los que, a efectos de casi exhaustividad, habría que añadir aquellos que han sido
dependencias coloniales de Francia (la explicación aquí podría ser sucesiva y contradictoria: primero una potencia colonial “confesional”, luego “laica”. En la primera versión sería una reacción; en el segundo una fuente de inspiración). Todo
lo explica la historia, pero las explicaciones no son necesariamente justificaciones.
Probablemente sería ya el momento de olvidar que hubo un día una iglesia que
colaboró con la metrópoli.
Pero donde las excepciones prácticamente no existen, es a la hora de situar en
un plano jurídico superior los preceptos religiosos (el Derecho religioso) al Derecho estatal. Eso es un fenómeno musulmán. Se trata de una concepción de la función de la religión y de la sumisión del Estado a la misma (independientemente
de que signifique, en cierta medida, la desaparición del propios Estado). Es un
fenómeno que no soy capaz de comprender y, en consecuencia, estoy imposibilitado para referirme a él 168.
168 Quiero decir que numerosas reflexiones vienen a mi mente (la desaparición del Estado, la
sumisión a un poder externo, la inconcreción del contenido de la norma, la falta de seguridad
jurídica, etc.), pero son reflexiones de un jurista continental europeo en el año 2011: inútiles
por no comprender la base del modelo. Un colega del siglo XVIII español probablemente lo
hubiera entendido.
502
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Para concluir, y como ya señalé, no puedo obviar el realizar alguna reflexión
acerca de las proclamaciones constitucionales que pretenden definir la posición del
Estado en materia de religión, sin que las mismas parezca que puedan ser consideradas de aplicación jurídica directa. Es decir, las proclamaciones de “laicidad”,
“confesionalidad”, etc.
Entiendo que tal tipo de proclamaciones, en si mismas, no tienen trascendencia jurídica propia. Es necesaria la actuación de otros niveles normativos (o administrativos) para que se vean dotadas de contenido. Por vía de ejemplo entiendo
lograré explicitar mi posición al respecto. Francia es un Estado que se proclama
constitucionalmente “laico”, de hecho, es considerado por algunos como un prototipo de tal modo de concebir el fenómeno religioso. Por su parte, Italia, sin ser
un Estado confesional, desde luego tiene en especial consideración a la Iglesia
católica, pues la Constitución italiana no solo la menciona expresamente, sino
que en ese mismo texto (7.2) se hace referencia a los concretos instrumentos de
relación con la misma vigentes en el momento de su entrada en vigor (Pactos de
Letrán). Pocos temas hay más sensibles en materia religión-Estado que los relativos a la enseñanza religiosa, pues bien, el modelo francés de financiación pública
de la enseñanza religiosa católica es mucho más generoso que el italiano, sin que
la “laicidad” aparezca como un obstáculo para ello.
Ahora bien, no creo tampoco que tales proclamaciones de “laicidad”, “confesionalidad”, etc., sean en sí mismas meras proclamaciones retóricas. Tienen una
función jurídica práctica, no automática pero potencial. Continuaré por la vía
de ejemplos y acudiré, también una vez más, al caso francés. La Constitución
francesa agota sus referencias a lo religioso con la proclamación de su laicidad.
Sin embargo, en el ordenamiento francés recientemente se ha introducido una
normativa con un evidente alcance religioso: la prohibición que en determinados
lugares las mujeres porten una determinada vestimenta a la que según su religión
vienen obligadas. Pues bien, la justificación constitucional última no es otra que
ese principio de laicidad. Acudamos a un lugar geográficamente contiguo: Suiza.
En los últimos tiempos la mayor polémica de carácter jurídico en campo religioso
ha sido la prohibición constitucional de ciertas edificaciones con carácter religioso:
los minaretes 169. Al margen de los, imagino, extraordinarios problemas de técnica
jurídica para delimitar con precisión la aplicación de la norma 170, ello introduce
una rigidez en el sistema que creará notables dificultades en la práctica: cualquier
adecuación de la norma a una realidad cambiante exigirá el acudir a los complejos
sistemas de reforma de la Constitución helvética. Sin emitir mi juicio a propósito
de la norma francesa en materia de burka, o de la suiza en materia de minaretes, lo que me parece claro es que la solución francesa supone una aproximación
169 “The construction of minarets is prohibited” (72.3).
170 ¿Qué es un minarete?, ¿es una categoría jurídica que define el Derecho helvético?, ¿se produce
una remisión al Derecho islámico a los efectos de recibir dicha categoría?, ¿define el Derecho
islámico tal concepto con precisión?, ¿lo deberá hacer el suizo por vía reglamentaria?, etc.
dios en las constituciones y constituciones sin dios
503
más flexible (mejor: potencialmente flexible) a la resolución de un problema.
Naturalmente, la solución helvética resulta más precisa, más clara, pero no estoy
convencido que eso sea una virtud a la hora de regular materias tan sensibles. En
definitiva, y a mi modo de ver, las proclamaciones de “valores”, “principios”, etc.,
en materia de religión ejercen una función básica: ofrecer apoyo constitucional a
soluciones normativas propuestas por el legislador ordinario o por la jurisprudencia (y, en un primer término, por la Administración pública).
Y eso es todo. Tal vez me sea exigible el establecer alguna conclusión. No soy
capaz de otra que constatar, una vez más, una obviedad: en materia de regulación
jurídica, en la actualidad, y acerca de cualquier cuestión (desde la expropiación
forzosa a la letra de cambio; desde el recurso contencioso administrativo al régimen de filiación; etc.), todo se explica en base a dos coordenadas: la historia y cual
se entienda deba ser la función del Estado. No es nuestro tema una excepción.
Annexe
Afganistán: http://www.servat.unibe.ch/icl/ [ICL]; Albania: ICL; Alemania: ICL;
Andorra: http://www.principadodeandorra.com/constitucion_andorra.htm; Angola:
ICL; Antigua y Barbuda: http://pdba.georgetown.edu/Constitutions/constudies.html
[G]; Arabia Saudita: http://www.saudiembassy.net/about/countryinformation/laws/
The_Basic_Law_Of_Governance.aspx; Argelia: ICL; Argentina: http://www.cervantesvirtual.com/portal/constituciones/constituciones.shtml; Armenia: http://www.parliament.am/parliament.php?id=constitution&lang=eng; Australia: ICL; Austria: ICL;
Azerbaiyán: ICL; Bahamas: http://www.thebahamasguide.com/facts/constitution.htm;
Bahrein: ICL; Bangladesh: http://www.banglaembassy.com.bh/Constitution.html; Barbados: G; Belarús [Bielorrusia]: ICL; Bélgica: ICL; Belice: G; Benin: http://www.
unhcr.org/refworld/country,,NATLEGBOD,,BEN,,3ae6b57d4,0.html; Buthán: http://
www.constitution.bt/; Bolivia: G; Bosnia y Herzegovina: ICL; Botswana: http://www.
botswanaembassy.org/files/constitution_of_botswana.doc; Brasil: ICL; Brunei Darussalam: http://www.copac.org.zw/downloads/category/6-constitutions-of-the-world.
html?start=20; Bulgaria: ICL; Burkina Faso: http://www.presidence.bf/constitution.
php?sid=22&page=19; Burundi: http://www.chanrobles.com/burundi.htm; Cabo
Verde: http://portail.droit.francophonie.org/listeRegions.d [F]; Camboya: ICL; Camerún: F; Canadá: ICL; Chad: F; Chile: G; China: ICL; Chipre: ICL; Colombia:
G; Comoras:http://www.beitsalam.km/article.php3?id_article=34&artsuite=3; Congo:
ICL; Costa Rica: G; Côte d’Ivoire [Costa de Marfil]: F; Croacia: ICL; Cuba: G;
Dinamarca: ICL; Djibouti: http://www.adi.dj/constitut/constitut_dj.htm; Dominica:
http://www.da-academy.org/DA_Constitution.html; Ecuador: G; Egipto:http://www.
egypt.gov.eg/english/laws/constitution/chp_five/part_three.aspx;El Salvador: G; Emiratos Árabes Unidos: www.worldstatesmen.org/uae_const.doc -ç; Eritrea: http://www.
eritrea-unmission.org/constitution.asp; Eslovaquia: ICL; Eslovenia: ICL; España:
http://www.boe.es/aeboe/consultas/bases_datos/doc.php?id=BOE-A-1978-31229; Estados Unidos de América: ICL; Estonia: ICL; Etiopía: ICL; Ex República Yugoslava de
504
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Macedonia: ICL; Federación de Rusia: ICL; Fiji: ICL; Filipinas: http://www.lawphil.
net/consti/cons1987.html; Finlandia: ICL; Francia: ICL; Gabón: F; Gambia: http://
www.ncce.gm/files/constitution.pdf; Georgia: ICL; Ghana: http://www.parliament.
gh/chapter_twenty-five_-_amendment_constitution.html; Granada: G; Grecia:http://
www.concourt.am/armenian/legal_resources/world_constitutions/constit/greece/greece-e.htm; Guatemala: G; Guinea: F; Guinea Bissau: www.icrc.org/ihl-nat.nsf/.../$FILE/Constitution%20Guinea%20Bissau.doc; Guinea Ecuatorial: http://www.law.
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aps.indonesiaottawa.org/indonesia/constitution/fourth_amendment_const; Irán (República Islámica del): ICL; Iraq: www.uniraq.org/documents/iraqi_constitution.pdf;
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paclii.org/mh/legis/consol_act/cotmi363/; Islas Salomón: http://www.paclii.org/sb/
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eng.htm; Italia: ICL; Jamahiriya Árabe Libia: ICL; Jamaica: G; Japón: ICL; Jordania:
http://www.kinghussein.gov.jo/constitution_jo.html; Kazajstán: http://www.kazakhstan.orexca.com/kazakhstan_constitution.shtml#9; Kenya: ICL; Kirguistán: http://aceproject.org/ero-en/regions/asia/KG/kyrgyzstan-constitution-1993-2007/view; Kiribati:
http://www.parliament.gov.ki/constitution.html; Kuwait: ICL; Lesotho: http://www.
lesotho.gov.ls/documents/Lesotho_Constitution.pdf; Letonia: ICL; Líbano: ICL; Liberia: ICL; Liechtenstein: http://www.liechtenstein.li/en/pdf-fl-staat-verfassung-sept2003.
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ICL; Montenegro: http://www.legislationline.org/download/action/download/id/929/
file/b4b8702679c8b42794267c691488.htm/preview; Mozambique: http://confinder.
richmond.edu/admin/docs/moz.pdf; Myanmar: http://www.thailawforum.com/database1/constmyanmar.html; Namibia: ICL; Nauru: http://www.naurugov.nr/parliament/
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Omán: ICL; Países Bajos: ICL; Pakistán: http://www.pakistani.org/pakistan/constitution/; Palau: http://www.paclii.org/pw/legis/consol_act/cotrop359/; Panamá: G; Papua
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Paraguay: G; Perú: G; Polonia: ICL; Portugal: http://www.copac.org.zw/downloads/
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Gran Bretaña e Irlanda del Norte: http://www.legislation.gov.uk/aep/Will3/12-13/2;
República Árabe Siria: ICL; República Centroafricana [Centroáfrica]: F; República
Checa: ICL; República de Corea [del Sur]: ICL; República de Moldava [Moldavia]:
dios en las constituciones y constituciones sin dios
505
http://www.constcourt.md/const_en/index.html; República Democrática del Congo:
F; República Democrática Popular Lao [Laos]: F; República Dominicana: G; República
Federal Democrática de Nepal: http://www.worldstatesmen.org/Nepal_Interim_Constitution2007.pdf; República Popular Democrática de Corea [del Norte]: ICL; República
Unida de Tanzania: ICL; Rumania: ICL; Rwanda: ICL; Saint Kitts y Nevis: G; Samoa:
http://www.paclii.org/ws/legis/consol_act/cotisows1960535/; San Marino: http://www.
consigliograndeegenerale.sm (italiano); Santa Lucía: G; Santo Tomé y Príncipe: http://
www.parlamento.st/ (portugués); San Vicente y las Granadinas: G; Senegal: F; Serbia:
ICL; Seychelles: F; Sierra Leona: http://www.sierra-leone.org/Laws/constitution1991.
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priu.gov.lk/Cons/1978Constitution/Introduction.htm; Sudáfrica: ICL; Sudán: http://
www.sudan-embassy.de/c_Sudan.pdf; Suecia: http://www.riksdagen.se/templates/R_
Page____5562.aspx; Suiza: http://www.admin.ch/ch/e/rs/101/a15.html; Suriname: G;
Swazilandia: http://aceproject.org/ero-en/regions/africa/SZ/CONSTITUTION%20
OF%20THE%20KINGDOM%20OF%20SWAZILAND%202005.pdf/view?set_language=en; Tailandia: ICL; Tayikistán: Chttp://unpan1.un.org/intradoc/groups/public/
documents/untc/unpan003670.htm; Timor-Leste: http://www.wipo.int/wipolex/es/
text.jsp?file_id=196270; Togo: F; Tonga: http://www.paclii.org/to/legis/consol_act/
cot238/; Trinidad y Tobago: G; Túnez: ICL; Turkmenistán: http://legislationline.
org/documents/section/constitutions/country/51; Turquía: ICL; Tuvalu: http://www.
tuvaluislands.com/const_tuvalu.htm; Ucrania: http://www.president.gov.ua/en/content/constitution.html; Uganda: http://www.ugandaembassy.com/Constitution_of_
Uganda.pdf; Uruguay: G; Uzbekistán: http://www.gov.uz/en/constitution/; Vanuatu:
http://www.parliament.gov.vu/constitution.html; Venezuela (República Bolivariana
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de_Descarga/Constitucion_de_la_Republica_Bolivariana_de_Venezuela_-_36.860.pdf;
Viet Nam [Vietnam]: ICL; Yemen: http://www.unhcr.org/refworld/category,LEGAL,,,YEM,3fc4c1e94,0.html; Zambia: ICL y Zimbabwe: http://aceproject.org/ero-en/
regions/africa/ZW/zimbabwe-constitution-of-zimbabwe-2008-1.
Los países aparecen en esta nota en el orden en que se encuentran en la página Web
de la ONU que ya ha sido reseñada. Anteriormente puse de relieve mi perplejidad por
el modo en que allí aparecen denominados los distintos países. Sencillamente, se tiene
la impresión de que se carece de criterio. Daré algunos ejemplos. No se alcanza la razón
de que a Costa de Marfil se la denomine en francés. Son numerosos los países que en
su denominación oficial incluyen el término “república”, pues bien, tal dato se omite
en numerosas ocasiones, en otras se incluye directamente (vg: República Árabe Siria),
mientras que en algunos se incluye entre paréntesis tras el nombre usualmente utilizado
(vg: Iraq o Venezuela). A veces se utiliza el nombre de uso común (vg: Alemania), en
otros el nombre oficial que nadie utilizaría (vg: Libia). Así que he optado por respetar
solo parcialmente las denominaciones con las que aparecen, marcando en negrita aquellas que utilizaré y en el caso en que se altere o se añada algo ello se ha incluido entre
corchetes.
506
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Lo que se encuentre en las páginas Web más arriba indicadas será lo que, a nuestros
efectos, tendremos por constitución. Omito los detalles de su denominación, fecha, etc.
A efectos de cita indicaré los dígitos necesarios para la localización del precepto de referencia, sin indicar si se trata de artículo, sección, etc. Para concluir con estas precisiones
a los efectos del modo de citar: en aquellos casos en que sean una pluralidad de textos
los que conforman lo que hemos considerado constitución (vg: Israel o Suecia), se citará
nominalmente dicho texto.
Como ya indiqué anteriormente, en la medida de lo posible, he procurado obtener los datos de tres páginas Web en concreto; a saber: En primer lugar he acudido a
la elaborada en la Universidad de Berna con la denominación “International Constitutional Law”; para los países americanos lo he hecho a la de la Universidad de Georgetown titulada “Political Database of the Americas”; de extraordinaria utilidad para los
países francófonos, y no solo para ellos, ha sido la tercera utilizada denominada “droit
francophone”.
Trois lettres et un discours de l’empereur
Constantin le Grand aux évêques
Marcel Metzger
D
ans l’église des Quatre-Saints-Couronnés, à Rome, la chapelle SaintSilvestre est pourvue de fresques du xiiie siècle, illustrant la prétendue
donation de Constantin au pape Silvestre (314-335). L’une des scènes représente le pape à cheval, revêtu de tous ses attributs et bénissant l’empereur
Constantin qui, à pied, tient le cheval du pontife par la bride. Une autre scène
représente l’empereur s’agenouillant pour remettre au pape, assis sur son trône,
la tiare, comme insigne de la souveraineté sur la ville de Rome 1. Cette iconographie a certainement contribué plus encore que la légende elle-même à imprimer
dans les esprits une certaine idée des relations de l’Église romaine et de l’Empire.
La prétendue donation de Constantin semble avoir été confectionnée vers
la fin du viiie siècle. Elle a servi d’argument dans les relations entre les papes et
les princes, pour justifier l’affirmation de la papauté. À partir du xve siècle, son
authenticité a été contestée 2. Mais les fresques sont restées en place, et en Occident le portrait imaginaire de l’empereur Constantin a été affecté pour longtemps
1
2
Lexikon der christlichen ikonographie, Freiburg, Herder, vol. 2, 1970, p. 550-551 ; Jean
Maury et René Percheron, itinéraires romains, Paris, Téqui, 3e éd. 1975, p. 267 ; Agostino
Paravicini Bagliani, « Les fresques de la chapelle Saint-Silvestre », dans Histoire du christianisme, dir. J.-M. Mayeur et al., vol. 5, Paris, Desclée, 1993, p. 553 et 600.
Louis Duchesne, Le Liber Pontificalis, rééd. par C. Vogel, vol. I, Paris, De Boccard, 1981,
p. cix-cxx ; dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien (abrégé : dECA), Paris,
Éditions du Cerf, 1990, 1, art. « Donation de Constantin », p. 715. Lexikon für Theologie
und Kirche, Freiburg, Herder, art. « Konstantinische Schenkung », vol. 6, 1997, col. 302304. Charles Pietri, « Mythe et réalité de l’Église constantinienne », dans Les Quatre
Fleuves 3 (1974), réimpression dans Charles Pietri, historien et chrétien, Paris, Beauchesne,
1988, p. 1-18.
508
dRoiT ET RELigion En EURoPE
par les divers récits légendaires le concernant. À présent, un meilleur accès aux
sources historiques authentiques et les progrès de la recherche en ces domaines
conduisent à une connaissance des faits plus proche de la vérité historique.
À cet égard, la publication récente d’une quarantaine de lettres et de trois
discours de Constantin le Grand par Pierre Maraval 3 ouvre de nouvelles perspectives. J’en ai tiré le plus grand profit pour la présente étude, dans laquelle je
tenterai de mieux discerner quelle fut la vraie nature des relations entre l’empereur et les représentants des Églises. J’ai grand plaisir à offrir cette contribution
à mon collègue et ami, Francis Messner, en hommage aux recherches stimulantes et aux nombreuses études qu’il a menées sur de tels sujets, dans d’autres
contextes, il est vrai.
Dans le recueil de P. Maraval, j’ai sélectionné trois lettres et un discours,
représentatifs de la pensée de l’empereur. J’en propose quelques extraits, que je
replacerai d’abord dans leur contexte, par une brève présentation de Constantin
et de l’état des Églises à l’époque. J’en tirerai quelques conclusions sur la politique religieuse de l’empereur.
Le règne de Constantin et l’état des Églises
Constantin est né entre 272 et 277, fils de Constance Chlore et de sa concubine Hélène 4. En 293 la première tétrarchie se partage le pouvoir, jusqu’en 305 :
Dioclétien et Maximien sont Augustes, Constance Chlore et Galère deviennent
Césars. Constantin est élevé à la cour de Dioclétien. Il accède au pouvoir le
25 juillet 306, lorsque, à la mort de son père, ses troupes le proclament empereur ; Galère accepte de le reconnaître comme César, mais c’est Sévère qu’il
nomme Auguste. La même année, Maxence est également proclamé empereur
par ses troupes. En 307, Constantin s’attribue le titre d’Auguste, que Maximien lui reconnaît. L’année suivante, Licinius est proclamé Auguste, tandis que
Constantin continue à se faire appeler Auguste. Le 28 octobre 312, après la
bataille du pont Milvius contre Maxence, Constantin entre à Rome. Avant cette
bataille, il avait fait appel au Dieu des chrétiens, dont il avait perçu un signe
3
4
Pierre Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, Paris, Les Belles Lettres, 2010,
306 p. Le contexte : Id., La véritable histoire de Constantin, Paris, Les Belles Lettres, 2010,
206 p. Id., Le Christianisme de Constantin à la conquête arabe, Paris, PUF, 1997, 460 p. Id.,
Eusèbe de Césarée : la théologie politique de l’Empire chrétien, Louanges de Constantin
(Triakontaétérikos), Paris, Éditions du Cerf, 2001, 216 p. L’auteur, professeur émérite de
Paris IV Sorbonne, enseigna à Strasbourg, à la Faculté de théologie protestante.
P. Maraval, La véritable histoire de Constantin, p. 7-99 ; chronologie, p. 185. Le contexte
historique : Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Paris, Albin
Michel, 2007, 321 p.
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le grand aux évêques
509
favorable, dans la vision d’une croix de lumière. Il fit de cette croix un trophée,
placé à la tête de ses troupes, comme un gage de victoire 5.
En mars 313, Constantin et Licinius se rencontrent à Milan. Dans un document appelé communément « édit de Milan 6 », les deux empereurs manifestent
leur volonté de ne mettre d’obstacle à aucun culte ; ils reconnaissent explicitement
aux chrétiens la liberté d’observer leur religion et leur en accordent la possibilité,
en faisant restituer les locaux qui leur avaient été confisqués lors des persécutions.
Dix ans plus tard, en 324, les relations entre Constantin et Licinius se dégradent,
Constantin l’emporte sur Licinius. La même année, il décide la fondation d’une
nouvelle capitale, qui devait porter son nom, dans la partie orientale de l’empire.
Constantin est mort le 22 mai 337 à Nicomédie, après trente ans de règne.
Les lettres et les discours réunis par P. Maraval datent des années 313 à
337. Elles font connaître les réactions et les interventions de l’empereur dans le
contexte de plusieurs affaires graves survenues dans les Églises et dont il considéra que certaines menaçaient l’unité religieuse et politique de l’empire.
Il s’agit d’abord du donatisme, un schisme qui opposait un parti rigoriste,
regroupant des évêques de Numidie, à l’évêque de Carthage, Mensurius († vers
312), et à son diacre, puis successeur, Cécilien (destinataire de la lettre 2 du
recueil), accusés d’avoir manqué de fermeté pendant la persécution (303-305).
Les rigoristes mirent en place une hiérarchie concurrente, avec Donat à Carthage 7 (315-355). Constantin intervint, pensant pouvoir rétablir l’unité. Il réunit une commission à Rome en 313 (lettre 4 au pape Miltiade), puis un concile
à Arles 8 en 314 (lettres 5 à 7) ; il veilla ensuite à l’application des décisions prises,
pour réduire l’obstination du parti donatiste (lettres 8-12).
À partir de 320, d’autres dissensions, plus graves encore, devaient semer la
division dans les Églises, en commençant par la partie orientale de l’empire.
Arius, un prêtre d’Alexandrie, propageait sa propre doctrine sur les relations
de Dieu Père et de son Fils, dont il affirmait qu’il était inférieur et subordonné
au Père 9. Constantin convoqua un concile œcuménique à Nicée en 325, pour
surmonter la crise provoquée par Arius et obtenir l’adhésion à une profession
de foi commune ; la foi de Nicée a confessé que le Christ est « de même nature
que le Père » (lettres 16 à 25).
5
6
7
8
9
Il s’agit du labarum, emblème représentant la croix glorieuse et le monogramme du Christ.
Récits historiques : P. Maraval, La véritable histoire de Constantin, p. 55-57 ; Id., Constantin
le grand. Lettres et discours, p. XII.
Lettre 0 dans le recueil de P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 1-5.
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. XIII ; Histoire du christianisme, 2,
p. 230-248 ; dECA 1, art. « Donat », p. 712-714.
Conciles gaulois du IV e siècle, éd. Jean Gaudemet, éd. Sources chrétiennes (abrégé : SC)
241, p. 35-67.
Importante littérature sur le sujet. Histoire du christianisme, 2, p. 254-288 ; dECA 1, art.
« Arius », p. 238-244.
510
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Avant ces conflits de nature doctrinale, l’Église d’Alexandrie avait été affectée,
elle aussi et pour longtemps, par un schisme ; comme à Carthage, celui-ci avait
été provoqué par un parti rigoriste, à la suite de la persécution de 303. Le meneur
en était Mélèce, évêque de Lycopolis, qui s’opposa à l’évêque d’Alexandrie, Pierre,
jugé trop modéré envers les apostats. Mélèce suscita une hiérarchie parallèle, en
ordonnant des évêques pour les sièges alors vacants du fait de la persécution 10. En
328, ses partisans s’opposèrent à l’élection d’Athanase comme évêque d’Alexandrie. À la mort de Mélèce, Jean Arkaph prit la tête de son parti (lettre 35).
Un recueil de lettres et de discours
Outre celles insérées dans le Code Théodosien, on connaît de nombreuses
autres lettres de l’empereur Constantin, transmises par les Histoires ecclésiastiques
d’Eusèbe de Césarée, Socrate, Sozomène, et d’autres écrits. P. Maraval en a publié
une quarantaine, leur joignant trois discours, dans une traduction française.
Grâce au recoupement avec des témoignages externes, les historiens ont pu écarter les doutes qui ont pesé sur l’authenticité de ces textes et les soupçons sur de
possibles interventions de l’évêque Eusèbe de Césarée, un familier de l’empereur.
À lire certains propos tenus dans ces lettres, on imagine mal qu’un conseiller
ecclésiastique les y aurait introduits, comme cette réaction de l’empereur apprenant que des évêques s’opposaient entre eux à propos « de mesquines et vaines
querelles de mots » ; selon Constantin, « c’est là chose vulgaire, et plus en accord
avec l’irréflexion des enfants que convenant à l’intelligence d’hommes sains et
sensés » (lettre 16,16) ! La lettre aux évêques réunis à Tyr est encore plus sévère :
« De toute évidence vous ne voyez pas ce qui plaît à Dieu en raison de votre
dispute futile avec ceux qui vous sont proches, dispute dans laquelle vous ne
voulez pas avoir le dessous » (lettre 37,1.10-11).
Les destinataires des lettres et des discours
La quarantaine de lettres et les trois discours du recueil de P. Maraval ont
été adressés à une trentaine de destinataires différents. Six lettres ont été adressées à des fonctionnaires impériaux, en poste en Afrique (lettres 1, 3, 6, 8, 10,
10 bis). La lettre 40 est adressée au roi de Perse, Sapor II. Les lettres 13 et 15
étaient destinées, l’une à l’ensemble de la population de l’empire, et l’autre « aux
provinciaux d’Orient », et plus particulièrement à « ceux de l’extérieur », selon
le langage du Nouveau Testament (1 Co 5,12 ; Col 4,5 ; 1 Th 4,12), c’est-à-dire,
dans notre vocabulaire, les païens. Toutes les autres lettres et les trois discours
10
dECA 2, art. « Mélèce de Lycopolis », p. 1610-1611. Histoire du christianisme, 2, p. 280.
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le grand aux évêques
511
avaient pour destinataires des chrétiens. On en propose une liste ci-après, par
catégories et groupes, en reproduisant le cas échéant le langage employé dans
les titulatures. Les chiffres entre parenthèses correspondent au classement des
lettres dans le recueil de P. Maraval.
On dénombre une dizaine d’évêques, destinataires de lettres personnelles : Miltiade de Rome (4), Cécilien de Carthage (2), Chrestus de Syracuse
(5), Eusèbe de Césarée (14, 38, 39), Alexandre d’Alexandrie (16), Athanase
d’Alexandrie (32b, 34), Théodote de Laodicée (21), Alexandre de Constantinople (25), Macaire de Jérusalem (26), Jean Arkaph, évêque de Lycopolis, chef
des Mélitiens (35).
D’autres lettres ont pour destinataires des groupes d’évêques. Il s’agit de
la convocation au concile de Nicée (17), à laquelle on joindra les discours II
et III, présentés comme des interventions de Constantin lors de ce concile. Pour
résoudre les conflits provoqués par le schisme donatiste, l’empereur s’adressa
autant aux « évêques catholiques d’Afrique » (7, 11), et plus tard à ceux de
Numidie (12), qu’aux évêques donatistes (9). En 335, il convoqua un concile
à Tyr, pour mettre fin aux conflits entre Athanase d’Alexandrie et les Mélitiens
et à ceux provoqués par Arius et ses partisans 11. Dans ce contexte, il adressa des
lettres aux évêques concernés (36 et 37). Pour la restauration du site biblique de
Mambré (gn 18, etc.), il adressa ses instructions, dans un courrier commun, « à
Macaire (Jérusalem) et d’autres évêques de Palestine » (27).
Plusieurs lettres étaient destinées à des Églises. En voici les adresses. La
lettre 11 : « à tous les évêques catholiques d’Afrique et au peuple de l’Église
catholique ». La lettre 22 : « aux évêques et aux peuples » ; elle ordonne la destruction des livres d’Arius. Les lettres 18, 32 et 33 sont adressées « aux Alexandrins »,
« à l’Église catholique des Alexandrins », « au peuple de l’Église catholique
d’Alexandrie ». La lettre 19, « aux Églises » de Syrie, et la lettre 20, « à l’Église
catholique de Nicomédie ». Enfin la lettre 29, « au peuple des Antiochiens ».
Le discours I est à ranger dans ce même groupe, vu son adresse : « à l’assemblée des saints ». Les circonstances dans lesquelles Constantin l’a prononcé
ne sont pas indiquées dans le texte 12. Les historiens ont tenté de les discerner.
L’auditoire devait être une assemblée réunie sur convocation de l’empereur, le
jour de Pâques ou un jour proche de la fête, en 325. C’était une assemblée de
chrétiens, auxquels l’empereur applique le titre de « saints », selon le langage du
Nouveau Testament (1 Co 1,2 ; Ep 1,1 ; etc.). Il s’agit d’un long exposé faisant
l’éloge du christianisme.
Les quatre lettres restantes, dans ce classement, sont adressées à des fauteurs de schismes : tantôt à Arius directement (16, 24), tantôt à Arius et à ses
11
12
Histoire du christianisme, 2, p. 283.
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. XXIII ; Id., La véritable histoire de
Constantin, p. 136.
512
dRoiT ET RELigion En EURoPE
partisans, « les Ariens qui sont avec lui » (23). La lettre 28 est adressée « aux
hérétiques athées », interpellés en ces termes : « vous Novatiens, Valentiniens,
Marcionites, Pauliens et ceux qu’on appelle Cataphrygiens, et tous ceux, en un
mot, qui constituez des partis 13 ».
Cet inventaire met en évidence la multiplicité et la diversité des destinataires des lettres et des discours. Constantin se comporte en souverain de toutes
les populations de l’empire et des adeptes de toutes les religions. S’agissant des
chrétiens, il s’adresse aussi bien aux évêques qu’aux Églises elles-mêmes. Une
seule lettre est adressée à l’évêque de Rome (lettre 4, à Miltiade). Cependant,
dans la convocation au concile d’Arles (en 314), l’empereur se réfère à lui 14 :
J’avais ordonné qu’on fasse venir de Gaule quelques évêques, qu’on convoque
d’Afrique ceux qui, dans chacun des partis opposés, combattaient les uns contre les
autres avec obstination et constance, et que l’évêque de Rome soit présent.
Constantin s’est surtout adressé aux Églises d’autres métropoles, Carthage,
Antioche et Alexandrie, dont les difficultés sollicitaient davantage son attention. Une seule lettre concerne l’Église de Constantinople, qui en était encore
à ses débuts : c’est l’empereur lui-même qui veille à l’équiper en exemplaires de
la Bible (lettre 38). Quant aux Églises de Palestine, Constantin y fait construire
et restaurer les sanctuaires (lettres 26 et 27).
Il agit de même dans tout l’empire, et surtout à Rome, en faisant lui-même
construire des basiliques pour le culte chrétien. Son activité en ce domaine est
connue, non par les lettres, mais par une chronique ecclésiastique, le Liber Pontificalis 15. L’Église de Rome disposait alors de locaux aménagés dans les quartiers d’habitation et qu’on appelait tituli, soit une vingtaine au ive siècle 16. Le
Liber Pontificalis attribue leur aménagement ou leur construction aux évêques
de Rome. Mais Constantin compléta cet équipement en faisant construire sept
basiliques à l’intérieur et hors les murs de la ville. Pour chacune, le Liber Pontificalis indique, le cas échéant, les commanditaires : seules deux basiliques, SaintPierre et Saint-Paul, ont été construites à la demande de l’évêque de Rome,
le pape Silvestre (314-335), tandis que Sainte-Agnès l’a été à la demande de
Constance, une fille de l’empereur. Pour la construction des autres édifices, dont
le Latran, il s’agit d’initiatives de l’empereur.
13
14
15
16
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 82.
Lettre 5,2, à Chrestus de Syracuse, P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours,
p. 11.
L. Duchesne, Le Liber Pontificalis, rééd. par C. Vogel, 3 vol., Paris 1981.
Marcel Metzger, « Évolution de la liturgie à Rome autour des ve et vie siècles », dans
Martin Klöckener et Benedikt Kranemann (édit.), Liturgiereformen, Munster Wf,
Aschendorff, 2002, p. 192-193.
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le grand aux évêques
513
Les documents
Dans le cadre limité de cette contribution, on ne pouvait transcrire que
quelques échantillons représentatifs des écrits de Constantin. On a choisi les
lettres 4, 15 et 16, et un des discours au concile de Nicée ; on y discerne les orientations caractéristiques de la politique de Constantin à l’égard de la religion des
chrétiens. Des lettres 15 et 16, assez longues, on n’a retenu que quelques extraits.
Lettre 4
En 313, Constantin convoquait une assemblée d’évêques pour rétablir la
concorde entre les Églises d’Afrique. La lettre de convocation a été recueillie par
Eusèbe de Césarée, dans l’annexe de son Histoire ecclésiastique 17.
Constantin Auguste, à Miltiade, évêque des Romains et à Marc 18.
1. De nombreux et importants écrits m’ont été envoyés par Anullinus, le clarissime
proconsul d’Afrique, dans lesquels il est rapporté que Cécilien, l’évêque de la cité
de Carthage, est blâmé sur de nombreux points par quelques-uns de ses collègues
qui siègent en Afrique. Il me semble très pénible que dans ces provinces que la
Providence a spontanément remises à Mon Dévouement et dans lesquelles il y a
une nombreuse population, on constate que le peuple persévère dans de mauvaises
dispositions, autrement dit qu’il est divisé, et qu’il y a des différends entre évêques.
2. En conséquence de quoi, j’ai décidé que Cécilien lui-même s’embarque pour
Rome, accompagné de dix des évêques qui semblent le blâmer et de dix autres que
lui-même supposerait nécessaires à sa propre cause, afin que là, en votre présence,
mais aussi celle de Réticius, de Maternus et de Marinus, vos collègues, à qui, à
cette fin, j’ai ordonné de venir en hâte à Rome, il puisse être entendu, comme
vous savez qu’il est conforme à la très auguste loi. 3. Du reste, afin que vous puissiez avoir parfaitement connaissance de cette affaire, j’ai joint à ma lettre les copies
des documents qui m’ont été envoyés par Anullinus, et je les ai envoyés aussi à vos
collègues susdits. Après les avoir lus, Votre Fermeté jugera de quelle manière il faut
examiner en détail la susdite cause et y mettre fin selon la justice. Il n’échappe pas
à Votre Sollicitude que, présentement, je porte un tel respect à l’Église catholique
reconnue par la loi que je ne veux pas que vous tolériez en quelque manière aucun
schisme ou division en quelque lieu que ce soit.
Que la divinité du grand Dieu vous garde de nombreuses années, très honoré.
Extraits de la lettre 15
Dans ce message envoyé « aux provinciaux d’Orient » en 324, l’empereur
adresse à Dieu une importante action de grâce. Il se présente comme l’artisan
17
18
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 10. Eusèbe de Césarée, Vie de
Constantin, II, 64-72, éd. Fontes Christiani (abrégé : FC) 83, Turnhout, Brepols, p. 292305 ; Id. Histoire ecclésiastique (abrégé : HE), X, 5,18-20, SC 55 p. 108-109.
Il pourrait s’agir de l’archidiacre, P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours,
p. 180, n. 18. Miltiade : 310-314.
514
dRoiT ET RELigion En EURoPE
d’un dessein attribué à Dieu, pour le bien commun de l’univers. La lettre a été
recueillie par Eusèbe de Césarée 19.
11. Maintenant je t’invoque, Dieu très grand. Sois clément et favorable à tes Orientaux et tous les provinciaux qui ont été accablés par cette longue calamité, et accorde
la guérison par moi ton serviteur. Je ne demande pas cela sans une bonne raison, ô
maître de tout, Dieu saint. Car sous ta direction j’ai entrepris des actions salutaires
et je les ai menées à bien : en mettant partout en avant ton sceau 20, j’ai conduit une
armée victorieuse. Et si le bien public l’exige, j’avance contre les ennemis en suivant
les mêmes mots d’ordre de ta vertu. 12. À cause de cela, je t’ai consacré mon âme,
purement mêlée d’amour et de crainte, car j’aime véritablement ton nom et je révère
ta puissance, que tu as montrée par plusieurs signes, en rendant ma foi plus solide.
Je me hâte donc et je prends moi-même sur mes épaules de restaurer ta très sainte
maison, que ces hommes infâmes et très impies 21 ont ravagée par leurs absurdes destructions. 13. Je désire, pour le bien commun de l’univers et de tous les hommes,
que ton peuple soit en paix et reste exempt de troubles. […] 14. Mais il faut que
ceux qui ont de saines pensées soient convaincus que seuls vivront de manière sainte
et pure ceux que toi-même appelles à se reposer sur tes saintes lois (Rm 2,17). Mais
ceux qui s’en écartent, qu’ils gardent, s’ils le veulent, les temples du mensonge 22.
Quant à nous, nous avons la demeure très resplendissante de ta vérité, que tu nous
as donnée en accord avec la nature. Cela, nous le demandons pour eux aussi, afin
que grâce à la concorde commune eux aussi obtiennent ce qu’ils désirent. 15. Notre
politique n’a rien de nouveau ni de révolutionnaire, mais nous croyons, depuis que
la belle ordonnance de l’univers a été solidement établie, que tu as demandé cela
avec l’adoration qui t’est due ; mais le genre humain est tombé, entraîné par de
nombreuses erreurs. Mais toi, par ton Fils, pour que le mal ne l’accable pas davantage, tu as fait briller une pure lumière et les as tous fait se ressouvenir de toi.
Extraits de la lettre 16
Parmi les documents qu’il a réunis sur la crise arienne, Eusèbe de Césarée a
recueilli cette lettre, envoyée en 324 à Alexandre, l’évêque d’Alexandrie, et à un
prêtre de cette Église, celui qui propagea l’hérésie christologique portant son nom,
l’arianisme, un des plus graves conflits doctrinaux du christianisme antique 23.
Vainqueur Constantin Très grand Auguste, à Alexandre et Arius.
1. Un double motif me pousse à entreprendre ce qui est le devoir de ma charge :
j’en prends Dieu à témoin, lui qui, comme de juste, est mon aide dans mes
19
20
21
22
23
Eusèbe de Césarée, Vie de Constantin, II, 48-60, FC 83, p. 276-288 ; P. Maraval,
Constantin le grand. Lettres et discours, p. 43. Id., La véritable histoire de Constantin, p. 123.
Il s’agit du labarum, n. 5.
Ses prédécesseurs, les empereurs persécuteurs des chrétiens.
Les sanctuaires des religions ancestrales.
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 46. Eusèbe de Césarée, Vie de
Constantin, II, 64-72, FC 83, p. 292-305. Socrate de Constantinople, Histoire ecclésiastique, éd. Pierre Périchon et Pierre Maraval, SC 477, p. 80-89.
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le grand aux évêques
515
entreprises et le sauveur de l’univers. 2. Mon premier désir a été d’unifier l’attitude
envers la divinité de toutes les nations, mon deuxième de restaurer et de rétablir
dans son harmonie le corps de l’État, qui avait été gravement blessé 24. 3. En ayant
en vue ces objectifs, je me suis efforcé de réussir le second avec la puissance de
l’armée, en sachant que si j’établissais une véritable concorde entre les serviteurs de
Dieu selon mes propres vœux, le cours des affaires publiques profiterait aussi du
changement, en accord avec les pieuses pensées de tous. 4. Une folie intolérable
avait en effet saisi toute l’Afrique à cause de ceux qui, avec une impudente légèreté, ont osé diviser la religion de la population en divers partis ; quand j’ai voulu
contenir cette maladie, je n’ai trouvé aucun autre remède approprié à cette affaire
que celui-ci : […] j’enverrais quelques-uns d’entre vous aider à se réconcilier ceux
qui étaient mutuellement en discorde. […]
6. Mais ô parfaite et divine Providence, quelle grave blessure a atteint mes oreilles,
ou plutôt mon cœur lui-même, quand on m’annonça que la discorde survenue
parmi vous était beaucoup plus grave 25 que celle de ceux que j’avais laissés là-bas,
de sorte que vos régions ont davantage besoin de soins, vous par qui j’avais espéré
procurer aux autres la guérison. 7. Alors que je considérais l’origine et l’occasion
de cette affaire, j’en ai trouvé le prétexte tout à fait trivial et absolument indigne
d’une telle querelle. C’est pourquoi, contraint d’écrire cette lettre, en écrivant à
votre commune intelligence et en appelant d’abord la divine Providence à assister
mon action, je m’offre moi-même pour être entre vous comme un arbitre pacifique
de votre mutuel désaccord. 8. Avec l’aide du Tout-Puissant, même si la cause de
la dispute était d’importance, je pourrais facilement confier ma parole aux saintes
intentions de mes auditeurs et conduire ainsi chacun vers une position plus profitable. Puisque ce qui constitue un obstacle général est petit 26 et presque trivial,
comment cela ne me fournirait pas la garantie d’un règlement plus rapide et plus
facile ? 9. […] À partir de là, parce qu’une divergence d’opinion s’est élevée entre
vous, l’union a été rejetée et le peuple très saint, divisé en deux partis, s’est éloigné de l’harmonie d’un corps commun. 10. Eh bien donc, en faisant preuve l’un
et l’autre de dispositions identiques, recevez ce que votre compagnon de service
vous conseille avec justice. Quel est ce conseil ? Il aurait convenu déjà de ne pas
poser la question sur de tels sujets. […] 16. Examinons donc ce qui est dit avec
une meilleure réflexion et réfléchissons-y avec une plus grande intelligence : est-il
sensé que des frères s’opposent à des frères à cause de mesquines et vaines querelles
de mots parmi vous et que le bien précieux de l’union soit brisé parmi nous, qui
nous disputons pour de pareilles vétilles, nullement nécessaires, par une divergence
d’opinion impie ? C’est là chose vulgaire, et plus en accord avec l’irréflexion des
enfants que convenant à l’intelligence d’hommes sains et sensés. 17. Écartons-nous
de plein gré des tentations diaboliques. Notre grand Dieu, le Sauveur commun de
tous, étendait sa lumière à tous : avec l’aide de sa Providence, permettez-moi, à
moi le serviteur du Tout-Puissant, de mener jusqu’à son terme cette tâche, de sorte
24
25
26
Allusion aux rivalités, conflits entre partis et guerres civiles dans l’empire. L’État : oikoumenè, dans le grec.
L’hérésie d’Arius.
Constantin a perçu qu’il s’agissait d’un désaccord dans la compréhension d’un passage de
la Bible.
516
dRoiT ET RELigion En EURoPE
que je vous ramène, vous ses peuples, par ma parole, mon assistance et l’insistance
de mon avertissement, à la communion de l’entente. […] 19. […] Nous ne voulons, ni que tous pensent la même chose sur tous les sujets, ni qu’une seule disposition ou une seule opinion règne parmi vous. 20. Donc, en ce qui concerne la
providence divine, qu’il y ait parmi vous une seule foi, une seule manière de comprendre, un seul accord sur le Tout-Puissant…
discours au concile de nicée
Ses premières démarches (lettre 16) n’ayant pas suffi, Constantin convoqua
un concile universel à Nicée en 325, auquel il s’adressa personnellement. Son
discours a été recueilli par l’évêque Eusèbe 27.
1. Mes amis, c’était l’objet de mes vœux de jouir de votre compagnie, et maintenant qu’il est réalisé, je confesse en rendre grâces au roi de l’univers, car outre tant
d’autres bienfaits, je veux dire de vous recevoir tous ensemble et de contempler
l’accord unanime de vos sentiments. 2. Qu’aucun ennemi jaloux ne détruise votre
prospérité, et maintenant que la guerre menée contre Dieu par les tyrans a disparu
par la puissance du Dieu sauveur, que le démon malfaisant n’entoure pas d’une
autre façon la loi divine par ses blasphèmes. Je considère la division interne dans
l’Église de Dieu comme un trouble plus funeste que toute guerre et tout furieux
combat, et ces choses-là m’apparaissent plus affligeantes que celles du dehors. 3.
Car lorsque, par la faveur et l’assistance du Tout-Puissant, j’ai remporté les victoires
sur mes ennemis, je pensais qu’il ne me restait plus qu’à en rendre grâces à Dieu et
à me réjouir avec ceux qu’il avait libérés par notre intermédiaire. Mais lorsque j’ai
appris, contre toute attente, votre dissentiment, je n’y ai pas prêté l’oreille comme
à une chose secondaire, mais je vous ai tous convoqués sans retard, désirant y porter remède par mon ministère. 4. Je me réjouis de vous voir réunis, mais je juge
que je n’aurai totalement réalisé mes vœux que lorsque je vous verrai tous unis par
vos âmes et que sera affermie en tous une commune et paisible harmonie, qu’il
conviendrait que vous, qui êtes consacrés à Dieu, annonciez aux autres. 5. Ne tardez donc pas, mes amis, ministres de Dieu et bons serviteurs de notre commun
maître et sauveur, en commençant maintenant par mettre au clair les causes de vos
divisions, à supprimer par les lois de la paix tout lien de controverse. En agissant
ainsi, vous ferez l’œuvre la plus agréable pour le Dieu de tous et me donnerez, à
moi votre compagnon de service, une joie extrême.
Aspects de la politique religieuse de Constantin
La pensée politique de Constantin se manifeste clairement dans ces textes,
avec sa dimension religieuse, qui en était indissociable 28. Le début de la lettre 16
27
28
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 156-157. Eusèbe de Césarée, Vie
de Constantin, III,12, FC 83, p. 324-326.
Ces conclusions ont été établies à partir de l’ensemble des lettres, auxquelles renvoient les
références (entre parenthèses) à l’ensemble des quarante lettres. Les thèmes constantiniens :
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. XXIX-XXXIV.
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le grand aux évêques
517
l’exprime en quelques mots : l’empereur s’est fixé comme objectif la restauration
de l’empire, après les graves troubles survenus suite aux menaces extérieures et du
fait des rivalités entre ses chefs. Cette tâche impliquait de réaliser son unité, la
religion en étant le moyen privilégié. Le rôle religieux ainsi assumé par l’empereur
correspondait à une tradition impériale établie depuis trois siècles 29, Constantin l’a naturellement exercé en intégrant le christianisme. Pour les chrétiens de
l’époque, cela semblait tout à fait dans l’ordre des choses, leurs textes fondateurs
les exhortant à la soumission aux autorités politiques 30. De fait, les Églises et leurs
évêques reconnaissaient à l’empereur ce service de l’unité entre les peuples.
Constantin voulait le salut de l’empire qui, dans les mentalités de l’époque,
dépendait des divinités. Il était persuadé que le Dieu des chrétiens en était le
meilleur garant (15,11 et 16,1) ; il cherchait à se concilier, non pas d’abord les
Églises, mais la divinité ; les Églises ont pour mission, dans son raisonnement,
de rendre la divinité propice ; ainsi s’expliquent d’une part toutes ses initiatives
pour être agréable à Dieu, en lui édifiant des monuments grandioses et en permettant aux chrétiens de pratiquer dignement son culte (15,12), et d’autre part
son souci de l’unité religieuse des Églises, étant persuadé que leurs divisions
irritent Dieu (16,17).
Le salut et la prospérité de l’empire dépendant directement de la victoire
sur les ennemis, Constantin a mené sa politique en chef militaire, comme ses
prédécesseurs. Ses troupes l’ont fait empereur, avec elles il a triomphé de ses
rivaux, avec elles il assurait l’ordre et la paix, contre les menaces intérieures et
extérieures. Mais, selon les mentalités de l’époque, il comptait d’abord sur la
protection divine. Dans ce sens, il a imposé à ses troupes cette prière :
C’est toi que nous reconnaissons comme le Dieu unique, toi que nous agréons
comme roi, toi que nous invoquons comme défenseur, c’est par toi que nous avons
remporté des victoires, c’est grâce à toi que nous avons arrêté les plus forts de nos
ennemis. Nous rendons grâces pour ces biens et en espérons d’autres à l’avenir.
Nous sommes tous tes suppliants, t’implorant de garder sains et saufs et victorieux,
le plus longtemps possible, notre empereur Constantin et ses fils aimés de Dieu 31.
Constantin se considère comme le « serviteur du Tout-Puissant » (16,17), lui
confessant dans sa prière : « Sous ta direction j’ai entrepris des actions salutaires
et je les ai menées à bien » (15,11). Il se présente comme le « compagnon de
service » des évêques (16,10 ; 18,3), qu’il appelle ses « frères » (7 ; 12,9 ; 14,2 ;
17 ; 27,8). Il ne se prive pas de leur reprocher leurs querelles (par ex. lettres
36 et 37). Il paraît très contrarié par leurs divisions (4,1 ; 16,4.10.16 ; etc.) et
29
30
31
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. XVIII. François Heim, La Théologie
de la victoire, de Constantin à Théodose, Paris, Beauchesne, 1992, 347 p.
L’apôtre Paul, dans Rm 13,1-7.
P. Maraval, La véritable histoire de Constantin, p. 140. Eusèbe de Césarée, Vie de
Constantin, IV, FC 83, p. 432.
518
dRoiT ET RELigion En EURoPE
s’empresse de prendre toutes les initiatives possibles pour restaurer l’unité (4,3)
et la paix dans le peuple de Dieu (15,13), se posant en arbitre (16,7), recourant
aux méthodes éprouvées des procédures civiles 32 (4,2) et convoquant un concile
local à Arles en 314, et un concile universel à Nicée en 325 (17).
Conclusion
Les propos tenus dans ses lettres et ses discours ne permettent guère d’imaginer que l’empereur Constantin en serait jamais venu à guider, pied à terre, le
cheval du pape, en le tenant par la bride, comme l’imaginaient les peintres de
la chapelle Saint-Silvestre, bien que son comportement envers les évêques ait
toujours été empreint d’une authentique modestie. Son rapport avec les Églises
était d’un autre ordre ; on en trouve une expression dans les rétractations des
édits de persécution. En effet, dans une ordonnance impériale, dont Constantin
fut l’un des signataires comme « César, Auguste, très grand Souverain Pontife »,
l’exposé des mesures prises en faveur des chrétiens est suivi de ce propos :
En retour, conformément à cette clémence qui est la nôtre, ils devront prier leur
Dieu pour notre salut, celui des affaires publiques et le leur 33…
Cinq siècles plus tard, Charlemagne tenait des propos semblables, dans une
lettre au pape :
À moi, il appartient avec l’aide de la divine piété de défendre… la sainte Église… À
vous, très saint Père, il appartient, élevant les mains vers Dieu avec Moïse, d’aider
par vos prières au succès de nos armes 34.
Revenons à Constantin et à ses titres, pour les comparer à ceux que se sont
attribués les papes du deuxième millénaire, tels ceux-ci : évêque de Rome, vicaire
de Jésus Christ, souverain pontife (summus pontifex) de l’Église universelle,
patriarche d’Occident, serviteur des serviteurs de Dieu 35. Or Constantin mérite
plusieurs de ces titres. Il s’est lui-même présenté comme « serviteur du ToutPuissant » et « compagnon de service » des évêques ; par certaines de ses initiatives il s’est comporté en vicaire de Dieu, et c’était lui, le pontifex maximus, selon
la tradition impériale 36. Pourtant, il était laïc, catéchumène jusqu’aux derniers
instants. Mais un laïc très engagé, si l’on peut se permettre cet anachronisme
pour une époque où on ne parlait pas encore de laïcat.
32
33
34
35
36
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. 9
Eusèbe de Césarée, HE VIII, 17,10, SC 55, p. 39-41.
Jean Imbert, Les temps carolingiens, vol. I, Paris, Cujas, 1994, vol. I, p. 179.
D’après l’Annuario Pontificio de 1979.
P. Maraval, Constantin le grand. Lettres et discours, p. XXX.
Les transformations coutumières
de la loi de 1905
Pierre-Henri Prélot
C’est la grande phrase que m’a dite Briand dans son cabinet :
« Une jurisprudence se crée, ne bougez pas ; l’état de fait en se prolongeant
se transforme en état de droit par le seul effet de sa durée ».
C’est une pensée vraie, on ne l’épuise pas en la creusant.
Maurice Barrès, La grande pitié des églises de France, 1913
L
a loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État est devenue aujourd’hui le symbole d’une conception essentialiste de la laïcité. Définie comme une des clauses fondamentales du pacte républicain français, elle est
la plupart du temps comprise comme une loi intangible, toute modification
même marginale de son contenu étant susceptible de ruiner des équilibres historiques acquis de haute lutte et toujours menacés. La sanctuarisation progressive de ce texte fondamental a ainsi conduit à suggérer sa constitutionnalisation,
au bénéfice de l’aggiornamento provoqué, dans l’ordonnancement juridique de
la Ve République, par la montée en puissance de la Constitution et le contrôle
de la loi. Une telle compréhension de la loi de 1905 est confortée depuis 1946
par la proclamation, à l’article 1er de la Constitution, que « la France est une
République laïque », car c’est bel et bien cette loi qui depuis un siècle décline
dans son Titre Premier les principes cardinaux qui font notre laïcité. De surcroît
la mention, dans le Préambule de 1946, des Principes fondamentaux reconnus
par les lois de la République, semble elle aussi suggérer la constitutionnalisation
au moins partielle de la loi de 1905, et en particulier des « Principes » qu’elle
énonce en ses articles 1 et 2. Autrement dit constitutionnaliser les Principes
contenus dans les deux premiers articles de la loi de séparation, comme a pu le
proposer François Hollande dans sa campagne présidentielle de 2012, ce serait
520
dRoiT ET RELigion En EURoPE
ni plus ni moins s’inscrire dans la continuité historique logique du droit républicain et le parachever en quelque sorte.
Une telle lecture constitutionnelle de la loi de 1905 s’est heurtée au refus
constant du Conseil constitutionnel de rattacher ses deux premiers articles à la
Loi fondamentale. Si dans sa décision du 16 novembre 1977 (n° 77-87 DC), il a
qualifié la liberté de conscience de Principe fondamental reconnu par les lois de
la république, c’est en référence à l’article 10 de la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946, l’article 1er de la loi de 1905 aux termes duquel « la République
assure la liberté de conscience » n’étant quant à lui pas mentionné. Plus généralement, dans aucune des décisions où il a fait application du principe de laïcité,
le Conseil constitutionnel ne s’est référé de la loi de 1905, ce qu’il n’aurait pas
manqué de faire s’il avait entendu en constitutionnaliser les dispositions. Dans sa
décision du 19 novembre 2004, il a préféré souligner que la laïcité aujourd’hui
doit être comprise d’abord et avant tout comme le rejet du communautarisme
religieux 1, et la définition qu’il en a donnée alors est à mille lieues des dispositions matérielles concrètes de la loi de 1905 ordonnées autour du principe de
séparation. Plus récemment encore, dans sa décision QPC du 21 février 2013
(n° 2012-297, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité), il s’est
soigneusement gardé de toute référence à la loi de séparation, même s’il a repris
en substance certaines de ses dispositions, et revenant à une motivation plus classique il a tout comme le Conseil d’État souligné que la laïcité impliquait en premier lieu « la neutralité de l’État ». Comme on le sait, le Conseil constitutionnel
a avec cette décision essentielle considéré que la volonté du législateur constituant
de 1946 et de 1958, en proclamant que la France est une République laïque,
n’était pas de supprimer mais au contraire de maintenir les régimes locaux, qui se
voient ainsi délivrer un brevet de constitutionnalité à titre dérogatoire.
On a pu comprendre la décision de février 2013 comme la mise en œuvre
jurisprudentielle de l’engagement présidentiel de François Hollande, qui visait
à constitutionnaliser à la fois les principes de la loi de 1905 et l’exception locale
alsacienne mosellane. C’est une appréciation qui mériterait d’être discutée, dans
la mesure où comme on vient de le dire le Conseil constitutionnel s’est abstenu
de mentionner la loi de 1905, et qu’en particulier l’absence de référence dans
la décision à l’interdiction des subventions aux cultes de l’article 2 a le mérite
1
Pour le Conseil constitutionnel (n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004, Traité établissant
une Constitution pour l’Europe, n° 18), « les dispositions de l’article 1er de la Constitution
aux termes desquelles « la France est une République laïque » interdisent à quiconque de se
prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les
relations entre collectivités publiques et particuliers ». À l’époque la loi du 15 mars 2004
« encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics » vient être promulguée et le Conseil constitutionnel qui n’en a pas été saisi entend à travers cette décision
procéder à sa validation implicite.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
521
de consolider les évolutions jurisprudentielles récentes du Conseil d’État, alors
que le projet présidentiel visait au contraire, dans l’esprit de ses promoteurs, à
revenir sur ces évolutions. Mais quoi qu’il en soit la décision du Conseil constitutionnel a eu pour effet de mettre fin au moins provisoirement au débat, et le
projet de constitutionnaliser la loi de 1905 est désormais caduc.
L’objet des développements qui suivent, et qui pour l’essentiel ont été rédigés avant même la décision de février 2013, n’est pas, et pour cause, de commenter cette décision. Il vise plus fondamentalement à remettre en cause la
vision de la loi de 1905 dont procède la volonté d’en constitutionnaliser les
principes et en particulier l’article 2 interdisant les subventions aux cultes.
Cette vision n’a pas disparu avec l’abandon du projet constitutionnel, et ceux
qui la partagent pourront trouver dans la faiblesse voire les incohérences de la
motivation du Conseil constitutionnel des arguments pour continuer le combat. Si l’on a choisi ici de remettre en cause une telle vision, c’est en raison de
son caractère beaucoup trop formaliste, présentant de ce fait le grand inconvénient de promouvoir une conception de la laïcité complètement irréelle et qui
se voulant idéale aboutit en réalité à dévitaliser, à fossiliser complètement cette
loi et le concept vivant de laïcité dont elle est porteuse. Ceci, en contradiction
avec l’esprit même du législateur de la Troisième République, qui n’avait pas
hésité comme on le verra à modifier lui-même son texte sur des points qu’il
considérait pourtant comme essentiels.
Ce qu’on voudrait démontrer, dans l’exposé qui suit, c’est que la loi de 1905
n’est pas ce texte figé que l’on nous donne trop souvent à voir, mais au contraire
que celle-ci a connu en un siècle de très nombreuses mutations, à travers les compléments qui lui ont été apportés et les modifications qu’elle a subies, ainsi et
plus encore, ce qui est moins perçu, du fait de ses transformations coutumières.
Par transformations coutumières, il faut comprendre les pratiques nouvelles résultant de l’application de la loi de 1905 qui se font jour au fil du temps, et qui
n’entraient pas dans les prévisions initiales du législateur républicain quand elles
n’avaient pas été purement et simplement exclues par lui. Ces pratiques nouvelles
qui s’imposent progressivement – on emploie à dessein le présent car ce processus en cours est permanent et il est loin d’être achevé – sont au besoin précisées
et consolidées par le juge lorsqu’elles font débat, et c’est elles qui s’ajoutant les
unes aux autres forment le droit contemporain de la laïcité. Les transformations
coutumières de la loi de 1905 dont on se propose de rendre compte ici sont
évidemment déterminées par les bouleversements considérables de la sociologie
religieuse (sécularisation de la société, développement de l’Islam, désinstitutionalisation des croyances…), bien plus que par cet éternel et improbable retour du
cléricalisme que l’on se plaît trop souvent à voir en elles et que dément l’affaiblissement des forces religieuses et en particulier du catholicisme. Autrement dit, il
existe un droit de la laïcité qui se déploie bien au-delà de la lettre immobile du
texte de 1905, et dont l’objet central est essentiellement patrimonial. C’est ce
522
dRoiT ET RELigion En EURoPE
droit qui de façon apparemment paradoxale contribue à préserver l’intégrité de
la loi de séparation, en tant que matrice du droit français des religions.
La question de l’interprétation de la loi de 1905 est bien entendu tout à fait
centrale dans la démonstration qui suit. Déjà, lors des débats parlementaires le
rapporteur de la loi Aristide Briand avait pu souligner à propos de l’article Premier proclamant la liberté de conscience et la liberté des cultes qu’il « domine
toute la loi », et que c’est à la lumière de ce principe que devaient être comprises l’ensemble des dispositions de la loi de 1905 2. Ainsi lors du débat relatif
au régime juridique des manifestations religieuses sur la voie publique, est-ce
l’interprétation libérale qui a finalement prévalu, alors même que le projet initial prévoyait l’interdiction pure et simple des processions 3. Aujourd’hui encore,
ce sont les fameux Principes énoncés dans la loi de 1905 4 qui fixent les orientations de notre droit de la laïcité, à la lumière de leur signification actuelle. En
particulier, l’obligation que l’article premier fait à la République de garantir le
libre exercice des cultes doit être comprise comme c’est le cas pour toute liberté
publique du point de vue de l’effectivité, ce qui légitime le cas échéant l’intervention active des pouvoirs publics afin de faciliter la pratique du culte. De la
même façon, le principe de non-reconnaissance des cultes inscrit à l’article 2,
qui entendait mettre fin au Concordat et aux mécanismes spécifiques de reconnaissance des cultes luthérien, réformé, et juif, doit aujourd’hui être compris
principalement au sens de l’égalité de traitement et de la non-discrimination
entre les religions. Cette approche nouvelle résulte du constat devenu au fil du
temps plus criant que le sort fait historiquement aux religions par la loi de 1905
n’a jamais été bien égal, il s’en faut de beaucoup, elle suggère la mise en œuvre
de dispositifs spécifiques à l’intention des cultes « défavorisés » – on pense ici
en particulier à la construction d’édifices cultuels nouveaux et en particuliers
de mosquées. Quant à l’interdiction spécifique de financer les cultes faite aux
collectivités publiques, elle doit être mise en perspective avec la mission qui est
la leur aujourd’hui de prendre en charge et/ou de soutenir, à un degré plus ou
moins important, l’ensemble des activités d’intérêt public (tourisme, culture,
patrimoine…), appelant des interventions sans commune mesure avec ce
qu’elles pouvaient être il y a un siècle, ce qui pose la question des interférences
éventuelles entre intérêt public et intérêt religieux. C’est ainsi que dans les décisions récentes du Conseil d’État mettant en cause l’article 2 de la loi de 1905,
2
3
4
Séance du 26 juin 1905, p. 992.
Voir notre article « Les signes religieux et la loi de 1905. Essai d’interprétation de la loi
portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public à la lumière du droit
des activités religieuses », Société, droit et religion n° 2, CNRS Éditions, 2011, p. 25-46.
Rappelons ici que les deux premiers articles de la loi de la loi de 1905 sont regroupés sous
un Titre Premier intitulé Principes. L’article 1 proclame les principes positifs de liberté de
conscience et de libre exercice des cultes, et l’article 2 les principes négatifs de non-reconnaissance et d’interdiction du financement public des cultes.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
523
et qui seront présentées ci-dessous, le Conseil d’État a mis en avant les exigences
fondamentales de l’intérêt public et de l’égalité, comme condition de prise en
charge, par les collectivités publiques, de projets « en rapport avec des édifices
ou des pratiques cultuels » 5. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’une constitutionnalisation des deux premiers articles de la loi de 1905 aurait changé quoi que ce
soit dans l’interprétation qu’en font actuellement les juges.
Pour étayer notre démonstration, on se propose d’évoquer dans une première partie les modifications formelles de la loi de 1905, dans ses dispositions
relatives au patrimoine religieux (I). Les deux parties qui suivent seront consacrées aux transformations coutumières proprement dites de cette même loi, en
matière d’usage et de désaffectation des édifices d’une part (II), en matière de
financement public à destination des cultes d’autre part (III). L’ordre de cette
présentation a une cohérence historique et conceptuelle, que l’on s’efforcera de
rendre visible dans le cours de l’exposé.
I. Les modifications formelles de la loi de 1905
Les premières modifications significatives de la loi de 1905 sont formelles,
et c’est au fil du temps qu’elles vont prendre le caractère essentiellement coutumier qu’elles ont aujourd’hui. Il faut comprendre que le législateur républicain s’est voulu pragmatique dans son dogmatisme, et que s’il a entendu faire
une séparation définitive, jamais en revanche il n’a considéré son texte comme
intangible. Dès 1907, pour remédier à la crise que provoquait le refus de l’Église
catholique de s’organiser en cultuelles, la loi a ainsi été complétée afin que
les édifices publics affectés à l’exercice du culte puissent à défaut être « laissés
à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur
religion » (loi du 2 janvier 1907, article 5).
Un an plus tard, une loi du 13 avril 1908 vient modifier les articles 6, 7,
9, 10, 13 et 14 de la loi de 1905. Si la plupart de ces modifications purement
techniques et de détail ne retiennent pas l’intérêt, il reste que la loi de 1908
introduit à l’article 13 de la loi de séparation une disposition qui en modifie sensiblement l’économie générale, en autorisant les collectivités publiques propriétaires à « engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des
édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi ». Deux
années auparavant, le législateur avait pourtant fait de la prise en charge intégrale des travaux d’entretien et de réparation des lieux de culte par l’affectataire
5
Voir le commentaire officiel des 5 arrêts d’assemblée du conseil d’État du 19 juillet 2011,
sur le site du Conseil d’État.
524
dRoiT ET RELigion En EURoPE
une question de principe 6, compte tenu de la contrepartie que constituait, pour
le propriétaire, leur mise à disposition gratuite et perpétuelle. Si la solution nouvelle dégagée en 1908 pouvait se discuter d’un point de vue de séparation financière stricte, elle était beaucoup plus pertinente en revanche quant au régime
de propriété. En consacrant la responsabilité du propriétaire en cas de défaut
d’entretien de l’édifice, la jurisprudence administrative a d’ailleurs confirmé très
vite la cohérence de cette solution 7.
Enfin, tout en prescrivant le caractère exclusif de l’affectation cultuelle, la
loi de 1905 n’avait pas entendu empêcher les visites qui devaient rester ouvertes
à tous pratiquants ou non. À cet effet, l’article 17 prescrivait que « la visite
des édifices et l’exposition des objets mobiliers classés seront publiques ». Le
législateur avait également prescrit la gratuité des visites, et le texte ajoutait à
cet effet qu’« elles ne pourront donner lieu à aucune taxe ni redevance ». Les
débats parlementaires relatifs à l’article 17 attestent que le principe de la gratuité procédait d’un choix résolu d’accès démocratique à la culture 8. Pourtant,
la loi du 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques (art. 25) vient très
vite introduire une dérogation à ce principe général de gratuité, en autorisant la
perception d’un droit de visite des objets mobiliers classés, à raison des charges
supportés par les communes et départements propriétaires pour l’exécution des
mesures de garde et de conservation. Quant aux édifices appartenant à l’État, la
loi de finances du 31 décembre 1921 (article 118) autorise l’administration des
Beaux-arts à percevoir un droit d’entrée pour la visite des musées, collections et
monuments, mais l’autorisation n’est pas étendue aux cathédrales dont la visite
reste en principe gratuite. À la différence des deux exemples qui précèdent, ces
dispositions relatives aux visites n’intéressent de prime abord que très marginalement l’affectation cultuelle et donc le principe de laïcité, mais comme on va le
voir par la suite la question des visites et plus largement de l’usage profane des
édifices cultuels s’est posée de plus en plus, et c’est pourquoi à terme les dispositions en cause vont s’avérer essentielles.
Ainsi qu’en atteste l’inscription dans la Constitution de 1946, à l’initiative
de députés communistes, du caractère laïque de la République, ce sont en fait
les modifications introduites par Vichy dans la loi de séparation 9 et dans le
6
7
8
9
L’article 13 de la loi avait même fait du manquement à leur obligation de réparation par les
associations cultuelles un motif de désaffectation.
CE 20 juin 1921, Commune de Monségur.
Le député Marc Réville souligne en particulier qu’« il y a là une question d’éducation
nationale et artistique ». Voir la séance du 15 juin 1905.
La loi du 15 février 1941 attribue aux associations diocésaines les anciens biens de l’Église
qui n’avaient pas été attribués depuis 1905. La loi du 25 décembre 1942 permet aux associations cultuelles à recevoir des libéralités dans les mêmes conditions que les associations
reconnues d’utilité publique. Elle autorise le financement public des travaux de réparation
des édifices des associations cultuelles affectés au culte public.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
525
régime des congrégations religieuses 10, qui ont contribué par réaction à figer le
texte de 1905, en disqualifiant pour l’avenir toute modification législative du
régime des cultes. La participation au pouvoir du MRP sous la IVe République
viendra renforcer à gauche cette crainte qu’à travers les amendements à la loi
de 1905 ce soit en définitive tout le patrimoine républicain laïc qui se retrouve
bradé par des initiatives « cléricales ». Finalement cette vision sanctuarisée de la
loi de séparation, qui comme on l’a vu n’était absolument pas celle du législateur
de la Troisième République, a fini par s’imposer, et elle pèse depuis comme un
interdit symbolique à l’encontre de toute modification même mineure de cette
loi désormais intouchable. Il est significatif à cet égard que l’une des fonctions
implicites assignées en 2005 par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur,
à la Commission Machelon, ait été précisément de tester la force de résistance
de la loi de 1905 – en particulier de son article 2 – à l’occasion même de son
centenaire, et si le mérite de la Commission est d’avoir su le dépasser il reste que
cet enjeu a pu biaiser dans l’immédiat la réception de son travail, avec la conséquence prévisible que l’article 2 est finalement resté ce qu’il est.
En réalité cette cristallisation de la loi de 1905 n’empêche pas les évolutions
législatives, mais celles-ci prennent aujourd’hui une forme contournée. Les dispositions les plus récentes affectant son contenu matériel n’ont pas été introduites
dans la loi elle-même mais dans des textes qui s’en distinguent d’un point de vue
formel, en sorte qu’ils n’apparaissent pas clairement pour ce qu’ils sont, c’est-àdire des modifications substantielles de la loi de séparation. Ainsi, en 2006 11, une
disposition nouvelle a-t-elle été introduite dans le Code général des collectivités
territoriales (L1311-2), énonçant qu’« un bien immobilier appartenant à une
collectivité territoriale peut faire l’objet d’un bail emphytéotique prévu à l’article
L451-1 du code rural, (…) en vue de l’affectation à une association cultuelle
d’un édifice du culte ouvert au public ». Saisi d’un recours à l’encontre de la délibération du Conseil municipal de la commune de Montreuil sous Bois consentant un bail emphytéotique administratif (BEA) à une association cultuelle
musulmane, le Conseil d’État a souligné qu’avec les nouvelles dispositions introduites dans le CGCT, le législateur « a dérogé aux dispositions précitées de la
loi de 1905 » 12. L’effet d’une dérogation ou d’une exception étant de réduire le
champ d’application d’une règle générale, c’est bien l’assiette de la loi de 1905
qui était affectée par les dispositions nouvelles.
Le Code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) a lui
aussi amendé en 2006 13, afin d’y introduire une disposition nouvelle (article
10
11
12
13
La loi du 3 septembre 1940 abroge l’interdiction d’enseigner des congréganistes. La loi du
8 avril 1942 assouplit le régime des congrégations.
Ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006.
CE Ass. 19 juillet 2011, Mme Vayssière.
Voir l’ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006.
526
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L2124-31) définissant les conditions de visite et d’utilisation compatible avec
l’affectation cultuelle des édifices affectés au culte 14. Cette disposition subordonne les visites à l’accord de l’affectataire lorsqu’elles justifient des modalités
particulières d’organisation. Il en va de même pour les utilisations profanes.
L’accord peut prévoir par ailleurs le versement d’une redevance susceptible
d’être partagée entre l’affectataire et la collectivité publique. Ici encore, ce sont
des équilibres soigneusement mis en place par la loi de séparation qui sont
redéfinis, autorisant le partage des redevances entre propriétaire public et affectataire, alors même que le principe fixé par l’article 17 était comme on l’a vu
celui de la gratuité absolue des visites. On notera à propos de ces deux textes
qu’ils ont été adoptés par ordonnance (ultérieurement ratifiée), faisant l’économie d’un débat parlementaire aux résultats toujours incertains s’agissant d’une
modification législative du régime des cultes.
Mais ce qui donne leur légitimité à de telles réformes, ce n’est bien évidemment pas tant cet aspect formel très secondaire que leur objet et leur contenu.
La pratique des baux emphytéotiques remonte à 1931, lorsqu’ont été créés, à
l’initiative de l’Archevêque de Paris, le Cardinal Verdier, et avec le soutien tacite
du gouvernement, les fameux Chantiers du Cardinal. Conçue initialement afin
de permettre la construction d’églises dans les banlieues nouvelles, la formule
est aujourd’hui utilisée afin de faciliter la construction de mosquées. La sécurisation juridique de cette pratique d’origine coutumière, en 2006, a été rendue
nécessaire d’une part par les évolutions du droit des collectivités territoriales, qui
ont fragilisé le support juridique autorisant de tels montages, et d’autre part par
la multiplication des contentieux relatifs à la construction de mosquées, alors
même que jusqu’ici les Chantiers du cardinal n’avaient jamais été contestés en
justice. Du point de vue des principes mêmes qui animent la loi de 1905, l’objet de telles dispositions n’est autre que de permettre le libre exercice du culte
garanti à l’article 1er, et de rétablir une certaine égalité entre les cultes du point
de vue de l’accès aux lieux de prière.
Quant à ce qui concerne la question des redevances il faut avoir à l’esprit
qu’en 1905 le législateur avait dans un souci de protéger la liberté religieuse
prescrit le caractère exclusif de l’affectation cultuelle, ce qui dans son principe interdisait tout usage non religieux, aussi bien pour le propriétaire que
pour le clergé bénéficiaire de l’affectation. Mais la baisse de la pratique religieuse, l’intérêt croissant pour le patrimoine historique ainsi que la nécessité de
14
« Lorsque la visite de parties d’édifices affectés au culte, notamment de celles où sont exposés les objets mobiliers inscrits ou classés, justifie des modalités particulières d’organisation,
leur accès est subordonné à l’autorisation de l’affectataire. Il en va de même en cas d’utilisation de ces édifices pour des activités compatibles avec l’affectation cultuelle. L’accord
précise les conditions et les modalités de cet accès ou de cette utilisation. Cet accès ou cette
utilisation donne lieu, le cas échéant, au versement d’une redevance domaniale dont le
produit peut être partagé entre la collectivité propriétaire et l’affectataire. »
Les transformations coutumières de la loi de 1905
527
valoriser financièrement des édifices d’un entretien extrêmement coûteux, pour
les fidèles comme pour la collectivité propriétaire, ont conduit non seulement
au développement des visites 15 mais également à l’organisation d’événements
tels que festivals, expositions ou concerts, à l’initiative du propriétaire ou parfois
également de l’affectataire (concerts de musique sacrée par exemple). Et la plupart du temps l’accès à ces manifestations n’est pas gratuit, mais un droit d’accès
est prélevé. C’est ni plus ni moins cet état de fait qu’il ne crée pas mais qu’il
constate que vient conforter l’article L2124-31 du Code général de la propriété
des personnes publiques. Ici encore une telle évolution sur laquelle on reviendra plus loin est parfaitement fondée du point de vue des principes énoncés au
Titre I de la loi de 1905, le libre exercice du culte étant protégé à travers l’accord des autorités religieuses. On l’a compris, ce ne sont pas les modifications
législatives de 2006 qui ont fait changer les pratiques, mais c’est l’évolution des
besoins manifestée par l’apparition de pratiques nouvelles perçues comme légitimes et normales qui a fait modifier la loi et la façon de l’appliquer.
II. Désaffectation et usage des lieux de culte :
d’une logique d’ordre public à une logique conventionnelle
Mais si, comme on en fait l’hypothèse ici, les transformations substantielles
de la loi de 1905 sont de nature coutumière, résultant des évolutions de la
sociologie religieuse et du rapport entre les autorités publiques et les cultes, il
reste que la formalisation juridique de telles évolutions, lorsqu’elle se réalise, est
la plupart du temps le fait du juge, qui vient consacrer des pratiques nouvelles
socialement acceptées, bien plus qu’elle n’est le fait du législateur, sur lequel
pèse l’interdit symbolique de la révision. Le texte de la loi reste inchangé, mais
notre droit de la laïcité évolue malgré tout en continu. En 1905, c’est à dessein
le Conseil d’État républicain, de préférence à la Cour de cassation, qui avait été
désigné comme le garant des équilibres définis par la loi, et c’est lui qui depuis
maintenant plus d’un siècle en a contrôlé l’application, en sachant accompagner
les évolutions qui se manifestaient dans les relations entre l’autorité publique
et les cultes. C’est déjà cette réalité d’un Conseil d’État « régulateur de la vie
paroissiale » que décrivait Gabriel Le Bras dans son article fondateur de 1950 16,
où il faisait l’analyse d’un demi-siècle de jurisprudence administrative. Au fond,
depuis la séparation 17 le Conseil d’État n’a jamais cessé d’exercer cette fonction
15
16
17
Le droit de visite « gratuit » est reconnu par la loi de 1905, à l’article 17.
« Le Conseil d’État régulateur de la vie paroissiale », EdCE, 1950, p. 65.
Depuis la séparation et bien en amont depuis qu’il existe, à travers notamment la procédure
de l’appel comme d’abus supprimée en 1905.
528
dRoiT ET RELigion En EURoPE
essentielle de régulateur de la vie religieuse à laquelle le contentieux de l’abus
l’avait accoutumé, et en cela il est depuis un siècle le principal garant du principe de laïcité.
Il faut comprendre que ces transformations coutumières affectent l’essentiel
des dispositions de la loi de 1905 qui restent d’application, à commencer par
celles qui au départ étaient perçues comme les plus fondamentales. Les parlementaires avaient ainsi prêté une attention particulière au régime de la désaffectation. Il s’agissait en garantissant la pérennité de la jouissance régulière des
lieux de culte de protéger la liberté religieuse, mais également de sanctionner
à travers un possible retour à son propriétaire tout manquement par l’affectataire aux obligations que lui imposait la loi. Ainsi la loi énonçait-elle cinq cas 18
dans lesquels la désaffectation d’un lieu de culte pouvait être prononcée, sous la
forme d’un décret en Conseil d’État. L’article 13 réservait également l’hypothèse
d’une désaffectation pour d’autres motifs que les cinq énoncés, auquel cas elle
devait être prononcée par une loi. Autrement dit la loi de 1905 a voulu maintenir à travers la procédure du décret ou de la loi un contrôle étatique centralisé
de la procédure de désaffectation, en imposant aux (communes) propriétaires
de saisir le gouvernement.
Mais dans les faits le dispositif prévu à l’article 13 ne s’est guère appliqué, et
bien que toujours virtuellement d’application il est vite devenu complètement
désuet. Avec la baisse de la pratique religieuse et la diminution du nombre des
prêtres, c’est l’interruption de la pratique religieuse (le culte cesse d’être célébré
pendant plus de six mois consécutifs sauf cas de force majeure) qui est devenue
la principale et quasiment unique cause de désaffectation. De plus la désaffectation n’est plus aujourd’hui la sanction d’un défaut d’usage comme cela avait
été prévu au départ, mais le constat partagé que l’édifice a cessé définitivement
d’être utile au culte. Bien entendu, il est toujours possible à l’affectataire désireux d’en conserver la jouissance d’y célébrer deux fois l’an un office, mais
dans les faits il s’avère que même en cas de délaissement prolongé l’autorité
publique propriétaire qui n’est pas forcément très désireuse de reprendre un
édifice qu’elle aura à gérer s’abstient quasiment toujours d’engager unilatéralement une procédure de désaffectation. Autrement dit, c’est une pratique qui
n’entrait pas dans les prévisions du législateur de 1905 qui est devenue la règle
courante, à savoir la désaffectation « consensuelle », c’est-à-dire avec l’accord
express du clergé affectataire qui a définitivement renoncé à utiliser l’édifice
pour le service religieux.
18
1° Si l’association bénéficiaire est dissoute ; 2° Si, en dehors des cas de force majeure, le culte
cesse d’être célébré pendant plus de six mois consécutifs ; 3° Si la conservation de l’édifice
ou celle des objets mobiliers classés est compromise par insuffisance d’entretien… ; 4° Si
l’association cesse de remplir son objet ou si les édifices sont détournés de leur destination ;
5° Si elle ne satisfait pas soit aux obligations de l’article 6 ou du dernier paragraphe de
l’article 13, soit aux prescriptions relatives aux monuments historiques.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
529
Une telle logique consensuelle ne justifiant plus désormais la forme centralisée du décret en Conseil d’État ou de la loi, prévue pour des hypothèses
conflictuelles, une modification discrète de la procédure de désaffectation
des édifices communaux est intervenue à travers un décret du 17 mars 1970
qui prévoit qu’en cas de non-célébration du culte, « la désaffectation des
édifices cultuels communaux ainsi que des objets mobiliers les garnissant, est
prononcée par arrêté préfectoral à la demande du conseil municipal, lorsque la
personne physique ou morale ayant qualité pour représenter le culte affectataire
aura donné par écrit son consentement à la désaffectation ». À juste titre, il a
été considéré que la garantie des libertés publiques n’était pas en cause dès lors
que la procédure ne s’appliquait pas en absence d’accord de l’affectataire, et
qu’il n’était donc pas nécessaire de passer par la voie législative pour introduire
ce nouveau dispositif. La jurisprudence administrative est venue par la suite
consolider cette pratique, en interdisant les désaffectations « de fait » 19, en sorte
qu’est exclue toute désaffectation qui n’aurait pas recueilli l’accord express de
l’affectataire. Si de telles pratiques consensuelles n’avaient pas été envisagées par
le législateur républicain en 1905, c’est parce qu’elles n’étaient pas prévisibles
alors compte tenu de la situation de tension créée par la séparation.
Des évolutions similaires peuvent être soulignées en ce qui concerne le régime
de l’affectation cultuelle, dont le caractère exclusif n’interdit plus aujourd’hui
les usages profanes, qui tendent à se multiplier. L’exclusivité de l’affectation
cultuelle se déduit de l’article 13 de la loi de 1905 énonçant que les édifices
cultuels « seront laissés gratuitement à la disposition des établissements publics
du culte, puis des associations appelées à les remplacer », et désigne comme cause
de désaffectation le cas où « les édifices sont détournés de leur destination ». Elle
se déduit également de l’article 5 de la loi du 2 janvier 1907, qui précise quant
à lui que les édifices publics laissés, faute d’associations cultuelles, à la disposition des fidèles et des ministres du culte le sont « pour la pratique de leur
religion ». À l’époque, cette affectation cultuelle « exclusive » avait un caractère
d’ordre public manifeste, elle s’imposait au propriétaire comme à l’affectataire
qui n’avaient ni l’un ni l’autre le droit d’y déroger, même d’un commun accord
– bien entendu un tel usage conventionnel avait peu de chance de se retrouver devant le juge –, en vue d’utiliser fût-ce ponctuellement l’édifice à d’autres
fins que celles fixées par la loi. Le fait pour le culte affectataire de détourner
19
La désaffectation d’un bien du domaine public « ne saurait résulter d’une situation de
fait » : CAA Bordeaux 27 avril 2004, Association Église Saint Éloi. Solution confirmée en
cassation par le Conseil d’État (CE 2 mars 2005). Par ailleurs, ainsi qu’a pu le souligner le
Conseil d’État (CE 30 déc. 2002, Commune de Pont-Audemer) à propos d’une église dont
la démolition avait été commencée sans désaffectation formelle préalable, « l’appartenance
au domaine public d’un édifice cultuel ne cesse que par une décision expresse de déclassement intervenue dans les conditions prévues par l’article 13 de la loi du 9 décembre 1905
complété par le décret du 17 mars 1970 ».
530
dRoiT ET RELigion En EURoPE
un édifice de son usage était on l’a dit un motif de désaffectation. Inversement
le Conseil d’État sanctionnait toute forme d’usage profane de l’édifice par son
propriétaire public 20. Les seules exceptions à cet usage religieux exclusif ont au
reste été soigneusement inscrites dans la loi elle-même, elles concernent l’usage
civil des cloches (art. 27) et la visite des lieux de culte (art. 17).
Ce caractère « exclusif » de l’affectation est parfois discuté, notamment parce
que l’adjectif n’apparaît pas en toutes lettres dans la loi, et qu’il serait toujours
possible d’interpréter la jurisprudence disponible dans un sens différent 21. Il
s’agit à travers une telle interprétation d’établir que les usages culturels qui
aujourd’hui se multiplient trouveraient en réalité depuis l’origine leur fondement dans la loi de 1905 elle-même. En réalité le caractère exclusif de l’affectation cultuelle ne fait pas de doute au moment du vote de la loi de 1905, car
il s’agit de donner à l’Église catholique la garantie qu’elle conservera l’intégrale
jouissance de ses édifices historiques dans le nouveau régime de séparation.
Mais quoi qu’il en soit cette question du sens originaire authentique de la loi
de 1905 n’a guère d’importance dès lors que les modalités de sa mise en œuvre
sont déterminées par les nécessités du temps. Autrement dit, il est sans intérêt
de vouloir démontrer le caractère non exclusif de l’affectation selon la lettre de
la loi de séparation pour justifier les usages profanes actuels, dès lors que l’application contemporaine de celle-ci les consacre et qu’ils font consensus.
En ce qui concerne les visites, le caractère exclusif de l’affectation implique
que leur déroulement doit respecter la destination religieuse de l’édifice, mais
aucune solution n’a été prévue au départ en cas de désaccord entre le curé desservant et la collectivité propriétaire à propos de leur organisation. À l’époque
il est vrai les touristes ne se pressaient pas encore en foule pour visiter les édifices religieux ou les trésors qu’ils renferment. Dans la pratique, et comme en
matière de désaffectation, ce sont les solutions négociées qui se sont imposées
dans l’immense majorité des cas, les maires respectant les demandes des représentants des cultes afin de ne pas perturber la pratique religieuse, les autorités
religieuses s’attachant quant à elles à faciliter autant que possible les visites. Et
pendant près d’un siècle, on ne trouve pas trace de contentieux portant sur cette
question, ce qui montre que malgré d’inévitables tensions ici ou là des terrains
20
21
C’est l’affectataire et non le propriétaire, dépourvu d’accès autonome, qui détient seul les
clefs de l’édifice (CE 20 juin 1913, Abbé Arnaud : Rec. CE, p. 717). Dans l’arrêt du
1er mars 1912, Commune de Saint Dézery, le Conseil d’État rappelle que « la loi du
9 décembre 1905… n’a pas rendu aux communes le droit de disposer des églises dont elles
sont propriétaires ». Voir également l’arrêt du Conseil d’État du 9 janvier 1931 Abbé Cadel
(S.1931.3.41, note Bonnard), à propos de l’ordre donné par un maire de déposer la
dépouille d’un défunt noyé dans une église.
Voir par exemple les développements d’Élise Untermaier dans son mémoire Culte, culture
et domanialité publique. L’organisation de concerts dans les églises, Publications de l’Université
Jean Moulin Lyon III, 161 p. (en particulier p. 121-122).
Les transformations coutumières de la loi de 1905
531
d’entente ont toujours su être trouvés. Finalement, lorsqu’en 1994 le Conseil
d’État a dû statuer dans un litige opposant le Conseil municipal au desservant, à
propos de l’organisation des visites dans l’église abbatiale Saint Pierre de Baume
les Messieurs (Jura), il a choisi d’entériner comme principe de droit ce qui était
depuis longtemps devenu la pratique constante, à savoir l’entente nécessaire des
autorités publiques et religieuses pour l’organisation des visites, matérialisé par
l’accord du desservant, et ce dans le but de protéger l’affectation cultuelle 22.
Autrement dit le Conseil d’État a estimé que son intervention active dans les
conflits ponctuels ne s’imposait pas, et qu’il valait mieux inciter les autorités
civiles et religieuses – le curé récalcitrant a au-dessus de lui des supérieurs soucieux d’une bonne entente avec le pouvoir civil – à trouver elles-mêmes un terrain d’entente comme elles parviennent à le faire dans la quasi-totalité des cas.
Ce qui mérite d’être souligné dans la suite de cet arrêt, c’est que le problème
qui s’est posé pour les visites s’est posé de la même manière à propos des manifestations artistiques ou culturelles organisées de plus en plus fréquemment dans
les édifices cultuels, la plupart du temps à l’initiative des municipalités soucieuses de valoriser à l’intention des habitants et des touristes leur patrimoine
religieux. De telles manifestations n’ont à l’évidence pas été autorisées par la loi
de 1905 dont l’article 17 évoque la seule « visite des édifices ». Dans un certain
nombre de communes, des édifices où le culte n’était plus célébré ont même
pu être laissés amiablement à la disposition, totale ou partielle, du propriétaire,
pour y organiser des manifestations publiques, sans que soit remise en cause
leur affectation au culte. Si de telles pratiques tout de même assez éloignées des
prévisions de la loi de séparation ont pu se développer, c’est grâce à la bonne
entente ponctuelle des autorités religieuses et de la collectivité propriétaire.
Ici encore, le Conseil d’État lorsqu’il a dû intervenir a approuvé de façon
implicite un tel usage profane des édifices cultuels, en le soumettant également
à l’accord de l’affectataire, solution qui tout à la fois protège la pratique religieuse et autorise une valorisation patrimoniale renforcée des édifices cultuels.
Ainsi dans l’ordonnance Commune de Massat de 2006 23, le juge des référés du
Conseil d’État ne s’est-il pas du tout interrogé sur le fait qu’une église toujours
affectée au culte – même si celui-ci n’y était plus célébré – puisse être utilisée par
la mairie pour l’organisation d’événements aussi divers qu’une représentation
22
23
CE 4 nov. 1994, Abbé Chalumey, n° 135842 : « …en décidant d’instituer, en application
des dispositions de l’article 25 de la loi susvisée du 31 décembre 1913, un droit de visite
des objets mobiliers classés exposés dans l’église Saint-Pierre de Baume-les-Messieurs sans
avoir recueilli l’accord du desservant, le conseil municipal de ladite commune a porté
atteinte aux droits qui sont reconnus à ce dernier pour réglementer l’usage des biens laissés
à la disposition des fidèles par les lois susvisées des 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907 ; que
la décision d’instituer un tel droit de visite étant ainsi entachée d’illégalité, les décisions
prises pour son application doivent être annulées ».
CE 25 août 2005, Commune de Massat, ordonnance de référé, n° 248307.
532
dRoiT ET RELigion En EURoPE
théâtrale, ou une exposition et une conférence célébrant le 60e anniversaire de la
libération des camps de concentration, mais il s’est contenté conformément à la
jurisprudence Abbé Chalumey de subordonner l’usage extra-religieux de l’église
à l’accord du curé desservant. C’est encore cette même solution conventionnelle
que le Conseil d’État a validée en 2011, dans son arrêt Commune de Trélazé 24,
à propos de l’installation aux frais de la commune d’un orgue dans une église.
Alors que la Cour administrative d’appel avait estimé classiquement « que tout
équipement installé dans une église ne peut qu’être exclusivement affecté à
l’exercice d’un culte », le Conseil d’État au contraire a renvoyé aux « conditions
convenues entre le desservant et la commune », l’orgue ayant vocation à être
également utilisé par cette dernière avec l’accord de l’affectataire. Le nouvel
article L2124-31 du Code général de la propriété des personnes publiques évoqué plus haut vient finalement consacrer cette solution jurisprudentielle qui
prend sa source dans les pratiques nouvelles de valorisation culturelle et artistique du patrimoine religieux.
Avec le temps une telle valorisation « profane » des édifices cultuels ne
pourra que s’amplifier, les activités culturelles et artistiques allant parfois même
jusqu’à se substituer purement et simplement aux pratiques religieuses de plus
en plus délaissées. Le droit de veto reconnu aux autorités religieuses protège la
liberté religieuse mais il n’est en aucune façon une entrave 25 à l’usage profane
des lieux de culte, puisqu’il en est au contraire devenu la condition de possibilité. Pour des autorités religieuses que les demandes accrues des municipalités
et des organisateurs de manifestations ne laissent pas de préoccuper, mais attachées à maintenir des relations de confiance avec leurs interlocuteurs publics, il
est très difficile de refuser systématiquement tout accord, et ainsi qu’en atteste
la jurisprudence les conflits ouverts comme dans les affaires de Baume les Messieurs, de Massat ou encore des Saintes maries de la Mer sont rarissimes, et tout
à fait atypiques. L’émergence de tels contentieux depuis une vingtaine d’années
n’est au fond que le révélateur d’une volonté croissante, notamment pour des
raisons économiques, de valorisation artistique et culturelle des lieux de culte
en France. De surcroît le passage progressif d’une logique initiale essentiellement patrimoniale – la garantie donnée à l’Église catholique que les édifices
nationalisés à la révolution seraient laissés intégralement à sa disposition – à
une logique plus fonctionnelle – la protection de la pratique religieuse dans des
lieux de culte publics de plus en plus ouverts à des usages profanes – conduit
fort logiquement à cantonner le droit de veto des autorités religieuses aux seules
parties de l’édifice utilisées de près ou de loin pour la pratique religieuse. C’est
ainsi que dans l’affaire du toit-terrasse de l’Église des Saintes Maries de la Mer
24
25
CE 19 juillet 2011, Commune de Trélazé, n° 308544.
Voir le point de vue inverse, dans une affaire particulière, de Pierre Subra de Bieusses, note
sous l’Ordonnance Commune de Massat, AJdA, 2006, p. 91.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
533
jugée en juin 2012 26, le Conseil d’État a considéré que si l’affectation prévue
par les lois du 9 décembre 1905 et 2 janvier 1907 s’étend bien entendu à la
totalité de l’intérieur de l’édifice, elle ne s’étend en revanche aux dépendances
de celui-ci qu’à la condition qu’elles soient « fonctionnellement » indissociables
de l’exercice du culte. Le curé des Saintes Maries de la Mer ne pouvait donc pas
s’opposer à l’exploitation par la municipalité, sous la forme de visites payantes,
du toit terrasse de l’église, dès lors que les visites organisées par la mairie sont
sans incidence aucune sur la pratique du culte.
III. Le financement public des cultes et ses évolutions
Si l’on a cru bon de présenter dans les développements qui précèdent des
aspects un peu techniques et moins bien connus du régime des édifices cultuels,
c’est pour mieux souligner le caractère à la fois cohérent et globalement consensuel des transformations coutumières que connaît la loi de 1905, caractérisées
par le passage d’une logique d’ordre public à une logique conventionnelle en
matière d’usage des édifices cultuels. Ce sont des transformations coutumières
analogues qui affectent le régime du financement public des cultes.
La conception de l’interdiction du financement public des cultes qui prévalait au moment du vote de la loi de 1905 était essentiellement organique,
la loi imposant aux religions de s’organiser sous la forme exclusive d’associations cultuelles interdites de tout financement public. En un certain sens cette
conception organique prolongeait en négatif le régime des cultes reconnus du
xixe siècle. L’interdiction absolue faite aux autorités publiques de financer les
religions, alors même qu’une semblable prohibition n’existait pratiquement pas
pour les autres activités sociales, fonctionnait en effet comme une forme de
reconnaissance à rebours, le statut d’association cultuelle étant caractérisé à titre
principal par ce régime d’interdiction au même titre que le financement public
des cultes avait pu constituer au xixe siècle le dénominateur principal du système des cultes reconnus. Mais cette conception essentiellement organique de
la loi de 1905 avait également son prolongement fonctionnel, à savoir que la loi
de séparation imposait aux associations cultuelles un objet strictement religieux
– pourvoir aux frais, à l’entretien et à l’exercice du culte –, en leur interdisant
toute autre forme d’activité, politique bien entendu, mais également sociale au
sens le plus large.
De ces deux conceptions organique et fonctionnelle de l’interdiction du
financement public des cultes, c’est progressivement la seconde qui a pris le
26
CE 20 juin 2012, Communes des Saintes Maries de la mer, n° 340648.
534
dRoiT ET RELigion En EURoPE
pas, car c’est elle qui était le plus en cohérence avec l’autre principe énoncé
à l’article 2, celui de la non-reconnaissance. Dès lors en effet que les autorités religieuses et leurs agents sont devenus, aux yeux des pouvoirs publics, de
simples personnes ordinaires dépourvues de tout statut institutionnel autre que
celui associatif prévu pour leurs activités purement religieuses (les associations
cultuelles), toutes leurs autres activités sociales d’intérêt général (charité, soins,
enseignement, loisirs…), pour autant qu’elles ne présentent pas un caractère
directement cultuel, doivent relever du droit commun, et ce serait discriminer
les religions que de refuser à leurs activités d’intérêt général le soutien accordé
aux autres institutions privées exerçant les mêmes activités. C’est ainsi que dès
les lendemains de la loi de 1905, un certain nombre de municipalités ont confié
au curé le gardiennage des églises de la paroisse plutôt que de l’assurer ellesmêmes ou de le confier à un prestataire, et cette pratique a été validée par le
Conseil d’État 27. L’administration centrale quant à elle a pourvu à son encadrement, en fixant par circulaire des barèmes afin d’empêcher que la rémunération
du gardiennage ne se transforme en salaire de substitution pour le curé 28.
Il n’est pas possible dans les limites de la présente réflexion d’aller au-delà de
ce seul exemple, et de faire l’exposé complet de cent années de soutien financier
public aux activités extra-religieuses des religions et de leurs agents, à commencer par l’enseignement. Si l’on veut résumer ici le propos en quelques mots, il
est manifeste que depuis un siècle notre conception de la laïcité financière a toujours été partagée entre cette vision organique initiale de l’interdiction des financements aux cultes, opposée à toute forme de soutien public aux religions quel
qu’en soit le fondement, et une vision fonctionnelle plus ouverte, qui admet que
les religions puissent également bénéficier de financements publics sur un fondement d’intérêt général. Cette tension se retrouve d’ailleurs peu ou prou dans la
jurisprudence administrative, avec des décisions du Conseil d’État sensiblement
plus libérales, d’une manière générale, que celles des juridictions inférieures dont
l’interprétation du texte de 1905 est volontiers plus stricte. Sur le terrain des relations concrètes entre les collectivités publiques et les religions en revanche, une
analyse même superficielle des pratiques en la matière, en particulier à travers
les contentieux soumis au juge, atteste d’un important assouplissement dans la
manière de concevoir l’interdiction de l’article 2, la conception fonctionnelle
étant désormais de plus en plus privilégiée sur le terrain.
Dans ces conflits portant sur des questions de financement, le Conseil d’État
a choisi, ainsi qu’en attestent les arrêts importants rendus en 2005 et 2011, de
trancher dans le sens des évolutions concrètes, en privilégiant les solutions de
terrain dégagées par les acteurs publics et religieux. Désormais ce n’est plus le
27
28
CE 13 décembre 1912, Commune de Montlaur.
La première circulaire remonte au 20 mai 1921.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
535
seul avantage direct susceptible d’être accordé à un culte qui doit être pris en
considération, mais c’est une cohérence, un équilibre global où pèsent tout à la
fois l’intérêt public 29, la neutralité religieuse des autorités publiques 30, l’égalité
des cultes 31 ou encore l’équilibre financier des prestations 32.
Dans un important arrêt du 16 mars 2005 Ministre de l’Outre Mer c. gouvernement de la Polynésie française 33, le Conseil d’État a confirmé le refus par
la Cour administrative d’appel de Paris d’annuler un arrêté du président de la
Polynésie française accordant à l’Église évangélique du territoire une subvention
d’équipement de 8,5 millions de francs CFP destinée à permettre la reconstruction, sur l’île de Raiatea, d’un presbytère détruit en 1998 par un cyclone.
Le Conseil d’État souligne en particulier que le presbytère jouait un rôle dans
de nombreuses activités socio-éducatives et que, lors du passage des cyclones,
il était ouvert à tous et accueillait les sinistrés. Dans cette affaire, c’est la situation spécifique de ce département d’Outre-Mer, où comme l’indique le Conseil
d’État la loi de 1905 « n’a pas été rendue applicable », qui a retenu l’attention,
et c’est elle qui a été invoquée pour justifier la solution dégagée 34. Mais en réalité, l’exception géographique que l’on a cru voir dans cette décision ne vaut
pas, car pour le Conseil d’État il est clair que les cultes ont, au même titre que
les autres institutions privées, vocation à bénéficier de financements publics
dans les conditions du droit commun, c’est-à-dire pour autant que les activités qui font l’objet du soutien répondent à un intérêt public propre distinct de
l’intérêt religieux qu’elles présentent également le cas échéant. Et un tel postulat est manifestement valable que la loi de 1905 s’applique ou non dès lors
que l’on s’en tient à une conception fonctionnelle et que l’on abandonne celle
organique de l’interdiction des subventions aux cultes. Autrement dit, dans les
territoires où la loi de 1905 n’a pas été introduite, l’exigence de l’intérêt public
s’applique logiquement aux financements qui ne résultent pas d’une prescription légale 35, alors que dans le régime séparatiste il s’applique à l’ensemble des
subventions aux cultes, qui ne sont légales que sous la condition d’un intérêt
public spécifique. Au fond, le Conseil d’État n’a fait que synthétiser dans cet
29
30
31
32
33
34
35
Le projet est justifié par l’existence d’un intérêt public propre distinct de l’intérêt religieux
qu’il revêt également.
Le projet ne vise pas à privilégier un culte en particulier.
La volonté de corriger la situation faite aux cultes par la loi peut entrer en considération.
L’avantage retiré par le culte ne doit pas constituer une libéralité.
CE 16 mars 2005, Ministre de l’outre-mer c. gouvernement de la Polynésie française,
n° 265560.
Voir en particulier le bon commentaire d’Olivier Guillaumont, « Le Conseil d’État et le
principe constitutionnel de laïcité, à propos de l’arrêt du 16 mars 2005, Ministre de l’outremer c. gouvernement de la Polynésie française », Revue française de droit constitutionnel,
2005/3 n° 63, p. 631-638.
Voir en particulier CAA Nancy 6 mars 2008, Commune de Soultz.
536
dRoiT ET RELigion En EURoPE
arrêt les tendances de long terme de sa jurisprudence en matière de subventions
publiques à l’intention des religions, en confirmant son interprétation fonctionnelle de l’interdiction énoncée à l’article 2. Cette interprétation fonctionnelle est au reste confortée par les cinq importants arrêts d’assemblée rendus le
19 juillet 2011 36. Ces arrêts sont d’autant plus significatifs qu’ils portent tous
sur le noyau dur de la loi de 1905, à savoir le régime du patrimoine cultuel.
Trois de ces 5 arrêts répondent positivement à la question de savoir si le
financement par une collectivité territoriale d’un projet d’intérêt public présentant également pour le culte un intérêt direct est conforme à l’article 2 de la loi
de 1905. Dans l’arrêt Commune de Trélazé déjà évoqué plus haut, le Conseil
d’État valide l’installation dans une église, aux frais d’une commune, d’un orgue
avec l’autorisation de l’affectataire, dès lors que cet orgue sera également utilisé par la commune « afin notamment de développer l’enseignement artistique
et d’organiser des manifestations culturelles dans un but d’intérêt public
communal » 37. Au contraire de la Cour administrative d’appel de Nantes, pour
qui l’orgue d’une église ne pouvait être utilisé que pour le culte, la haute juridiction ne voit quant à elle aucun inconvénient à ce que l’usage de l’orgue puisse
être partagé, pour autant que « des engagements soient pris afin de garantir une
utilisation de l’orgue par la commune conforme à ses besoins et une participation
de l’affectataire ou du propriétaire de l’édifice, dont le montant soit proportionné
à l’utilisation de l’orgue afin d’exclure toute libéralité et, par suite, toute aide à
un culte ». Ainsi qu’on l’a vu plus haut, le Conseil d’État choisit de privilégier les
logiques coopératives en matière d’usage des lieux de culte, et l’avantage que peut
retirer l’Église catholique de l’utilisation de l’orgue doit être mis en rapport avec
l’acceptation, par elle, de la mise à disposition de l’édifice à des fins de culture
musicale. Dans le même sens, l’arrêt Fédération de la libre pensée et de l’action
sociale du Rhône et M. Picquier valide le financement d’un ascenseur facilitant
l’accès à la Basilique de Fourvière, au motif que si l’équipement est susceptible de
bénéficier aux personnes qui pratiquent le culte, l’aménagement présente un intérêt public local, « lié notamment à l’importance pour le rayonnement culturel ou
le développement touristique et économique de son territoire… ». Ici encore, le
Conseil d’État se refuse à annuler le financement d’un ouvrage utilisé pour l’accès
36
37
Dans le commentaire officiel de ces 5 décisions, la haute juridiction administrative souligne
que « si les collectivités peuvent prendre des décisions ou financer des projets en rapport
avec des édifices ou des pratiques cultuels, elles ne peuvent le faire qu’à condition de
répondre à un intérêt public local, de respecter le principe de neutralité à l’égard des cultes
et d’égalité, et d’exclure toute libéralité et donc toute aide à un culte ». Voir le commentaire
sur le site du Conseil d’État.
Il y a une réelle similitude entre cette affaire, et l’affaire du presbytère polynésien, puisqu’en
chaque cas la collectivité publique participe au financement d’un lieu de culte sur le fondement d’un intérêt public, et l’on voit bien que c’est la même solution qui est appliquée
que la loi de 1905 s’applique ou non.
Les transformations coutumières de la loi de 1905
537
au culte dès lors qu’il revêt par ailleurs pour la commune un intérêt public avéré
en permettant aux touristes d’accéder à la basilique.
Dans l’arrêt Communauté urbaine du Mans - Le Mans Métropole, c’est le
financement public d’un abattoir local temporaire destiné à fonctionner essentiellement pendant les trois jours de l’Aït el Kébir qui était en cause. Ici, à la
différence des deux affaires précédentes, l’intérêt religieux ne pouvait être présenté comme latéral ou incident, il était proprement central puisque l’abattoir
d’ovins était destiné aux seuls abattages rituels de l’Aït. Le financement d’un
tel projet, indique le Conseil d’État, n’est pas pour autant illégal, « à condition
qu’un intérêt public local… justifie une telle intervention ». En l’espèce, l’intérêt public tient « notamment à la nécessité que les cultes soient exercés dans
des conditions conformes aux impératifs de l’ordre public, en particulier de la
salubrité publique et de la santé publique ». Depuis que l’aménagement ponctuel de lieux d’abattage 38 a été déclaré illégal, le sacrifice rituel du mouton doit
obligatoirement être pratiqué dans un abattoir, et c’est ce qui a pu justifier la
décision de la communauté urbaine, pour empêcher les abattages clandestins
à domicile, de mettre cet équipement à disposition de la communauté musulmane. L’intérêt public et l’intérêt religieux tendent ici à se confondre, puisque
c’est la facilitation de l’exercice du culte par les populations locales qui est
constitutif de l’intérêt public.
Autrement dit, avec cet arrêt le Conseil d’État accompagne la volonté d’un
certain nombre de municipalités de renforcer l’intégration sociale des musulmans, pour la plupart d’origine étrangère, en leur permettant de pratiquer leur
religion dans de meilleures conditions. L’arrêt Vayssière précédemment évoqué,
jugeant que les baux emphytéotiques du Code « dérogent » aux dispositions de
l’article 2 de la loi de 1905, procède de cette même volonté de faciliter la mise
à disposition de lieux de culte, tout comme le cinquième et dernier arrêt rendu
le 19 juillet 2011, Commune de Montpellier. Dans cette affaire, le Conseil d’État
valide la construction, par la ville de Montpellier, d’une salle polyvalente, mise
par la suite à la disposition d’une association cultuelle musulmane pour la pratique du culte. Saisi en cassation par la ville de Montpellier après que les juridictions du fond aient estimé qu’une telle mise à disposition constituait « une
dépense relative à l’exercice d’un culte, en méconnaissance de l’article 2 de la loi
du 9 décembre 1905 », le Conseil d’État juge au contraire que dans la mesure
où le Code général des collectivités territoriales (article L2144-3) autorise l’utilisation d’un local communal par des associations aux conditions fixées par le
maire, « une commune ne peut rejeter une demande d’utilisation d’un tel local
au seul motif que cette demande lui est adressée par une association dans le but
38
Voir CE 10 oct. 2001, Association « Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoir ». Auparavant
des dérogations étaient autorisées par voie de circulaire ministérielle, afin de permettre
l’abattage de l’Aït dans des lieux aménagés placés sous le contrôle des services vétérinaires.
538
dRoiT ET RELigion En EURoPE
d’exercer un culte ». Le Conseil d’État considère que dans la mesure où le local
public en question est polyvalent, que sa mise à disposition reste temporaire,
et que les conditions financières « excluent toute libéralité », alors les cultes ne
peuvent être exclus du droit commun en matière de mise à disposition de locaux
municipaux. Bien entendu il est vraisemblable comme ont pu le dénoncer les
opposants au projet que cette salle polyvalente a été construite expressément
pour servir de mosquée, tout comme il est incontestable que les conditions de
mise à disposition sont extrêmement avantageuses au regard de ce qu’aurait été
la construction d’un édifice aux soins de la seule association cultuelle, mais c’est
précisément cette politique municipale d’intégration des populations musulmanes qu’a entendu approuver le Conseil d’État avec sa décision.
Depuis juillet 2011, le Conseil d’État a rendu plusieurs décisions qui
confortent les précédentes, et qui ne manqueront pas d’être suivies par d’autres.
Dans un arrêt Communauté d’agglomération Saint-Étienne Métropole du
3 octobre 2011, il a approuvé la décision de ladite Communauté d’agglomération d’achever, en conformité avec les plans de Le Corbusier, la construction de
l’église de Firminy vert (le site mérite visite), au motif que la délibération prévoyait d’affecter les deux tiers du futur ouvrage, correspondant à la base inachevée de l’édifice, à des activités culturelles, seul le tiers restant devant être affecté
à l’exercice du culte. Pour le Conseil d’État le fait que le financement des travaux puisse également bénéficier au culte n’est pas de nature à retirer au projet
son caractère d’intérêt public. Dans quatre arrêts du 4 mai 2012, Fédération de
la libre pensée et de l’action sociale du Rhône (n° 336462, 336463, 336464 et
336465), c’est le financement par la Ville de Lyon, la Communauté urbaine,
le Conseil général et le Conseil régional du Rhône des rencontres internationales de la paix organisées en 2005 par la communauté Sant’Egidio France qui
était contesté. La Haute juridiction confirme la position de la Cour administrative d’appel de Lyon qui avait considéré que la manifestation par le nombre
des participants était « positive pour “l’image de marque” et le rayonnement de
la commune de Lyon et qu’elle était de nature à contribuer utilement à la vie
économique de son territoire », en conséquence de quoi la subvention en litige
présentait un caractère d’intérêt public communal. Dans ces arrêts le Conseil
d’État s’attache à préciser les règles applicables en la matière, à savoir que les collectivités publiques « ne peuvent accorder une subvention à une association qui,
sans constituer une association cultuelle au sens du titre IV de la même loi, a des
activités cultuelles, qu’en vue de la réalisation d’un projet, d’une manifestation
ou d’une activité qui ne présente pas un caractère cultuel et n’est pas destiné au
culte et à la condition, en premier lieu, que ce projet, cette manifestation ou
cette activité présente un intérêt public local et, en second lieu, que soit garanti,
notamment par voie contractuelle, que la subvention est exclusivement affectée
au financement de ce projet, de cette manifestation ou de cette activité et n’est
pas utilisée pour financer les activités cultuelles de l’association ». Le Conseil
Les transformations coutumières de la loi de 1905
539
d’État revient ici sur sa jurisprudence Commune et Association Siva Soupramanien de Saint-Louis du 9 octobre 1992 (n° 94455). On retrouve la même formulation dans trois arrêts en date du 26 novembre 2012 39, ainsi que dans six
arrêts du 28 juin 2013 40 où le Conseil d’État sanctionne le refus, opposé à des
congrégations religieuses par l’ADEME et un Conseil régional, de subventionner l’installation d’équipements destinés à économiser l’énergie.
Cette jurisprudence libérale préserve toutefois la distinction de l’intérêt
cultuel et de l’intérêt général, en sorte que reste prohibé tout financement public
destiné directement à l’exercice d’un culte. Le Conseil d’État confirme ainsi dans
ses décisions du 15 février 2013 (n° 347049 et 347050), Associations grande
confrérie de Saint Martial, Confrérie de Saint Éloi en Limousin, et Comité des ostensions de Saint Victurnien, l’illégalité des subventions accordées par le Conseil général de la Haute Vienne et le Conseil régional du Limousin pour l’organisation
des manifestations liées aux ostentions septennales, aux motifs que ces manifestations se rapportent directement aux ostentions elles-mêmes, qui ont un caractère exclusivement cultuel. Ainsi que le souligne le Conseil d’État « la prohibition
des subventions à l’exercice même d’un culte, lequel ne peut être assimilé à une
pratique culturelle, poursuit depuis plus d’un siècle le but légitime de garantir,
compte tenu de l’histoire des rapports entre les cultes et l’État en France, la
neutralité des personnes publiques à l’égard des cultes ». Le droit qu’ont les collectivités publiques de subventionner des manifestations populaires qui attirent
un nombre considérable de touristes n’est pas en cause, mais le Conseil d’État a
voulu fixer une limite, à vrai dire très formelle, dans sa décision, en indiquant que
l’article 2 de la loi de 1905 restait d’application. Dans le même sens il a tenu à
rappeler dans deux arrêts du 28 juin 2013 que si les communautés religieuses sont
en droit de prétendre aux financements publics liés aux économies d’énergie, les
dispositions en cause du code de l’environnement qui permettent de tels financements « n’ont ni pour objet, ni pour effet, de déroger aux dispositions précitées
de la loi du 9 décembre 1905 », en sorte que le projet de financement devra faire
systématiquement valoir l’existence d’un intérêt public propre.
On voudrait conclure cet exposé par deux observations. La première vise
à souligner que les évolutions qui viennent d’être rapportées sont loin d’être
toutes favorables aux religions contrairement à ce que suggèrent les assouplissements dans la mise en œuvre de l’article 2, et à regarder les choses de près c’est
même plutôt le contraire. En matière d’usage des édifices cultuels légalement
affectés en particulier la logique coopérative qui se développe depuis une vingtaine d’années est peu à peu en train de bouleverser complètement l’économie
de la loi de 1905, en fragilisant la situation de l’occupant religieux de plus
en plus tenu de composer avec le propriétaire public. L’accord nécessaire de
39
40
N° 344284, 344378 et 344379.
N° 347050, 351263, 358108, 358109, 358110, 358111.
540
dRoiT ET RELigion En EURoPE
l’affectataire pour tout usage autre que cultuel pourrait bien à terme se révéler
une protection extrêmement fragile pour les autorités religieuses catholiques,
concernées au premier chef, qui craignent de se sentir de moins en moins chez
elles et qui s’inquiètent à juste titre. De la même façon le soutien public dont
bénéficient ponctuellement les religions et qui, pour elles, est le bienvenu,
n’est jamais totalement exempt de contreparties en termes d’obligations ou de
contrôles de la part de l’autorité publique.
La seconde observation vise à souligner le fait que si la laïcité se définit
juridiquement comme un ensemble de principes et de règles, elle doit se comprendre également comme un mode relationnel entre l’autorité publique et les
religions. La loi de 1905 qui définit la substance de la laïcité est intitulée symboliquement loi sur la « séparation » des Églises et de l’État, et cette séparation ne
signifie en aucun cas absence de relation, mais l’instauration d’un code relationnel nouveau distinct de celui qui prévalait sous le régime de la reconnaissance.
Le mode de relation institué en 1905 était bien entendu largement déterminé
par le conflit opposant alors le pouvoir républicain à l’Église catholique, et
comme l’enseignent historiens et sociologues de la laïcité l’on ne peut comprendre le contenu de la loi de 1905 en faisant abstraction du contexte et des
circonstances qui ont présidé à son adoption. Si donc l’on admet ce qui ne fait
guère de doute que la situation respective des religions et des pouvoirs publics
a changé depuis un siècle, et que leur mode de relation est passé de la défiance
au respect et même dans bien des cas – qu’on le déplore ou qu’on s’en félicite
– à un soutien réciproque, alors il n’y a rien d’incongru à ce que les modalités
d’application de la loi de séparation évoluent au fil du temps, et que les rapports entre les autorités publiques et les cultes tendent à s’organiser sur un mode
conventionnel plutôt que sur la base des principes stricts d’ordre public définis initialement, ou encore que les interdits édictés en matière de financement
public connaissent des assouplissements dans le sens indiqué plus haut. De la
même façon il n’y a rien non plus d’anormal à ce que la loi soit mise en œuvre
de façon à faciliter l’exercice paisible de leur culte par les musulmans. La loi de
1905 continue à être appliquée à la lumière des principes qu’elle énonce, mais
interprétés dans le sens qui est aujourd’hui le leur, afin notamment de satisfaire
à l’exigence d’égalité qui n’est pas sa qualité première. Ce sont ces transformations coutumières qui ont permis à ce texte fondateur mais terriblement daté de
continuer à vivre jusqu’à nos jours, et il est vraisemblable qu’à trop vouloir sanctuariser la loi on n’aboutirait en réalité qu’à démontrer, beaucoup mieux qu’on
a su le faire ici, la nécessité impérieuse qu’il y a de la faire évoluer.
Le modèle espagnol de relations
entre l’État et les confessions religieuses
Miguel Rodriguez Blanco
L
e but de cette étude est de montrer quel est le modèle de relations entre
l’État et les confessions religieuses dans le système juridique espagnol.
L’étude sera structurée en cinq parties : 1. Contexte constitutionnel ; 2. Loi
organique sur la liberté religieuse ; 3. Accords entre l’État et les confessions religieuses ; 4. Position juridique des confessions religieuses ; 5. Évaluation du système suite à une éventuelle réforme du modèle.
1. Contexte constitutionnel
La Constitution espagnole de 1978 traite expressément dans deux articles, le
14 et le 16, la question de la religion. Le premier article fait référence au principe d’égalité et de non-discrimination dans les termes suivants :
Les Espagnols sont égaux devant la loi ; ils ne peuvent faire l’objet d’aucune discrimination pour des raisons de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion
ou pour n’importe quelle autre condition ou circonstance personnelle ou sociale.
Quant à l’article 16, qui comprend 3 alinéas, il stipule que :
1. La liberté idéologique, religieuse et de culte des individus et des communautés
est garantie, sans autres limitations quant à ses manifestations, que celles qui sont
nécessaires au maintien de l’ordre public protégé par la loi. 2. Nul ne pourra être
obligé à déclarer son idéologie, sa religion ou ses croyances. 3. Aucune confession
n’aura le caractère de religion d’État. Les pouvoirs publics tiendront compte des
croyances religieuses de la société espagnole et entretiendront de ce fait des relations de coopération avec l’Église catholique et les autres confessions.
542
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Outre le fait de reconnaître le droit fondamental de toute personne à la
liberté de pensée, de conscience et de religion sans discrimination, ces deux
articles de la Constitution recueillent les quatre principes de base de la règlementation du facteur social religieux dans le système juridique espagnol : le
principe de la liberté de religion, le principe de la non-discrimination, le principe de la laïcité et le principe de la coopération.
Conformément à la jurisprudence du Tribunal Constitutionnel, organe
chargé de veiller à la constitutionnalité des lois et au respect des droits fondamentaux reconnus dans la Constitution, ces quatre principes informateurs comportent le contenu suivant 1 :
a) Le principe de la liberté de religion garantit à toute personne un espace
intime de liberté de croyance et par conséquent un espace d’autodétermination
intellectuelle face au phénomène religieux lié à la personnalité de l’individu et à
la dignité individuelle. L’État s’interdit toute assistance avec les citoyens en qualité de sujet d’actes ou d’attitudes comportant un signe religieux. Outre cette
dimension interne ou d’autodétermination en matière de religion, ce principe
de la liberté de religion comprend aussi une dimension externe qui permet aux
citoyens d’agir conformément à leurs propres convictions et de les conserver,
même face à des personnes tierces.
b) Le principe de non-discrimination vise à interdire tout type de traitement juridique inégal entre les citoyens en fonction de leur idéologie ou de leur
croyance. Conformément à ce principe, il doit ainsi exister une application égalitaire de la liberté de religion pour tous les citoyens. Ceci ne veut pas dire qu’il
doit y avoir une uniformité quant au traitement législatif de toutes les manifestations de religiosité : l’inégalité relative à la règlementation n’implique pas
forcément une atteinte au droit fondamental d’égalité devant la loi garantit par
l’article 14 de la Constitution.
Les seules inégalités de traitement législatif susceptibles de porter atteinte à
l’interdiction de discrimination sont celles qui établissent des différences entre
des situations considérées comme substantiellement égalitaires sans justification
objective et raisonnable. Ainsi, ce précepte constitutionnel qui limite le terrain
d’action du législateur lui-même, interdit l’utilisation d’éléments de différenciation arbitraires ou dépourvus de justifications objectives et raisonnables. Il
faut ajouter que, pour que la différence de traitement soit considérée comme
constitutionnellement licite, les conséquences juridiques de cette différentiation doivent être proportionnelles à la finalité poursuivie par le législateur, de
manière à empêcher que ceci donne lieu à des résultats démesurés et disproportionnés. Il n’est par conséquent pas suffisant que la différence de traitement soit
justifiée de manière objective, encore faut-il, selon le principe d’égalité, que la
relation existante entre la mesure adoptée, le résultat qui en découle et la finalité
1
On peut voir les Sentences du Tribunal Constitutionnel 340/1993, 46/2001 et 154/2002.
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions religieuses
543
visée par le législateur soit approuvée suite à un contrôle de proportionnalité du
Tribunal constitutionnel.
c) Le principe de laïcité se manifeste de deux manières : d’une part, ce principe implique que l’État est aconfessionnel, en réponse au pluralisme des religions présent dans la société espagnole et à la garantie au droit à la liberté de
religion de tous les citoyens. Ce caractère aconfessionnel de l’État empêche
toute utilisation des valeurs et des intérêts religieux en tant que paramètres permettant de mesurer la légitimité ou la légalité des normes et des actions émanant des pouvoirs publics. D’autre part, et étant donné que la Constitution
interdit toute confusion entre fonctions religieuses et fonctions étatiques, les
confessions religieuses ne peuvent aller au-delà des finalités qui leur sont imparties et ne sont pas par conséquent comparables à l’État. Le Tribunal Constitutionnel espagnol a précisé la nature du lien existant entre le principe de laïcité
et celui de la liberté de religion : la dimension objective de la liberté de religion
exige que les pouvoirs publics soient neutres face à la question religieuse et que
l’État soit aconfessionnel. À cette position émanant du plus haut interprète de
la Constitution s’ajoute un autre postulat : la neutralité de l’État en matière religieuse constitue le fondement d’une cohabitation pacifique entre les différentes
croyances religieuses existant à l’intérieur d’une société plurielle et démocratique, permettant ainsi aux citoyens d’agir librement dans le domaine religieux.
d) Enfin, le principe de coopération entre les pouvoirs publics et les différentes confessions religieuses oblige l’État à adopter une attitude positive face
aux manifestations du droit à la liberté de religion. Cette attitude positive s’applique aux questions relatives aux prestations et à l’assistance étatique. D’après
le Tribunal Constitutionnel, la Constitution tient compte du caractère religieux
perceptible à l’intérieur de la société espagnole et exige des pouvoirs publics
qu’ils entretiennent des relations de coopération avec l’Église catholique et avec
les autres confessions religieuses, introduisant ainsi l’idée de non-confessionnalité ou de laïcité positive. Suite à la proclamation de la liberté de religion et de la
laïcité de l’État, les pouvoirs publics n’ont pas relégué le fait religieux à la sphère
privée. Au contraire, ils ont pris le parti de coopérer avec l’Église catholique et
avec les autres confessions. Ceci se traduit à travers l’adoption de mesures visant
à assurer la reconnaissance effective et réelle du droit à la liberté de religion.
2. La Loi organique sur la liberté de religion
La Loi organique 7/1980 du 5 juillet sur la liberté de religion a été dictée
afin de renforcer l’article 16 de la Constitution. Son but est double : préciser le
contenu du droit fondamental à la liberté de religion et déterminer la position
juridique des différentes confessions religieuses à l’intérieur de l’ordonnancement juridique espagnol.
544
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’article 2 de la Loi répertorie un large éventail des différentes manifestations
du droit à la liberté de religion 2. Le premier alinéa traite des manifestations
individuelles, parmi lesquelles se trouvent : a) le droit de pratiquer librement
une religion ou de n’en pratiquer aucune ; b) le droit à changer de religion ; c)
le droit de manifester les religions pratiquées ; d) le droit de ne pas déclarer la
religion pratiquée ; e) le droit de recevoir une assistance spirituelle ; f ) le droit de
célébrer les fêtes religieuses ; g) le droit d’accomplir les rites matrimoniaux ; h) le
droit de recevoir une sépulture digne ; i) le droit de choisir, pour soi-même ainsi
que pour les mineurs se trouvant sous notre dépendance, l’éducation religieuse
et morale conformément à nos convictions personnelles ; j) le droit à s’associer
communautairement pour des activités religieuses.
Le second alinéa de l’article traite de la dimension collective de la liberté
de religion et reconnaît le droit des différentes confessions d’établir des lieux
de culte ou de réunion pour des activités religieuses, de désigner et de former
les ministres du culte, de divulguer et de propager le credo, et de maintenir des
liens avec les organisations ou avec les autres confessions religieuses.
L’exercice des manifestations du droit à la liberté de religion, comme le stipule l’article 16.1 de la Constitution, doit se faire dans le respect de l’ordre
public protégé par la loi. L’article 3.1 de la Loi organique sur la liberté de religion, qui s’inspire de l’article 9.2 de la Convention européenne des droits de
l’homme de 1950, inscrit l’ordre public parmi les libertés publiques et les droits
fondamentaux d’autrui, la sauvegarde de la sécurité, de la santé et de la morale
publiques. Ces limites, qui doivent être interprétées de manière restrictive, afin
de ne pas porter préjudice à l’exercice du droit fondamental à la liberté de religion, doivent être fixées par la loi, apporter une réponse à une fin légitime et
être nécessaires dans une société démocratique 3.
Les articles 5 et 6 de la Loi organique sur la liberté de religion portent sur la
position juridique des confessions religieuses.
Conformément à l’article 5, les confessions religieuses obtiendront une
personnalité juridique au regard du droit de l’État à travers leur inscription au
registre des entités religieuses, registre administratif qui dépend du Ministère de
la Justice. L’inscription au registre est volontaire, sa fonction ne consiste donc
pas à légaliser les groupes religieux, puisqu’il s’agit d’un registre dont le but est le
contrôle tout en permettant de déterminer quels organismes possèdent la considération de confessions religieuses au regard du droit espagnol. L’inscription
2
3
Voir Miguel Rodríguez Blanco, « Manifestaciones del derecho fundamental de libertad
religiosa », in Andrés-Corsino Álvarez Cortina et Miguel Rodríguez Blanco (dir.), La
libertad religiosa en España. XXV años de vigencia de la Ley orgánica 7/1980, de 5 de julio,
de Libertad Religiosa, Granada, Comares, 2006, p. 49-95.
Voir José María González del Valle, « Límites de la libertad religiosa », in AndrésCorsino Álvarez Cortina et Miguel Rodríguez Blanco (dir.), La libertad religiosa en
España, op. cit., p. 97-124.
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions religieuses
545
s’effectue suite à la demande de l’entité intéressée accompagnée du document
qui fait foi de sa fondation ou établissement en Espagne, de l’expression de sa
finalité religieuse, de sa dénomination et autres renseignements d’inscription,
du régime de fonctionnement et des organes de représentation, ainsi que de ses
facultés et des conditions permettant sa désignation 4.
Parmi ces différents critères, celui qui a posé le plus de difficultés dans la pratique a été la justification de l’attestation de la part de l’organisme qui sollicite
l’inscription qu’il possède bien une finalité religieuse. Pendant de nombreuses
années, l’Administration ainsi que les tribunaux se sont efforcés à élaborer un
concept juridique de la religion conformément aux principes constitutionnels.
Cependant, dans l’arrêt 46/2001 du 15 février le Tribunal constitutionnel a dit
que l’Administration n’est pas fondée à déterminer la finalité religieuse d’un
organisme qui sollicite l’inscription au registre des entités religieuses. Les autorités administratives doivent se limiter à vérifier que les conditions nécessaires
disposées par la législation sont satisfaites, établissant de cette manière un critère d’autoréférence à l’usage du groupe solliciteur. Ceci a permis à des groupes
comme l’Église de Scientologie d’être inscrite au registre 5.
Quant à l’article 6 de la Loi organique sur la liberté de religion, il accorde
une pleine autonomie aux confessions religieuses inscrites au registre des entités
religieuses, leur permettant d’établir leurs propres normes d’organisation, leur
régime interne et le régime de leur personnel 6. Ces normes, tout comme celles
qui régiront les institutions qu’elles auront créées pour la réalisation de leurs
fins, pourront contenir des clauses de sauvegarde de leur identité religieuse et
de leur caractère propre ainsi que du respect de leur croyance, sans préjudice du
respect des droits et des libertés reconnues par la Constitution, et particulièrement de la liberté, l’égalité et la non-discrimination.
Cet article adopte une conception similaire à celle de l’article 4 de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 relative à la création d’un
cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, selon laquelle les confessions religieuses peuvent exiger de manière légitime
aux personnes se trouvant sous leur dépendance des conditions qui seraient en
principe discriminatoires.
4
5
6
Voir Agustín Motilla, El concepto de confesión religiosa en el derecho español : práctica
administrativa y doctrina jurisprudencial, Madrid, Centro de Estudios Políticos y
Constitucionales, 1999 ; José Daniel Pelayo Olmedo, Las comunidades ideológicas y religiosas, la personalidad jurídica y la actividad registral, Madrid, Ministerio de Justicia, 2007.
Voir Manuel Alenda Salinas, El Registro de Entidades Religiosas. La praxis administrativa
tras la STC 46/2001, Madrid, Iustel, 2009.
Voir María José Roca Fernández, derechos fundamentales y autonomía de las iglesias,
Madrid, Dykinson, 2005 ; Andrés-Corsino Álvarez Cortina, « La autonomía de las
confesiones religiosas », Andrés-Corsino Álvarez Cortina et Miguel Rodríguez Blanco
(dir.), La libertad religiosa en España, op. cit., p. 177-206.
546
dRoiT ET RELigion En EURoPE
L’article 7 de la Loi organique sur la liberté de religion envisage la possibilité
pour l’État de signer des accords de coopération avec les confessions religieuses,
comme développé ci-dessous.
3. Accords entre l’État et les confessions religieuses
Bien que j’aie affirmé précédemment que la Loi organique sur la liberté de
religion constitue le développement direct de l’article 16 de la Constitution, il
ne faut pas en tirer la conclusion que cette loi comprend la principale norme
applicable aux organismes religieux. Le système espagnol de relations Étatconfessions religieuses est un système profondément bilatéral puisqu’une part
importante du règlement du facteur social religieux est fixé par des accords entre
les pouvoirs publics et les confessions religieuses.
La signature de ces accords n’est pas expressément prévue par la Constitution. L’article 16.3 de la Constitution se limite à mentionner l’obligation des
pouvoirs publics d’établir des relations de coopération avec l’Église catholique
et avec les autres confessions religieuses. Ces relations de coopération peuvent se
traduire par des accords, mais il serait inexact de penser que l’existence d’accords
constitue une exigence directe du principe de coopération.
Il convient de rappeler à ce sujet que l’État espagnol possède une longue tradition de concordats avec l’Église catholique. Au moment de l’entrée en vigueur
de la Constitution, l’Espagne avait déjà signé un concordat avec le Saint-Siège
datant du 28 juillet 1976 et dans lequel elle s’engageait à réglementer les relations entre l’État et l’Église catholique par des accords partiels souscrits avec le
Saint-Siège. En effet, cinq jours après l’entrée en vigueur de la Constitution,
le 3 janvier 1979 – la Constitution entra en vigueur le 29 décembre 1978 –
quatre accords furent signés avec le Saint-Siège : l’Accord sur des sujets d’ordre
juridique, l’Accord relatif à l’enseignement et aux affaires culturelles, l’Accord
sur des sujets d’ordre économique et l’Accord relatif à l’assistance spirituelle
apportée aux membres des forces armées et aux conditions du service militaire
des ecclésiastiques et des religieux.
Ces accords, comme leur nom l’indique, réglementent les principales questions relatives à l’Église catholique, confession pratiquée par la majorité des
Espagnols : la position juridique de l’Église et de ses entités dans le droit de
l’État, l’efficacité civile du mariage canonique, l’assistance religieuse au sein des
institutions publiques, le financement de l’Église et l’enseignement de la religion.
Le fait que ces accords aient été signés avant la promulgation de la Loi organique sur la liberté de religion explique qu’une grande partie du contenu de
cette loi ne s’applique pas à l’Église catholique. Il en est ainsi, par exemple, de
la manière dont on lui reconnaît la personnalité juridique. L’Église catholique
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions religieuses
547
n’est pas inscrite audit registre, tout comme les principales entités composant
la structure organique de l’Église – diocèse et paroisses – lesquelles acquièrent
une personnalité juridique dans les termes du droit de l’État en attestant qu’elles
disposent de personnalité juridique conformément au droit canonique. Cependant, les ordres et les congrégations religieuses doivent s’inscrire au registre
des entités religieuses, ainsi que les associations et les fondations canoniques,
conformément à l’Accord relatif à des sujets d’ordre juridique entre l’État et le
Saint-Siège, et non pas à la Loi organique sur la liberté de religion.
Outre le fait d’être chronologiquement antérieurs à la rédaction de la Loi
organique sur la liberté de religion, les Accords entre l’État espagnol et le SaintSiège du 3 janvier 1979 possèdent la nature juridique de traités internationaux.
Cela implique qu’ils ne peuvent être modifiés ni abrogés par aucune loi étatique. Ils doivent naturellement être interprétés et appliqués conformément aux
dispositions de la Constitution, mais le législateur doit respecter leur contenu.
J’ai souligné le fait que l’article 7 de la Loi organique sur la liberté de religion – précepte qui ne s’applique pas non plus à l’Église catholique− envisage la
possibilité pour l’État de passer des accords de coopération avec les confessions
religieuses. Deux conditions sont exigées aux confessions religieuses pour être en
mesure de signer ces accords : elles doivent être inscrites au Registre des entités
religieuses et elles doivent disposer d’une profonde implantation en Espagne –
appelée « enracinement notoire » – de par leur étendue et l’importance du nombre
de leurs croyants. Ces accords sont signés entre le gouvernement et la confession
religieuse en question et devront être remis au Parlement qui les approuvera en
tant que lois. Ils pourront ainsi acquérir le caractère de norme juridique.
Jusqu’à présent, l’État a signé trois accords de coopération, respectivement
avec les protestants, les juifs et les musulmans. Ces trois accords furent approuvés par le Parlement à la même date, conformément aux lois 24, 25 et 26 du
10 novembre 1992. Le contenu de ces accords s’inspire de ceux de 1979 avec
l’Église catholique, et ils régularisent les questions concernant les lieux de culte,
les ministres du culte, l’assistance spirituelle dans les établissements publics,
l’enseignement, le régime économique et les jours fériés.
Étant donné le contenu des pactes entre l’État et les confessions religieuses,
l’espace consacré à la législation unilatérale en matière religieuse se trouve fort
réduit. De plus, de nombreuses normes unilatérales s’appliquent uniquement
aux confessions religieuses ayant signé un accord avec l’État, de sorte que les
confessions religieuses inscrites au registre des entités religieuses n’ayant pas
signé d’accord se trouvent soumises au régime commun des associations et
autres entités à but non lucratif.
548
dRoiT ET RELigion En EURoPE
4. Position juridique des confessions religieuses
En dépit de la proclamation constitutionnelle de l’interdiction de la discrimination et de la neutralité de l’État en matière religieuse, les confessions
religieuses ne disposent pas toutes de la même position juridique dans le droit
espagnol. On peut distinguer quatre niveaux. Certains droits et prérogatives
sont reconnus à l’Église catholique, ce dont ne disposent pas les autres confessions. L’on pourrait situer à un deuxième niveau les confessions minoritaires
ayant passé des accords de coopération – les protestants, les juifs et les musulmans –. À un troisième niveau se situeraient les confessions religieuses inscrites
au registre des entités religieuses n’ayant pas signé d’accord avec l’État. Enfin se
trouveraient les confessions non inscrites dont le statut juridique est soumis au
droit commun des associations ou des fondations.
Le principe de laïcité tel qu’énoncé dans la Constitution – « Aucune confession n’aura de caractère étatique » – implique que les confessions ne pourront en
aucun cas être mises sur un pied d’égalité avec l’État ni avoir la même position
juridique, et interdit toute confusion entre la finalité d’État et la finalité religieuse. Par conséquent, les confessions religieuses, dans le droit espagnol, sont
des personnes juridiques à caractère privé.
Les auteurs de droit ecclésiastique et de droit constitutionnel se sont efforcés de déterminer quelle est exactement la nature juridique des confessions
religieuses. Les différentes postures peuvent se réduire à deux thèses principales : d’une part se trouvent les auteurs qui soutiennent que les confessions
religieuses doivent être considérées comme des associations et ainsi soumises à
l’ensemble des normes de droit relatif aux associations, et d’autre part ceux qui
qualifient les confessions de personnes juridiques sui generis 7. Il me semble que
la dernière posture est celle qui s’adapte le mieux à la législation en vigueur en
Espagne. Dans la pratique les confessions religieuses ne sont pas régies par la
norme réglant le droit d’association et possèdent des droits non applicables aux
personnes juridiques à caractère associatif.
La désignation des confessions religieuses en tant que personnes juridiques
sui generis comporte trois conséquences juridiques particulièrement notoires.
Premièrement, sans préjudice du fait que le principe de laïcité n’empêche la
confusion entre la finalité d’État et la finalité religieuse, les confessions peuvent
exercer des fonctions publiques. Je donnerai ici deux exemples, bien qu’il soit
possible d’en donner davantage. Le premier fait référence au mariage. L’article 49 du Code civil permet de conclure le mariage devant le juge, le maire ou
7
Miguel Rodríguez Blanco, « Naturaleza y posición jurídica de las confesiones religiosas
en el ordenamiento español », María del Mar Martín (dir.), Entidades eclesiásticas y derecho
de los Estados, Granada, Comares, 2006, p. 13-45.
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions religieuses
549
un fonctionnaire déterminé par ce Code, ou de conclure un mariage religieux
devant un ministre du culte. Le deuxième exemple fait référence aux cimetières.
Les cimetières sont définis dans le droit espagnol comme faisant partie des services minimums, et comme tel, toute municipalité doit disposer d’au moins un
cimetière public. Il n’existe pas dans ce champ d’action de liberté d’entreprise
à part entière car il n’est pas permis que des sujets particuliers établissent des
cimetières et les exploitent à des fins commerciales. Cependant, les confessions
religieuses ont le droit de créer leur propre cimetière.
Deuxièmement, la finalité religieuse est définie comme possédant un intérêt
général. La première répercussion de cette définition trouve son écho dans la
réglementation fiscale, et particulièrement dans le régime juridique du mécénat
et dans la réglementation du droit de l’urbanisme. Les apports privés effectués
aux confessions religieuses sont qualifiés de collaborations privées à des fins
d’intérêt général et donnent lieu à des déductions fiscales 8. Dans le domaine
de l’urbanisme, les confessions religieuses peuvent obtenir la cession de terrains
pour l’ouverture de locaux destinés au culte ou à leurs propres fins 9.
Troisièmement, les confessions religieuses possèdent une série de droits qui
leur sont reconnus par la législation étatique. Étant donné que les confessions
religieuses ont une position juridique privée, elles agissent comme des sujets du
droit privé dans les relations de coopération avec les pouvoirs publics. Cependant, leur position juridique diffère souvent de celle d’un gestionnaire quelconque. En vertu de leur autonomie, les confessions religieuses possèdent de
réels droits dans l’ordonnancement juridique de l’État, puisqu’elles disposent de
facultés qui vont au-delà de la simple concession du législateur et qui ne sont
pas des droits subjectifs émanant d’une relation juridique.
En ce qui concerne la coopération avec les confessions religieuses, conformément au principe de laïcité qui empêche les pouvoirs publics d’exercer des
fonctions religieuses et de se prononcer sur des aspects strictement religieux, les
pouvoirs publics doivent reconnaître les droits propres aux confessions religieuses
comme celui de fixer les jours fériés à caractère religieux que la législation de l’État
relèvera, de désigner les prêtres des établissements publics ou d’établir le contenu
des programmes de l’enseignement religieux. Ceci implique que les relations de
coopération des confessions religieuses ne sont pas subordonnées aux pouvoirs
publics et qu’il est possible de parler de relations de pouvoirs comparables, bien
que non équivalentes, aux relations administratives entre les organismes publics.
Ce point est largement développé dans l’arrêt du Tribunal constitutionnel
38/2007 du 15 février. L’arrêt analyse la constitutionnalité du régime juridique
8
9
Miguel Rodríguez Blanco, Las confesiones religiosas en el marco del régimen jurídico del
mecenazgo, Madrid, Edisofer, 2005.
Juan José Guardia Hernández, Libertad religiosa y urbanismo. Estudio de los equipamientos
de uso religioso en España, Pamplona, EUNSA, 2010.
550
dRoiT ET RELigion En EURoPE
des professeurs de religion catholique dans les établissements scolaires publics
conformément à l’Accord de 1979 passé avec le Saint-Siège relatif à l’enseignement et aux affaires culturelles. L’article III de cet accord prévoit que, pour les
niveaux éducatifs pré-universitaires, l’enseignement religieux soit assuré par les
personnes désignées chaque année par l’autorité scolaire parmi celles proposées
par le diocèse ordinaire. Le diocèse ordinaire doit transmettre le nom des professeurs et des personnes considérées comme compétentes pour cet enseignement
dans un délai imparti.
D’après le Tribunal constitutionnel, et conformément au principe de laïcité
interdisant toute confusion entre les fins religieuses et les fins étatiques, le credo
religieux objet de l’enseignement religieux doit être défini par chaque église,
communauté ou confession. Cela n’est donc pas du ressort de l’État dont les
obligations sont celles prévues dans le cadre des relations de coopération fixées
par l’article 16.3 de la Constitution.
Il en découle également que les confessions sont compétentes pour déterminer l’aptitude des personnes susceptibles d’assurer l’enseignement de leur
credo respectif. La Constitution permet que cette décision ne soit pas prise
uniquement au regard de la stricte considération des connaissances des dogmes
ou des aptitudes pédagogiques du personnel enseignant, car il est également
possible de prendre en compte la conduite si le témoignage personnel constitue pour la communauté religieuse un élément caractéristique de son credo, au
point de déterminer l’aptitude ou les facultés d’une personne pour l’enseignement et si cet aspect est considéré comme un outil de transmission de certaines
valeurs. Cette transmission – affirme le Tribunal Constitutionnel – trouve dans
l’exemple et le témoignage personnel un outil inestimable dont la confession
religieuse ne peut légitimement se passer.
La faculté des autorités ecclésiastiques de déterminer les personnes qualifiées
à enseigner le credo religieux constitue – conclut le Tribunal Constitutionnel –
une garantie de liberté des confessions dans l’enseignement de leur doctrine,
sans ingérence du pouvoir public. Ainsi, l’on peut en conclure que, après avoir
fait établi la coopération à travers le contrat d’engagement des professeurs par
l’Administration publique, la déclaration de compétence est une condition
parmi d’autres permettant d’être employé, conformément au droit à l’égalité
de traitement et à la non-discrimination (article 14 de la Constitution) et aux
principes régulant l’accès à l’emploi public (article 103.3 de la Constitution).
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions religieuses
551
5. Évaluation du système
suite à une éventuelle réforme du modèle
En premier lieu, il conviendrait de revoir le système d’accords de coopération passé avec les confessions religieuses. Non pas parce que les concordats
signés avec l’Église catholique possèdent une nature juridique différente de celle
des accords passés avec les protestants, les juifs et les musulmans (dans le cas des
premiers accords, ils ont un caractère international tandis que les seconds sont
des lois adoptées par le Parlement), mais à cause des caractéristiques du système
d’accords et des conséquences qu’il a provoquées. Le système espagnol d’accords
possède quatre caractéristiques qui expliquent ce que je viens d’avancer :
– les accords dotent les confessions les souscrivant d’un régime général très
analogue.
– le législateur prend seulement en compte les groupes ayant signé un accord
avec l’État en/et ignorant les autres.
– la procédure à suivre pour la signature d’accords fait défaut de contrôle
précis et réglé, et le droit effectif à passer une convention avec l’État, exigible
devant les tribunaux, n’est pas réel ; ainsi, certaines confessions religieuses ont
été référencées comme possédant une importante implantation ou « enracinement notoire » en Espagne au regard de l’étendue de leur champ d’action et du
nombre de croyants, mais avec lesquelles il n’a pas été signé d’accord (c’est le cas
des mormons, des bouddhistes, des Témoins de Jéhovah et des orthodoxes).
– « l’enracinement notoire » (article 7 de la Loi sur la liberté de religion)
constitue un concept juridique indéterminé qui jusqu’à l’heure actuelle n’a pas
été défini avec précision ni par l’Administration ni par les tribunaux.
Les risques engendrés pour les principes de non-discrimination et de laïcité
par le système de passation d’accords réclament une concrétisation de l’accès à la
signature d’accords par les confessions religieuses. La décision du gouvernement
de signer ou non un pacte avec une confession religieuse a des conséquences
directes et transcendantales sur le régime juridique de cette confession et sur les
droits des individus qui la constituent. C’est pour cette raison qu’une définition de la signature d’accords conçue comme une décision politique étrangère
au contrôle de la juridiction doit être exclue, car les pouvoirs publics ne possèdent pas les facultés permettant de décider librement avec quelles confessions
religieuses elles peuvent parvenir à des accords sans apporter les justifications
valides en droit expliquant et motivant leur décision.
Deuxièmement, l’application du principe de laïcité pose le problème de
la décentralisation de l’État. Les pouvoirs régionaux et municipaux possèdent
d’importantes compétences en matière de liberté de religion et la reconnaissance
effective de ce droit dépend souvent d’accords régionaux ou locaux. Lesdits
accords sont dépourvus d’une réglementation juridique générale permettant de
552
dRoiT ET RELigion En EURoPE
déterminer auprès de qui, comment et quand souscrire. Ces conditions sont
souvent sujettes à l’existence de bonnes relations personnelles ou à des considérations purement politiques et non juridiques. L’exercice de la liberté de religion
– choix du lieu de culte, respect des pratiques funéraires, respect des rites religieux lors des sacrifices d’animaux – est en proie à une discrétionnalité administrative si marquée que cela remet en question la neutralité des pouvoirs publics
face au phénomène religieux. À ceci s’ajoute que certaines entités religieuses
souscrivent les accords de coopération à un niveau national, tandis que d’autres
types d’entités religieuses passent les accords à un niveau régional ou municipal.
Troisièmement, et en lien étroit avec l’affirmation précédente, il reste à
relever le défi d’identifier les interlocuteurs religieux. La laïcité positive basée
sur le dialogue avec les groupes religieux oblige les pouvoirs publics à établir
le dialogue avec des interlocuteurs et à parvenir à des accords visant à appliquer le droit à la liberté de religion. Il arrive que certaines demandes fondées
ne trouvent pas de réponses à la liberté de religion car les pouvoirs publics sont
dans l’incapacité d’identifier une autorité religieuse offrant la garantie réelle de
représenter un nombre important de croyants. De plus, le risque est grand pour
les pouvoirs publics de sélectionner les groupes religieux avec lesquels ils vont
entretenir des relations en fonction de critères différents de celui de la représentativité religieuse. L’exemple de la création du Conseil Français du Culte Musulman montre qu’un retour à des pratiques où l’Administration va a l’encontre et
remet en question la laïcité de l’État n’est pas exclu.
Compte tenu de la réflexion que nous venons d’énoncer, et dès lors que l’application de la laïcité positive entraîne une importante discrétionnalité politique
et administrative, il serait juste de mettre en place une réglementation uniforme
à caractère général au niveau de l’État concernant le contenu et les garanties du
droit sur la liberté de religion.
Religion and Constitution
A Hungarian Perspective
Balázs Schanda
1. Religious freedom as a constitutional minimum
Many constitutions have only one reference to religion as such, and this is the
acknowledgement of religious freedom as a fundamental right. Constitutional
formula may be slightly different, providing for additional elements to human
rights, like the Hungarian Constitution 1 as well as the new Basic Law explicitly
refer to the negative aspect of religious freedom, the right not to manifest ones
religion. 2 Constitutions show more differences when it comes to the status of
religious communities: provisions vary from non-establishment clauses 3 to the
constitutional endorsement of a religion or a state church. 4 None of these solutions shall curtail the free exercise of any religion, established or non-established.
1
2
3
4
Article 60.
Article VI.
e.g.: GG Art 140 iVm Art 137 (1) WRV „Es besteht keine Staatskirche“ (There shall be no
established church).
Malta: “The religion of Malta is the Roman Catholic Apostolic Religion.” Section 2, Greece
(“The prevailing religion in Greece is that of the Eastern Orthodox Church of Christ. The
Orthodox Church of Greece, acknowledging our Lord Jesus Christ as its head, is inseparably
united in doctrine with the Great Church of Christ in Constantinople and with every other
Church of Christ of the same doctrine, observing unwaveringly, as they do, the holy apostolic and syn- odal canons and sacred traditions. It is autocephalous and is administered by
the Holy Synod of serving Bishops and the Permanent Holy Synod originating thereof and
assembled as specified by the Statutory Charter of the Church in compliance with the provisions of the Patriarchal Tome of June 29, 1850 and the Synodal Act of September 4,
1928.”) Article 3, Denmark “The Evangelical Lutheran Church shall be the Established
Church of Denmark, and as such shall be supported by the State.” (Art. 4)
554
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Beyond constitutional arrangements of church-state relations, expressions of
cultural identity may carry the heritage of religious convictions. Whereas certain
aspects of affiliations are rather issues of policies (like customs of a given country
or local community), other aspects do have legal relevance (like official symbols).
2. Neutrality emphasized
The Constitution does not provide for neutrality with regard to religion in
an explicit way. The doctrine on neutrality was elaborated by the Hungarian
Constitutional Court, 5 in a similar way than in Germany, where it was the
Federal Constitutional Court that stated the neutrality of the state. 6 Neutrality
seemed to become the most important principle governing the State in its relationship with religious communities as well as with other ideologies. According
to this doctrine, the State should remain neutral in matters concerning ideology:
there should be no official ideology, be it religious or secular. Neutrality means
that the State should not identify with any ideology (or religion); consequently it
must not be institutionally attached to churches or to any one single church, nor
to any organization based on an ideology. This shows that the doctrine underlying the principle of separation (as explicitly stated in the Constitution) is the
neutrality of the State. It is to be noted that neutrality must be distinguished
from indifference, which is not what the Constitution implies – as follows from
the concept of neutrality elaborated by the Constitutional Court. Neither is neutrality “laicism”: the State may have an active role in providing an institutional
legal framework as well as funds for the churches to ensure the free exercise of
religion in practice. 7 The State should not enter into institutional entanglement
with any organization that is based on an ideology, either religious or secular.
The freedom of religion and the freedom from religion are equally protected. All
public institutions, including schools, universities, hospitals, etc., are bound by
the principle of neutrality. 8
5
6
7
8
Decision 4/1993. (II. 12.) AB Commentary and text in English: L. Sólyom, G. Brunner
(eds.), Constitutional Jurisdiction in a new democracy. The Hungarian Constitutional Court,
The University of Michigan Press 2000, 246-266.
BVerfGE 19, 206 (216), Axel Frhr.v. Campenhausen, “Der heutige Verfassungsstaat und
die Religion”, in Joseph Listl, Dietrich Pirson (eds.), Handbuch des Staatskirchenrechts der
Bundesrepublik deutschlands, 2nd edition, Duncker & Humblot, Berlin, 47, 77.
László Sólyom, “Alkotmányosság Magyarországon. Elvek és értékek”, in László Sólyom, Az
alkotmánybíráskodás kezdetei Magyarországon, Osiris, Budapest, 2001, 141, 145-146.
László Sólyom, “Az állam és az egyház elválasztása az Alkotmánybíróság alapjogi
koncepciójában”, in Tamás Forrai (ed.), Az állam és az egyház elválasztása, Faludi Ferenc
Akadémia – Távlatok, 1995, 104.
Decision 4/1993. (II. 12.) AB.
Religion and Constitution. A Hungarian Perspective
555
Neutrality has not become a generally accepted constitutional principle, in fact
it often seems to be a misunderstood doctrine. Critics did not regard neutrality
as an instrument to ensure the peaceful coexistence of various beliefs, but instead
regarded it to be an obstacle to the promotion of values. A proper interpretation of
neutrality does not jeopardize the expression of cultural identity or the promotion
of the values of a constitutional democracy respecting human rights. 9
3. Between religious neutrality and cultural identity
Countries in transition after the fall of communism generally adopted new
written constitutions that recognized religious freedom, often explicitly underlining the correlative right not to profess a religion. Constitutions also came
to reflect the fundamental characteristics of church-state relations. In short,
all constitutions in the region contain provisions on freedom of religion and
church-state relations. Special recognition afforded to one traditional, national
religious community only appears in the constitution of Poland and Bulgaria.
In case of Poland the reference is rather of a technical nature (the Polish Constitution follows the Italian model by making a reference to the concordat with
the Holy See and the system of agreement-based laws regulating the relation of
the state with other religious communities.), whereas in case of Bulgaria it is of
a symbolic nature (“Eastern Orthodox Christianity shall be considered the traditional religion in the Republic of Bulgaria.”). Separation of church and state
is explicitly stated by the constitutions of Bulgaria, Croatia and Hungary. The
Slovak Constitution recognizes that religious communities administer themselves independently from the state, whereas the Czech Charter of Fundamental
Rights states that churches and religious societies administer their own affairs.
Constitutional norms and practices – from preambles to the symbolic communication of state organs – have an important role in expressing the identity
of the political community. Besides ethnicity, religious identities shape national
traditions to a high degree, but for various reasons they appear in formal legal
documents often only in a hidden way (closely linked to historical traditions,
e. g. coat of arms). 10 Symbols and customs may be felt as evident for majorities.
Minorities (often new minorities) may challenge them by pointing to the reli9
10
Péter Paczolay, “Az állam semlegességének mítosza”, Politikatudományi Szemle 1993/3,
129. Renáta Uitz, “Aiming for State Neutrality”, in Matters of Religion: The Hungarian
Record, University of Detroit Mercy Law Review, Vol. 83 (2006), 761-787.
Data collected in the framework of the REVACERN project (Religion and Values: Central
and Eastern Europe Research Network) www.revacern.eu. Special thanks to Zabój Horák,
Blaž Ivanc, Dénes Kiss, Jana Martinkova, Michal Rynkowski and Sinisa Zrinscak for the
information provided.
556
dRoiT ET RELigion En EURoPE
gious content of cultural phenomena. The Lautsi-case shows the difficulties of
finding a consensus based on solid arguments. 11
3.1. National symbols
In Hungary – as in many other countries – national symbols are declared by
the constitution. The national anthem is a 19th century hymn expressly referring to God. It is often sung in churches. Despite of being a national prayer,
in public the anthem is regarded as religion-neutral. The national anthem of
Slovenia is the seventh strophe of the poem “Zdravljica”, written by the poet
France Prešeren. This particular strophe in Slovenian does not explicitly refer to
God. However, God is mentioned several times in other parts of the poem. Also
the second strophe of the Czech national anthem (which is not usually sung)
there is reference to God. The last (eleventh) strophe of the national anthem of
Romania (usually not sung) claims priests to lead with crucifixes, because “our
army is Christian”.
Coats of arms are determined by heraldic traditions. Except of Czechoslovakia and Poland communist regimes have adopted radically new coats of arms,
whereas in the above mentioned countries, as well as in Austria the coats of arms
have been adopted to new political circumstances. After the collapse of communism historic coats of arms have been restored. The Slovak coat of arms and
the national flag contain a double cross – originally the symbol of royal power,
not that of Christianity. The same double cross is part of the coat of arms of
Hungary, where the coat of arms also depicts the royal Crown headed by a cross,
portraying saints. The coat of arms of Romania used since 1992 is based upon
the coat of arms used from 1922 to 1947. On this the aquila (eagle) is holding
an Orthodox cross (but the motto of the former royal family Hohenzollern-Sigmaringen “Nihil sine Deo” was abandoned).
3.2. Currency
National currency may serve as an everyday expression of a national-cultural canon. The practice of Central-European countries shows that the religious
content of cultural heritage is no ground to exclude parts of the heritage from
coins and banknotes – although Slovakia having introduced the Euro in January
2009, refrained from picturing a cross (as it used to be on the 10 SK coin) or
a Madonna (as it used to be on the 1 SK coin) on Slovak Euro coins. There
were also proposals to have a Madonna or a cross on the new Euro coins. For
Slovenia the € 2 coin shows the poet France Prešeren and the inscription “Shivé
naj vsi naródi” (God’s blessing on all nations) − a line taken from his poem
11
Case of Lautsi and others v. Italy, Judgment of 18 March 2011.
Religion and Constitution. A Hungarian Perspective
557
“Zdravljica”, which is also used in the country’s national anthem. The €1 coin
shows a portrait of Primož Trubar (1508-1586), a Protestant reformer and the
consolidator of the Slovenian literary language. Primož Trubar is one of the
most important pillars of Slovenia’s cultural and national identity. His portrait
certainly cannot be regarded as a religious symbol, but it refers to the religious
heritage, which influenced national identity and culture. On Czech coins and
banknotes there are symbols of important national personalities (some of them
are saints) or historic monuments connected to religion. On the 10 Crown coin
there is a picture of the Catholic St. Peter’s Cathedral of Brno, on the 20 Crown
coin there is a picture of the Saint Wenceslas statue, on the 50 Crown banknote
there is a picture of St. Agnes of Prague, on the 200 Crown banknote there is
a picture of the bishop of the Unitas Fratrum Jan Amos Komenský. On the 1
Leu banknote in Romania there is a picture of the cathedral of Curtea de Argeş.
Also in Hungary the 10.000 Forint banknote shows the portrait of Saint Steven.
3.3. National day
Besides respecting certain religious holidays, such as Christmas, Ascension
or All Saints, the national days of several countries have a religious origin and/or
a religious content, thus religious and public elements are hardly separable. The
national day of Hungary is Saint Steven’s day. Saint Steven (997-1038) was the
first, state founding king of Hungary. Church, state, civil and family celebrations are interlinked in a special way on that day. Representatives of state organs
attend the solemn mass and the procession honoring of Saint Steven, and also
at local festivities religious ministers – often Protestant pastors too – play an
important role in the celebrations. In a remarkable way the holydays of the
highly secular Czech state all have a religious background. The Day of the Slavonic Missionaries St. Cyril and Methodius on the 5th of July is a national holiday. St. Cyril, the monk and his brother St. Methodius, the archbishop, came in
863 from the Byzantine Empire to Great Moravia, the old Slavonic State spread
on the present territory of Czech Republic and elsewhere in the region. Also
the Day of Burning at the Stake of Master Jan Hus on the 6th of July is a national holiday. Jan Hus, a Catholic priest and the rector of the Charles University
in Prague, was burnt at a stake on the 6th of July 1415 during the Council of
Constance because of his theological views on the reformation of the Church.
It directly affected the Hussite movement in the 15th century. Czech religious
traditions, before all of the churches of reformation, have been influenced by
it until the very day. The Day of Czech Statehood on the 28th of September is
also a national holiday. This is the day of the martyr’s death of the Czech Prince
St. Wenceslas in 929.
558
dRoiT ET RELigion En EURoPE
3.4. Local communities
Beyond constitutional and national settlements local issues may not be overlooked. In all countries in the region a large part of local communities show respect to historic traditions originating from Christian faith. Local holydays have
often been the festivities of the patron saint of the town or village, and also local
coats of arms often show inspiration of religious symbolism – even in cases where
symbols are newly designed and are not determined by historic traditions. In
Slovenia certain local communities have a church (e.g. Bled, Bohinj) or a picture of a Christian saint (Sveta Ana, Sveti Jurij ob Ščavnici, Šenčur, Šentjur or
a cross (Ptuj) as a part of their flag or coats of arms. Also in Croatia many local
communities celebrate their days on days of certain saints. The same goes for
Poland as well. This includes the figures of saints (or heads, e.g. the head of St.
John Baptist) on the coats of arms. Some communes have religious references in
their names themselves, e.g. the commune of Święta Katarzyna (Saint Catherine),
close to Wrocław. In Hungary several counties (e.g. Csongrád, Esztergom, Fejér,
Tolna) have portraits of patron saints on their coats of arms, and this is also true
of a number of cities (e.g. Győr, Veszprém, Vác). Certain newly designed coats of
arms use the picture of a local church. In the Czech Republic symbols of a religious origin are often used, but more as a folk tradition and local pride than as
confession of some faith. On coats of arms and flags of local communities there
are often crosses in different heraldic forms, drawings of a certain Christian saint
or group of saints (usually traditional patron-saints of the town or community)
or a chalice, symbol that the town and community has some historical connection with the Hussite reformation movement (regardless of today’s confessional
adherence of local inhabitants). The symbol of the cross is connected to the foundation of Czech statehood, which was connected to the acceptance of Christianity. In a few rare cases there are symbols on coats of arms of certain historical
relations to Islam, firstly as a memory of participation of inhabitants in battles
in the ancient wars with Islamic powers (e.g. it can be a silhouette of a minaret).
3.5. Public places and institutions
Streets, squares and public institutions may get names of a religious character (such as the name of a saint), which usually goes back to historical names. In
Croatia certain public institutions got names of a religious character. In many
cases that was the restoration of older names after the fall of communism. It is
hard to evaluate the ratio of such names, but they do not raise significant concern.
In Hungary not only historic names of streets and public institutions (such as
hospitals) were generally restored after the fall of communism, but local municipalities in certain cases gave names of saints to new institutions, too. A number of
streets carry names of saints, the Holy Spirit or the Holy Trinity. These were restored after 1989 but usually no new ‘religious’ names are given. Traditional names
Religion and Constitution. A Hungarian Perspective
559
of many streets and squares in the Czech Republic show the originally religious
character (e.g. Wenceslas Square in Prague). In many cases it is connected to the
name of the church building or synagogue in such a street. Some hospitals and
lot of pharmacies have traditional names of saints of religious orders.
Public institutions, such as schools, hospitals, institutions of social care etc.
are special places where the coexistence of different convictions can be challenging. The neutrality of the state presupposes on the one hand the official neutrality of its institutions, on the other hand it has to provide ample room for
the free expression and exercise of religion both individually and in community
with others. In Slovenia in public schools religious symbols do not appear, but
in public hospitals they do appear, since these institutions have to operate also
special facilities for religious needs. The same is true of prisons. In Hungary and
Slovakia at public institutions no religious symbols appear. Inmates, however,
can post religious symbols at their own stake (like a cross above their bed). In
Polish schools crucifixes have been placed. This practice has not been challenged so far. In Croatia particular symbols (cross) can be found in certain schools
and hospitals, reflecting mostly the attitudes of their employees, or heads of
these institutions, but this practice is not very common. Certainly there are
crosses at Catholic theological faculties, which are parts of public universities,
e.g. in the Czech Republic.
3.6. Public authorities
Religious symbols usually do not appear at public authorities, however in
both meeting rooms of the Polish Parliament – and in many city council halls
there is a crucifix. Challenging this practice was dismissed in 1999 by the Chief
Administrative Court in Łódź.
4. Religion and the new Basic Law of Hungary
The Basic Law begins and ends with mentioning God, but this is done in
a particular way. The very first words of the preamble is a quote without quotation marks 12 of the national anthem (“God bless the Hungarians”), a poem
from 1823 that was the anthem even during the communist time. Certainly the
12
As János Zlinszky points out: the person obliged by the very first commandment of the
Constitution cannot be subjected to orders prescribed by law: János Zlinszky, “Észrevételek
az új Alkotmány ‘húsvéti’ szövegéhez”, in Az új Alaptörvényről – elfogadás előtt.
Tanulmánykötet az Országgyűlés Alkotmányügyi, igazságügyi és ügyrendi bizottsága által
2011. április 8-án azonos címmel megrendezett tudományos konferencián elhangzott
előadások alapján, Budapest 2011, 26, 27.
560
dRoiT ET RELigion En EURoPE
anthem is also sung sometimes at the end of church services, and in this context
it bears a religious content. At soccer games or other public events probably
many Hungarians singing it (or listening to it) do not have religious feelings.
This way the national anthem is the manifestation of patriotism, with a text
that is deeply rooted in the national culture.
At the very end of the Basic Law there is a solemn declaration reminding
of the wording of the preamble of the Basic Law of Germany, referring to the
awareness of the members of parliament passing the Fundamental Law to their
Responsibility before God and man.
The preamble (“national avowal”) contains an acknowledgement of the role
of Christianity in upholding the nation. This is on the one hand the acknowledgement of a historical fact, on the other hand it is not the religious content of
Christianity that is endorsed, but its role in forming the nation – the declaration is descriptive, not prescriptive. The preamble also shows respect to the
various religious traditions of the country. (“We recognize the role of Christianity in preserving nationhood. We value the various religious traditions of our
country.”) A reference to non-religious, secular or agnostic heritage is missing; 13
the omission makes the text less inclusive than the preamble of the Polish
Constitution of 1997.
As for the text of the Basic Law the provisions relating to religion do not
bring novelties. The wording of the freedom of religion remains unchanged.
The wording of the separation of church and state is slightly changed laying
more emphasis on church autonomy and the cooperation of church and state. 14
The religious neutrality of the state is a consequence of its commitment to
non-discrimination on the basis of religion. The references to Christian heritage in the preamble do not bring changes in this respect. The expression of the
cultural identity of the nation may become more intense, also more provoking
to sensitive minorities, but the religious neutrality of the state is not at stake.
The constitutional culture of the country will serve as a solid basis for the interpretation of the Basic Law also with regard to religious rhetoric and religious
rights.
13
14
András Jakab, Az új Alaptörvény keletkezése és gyakorlati következményei, HVG ORAC,
Budapest 2011, 181.
Instead of “In the Republic of Hungary the church shall operate in separation from the
state.” the new text says: “The State and Churches shall be separate. Churches shall be
autonomous. The State shall cooperate with the Churches for community goals.”
La liberté de religion est-elle reconnue
en droit constitutionnel français ?
Jean-Marie Woehrling
L
a question de la reconnaissance au plan constitutionnel de la liberté de
religion peut surprendre, tant l’opinion publique et même les milieux juridiques sont habitués à une vision idéalisée du système français de gestion des
activités religieuses. La France n’est-elle pas par excellence le pays de la laïcité,
laquelle offre, pense-t-on, un cadre parfait aux relations entre les pouvoirs
publics et les activités religieuses. Comment pourrait-on douter que la liberté
de religion serait pleinement consacrée par sa Constitution ?
La situation est plus complexe. Il existe bien sûr une garantie juridique de
la liberté de religion en France, ne serait-ce que par l’effet de la Convention
européenne des droits de l’Homme. Par ailleurs, il existe des règles législatives
ou des principes de rang législatif qui mettent en œuvre cette liberté. Ce que
l’on souhaite analyser ici, c’est la place de la liberté de religion dans le bloc de
constitutionnalité. On verra que cette place n’est pas définie de manière claire et
qu’il est possible de s’interroger sur les conséquences de cette situation au regard
de l’exercice effectif de la liberté de religion.
I. La place de la liberté de religion dans la Constitution
La liberté religieuse n’est formellement mentionnée ni dans le texte de la
Constitution 1, ni par la jurisprudence constitutionnelle. À défaut de fondement
précis, la jurisprudence administrative et la doctrine ne peuvent qu’invoquer
1
Pierre-Henri Prélot, droit des libertés fondamentales, Hachette, 2007, n° 597, p. 599.
562
dRoiT ET RELigion En EURoPE
un principe imprécis de liberté constitutionnelle de l’expression religieuse. La
principale garantie de cette liberté au plan constitutionnel est d’ordre indirect.
A. La liberté de religion et le texte constitutionnel
Aucune disposition relevant du bloc de constitutionnalité ne consacre
expressément la liberté religieuse 2 ou la liberté de culte 3. Le texte constitutionnel parle certes de liberté d’opinion « même religieuse » 4, de respect des
croyances 5 et de laïcité.
Cependant, la liberté d’opinion et la liberté de religion sont des notions
qui ne se recouvrent que partiellement. Ce qui en particulier différencie la
liberté de religion de la liberté d’opinion au sens général du terme, c’est qu’elle
implique une pratique rituelle collective. La liberté de religion inclut la profession de sa foi, la pratique libre de la religion, l’observance des rites, l’organisation collective du culte, ainsi que l’enseignement et la diffusion de la doctrine
religieuse 6. Parce qu’elle suppose la faculté d’entrer dans une communauté de
fidèles et de suivre des pratiques rituelles, la liberté religieuse a un contenu
particulier, alors que la liberté d’opinion mentionnée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne prend en compte que l’aspect
individuel de l’opinion religieuse et de ses manifestations. La liberté religieuse
nécessite notamment une liberté collective d’un genre particulier : la liberté de
culte. Cette spécificité n’est pourtant pas reconnue de manière directe en droit
constitutionnel positif. Le « libre exercice du culte » n’est garanti qu’au plan
législatif par l’article 1 de la loi du 9 décembre 1905 7. La reconnaissance de ce
principe au plan législatif ne fait pas discussion 8. Par contre, la reconnaissance
d’un principe constitutionnel de liberté de culte n’est pas clairement établie.
2
3
4
5
6
7
8
Les termes de liberté de religion et de liberté religieuses doivent ici être compris comme
synonymes même si certains auteurs pensent pouvoir les distinguer : selon G. Koubi, liberté
de religion et liberté religieuse ne sont pas des expressions interchangeables (voir G. Koubi,
« La liberté de religion contre la liberté religieuse », droit et cultures, 2001/2, n° 42, p. 13)
Pierre-Henri Prélot, droit des libertés fondamentales, op. cit., p. 599.
Art. 10 Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Art. 1 Constitution.
En ce sens, la liberté de religion est bien plus large que la liberté du culte, laquelle dans la
tradition française se limite à « la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites
ou de certaines pratiques » selon l’avis du conseil d’État du 24 oct. 1997.
CE 7 août 2008, Fédération chrétienne des Témoins de Jéhovah de France, req. n° 310220,
Lebon 312 ; AJDA 2008 1570.
Encore que certains courants d’opinion opposent liberté de conscience d’une part, liberté de
religion d’autre part. Ainsi pour le « Comité Laïcité République », « en France, cette notion de
« liberté religieuse » n’a pas de réalité juridique », seule la liberté de conscience étant consacrée
en droit français : http://www.laicite-republique.org/liberte-de-conscience-et-liberte.html.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
563
Quant au respect des croyances et à la laïcité, ces principes définissent des
obligations générales des pouvoirs publics et non des droits fondamentaux.
Ils relèvent du droit objectif qui régit de manière impersonnelle les règles de
comportement des autorités et non un droit subjectif reconnu directement aux
personnes. Selon une distinction classique, on différencie deux catégories de
normes édictées par l’État de droit. Certaines normes créent des droits au profit
de « sujets de droit », c’est-à-dire de titulaires déterminés, lesquels peuvent se
prévaloir devant un tribunal du titre qui leur est reconnu. D’autres normes sont
des règles de droit objectif, dont la réalisation incombe aux autorités publiques
qu’elles désignent. Les libertés classiques, désignées désormais comme des droits
fondamentaux par inspiration de la terminologie allemande, sont en principe
des droits subjectifs : elles déterminent des prérogatives juridiques pour les personnes bénéficiaires de ces droits qui peuvent en faire assurer le respect en justice. Les droits objectifs correspondent à des normes principalement abstraites.
Elles fixent des obligations et des comportements de façon générale sans créer
nécessairement des droits personnels pour des personnes déterminées. Les règles
d’organisation et les missions légales des pouvoirs publics, les objectifs qui leur
sont assignés constituent de tels droits objectifs : ils définissent les normes qui
doivent être mises en œuvre mais ne correspondent pas à des droits personnels.
Dans le domaine des activités religieuses, le principe de laïcité et ses différentes
composantes (obligation de neutralité, de respect des croyances et de non-discrimination) relèvent du droit objectif définissant le comportement légal des
pouvoirs publics en matière religieuse. Par contre, les libertés de religion de
conscience et de culte constituent des droits subjectifs.
La dimension objective du concept de laïcité est parfois méconnue, voire
contestée. On affirme que la laïcité inclut des droits fondamentaux tels que la
liberté de religion et la liberté de ne pas croire. Il s’agit là d’une approche plus
politique que juridique. La liberté de religion et la liberté de conscience existent
par elles-mêmes indépendamment du principe de laïcité. Ce principe impose
certes à l’État une position respectueuse à l’égard des religions mais prend en
compte aussi d’autres impératifs qui peuvent jouer dans le sens d’une limitation
de l’expression des convictions religieuses.
La portée des notions de laïcité et de respect des croyances au regard de l’exercice de pratiques religieuses est donc indirecte : les autorités publiques doivent
veiller au respect des convictions et appliquer le principe de neutralité, notions
dont la portée n’est pas immédiatement évidente et qui doivent donc être interprétées. L’interprétation déterminante est celle du juge constitutionnel.
B. La liberté de religion dans la jurisprudence constitutionnelle
Le Conseil constitutionnel a été interrogé de manière directe sur l’existence
du principe de liberté de religion dans la Constitution. Dans un recours dirigé
contre la loi de ratification du traité constitutionnel, des parlementaires avaient
564
dRoiT ET RELigion En EURoPE
fait valoir que la liberté de religion telle que consacrée par l’article II-70 du traité
constitutionnel et par l’article 9 de la CEDH étaient incompatibles avec le principe de laïcité tel que consacré par l’article 1 de la Constitution. Il aurait été
loisible au Conseil constitutionnel de relever que la Constitution consacre ellemême une telle liberté. Il s’est cependant borné à constater que le texte examiné
ne s’oppose pas à ce que les États puissent « concilier la liberté de culte avec le
principe de laïcité ». Il faut comprendre ici que le principe de laïcité figurant
dans la Constitution française n’est pas remis en cause par la liberté de religion
consacrée par les textes européens car il appartient aux autorités nationales de
concilier la liberté de religion avec l’impératif de la laïcité. Cette position constitue un véritable refus de reconnaître à la liberté de religion un véritable statut
constitutionnel, même si elle n’est pas ignorée. Le Conseil constitutionnel ne la
mentionne que comme objet devant être limité par la laïcité.
La même décision a donné pour la première fois une interprétation du principe constitutionnel de laïcité. Pour le Conseil constitutionnel, « les dispositions
de l’article 1er de la Constitution aux termes desquelles “la France est une République laïque”, (…) interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances
religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre
collectivités publiques et particuliers » 9. La portée de cette affirmation n’a guère
fait l’objet de commentaires. Elle est délicate dans la mesure où il serait hâtif de
lui donner un caractère absolu au motif que dans la décision en cause le Conseil
constitutionnel ne l’a accompagnée d’aucune réserve ou nuance. On peut
cependant considérer que le Conseil constitutionnel marque ainsi sa défiance à
l’égard d’une conception active de la liberté de religion souvent désignée par les
termes d’accommodement ou d’aménagement raisonnable. Selon cette conception, la « règle commune » doit être aménagée si la mise en œuvre de cette
règle entraîne une atteinte grave à l’encontre des convictions religieuses d’une
personne et que l’aménagement envisageable peut être mis en œuvre sans coût
ou complexité excessifs et sans mettre en cause l’efficacité générale de la règle.
Cette analyse est fondée sur l’idée qu’une règle qui est dans l’ensemble justifiée
peut dans certains cas particuliers aboutir à une discrimination indirecte et faire
obstacle à l’exercice d’autres droits ou libertés garantis 10. Le Juge constitutionnel
marque dans cette décision son hostilité à l’égard d’une telle compréhension de
9
10
Cons. const., déc. 19 nov. 2004, n° 2004-505 DC, Traité établissant une Constitution pour
l’Europe.
Sur la jurisprudence canadienne relative aux accommodements raisonnables en matière de
religion, voir J. Woehrling, « L’obligation d’accommodement raisonnable et l’adaptation
de la société à la diversité religieuse », Rev. de droit de Mcgill 1998, n° 43, 2, p. 325 ; « La
liberté de religion, le droit à l’“accommodement raisonnable” et l’obligation de neutralité
religieuse de l’État en droit canadien », Rev. catalana de dret públic 2006, n° 33, p. 369 ;
« Diversité religieuse et liberté de religion au Canada », Annuaire international des droits de
l’homme 2010, p. 533.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
565
la liberté de religion : celle-ci doit s’accommoder d’une loi identique pour tous,
quels que soient les besoins particuliers de telle ou telle catégorie de croyants.
30 ans auparavant, le Juge constitutionnel avait reconnu la liberté de
conscience dans sa décision du 23 novembre 1977 relative à la liberté de l’enseignement 11. Cette décision a été saluée par la doctrine comme un premier pas en
direction de la reconnaissance de la liberté religieuse au plan constitutionnel 12.
Elle n’a cependant pas eu de grande postérité. La liberté de conscience 13, si elle
est mentionnée dans l’article 1 de loi de 1905 14 ne figure pas nommément dans
les textes constitutionnels. Le Conseil constitutionnel en a fait un principe fondamental reconnu par les lois de la République À cette fin, il s’est référé à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 15 ainsi
qu’au préambule de la Constitution de 1946 16. Aucune de ces deux références ne
comporte les termes de liberté de conscience, mais elles mentionnent la liberté
d’opinion pour l’une et le respect des opinions et croyances pour l’autre.
Mais la liberté de conscience n’est pas la liberté de religion. On peut penser
qu’à juste titre le Conseil constitutionnel n’a pas regardé ces notions comme
équivalentes. Alors que l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme
consacre la liberté d’opinion et que le préambule de la Constitution de 1946
interdit de léser quelqu’un dans son travail en raison de sa croyance, le PFRLR
dégagé par le Conseil constitutionnel concerne une liberté spécifique. Par ailleurs, le juge constitutionnel reste peu précis sur son contenu et sa portée 17.
11
12
13
14
15
16
17
Décision n° 77-87 du 23 novembre 1977 relative à la loi complémentaire à la loi
n° 59-1557 du 31 décembre 1959 modifiée par la loi n° 71-400 du 1er juin 1971 et relative
à la liberté de l’enseignement. Cette décision a été confirmée par une décision n° 84-185
DC du 18 janvier 1985 relative à la loi modifiant et complétant la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l’État et les collectivités
territoriales.
Notamment Jean-François Flauss, dans son commentaire à la gazette du Palais (9-10 et
11-13 juin 1978, 1er sem., doctr. p. 293). Ce commentateur relevait cependant que la
portée et les conséquences de cette décision étaient bien difficiles à évaluer.
P. Soler-Couteaux, La liberté de conscience, Thèse Strasbourg, 1981, dactyl. D. LazsloFenouillet, La conscience, LGDJ, Bibl. de droit privé, 1993.
Art. 1 Loi 9 décembre 1905 : « La République assure la liberté de conscience. »
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
« Nul ne peut être lésé dans son travail ou son emploi en raison de ses origines, de ses
opinions ou de ses croyances. »
Comme l’a relevé avec justesse Jean-François Flauss, la notion de liberté de conscience fait
l’objet d’approches diverses : simples variantes de la liberté d’opinion ou de la liberté de
religion ou liberté de croyance spécifique. Le Conseil constitutionnel semble bien s’être
rallié à cette dernière conception, mais sans préciser l’étendue de la protection constitutionnelle qui lui est conférée (Jean-François Flauss, « Le Conseil constitutionnel et la liberté
d’opinion des maîtres des établissements privés d’enseignement liés à l’État par un contrat
d’association », GP 1978 (mentionnée ci-dessus, note 12).
566
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Dans les deux affaires mentionnées précédemment dans lesquelles il s’est référé
à la liberté de conscience, c’est la liberté de conscience des maîtres qui a été
spécifiquement visée. On peut donc s’interroger sur la portée de cette liberté et
sur sa protection constitutionnelle au-delà de ce domaine spécifique. Le principe constitutionnel de la liberté de conscience ne constitue qu’un cadre dont
il revient au législateur de définir le contenu. Qu’apporte dès lors de manière
concrète la consécration constitutionnelle de cette liberté ? La liberté d’avoir passivement une conviction en son « for intérieur » n’est guère menacée. Quant à
la manifestation de la conviction, la question de ses limites et de sa conciliation
avec des principes ou des libertés concurrents, elle est réglée par le législateur.
Dans sa décision relative à la liberté de conscience des officiers d’état civil
appelés à célébrer des mariages d’époux homosexuels 18 le Conseil constitutionnel a confirmé le rattachement du droit constitutionnel de la liberté
de conscience à la liberté d’opinion (art. 10 de la déclaration des droits de
l’Homme et du citoyen de 1789) en se référant également à la liberté d’opinion
et de croyance dans l’exercice d’un emploi (5e alinéa du préambule de la Constitution de 1946). Il a confirmé la portée limitée de la liberté constitutionnelle
de conscience en considérant que le législateur n’y a pas porté atteinte en ne
permettant pas aux officiers de l’état civil de s’en prévaloir.
Plus récemment cependant, le Conseil constitutionnel a eu une nouvelle
occasion de prendre position sur la liberté de religion à l’occasion du recours
porté contre la loi relative à la « burqa ». Le Conseil constitutionnel s’est référé
à l’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme, dans la décision relative
à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public 19, pour évoquer « l’exercice de la liberté religieuse ». Il est bien fait référence à la liberté
religieuse, mais comme une situation légale non comme un principe formellement consacré par le droit constitutionnel français. Au lieu d’affirmer un tel
principe, le juge constitutionnel se réfère à la liberté d’opinion « même religieuse » : il affirme en effet que « l’interdiction de dissimuler son visage dans
l’espace public ne saurait, sans porter une atteinte excessive à l’article 10 de la
Déclaration de 1789, restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux
de culte ouverts au public ». Bien qu’encore très allusive, cette décision est
cependant la première ou apparaît la notion de liberté religieuse.
Dans sa décision relative au régime alsacien-mosellan des cultes 20, le
Conseil constitutionnel, interprétant la portée du principe constitutionnel de
laïcité, se borne à y rattacher le libre exercice des cultes, le respect de toutes les
18
19
20
Cons. const. 18 oct. 2013, déc. n° 2013-353 QPC (Franck et autres), RFdA 2013, p. 957,
note Jean-Jacques Zadig : « La loi et la liberté de conscience ».
Décision n° 2010-613 DC du 7 octobre 2010.
Cons. const. 21 févr. 2013, n° 2012-297 QPC (Ass. APPEL), JCP (Adm. et Coll. terr.)
2013, n° 2108.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
567
croyances, l’égalité des citoyens devant la loi sans distinction de religion, mais
ne fait pas référence à la liberté de religion.
C. La position du juge administratif au regard de la protection
constitutionnelle de la liberté de religion
Le juge administratif a, dans divers cas, reconnu l’existence d’un principe de
« liberté de religion » découlant des dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen 21. C’est cette analyse qui a été reprise
par le Conseil constitutionnel dans sa décision sur la burqa. Dans certaines
décisions récentes, le Conseil d’État a qualifié la liberté de religion de « liberté
fondamentale » 22, sans toutefois se référer à un fondement textuel précis. Dans
ces différentes décisions, le rang juridique du principe invoqué n’est pas défini.
On peut penser que le Conseil d’État s’est référé à la conception traditionnelle
des « libertés publiques » qui situe ces dernières au plan législatif. Mais il a ressenti de plus en plus le besoin de se positionner dans une logique de « droits
fondamentaux » assis sur une base constitutionnelle.
Aussi, le Conseil d’État a, dans un arrêt du 27 juin 2008, dégagé un « principe constitutionnel de liberté d’expression religieuse » 23. On constate ainsi le
souhait de la juridiction administrative de trouver un fondement supra législatif à la liberté de religion qui ne soit pas dépendant du seul droit international 24, mais à défaut de références précises dans le texte de la Constitution
ou dans la jurisprudence constitutionnelle, elle est contrainte de se borner à
des formulations générales axées sur la liberté d’expression. La liberté constitutionnelle de religion n’est pas reconnue pour elle-même, mais seulement à
travers la liberté d’expression religieuse, variante de la liberté constitutionnelle
d’expression.
21
22
23
24
CE 28 sept. 1998, Association séfarade de Mulhouse, req. n° 162289, Lebon 343 : « Il ne
ressort pas des pièces du dossier que la décision attaquée violerait, par elle-même, la liberté
de religion protégée par les dispositions de l’article 10 de la déclaration des droits de
l’homme et du citoyen à laquelle renvoie le Préambule de la Constitution. »
Ainsi, dans une ordonnance du 6 mai 2008, M. Bounemcha (req. n° 315631, Lebon T. 734,
739 ; AJdA 2008. 1279, note G. Gonzalez ; D. 2009. 207 note O. Le Bot), le juge des
référés du Conseil d’État a reconnu « le droit de chaque étudiant à pratiquer, de manière
individuelle ou collective la religion de son choix », la liberté de religion étant par ailleurs
qualifiée de « liberté fondamentale de culte ». Dans une ordonnance du 25 août 2005,
Commune de Massat (req. n° 284307, Lebon 386 ; AJdA 2006. 9, note P. Subra de
Bieusses), le juge des référés a qualifié la liberté de culte de liberté fondamentale au sens
de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
CE 27 juin 2008, Mme Mabchour, req. n° 286798, Lebon T. 737, 743 ; AJDA 2008. 2013
et 1997, étude H. Zeghbib, note P. Chrestia.
En particulier, l’article 9 de la convention européenne des droits de l’homme.
568
dRoiT ET RELigion En EURoPE
D. L’appréciation de la doctrine
La position de la doctrine manifeste moins de réticences. De façon assez
large, elle tend à considérer que, même si elle n’est pas formulée expressément,
« il n’y a pas de doute sur le caractère constitutionnel de la liberté religieuse en
droit constitutionnel français » 25, car elle est sous-jacente aux concepts mentionnés ci-dessus et fait ainsi partie des garanties constitutionnelles 26. Mais,
même dans les travaux doctrinaux le concept de liberté de religion apparaît davantage comme importé des conventions internationales 27 qu’extrait
du corpus constitutionnel national. La littérature juridique française consacrée à la liberté de religion s’appuie sur le droit international et non sur la
Constitution 28.
Dans une partie de la littérature juridique cependant, l’affirmation de la
liberté religieuse comme principe constitutionnel se trouve restreint par le rôle
joué par le principe de laïcité. Si le principe de laïcité est régulièrement présenté
comme « supposant » la liberté religieuse 29 ou « indissociable » de la liberté religieuse 30, la laïcité est régulièrement opposée à la liberté religieuse, laquelle doit
être « conciliée » avec la laïcité, qui apparaît ainsi plutôt comme une notion
« qui permet de restreindre la liberté religieuse » 31. Pour beaucoup d’auteurs,
la laïcité constitue « un principe d’ignorance du fait religieux » 32, ce qui n’est
pas propice à une conception dynamique de la liberté de religion. Pour un
25
26
27
28
29
30
31
32
Voir par exemple, Jean Jacques Israel, droit des libertés fondamentales, LGDJ, 1998,
p. 428. Roland Drago utilise la même formule : « La liberté religieuse n’est pas expressément consacrée par un texte constitutionnel précis, mais son caractère constitutionnel ne
fait aucun doute » : Roland Drago, « Laïcité, liberté, neutralité ? », in droit, Liberté et Foi,
Cujas, 1993, p. 125, http://www.philosophie-droit.asso.fr/APDpourweb/73.pdf.
Jacques Robert, Libertés et droits fondamentaux, Dalloz, 2004, p. 341. Le professeur Robert
se fonde principalement sur la reconnaissance de la liberté d’opinion par l’article 10, tout
en relevant que la liberté de religion est à la fois bien plus étroite et bien plus large.
En France, ce n’est que par la ratification de la Convention européenne le 3 mai 1974 que
la liberté de religion a connu une reconnaissance textuelle pleine et entière au sein de l’ordre
juridique français, ainsi que le relève Christelle Landheer-Cieslak dans La religion devant
les juges français et québécois de droit civil, Éditions Yvon Blais, 2007, p. 177.
Voir par exemple : Bernadette Duarte (dir.), Manifester sa religion : droits et limites,
L’Harmattan, 2011.
Alain Boyer, Le droit des religions en France, PUF, 1993, p. 65.
Conseil d’État, Rapport public 2003 – Un siècle de laïcité, EDCE n° 55, La Documentation
française, 2004, p. 276. Voir aussi le discours du ministre de l’Intérieur Claude Guéant du
15 avril 2011 lors d’une rencontre avec les représentants de cultes en France et annonçant
la création de « conférences départementales de la laïcité et de la liberté religieuse » : http://
www.lermf.com/images/stories/Documents/20110415.pdf.
Élise Geslot, Limitation de la liberté religieuse et impératif de laïcité, une comparaison francoallemande, http://m2bde.u-paris10.fr/cat%C3%A9gorie/jurisprudence?page=11.
Clément Benelbaz, Le Principe de laïcité en droit public français, L’Harmattan, 2011, p. 257.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
569
certain nombre d’auteurs, il ressort de la décision du Conseil constitutionnel
du 19 novembre 2004, que la laïcité pose une interdiction se traduisant par une
limitation de la liberté religieuse 33. Elle est opposée à une conception perçue
comme excessive de la liberté religieuse pour assurer la subordination de celle-ci
dans l’espace public. C’est le rôle qui lui a notamment été assigné dans la discussion sur le port du foulard islamique à l’école ou dans les services publics.
On constate aussi que, la plupart des auteurs forment une trilogie constituée de la liberté de conscience, la liberté de croyance et la liberté et d’opinion
religieuse au sein de laquelle il est fait peu de distinction 34. Cette démarche
peut s’expliquer par le défaut de reconnaissance formelle et directe de la liberté
religieuse dans le bloc de constitutionnalité 35. Il fallait trouver un rattachement indirect pour cette liberté afin de ne pas la faire dépendre du seul niveau
international. Un consensus s’est donc établi pour considérer que la liberté
religieuse est un élément constitutif de l’ensemble constitué par la liberté
d’opinion, de croyance et de conscience. À cet égard, on peut d’ailleurs constater que, depuis la Déclaration des droits de l’Homme, il existe une tradition
française consistant à ne pas isoler la liberté religieuse et à ne pas l’ériger en
principe autonome, mais à la concevoir seulement comme un élément d’une
liberté plus vaste à savoir la liberté d’opinion 36. Cette inspiration semble avoir
guidé le Conseil constitutionnel dans son choix de ne pas déduire la liberté
de conscience directement de l’article 1 de la Constitution mais d’en faire un
principe constitutionnel reconnu par les lois de la République, « en vue de
l’extraire d’une conception trop centrée sur la liberté religieuse et lui donner
une portée générale » 37. Il est vrai que la distinction au sein des opinions,
convictions et croyances de catégories distinctes devant faire l’objet de régimes
juridiques différents constitue un exercice délicat pouvant aboutir à des résultats perçus comme arbitraires 38.
33
34
35
36
37
38
Maurice Barbier, Pour une définition de la laïcité française, http://www.diplomatie.gouv.fr/
fr/IMG/pdf/0205-Barbier-FR-5.pdf.
Voir par exemple Jacques Robert, Jean Duffar, droits de l’homme et libertés fondamentales,
Montchrestien, 2009 ; dans l’ouvrage Regards croisés sur la liberté de conscience, publié sous
la direction de Stéphane Guérard (L’Harmattan, 2010), le terme de liberté de conscience
est utilisé de manière constante comme synonyme de liberté des cultes ou liberté de religion.
Certaines études utilisent le terme « liberté de conscience » comme équivalent à « droit des
religions » en général. Voir par exemple Stéphane Guérard (dir.), Regards croisés sur la
liberté de conscience, L’Harmattan, 2010, 270 p.
Bertrand Matthieu et Michel Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, LGDJ, 2002, p. 552. Geneviève Koubi, « Le juge administratif et la liberté de religion », RFdA 2003, p. 1055.
Dominique Rousseau, droit du Contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2006, p. 416.
P. Soler-Couteaux, La liberté de conscience, Thèse Strasbourg, 1981, dactyl.
570
dRoiT ET RELigion En EURoPE
E. Protection indirecte de la liberté de religion
Les éléments mentionnés ci-dessus manifestent les hésitations et difficultés rencontrées pour constituer un régime constitutionnel de la liberté de religion présentant un caractère autonome. La liberté de religion apparaît dès lors
comme étant protégée principalement à travers d’autres libertés fondamentales
mieux reconnues : le principe d’égalité, la liberté d’opinion « même religieuse »,
la liberté de communication « même religieuse », la liberté d’association
« même religieuse », la liberté d’enseignement « même religieuse ».
On peut en effet considérer que la liberté de religion comporte deux dimensions 39 : d’une part, elle représente une mise en œuvre des libertés fondamentales
générales lesquelles s’exercent aussi en matière religieuse ; d’autre part, elle peut
prendre la forme d’une catégorie de libertés autonomes et spécifiques. La
première dimension regroupe les libertés de pensée d’opinion, de conviction
et d’expression de ces opinions et convictions, ainsi que l’interdiction des
discriminations. La deuxième dimension concerne la profession de sa foi, la
pratique libre de la religion, l’observance des rites, l’organisation collective du
culte, ainsi que l’enseignement et la diffusion de la doctrine religieuse 40. La
première dimension peut certainement reposer sur l’ensemble du dispositif
constitutionnel des libertés et droits non spécifiquement conçus pour les activités religieuses. La deuxième dimension ne fait pas, quant à elle, l’objet au plan
constitutionnel d’une protection « en soi », mais d’une protection à travers les
autres libertés. Sur le terrain du droit constitutionnel, c’est donc la protection
indirecte qui domine. Elle suffit dans nombre de cas. Cependant, l’application
autonome de la liberté de religion, c’est-à-dire non appuyée sur une autre liberté
publique, n’a pas d’assise constitutionnelle solide.
Il n’est dès lors pas étonnant que, ni la jurisprudence ni la doctrine, n’ont
jusqu’à présent, procédé au plan du droit constitutionnel, à un travail approfondi d’élaboration des composantes de la liberté de religion comme on la
trouve dans l’article 9 de la CEDH : liberté d’adopter la conviction de son
choix et d’en changer ; liberté de manifester sa religion individuellement ou
collectivement ; liberté d’exprimer celle-ci en public et en privé, par le culte,
l’accomplissement de rites et les pratiques ; liberté de transmettre cette conviction notamment par l’enseignement, etc. La liberté de religion est comprise
comme une expression des libertés individuelles traditionnelles et non comme
une liberté collective autonome comportant des expressions spécifiques. Ces
formes d’expression spécifiques de la liberté de religion ne sont certes pas niées,
mais ne trouvent pas au plan constitutionnel d’affirmation précise.
39
40
Geneviève Koubi, « La laïcité dans le texte de la constitution », RdP 1997.
En ce sens, la liberté de religion est bien plus large que la liberté du culte, laquelle dans la
tradition française se limite à « la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites
ou de certaines pratiques » selon l’avis du conseil d’État du 24 oct. 1997.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
571
II. Conséquences de la non reconnaissance formelle
au plan constitutionnel de la liberté de religion
Les développements qui précèdent montrent que la liberté de religion est
consacrée sous la dénomination de liberté du culte par des textes législatifs. Elle
est garantie par le droit conventionnel. Mais elle n’est pas organisée au plan
constitutionnel.
On pourrait estimer que cela a peu d’importance : la liberté religieuse est une
réalité en France, peu importe qu’elle n’ait pas de solide statut constitutionnel.
D’ailleurs, le niveau international supplée aux incertitudes constitutionnelles :
s’il faut assurer le respect de cette liberté par le législateur, la sanction par la
Convention européenne des droits de l’homme est effective, puisque l’inconventionnalité peut être invoquée devant tout juge, de manière plus simple et
plus efficace que l’inconstitutionnalité. Toutefois, le contrôle exercé par la Cour
européenne des droits de l’Homme n’est pas un contrôle abstrait de conformité d’une loi à des normes supérieures, comme le serait le contrôle de constitutionnalité. C’est un contrôle concret de respect des garanties prévues par la
Convention dans le cas concret soumis à la Cour. Par ailleurs ; la protection
internationale des libertés qu’offre la Convention européenne (ou la nouvelle
Charte européenne des droits fondamentaux) n’a pas le même poids politique
et symbolique qu’une disposition de la Constitution nationale.
L’absence d’un véritable statut constitutionnel de la liberté de religion n’est
donc pas sans portée. Elle à la fois révélatrice d’un statut relativement faible de
cette liberté dans le système juridique français en général et elle a des conséquences sur l’arbitrage réalisé entre cette liberté et d’autres intérêts concurrents.
A. Le rôle modeste de la liberté religieuse dans les débats législatifs
Dans tous les débats législatifs récents portant sur la question de la liberté
religieuse, la loi About Picard du 12 juin 2001, la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse
dans les écoles, collèges et lycées publics et la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l’espace public de 2010, les considérations de neutralité
et d’ordre public ont primé celles touchant à la liberté religieuse. En somme, si
la liberté de religion n’est pas étrangère au système français de droit constitutionnel, elle y joue un rôle qui reste modeste et incertain.
La liberté de religion est considérée comme une pratique garantie dans les
faits mais n’est pas ressentie comme un principe juridique supérieur qui s’impose au regard d’autres considérations telles que les principes du service public,
l’ordre public ou même la politique d’intégration.
Le contrôle de constitutionnalité s’est exercé sur la loi du 11 octobre
2010 relative à la dissimulation du visage. Par contre, les lois du 12 juin 2001
572
dRoiT ET RELigion En EURoPE
et du 14 mars 2004 n’ont délibérément pas été déférées au Conseil constitutionnel. Sans doute craignait-on entre autres un débat sur la liberté de religion.
Cependant, on peut aujourd’hui penser qu’elles n’auraient pas été invalidées si
tel avait été le cas.
B. Une conciliation peu favorable à la liberté de religion dans sa
confrontation avec d’autres valeurs constitutionnelles
La liberté de religion n’est évidemment pas absolue. Sa mise en œuvre
heurte souvent d’autres droits reconnus ou d’autres objectifs de valeur comparable. Il faut alors procéder à une « mise en balance » de ces droits et intérêts
concurrents, ce que le juge constitutionnel appelle « la conciliation » des droits
ou objectifs constitutionnels. Faut-il faire prévaloir le respect des convictions
religieuses sur la liberté d’expression, ou la liberté d’expression religieuse sur
le principe de neutralité des services publics ? Dans cet exercice de mise en
balance, le fait que certains principes se sont vus reconnaître formellement
valeur constitutionnelle, alors que le statut constitutionnel d’autres valeurs
reste imprécis ne reste pas indifférent. On peut avoir l’impression que, du fait
de son statut constitutionnel incertain, la liberté de religion pèse moins dans la
balance des intérêts que d’autres impératifs.
Dans sa décision sur la « burqa », le cas d’un conflit précis entre la liberté de
religion et l’ordre public, le juge constitutionnel n’a guère donné d’information
sur la manière dont il a pondéré les droits et objectifs en concurrence. Par ailleurs, il n’a opéré qu’un contrôle restreint du respect de principe de proportionnalité 41. Dans cette affaire, le Conseil constitutionnel aurait eu l’opportunité de
préciser la portée et les limites de la liberté constitutionnelle de religion. Il s’est
borné à relever que la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace
public n’a pas porté d’atteinte disproportionnée à des droits constitutionnellement protégés sans préciser quels étaient ces derniers.
On peut avoir l’impression que la liberté de religion ne pèse finalement pas très
lourd dans cette mise en balance qui la confronte avec d’autres intérêts. Trois exemples de cette relativité peuvent être trouvés dans la discussion juridique récente :
41
La décision du Conseil constitutionnel sur la loi interdisant la dissimulation du visage dans
l’espace public vérifie que cette loi a procédé à une conciliation « non manifestement disproportionnée » entre la mesure d’interdiction qu’elle prescrit et les « droits constitutionnellement protégés ». Mais, à défaut de préciser quels sont ces droits, en quoi ils sont
obérés par la mesure d’interdiction et de quelle manière la « conciliation » est réalisée, il est
impossible de déterminer quels sont les critères utilisés pour aboutir au constat de l’absence
d’atteinte excessive. Le contrôle exercé paraît à cet égard particulièrement réduit et la faiblesse de la motivation rend l’extrapolation jurisprudentielle fragile. Voir à cet égard le
commentaire d’Aurore Gaillet : « La loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public et les limites du contrôle pratiqué par le Conseil constitutionnel », Revue Société
droit et religion n° 2, CNRS Éditions, 2011, p. 47.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
573
Le Conseil d’État a rejeté la demande de marchands juifs d’être dispensés
d’occuper le samedi les places qui leur avaient été allouées sur le marché Riquet
à Paris 42. Certes, il a admis que, même si le règlement des marchés ne prévoyait
aucune possibilité expresse de dérogation, les titulaires d’emplacements de vente
pouvaient néanmoins bénéficier individuellement des autorisations de fermeture nécessaires au respect d’une pratique religieuse ou à l’exercice d’un culte.
Mais l’octroi de telles dérogations est subordonné à leur compatibilité avec le
bon fonctionnement du marché. Or, pour le Conseil d’État, comme environ un
tiers des marchands du marché Riquet sont juifs et donc susceptibles de demander une dérogation, l’octroi de celles-ci aurait porté une atteinte excessive au
bon fonctionnement du marché en question. Cette appréciation illustre la faible
importance attribuée dans les faits à la liberté individuelle de religion. La bonne
animation d’un marché de quartier a une plus grande importance, alors même
que dans le quartier considéré le public ne rencontre aucun problème d’approvisionnement. On peut voir ici une illustration du fait qu’en l’absence de véritable
statut constitutionnel, la liberté de religion est considérée comme un objectif de
faible poids dans la mise en balance d’intérêts contradictoires.
La Cour de Bordeaux a confirmé le refus de l’ADEME d’attribuer à une
communauté monastique une subvention pour l’installation d’une chaufferie
à bois au seul motif qu’elle a un objet religieux (et alors même qu’elle n’est pas
une association cultuelle au sens de l’article 19 de la loi de 1905) 43. La Cour
s’est certes fondée sur l’article 2 de la loi de 1905, mais il s’agissait de savoir si
une discrimination dans l’attribution d’une subvention pour inciter au recours
au chauffage à bois entre religieux et non religieux est compatible avec la liberté
de religion consacrée notamment par l’article 14 de la Convention européenne
des droits de l’Homme. L’interprétation donnée par la Cour de Bordeaux a
été que la liberté de religion n’est pas affectée par une telle discrimination ! Il
est vrai que cette position a été invalidée par la suite par le Conseil d’État 44,
mais sans que celui-ci se réfère à la nécessité d’éviter, en vertu de la protection
constitutionnelle de la liberté de religion, une interprétation de la loi de 1905
aboutissant à une discrimination fondée sur le contexte religieux d’une activité
telle que l’investissement dans une installation de chauffage.
On peut aussi évoquer l’arrêt du Conseil d’État concernant un refus de
naturalisation fondé sur « une pratique radicale de la religion » 45. Il est compréhensible que la naturalisation soit refusée à une personne dont la façon de
42
43
44
45
CE 23 déc. 2011 Halfon et autres, n° 323309.
CA Bordeaux 6 mars 2012, n° 11BX01701, JCP Administration et collectivités territoriales, n° 27, 9 juillet 2012, 2232.
CE 26 nov. 2012, n° 344 379, ADEME ; CE 28 juin 2013, n° 359 108, Communauté des
bénédictins de l’Abbaye Sainte Scholastique c. ADEME.
CE 27 juin 2008 Mme Machbour, n° 286798 : la requérante a « adopté une pratique radicale de sa religion, incompatible avec les valeurs essentielles de la communauté française ».
574
dRoiT ET RELigion En EURoPE
vivre paraît incompatible avec la vie commune en France. Mais que le Conseil
d’État motive sa décision par une formule aussi dépourvue de nuance au regard
de la pratique religieuse illustre le peu de considération attribué à la liberté de
religion : a contrario, faudrait-il une pratique laxiste de la religion pour qu’elle
soit compatible avec la société française ?
C. La laïcité, source de cantonnement de la liberté de religion
L’absence d’une reconnaissance claire de la liberté de religion au plan constitutionnel, alors que ce dernier consacre clairement le principe de laïcité, crée
un déséquilibre entre ces deux notions qui entraîne dans beaucoup de domaines
concrets une survalorisation de la laïcité par rapport à l’expression religieuse.
L’expression de ce déséquilibre se trouve tout particulièrement au niveau
des services publics. Le principe de neutralité des services publics, expression
de la laïcité de l’État, est mis en œuvre avec une rigidité parfois disproportionnée. Que les agents publics soient tenus à veiller à ce que leurs convictions ou
traditions religieuses n’aient pas d’incidence négative sur le service des usagers
constitue une règle incontestable. Que cette dernière se traduise par une intransigeance absolue à l’égard d’expressions inoffensives d’une inquiétude religieuse
paraît plus contestable. Ainsi, a été sanctionnée pour atteinte au principe de
neutralité s’imposant aux agents publics une infirmière qui souhaitait porter
une charlotte médicale au sein de l’hôpital comme substitut de son foulard 46.
On peut comprendre qu’un foulard « islamique » puisse incommoder les usagers de l’hôpital, mais en quoi la vision d’une charlotte médicale pourrait-elle
les perturber ? Dans ce cas, on voit que ce n’est plus la protection de la neutralité du service qui est le motif de la sanction, mais la prohibition du signe
religieux en lui-même et cela alors même qu’il n’existe plus en tant que tel,
mais a pris la forme d’un substitut séculier : en d’autres termes, une charlotte
médicale n’étant en rien un signe religieux, ce n’est plus ce signe qui est sanctionné mais l’intention religieuse, en raison de laquelle un objet non religieux
est porté. Une telle démarche illustre qu’il n’y a en vérité pas « conciliation »
entre principe de laïcité et liberté religieuse, mais ignorance de cette dernière.
Il faut aussi signaler la position prise à l’encontre des mères de famille qui
souhaitent accompagner une classe pour une sortie scolaire en conservant leur
46
TA Cergy Pontoise 12 déc. 2008 Najatt Kaddouri, n° 054004 : pour ce tribunal, le port
d’une charlotte de bloc opératoire en dehors des situations ou cela est requis par les besoins
du service constitue l’expression d’une appartenance religieuse et donc un comportement
professionnel fautif. On peut aussi rappeler qu’à la suite du vote de la loi du 15 mars 2004,
les organisations musulmanes avaient recommandé aux jeunes filles souhaitant se couvrir
la tête d’opter pour un bandana, regardé comme n’étant pas un signe « ostensible ». Mais
l’administration scolaire a néanmoins vu dans ce morceau de tissu la volonté d’exprimer
une adhésion religieuse.
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel français ?
575
foulard. Le tribunal administratif de Montreuil 47, immédiatement approuvé
par le ministre de l’Éducation nationale, a considéré que dans de telles circonstances les parents sont des collaborateurs du service public, astreints à la
même neutralité vestimentaire que les agents publics. Le tribunal administratif
a rejeté tant le grief d’une atteinte à la liberté de religion des parents concernés
que celui d’une discrimination indirecte fondée sur la religion en raison de la
nécessité de faire prévaloir la neutralité et le caractère laïque du service public
de l’enseignement. Dans l’avis qu’il a rendu le 19 décembre 2013 sur ce sujet
à la demande du défenseur des droits, le Conseil d’État a pris une position
ambiguë : tout en réaffirmant que les parents accompagnant les sorties scolaires
n’avaient pas à respecter une obligation de neutralité religieuse au plan vestimentaire, il a néanmoins admis que l’administration pouvait leur demander de
s’abstenir de manifester leurs croyances religieuses dans le but du « bon fonctionnement du service public » !
À défaut d’un clair statut constitutionnel, la liberté de religion est ainsi restreinte en raison d’un principe de neutralité religieuse qui s’étend de plus en
plus au-delà du secteur public vers la sphère professionnelle et privée. Ainsi,
selon la jurisprudence « Babyloup » 48, l’interdiction de port de signes religieux
s’impose au personnel des crèches privées. La décision de la Cour de cassation
annulant l’arrêt de la Cour de Versailles 49 s’est heurtée à la résistance de la Cour
d’appel de Paris 50 qui, abandonnant le terrain de la « laïcité », s’est penchée
sur le concept d’entreprise de conviction pour restreindre la liberté religieuse
des salariés. Dans la même ligne, le Haut Conseil à l’Intégration recommande
que soit inséré dans le Code du travail un article autorisant les entreprises à
intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses 51. Enfin, il
faut signaler l’adoption par le sénat le 17 janvier 2012 d’une proposition de loi
visant à étendre l’obligation de neutralité aux structures privées en charge de la
petite enfance, y compris aux assistantes maternelles à domicile, afin d’y assurer
le respect du principe de laïcité 52.
47
48
49
50
51
52
TA Montreuil, 22 nov. 2011, n° 1012015, Osman : JCP A 2011, 2384.
CA Versailles, 27 oct. 2011, n° 10/05642, Ass. Baby Loup : Jurisdata n° 2011-024122.
Cass. Soc. 19 mars 2013, 11-28.845, Ass. Baby Loup, Rec. dalloz 8 avr. 2013 n° 14, concl.
Bernard Aldigé, avocat général.
CA Paris 27 nov. 2013, n° 13/02981, Fatima L. c. Ass. Baby Loup, RG n°10/00587.
Haut conseil à l’intégration, avis, 1er sept. 2011, La Semaine Juridique Social n° 38, 20 septembre 2011, act. 341. Invoquant la laïcité, le Haut Conseil à l’intégration, estime que la
liberté d’expression religieuse doit être limitée car elle est « susceptible de nuire à un “vivre
ensemble” harmonieux ».
Cette proposition de loi adoptée par le Sénat malgré l’opposition du Gouvernement prévoit
de modifier l’article L. 2324-1 du code de la santé publique ainsi que les articles L. 227-1-1
et L. 423-22-1 du code de l’action sociale et des familles afin de soumettre à une obligation
576
dRoiT ET RELigion En EURoPE
C’est, à certains égards, à une interprétation très limitée de la liberté de
religion que conduit une telle tendance : cette liberté est réduite à la liberté du
culte et s’exerce seulement à l’intérieur de la sphère concédée à la religion : les
institutions religieuses, les bâtiments religieux, le personnel religieux les activités proprement religieuses. Dans la « vraie vie », professionnelle, publique et
sociale, ce sont d’autres libertés qui prévalent. L’absence d’un véritable statut
constitutionnel de la liberté de religion n’est pas sans lien avec ce constat.
Conclusion
Le droit constitutionnel français n’offre qu’une protection relativement fragile à la liberté de religion. Cette situation conduit à ce que dans l’application
et l’interprétation des textes infraconstitutionnels cette liberté se trouve souvent
relativisée au bénéfice de considérations jugées plus fondamentales. Cette relativité de la liberté de religion s’inscrit dans une longue histoire du droit français
des religions. Elle n’est donc pas le fruit du hasard ni le résultat d’une omission
involontaire. Elle exprime une orientation de fond des traditions du droit public
français. La nouvelle place prise par le droit constitutionnel dans le système des
droits fondamentaux rend cette particularité davantage marquante.
Toutefois d’autres traditions juridiques, encore plus profondes, ont été
remises en cause dans la période récente sous l’effet combiné des influences
européennes et de du changement de contexte. Il n’est donc pas interdit de
penser que le droit constitutionnel des religions connaîtra en France dans les
prochaines années d’importantes évolutions et que la tendance sera plutôt dans
le sens d’un plus grand affermissement de la liberté de religion.
de neutralité en matière religieuse les établissements et services accueillant des enfants de
moins de six ans et les personnes morales de droit privé qui accueillent des mineurs protégés lorsqu’ils bénéficient d’une aide financière publique, ainsi que les assistants maternels
dans leurs activités d’accueil d’enfants. Concrètement la neutralité visée concerne l’interdiction du port de signes religieux tels qu’un foulard.
Liste des auteurs
Samim Akgönül
Faculté des langues et des cultures étrangères, UMR 7354 DRES,
CNRS / Université de Strasbourg.
Marc Aoun
Institut de droit canonique, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de
Strasbourg.
Philippe Auvergnon
UMR 5114 COMPTRASEC, CNRS / Université de Bordeaux.
Brigitte Basdevant-Gaudemet
Faculté de droit, DSR EA 1611, Université Paris-Sud.
Miguel Rodríguez Blanco
Université d’Alcala de Madrid.
Françoise Curtit
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Michel Deneken
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Silvio Ferrari
Université de Milan.
Anne Fornerod
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Vincente Fortier
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Franck Frégosi
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Gérard Gonzalez
Faculté de droit, IDEDH EA 3976, Université de Montpellier I.
Jean-Luc Hiebel
Institut de droit canonique, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de
Strasbourg.
Iván C. Iban
Université Complutense de Madrid.
578
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Marcel Metzger
Faculté de théologie catholique, Université de Strasbourg.
Céline Pauthier
Faculté de droit, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Pierre-Henri Prélot
CPJP EA 2530, Université de Cergy-Pontoise.
René de Quenaudon
Faculté de droit, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Thierry Rambaud
Faculté de droit, CMH EA 1515, Université Paris Descartes.
Isabelle Riassetto
Université du Luxembourg.
Balázs Schanda
Faculté de droit et de sciences politiques, Université catholique Péter
Pázmány de Budapest.
Michel Storck
Faculté de droit, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Yves Strickler
Faculté de droit, Université de Nice.
Rik Torfs
Université Catholique de Leuven.
Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu
Faculté de droit, UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Patrick Valdrini
Université du Latran.
Nadine Weibel
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Jean-Paul Willaime
IESR, École pratique des hautes études.
Jean-Marie Woehrling
Institut de droit local, Strasbourg.
Anne-Laure Zwilling
UMR 7354 DRES, CNRS / Université de Strasbourg.
Table des matières
Préface
Michel Deneken . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
Francis Messner – Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
PREMIÈRE PARTIE
Dr . . . . . . . . . . . . . . . . . .
29
L’expression des convictions religieuses sur le lieu du travail
Philippe Auvergnon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31
Le droit français des religions au miroir des textes
Françoise Curtit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
La doctrine sociale de l’Église (DSE) et la responsabilité sociale des
entreprises (RSE) : premier regard, premier repérage d’un juriste
René de Quenaudon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Droit des religions et soft law
Anne Fornerod . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99
L’obsession virginale : le juge, le mariage et la religion
Vincente Fortier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111
580
dRoiT ET RELigion En EURoPE
Pluralisme et religions dans la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’Homme
Gérard Gonzalez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
Des prescriptions religieuses au pronostic médical :
les usages successifs de la déclaration royale du 8 mars 1712
Céline Pauthier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Aux confins de l’islamologie et du droit constitutionnel :
quelle place pour les principes du « droit public musulman »
dans l’enseignement du droit constitutionnel ?
Thierry Rambaud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 159
« Ton voisin tu ne troubleras ! »
Pratique religieuse et troubles de voisinage
Isabelle Riassetto . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171
Le Saint-Siège et la lutte contre les activités illégales
dans les domaines financier et monétaire
Michel Storck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Le devenir de la dépouille humaine,
ou de l’encadrement des pratiques religieuses par le droit
Yves Strickler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
La double facette de la présence hindoue en France
Nadine Weibel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Sociologie des religions et droit des religions
Jean-Paul Willaime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
L’enseignement de l’islam dans les universités en France :
une histoire mouvementée
Anne-Laure Zwilling . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239
Table des matières
581
DEUXIÈME PARTIE
Droit canonique
. . . . . . . . . . . . . . . . . 261
De la convocation de l’Assemblée Spéciale du Synode des Évêques
pour le Moyen-Orient à l’Exhortation apostolique post-synodale
Ecclesia in Medio Oriente. À propos de quelques aspects canoniques
Marc Aoun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
Le motu proprio Ubicumque et Semper :
aspects canoniques et pastoraux
Jean-Luc Hiebel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
L’argumentation en droit canonique
Rik Torfs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 291
L’engagement religieux. Approche comparée sur l’obéissance
canonique et sur la subordination juridique
Jeanne-Marie Tuffery-Andrieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
La gestion des biens dans l’Église catholique et le rapport
aux droits étatiques. Principes et mises en œuvre
Patrick Valdrini . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349
TROISIÈME PARTIE
Relations églises-états . . . . . . . . . . . . . .
363
Mutations dans les relations religion(s)-État en Turquie
dans les années 2000
Samim Akgönül . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365
Les cultes reconnus en Alsace-Moselle de 1802 à 1870
Brigitte Basdevant-Gaudemet. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375
Le discours de Benoît XVI au Konzerthaus de Fribourg :
la « démondanisation », paradigme pour un
catholicisme minoritaire
Michel Deneken . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401
582
dRoiT ET RELigion En EURoPE
The Christian Roots of the Secular State
Silvio Ferrari . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425
La problématique de la formation des cadres religieux musulmans
en France : au croisement des logiques politique, académique et
communautaire
Franck Frégosi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443
Dios en las constituciones y constituciones sin Dios
Iván C. Iban . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 469
Trois lettres et un discours de l’empereur Constantin le Grand
aux évêques
Marcel Metzger. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507
Les transformations coutumières de la loi de 1905
Pierre-Henri Prelot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 519
Le modèle espagnol de relations entre l’État et les confessions
religieuses
Miguel Rodriguez Blanco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 541
Religion and Constitution. A Hungarian Perspective
Balázs Schanda . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 553
La liberté de religion est-elle reconnue en droit constitutionnel
français ?
Jean-Marie Woehrling . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 561
Liste des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 577
Table des matières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 579
Liste des souscripteurs
M. Edjrosse AkpAgnonitE
M. guy Aubin
Maître de conférences en droit privé
Mme Frédérique bErrod
directrice de la Fédération « l’Europe en mutation » FR 3241 Unistra / CnRS
M. Vetea bEssErt
M. pierre bonin
Professeur d’histoire du droit, École de droit de la Sorbonne (Paris 1)
Mme Anne buyssEchAErt
Enseignant-chercheur et assistant-doctorant à l’Université catholique de Lille
M. gordon choisEl
ATER à l’Université d’Angers,
doctorant en histoire du droit à l’Université de Montpellier
M. louis-léon christiAns
Professeur titulaire de la chaire de droit des religions à l’Université de Louvain
Mme Florence cloîtrE-EMziVAt
Juriste diplômée de sciences criminelles
M. Vlad constAntinEsco
Professeur émérite à l’Université de Strasbourg
M. yann dE sAint pol
M. José dE sousA E brito
Ancien juge de la Cour Constitutionnelle, Lisbonne
M. Jean duFFAr
Professeur des facultés de droit
pr. Jean-paul durAnd
doyen honoraire de la Faculté de droit canonique de l’institut catholique de Paris
M. Michel grAur
M. Eric guillAuME
directeur, Librairie dUCHEMin, Paris
M. robert hErtzog
Professeur émérite à l’institut d’études politiques de l’Université de Strasbourg
M. rené hEyEr
Professeur d’éthique et de théologie morale
M. iván c. ibán
Professeur à l’Université Complutense de Madrid
M. Allan innocEnt-pAul
Prêtre étudiant
M. nicolas kilgus
ATER à la Faculté de droit de Strasbourg
M. Alphonse ky-zErbo
Membre de l’UMR 7354 dRES
Mme Anne lEVAdE
Professeur de droit public à l’Université Paris Est-Créteil
M. benoît lunEAu
Mme Marta pEguErA poch
Professeur à l’Université de Lorraine
M. honoré rAzAFiMAhAtrAtrA
Étudiant en Master de droit canonique
M. Jean Maurice richArd
Membre de l’amicale des étudiants de l’institut de droit canonique de Strasbourg
M. berlingó sAlVAtorE
Rettore Università per Stranieri ‘dante Alighieri’ Reggio Calabria-italia
M. Miguel-ángel sánchEz o. p.
Vicario Judicial adjunto de la diócesis de ibiza (Espagne)
dr Joern thiElMAnn
FAU Erlangen-nuernberg (Allemagne)
M. rik torFs
Recteur de la KU Leuven
M. gustavo ViEirA dA costA cErQuEirA
Advogado, chercheur à l’Université de Strasbourg
Mme Valentine zubEr
Membre du groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’École pratique des hautes études
centre de documentation du MinistèrE dE l’intériEur cJc, paris
groupe société religions laïcités cnrs / EphE, sceaux
laboratoire « droit et sociétés religieuses » de l’université pAris sud,
Faculté Jean Monnet
librairie duchEMin, paris