ÉGLISE, SOCIÉTÉ ET POUVOIR
DANS LA CHRÉTIENTÉ LATINE
(910-1274)
Canons du concile de Saint-Paulien (dit aussi concile « du
Puy »),
mi-octobre 993-994
Commentaire de texte par Jérémy PASINI
Un concile se tient au Puy en raison des « méfaits » qui se
diffusent dans la population
Un document à replacer dans un contexte de réforme et de
troubles politiques
Xème siècle :
« siècle de fer et de
plomb »
989
Concile de
Charroux 993-994
Concile du
Puy
Document à analyser : ensemble de canons, c’est-à-dire un relevé de décisions émanant de l'autorité
religieuse en matière de discipline ou de foi source : traduction contemporaine (1992), mais il
n’est pas indiqué ici quel document originel est traduit cartulaire de Sauxillanges (Paul, 2002) ?
Une analyse qui transcende l’histoire religieuse
Termes Significations
Ce terme ne désigne pas seulement ici les institutions ecclésiastiques, mais la
communauté des baptisés et des croyants. C’est donc l’Église au sens large dont il
Église
est question ici, définition en phase avec les renouvellements historiographiques
permis par exemple par les travaux de Florian Mazel.
Au sens courant, il s’agit d’un mode de vie organisé en groupe. Dans le contexte
de la question d’agrégation, il s’agit d’un quasi-synonyme d’Eglise : en effet,
Société
personne ne conçoit à cette époque une vie en dehors de la communauté des
Chrétiens.
Capacité de produire un effet, possibilité d'action sur quelqu'un ou sur quelque
Pouvoir chose : acte de décider, de mettre en œuvre cette décision, de punir ceux qui
n’appliquent pas cette décision.
et Conjonction de coordination qui sous-entend l’association, l’interrelation
Chrétienté Espace correspondant à l’ancien empire carolingien (effondré en 888), augmenté
latine des espaces nouvellement christianisés (Espagne reconquise, Pologne, etc.)
910 Fondation de l’abbaye de Cluny
1274 Second concile de Lyon
Une problématique autour de l’imbrication du religieux et du politique
En quoi le concile du Puy (993-994) constitue-t-il une tentative de
moralisation de la société chrétienne, tout autant qu’une tentative pour
résoudre des problèmes d’ordre politiques ?
Plan
I. Les acteurs du concile et les moyens de la réforme
a. Une réforme impulsée par les évêques, soutenue par les Grands laïcs…
b. …qui vise l’ensemble des fidèles…
c. et dont la mise en œuvre implique la définition de sanctions
II. Réguler la violence, dans une période d’instabilité politique
a. Une violence endémique dans la société…
b. …qu’il convient de réduire pour trouver le salut…
c. …bien qu’il existe aussi une violence juste
III. Moraliser la société chrétienne, pour assurer le salut de tous
d. Assurer la supériorité morale des clercs
e. Les Églises deviennent des personnes saintes, entourées de zones
immunistes
f. Les terres ecclésiastiques et leurs bénéfices ne peuvent revenir aux laïcs
I. Les acteurs du concile et les moyens de la réforme
a. Une réforme impulsée par les évêques, soutenue par les Grands laïcs…
Acteurs Analyse
Ils dirigent des archevêchés. Deux sont cités : celui de Bourges (qui couvre
Archevêques
notamment le diocèse du Puy) et celui de Vienne (auquel appartient Viviers).
À la tête d’évêchés, les évêques cités relèvent pour beaucoup du Sud de la France
Evêque et relèvent en partie des archevêchés dont les primats sont nommément cités à la
fin du texte (ainsi Rodez est un évêché suffragant de Bourges).
L’expression est moins précise, comme pour ne pas éclipser que c’est bien le
Princes et les
religieux qui « pilote » le concile et la réforme qui y est prescrite. Mais elle
nobles
dénote toutefois la présence et sans doute le soutien de ces Grands laïcs.
I. Les acteurs du concile et les moyens de la réforme
b. …qui vise l’ensemble des fidèles…
Le concile est rendu public aux fidèles, qui doivent savoir que celui-ci se tient, en quelques
sortes en leur nom, pour prendre les mesures nécessaires à leur salut. Il est d’ailleurs probable,
selon Jacques Paul (2002), que des reliques aient été rassemblées au concile du Puy, créant ainsi
l’opportunité d’un pèlerinage.
I. Les acteurs du concile et les moyens de la réforme
c. …et dont la mise en œuvre implique la définition de sanctions
Sanctions Significations
Malédiction prononcée par un concile ou un
Anathème
évêque
Sanction ecclesiastique qui suspend les
Excommunicatio Vise toute la société
sacrements, l’accès aux églises, l’enterrement
n
chrétien
« que le prêtre ne l’enterre pas et qu’il n’ait pas
Refus de la
sa sépulture à l’église » : il s’agit ici de marquer, Vise spécifiquement les
sépulture
jusque dans la mort, la séparation du fautif prêtres : cela pour les
chrétienne
d’avec le reste de la communauté chrétienne inciter à appliquer le
Déposition Perte de la charge ecclesiastique. règlement
II. Réguler la violence, dans une période d’instabilité politique
a. Une violence endémique dans la société…
Le texte donne un aperçu de toutes les formes de violences qui existent à la fin du Xème siècle et
qui peuvent se rattacher globalement à trois types, qu’on peut lire en creux dans le texte :
- Les guerres privées, abordées dans le texte à travers la notion de château (canon 3)
- Le vol des paysans et marchands (canons 6 et 8) ;
- L’attaque des moines (Canon 5)
Cette violence endémique peut s’expliquer à l’aune de la théorie du « siècle de fer et de plomb »
du cardinal Baronius: c’est en théorie au roi qu’incombe le devoir de faire respecter l’ordre, le
sacre lui conférant la légitimité pour faire usage de la force pour y parvenir or, à la fin du Xème
siècle, sa capacité à intervenir diminue laisse le champ libre aux violences… mais aussi aux
prélats et aux aristocraties laïques pour tenter de la réguler
II. Réguler la violence, dans une période d’instabilité politique
b. qu’il convient de réduire pour trouver le salut…
Pourquoi chercher à réguler la violence ?
Le texte donne une réponse religieuse à cette question :
L’extrait souligné indique que personne ne rencontrera le seigneur – donc ne bénéficiera du salut
– tant que la paix n’est pas imposée dans l’ici-bas. La recherche de cette paix doit concerner toute
la société, mais elle semble incomber d’abord aux personnes qui détiennent le pouvoir – ce qui fait
écho à l’analyse des acteurs (partie I) et aux mots soulignés en rouge ci-dessus.
II. Réguler la violence, dans une période d’instabilité politique
c. …bien qu’il existe aussi une violence juste
Toutefois, toute violence n’est pas nécessairement proscrite par les canons du concile du Puy, ce
qui prouve qu’on ne cherche pas à éradiquer la violence totalement (ce qui serait illusoire), mais à
lui fixer des bornes (en quelques sortes on cherche à la « civiliser » en la rendant moins
arbitraire). On peut ainsi repérer dans le texte :
- un droit à la protection de sa terre : l’interdiction de réunir du matériel pour construire un
château ou en assiéger un autre est levée si cela se produit sur la terre d’un propriétaire
légitime
- la violence est aussi tolérée à l’égard des paysans en cas de délit, voire pour les évêques qui
réclament le cens aux moines
III. Moraliser la société chrétienne, pour assurer le salut de tous
a. Assurer la supériorité morale des clercs
Dans le texte, plusieurs mesures visent la moralisation du clergé, en particulier les canons 4 et 9.
Le canon 4 interdit aux clercs de porter les armes : il s’agit d’une condamnation ancienne, déjà
effective au concile de Mâcon en 581. La réitération de cette interdiction prouve qu’elle fut
difficile à faire appliquer.
Le canon 9 condamne la simonie, c’est-à-dire le trafic de charges ecclésiastiques ou de
sacrements à des fins vénales. Il n’est pas anodin que la condamnation vise le baptême, sacrement
par lequel un individu entre dans la communauté chrétienne, et dont la portée symbolique est
donc très importante.
III. Moraliser la société chrétienne, pour assurer le salut de tous
b. Les Églises deviennent des personnes saintes, entourées de zones
immunistes
Les canons 1 et 2 sont très importants, parce qu’ils définissent une aire d’immunité qui rayonne
à partir de l’église (où se trouve l’autel, le lieu le plus saint), vers l’extérieur, jusqu’à l’aître
(terrain libre servant de cimetière près d'une église), et même l’enceinte fortifiée.
Depuis la fin du IXème siècle (concile de Tribur) et pendant tout le Xème siècle se multiplient le
réseau de bâtiments ecclésiaux (dont les églises) dans un processus appelé « inecclesiamento »
par Michel Lauwers. Or, ce mouvement s’accompagne de la mise en place d’espaces saints à
proximité des édifices religieux, où les lois du pouvoir laïc n’ont pas cours.
III. Moraliser la société chrétienne, pour assurer le salut de tous
c. Les terres ecclésiastiques et leurs bénéfices ne peuvent revenir aux laïcs
Les canons 7 et 9 visent à empêcher les laïcs de s’approprier les terres ecclésiastiques et leurs
ressources (ici, les droits de sépulture).
Il faut replacer ces canons dans un contexte plus général. D’une part, de nombreux Grands laïcs
ont fondé des bâtiments ecclésiastiques ou ont fait don de terres et/ou de personnels à cette fin :
ils s’estiment donc propriétaires de ces biens, et des ressources qui leur sont liées. Les années
990-1050 voient d’ailleurs des conflits éclater à propos de cette question, par exemple entre le
comte de Champagne et l’évêque de Toul à propos du contrôle de l’abbaye de Montier en Der.
D’autre part, au Xème siècle, de nombreuses initiatives de réforme, comme celle d’Adalbéron de
Metz à Gorze en 934, ont cherché à minimiser l’influence des laïcs dans le fonctionnement des
Conclusion
L’analyse des canons du concile de Clermont en 993-994 montre une imbrication du religieux et du
politique.
Si l’élan réformateur qui ressort du concile est d’abord le fait de hauts dignitaires religieux, des
grands princes semblent y adhérer aussi, illustrant la proximité, bien étudiée par Michel Lauwers
et Florian Mazel, entre pouvoir spirituel et temporel. En outre, le concile du Puy apparaît à la fois
comme une réponse aux difficultés du temps – l’affaiblissement du pouvoir centralisé et la montée
en puissance des violences – et comme une tentative d’affirmer, par son rôle dans le salut des
hommes et la moralisation tant du clergé que de la société, la supériorité de l’Eglise sur les laïcs. Il
est d’ailleurs frappant que, quelques années auparavant, Abbon de Fleury ait réclamé, en 988,
l’indépendance des monastères vis-à-vis de tout pouvoir autre que celui du pape, preuve de
l’existence d’un mouvement réformateur de fond.
Cet enchevêtrement du religieux et du politique plaide pour une approche du réformisme médiéval
en tant que fait social total, ainsi que l’a proposé notamment Florian Mazel. Au Xème siècle, ce
réformisme n’a toutefois pas encore donné sa pleine mesure : il se prolonge et s’accentue au
XIème et au XIIème siècle, pour déboucher au XIIIème siècle sur une apogée où les rapports entre
mondes ecclésiastiques et laïcs sont bien moins ambivalents qu’au Xème siècle.
Bibliographie
Claude GAUVARD. 2007, « La France au Moyen-Âge », Paris: PUF, p. 122.
Florian MAZEL, 2019 « 888-1180 – Féodalités », Paris: Folio, p. 165.
Jacques PAUL. 2002, « Les conciles de paix aquitains antérieurs à l’An mil », Aix en Provence :
Presses universitaires de Provence p. 177-209. Disponible sur Internet ici :
https://books.openedition.org/pup/5603?lang=fr