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COMPTES RENDUS 407 l’œuvre en Turquie fut largement favorisée par les pratiques promotionnelles des journaux, qui ont souvent offert les volumes de l’œuvre (et pas dans sa meilleure traduction, selon les spécialistes) en cadeau pour un abonnement. Mme İsmailoğlu Kacır ne s’appesantit guère sur le contenu de l’Histoire, sinon pour noter l’appréciable neutralité de Hammer, qu’elle rapproche de celle revendiquée par Ranke, sa sympathie déjà notée pour les Grecs et leurs historiens, et l’affirmation sans ambiguïté de la supériorité de l’Europe et du christianisme sur l’islam. Encore une preuve, s’il en faut, que la religiosité de Hammer ne peut s’entendre comme une conversion à l’islam, ou un soutien politique à l’Empire ottoman. L’examen de la réception de l’œuvre permet de discerner les lignes de fracture dans l’orientalisme autrichien, germanophone et européen autour du mitan du xixe siècle. Si l’Histoire de l’Empire ottoman fut généralement célébrée pour son acribie et la profusion de ses sources manuscrites, inconnues ou inutilisées jusqu’alors, plusieurs critiques s’élevèrent contre l’excès de détails, la servilité envers les sources et les digressions trop nombreuses. Les deux points de vue se rejoignaient, en définitive, en ce qu’ils considéraient l’œuvre de Hammer comme une riche collection dans laquelle puiser pour écrire une histoire plus synthétique, tâche à laquelle s’attelèrent les deux principaux successeurs de Hammer, Johann Wilhelm Zinkeisen (Geschichte des osmanischen Reiches in Europa, 1840-1863, 7 vol.) et surtout Nicolae Jorga (Geschichte des osmanischen Reiches, 19081913, 5 vol.), qui compensèrent leur méconnaissance des langues orientales par une utilisation plus large des archives européennes. Le livre de Tuğba İsmailoğlu Kacır est donc une réussite, qui s’inscrit dans les travaux actuels pour l’histoire de l’orientalisme du xixe siècle, l’histoire des bibliothèques et des circulations de manuscrits, et des échanges intellectuels entre l’Empire ottoman et l’Europe. Un chapitre supplémentaire, consacré aux travaux littéraires de Hammer, eût été bienvenu. La Geschichte der schönen Redekünste Persiens (1818), la Geschichte der osmanichen Dichtkunst bis auf unsere Zeit (1836-1838, 4 vol.), dédiée à Mahmud II et qui valut à son auteur une médaille ottomane (le nişan-ı iftihar), et la Literaturgeschichte der Araber (1850-1856, 7 vol.), ont joué un rôle de fondation important pour les orientalistes postérieurs. Renaud SoLeR Université de Strasbourg Fuhrmann (Malte), Port Cities of the Eastern Mediterranean. Urban culture in the Late Ottoman Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 444 p. L’ouvrage de Malte Fuhrmann a pour ambition d’écrire une page de l’histoire culturelle de la Méditerranée orientale (son évolution et la part de son occidentalisation) au xixe siècle, plus particulièrement durant les dernières années de l’Empire ottoman – période de profondes transformations sociales, économiques, culturelles, politiques et géopolitiques. À cette fin, il part de trois observatoires, trois villes-ports d’importance que sont Salonique, Smyrne et la capitale ottomane afin d’analyser la mobilité des idées, des pratiques et des individus (p. 22), d’abord au sein de l’espace méditerranée oriental puis en insérant 408 COMPTES RENDUS celui-ci dans d’autres avec lesquels il est nécessairement connecté (la Méditerranée, l’Europe centrale et occidentale, voire plus loin l’Asie, l’Amérique). L’emboîtement de ces espaces permet d’insister sur les dimensions méditerranéenne et européenne de l’histoire de ces trois villes mais surtout de ne jamais les appréhender comme des isolats. Il s’agit, dès lors, pour l’auteur d’étudier les interactions culturelles de leurs sociétés respectives tant entre elles qu’avec le « rêve européen » qu’il questionne tout au long du livre afin de montrer comment l’Europe et sa culture font, en définitive, partie intégrante du quotidien des habitants de ces villes alors même que s’affirme toujours plus fortement la présence politique, économique, culturelle, des puissances européennes en Méditerranée orientale et dans le monde. Situant d’emblée son travail par rapport à l’historiographie existante (en turc, français, anglais, allemand) sur la Méditerranée orientale et plus largement (chapitres 2 et 3), Malte Fuhrmann souhaite revisiter des thématiques très discutées dans ces travaux depuis de nombreuses années, qu’il s’agisse des oppositions entre Occident et Orient, tradition et modernité, Ottomans et étrangers, ou entre musulmans et non-musulmans. Il a recours, à cette fin, à une riche documentation (en ottoman, allemand, français, anglais) de nature diverse (rapports de police, mémoires, requêtes adressées aux consuls européens, presse, archives paroissiales et consulaires, photographies, guides de voyage, etc.) sur laquelle il n’hésite pas d’ailleurs à porter à chaque fois un précieux regard critique quant à leurs biais et limites. Pour ne donner que deux exemples : de quelle manière entreprendre une histoire des femmes artistes alors que les informations contenues dans les archives sont, à leur sujet, laconiques et éparpillées (p. 260) ou encore quelles sources mobiliser pour montrer comment les classes sociales les plus modestes définissent leur identité au sein de la culture plurielle des trois villes-ports ottomanes (p. 320) ? Car si l’ouvrage aborde successivement différentes dimensions de la vie culturelle des habitants de ces trois villes (partie III) avec l’émergence de nouveaux loisirs et espaces de sociabilité (arrivée du théâtre et de l’opéra, des bals comme de nouveaux cafés pour consommer de la bière, etc.), son principal apport, à mes yeux, est bien de donner la parole aux individus, en particulier aux plus modestes, à celles et ceux dont les histoires de vie restent trop méconnues : ces prostituées qui travaillent dans les maisons closes des villesports ; ces femmes qui ont voulu mener une vie libre et se sont mises en mouvement, de port en port, à la recherche de nouvelles opportunités professionnelles essentiellement dans le monde artistique ; mais également ces artistes, ces marins, journaliers, charpentiers qui, à côté des réfugiés politiques, des précepteurs et instituteurs ont choisi de quitter leur pays d’origine pour vivre en terre méditerranéenne. Par là même, il reconstitue une partie de leurs mobilités : certaines peuvent être décrites suivant un modèle migratoire circulaire, car en réalité, elles suivent le « Grand Tour » de grande ville en grande ville, avec parfois des haltes dans des villes moyennes voire dans des bourgades. Dans la partie IV, l’auteur interroge les identités de tous ces individus dans un contexte d’intenses échanges avec l’Occident afin de mettre en évidence comment ils se perçoivent et se présentent au sein de collectifs plus larges : identités façonnées par la fréquentation des écoles étrangères (chapitre 14) ou la lecture de la presse en français (chapitre 15) ; identités de genre (chapitre 16), des Levantins (chapitre 18) ou encore de toutes celles et tous ceux qui migrent du Nord (surtout de l’Allemagne et de l’Empire austro-hongrois) vers la Méditerranée orientale (chapitre 19), par la reconstitution de quatre fascinants parcours d’étrangers (deux femmes et deux hommes) qui se cherchent entre l’Empire ottoman et leur pays d’origine, mais cherchent surtout à affirmer leurs spécificités et à pouvoir, COMPTES RENDUS 409 dans leurs écrits, expliquer les raisons des choix qu’ils font au cours de leur vie. (p. 339340). Les identités des individus rencontrés dans le livre peuvent être changeantes, fluides, multiples, instables, voire « déstabilisées » comme les écrits d’auteurs comme Robert Musil ou Friedrich Nietzsche, souvent sollicités dans l’ouvrage, les caractérisent (p. 215). Par ailleurs, loin du discours habituel sur l’occidentalisation de la société ottomane, Malte Fuhrmann démontre avec élégance ses capacités de résistance et surtout de réinvention pour affirmer sa propre créativité. La culture de chacune de ces villes est d’abord locale, enrichie par de multiples influences (grecque, arménienne, juive, turque) tandis que pour les regards étrangers, l’important est que certains de ses éléments soit identifiables et apparaissent donc comme une forme légitime d’expression, malgré leur spécificité (p. 95). En effet, les anciennes traditions de loisirs perdurent à côté des nouvelles offres de divertissement, n’obligeant pas les habitants des villes-ports à choisir entre les uns ou les autres (chapitre 8). Si à partir du milieu du xixe siècle, aller au théâtre ou à l’opéra dans les villes-ports est considéré comme une porte vers le « rêve européen » ; si de nouveaux théâtres et salles de concert dans lesquels sont jouées des œuvres d’auteurs européens sont bien construits dans les principales villes ottomanes, les exemples qui sont développés dans les pages du livre nous rappellent également que le théâtre a été inventé dans la Grèce antique ; que des œuvres d’auteurs ottomans y sont aussi représentées, y compris dans les langues locales ; que les artistes ottomans peuvent y exprimer leurs diverses compétences. De toutes ses forces, la société ottomane résiste, dans un espoir de réciprocité et de dialogue avec l’Occident et le reste du monde (p. 209) lorsque certains choisissent de boire du raki au lieu de la bière, tandis que d’autres préfèrent continuer à porter des habits traditionnels (au moins à certains moments de leur journée) plutôt qu’un costume occidental. La partie V du livre aborde la fin du « rêve européen » quand dès l’extrême fin du xixe siècle et plus encore après la révolution jeune-turque de 1908, la domination européenne dans le monde est de plus en plus fragilisée, contestée et qu’au niveau des trois villes-ports, l’opposition se manifeste de plusieurs manières (dont l’essor du brigandage et des crimes anti-Européens et les attaques contre la moralité occidentale en particulier par la lutte contre la prostitution) tandis que la partie VI est conclusive. Malte Fuhrmann prévient ses lecteurs que pour cinq chapitres (p. XI), il s’est appuyé sur certains de ses articles déjà publiés ; en réalité, son analyse va bien au-delà de leurs premières conclusions. L’ouvrage est riche, foisonnant d’analyses sur les questions d’identité, d’espace, d’occidentalisation, de mobilité, dont ce compte-rendu ne rend que trop partiellement compte. Au terme de cette lecture, quelques regrets : une structure par trop éclatée (24 chapitres de taille inégale organisés en six parties) qui entraîne de fréquentes répétitions dans l’argumentation et une Méditerranée orientale qui aurait gagnée à être appréhendée en tenant davantage compte de l’espace grec à partir de la création du royaume de Grèce car les artistes, artisans, charpentiers ou précepteurs l’intègrent aussi dans leurs périples, par-delà la frontière gréco-ottomane. Ces réserves faites n’enlèvent toutefois rien à la qualité de ce bel ouvrage que je recommande à tous les historiens des villes ottomanes, et plus largement aux spécialistes d’histoire urbaine. Marie-Carmen SmyRneLiS Institut Catholique de Paris