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Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) c NSS Dialogues, EDP Sciences 2010  DOI: 10.1051/nss/2010015 Disponible en ligne sur : www.nss-journal.org Natures S ciences S ociétés Dossier Approches urbaines insolites Nicole Mathieu1 , Denis Martouzet2 , Yves Guermond3 a b c Géographe, UMR LADYSS, CNRS/Université Paris 1, 2 rue Valette, 75005 Paris, France Aménagement de l’espace et urbanisme, UMR CITERES, CNRS/Université de Tours, 33 allée Ferdinand de Lesseps, BP 60449, 37204 Tours cedex 3, France Géographe, UMR IDEES, CNRS/Université de Rouen, 76821 Mont-Saint-Aignan cedex, France Mots-clés : villes durables ; études urbaines ; innovations méthodologiques ; interdisciplinarité ; indiscipline Résumé – Émanant de plusieurs disciplines, la littérature scientifique portant sur les villes durables est de plus en plus abondante. Mais cette activité pléthorique apporte-t-elle du nouveau dans les orientations de recherche et les connaissances ? Produit-elle les croisements entre l’écologique et le social que l’utopie du développement durable appelle ? Ce texte et le dossier qu’il présente ont l’ambition d’esquisser des réponses à ces questions. Il s’agit d’abord de dresser un état des lieux qui passe au crible un ensemble de publications récentes, étayées par six comptes rendus publiés dans la rubrique « Lectures – Ouvrages en débat ». Il en ressort que la question de la durabilité du développement urbain n’entraîne guère de déplacements problématiques et méthodologiques et que, quelle que soit la discipline d’origine, les études urbaines peinent à sortir des voies déjà tracées avant l’irruption de ce nouveau concept de l’action. Puis, en gardant la métaphore du chemin et de l’exploration théorique, sont présentés et analysés l’ensemble des textes qui forment le dossier. Bien qu’adossés à des positions de recherche distinctes et proposant des concepts-clés différents (représentation collective de la ville, mode d’habiter, rapport affectif à la ville), ils ont en commun de prendre des voies et des points de vue « insolites », marqués par l’indiscipline ou tentés par l’interdisciplinarité, qui pourraient mener plus cognitivement « vers des villes durables ». Keywords: sustainable cities; urban studies; innovative methods; interdisciplinary search; indiscipline Abstract – Unusual ways towards sustainable cities. Introduction. In the last decade sustainable cities have become a leading topic of urban scientific literature. But we wonder if this plethoric number of publications really brings the new and relevant knowledge that the sustainability’s utopia requires. Do urban studies moved or are moving to affront the methodological problem of articulating (conciliating) the ecological and social dimensions of development? This paper and the following special issues presented to NSS readers are dedicated to the challenge of clarifying and attempting to answer to such interrogations. The state of art which sets the first section screens the French recent publications through the preceding questions with an epistemological point of view. We must obviously state that the sustainable development perspective did not strongly change the theoretical and conceptual background of the urban research. Most of the topics – urban sprawl, polycentric network, green and open space, compact town... – were yet present in the planning territorial preceding policy age. Few radical epistemological rupture and heuristic results can be found. That is why the second section of the paper objective aims at fetching and offering some young authors exploring unusual ways to approach the sustainable city problem. Though they differ by their research position and key concepts (social representation, inhabitancy mode, affective relation to town), this generation shares the same taste for methodological experimentation and in disciplinary, interdisciplinary practices looking for a cognitive path towards sustainable cities. Auteur correspondant : N. Mathieu, mathieu@univ-paris1.fr Article publié par EDP Sciences Dossier Pour de nouvelles approches vers des villes durables. Introduction Dossier 104 N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) Le dossier que nous présentons aux lecteurs de NSS a une double origine. La première, naturelle, s’inscrit dans le prolongement de l’effort fait par la revue pour introduire à part entière l’objet de recherche « ville », examiné sous l’angle de la relation sociétés-natures et par rapport à l’interdisciplinarité. Celui-ci y entre d’abord par les ambiances sonores (Léobon, 1995) et les blattes urbaines (Mathieu et al., 1997), puis, dans « Actualités de la recherche », pour « Repenser la nature dans la ville » (Mathieu, 2000). L’ouvrage La Ville durable, du politique au scientifique (Mathieu et Guermond, 2005), publié dans la collection « Indisciplines » de l’association NSSDialogues, inaugure la réflexion sur la « ville durable », qui se poursuit dans la revue d’abord par une « Libre opinion » sur l’urbanisme et le développement durable (Guermond, 2006), puis par une esquisse de dossier sur ce même sujet (NSS, 14, 4), rassemblant les « Forums » de M. Gauthier (2006)1 et de N. Mathieu (2006), le « Regard » de A. Fleury (2006) et une « Actualités de la recherche » de J. Salomon Cavin (2006). Depuis, la recherche sur la ville s’est ouverte au « croisement transatlantique » (Cadenasso et al., 2006) et sa présence est constante, même si discrète, au fil de ses numéros. La deuxième source est déterminante. L’idée du dossier a pris naissance lors du colloque de Cerisy-laSalle « Ville mal aimée, ville à aimer2 ». L’exposé de D. Martouzet3 , qui inaugurait la séance « Le rapport à la ville », provoqua une vive discussion : sa posture théorique fut confrontée à celle de J. Salomon Cavin et B. Marchand, d’une part, et de M.-C. Robic et N. Mathieu, d’autre part – confrontation qui se poursuivra sur son initiative4 au-delà du colloque. D’où la décision de construire ensemble, à la croisée de ces mots du discours circulant : la ville durable, insoutenable, mal aimée ou aimable, ce dossier, soit un « tir groupé » de cinq articles, une « Actualité de la recherche » et six comptes rendus d’ouvrages. Ainsi « Approches urbaines insolites » procède : 1) d’une interrogation : dans ce temps de crises écologiques, sociales et financières, l’important capital accumulé dans les études urbaines est-il mobilisé et mobilisable pour penser et agir à la hauteur de l’utopie politique du développement durable et donc « vers des villes durables » (Laigle, 2009) ? 2) d’une hypothèse : la réponse 1 Qui recense et évalue les textes sur la ville publiés dans NSS. 2 Colloque organisé par Bernard Marchand et Joëlle Salomon Cavin au château de Cerisy-la-Salle, du 5 au 12 juin 2007. 3 « Le rapport affectif à la ville : analyse temporelle ou les quatre “chances” pour la ville de se faire aimer ou détester ». 4 Cf. le projet Viduvia, « Ville durable, ville aimable », soumis à évaluation par l’ANR Villes durables (18 février 2010), porté par l’UMR CITERES en partenariat avec l’UMR LADYSS, l’EA Géoarchitecture, l’IPTEH (Lausanne) et l’Observatoire de la ville et du développement durable (Lausanne). à cette question suppose qu’une phase de déplacement, voire de rupture, intra- et interdisciplinaire soit engagée dans le milieu scientifique concerné ; 3) enfin, d’un choix éditorial : repérer des pratiques de recherche émergentes, décalées et parallèles, marquées par la quête de méthodes et l’expérimentation, et dont on ne sait encore ni si elles se rejoindront, ni la façon dont elles s’articuleront avec le capital de connaissances antérieures. Après un bref état des lieux établi principalement sur la base des publications des deux dernières années sur la ville durable, nous montrerons que les travaux rassemblés ici, en sortant des voies généralement toutes tracées, ouvrent des chemins « insolites » qui pourraient mener à la définition d’un « milieu urbain durable » et à l’action pour le construire. Développement durable et études urbaines : adaptations ou ruptures épistémologiques ? Il existe, à n’en pas douter, une somme phénoménale de connaissances sur l’urbain, sous-tendues par une somme non moins importante de méthodes (et discours méthodologiques) et de savoir-faire visant à produire, augmenter et structurer cette connaissance accumulée. Ces connaissances relèvent spécifiquement d’une discipline ou osent parfois des croisements interdisciplinaires, le plus souvent de proximité (Jollivet et Legay, 2005). Notre objectif n’est donc pas – à l’instar du Traité sur la ville – de « comprendre cette forme de vie humaine qu’est la ville dans toute son épaisseur historique, culturelle, sociale, politique et économique » (Stébé et Marchal, 2009). À une période de l’histoire où les enjeux écologiques, sociaux et économiques, en un mot humains, en lien avec une dimension sociétale irréfutable, changent au point de remettre en cause, pour certains, les modalités de vie de l’humain sur terre, nous sommes amenés à poser une série d’interrogations qui concernent tant le savant que le politique, sans omettre la personne elle-même, l’habitant : Tire-t-on avantage de ce capital de connaissances sur la ville ? Est-il mis à profit pour anticiper ces changements qualifiés de majeurs, d’irréversibles ? Peut-il l’être pour faire émerger la ville durable et des villes durables ? Et, de ce fait, avance-t-on, en réflexion et en recherche comme en action et en projet, vers la construction de cette ville durable dont la nécessité ne fait pas doute, mais qui n’est encore qu’un horizon ? Répondre à ces questions implique donc d’interroger5 l’effet scientifique produit sur les disciplines et les savoirs urbains par la nouvelle utopie politique du développement soutenable prétendant concilier les dimensions 5 Comme nous l’avions tenté lors des journées NSS, dont est issu l’ouvrage La Ville durable, du politique au scientifique (Mathieu et Guermond, 2005). N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) 6 Sans en faire la liste, notons qu’ils émanent d’abord plutôt de centres de recherche spécialisés, comme l’Observatoire universitaire de la ville et du développement durable de l’Université de Lausanne, mais gagnent peu à peu de nombreuses équipes de recherche dont ce n’était pas la préoccupation initiale (ainsi, pour 2009-2010, le colloque « Développement durable, communautés et lien social », organisé par l’UHA à Mulhouse, et « Aménagement durable des territoires », organisé par l’équipe Telemme à Aix-en-Provence. 7 Cf. dans ce numéro le compte rendu de deux ouvrages : Hamman et Blanc (2009) ; Laigle (2009). 8 Nous nous limitons volontairement à la littérature scientifique de langue française. travail scientifique s’affichant neuf – des voies déjà toutes tracées, à peine déformées par ces enjeux politiques et cognitifs. Cette posture peut se comprendre au sein des disciplines « praticiennes » qui visent la production matérielle et l’aménagement des territoires urbains. L’idée de « produire la ville » et d’être « maître de l’aménager » est sans doute peu compatible avec la remise en cause radicale des schémas politiques antérieurs, que le concept de développement durable implique si on le prend à la lettre (Mathieu, 2006). Du coup, il s’agit plus d’une « actualisation » – pour ne pas dire « modernisation » – qui recouvre, dans la continuité, des modes de pensée et d’agir déjà présents dans la planification territoriale, l’aménagement et l’urbanisme du XXe siècle. Dans ce cas, opter « pour un nouvel urbanisme » se limite, selon Chalon et al. (2008), à « comprendre pourquoi les modes de production actuels de la ville (extension urbaine, mitage des territoires périurbains, zonage et spécialisation des territoires) ne sont pas durables et comment transformer l’urbanisme pour qu’il produise des villes adaptées au pétrole rare et cher et au défi du réchauffement climatique ». L’accent est mis tantôt sur les transports – et ce, presque toujours en relation avec les politiques énergétiques (Offner et Pourchez, 2007 ; voir aussi le compte rendu de J. Ruegg dans ce numéro), pour « repenser la ville dans une société post-carbone9 » –, tantôt sur les formes urbaines (ville compacte contre ville étalée) et les constructions « écologiques » : immeubles de haute qualité environnementale (HQE), habitat et maison écologique ou naturelle, de plus en plus sur les « écoquartiers », considérés comme « l’avenir de la ville durable » (Lefèvre et Sabard, 2009). L’idée de « faire la ville sur la ville » apparaît alors comme un slogan facile qui recouvre l’ensemble d’un certain flou. Des positions critiques à l’égard de ce « prêt à penser » technoscientifique se font certes jour, soit pour analyser les « secrets de fabrication » des écoquartiers (Souami, 2009), soit pour déconstruire ou démystifier les dessous des mots d’ordre urbanistiques et politiques. On peut lire dans un récent appel à communication10 : « Ne peut-on pas déceler, dans la promotion sans réserve de principes posés hâtivement comme seuls capables de sauvegarder l’environnement, une tentative de la pensée aménagiste de rétablir sa légitimité durement ébranlée durant les trois dernières décennies ? La ville durable déclinée en 9 Cf. le séminaire « Ville post-carbone » organisé par la mission Prospective du MEEDDAT, l’ADEME, Futuribles et l’Université du Maine en 2009, ainsi que la journée thématique « Efficacité énergétique dans l’habitat et les transports » des 25 et 26 novembre 2009, organisée par la DGA, le CNRS, l’ANR, le CEA et l’ADEME. 10 Cf. l’appel à contribution de l’Institut de géoarchitecture de Brest pour le colloque « Les nouvelles orientations de l’urbanisme et de l’aménagement : résurgence du scientisme ou nouveaux modèles ? » (publié le 4 février 2010 sur http://calenda.revues.org/). Dossier environnementales, sociales, économiques du « développement » pour le ménagement de la planète et le bien-être des générations futures. Faire un état de l’art dans cette perspective est une gageure que nous n’assumerons pas. En effet, après notamment Natures en villes (Les Annales de la recherche urbaine, 74) et le programme pionnier PIR Villes, les publications sur la « ville durable » et le développement urbain durable ou soutenable n’ont cessé de se multiplier, suscitées par de nombreux colloques6 , par les programmes de recherche du PUCA7 et, plus récemment, par ceux du PIRVE (programme interdisciplinaire de recherche Ville et environnement) et de l’ANR Villes durables. L’affichage de l’interdisciplinarité y est de plus en plus un passage obligé pour s’y intégrer. Nous nous contenterons donc de tester notre question – le développement durable a-t-il, dans les études urbaines, conduit à des déplacements théoriques et méthodologiques, voire à des ruptures épistémologiques ? – sur une double base : 1) un recensement des publications et manifestations des années 2008 et 2009 portant sur le développement urbain durable ; 2) une analyse des ouvrages majeurs parus dans cette période, auxquels le lecteur pourra se reporter dans la rubrique « Ouvrages en débat » de ce numéro8 . Au terme de ce partiel état des lieux, la réponse est plutôt négative. Car, si nous pouvons mettre en exergue certains éléments particulièrement prometteurs, parmi lesquels figurent les approches originales que nous développons plus loin, l’ensemble ne sort pas du cadre d’un certain classicisme, alors que des enjeux nouvellement portés par la société dictent d’en sortir. Il nous apparaît parfois, ou souvent, en tout cas trop souvent, que le développement durable urbain, systématiquement convoqué pour finalement n’être qu’évoqué, voire invoqué, n’a finalement amené à la réflexion sur l’urbain que comme couche supplémentaire, certes intéressante, à ce millefeuilles analytique et méthodologique, plus par accumulation et thésaurisation que comme retour sur investissement ou comme moment de retrait des gains permis par la capitalisation. Tout se passe comme si l’irruption de l’utopie du développement durable appliqué à l’objet ville conduisait le chercheur à parcourir – dans un 105 106 N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) Dossier éco-quartiers et éco-cités ne serait-elle pas le dernier avatar d’une vision apriorique de la “bonne forme urbaine” ? Ne verrait-on pas ainsi se mettre en place de nouvelles circulations de modèles normatifs au niveau international ? » Mais on reste encore sur sa faim par rapport à une vision constructive et prospective de ce que pourrait être « une ville durable ». Le constat est équivalent pour les publications 20082009 en sciences sociales, dont la vocation n’est pourtant pas de « produire » la ville durable. Les thématiques que le développement urbain durable suscite ne se détachent guère de débats itératifs qui sont, pour la plupart, loin d’être nouveaux. Énumérons-les en chapelet : – le fameux problème du péri-urbain associé aux méfaits de l’« étalement urbain » et de la fermeture des « paysages ouverts », cette ville/campagne ou ville/nature qui est per se « insoutenable », dirige la réflexion cognitive sur la « ville compacte » et surdétermine la question du « renouvellement urbain » par celle de la « densification » ; – le débat, lui aussi présent dès les années 1970, de la « tour » contre le « pavillon individuel », qui tend à limiter l’apport de connaissances sur cette question à celle de « l’habitat durable du futur », c’est-à-dire à la « répartition entre bâtiments anciens et bâtiments neufs » en fonction de leur « appétit énergétique »11 ; – la question de la mobilité – celle entre domicile et travail est loin d’être neuve –, qui conduit à analyser l’évolution des systèmes de transports urbains par rapport à leur capacité à économiser l’énergie (Offner et Pourchez, 2007 ; voir aussi le compte rendu de J. Ruegg, dans ce numéro) ; – si d’aventure la ville durable est abordée par sa dimension sociale, les analyses pointent le plus souvent la contradiction, elle aussi mise en évidence avant l’irruption de la nouvelle « utopie politique » (Mathieu, 2006), entre protection de l’environnement et mixité sociale (Rivière d’Arc, 2009 ; voir aussi dans ce numéro le compte rendu d’Y. Guermond ; Blanc, à paraître), en reprenant sous un autre angle le poids du foncier et le problème du partage public/privé de l’espace ; – associer la « santé » au développement durable ne fait pas pour l’instant fortement dévier les problématiques antérieures (Institut des villes, 2007 ; voir aussi le compte rendu d’A. Vaguet dans ce numéro). Il en est de même pour le « changement climatique », où, du concept d’« inertie » proposé par le géographe climatologue Durand-Dastès dès les années 1990, on passe à celui de « résilience urbaine12 ». Cette difficulté à affronter le paradigme du développement urbain durable en se déplaçant, en sortant de ces voies tracées, peut sans doute s’expliquer de deux façons. L’objectif d’excellence disciplinaire pourrait être la première, manifeste par exemple dans l’ouvrage de Hamman et Blanc (2009) qui est un modèle d’analyse sociologique des discours et des pratiques d’acteurs agissant au nom du développement durable dans cinq métropoles françaises. Exceller dans sa discipline ne favorise guère le croisement des points de vue et la pratique interdisciplinaire. Mais la seconde raison est encore plus évidente. Problématiser la « ville durable », c’est, pour la plupart des chercheurs, problématiser et analyser les politiques de développement durable appliquées à l’objet ville : la recherche part du politique et y reste, enregistrant les différences, parfois les impasses et à peine les contradictions. La question du déplacement « du politique au scientifique », de la construction autonome d’un point de vue scientifique, prospectif et à inventer, y est rarement posée. On pourrait en conclure que le développement durable devient, ou risque de devenir, une évidence (dans le sens d’un élément admis, partagé), ce qui est l’indice d’une forme de « démocratisation », mais aussi d’une mise en veille du questionnement, d’un arrêt partiel et momentané de la réflexion qui sous-tend ce type de notion. Nous serions dans une phase de diffusion et, de façon consécutive, de déproblématisation, ce que traduirait notamment l’orientation des recherches menées sur ce thème vers des questions techniques de mise en œuvre via des normes et une législation en expansion, d’une part, et, d’autre part, vers la conception d’objets concrets, de procédés et de systèmes, d’ailleurs principalement tournés vers la réduction de la consommation d’énergie non renouvelable et la durabilité des matériaux. Seraient un peu perdus de vue les aspects sociaux et sociétaux, organisateurs et organisationnels du développement durable, hormis ceux fondés sur la responsabilité individuelle et institutionnelle, sur la mise en œuvre d’une « bonne volonté », avec ce que cela a amené en matière de « pédagogie », de « communication » et de « prise de conscience » auprès des « citoyens », ce qui peut aller jusqu’à leur culpabilisation. S’orienter sur des voies non tracées, par des sentiers de traverse Le refus de se laisser impressionner par ce paysage scientifique dominant est à l’origine du choix des textes 11 Cf. « L’habitat et les bâtiments industriels à l’horizon 2025 », assises 2010 de l’École d’ingénieurs de l’innovation, des sciences de l’énergie et des technologies avancées. 12 Cf. la séance « Résilience de la ville ou du système de ville » du 28 janvier 2010, séminaire « Résilience urbaine » du département de géographie de l’ENS (Paris). N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) 13 Cf. Mathieu, N., 2006. L’urbanisme touché par le développement durable ? [éditorial], Natures Sciences Sociétés, 14, 4, 341342. 14 Cf. Colloque « La ville sensuelle. Pavillon France, Exposition universelle de Shanghai 2010 », Paris, Collège de France, 16 et 17 septembre 2009. 15 Le lecteur peut se reporter aux deux comptes rendus de tête dans la rubrique « Ouvrages en débat » : Mégapolis : les derniers pas du flâneur de R. Robin (2009) par G.H. Laffont ; Une écologie du paysage urbain de P. Clergeau (2007) par J.-C. Mounolou et F. Fridlansky. On peut aussi citer le livre de V. Le Coq (2009), qui explique « l’émergence d’un nouveau mode d’élaboration du droit public, lequel tend à s’émanciper des catégories traditionnelles » par le « projet politique du développement durable ». et aux lieux sur la longue durée. Qualifiées dans un premier temps de décalées – pour ne pas dire marginales – sur la scène des études sur la ville durable, nous les avons nommées insolites en faisant le pari que ces approches contribueront à l’émergence d’une sérendipité16 sur la question du développement urbain durable. Approcher la ville durable par le basculement de la représentation collective anti-urbaine En prenant pour thème de recherche les représentations urbaines en Angleterre et en Suisse, le premier article du dossier (Salomon Cavin, Ruegg, Carron) est en apparence classique, même si, rapprochement insolite, ces représentations sont mises en relation avec le groupe social des protecteurs de la nature. En effet, faisant suite aux travaux fondateurs de Dardel (1952) et de Lynch (1960), le concept de « représentations spatiales » le plus souvent « urbaines » a donné lieu à des publications nombreuses et reconnues, depuis celles de Ledrut (1973) et de Bailly (1977 et 1995) jusqu’à celles, récentes, de Di Méo (2003) et de Hoyaux (2002 et 2006). Mais, à y regarder de plus près, on constate que l’angle de vue de nos auteurs diffère fortement de ceux-ci et, par là même, renouvelle l’objet de recherche. Les « représentations de la ville » qu’ils cherchent à cerner ne sont ni les représentations mentales de l’espace urbain rapportées aux pratiques spatiales, ni les images données à voir sur support technique (photo, vidéo, dessins, plans) dont les géographes ont fait leur spécialité. Il s’agit plutôt de ce que Durkheim appelle une « représentation collective », fait social irréductible aux représentations individuelles, transfigurant les choses en les représentant sous l’angle de leur usage collectif, et, dans le gradient de la vie sociale représentative que constituent l’opinion, la croyance, le concept, la catégorie ou l’idée, l’élément le plus durable17 . C’est en investissant ce niveau profond de la représentation de la ville que J. Salomon Cavin (2005) met au jour celle de « la ville mal aimée », héritée de la conception moraliste de Rousseau et dont la persistance en Suisse pouvait expliquer l’indifférence de la politique d’aménagement du territoire pour les villes jusqu’aux années 1990. Dans cette approche de la représentation sociale, il n’est question ni d’espace ni de territoire, mais de contexte idéel dans lequel celle-ci se forme, se cristallise et se pérennise. Dans cette interprétation, la représentation sociale de la ville mobilise pour se construire des couples de relations opposées, voire contradictoires : la 16 L’invention, soit « la capacité de composer, à partir d’éléments épars, un tout dont la cohérence n’apparaîtra qu’une fois le tout constitué » : Beaune, S.A. de, 2008. L’Homme et l’outil : l’invention technique durant la Préhistoire, Paris, CNRS Éditions, p. 62. 17 Cf. « Représentations », in Keck, F., Plouviez, M., 2008. Le Vocabulaire d’Émile Durkheim, Paris, Ellipses, 65-67. Dossier que nous proposons aux lecteurs de NSS. Celui-ci prend le pari que – sous forme de signaux faibles – ce temps de crises est propice à des déplacements théoriques et méthodologiques, à des orientations de recherche intuitivement tournées vers la production de connaissances inattendues, sorte de détours pour affronter le problème quasi insoluble de l’articulation entre la durabilité sociale, environnementale et « globale » des villes, indirectement pertinentes pour le faire avancer. Déjà en 200613, nous avions noté un frémissement dans le milieu de l’architecture et de l’urbanisme. Il se poursuit dans les publications récentes : les expressions comme « prendre en compte la diversité des villes » (F. Ascher), « prendre en compte le point de vue des habitants » (J.-Y. Authier), percent en dissonance sous celles convenues de « mixité et compacité », « qualité architecturale, paysagère et environnementale », « ville de qualité » (in IAURIF, 2008). « La ville [doit être] sensuelle14 », « améliorer le bien-être de tous » (Allemand, 2009). Mais le dossier veut aller au-delà de ce frémissement que le discours circulant manifeste. Partant de l’intuition qu’un « tournant » paradigmatique caractérise la période actuelle, il cherche à (dé)montrer que le développement soutenable affecte l’épistémologie même des sciences de l’urbain. L’objectif est de repérer l’émergence d’approches ouvrant d’éventuelles nouvelles pistes, des changements d’orientation, d’angle de vue du regard porté sur l’objet de recherche, des postures inédites qui, potentiellement, permettent un renouvellement de la pensée et amènent plus efficacement « vers des villes durables ». Parmi tous ces cheminements originaux généralement peu (re)connus dans le monde de la recherche notamment15 , nous avons choisi trois approches qui nous semblent prometteuses. Ce sont des chemins de traverse, soit par la problématique abordée, soit par la méthode employée. Ils diffèrent par l’entrée conceptuelle qui les anime : la mutation de la représentation collective de la ville dans son rapport avec la nature (« la ville mal aimée »), le concept de « mode d’habiter » comme évaluateur du rapport humains-natures et de l’habitabilité des lieux et milieux, le « rapport affectif à la ville » comme analyseur de la relation de chaque personne à l’espace 107 Dossier 108 N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) ville est l’anti-village, la ville stérilise le sol nourricier, la ville est « contre nature », la ville est laide et détruit le paysage, la ville est malsaine et le rural est sain... (Salomon Cavin, 2005 ; Salomon Cavin et al., dans ce numéro). L’originalité de cette approche urbaine peut donc se résumer ainsi. C’est d’abord parce que, à l’inverse de l’idée triomphante qui caractérise les années « glorieuses » de la métropole mondiale et globale, les auteurs osent entrer dans la ville par l’imaginaire négatif de son tout18 : la « ville mal aimée » est une représentation sociale collective indéniable. Ensuite, c’est par l’importance accordée dans l’analyse de sa construction aux couples de catégories distinctes et opposées, si ce n’est contradictoires, retrouvant ainsi la vieille opposition ville/campagne et la relation rural-urbain. Enfin – point le plus innovant –, c’est que la question centrale qui organise toute représentation sociale de la ville est celle de sa relation à la nature, quelle que soit d’ailleurs la qualification de cette relation (domination, exclusion...). Mais en quoi ce déplacement de regard concerne-til la problématique de la ville durable ? À cette question nous proposons cette réponse : l’article amène le lecteur à comprendre qu’il existe une interrelation entre l’irruption de la nouvelle idéologie politique et la « mutation des représentations de la ville et de son rapport avec la nature » (Salomon Cavin et al., dans ce numéro). Le développement durable provoque un renversement de la représentation du couple nature-ville, qui perd ses propriétés idéelles antagoniques. Conciliation, « réconciliation » : ne s’agit-il pas de mots provenant de l’utopie politique qui prône de relier les trois piliers, dont les plus inconciliables, l’environnemental et le social (Mathieu, 2006) ? Décrire et analyser un tournant dans l’évolution conjointe des représentations de la ville et de la nature, tant dans les modalités de ce tournant que dans les conditions de son émergence, constitue donc une démarche à la fois inattendue et efficace pour penser les chemins qui mènent vers des villes durables. Le basculement d’une représentation collective dans une autre est la matrice – peu visible – qui nourrit la sphère politique et l’action des individus et des groupes sociaux. En Suisse, toujours dans une perspective de défense de la nature, on pourrait passer de représentations anti-urbaines culturellement ancrées à des représentations pro-urbaines, alors que, « au sein même des organisations environnementales, les membres sont paradoxalement souvent des résidents périurbains de maisons individuelles » (Salomon Cavin et al., dans ce numéro). L’analyse des politiques de développement urbain durable ne saurait se passer de la compréhension des représentations collectives des rapports hommes-natures et urbain-rural qui sous-tendent les systèmes d’action. D’autant que, et c’est le dernier 18 Et non pas de ses quartiers ou de ses « cités mal aimées ». apport de cet article, la comparaison des « tournants » en Suisse et en Grande-Bretagne met en évidence des différences d’appropriation du développement durable qui s’expliquent par la spécificité des représentations nationales elles-mêmes. Dans la perspective d’une analyse comparée des voies vers des villes durables (Mathieu et al., 2006), les auteurs confirment l’importance qu’il y a à tenir compte de la diversité de ces représentations urbaines en fonction des histoires culturelles nationales de l’Europe. Mettre à l’épreuve le concept de mode d’habiter Bien que, comme le précédent, les textes de W. Hucy et L. Grésillon, qui le suivent, puissent être rangés dans la rubrique des articles « traitant des rapports que l’homme entretient avec la nature19 », c’est par un tout autre chemin théorique qu’ils y entrent. Le fait que leurs noms apparaissent dans la partie IV : « L’interdisciplinarité, une nécessité ? Premières pratiques en milieu urbain », de La Ville durable, du politique au scientifique (cf. Hucy et al., 2005 ; Blanc et al., 2005), est d’ailleurs significatif. Pour ces auteurs géographes, le rapport à la nature n’est pas qu’une question esthétique ou métaphysique (la « belle nature », le « vert »)20 , c’est bel et bien une relation des individus à la matérialité des « natures » de la ville (Hucy) et le « ressenti » de phénomènes biophysiques comme l’odeur (Grésillon). La naturalité a une consistance réelle, elle peut échapper à l’action humaine et, en tout état de cause, constitue une part essentielle – parfois autonome – de la relation des urbains à leurs milieux de vie. En ce sens, ces deux auteurs s’inscrivent, en prenant l’objet ville pour le décliner, dans le courant à l’origine de la création de NSS21 comme passeurs de frontières entre sciences de la nature et sciences de la société. « Repenser l’effacement de la nature en ville » (Blanc et Mathieu, 1996) et considérer qu’il s’agit là d’un « enjeu pour la géographie » (Mathieu, 2000), mais aussi pour l’urbanisme constitue l’originalité de cette position. Cette entrée par la nature en ville est loin de celle qui se focalise sur les espaces verts publics et les alignements d’arbres. Elle n’est pas non plus celle des biologistes ou ethnobotanistes à la recherche de « sauvages dans la ville » (Lizet et al., 1997) ou de plantes qui s’adaptent au milieu densément bâti. Enfin, rien à voir avec l’entrée par l’artifice ornemental des balcons et des toitures de l’architecte ou des paysagistes... La nature est ici multidimensionnelle 19 Selon la formule originelle de la ligne éditoriale de NSS. Comme le souligne C. Calenge dans le numéro Natures en villes des Annales de la recherche urbaine (1995), puis dans celui Bienfaisante nature de la revue Communications (2003). 21 Depuis Du Rural à l’environnement : la question de la nature aujourd’hui (Mathieu et Jollivet, 1989) et, bien évidemment, Sciences de la nature, sciences de la société : les passeurs de frontières (Jollivet, 1992). 20 N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) 22 Cf. l’article collectif auquel ces deux auteurs ont participé : Mathieu et al. (2004). lieux et la conscience idéelle et réelle qu’ont les habitants des interactions qu’ils ont avec ces lieux, reliant celui, géographique, de genre de vie (associé à celui de « milieu » et non d’espace) et celui, sociologique, de mode de vie (enrichi par la notion anthropologique de « cultures de la nature »), leur sert de guide pour démêler et construire ce faisceau de relations qui révèlent le rapport ontologique – et écologique – des humains à leurs habitats : tous les lieux sont habités par les gens, tous les gens habitent et sont habités par les lieux. Le texte de P. Sahuc qui suit peut être rattaché à ce courant de recherche. Le parcours des chemins proches de la métropole toulousaine qu’il propose est une autre façon de sortir des voies tracées d’avance sur l’idée de ville soutenable. Engagé dans une sociologie des « gens » et des « lieux » « de peu » (Saüc, 1996 ; Sahuc, 2005)23 , il aborde le périurbain par deux entrées invisibles et ignorées de ce champ de recherche : les chemins communaux dans leur dimension naturelle ; les gens qui les pratiquent dans la quotidienneté (ouvriers qui les entretiennent et promeneurs de toutes classes). En le suivant24 , on ne peut que s’éloigner de la vision classique du périurbain marqué par les fonctions résidentielles, les flux de circulation liées aux activités et la fermeture de paysages ouverts, cet urbain dit « insoutenable » qui procure pourtant du bien-être à ceux qui l’habitent, quelle que soit leur classe d’origine. Capter la dimension affective du rapport des individus à la ville et aux lieux urbains pour contredire la position normative de l’urbanisme Bien que posé d’emblée comme un objet de recherche interdisciplinaire, le « rapport affectif de l’individu à la ville » – concept qui constitue le fondement des textes de N. Audas et de D. Martouzet et al., dans le dossier – n’a jamais figuré dans les « approches urbaines » de NSS. Pourtant, la seule affirmation que, au-delà d’un plaidoyer (Bochet et Racine, 2002), cet « objet global reste à construire » (Martouzet, à paraître) légitime l’intérêt de faire découvrir ce regard singulier porté sur la ville à nos lecteurs. Il s’agit bien d’un chemin non tracé d’avance, même si tous les travaux qui participent à la compréhension du rapport affectif à l’espace et aux lieux sont connus des auteurs25 . Mais, pour D. Martouzet et son équipe, ces 23 Au point d’en assumer le métier durant tout le temps de sa recherche sur le rôle social du facteur en milieu rural. 24 Comme R. Robin (200) dans Les Derniers pas du flâneur (cf. compte rendu de G.H. Laffont, dans ce numéro). 25 Sur les représentations urbaines ou spatiales déjà citées (Bailly, 1995 et 1997 ; Di Meo, 2003 ; Hoyaux, 2002 et 2006) ; sur les « ambiances urbaines » (Augoyard, 1998, 2003 et 2007 ; Amphoux et al., 2004) ; sur l’attachement (Altman et Low, 1992 ; Moles, 1995 ; Ramadier, 2003) ; enfin, sur l’habiter (Paquot et al., 2007). Dossier et temporelle, c’est la nature écosystémique dans laquelle les habitants des villes vivent – travaillent, circulent, se logent et font ensemble – et qui tient un rôle important dans la différenciation des milieux urbains. Dès lors, ce qui importe est de construire une démarche qui traduise et évalue (donc qui modélise) la relation elle-même, c’est-à-dire les interactions entre les deux ordres de systèmes, le naturel et le social, ce qui implique et l’interdisciplinarité et la recherche de concepts ayant la capacité heuristique de les relier équitablement dans la complexité. Dans cette quête commune, chaque auteur trace pourtant sa propre voie vers l’interdisciplinarité. Pour W. Hucy, l’important est de « renouer avec l’un des paradigmes fondateurs de notre discipline : l’analyse des interrelations société-nature », ce qui le conduit à introduire dans le modèle d’organisation spatiale de Rouen toutes les dimensions naturelles de la ville, depuis les « sauvages » jusqu’aux « domestiques », retrouvant ainsi la modélisation « objective » de la géographie physique, mais dans l’indiscipline, puisqu’il ne retient de ces dimensions que celles qui sont « au croisement du citadin et de son environnement », tout ce qui renvoie à un lien matériel et idéel entre les habitants et leurs milieux de vie. Tirée par la question du « bien-être » dans son rapport avec la sensorialité, L. Grésillon ne se contente pas de cette « interdisciplinarité interne » à la géographie (Mathieu, 1999). Devant la complexité du problème qu’elle tente de poser – le rapport entre qualité olfactive des lieux et valeurs de bien-être pour les usagers (habitants) de ces lieux –, elle s’oblige d’abord à suivre une formation d’analyseur sensoriel, puis comprend que seul le « dialogue interdisciplinaire avec les neurosciences » lui permettra de saisir la « complexité de l’interrelation entre odeurs et bien-être », ce qui la mène vers une pratique interdisciplinaire « élargie » (Jollivet et Legay, 2005). Pour ces auteurs, l’engagement dans la question de la ville soutenable, bien que décalé par rapport aux chemins classiques, est évident. Cerner ce que habitabilité des lieux veut dire, c’est faire l’hypothèse que la durabilité d’un milieu urbain ne peut être appréhendée, évaluée et produite que si le point de vue des individus l’habitant – au plein sens du terme – est connu, que si cette connaissance est rapportée avec précision aux propriétés physiques des lieux habités, ces deux dimensions de l’analyse étant menées conjointement et dans la temporalité. La posture théorique se caractérise par cet investissement de la recherche tant du côté des lieux dans leur variété et leur complexité que du côté des gens dans la singularité et la dynamique de leurs pratiques et de leurs représentations. Le concept partagé22 de « mode d’habiter », censé appréhender la relation entre la matérialité physique des 109 Dossier 110 N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) thématiques proches, utiles à la construction du concept, restent néanmoins incomplètes car séparées les unes des autres. Or, le « rapport affectif à la ville » défini comme un concept globalisant est d’abord une tentative de les relier – voire de les transcender. La question de l’habiter, lien majeur entre les courants phénoménologiques de la philosophie et la géographie, pose celle des représentations individuelles et sociales de l’espace et des lieux. Elle pose aussi celle de l’individu, qui se situe toujours en même temps dans l’agir (pratiques, actions, décisions, comportements) et dans le virtuel relatif au temps et à la relation à soi-même (souvenirs, attentes, craintes, fantasmes), qui se réfère aussi à ses propres préférences (sans que, pour autant, préférer induise aimer) et à son imaginaire. Capter ce qui met en jeu le « soi » dans sa relation avec les lieux urbains est donc l’objectif central de ces auteurs (Feildel et Bailleul, 2007 ; Martouzet, 2007 et à paraître ; Audas, 2008). Leur ambition est de saisir le résultat de l’interaction entre souvenirs, pratiques, actes manqués et projections liés aux expériences survenues en ville ou à l’idée que les individus se font de la ville. Le plaisir ou le déplaisir réduisent ou augmentent la charge affective liée à cet enjeu de soi. Ces « affects » entrent en résonance ou en dissonance avec des structures psychologiques préalables, qu’ils contribuent à modifier et à construire, et amènent ainsi un rapport affectif spécifique, orienté (négatif ou positif) par le jugement de valeur qui découle de ce décalage. Ce rapport conduit à la fabrication d’images qui sont tout autant des instantanés individuels fondés sur l’interprétation du réel, via les sens et les pratiques, via l’imagination, que des idéologies et des mythologies socialement construites. Elles sont mobilisées pour illustrer et cristalliser des émotions (peur, curiosité, répulsion, fascination, rejet...). Ainsi, parce que globalisant (et complexe par l’imbrication d’échelles spatiales et temporelles interagissant) et à construire, cet objet de recherche – le rapport affectif à la ville – nécessite un effort méthodologique particulièrement vigoureux et une certaine interdisciplinarité. C’est pourquoi, dans les textes proposés dans ce numéro, les aspects relatifs à la méthode sont premiers (Martouzet et al. ; Audas). Mais ce parti pris ne doit pas empêcher le lecteur de saisir l’actualité de cette démarche de recherche et la pertinence de son apport pour avancer en pensée comme en acte « vers des villes durables ». Ce qui, pour ces auteurs, rend urgent d’aborder de front cette question de recherche est le constat de la montée du langage de l’affectif (« envies ou désir de campagne », « envies de villes », « ville mal aimée » ou, à l’inverse, le slogan « aimer la ville de la RATP) qui accompagne sans approfondissement scientifique une pseudoexplication de la valorisation de certains lieux, de la désertion ou stigmatisation d’autres, du mal-être en ville de catégories de personnes. La mise en œuvre du concept est une manière de mettre à distance l’instrumentalisation croissante de l’affectif et du rapport à l’urbain par les publicitaires et par les organismes de sondage comme indice explicatif de comportements (Teinturier et Nicola, 2008). C’est aussi, de façon dialectique, un effort pour que les urbanistes prennent au sérieux le rapport multidimensionnel de l’individu à la ville et inventent des modalités urbanistiques qui mettent au cœur l’habitant dans son milieu de vie. Mais, face à la récente assimilation faite dans le discours circulant entre « villes rêvées » et « villes durables » (Charmes et Souami, 2009), quelle relation conceptuelle et théorique ce courant de recherche établit-il entre « rapport affectif à la ville » et « ville soutenable » ? La réponse est à trouver dans l’hypothèse que cette quête tenace d’une connaissance – au sens propre – de la manière dont se construit le rapport affectif des individus à la ville permettrait de renouveler la conception idéelle et réelle de ce que serait une ville durable. L’évaluation affective de la ville faite par les individus serait un indicateur de la durabilité de la ville. L’individu, comme catégorie, ou la personne, comme exemple, ou encore l’habitant, par la multiplicité de ses pratiques et de ses modes de rapport à l’espace et à la société, serait l’un des « lieux » de la globalité contenue dans le concept. Acteur potentiel du durable autant que destinataire, l’habitant serait le pivot de la ville durable à construire. Dans cette hypothèse, qui est en même temps un objectif pratique, de l’urbaniste au politique, l’individu est le lieu de la conciliation d’éléments que la recherche n’arrive que très imparfaitement à concilier, que ce soit entre les trois piliers canoniques du développement durable, entre le court terme et le long terme, entre les générations actuelles et les générations futures, ou encore entre les intérêts particuliers et l’intérêt général. Pour réconcilier ville et individu, il est nécessaire que la ville offre des possibilités et des facilités accrues de conciliation et, de fait, parce qu’aimable, elle soit aimée. Pour vivre et habiter des lieux où il se réalise pleinement, l’homme développe individuellement et collectivement des stratégies fondées sur les rapports entre son affectivité et l’espace. Cette capacité à s’organiser, à s’adapter en absorbant les difficultés pourrait être un atout dans cette quête de la ville durable. Ainsi se conclut la présentation du dossier « Approches urbaines insolites ». Loin de nous l’idée que nous avons fait le tour des démarches innovantes qui pourraient conduire recherche et action « vers des villes durables ». Notre ambition est de faire découvrir au lecteur de NSS qu’il en existe et qu’elles sont intrigantes. Elles nous semblent des formes émergentes dans le bouillon de culture que l’utopie du développement durable soulève, en donnant pour horizon la conciliation entre deux paradigmes jusqu’à présent considérés comme inconciliables : le paradigme environnemental et celui de la justice sociale. Mais d’autres points de vue sont concevables, et nous faisons appel à toute réaction et à tout commentaire N. Mathieu et al. : Natures Sciences Sociétés 18, 103-112 (2010) qui feraient avancer ce repérage des innovations et des transversalités. 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